Au Conservatoire - Concours de tragédie et comédie

Au Conservatoire - Concours de tragédie et comédie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 431-436).
AU CONSERVATOIRE
CONCOURS DE TRAGÉDIE ET COMÉDIE

Nous avons eu la grande joie, cette année, de retrouver les concours de tragédie et comédie dans l’ancienne salle du Conservatoire. Les motifs qui, depuis plusieurs années, avaient fait abandonner ce cadre traditionnel, étaient déplorables. On prétextait qu’il fallait écarter de ces concours tout cabotinage et leur rendre leur caractère d’exercices scolaires et d’examens. Je crains qu’on ne voulût plutôt leur enlever un peu de leur éclat, au risque de porter une atteinte indirecte à l’enseignement du Conservatoire. C’était le temps où sévissait partout cette manie de nivellement par en bas que viennent de dénoncer en termes si heureux M. Léon Bérard et M. Herriot, aux applaudissements de presque toute la Chambre. Comme on avait supprimé le Concours général, coupable d’être une fête de l’élite, on s’était appliqué à répandre une teinte grisâtre sur le concours de déclamation. Et on y avait parfaitement réussi. Il avait suffi pour cela de le transporter rue de Madrid, où un obscur rez-de-chaussée avait fait office d’éteignoir. Les réclamations vinrent de toutes parts : elles ont enfin été entendues.

Posséder cette merveilleuse salle dont tout le Paris artiste connaît et goûte l’extraordinaire qualité d’acoustique, et ne pas s’en servir, c’était pure absurdité. Et puis elle est pleine d’histoire. C’est sur cette scène aux proportions harmonieuses, c’est dans ce décor pompéien, c’est devant cette terrible loge du jury que toutes nos futures célébrités théâtrales ont connu les premiers feux de la rampe et de la gloire. Pour peu qu’on y ait, comme quelques-uns d’entre nous, un demi-siècle de souvenirs, on y voit flotter tout un peuple d’ombres nobles ou gracieuses et parfois on reconnaît dans l’intonation des débutants actuels le timbre de voix disparues, mais non pas oubliées. La salle n’a pas tout à fait sa physionomie d’autrefois, parce qu’on n’y laisse pénétrer que peu de monde, tout juste de quoi remplir quelques rangs de l’orchestre. Le balcon, où jadis les yeux allaient chercher les belles comédiennes et les artistes en renom, venus applaudir leurs cadets, est vide, et vides les loges où s’entassaient des amateurs passionnés. On ne respire plus cette atmosphère surchauffée et chargée d’électricité, où l’orage éclatait de lui-même. L’auditoire de maintenant, restreint et discipliné, est sage comme une image. La consigne est de ne pas manifester. Chaque fois que de timides bravos accueillent un concurrent sympathique, M. Marcel Prévost, qui préside avec autorité, agite une sonnette menaçante et fait planer sur nos têtes des pénalités rigoureuses… Mais déjà, peu à peu, loges et balcons ont commencé de se garnir : il y a de l’avenir.

Jamais les concurrents n’avaient été aussi nombreux. La raison on est qu’on a admis à concourir tous les élèves dont les études avaient été interrompues par la guerre. On lisait au programme, sous leur nom, cette mention : « Militaire de 1914 à 1919. » Rien n’est plus juste que la faveur dont on a fait bénéficier ces braves garçons

Pour la tragédie, on comptait vingt-deux concurrents, hommes et femmes. Les morceaux de concours, très bien choisis, ont été tous empruntés à notre théâtre du XVIIe siècle ou au théâtre antique. Les années précédentes, si j’ai bonne mémoire, le drame romantique était mis sur la même ligne que la tragédie, et c’était une grave erreur. Cette année, on les a très justement séparés. A noter la proportion des scènes empruntées à Racine : dix-sept, contre trois seulement de Corneille, et deux de Leconte de Lisle.

Jules Lemaître a naguère, dans des feuilletons inoubliables, décrit l’ahurissement qu’éprouverait un témoin non averti, à se trouver soudain devant ces jeunes gens, vêtus comme vous et moi, et qui, dans une frénésie de gestes, avec de grands éclats de voix, se menacent, se plaignent ou s’accusent de crimes monstrueux. Cette gesticulation éperdue et ces hurlements sont restés la caractéristique de ces tragédiens en herbe. Ils arrivent, sombres, repliés sur eux-mêmes, lugubres : des cris qui leur échappent nous avertissent qu’ils sont sous pression : bientôt ils se démènent et ce sont des invectives où nous ne discernons rien qu’une tempête de bruit ; puis ils donnant un grand coup dans la porte du fond, et disparaissent.

Aussi le classement n’est-il pas fort difficile à faire. Dès qu’on en trouve un disant juste et dans un calme relatif, tout de suite on est bien disposé. Ce fut le cas pour M. de Rigoult, qui a joué avec mesure et sans recherche exagérée de l’effet, le rôle d’Oreste au cinquième acte d’Andromaque. La voix est belle, bien timbrée, profonde et souple, la diction nette. Nous aurons en M. de Rigoult un artiste sûr et qui pourra rendre de grands services. Mlle Courtal, qui avait joué avec beaucoup d’émotion et de goût une scène d’Andromaque : « Songe, songe Céphise… » nous a fait peut-être plus de plaisir encore en donnant la réplique à un de ses camarades dans le Cid. Elle a mis dans le « Va, je ne te hais point, » bien de la tendresse douloureuse. Les seconds prix décernés à ces deux concurrents ont été des plus mérités.

Le programme annonçait, en dernier lieu, que M. Siber, âgé de vingt et un ans et un mois, et ayant déjà concouru en 1919, nous dirait une scène du Saint-Genest de Rotrou. Et le choix de ce noble rôle, qu’on entend trop rarement, n’était pas sans nous agréer beaucoup. Cependant M. Siber se faisait attendre. La scène restait vide. Que se passait-il ? Enfin M. Siber parut… et joua une scène des Erynnies. Il y fut tout à fait remarquable. Il a de l’ardeur, de la fougue, une mimique expressive. Il est regrettable qu’il ne dise pas aussi bien qu’il joue, et ne fasse pas assez sentir la beauté du vers. Mais il est sûrement très bien doué ; de tous ceux que nous avons entendus au concours de tragédie, c’est lui qui nous a paru avoir la nature la plus originale.

Le concours de comédie et drame a mis en ligne trente-neuf concurrents : c’est un chiffre. Neuf seulement de ces messieurs ont choisi des scènes de Molière, et trois ont choisi la même scène de l’École des Femmes. Trois fois, nous avons vu Arnolphe se jeter aux pieds d’Agnès, prêt, pour lui plaire, à s’arracher tout un côté de cheveux. Trois fois, Agnès est restée insensible, et nous avons fait de même. Les raisons qui président au choix d’un morceau de concours sont d’ailleurs souvent mystérieuses. Par exemple, nous nous serions très bien passés d’entendre deux fois Chatterton, assis devant sa table et la tête parfaitement vide, invectiver la société parce qu’elle ne fait pas de rentes aux littérateurs débutants.

Puisqu’il s’agit d’un concours de comédie, allons tout de suite aux comiques. Ils ne sont pas nombreux. Aussi a-t-on fait fête à M. Marchand qui, dans le rôle de l’Intime, a déployé un mouvement, une verve, une variété de ressources et d’intonations qui ont mis la salle en joie Après lui, M. Marco a été un Sganarelle encore très réjouissant : nous songions en l’écoutant à la bonhomie malicieuse d’un Daubray. Mais serait-il plus difficile de « faire rire les honnêtes gens » que de les émouvoir ? M. Landier a été un Lorenzaccio, inégal, tourmenté, mais intéressant. M. Arnoux a interprété avec élégance et légèreté le rôle de Valmoreau des Idées de Madame. Aubray : il a bien fait sentir l’inconscience et le foncier égoïsme du personnage. Et nous avons retrouvé dans le rôle de Guillaume Le Breuil, du Dédale, M. de Rigoult avec sa belle voix, la largeur et l’aisance de son jeu.

Cependant l’ordre des épreuves ramenait le nom de M. Siber, appelé à concourir dans Torquemada. Mais les choses ne devaient pas se passer si simplement. À peine entré en scène, M. Siber se tournait vers le jury et sollicitait l’autorisation de concourir dans un autre rôle. « Monsieur Siber, déclara d’une voix ferme M. Marcel Prévost, vous passerez à la fin de la liste. Dans l’intervalle, le jury délibérera sur votre cas. » C’est ainsi qu’à la fin de la journée, M. Siber reparut, le trente-neuvième et dernier, et joua Ruy Blas. Il y fut de tout premier ordre, et très supérieur à ce qu’il s’était montré la veille dans la tragédie. En lui décernant le premier prix à l’unanimité, le jury, qui ne lui gardait pas rancune, a rendu justice aux incontestables qualités d’un jeu très personnel. C’est M. Siber qui est le grand vainqueur de la journée. Il peut espérer de beaux succès dans le drame romantique, à condition qu’il se méfie de lui-même, qu’il ne prenne pas de simples fantaisies pour les inspirations du génie et considère qu’il lui reste beaucoup à travailler.

Au concours des femmes, vingt concurrentes : c’est la discrétion même. Trois scènes seulement sont tirées de Molière. En revanche, nous aurons trois fois à entendre la même scène tirée des Tenailles : à la fin, nous aurions donné la réplique à Irène Fergan, et nul de nous ne pouvait plus ignorer qu’ « au fond du malheur il n’y a plus que des époux. » Le rôle délicieux de Cécile d’Il ne faut jurer de rien, a été interprété à ravir par M, le Renaud, qui en a rendu toutes les nuances et détaillé toutes les finesses. Elle a de l’émotion, du naturel, de la fraîcheur. Nous l’avions déjà remarquée en Agnès. Cette jeune fille, menue et gracieuse, sera une charmante ingénue. Le jury, dans sa sagesse, ne lui a accordé qu’un second prix, estimant sans doute qu’une année d’études achèvera de faire d’elle une excellente comédienne. Mlle Coutan Lambert a joué avec beaucoup de distinction le rôle si difficile de l’énigmatique Camille dans On ne badine pas avec l’amour. Et nous aurions souhaité mieux qu’un second accessit pour Mlle Marie Bell qui a révélé une sensibilité très personnelle dans une scène du Mariage de Victorine. Cette jeune fille est l’une des mieux douées, et nous serions surpris qu’il n’y eût pas en elle l’étoffe d’une comédienne.

Ce concours, qui s’est déroulé trois jours durant, matin et soir, a des chances d’avoir été le plus long dont on se souvienne au Conservatoire. A le juger dans son ensemble, on ne saurait dissimuler qu’il a été très médiocre. Nul doute que les ennemis de la maison ne prennent texte de cette médiocrité pour revenir à leur antienne habituelle. « Un enseignement, diront-ils, qui produit de tels résultats, est par cela même condamné. Donnons un coup de pioche dans ces vieux murs, et laissons les artistes se former eux-mêmes : tout enseignement d’école ne sert qu’à tuer l’originalité. »

Le raisonnement n’a rien de nouveau et d’ailleurs il n’est pas particulier au Conservatoire. Les mêmes théoriciens sont d’avis que l’enseignement de l’école des Beaux-Arts est funeste, et qu’on peint beaucoup mieux quand on n’a jamais appris à dessiner. On sait de reste ce que nous en pensons. Faisons seulement remarquer que la question est mal posée. Il ne s’agit pas qu’il sorte du Conservatoire tout un vol d’artistes prêts à s’abattre sur nos meilleures scènes : le rôle du Conservatoire est seulement d’enseigner les cléments de leur métier à ceux qui peut-être, la nature et la volonté aidant, deviendront un jour des artistes.

Or, ce qui manque justement à ces jeunes gens, c’est de savoir ce que le Conservatoire est chargé de leur apprendre. Beaucoup d’entre eux ont déjà la pratique de la scène, ayant joué un peu partout, sur des théâtres d’à côté ou même à l’Odéon. Ils ont de l’habileté, hélas ! Mais ils ne savent pas dire. Et par exemple il n’en est pas un seul qui sache vraiment faire chanter un vers. Pas une fois nous n’avons senti passer en nous ce frisson délicieux qu’y met la caresse d’un beau vers. Nous avons Racine et Victor Hugo, Corneille et Musset, et nous laissons se perdre au théâtre la musique du vers français ! Mais c’est bien de vers et de musique qu’il s’agit ! Ces jeunes gens ne prononcent même pas correctement. Ils disent : Ces emport’ments… Si jaie quelque pouvoir… J’ai longtemps espéré, etc… Faute d’articuler, ils ne se font pas entendre. Plusieurs ont l’accent faubourien, et prononcent poëson et moë-même. Les gestes sont à l’avenant. Et bien sûr on ne leur demande pas d’avoir été élevés sur les genoux des duchesses. Mais c’est affaire au Conservatoire de corriger ces défauts.

Ces écoliers manquent d’école, voilà la vérité. J’entends dire qu’ils ne viennent plus aux classes. D’abord ils n’ont pas le temps. Engagés dans les mille et une « boites » qui pullulent un peu partout, occupés à tourner des films, et d’ailleurs instruits par l’expérience que le théâtre muet a plus de public et rapporte plus que le théâtre parlé, où trouveraient-ils le temps d’apprendre seulement à poser leur voix ? En outre, de violentes campagnes de presse ont entamé la confiance qu’ils devraient avoir en leurs maîtres. Ils ne viennent plus aux classes, et ils sont libres de n’y pas venir, nulle sanction ne les rappelant au règlement. Les maîtres, de leur côté, se sentent envahis par le découragement. Ils n’apportent plus la même ardeur à un enseignement qui n’a plus la même autorité. Mieux encore : ils cessent d’enseigner. Ainsi vont ces classes où il n’y a plus ni maîtres, ni élèves.

Cet état de choses doit cesser. Nous aussi, nous appelons de tous nos vœux une réforme : celle qui consisterait à faire de l’enseignement du Conservatoire une réalité. Moins d’élèves, moins de professeurs ; mais des élèves qui étudient auprès de professeurs qui enseignent. L’enseignement du Conservatoire devrait s’adresser à une élite, ayant pour objet essentiel de préparer des interprètes au grand répertoire. Il devrait réagir contre les méthodes d’à peu près dont se contente de plus en plus un public, où les nouveaux riches n’ont pas fait sensiblement monter le niveau intellectuel. Tant pis pour ceux qui ne comprennent pas que, dans l’actuel débordement du cinéma, — dont l’influence a été pour nous tangible et visible à l’œil nu pendant ces trois journées de concours, — le devoir de tous les lettrés est de travaillera renforcer l’enseignement traditionnel du Conservatoire, unique moyen de défendre l’avenir de notre art dramatique.

Nous sommes à une époque où le pays, revenu des déliquescences d’autan, ramasse toutes ses énergies. Notre Conservatoire de déclamation est une de ses forces et de ses illustrations. Qu’il se remette à l’œuvre avec un renouveau de confiance en lui-même. Qu’il prenne la résolution d’être lui-même. C’est la seule réponse qu’il ait à faire à de vaines criailleries. L’heure n’est pas aux démissions et aux fléchissements. Et nous, groupons-nous autour de notre grande École, par respect, pour les maîtres du passé et foi dans les jeunes destinées des artistes de demain.


RENE DOUMIC.