Au Canada et chez les Peaux-Rouges/Autrefois et Aujourd’hui

Librairie Hachette et Cie (p. 1-20).

AU CANADA
ET
CHEZ LES PEAUX-ROUGES




I

autrefois et aujourd’hui


France et Canada. — La traversée du Damara du Havre à Halifax. — Un bateau comme on en voit peu. — Les premiers temps de la colonisation. — Jacques Cartier et Montcalm. — La cession du Canada. — La lutte pour l’existence. — L’acte de confédération de 1867. — La question de l’indépendance. — La langue française au Canada. — Accroissement prodigieux de la race française. — Régime commercial.


Durant un siècle environ, depuis le traité de Paris du 10 février 1763, qui cédait le Canada à l’Angleterre, tout rapport avait à peu près cessé entre la France et le Canada. Ce n’est pas que les Canadiens eussent perdu le souvenir de la mère patrie ; non, ils avaient conservé pour elle la plus tendre affection, mais la France, elle, avait oublié les descendants de ceux qui avaient lutté pour sa domination et avaient arrosé de leur sang les rives du Saint-Laurent.

Cependant les événements de 1814 et 1815, les souffrances du captif de Saint-Hélène avaient trouvé un douloureux écho dans notre ancienne colonie. Plus tard des Canadiens combattaient côte à côte avec nos soldats sur les champs de bataille de la Crimée, et l’alliance franco-anglaise, en réconciliant deux nations si longtemps ennemies, rappelait à la France qu’elle avait au delà de l’Atlantique des enfants dont le cœur battait toujours pour elle. Aussi lorsqu’en 1855 la Capricieuse, commandée par M. Belvèze, montra, pour la première fois depuis un siècle, le drapeau français sur les bords du Saint-Laurent, des manifestations enthousiastes accueillirent ce pavillon qu’une foule de Canadiens-Français vinrent saluer du fin fond de leurs campagnes. Et lorsque nos marins mirent pied à terre dans la vieille cité si française de Québec, ce ne fut plus de l’enthousiasme, mais du délire. Le drapeau tricolore, qui flottait à toutes les fenêtres, n’a pas cessé, depuis ce jour, d’être arboré par les Canadiens-Français dans toutes leurs fêtes nationales et dans les cérémonies solennelles.

Ces faits ne pouvaient passer inaperçus en France. Aussi le gouvernement de Napoléon III conçut-il le projet de créer à Québec un consulat général de France. Un décret rendu en 1860 mettait à exécution ce projet et nommait le premier titulaire de ce poste.

Lorsqu’eut lieu l’expédition du Mexique, des Canadiens prirent du service dans les rangs du corps expéditionnaire français, et lorsqu’en 1870 nos désastres furent connus sur les rivages canadiens, les sympathies douloureuses ne manquèrent pas à nos représentants, pas plus que les secours à nos blessés et, plus tard, les souscriptions pour la libération du territoire.

D’un autre côté, d’intéressantes publications apprenaient à la France que son souvenir était pieusement conservé sur les rives du Saint-Laurent. M. Xavier Marinier, un des premiers, faisait cette révélation ; M. Edme Rameau de Saint-Père retrouvait, pour ainsi dire, les Acadiens et les faisait connaître, non seulement à ses compatriotes, mais encore aux Canadiens eux-mêmes qui n’avaient point de rapports avec eux et ne possédaient sur leur compte que des données fort incomplètes. Puis, suivant la voie si bien tracée, MM. H. de Lamothe, Gustave de Molinari, Fr. Gerbié, pour ne citer que les ouvriers de la première heure, faisaient part de leurs impressions et de leurs savantes et consciencieuses recherches sur le Canada.

L’Exposition universelle de 1878 à Paris permettait à la masse du public de faire connaissance avec les ressources et les produits du Canada et de les faire apprécier à leur juste valeur. Enfin la création à Paris, en 1882, d’un commissariat général du Canada, dont le titulaire est encore M. Hector Fabre, la fondation d’un journal spécial Paris-Canada, ne pouvaient que contribuer à renouer des liens d’amitié et de commerce trop longtemps détendus entre Français et Canadiens. Une grande excursion transatlantique devait, une fois de plus, faire éclater au grand jour les sentiments de sympathie et d’estime mutuelle que les deux nations ressentaient l’une pour l’autre.

Dans le courant du mois de janvier 1885, une délégation se formait à Paris dans le but de visiter le Canada, à l’occasion de l’inauguration d’une ligne franco-canadienne de paquebots reliant directement le Havre à Halifax. Cette délégation, forte de 54 membres, se composait principalement de représentants de la presse, de délégués des sociétés savantes, des chambres syndicales et de commerce, d’ingénieurs, de négociants, d’industriels, etc. Un certain nombre de dames faisaient partie de l’excursion.

Le 4 août, dans la nuit, le Damara, inaugurant le service de la ligne canadienne, quittait le port du Havre, emmenant avec lui environ 80 personnes, tant passagers qu’émigrants. Ce paquebot, sorti des chantiers de Glascow, était solidement construit, mais avait le tort de ne filer en moyenne que 10 nœuds à l’heure. Ce tort était d’autant plus grave pour un paquebot neuf qu’aujourd’hui toutes les lignes de passagers desservant les États-Unis et le Canada font de la rapidité du trajet une question de succès et atteignent en moyenne au moins 16 à 18 nœuds à l’heure, tout en joignant le confort à la vitesse. Tel n’était pas précisément le cas du paquebot de la ligne franco-canadienne. Cette ligne n’avait, du reste, de français que le nom ; le matériel, le personnel, la direction, les intérêts, le langage, tout était exclusivement anglais, même la façon de comprendre les engagements. On est bien obligé d’avouer que, pour faciliter les rapports entre la France et le Canada français, l’essai n’était pas très heureux. Aussi ne fut-on pas surpris d’apprendre, quelque mois plus tard, que la nouvelle ligne avait cessé d’exister.

Mettant à profit les longues heures de la traversée, les membres de la délégation constituent un bureau et mettent à sa tête, comme président, M. G. de Molinari, que son expérience, ses voyages aux États-Unis et au Canada semblaient indiquer tout naturellement pour occuper ce poste. En outre, à la suite de plusieurs réunions, se constitue également, sous l’inspiration et sous la présidence de M. Ed. Agostini, une Association française canadienne, dans le but de resserrer les liens commerciaux unissant la France et le Canada, et de diriger vers ce dernier pays l’émigration française trop souvent perdue, sans aucun profit pour la mère patrie, dans des pays de race et de mœurs différentes.

Des incidents nombreux et variés, d’un ordre purement intérieur, égayent quelque peu les passagers, les agitent même parfois, quand les flots de l’Océan ne se chargent pas de ce soin. La traversée se ressent de la précipitation avec laquelle le voyage a été préparé et l’embarquement effectué. Les passagers sont plus qu’au complet dans les cabines, qui ont toutes indistinctement l’étiquette de 1re classe, mais ce n’est, hélas ! qu’une étiquette. Les vivres sont en abondance dans la cambuse, il y en a même jusque dans les canots de sauvetage, mais malheureusement ils y restent, inconnus même et surtout de ceux qui sont chargés d’en faire la distribution. La table du Damara, sans ressembler toutefois au radeau de la Méduse, souffre quelquefois de ce vice d’organisation. Un beau jour c’est le boulanger du bord qui fait grève, et le pain manque totalement ; force est de manger du biscuit, dur comme de la pierre. Une autre fois c’est le tour du cuisinier, et l’on ne vit que de conserves. Puis c’est l’agent de la compagnie de navigation, qui, ne pouvant s’entendre avec le capitaine Mac Mullen, ni en direction, ni même en langage (celui-ci ne s’exprimait qu’en anglais, celui-là n’en connaissait que quelques mots), donne sa démission de commissaire de bord. Les passagers inquiets se réunissent en grand conseil et, avec l’assentiment du capitaine, choisissent un des leurs, M. Ch. de Bouthillier, pour donner l’impulsion nécessaire au service si mal fait des cabines et de la table. Tout marche alors à merveille. Le service devient ponctuel, les garçons polis, la table presque succulente. Mais hélas ! ce paradis terrestre ne dure que vingt-quatre heures, car le capitaine prend à son tour la direction du service intérieur. Le régime du self government a vécu !

Malheureusement pour les passagers, ce brave Mac Mullen, excellent homme au fond, surtout lorsqu’il n’est ni sous l’influence de la colère, ni sous celle des petites liqueurs, s’en repose, pour le service, sur le steward, petit cuistre de 20 ans, aussi négligent que mal appris et que les passagers ont trop souvent besoin de remettre à sa place. De son côté le roulis profite de ce que la cale du paquebot manque tant soit peu de fret pour obliger le bâtiment à se livrer à des ébats peu agréables pour les passagers et à prendre à bâbord, sous l’influence de la voile, une inclinaison exagérée. Mais les distractions et les amusements de la jeunesse réagissent contre les petites misères du bord. La musique, qui ne perd jamais ses droits, charme les esprits par des flots d’harmonie, et bien que la lyre d’un Orphée ne se fasse pas entendre, quelques virtuoses s’efforcent de la faire oublier. C’est entre les soubresauts de deux vagues qu’un jeune violoniste de talent, M. Jacques Haakman, met au monde, en l’honneur du Canada, un hymne de circonstance, qui prend de suite le nom de Chant du Damara.

Après avoir franchi les parages toujours agités du Trou du Diable, le Damara arrive en vue du cap Race et des côtes escarpées et désolées de Terre-Neuve. Là il est pris, dans d’épais brouillards pendant près de deux jours, n’avançant que lentement au bruit de la sirène, dont le son rauque et lugubre se fait entendre de nuit comme de jour. Le 15 août on découvre la terre de la Nouvelle-Écosse, dont les côtes relevées sont couvertes de forêts ou de riantes prairies. Quelques heures après, le Damara pénètre dans la profonde baie d’Halifax, franchit le môle et va accoster sans la moindre difficulté aux quais du magnifique bassin naturel qui sert de port à la capitale de la Nouvelle-Écosse.

Sur le pont même du bateau, le maire d’Halifax, M. Mac Kintosh, vient souhaiter la bienvenue aux voyageurs, ainsi que deux délégués de la ville de Québec, MM. Faucher de Saint-Maurice, membre du Parlement, et Tarte, directeur du Canadien, qui ont tenu à saluer leurs frères de France avant même qu’ils eussent mis le pied sur la terre d’Amérique. On nous attend avec impatience à Québec, mais il est impossible de partir le jour de l’arrivée. Le lendemain étant un dimanche, les chemins de fer font relâche, sans se soucier des impatiences des voyageurs, et ce n’est que le lundi soir — car il n’y a qu’un train par jour — que le départ pourra s’effectuer.


Il n’est pas possible d’aborder sur cette terre du Canada sans se reporter par la pensée aux temps glorieux où le drapeau de la vieille monarchie française flottait librement et fièrement sur cet immense territoire. L’histoire du Canada n’a encore que quelques pages, mais combien d’illustres faits d’armes et d’actes héroïques n’y sont-ils pas consignés ! Ces souvenirs sont profondément gravés dans tous les cœurs canadiens ; mais, peut-être, n’est-il pas inutile de rappeler en quelques lignes cette grande épopée de la colonisation du Canada et les diverses phases traversées par ce pays jusqu’au jour où une véritable autonomie lui a été concédée.

Le 16 juillet 1534, Jacques Cartier, parti de Saint-Malo avec deux vaisseaux, débarquait sur les cotes de la Gaspésie, à l’embouchure du Saint-Laurent, et prenait possession, au nom du roi François Ier, du pays qu’il désignait sous le nom de Nouvelle-France ou Canada, d’après le nom que les Sauvages lui donnaient. En 1535, dans un second voyage, il abordait à Stadaconé (Québec), où il passait un rude hiver avec les équipages de la Grande Hermine, de la Petite Hermine et de l’Émerillon. En 1536, il remontait le Saint-Laurent jusqu’à Hochelaga (Montréal). Une première tentative de colonisation, faite en 1541, ne réussit pas. En 1604, de Monts débarqua sur une île, près du Nouveau-Brunswick. Mais ce fut en 1605 seulement, que furent jetées les assises de la première cité française, Port-Royal, sur les côtes d’Acadie. Le 3 juillet 1608, Champlain fondait Québec, dans une situation admirable. À dater de ce jour la colonie existait, mais des guerres incessantes avec l’Angleterre entravèrent constamment son développement. Québec fut assiégé et pris par les Anglais en 1629, mais rendu à la France en 1632.

Afin de favoriser la colonisation, Richelieu avait fondé, le 29 avril 1627, la Compagnie des Cent-Associés qui avait le monopole du commerce et de l’administration du pays. Cette Compagnie, qui ne répondit pas à l’attente générale, subsista jusqu’en 1663, époque à laquelle le Canada fut replacé sous l’autorité directe de la Couronne. Pendant près d’un siècle, à partir de 1609, la colonie eut à subir les incursions des Iroquois, sans cesse excités contre elle par l’Angleterre. Après avoir presque exterminé les Hurons, nos alliés et leurs mortels ennemis, les Iroquois ne furent contraints qu’en 1700 d’enterrer la hache de guerre. Cela ne les empêcha pourtant pas de nous combattre jusqu’en 1760, chaque fois que les Anglais nous attaquaient, et c’était souvent !

Durant ces luttes intestines, la guerre avec l’Angleterre n’avait cessé de sévir. Québec, assiégé de nouveau en 1690, repoussait toutes les attaques : le chevalier d’Iberville, le Cid canadien, prenant à son tour l’offensive, s’emparait de Terre-Neuve, en 1696, et de la baie d’Hudson, en 1697 ; mais ce dernier territoire était cédé à l’Angleterre à la paix de Ryswick, en échange de l’Acadie. La majeure partie de cette région et Terre-Neuve passaient ensuite à l’Angleterre, en 1713, à la conclusion du traité d’Utrecht.

La guerre de la succession d’Autriche n’entama point le Canada, mais la guerre de Sept ans devait amener, après une lutte glorieuse, la fin de la domination française dans le nord de l’Amérique. À cette époque la Nouvelle-France ne comptait que 13,000 hommes en état de porter les armes, et les deux tiers étaient des colons. Néanmoins, le gouverneur, le marquis Duquesne, et son successeur, de Vaudreuil, se préparèrent à résister énergiquement avec l’aide du marquis de Montcalm et du chevalier de Lévis, qui devinrent les héros de cette lutte aussi glorieuse qu’inégale. En 1755, les Anglais, désespérant de voir les Acadiens renoncer à leur nationalité, les déportaient en masse sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre. Le 3 juillet 1755, de Beaujeu avec 220 Français et 720 Sauvages mettait en déroute complète 2,200 Anglais commandés par le général Braddock. Les deux généraux étaient mortellement atteints et les Anglais laissaient 1,300 hommes et 13 canons sur le champ de bataille de Belle-Rivière ou Monongahéla. Le 8 juillet 1758, Montcalm remportait la célèbre victoire de Carillon ; 16,000 Anglais étaient complètement battus par 3,000 Français et abandonnaient 5,000 hommes hors de combat sur le lieu de leur défaite.

Mais ces brillants faits d’armes restaient sans écho à la cour de Versailles qui laissait sans appui et sans secours d’aussi vaillants champions. Les Anglais, exaspérés par leurs échecs répétés, résolurent d’en finir et mirent sur pied 60,000 combattants, chiffre égal à la population tout entière du Canada. Louisbourg fut pris après six semaines d’une résistance héroïque, le Canada envahi de trois côtés à la fois, et le général Wolfe, à la tête de 11,000 hommes, vint mettre le siège devant Québec. Une lutte suprême eut lieu, le 13 septembre 1759, dans les plaines d’Abraham. Montcalm, qui n’avait que 4,500 hommes, fut vaincu après une glorieuse résistance. Les deux généraux ennemis tombèrent mortellement frappés en chargeant à la tête de leurs soldats, et le même monument, élevé à Québec, rend un égal hommage aux deux héros morts au champ d’honneur.

Québec capitula le 18 septembre.

Le 28 avril de l’année suivante, à Sainte-Foye, dans ces mêmes plaines d’Abraham, le chevalier de Lévis vengea brillamment l’honneur des armes françaises et rejeta les Anglais dans Québec. Mais la disproportion des forces des deux combattants rendait la lutte impossible. Lévis se replia sur Montréal et la reddition de cette ville, le 8 septembre 1760, mit fin pour jamais à la domination de la France sur une terre où l’esprit de sacrifice et de dévouement à la mère patrie n’avait pas un instant cessé de battre dans tous les cœurs. Le 10 février 1763, le traité de Paris cédait à l’Angleterre les immenses et fertiles territoires que Voltaire, en courtisan aussi plat qu’ignorant, appelait si dédaigneusement quelques arpents de neige

À dater de ce moment commença, pour les 65,000 Français restés au Canada, une véritable lutte pour l’existence. Abandonnés à leur malheureux sort par tous ceux qui occupaient une situation tant soit peu influente, les infortunés colons serrèrent les rangs autour du clergé patriote qui était resté fidèle à son poste de combat. Bien que l’acte de cession à l’Angleterre ait garanti aux Canadiens l’usage de leurs lois et le libre exercice de leur religion, les vainqueurs traitèrent les vaincus avec un arbitraire et une rigueur excessifs. Toutes les lois françaises furent abolies et le pays fut gouverné militairement. Bientôt cependant l’agitation des colonies de la Nouvelle-Angleterre fut cause d’un adoucissement de régime au Canada ; l’acte de Québec (1774), rétablissant les lois françaises, amena, pour un temps du moins, une période d’apaisement et de calme. Aussi quand le général américain Montgomery envahit le Canada, en 1775, les habitants de ce pays restèrent indifférents, d’autant plus qu’ils n’avaient jamais eu que de l’antipathie pour ceux que, même après leur indépendance, ils désignaient sous le nom de Bostonais. Montgomery fut repoussé et tué à l’assaut de Québec (31 décembre 1775).

Mais à peine le danger était-il passé que la tyrannie du gouvernement anglais se fit sentir de nouveau dans toute son odieuse rigueur. Tout fut mis en œuvre pour angliciser le pays. Mais le courant d’émigration qui, depuis le traité de Versailles de 1783, amenait des États-Unis dans le haut Canada un fort contingent de population anglaise, ne réussit pas à donner un appui suffisant aux Anglais pour le triomphe de leur nationalité. L’attitude des Canadiens déjoua tous les calculs. Alors en vue d’amener un apaisement entre les deux races, le Parlement métropolitain accorda une constitution aux Canadiens (1791). Le territoire fut divisé en Haut et en Bas-Canada, chacune de ces provinces ayant deux Chambres. La population du Canada s’élevait alors à 135 000 habitants dont 15 à 20 000 Anglais seulement, presque tous dans le Haut-Canada. Bien que l’élément français eût une immense majorité, la nomination, par la Couronne, d’une majorité anglaise à la Chambre haute du Bas-Canada paralysa toute bonne administration et fut une cause de conflits aussi aigus que fréquents. Les concessions accordées n’étaient plus qu’un leurre. La constitution torturée dans ses textes, les intérêts des Canadiens-Français sans cesse sacrifiés aux intérêts anglais, la mise en pratique d’un système de vexations et de taquineries mesquines amenèrent des protestations sans cesse renouvelées. Les réclamations les plus légitimes étant toujours écartées avec un parti pris systématique, les manifestations de la volonté populaire restant toujours sans résultat, les Canadiens-Français exaspérés firent appel aux armes. Un soulèvement éclata à Montréal le 7 novembre 1837 et se propagea dans tout le Bas-Canada ; mais il fut bientôt réprimé et noyé dans le sang. Ce soulèvement entraîna la suspension de la constitution et de nouvelles mesures de rigueur qui durèrent jusqu’en 1840, époque où le Parlement de la Grande-Bretagne vota l’union des deux provinces. Bien que la population d’origine française fût encore bien supérieure à la population anglaise, les deux races étaient représentées par un nombre égal de députés à l’Assemblée législative. Par ce moyen on espérait étouffer la voix des Canadiens-Français. Aussi ne fut-ce pas sans de grands efforts que l’usage de la langue française pût être maintenu dans les débats parlementaires. Néanmoins les Canadiens-Français, grâce à leur union constante, à leur fermeté et à leur sagesse, rentrèrent peu à peu dans l’exercice de leurs droits. Les passions, si justement excitées, s’apaisèrent enfin.

C’est vers cette époque que l’Angleterre commença à poser en principe l’administration des colonies par elles-mêmes. On peut revendiquer pour le Canada l’honneur de l’idée et de son application, qu’on lui concéda de bonne grâce lorsqu’on s’aperçut qu’il pouvait se gouverner de lui-même sans faire appel au trésor de la Grande Bretagne. Parmi les promoteurs de l’idée d’un Canada vivant par lui-même, il faut citer sir Louis-Hippolyte Lafontaine que le Canada s’honore de compter parmi ses hommes d’État.

À l’acte d’union de 1840 succéda, en 1867, la réunion en une seule confédération du Haut et du Bas-Canada (Ontario et Québec), du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse auxquels furent adjoints peu après : le territoire du Nord-Ouest et le Manitoba, la Colombie anglaise, l’île du Prince-Édouard. Terre-Neuve n’adhéra point à la confédération. L’acte de 1867 reconnaît un gouverneur général, nommé par la Reine, et dont les pouvoirs sont d’un ordre presque exclusivement contemplatif. Le Parlement fédéral, siégeant à Ottawa, se compose d’un Sénat de 80 membres nommés à vie et d’une Chambre des communes de 216 membres élus. L’usage des deux langues, anglaise et française, y est facultatif ; la rédaction des procès-verbaux, des lois, de la Gazette officielle est obligatoire dans les deux langues. L’acte de confédération reconnaît la liberté de pétition, de réunion, de la presse, et consacre pour les Canadiens-Français le libre exercice de leur langue, de leur religion, de leurs coutumes. Le pouvoir exécutif est entre les mains d’un conseil des ministres. Enfin, chaque province est indépendante des autres, en ce qui concerne son administration intérieure dans le sens le plus large du mot. Elle est dotée d’un lieutenant-gouverneur, de ministres provinciaux et possède une Assemblée législative et un Conseil législatif, excepté le Manitoba, Ontario et la Colombie qui ne sont point pourvus d’une Chambre haute.

Le lien qui rattache le Canada à l’Angleterre est si fragile qu’il suffirait d’un souffle pour le rompre. L’Angleterre a toujours eu pour principe de laisser la plus grande liberté d’administration à ses colonies. Mais au Canada, cette liberté a pris de telles proportions qu’elle est devenue une véritable autonomie, presque une indépendance absolue ; le mot fait à peu près seul défaut. En effet, depuis l’acte de confédération de 1867, le Canada a la haute main sur tous les services. Il possède un pouvoir exécutif, un parlement, un budget, une milice, un tarif douanier, auquel sont soumis les produits anglais tout comme ceux des autres nations : il peut même conclure des traités de commerce, sous réserve de sauvegarder les apparences diplomatiques. S’il n’arrive pas jusqu’à avoir des représentants diplomatiques à l’étranger, il a toutefois trouvé le moyen d’avoir un commissaire général, non seulement à Paris, mais même à Londres, auprès du gouvernement de la métropole. La fonction de gouverneur général du Canada, déjà bien annihilée, devient pour ainsi dire presque honorifique. Le gouverneur représente la Reine, reçoit les hommages, donne des fêtes, et c’est tout. Enfin, les Canadiens se sont octroyé un drapeau spécial en appliquant sur les couleurs anglaises les armes des provinces canadiennes. Le nouvel État a pris le nom de Dominion ou Puissance du Canada.

Grâce à cette organisation fort ingénieuse, le Canada retire de cette situation tous les avantages que comporte la protection du pavillon britannique sans en avoir les inconvénients. Non seulement la souveraineté morale de l’Angleterre est pour lui une source de force et de prestige, mais encore la flotte britannique, qui rayonne sur toutes les mers, est pour lui un appui précieux, et le fait que les représentants diplomatiques et consulaires de l’Angleterre sont également les siens épargne au budget du Canada de lourdes charges.

Et qu’on ne croie pas que le Canada ait hâte de rompre le faible lien qui le rattache à l’Angleterre. Tout au contraire. Le Canada qui, comme le charbonnier, est maître chez lui, aurait tout à y perdre et rien à y gagner. Quelle serait, en effet, sa situation à lui, pays de quatre millions et demi d’habitants, vis-à-vis des États-Unis et de ses soixante millions d’âmes ? Ne risquerait-il pas un jour ou l’autre d’être absorbé par la grande république, de voir son autonomie détruite et ses intérêts gravement lésés ? Les Canadiens-Français souffriraient particulièrement de ce changement de régime, car ils devraient renoncer pour toujours à obtenir une suprématie qu’ils ont l’espoir justifié de pouvoir reconquérir un jour. Là est le secret de leur loyauté, de leur attachement même à la couronne britannique, tout autant que la liberté dont ils jouissent. C’est ce qui fait comprendre ces paroles d’un homme d’État canadien, sir Étienne Taché : « Le dernier coup de canon pour la défense de la domination anglaise en Amérique sera tiré par les Canadiens-Français. »

Et, chose digne de remarque, ce ne sont pas les Canadiens qui ont poussé l’Angleterre à se détacher presque complètement de leurs affaires. C’est l’Angleterre elle-même qui, de son propre mouvement, dans un esprit d’économie, et suivant en cela les théories d’une certaine école, s’est peu à peu désintéressée du Canada, et, plus l’Angleterre retirait sa main de ce pays, plus ce dernier faisait d’efforts pour la retenir. Cette école, dont M. John Bright était un des plus ardents champions, et dont le Times était un des échos les plus retentissants, ne demandait rien moins que l’abandon à elles-mêmes de toutes les colonies anglaises. Les libéraux, qui tenaient alors les rênes du gouvernement à Londres, s’ils n’adoptaient pas toutes les théories de cette école, subissaient cependant son influence. C’est sous l’empire de cette influence que le cabinet Gladstone ordonna le retrait des troupes anglaises du Dominion, considérant que, depuis l’acte de confédération, les forces vives du Canada pouvaient facilement être groupées en un seul faisceau pour sa défense. Ce fut en vain que les Canadiens protestèrent contre cette mesure, se croyant complètement abandonnés à leurs faibles forces. L’Angleterre ne voulut rien entendre. Elle fit cependant une concession en consentant à laisser une garnison à Halifax. Les Canadiens comprirent que le jour où ils voudraient être indépendants ils le seraient.

Deux choses ont puissamment contribué, après la cession du Canada, à maintenir chez les colons français le souvenir de leur nationalité et de leur race : c’est la conservation de leur langue et de leur religion.

Après la conquête anglaise, tous les fonctionnaires français, les seigneurs influents, les grands propriétaires ou négociants, quittèrent peu à peu le pays. Le petit commerçant dans les villes et le cultivateur dans les campagnes restèrent seuls attachés au sol qui les faisait vivre. Le clergé catholique, cependant, était en majeure partie demeuré fidèle à son poste. Ce fut lui qui, profitant de sa culture intellectuelle, de son influence morale et de la supériorité de ses lumières, entreprit de rallier autour de sa bannière ces éléments épars et découragés de la race française. À force de patience, de courage et de dévouement, il parvint à ranimer les esprits abattus par les plus cruelles épreuves et, en leur enseignant leurs devoirs, leur indiqua la voie à suivre pour le recouvrement de leurs droits. Grâce à cette influence, aussi légitime que bien entendue du clergé, les Canadiens-Français relevèrent la tête et se firent peu à peu la place à laquelle ils avaient droit. Vers 1780, le clergé avait réparé toutes ses pertes et s’était entièrement reconstitué à l’aide du seul élément canadien.

Aujourd’hui que la lutte est terminée, le clergé ne possède plus cette influence prépondérante qu’il avait dans les jours de deuil et de malheur, mais il est profondément respecté, justement estimé partout, et sa part n’en est pas moins fort belle encore dans l’éducation des jeunes générations.

Les Canadiens-Français sont restés profondément attachés à la religion de leurs pères. Ils n’ont pas eu, il est vrai, de révolutions pour jeter dans leur cœur des semences d’athéisme et d’irréligion. Sans être cléricaux, dans le sens non altéré donné à ce mot, ils sont catholiques sincères et pratiquants, et qui dit, en Amérique, Canadien-Français, dit également catholique. Sans secousses d’aucune sorte, l’Église s’est trouvée séparée de l’État sans le moindre désavantage d’aucun côté. Comme il n’y a pas de budget des cultes, les habitants pourvoient eux-mêmes à l’entretien du clergé. Celui-ci, en dehors des biens qu’il peut avoir, reçoit la dîme que chaque habitant lui remet volontairement et librement. Bien rares sont ceux qui se soustraient à l’accomplissement de ce devoir, au paiement de cette dette qui n’est jamais réclamée par la voie judiciaire.

Les protestants d’origine française sont en nombre infime et sont, du reste, mal vus des Canadiens catholiques qui les considèrent comme des renégats.

Bien plus encore que la religion, la langue française a eu à subir des assauts aussi nombreux que redoutables de la part de ceux qui pensaient, avec juste raison, que sa disparition entraînerait l’absorption complète de l’élément latin dans l’élément anglo-saxon. La capitulation de Montréal, en 1760, ayant omis de stipuler la conservation de la langue française dans les actes officiels, les colons furent en butte à des persécutions sans nombre de la part de leurs vainqueurs qui étouffaient sans cesse les réclamations relatives à l’emploi de cette langue. Lorsqu’en 1790 s’ouvrit la session du premier Parlement, la candidature comme orateur (président) de M. Antoine Panet fut vivement combattue sous prétexte de l’insuffisance de sa connaissance de la langue anglaise. De longs débats, où Papineau fit ses premiers débuts d’orateur, s’engagèrent sur cette question, ainsi que sur celle de savoir s’il convenait de rédiger dans les deux langues les procès–verbaux des séances. La langue française sortit victorieuse de cette lutte parlementaire et acquit droit de cité, à partir de ce jour, dans les assemblées et dans les tribunaux.

Mais le parti anglais n’avait pas déposé les armes.

En effet, il réussissait à faire insérer dans l’acte d’union du Haut et du Bas-Canada, en 1840, que la langue anglaise serait la langue officielle du Parlement. Mais dès l’ouverture de la première session des nouvelles Chambres, celles-ci votèrent un bill autorisant l’usage de la langue française au Parlement. Et si un orateur anglais, sir Allan Mac Nab, se basant sur l’acte d’union, osa, en 1844, refuser de recevoir une proposition dont le seul défaut était d’être présentée en français, il ne fut pas longtemps sans encourir le blâme de la Chambre. L’usage du français fut maintenu et un acte de la métropole abolit, en 1848, la disposition de l’acte d’union relative à l’emploi de la langue anglaise. Depuis cette époque, les deux langues n’ont pas cessé un instant d’être traitées sur le pied de l’égalité.

Bien que le contact littéraire ait été, tout comme le contact politique, longtemps perdu entre la France et le Canada, les Canadiens d’aujourd’hui ont conservé avec une fidélité, qui n’a d’égale que leurs sympathies pour leur pays d’origine, et une pureté véritablement surprenantes, la langue que leurs pères leur avaient léguée. À ce sujet un ancien ministre canadien, dont la compétence en matière d’instruction publique est reconnue, M. P. J. O. Chauveau, écrivait il y a quelques années déjà :


« Le langage des Canadiens les moins instruits est encore du français et du français meilleur que celui que parlent les paysans des provinces de France où l’on parle français. On ne saurait trop admirer la sottise de quelques touristes anglais qui ont écrit que les Canadiens parlent un patois. Le fait est que, sauf quelques provincialismes, quelques expressions vieillies mais charmantes en elles-mêmes, le français des Canadiens ressemble plus au meilleur français de France que la langue du Yankee ne ressemble à celle de l’Anglais pur sang. »


Il est, en effet, curieux de remarquer que, tandis qu’en France les idiomes provinciaux sont encore, à l’heure actuelle, fortement enracinés, il n’existe pas de patois au Canada. La raison nous en est donnée par un écrivain distingué, M. Benjamin Sulte, dans une notice sur la Situation de la langue française au Canada, publiée au moment même de la visite de la délégation française. Le Canada présente la merveille de l’uniformité du langage :

« De Gaspé à Prescott, écrit M. Sulte, il ne varie pas, et, ce qui est au moins aussi singulier, c’est que, à l’ouest de la province d’Ontario, dans le comté d’Essex, par exemple, où nos gens sont si nombreux, le langage est le même que sur les rives du Saint-Laurent et de l’Ottawa. Il est le même dans les États-Unis, partout où nous sommes répandus…

Pourquoi n’avons-nous pas de mots de patois ?

Dans ces premiers temps (xviie siècle), l’influence des directeurs et directrices de nos institutions publiques a été décisive. Écoles, hôpitaux, séminaires, cures, avaient à leur tête des hommes et des femmes très instruits, venant de toutes les parties de la France, et qui, en très peu de temps, eurent fondu les accents de leurs administrés en un seul corps où domine nécessairement le normand, mais où les accents de Chartres, de Tours et des Charentes prirent aussi une belle part. Ces professeurs, ces curés, apprenaient aux petits Canadiens à bien parler, à bien prononcer, à bien saisir le génie de la langue française. Quelles conditions plus favorables peut-on exiger pour atteindre à l’uniformité et à l’exactitude du langage chez le peuple ? »


Quelques voyageurs et écrivains français visitant le Canada ont jugé assez sévèrement le pays au point de vue du langage. Ils ont eu tort, car ils n’ont pas tenu suffisamment compte de l’abandon dans lequel avait été laissé le peuple canadien et du contact permanent d’une autre langue qu’on cherchait à lui imposer. Le Canadien traîne les mots en parlant et se sert de certaines expressions et de quelques tournures de phrases qui découlent évidemment de la langue anglaise. Le paysan, l’habitant, pour employer l’expression canadienne, a parfois un langage un peu altéré. Mais au lieu de constater et d’enregistrer le fait purement et brutalement, que ne compare-t-on avec la mère patrie, que ne met-on en parallèle et les efforts faits et les résultats obtenus ? On verra alors de quel côté se trouve la supériorité.

Si le Canadien a souvent un langage traînard et monotone, quelle surprise n’éprouvera-t-on pas en France en entendant parler successivement un Normand, un Gascon et un Provençal ?

Si l’habitant canadien se sert parfois d’expressions surannées ou de mauvais français, que ne dira-t-on pas alors des paysans français, car il faut comparer les classes entre elles, et ne pas conclure, en entendant parler les gens du peuple, que c’est là le langage de la société ? Dans tous les pays du globe, le langage du peuple est défectueux, et ce n’est pas uniquement sur ce langage qu’un voyageur doit baser ses observations.

Si un étranger parcourait nos campagnes et jugeait la langue française sur le langage des paysans, à quelles conclusions surprenantes n’arriverait-il pas ? Laissant de côté les anciennes provinces où un patois est, trop souvent encore, la langue la plus usitée, que de défaillances de langage ne trouve-t-on pas dans des régions qui ont, bien à tort, il est vrai, la réputation d’être celles où la langue française se parle le mieux ! Dans le Blésois, le Vendômois, par exemple, c’est-à-dire en plein cœur de la France et de la vieille monarchie française, que de fois n’ai-je pas entendu prononcer par des paysans des phrases dans le genre de celles-ci : Quéque tu ieu (leur) za dit ? — J’êtions bein allé à la rivière mener les vaches buve, » et autres barbarismes à faire dresser les cheveux sur la tête d’un linguiste. Avec quelques comparaisons de ce genre-là on sera vite amené à reconnaître que, non seulement le langage de l’habitant canadien n’a rien de si défectueux, mais encore, comme dit M. Chauveau, qu’il est bien supérieur à celui de la masse des paysans français.

Il faut reconnaître aussi que la culture de l’habitant canadien est supérieure à celle du paysan français en ce qui concerne la langue française. En outre, excepté dans quelques comtés de la province de Québec, où le français est exclusivement employé, tous les Canadiens-Français parlent la langue anglaise, ce qui relève singulièrement leur niveau intellectuel. Il n’est pas inutile de faire remarquer que chez les Canadiens-Anglais le même phénomène ne se produit pas. Là où la population est en très grande majorité anglaise, on ne sait pas un traître mot de français. Il en est à peu près de même dans les régions où les deux races sont également mélangées. Ce n’est que dans les contrées où ils sont incontestablement en minorité que les Anglais daignent apprendre et parler notre langue. Quand un Canadien-Français et un Canadien-Anglais se rencontrent, neuf fois sur dix la conversation a lieu en langue anglaise, car sans cela, elle accuserait une infériorité par trop accentuée pour le sujet anglais, ou elle serait même matériellement impossible. C’est ce qui explique pourquoi, dans des villes d’origine toute française, le bruit d’une conversation en anglais vient, plus fréquemment que l’on ne s’y attend, frapper et surprendre votre oreille.

Si, dans la société canadienne française, le langage n’a pas ce laisser-aller que l’on rencontre parfois chez les habitants des campagnes, le contact de la population anglaise a amené l’introduction de tournures de phrases et d’anglicismes de nature à altérer la pureté du langage. Mais il faut rendre cette justice aux Canadiens-Français qu’ils font des efforts pour chasser de leur langue des expressions qui y trouvent trop souvent droit de cité. La plupart des mots techniques de date récente ont d’ailleurs été traduits en français et sont employés dans le langage courant, tandis qu’en France nous acclimatons sans scrupules les mêmes mots étrangers. C’est ainsi que nous disons : rail, wagon, sleeping-car, tramway, ticket, square, tandis qu’au Canada on dit : lisse, char, char dortoir, char urbain, billet, carré.

Sous ce rapport, la langue française est en proie à une véritable invasion contre laquelle on ne saurait trop protester, d’autant plus que, très souvent, c’est uniquement par genre que ces mots anglais prennent place dans la conversation. De ce côté, la supériorité et la raison sont encore du côté des Canadiens.

Mais, si plusieurs écrivains ont jugé le langage des Canadiens-Français après un examen par trop superficiel, il s’en est trouvé d’autres qui ont opiné dans le même sens, sans le moindre examen. M. Benjamin Sulte raconte à ce propos une curieuse anecdote attribuée à un auteur qu’il a la charité de ne pas nommer.


« D’autres, dit-il, sont moins heureux dans leurs conceptions. Le mot raquette, par exemple, n’est employé en France que pour désigner le petit objet avec lequel on lance le volant[1]. Un auteur ayant lu que les Canadiens font, en hiver, des promenades en raquettes, et croyant voir là une faute d’impression, écrivit que, malgré la rigueur de leur climat, les Canadiens se promènent en jaquette. C’est d’autant plus curieux que nous avons l’habitude d’appeler les chemises de nuit jaquettes.


Voilà ce que l’on dit de nous
Dans le vieux pays de nos pères ! »


La conservation de la religion catholique et de la langue française sur les bords du Saint-Laurent a été singulièrement facilitée par l’accroissement prodigieux des Canadiens-Français, accroissement qui est peut-être sans exemple dans l’histoire des peuples. Le dernier recensement de la population, fait en 1881, a donné 4,324,819 habitants. Dans ce chiffre on compte 2,568,600 Anglo-Saxons (dont 957,403 Irlandais) ; 1,298,929 Français ; 254,319 Allemands ; 108,547 Sauvages. Dix ans auparavant, la population n’était que de 3,647,596 habitants et, en 1800, de 240,000 âmes seulement, ce qui fait une augmentation annuelle, depuis le commencement du siècle, de 21%, tandis que, dans la même période de temps, l’augmentation n’était que de 15% aux États-Unis. Le recensement de 1844 donnait encore la majorité à l’élément français dans l’ensemble des deux provinces du Canada, mais celui de 1852 constatait que la prépondérance était assurée à l’élément anglais, sans cesse alimenté par une émigration nombreuse venant de la Grande-Bretagne, tandis que l’élément français, bien que croissant d’une façon prodigieuse, ne se reproduisait que par lui-même, nulle assistance ne lui arrivant du dehors. C’est ainsi que le Haut-Canada anglais, qui avait 500,000 habitants en 1844, en comptait 952,000 en 1852. Aux mêmes dates, la population du Bas-Canada français ne s’élevait que de 697,000 à 890,000 âmes.

Il est facile de voir que l’acte de confédération, longtemps combattu par les Canadiens-Français, a eu pour conséquence de noyer ces derniers dans le flot des Anglo-Saxons ; mais grâce à l’autonomie que possède chaque province, l’élément français, qui se trouve pour les 4/5e dans la province de Québec, jouit, dans cette province, de la plus grande somme de liberté qu’il puisse désirer. Bientôt il y régnera en maître presque exclusif et déjà il déborde sur la province, si anglaise, d’Ontario. Si l’on ajoute aux 1,300,000 Français du Canada, — qui sont bien 1,500,000 aujourd’hui, les 6 ou 800,000 qui vivent aux États-Unis, on dépasse 2 millions. On voit que les 65,000 colons de 1763, dont ils sont tous les descendants, n’étaient pas dégénérés, et on juge facilement, par cet exemple, de la force de résistance et d’expansion que peut atteindre la race française, dont les facultés colonisatrices ne sauraient plus être méconnues. Nulle part, d’ailleurs, la race française n’a été aussi prolifique qu’au Canada ; les célibataires y sont rares, les mariages s’y font de bonne heure et les familles y ont une moyenne de 6 à 8 enfants, moyenne supérieure à celle des familles anglaises. Parfois le nombre des enfants, de même père et de même mère, atteint 25, et, quand ce chiffre est dépassé, le 26e enfant est élevé aux frais de la paroisse. C’est dans cette rapidité d’accroissement, tout à l’américaine, que réside le secret de la force des Canadiens-Français. Qui sait si, avec quelques renforts de France, ils ne parviendront pas un jour à reprendre la prépondérance et à fonder dans le nord de l’Amérique un grand empire français destiné à servir de contrepoids à la Confédération des États-Unis ?

Malheureusement pour les Canadiens, l’émigration de France est des plus minimes et la difficulté des transactions commerciales ne contribue pas à l’encourager. Sous ce rapport un tarif douanier fort élevé élève entre le Canada et la France une véritable barrière qui date de l’époque où le Canada voulut protéger et développer son industrie naissante. En 1860, le Canada avait été assimilé à l’Angleterre sous le rapport du régime d’introduction des produits français. Nos vins ne payaient alors qu’un schelling (1 fr. 25) par gallon, comme en Angleterre. Il en fut ainsi jusqu’en 1873. À cette époque eut lieu un changement de régime ; le Canada cessa de profiter des traités de commerce, non renouvelés et établit un tarif général des douanes. En 1879, une nouvelle augmentation de tarif se fit sentir ; les droits sur les vins furent frappés d’une surtaxe de 30%. Mais le gouvernement canadien se fit autoriser par le Parlement à rapporter cette surtaxe pour la France et l’Espagne, s’il le jugeait utile.

Cet état de choses, toujours en vigueur, n’a point favorisé le commerce français. L’exportation de France au Canada, qui n’était, en 1865, que de 1,709,000 francs, atteignait 9,848,000 francs, en 1874. Mais, depuis cette époque, date de l’établissement du tarif général, elle n’a cessé de décroître. Quant à l’importation du Canada en France, elle était de 2,145,000 francs en 1865 et, depuis ce moment, elle a suivi constamment une échelle ascendante.

À deux reprises, en 1882 et en 1883, des négociations ont été engagées pour arriver de part et d’autre à un abaissement de tarifs. M. Alexandre Galt, commissaire du Canada, offrait pour unique concession la suppression de la surtaxe de 30% et demandait l’abolition de la surtaxe d’entrepôt pour les produits canadiens importés par la voie d’Angleterre, une réduction de droits sur quelques articles (cuirs, coutellerie, etc.) et le traitement de la nation la plus favorisée.

Le gouvernement français représenté, en premier lieu, par MM. Tirard et de Freycinet, puis par MM. Hérisson et Challemel-Lacour, alors ministres, ne put consentir à abolir la surtaxe d’entrepôt, se basant sur ce fait que c’était une règle générale à laquelle tous les pays étrangers étaient soumis. Il fit en outre remarquer que les droits canadiens, établis en 1879, étaient excessifs. M. Galt ayant répondu que le Canada ne pouvait renoncer à sa politique protectionniste, l’accord ne put pas s’établir.

Il faut espérer que, dans un intérêt politique autant que commercial, les négociations seront un jour reprises avec plus de chances de succès et amèneront un contact commercial qui devrait exister depuis longtemps entre deux peuples animés des mêmes sentiments sympathiques et unis par de communs et glorieux souvenirs.

Telles sont les diverses phases traversées par le Canada depuis les premiers temps de la colonisation jusqu’à ce jour. Tel est l’exposé sommaire de la situation de ce pays si jeune et cependant si expérimenté déjà, exposé qui facilitera l’intelligence du récit qui va suivre.





  1. Au Canada, pour marcher plus facilement sur la neige, on s’attache aux pieds de grandes raquettes, ayant environ 1 mètre de longueur sur 0,40 de largeur