Au Japon spectral (In Ghostly Japan)
Traduction par Marc Logé.
Mercure de France (p. 10-16).

FRAGMENT

…Et à l’heure du couchant ils parvinrent enfin au pied de la montagne. On n’y voyait aucun signe de vie, — ni trace d’eau ni de plante, — ni l’ombre d’un oiseau qui volait, rien que la désolation s’élevant vers la désolation. Et la cime se perdait dans le ciel.

Alors le Boddhisattva dit à son jeune compagnon : « Ce que vous avez demandé à connaître va vous être révélé. Mais le lieu de la vision est encore éloigné, et le chemin est rude. Suivez-moi et ne craignez rien. Car les forces nécessaires vous seront données ».

Le crépuscule tombait tandis qu’ils gravissaient la montagne. Il n’y avait ni chemin tracé, ni aucune sente révélant le passage d’autres êtres humains ; et le chemin montait par-dessus un entassement sans fin de fragments empilés qui roulaient ou se dérobaient sous les pas. Parfois une masse, délogée, allait se fracasser dans l’abîme avec des échos creux ; parfois la substance piétinée éclatait comme une coquille vide. Des étoiles pointèrent, scintillantes, puis l’obscurité se fit encore plus profonde.

— Ne craignez rien, mon fils, dit le Boddhisattva, en guidant toujours son compagnon. De danger il n’y en a point, bien que le chemin soit sinistre.

Ils continuèrent à monter vite, vite, sous les étoiles, poursuivant leur ascension grâce à l’aide d’une force surhumaine. Ils passèrent de hautes zones de brumes, et ils aperçurent à leurs pieds, s’élargissant sans cesse à mesure qu’ils montaient, un flot silencieux de nuées, comme la marée d’une mer lactée.

Les heures se suivaient et pourtant ils continuaient leur ascension ; des formes invisibles cédaient sous leurs pas avec des fracas doux et mats, et à chaque fracas de faibles lueurs froides s’éveillaient pour s’éteindre aussitôt.

Et une fois le jeune pèlerin posa la main sur un objet lisse qui n’était pourtant pas de la pierre, et, l’ayant soulevé, il entrevit vaguement le sourire grimaçant de la mort.

— Ne vous attardez pas ainsi, mon fils, dit la voix du Maître, l’encourageant. Le sommet qu’il nous faut atteindre est encore très, très éloigné.

Ils continuèrent à monter à travers l’obscurité, et ils perçurent sous leurs pas les faibles et doux craquements ; ils virent des lueurs glacées se tordre et mourir. Puis enfin, le bord de la nuit frissonna, les étoiles commencèrent à défaillir, et l’orient fleurit.

Pourtant ils montaient toujours, vite, vite, poursuivant leur ascension à l’aide d’une force surhumaine. Et maintenant la frigidité de la mort les entourait, et un immense silence. Une flamme dorée s’alluma à l’est.

Alors, pour la première fois les abîmes révélèrent leur nudité au regard du pèlerin, et il fut étreint par un tremblement et par une crainte sinistres. Car il ne vit point de sol, ni sous ses pieds, ni autour de lui, ni au-dessus de lui. Il ne vit qu’un entassement prodigieux, insondable, de crânes, de fragments de crânes et de poussière d’os, dont le remous était parsemé d’un scintillement de débris de dents qui rappelait celui de débris de coquillages dans les épaves abandonnées par le reflux.

— Ne craignez rien, mon fils, cria la voix du Boddhisattva. Seuls les cœurs forts peuvent parvenir au lieu de la vision !

Derrière eux le monde avait disparu. Il ne restait que les nuages à leurs pieds, le ciel au-dessus de leur tête, et entre les deux l’entassement de crânes, obliquant hors de vue.

Alors le soleil monta avec les pèlerins ; pourtant sa lumière ne dégageait aucune chaleur, mais un froid tranchant comme un sabre. Et l’horreur de ces altitudes stupéfiantes et le cauchemar de ces stupéfiants abîmes et la terreur du silence, se faisaient toujours plus intenses, et pesaient sur le pèlerin, immobilisant ses pieds. Et, tout à coup, ses forces l’abandonnèrent, et il gémit doucement comme un dormeur gémit dans ses rêves.

— Hâtez-vous, mon fils, hâtez-vous, s’écria le Boddhisattva. Car la journée est brève et la cime est encore très éloignée.

Mais le pèlerin poussa un cri perçant :

— J’ai peur ! J’ai inexpressiblement peur ! Et la force m’a abandonné.

— Elle vous reviendra, mon fils, répondit le Boddhisattva. Regardez au-dessous de vous, et au-dessus et de tous les côtés et dites-moi ce que vous voyez !

— Je ne le puis, cria le pèlerin en tremblant et en s’agrippant à lui. Je n’ose regarder au-dessous de moi, car devant moi et tout autour je ne vois que des crânes humains.

— Et pourtant, mon fils, dit le Boddhisattva en riant doucement, pourtant vous ne savez pas encore de quoi est composée cette montagne !

Et l’autre, frissonnant, répéta :

— J’ai peur… j’ai inexpressiblement peur, car je ne vois rien d’autre que des crânes humains.

— En effet, c’est bien une montagne de crânes, répondit le Boddhisattva. Mais sachez, mon fils, qu’ils sont tous les vôtres. Chacun de ces crânes a été, à une époque quelconque, le nid de vos rêves, de vos illusions, de vos désirs. Pas un d’entre eux n’a appartenu à un autre que vous… Tous, tous sans exception, ont été les vôtres au cours de vos billions d’existences antérieures.