Au Canada - Après les élections générales

Au Canada - Après les élections générales
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 116-133).
AU CANADA

APRÈS LES ÉLECTIONS GÉNÉRALES

Le 20 juillet dernier, la Chambre des communes du Parlement fédéral canadien terminait sa session ordinaire de 1908 ; les discours rituels, prononcés à cette occasion, se félicitaient de l’enthousiasme unanime du pays à la veille des fêtes du Tricentenaire de Québec ; ils saluaient la mémoire de Samuel Champlain, « l’héroïque navigateur français, qui fut le fondateur de la cité, » et remerciaient le roi Edouard d’avoir bien voulu rehausser l’éclat de cette commémoration, en envoyant le prince de Galles pour la présider. Le Tricentenaire fut en effet célébré, du 23 au 31 juillet, par une série de journées tout à fait brillantes ; plus de quatre mille figurans s’étaient empressés d’offrir leur concours à M. Frank Lascelles, organisateur des pageans ou spectacles historiques qui évoquèrent, en huit tableaux animés, les gloires du vieux Canada français ; cent mille personnes, dont beaucoup de langue anglaise, assistèrent aux dix représentations des pageans, données en français devant des auditoires constamment attentifs et sympathiques. La politique alors faisait trêve, mais l’accalmie ne dura pas longtemps.

Le bruit courait en effet, depuis quelques mois, que sir Wilfrid Laurier, président du Conseil des ministres, ne tarderait pas à faire appel au pays. Aussi, les dernières fusées des feux d’artifice de Québec étaient à peine éteintes que la presse ouvrait vivement la campagne électorale ; la dissolution de la Chambre n’était pas encore officielle, — elle le fut seulement le 16 septembre, — et déjà les leaders des partis commençaient leurs tournées, définissaient leurs « plates-formes ; » sir Wilfrid, sollicité de tous côtés, limitait ses acceptations, pour les provinces de l’Est, à une douzaine de villes ; M. Borden, le chef de l’opposition, partait dès la fin d’août pour les provinces maritimes, où il allait prononcer son premier discours ; partout s’assemblaient des « nominating conventions, » auxquelles appartient l’usage traditionnel de désigner les candidats aux électeurs. En raison du progrès de la population canadienne, le nombre des députés était porté à 221, au lieu de 214 dans la Chambre précédente ; la représentation de Québec, toujours fixée à 65 députés, reste le régulateur d’après lequel les autres provinces arrêtent le nombre de leurs mandataires, au prorata de leur population. La période électorale dura trois mois, août, septembre et octobre ; les élections générales ont eu lieu le lundi 26 octobre : sir Wilfrid Laurier l’emporta sur ses adversaires de beaucoup, mais avec une majorité légèrement diminuée.

Pourquoi cette dissolution ? Le procédé, qui n’a rien d’anormal en Canada, pas plus qu’en Angleterre, épargne au pays le spectacle peu glorieux des testamens législatifs ; il abrège utilement cette période finale, qui a toujours quelque chose de la fièvre et de l’incohérence des agonies. Pour sir Wilfrid, il était nécessaire de donner un coup de fouet à sa majorité, amortie par un trop long exercice du pouvoir ; elle souffrait visiblement, si l’on peut ainsi dire, d’anémie et d’indigestion, privée de ces résistances contre lesquelles s’entretient la fraîcheur de l’énergie, gâtée par cette prospérité ambiante qui se traduit chez les individus par plus d’aisance, plus de bonne chère, et quelque ralentissement de la volonté. Sir Wilfrid est le chef des libéraux, il est premier ministre du Dominion depuis 1896, ses adversaires politiques, constamment vaincus depuis douze ans, s’intitulent conservateurs, mais le spectateur impartial est fort embarrassé pour discerner, entre ces deux partis, des différences de programme substantielles ; des questions de personnes ont ainsi passé au premier plan.

Les Canadiens, Anglais comme Français, sont fiers de leur Premier, et vraiment ils n’ont pas tort. La physionomie de sir Wilfrid Laurier est populaire aujourd’hui dans tout l’Empire, et même en France ; descendant d’une famille saintongeoise, compatriote par-là du fondateur Champlain, le premier ministre est un homme de belle taille, dont la démarche et la tenue, toujours dignes, correctes sans raideur, commandent une déférente sympathie ; la figure fine, entièrement rasée, s’auréole d’une large couronne de cheveux blancs ; le regard est vif ; de toute la personne se dégage une impression de vigueur intellectuelle, de ténacité réfléchie, de confiance en soi, que tempère une indulgence sans ironie pour autrui. Politiquement, sir Wilfrid est à l’heure présente le grand Statesman de l’Empire ; quand les Premiers coloniaux se réunissent à Londres, il est toujours le président effectif des réunions mêmes où il n’occupe pas le fauteuil ; il s’exprime aussi facilement en anglais qu’en français, toujours clair, persuasif par l’accent autant que par la parole. « Qui donc, disait récemment à Londres un haut personnage politique anglais, pourrait renverser Laurier, cet homme d’Etat connu dans le monde entier ? — Mais lui répondit-on, pareille mésaventure atteignit bien naguère Gladstone, en Angleterre. — Soit, mais montrez-moi donc le Disraeli ou le Salisbury du Canada ! »

Telle est bien, en effet, la situation. En face de sir Wilfrid, le leader des conservateurs, M. R. L. Borden, manque de relief ; ses traits un peu durs, sa grosse moustache, sa mise sans recherche n’imposent pas à la multitude ; c’est un travailleur, un homme instruit, un debater opiniâtre à la tribune ; il a beaucoup d’amis, son caractère inspire confiance, mais ses qualités ne sont pas d’un entraîneur. Aussi bien, sur quoi aurait-il pu faire porter l’effort de sa campagne, comment intéresser les électeurs contre le cabinet libéral ? En matière de tarifs douaniers, sir Wilfrid ne lui a pas laissé la ressource de protester contre des relèvemens de droits, et de rallier contre les industriels protégés la masse des consommateurs ; il s’est déclaré opposé, en effet, à tout readjustment protectionniste d’un tarif déjà suffisant. En matière de transports, il est bien vrai que la construction du deuxième transcontinental, le Grand Trunk Pacific, coûtera plus cher que les libéraux ne l’avaient prévu, ou du moins ne l’avaient dit ; mais le G. T. P. a pour lui qu’on le construit rapidement, et que ses tronçons achevés contribuent, dès cette année, à déverser vers le Saint-Laurent les grains de la Prairie. En matière d’immigration, des contrats mal surveillés ont amené au Canada quelques centaines d’undesirable, mais combien d’autres immigrans, et bien plus nombreux, sont établis et en voie de devenir citoyens canadiens !

Faute d’une campagne de principes, on se résigne à une campagne de personnalités ; celle qui vient de finir fut d’autant plus violente qu’il fallut une ardeur plus artificielle pour l’entretenir. Conséquence de la prospérité générale ou, comme voudraient l’insinuer des publicistes canadiens, contagion des États-Unis, des habitudes de gestion par trop intéressée s’étaient glissées dans l’administration ; le « pot-de-vin » était devenu d’usage constant ; nous savons des financiers d’Europe qui, sur le point de monter diverses entreprises là-bas, furent effrayés des appétits d’intermédiaires qu’il fallait préalablement assouvir ; ce sont mœurs courantes, dans les pays neufs, dont le progrès fougueux a quelques caractères de la spéculation. Mais le Cabinet Laurier n’en est pas responsable ; autour de plusieurs gouvernemens provinciaux, dont les chefs sont des amis politiques de M. Borden, le laisser aller et, pour tout dire, la corruption n’étaient pas moindres qu’autour du gouvernement fédéral ; l’un et l’autre des deux leaders sont au-dessus de tout soupçon, mais on les cite, et c’est bien un signe des temps que le Premier ait dû dire un jour, en réunion publique, « qu’il n’avait jamais tiré de profit particulier de l’exercice du pouvoir. »

Libéraux et conservateurs n’avaient donc rien à s’envier. Une caricature du Montreal Star l’exprimait plaisamment, en octobre dernier : deux chiffonniers, représentant les deux partis aux prises, fouillent dans deux barils d’ordures, conservative scandal barrel et liberal scandal barrel. « J’en tiens encore un ! s’écrie l’un des deux compères. — Je crois, dit l’autre en écarquillant les yeux, que j’en ai trouvé une bien bonne. » Au lendemain des élections, les journaux lauriéristes ont spécifié que la victoire de sir Wilfrid n’implique nullement l’indifférence du pays pour la corruption démontrée de quelques fonctionnaires ou parlementaires ; elle signifie simplement que nul n’a paru mieux qualifié que le leader libéral pour couper court à ces abus. Il n’y manquera pas ; dès le début de novembre, huit jours après les élections, M. Brodeur, ministre de la Marine, suspendait vingt-huit employés, convaincus d’avoir touché des pots-de-vin dans plusieurs livraisons de fournitures, à Québec. Mais les publicistes canadiens relèvent avec beaucoup d’aigreur les protestations vertueuses de certains confrères d’Angleterre : « Comme s’ils n’avaient pas connu ces tares, eux aussi ! » disent-ils.

La majorité de sir Wilfrid demeure solide ; les statistiques attribuent à ses partisans cent trente-cinq sièges, et quatre-vingt-six à l’opposition ; on sait cependant qu’en tout pays cette littérature officielle est empreinte d’un optimisme congénital ; les probabilités sont que le ministère possède une avance de trente-cinq à quarante voix sur l’ensemble des opposans et des incertains ; c’est beaucoup, après douze ans de pouvoir ; c’est assez pour diriger la politique, pas assez pour ne pas gouverner sans vigilance et s’abandonner aux mortelles langueurs des Chambres « introuvables. » Les ministres n’oublieront pas que le très ardent et pourtant très judicieux Henri Bourassa, l’enfant terrible des Canadiens français, n’a voulu se prononcer fermement ni pour l’un ni pour l’autre des deux partis, et qu’il travaille à constituer, de droite et de gauche, un groupe indépendant, dégagé de toutes compromissions, résolu à faire surtout l’éducation du corps électoral. Ils auront prêté l’oreille, aussi, à certains discours de sir Richard Cartwright, réclamant des sessions parlementaires plus courtes pour épargner au pays de tomber entre les mains de politiciens de profession… Tout cela, chuchotent des ministrables de demain, veut dire la fin d’un règne, l’avènement d’industriels et d’hommes d’affaires d’Ontario, dont l’âge serait proche après celui de sir Wilfrid et de Québec… Peut-être ; mais alors les hommes seuls changeraient, les directions politiques restant à peu près constantes ; pour le présent, sir Wilfrid, dont la santé chancelante inquiétait ses amis, il y a trois ans, est entièrement rétabli, plus alerte que jamais ; il n’est pas encore au bout de sa carrière politique.

Sa tâche est lourde et passionnante, dans ce Canada qui est en somme, par l’ancienneté relative de son histoire, le doyen des États américains, et qui joint à un respect religieux de tout son passé un sens aigu des nouveautés les plus modernes. Au cours de la campagne, le principal argument des libéraux contre leurs adversaires était un hymne à la prospérité du Canada : population rapidement accrue, moissons débordantes, chemins de fer en construction de tous côtés. Certes, le mouvement est indéniable, le progrès splendide ; peut-être seulement est-on allé un peu vite ; les immigrans devront être désormais mieux triés, les moissons ne se reproduisent pas indéfiniment par une culture simplement extensive, les chemins de fer coûtent cher, et l’on sait qu’un vieux pays riche comme la France a mis plus de vingt ans à compléter son réseau, malgré l’ingéniosité financière des Conventions de 1883. Quelques mois de tassement ne nous surprendraient guère ; cette halte ne sera pas inutile aux dirigeans canadiens pour consolider l’avance acquise.

La colonisation s’est d’abord attaquée, le long du chemin de fer Canadien Pacifique, aux vastes plaines de la Prairie, devenue l’un des greniers du monde ; elle s’est développée parallèlement au réseau des communications nouvelles, car depuis longtemps les cultivateurs canadiens moissonnent pour l’exportation. Le paysan a toujours été bien accueilli au Canada, d’où qu’il vînt ; mais pour stimuler l’afflux des immigrans, le gouvernement fédéral, aidé des gouvernemens provinciaux, a organisé une large propagande, avec le concours rémunéré de sociétés, civiles ou religieuses. M. Siflon, qui fut longtemps ministre de l’Intérieur dans le Cabinet Laurier, fit ainsi passer dans l’Ouest, au-delà de Winnipeg, des milliers et des milliers de pauvres gens de toutes origines, Anglo-Saxons, Latins, Hongrois, Russes, Syriens ; c’était une « ménagerie humaine, » disait-on à Ottawa, dont les croisemens font une race très composite encore et que tend à niveler, depuis trois ou quatre ans, un flot américain roulant du Sud au Nord. Sous nos yeux, le vieux Canada se prend à coloniser, près de ses anciens établissemens du Saint-Laurent ; la crise américaine de 1907 lui a renvoyé beaucoup d’ouvriers d’usines, qu’avait attirés l’appât des hauts salaires et dont le gouvernement s’efforce de refaire des paysans, dans l’arrière-pays de Québec et d’Ontario ; ceux-là aussi, comme les pionniers de l’Ouest, ont besoin de chemins de fer pour se rendre à pied d’œuvre, pour faire passer au Sud, ensuite, les bois de leurs défrichemens et les grains des clairières conquises. Sir Wilfrid est très favorable à ce mouvement de rapatriement des Canadiens des États-Unis ; que ce groupement de langue française devienne compact et se resserre sous l’obédience d’une seule loi, voilà qui n’intéresse pas seulement l’avenir de la race française au Canada, mais l’avenir même du Dominion comme colonie libre, affiliée à l’Angleterre.

S’il y a une distinction à observer, en effet, entre le Canadien français de Québec et le Canadien d’Ontario, c’est que le premier met une coquetterie plus persistante à se différencier de ses voisins des Etats-Unis. Ontario, par la géographie même, est une presqu’île enfermée entre les Grands Lacs, cernée, sur presque toute sa périphérie, par le territoire de la grande République ; quelle que soit la solidité de son loyalisme britannique, elle est liée au milieu américain par une complexité d’intérêts qu’accuse, de part et d’autre de la frontière, le lacis presque toujours mixte des capitaux et des voies ferrées. Aussi les hommes d’Etat d’Ontario, pour contre-balancer ces influences, attachent-ils le plus grand prix au maintien de relations cordiales avec les Français de Québec. L’esprit politique étouffe bien vite les excitations maladroites des quelques égarés qui voudraient aviver des désordres de races et de religions entre les deux vieilles provinces ; l’une et l’autre se soutiennent et se complètent ; elles ont le nombre, quatre millions d’habitans sur les six millions du Dominion, et l’argent ; Québec possède la seule race de l’Amérique du Nord, nègres exceptés, qui multiplie vite par ses seules forces prolifiques. Il est donc intéressant de constater que ces provinces prennent conscience de leur solidarité nécessaire, et veulent, de plus en plus, coloniser chez elles ; elles enracinent ainsi dans un sol limité l’union sociale et politique sur laquelle repose, croyons-nous, l’avenir britannique du Dominion.

Le Manitoba, étalé à mi-distance entre les deux Océans, puis l’Alberta et la Saskatchewan, qui sont les nouveaux Etats de l’Ouest, constituent, des Grands Lacs aux Montagnes Rocheuses, la zone par excellence de la colonisation. Une carte générale du Canada fait ressortir que Winnipeg, chef-lieu du Manitoba, est le centre du rayonnement de nombreuses lignes de chemins de fer : le Canadian Pacific et le Great Northern y ont concentré d’importans services administratifs et techniques, le Grand Trunk Pacific vient s’y souder à ces réseaux plus anciens, dont il double déjà les lignes sur plus de 1 000 kilomètres, de part et d’autre de la capitale ; on peut donc dire que tout le mouvement de l’Ouest passe par cette ville qui compte aujourd’hui 115 000 habitans : en deux années seulement, 1904 et 1905, plus de cent millions de francs ont été dépensés à Winnipeg en construction d’immeubles. Or, d’où viennent présentement immigrans et capitaux ? Surtout des Etats-Unis. M. Sifton prévoyait-il cette affluence, lorsqu’il faisait appel aux colons disparates qu’il a dispersés dans l’Ouest ? C’est possible ; mais toujours est-il que les chiffres de l’immigration, pour 1907, sont très caractéristiques : il y a chute profonde dans le contingent des arrivans d’Europe, tandis que l’effectif en provenance des Etats-Unis se maintient, avec tendance à la hausse ; cependant, l’immigration européenne est primée, de diverses manières ; celle d’Amérique est absolument libre.

A diverses reprises, sir Wilfrid a déclaré qu’il se réjouissait de cette invasion pacifique, parce que tous ces colons ne tardaient pas à devenir de bons citoyens canadiens. Nous ne contestons pas que nul d’entre eux ne songe à revendiquer une nationalité qui ne soit pas la canadienne, mais l’esprit de ces nouveaux venus n’est pas exactement, ne peut pas être, celui du vieux Canada. Ce sont gens plus frustes ; pour eux un voyage dans les villes lointaines du Saint-Laurent est un déplacement de luxe, dont beaucoup ne sentent même pas le besoin. L’homme politique de l’Ouest est plus étranger que celui de l’Est aux souplesses de la vie parlementaire, témoin l’hon. Thomas Greenway, récemment décédé après avoir été longtemps Premier du Manitoba ; ce rude Ecossais, fermier dans la Prairie dès l’enfance, était une manière de puritain, honnête et sectaire ; il n’a pas tenu à lui que la question des écoles confessionnelles ne s’exaspérât entre protestans et catholiques, alors que des interventions venues de l’Est, et auxquelles sir Wilfrid ne resta pas indifférent, ont assoupi ces discordes stériles sous d’opportunes transactions. L’Ouest, qui se concentre tout entier dans Winnipeg, demande maintenant une sortie vers l’Europe qui l’affranchisse du Saint-Laurent, un chemin de fer de Winnipeg à la baie d’Hudson ; la baie est gelée pendant huit mois ; peu importe, tout le reste de l’année, on ne devrait de comptes à personne.

Nous apercevons ici quelques difficultés qui ne font encore que s’estomper à l’horizon du Dominion ; il en est d’autres qui naissent sur le littoral du Pacifique, dans la Colombie britannique ; par cette province, le Canada tend la main à l’Extrême-Orient de l’Asie ; il est le voisin américain le plus proche de la Chine et du Japon ; il subit le contre-coup des mouvemens d’opinion anti-asiatiques qui ont provoqué, l’an dernier, des incidens désagréables à Vancouver comme à San Francisco. La diplomatie de M. Lemieux, ministre fédéral des Postes et du Travail, s’est heureusement employée à résoudre, d’accord avec le gouvernement japonais, un différend que les autorités provinciales de Colombie, trop près des électeurs intéressés, ne voyaient certainement pas d’assez haut ; mais il est resté, parmi les chefs de l’opinion dans cette province, une certaine amertume contre le Cabinet Laurier : les conservateurs ont gagné plusieurs sièges aux dernières élections, et notamment battu le seul des ministres de sir Wilfrid qui eût la mauvaise chance d’être à leur merci en Colombie, M. Templeman. En revanche, l’habile transaction ménagée par M. Lemieux au sujet de l’immigration japonaise a rassuré les ouvriers des groupes avancés et sauvé le mandat de M. Ralph Smith, socialiste indépendant d’hier, ami du gouvernement Laurier aujourd’hui.

Naguère sir John Macdonald, le père de la National policy, avait voulu cimenter l’union fédérale des provinces par la construction du Canadian Pacific Railway ; une pensée politique du même ordre a fait de sir Wilfrid le champion résolu du Grand Trunk Pacific ; le G. T. P. est une réplique du C. P. R., accommodée aux conditions nouvelles du Canada ; il sert la colonisation dans l’arrière-pays des vieilles provinces et tout ensemble maintient l’union économique d’Est en Ouest, à travers les territoires que gagne, sur toute la largeur du Dominion, l’émigration rurale qui monte du Sud ; il conduira, sur des domaines encore vierges, les colons recrutés en Europe, par une propagande de plus en plus active, mais aussi de plus en plus sévère sur le choix de ses recrues. Organe de plus-value économique, le G. T. P. est aussi un instrument d’équilibre politique. Les adversaires du Cabinet Laurier, alléguant l’énormité de la dépense, se seraient contentés, disaient-ils, d’une nouvelle ligne partant de Winnipeg vers l’Ouest ; le premier ministre ne l’a pas voulu ; il a personnellement insisté pour que le tronçon oriental, des provinces maritimes à Winnipeg par Québec, fût construit en même temps que l’autre. La Presse, qui est le grand journal canadien français de Montréal, a fait plusieurs fois ressortir, au cours de la campagne électorale, que c’était là un souci supérieur à des coteries d’intérêts provinciaux, et vraiment une conception d’homme d’Etat.

Le second transcontinental fournit actuellement de l’ouvrage à plusieurs milliers d’ouvriers ; il apporte ainsi une atténuation à la crise que le Canada subit, inévitablement, comme les Etats-Unis et la vieille Europe ; à ce titre donc, aussi, l’initiative du ministère libéral est opportune. Le Canada, qui n’a guère connu jusqu’ici que la menace des conflits sociaux, n’échappera pas à ce danger, d’autant moins qu’il devient industriel. Il n’existe pas encore de parti socialiste canadien ; cependant, des groupes socialistes se dessinent dans plusieurs centres et, dans la Colombie britannique, on trouve même une organisation, une « machine » rudimentaire : M. Ralph Smith, député du district houiller de Nanaimo, est un ancien mineur qui, combattu par les journaux des intransigeans, a passé comme indépendant labour candidate ; son succès n’a donc rien d’inquiétant pour le gouvernement, tout au contraire ; mais son concurrent « unifié, » M. Hawthornewaite, l’a serré de près. Dans une des circonscriptions voisines de Montréal (Maisonneuve), M. Verville, socialiste élu en 1904 contre un libéral, retourne au Parlement ; son nom est accompagné, dans les listes officielles, de la mention encore unique : Labour party.

Le Cabinet Laurier n’a pas voulu se présenter devant les électeurs ouvriers avec de simples promesses : bien que la législation sociale soit, aux termes de la Constitution de 1867, du ressort des provinces, le dernier Parlement fédéral a voté une loi sur la conciliation et l’arbitrage, d’ailleurs facultatifs seulement, dont l’auteur est M. Lemieux. Lors d’une récente réunion électorale, à Saint-Hyacinthe, M. Dandurand, président du Sénat, parlait de cette loi comme d’un des meilleurs titres du Cabinet Laurier à la reconnaissance publique ; l’Angleterre et l’Italie, ajoutait-il, sont sur le point de nous l’emprunter. Il y a peu d’années aussi, fut ouvert près le ministère des Postes un Bureau du Travail, office d’enquêtes et de publications statistiques ; le directeur en était M. Mackenzie King, un spécialiste tout à fait distingué, qui est aujourd’hui député fédéral pour North-Waterloo (Ontario) et prend rang dans le Cabinet comme premier titulaire d’un ministère du Travail. Tout laisse prévoir que, dans une société dont l’évolution est rapide, quelquefois cahotée, ce nouveau portefeuille ne sera pas une sinécure.


Ainsi le Canada, la première période de sa croissance achevée, paraît entrer dans l’âge plus ingrat où l’organisme réagit moins spontanément contre les concurrences extérieures. Colonie fidèle de l’Angleterre, il n’en est pas moins, dans la pratique, le seul maître de ses destinées, les responsabilités pèsent plus lourdes sur la tête de ses dirigeans, à mesure que leur liberté s’affranchit de plus d’entraves. Devant le prince de Galles, pendant les fêtes du Tricentenaire, sir Wilfrid n’hésita pas à définir l’Angleterre et le Canada comme deux nations reconnaissant un seul roi ; il s’est à peine rencontré deux ou trois publicistes, sans grande autorité, pour relever ce qu’un tel langage avait de hardi. C’est que ces mots expriment la réalité des choses : de son plein gré, de son seul mouvement, le Canada a inauguré la Préférence douanière avec l’Angleterre ; il a négocié directement une convention de commerce avec la France, traité par un de ses ministres, M. Lemieux, avec le gouvernement du Japon ; il n’y a plus sur terre canadienne un soldat anglais depuis que les garnisons impériales de Halifax et d’Esquimalt ont été relevées par des troupes locales : le Dominion traite d’égal à égal avec toutes les puissances, sans excepter sa propre métropole.

Comment va-t-il, maintenant, orienter sa politique étrangère ? Les questions internationales sont, de nos jours, souvent économiques, et le Dominion, pour se libérer de tout contrôle, a commencé par se donner un régime douanier qui ne fût qu’à lui. Ce régime est nettement protectionniste : un tarif minimum, dit de préférence, est appliqué aux marchandises anglaises ou à celles dont la valeur s’est augmentée d’au moins un quart en passant par des usines du Royaume-Uni ; le tarif intermédiaire, correspondant au tarif minimum français, est en usage pour les importations des pays qui ont un accord avec le Dominion ; enfin le tarif général est une machine de guerre dressée contre les puissances malveillantes ou trop exigeantes. Le tarif de préférence même représente une protection de 20 à 30 pour 100 en faveur des fabricans du Dominion ; de plus, quelques industries bénéficient de primes (bounties) ; c’est ainsi que tout dernièrement les hauts fourneaux de Sydney (Nouvelle-Ecosse) ont pu livrer à l’administration des chemins de fer de l’Inde un lot considérable de rails. L’industrie canadienne s’est beaucoup développée à l’abri de ces tarifs ; les visiteurs de l’Exposition de Londres (1908) qui se souvenaient de l’exhibit du Dominion à Paris, en 1900, s’en seront aisément convaincus. Mais, d’autre part, le prix de la vie a monté ; des consommateurs s’en plaignent. Va-t-on réajuster le tarif ? De quels côtés cherchera-t-on à faciliter les échanges ?

Dans les débuts de sa magistrature, sir Wilfrid penchait pour un rapprochement avec les États-Unis. Le tarif de l’Union est, en moyenne, plus élevé encore que celui du Canada ; mais, malgré tout, l’attirance du voisinage immédiat est si forte, que les Etats-Unis demeurent, de beaucoup, les premiers fournisseurs d’objets fabriqués du Canada[1]. Dans ces conditions, les hommes d’Etat de la Maison Blanche accueillirent avec une courtoise froideur les avances du gouvernement canadien ; ils n’avaient rien à gagner à une convention de « réciprocité. » Les Canadiens, au cours de pourparlers plusieurs fois abandonnés et repris, eurent le temps de s’apercevoir que la grande production américaine était concurrente, plutôt que complémentaire, de la leur ; ils entreprirent de devenir industriels, eux aussi, et souvent y furent aidés par la complaisance des capitaux américains, séduits par les moindres exigences de la main-d’œuvre, au Nord de la frontière. Là-dessus éclata (1900-1903) le désaccord relatif aux limites de l’Alaska ; les Américains montrèrent dans leurs revendications quelque rudesse, et sans doute n’eurent-ils pas tort, puisque la sentence finale leur donna presque totalement raison ; mais on leur en veut encore, au Canada.

On leur pardonne moins encore d’avoir, par le jeu de monopoleurs, protégés sur le marché national, écoulé à perte en Canada des lots considérables de marchandises de toutes sortes, médiocres, mais si peu chères que le consommateur s’en contentait quand même au détriment des fabricans locaux. Le Parlement s’était ému, le Premier prit l’initiative de proposer des droits spéciaux contre les dumped goods, c’est-à-dire les articles vendus de la sorte avec un parfait mépris du fair play. En plusieurs réunions, ces temps derniers, les orateurs libéraux félicitèrent le Cabinet d’avoir ainsi combattu le dumping en faveur du travail national, et c’était toujours un des couplets les plus applaudis. Aujourd’hui, même dans Ontario, même dans les Provinces maritimes, où l’industrie et la pêche embrouillent tant d’intérêts entre Canadiens et Américains, il règne une certaine défiance, ou tout au moins une indifférence générale, à l’endroit des États-Unis ; si des nouveautés douanières doivent intervenir, ce n’est plus le Canada qui les sollicitera ; « nous n’irons plus rien demander à Washington, » a déclaré un jour M. Laurier. Toutefois, notons que M. Taft, à la différence de M. Roosevelt qu’il vient de remplacer, connaît personnellement le Canada, où il venait souvent en villégiature d’été ; si les États-Unis voulaient reprendre avec Ottawa d’anciennes conversations, on est prêt à leur faire un accueil amical, mais ce sera tout.

Une autre négociation, en revanche, qui pourrait mieux réussir cette fois que jadis, tendrait à réunir Terre-Neuve au Dominion du Canada. La grande île, qui a son Parlement spécial, et dont les dirigeans avaient jusqu’ici lié partie avec des négocians américains, vient, elle aussi, de renouveler sa représentation législative ; le ministère de sir Robert Bond, s’il n’a pas été mis expressément en minorité, est si profondément ébranlé que des changemens de personnes sont inévitables ; après dix ans de magistrature ininterrompue, sir Robert était usé ; son successeur, sir Edward Morris, avait été formé à ses côtés, nous allions dire à son ombre ; il s’est émancipé à un moment où, toute menace de conflit avec la France écartée, par la liquidation complète de nos droits sur l’ancien French Shore, il devient possible de mettre librement en valeur cette côte occidentale de l’île, qui fait face au Saint-Laurent ; la solidarité d’intérêts entre les deux domaines britanniques voisins ressortira mieux, maintenant que l’activité de Terre-Neuve, bien équilibrée, dépendra moins de ses relations avec les États-Unis ; peut-être est-il réservé à sir Wilfrid de réaliser, de ce côté, le « greater Dominion. »


En Europe, si l’on met à part l’Angleterre, deux puissances seulement intéressent présentement le Canada : l’Allemagne et la France. Avec l’Allemagne, le ton des rapports économiques actuels est, officiellement, celui de l’hostilité déclarée. Lorsqu’en 1897 MM. Laurier et Fielding, ce dernier ministre des Finances, voulurent instituer la Préférence pour l’Angleterre, quelques voix s’élevèrent, en Allemagne, pour réclamer le bénéfice des mêmes réductions ; la clause de la nation la plus favorisée étant inscrite dans un traité passé entre l’Allemagne et l’Angleterre (1865), toute concession dont l’Angleterre profitait devait, d’après ces plaignans, profiter du même coup à l’Allemagne. À cette prétention, qui méconnaissait le droit d’une métropole de déterminer un régime purement domestique entre elle et ses colonies, l’Angleterre répondit par la dénonciation du traité qui la liait à l’Allemagne. Un traité anglo-belge, pour la même raison, eut le même sort. Dès lors, le Canada fit librement jouer la Préférence, mais, l’Allemagne s’obstinant dans sa bouderie, une guerre de tarifs fut engagée ; elle dure encore.

Or les Canadiens vendent peu en Allemagne, tandis que les Allemands regrettent une clientèle que les exagérations douanières raréfient de plus en plus ; l’exportation allemande a fléchi, laissant le champ plus libre à des concurrences autrichiennes, suisses et françaises. De là, de la part de l’Allemagne, des invites non dissimulées pour reconquérir l’amitié des Canadiens ; une brochure signée E. J. Neisser, et intitulée : Allemagne et Canada, étude de politique commerciale (1908), réunit et commente les doléances des fabricans de draps, de cotonnades, de rubans, de verrerie, montre le déclin symétrique de l’industrie des fourrures importées du Canada à Leipzig, détaille, avec des argumens précis, les traits de cette décadence économique ; l’auteur conclut sur l’espoir que des relations plus amicales seront prochainement rétablies. Ailleurs, c’est une proposition de M. Ballin, directeur de la Hamburg America Linie, à de hauts officiers du Canadian Pacific, pour la mise en train d’un service hebdomadaire de grands paquebots entre Hambourg, Brème, Rotterdam et le Saint-Laurent ; le premier départ aurait lieu dès l’ouverture de la navigation, au printemps de 1909 ; par cette voie nouvelle, le Canada recevrait plus aisément les émigrans de l’Europe centrale et pourrait ouvrir à ses grains de nouveaux marchés.

Mais il est dans la nature allemande de toujours osciller entre plusieurs orientations : les Allemands recherchent l’amitié canadienne et, dans le même temps, partent en guerre contre la Préférence, qui est un des articles fondamentaux du programme de la National policy du Dominion. A la fin de l’été dernier, la Chambre de commerce de Wiesbaden écrivait à l’Association des Chambres de commerce germaniques pour leur signaler le péril d’une extension de la Préférence ; il est urgent, disait cette lettre, d’organiser la résistance de toutes les nations atteintes par le développement de ce système différentiel ; la France, qui applique aussi un régime de faveurs douanières à ses colonies, serait tenue à l’écart, mais toutes les autres puissances auraient un profit commun à faire bloc, — derrière l’Allemagne, bien entendu, — contre la Préférence impériale britannique… La Canadian Gazette, qui est une feuille officieuse d’informations hebdomadaires, publiée à Londres, écrivait à ce propos, le 8 octobre dernier : « L’Allemagne aura bientôt, nous le craignons, à reconnaître franchement que l’Angleterre et le Canada sont membres d’un même corps mieux que la Prusse et la Bavière. »

Pour l’Allemagne comme pour les États-Unis, l’attitude des hommes d’Etat canadiens est donc l’expectative. La campagne des avances allemandes prend cependant une certaine force, du fait des hésitations du Sénat français à ratifier le traité de commerce franco-canadien, signé déjà depuis plusieurs mois. Les dispositions du Canada pour la France, l’amie de l’entente cordiale, sont présentement excellentes ; on désire vivement, de l’autre côté de l’Atlantique, donner une consécration d’ordre pratique aux effusions du Tricentenaire ; aussi bien le cabinet Laurier a-t-il fait les premier pas, puisqu’il subventionne largement un service à vapeur direct de France au Canada ; si des subventions françaises étaient accordées, le service serait fait, par moitiés, sous l’un et l’autre pavillon ; des ministres canadiens, MM. Fielding et Brodeur, sont venus à Paris négocier le traité, qui doit remplacer une convention de 1893, ridiculement restreinte à l’énumération de quatre ou cinq articles, ils ont consenti des avantages aux spécialités françaises, telles que vins fins, étoffes de prix, etc. La Chambre française a voté le projet de loi, mais des objections se sont élevées au Sénat.

D’abord, un traité anglo-suisse, de 1855, portant la clause de la nation la plus favorisée, les importations suisses, de soie par exemple, seraient traitées aussi avantageusement que les françaises ; puis les viticulteurs français réclament des détaxes pour les vins légers en alcool, les fabricans de machines agricoles protestent contre les modérations de droits accordées aux machines canadiennes. Nous n’avons pas qualité pour discuter ces griefs ; observons seulement que, dût la Suisse, dût l’Autriche aussi, bénéficier sur le marché canadien d’avantages spécifiquement consentis à la France, la concurrence entre les producteurs de ces trois pays demeure réglée sur le même pied qu’aujourd’hui ; d’autre part, il est difficile d’espérer pour les vins ordinaires de France un marché très étendu au Canada ; les viticulteurs d’Ontario ne font assurément pas encore des bordeaux « bourgeois, » mais ils étendent leur vignoble et améliorent leur fabrication ; ils ne permettront jamais que des rivaux du dehors accaparent leur clientèle ; pour les vins chers, au contraire, la France n’a de rivaux à craindre nulle part ; dans un pays qui s’enrichit comme le Canada, les débouchés s’ouvrent surtout pour nos articles de luxe et de haut goût…

Enfin, un traité de commerce est une transaction, et le Canada désire présentement transiger avec la France ; il est remarquable que les correspondances d’Europe racontant les épreuves du traité sont envoyées d’Allemagne aux journaux canadiens ; certains, dédaignant toute dissimulation, posent nettement la question en ces termes : France or Germany ; which ? Le traité avec la France est souhaité par les hommes d’Etat d’Ottawa comme un succès moral autant qu’économique ; pour la première convention qui sera signée de la sorte par le Dominion, agissant on peut le dire souverainement, il est désirable que le partenaire soit la France ; notre pays garde encore un prestige aux yeux des cousins français d’outre-Atlantique ; si le catholicisme sincère de quelques-uns s’effarouche des allures de notre politique intérieure, du moins nous considère-t-on comme une nation courageuse, dont les initiatives généreuses sont un honneur pour l’humanité ; la légende du Français léger, simple amuseur du monde, cède devant une connaissance plus sérieuse de nos aptitudes et de nos énergies nationales ; notre tenue, notre dignité consciente et calme dans l’affaire marocaine nous ont conquis des amitiés solides. Dans le mouvement complexe qui, du côté canadien, conduisit à la signature du traité, il entre assurément un désir d’union plus intime avec les commerçans et les capitaux de France, mais aussi un sens affiné de l’opportunité politique et quelque chose d’une sympathie particulière, qui associe les fondateurs du vieux Canada et les champions actuels de l’entente cordiale.


Ardemment canadien, le Canada est aussi profondément britannique ; il ne sépare pas un terme de l’autre et, par là, dans l’histoire même de l’Empire, nous croyons que son évolution récente annonce et prépare des nouveautés. La Préférence, les ministres l’ont souvent répété, fut un acte unilatéral ; l’octroi de cette faveur à l’Angleterre avait bien probablement pour objet d’obtenir de la métropole des avantages réciproques, mais les deux concessions n’étaient pas liées ; aujourd’hui encore, l’électeur britannique ne veut pas de taxes sur les objets de consommation, même si les importations coloniales étaient privilégiées par rapport à celles de l’étranger, et cependant le Canada se tient ferme sur le terrain de la Préférence ; on dirait qu’il est sûr que le temps travaille pour lui, et que sa durable complaisance finira par forcer celle du Royaume-Uni. Là encore sir Wilfrid se montre homme d’Etat, capable de réserver et de prévoir : il résiste à l’Association des manufacturiers canadiens, puissance économique et même électorale, qui désirerait des droits plus élevés contre les articles anglais.

L’industrie des lainages, celle qui se plaint le plus vivement, est en baisse évidente depuis une quinzaine d’années ; le nombre des usines, de 1891 à 1905, est tombé de 213 à 103, celui des ouvriers employés, de 6 881 à 4 587 ; il faut tenir compte de ce qu’une machinerie plus parfaite permet un travail égal ou supérieur, dans des usines centrales, avec une moindre main-d’œuvre, cependant les manufacturiers sont atteints ; les lainages anglais, les seuls qui leur fassent une concurrence active, sont frappés d’un droit de 30 pour 100 (le droit du tarif intermédiaire est de 35, à peine supérieur à celui de la Préférence), ils demandent davantage. Or sir Wilfrid entend ménager le consommateur, il ose parler aux usiniers du pauvre laboureur qui, dans un pays où l’hiver est froid, a besoin de vêtemens chauds à bon marché ; il va jusqu’à les blâmer de ne point vouloir fabriquer des articles économiques pour lesquels ils laissent le champ libre à leurs compétiteurs anglais. Et, comme les manufacturiers insistent, il leur promet gravement… une enquête sur l’industrie textile en Angleterre, en Allemagne et dans plusieurs autres pays.

Donc, pour le moment, pas de nouveau tarif douanier, ce qui équivaut à quelques facilités pour le producteur anglais de garder une clientèle canadienne ; mais de plus en plus, le Dominion est décidé à diversifier, à nuancer son tarif ; le droit préférentiel n’est plus uniformément fixé à 30 pour 100 ad valorem, mais varie suivant les rubriques, de manière à concilier, autant que possible, les intérêts britanniques en face de l’étranger et les intérêts canadiens en face de l’Angleterre. C’est là un jeu d’équilibre très délicat, dans lequel le cabinet Laurier devra désormais déployer toute sa souplesse manœuvrière ; il entend élever, au-dessus de toutes contestations, le principe même de la Préférence, car ce système est celui d’un placement à long terme, mais de revenu futur qu’il juge certain. Dans cet esprit, les commissaires du Canada, interprètes fidèles de la pensée ministérielle, ont admirablement planté, à l’Exposition franco-britannique de Londres le décor somptueux de leur palais : « Comment ! dira désormais l’électeur britannique qui aura vu ces monceaux de grains, ces immenses et originales arabesques en épis, le Canada qui est un pays anglais produit tout cela, et notre pain est fait de froment étranger ! » Lorsque cette idée se sera imposée à toute l’Angleterre, la Préférence canadienne touchera sa récompense, et la persévérance de sir Wilfrid aura découvert la formule de cet impérialisme économique dont M. Chamberlain n’aura été le prophète que quelques années trop tôt.

Dans cette combinaison, le Canada prend figure de membre autonome de l’organisme impérial ; ses communications transcontinentales, améliorées, sont un pont sur la ligne toute britannique, all red line, qui relie l’Atlantique au Pacifique, l’Europe occidentale à l’Asie d’Extrême-Orient et au monde australien. Dès maintenant la politique lauriériste est chaudement approuvée dans toutes les colonies parlementaires ; au lendemain des élections, le général Bolha télégraphiait à sir Wilfrid : « My colleagues and I heartily congratulate you on your success ; » l’hiver dernier, des missions d’enquête ont préparé une entente douanière entre les colonies tropicales du Centre-Amérique et le Dominion. Ce ne sont encore là que des symptômes, mais caractéristiques et tous concordans. La fédération économique impériale se prépare, et le Canada peut soutenir qu’il lui a ouvert la voie ; le premier ministre le disait sans fausse modestie, l’automne dernier, dans une réunion électorale en plein Ontario : « Nous donnons à tout l’Empire une inspiration et un exemple ; déjà la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud, l’Australie ont adopté la Préférence, inaugurée par nous en 1897 ; le jour viendra, prochain sans doute, où le Royaume-Uni fera comme elles. »

Ce jour est-il aussi proche que le souhaitent les coloniaux anglais ? Peut-être, car il semble bien que déjà l’aurore s’en annonce. Quoi qu’il en soit, que nous considérions le Dominion en lui-même, ou comme partie de l’Empire britannique, les élections d’hier et le maintien aux affaires de sir Wilfrid Laurier sont tout autre chose que des faits-divers de chronique locale.


HENRI LORIN.

  1. D’après le dernier Canadian Year Book, les importations du Royaume-Uni au Canada pendant les neuf premiers mois de 1907 ont monté à 63,68 millions de dollars et celles des États-Unis, dans la même période, à 156,29 millions ; sur ces totaux, les « produits des manufactures » figurent respectivement pour 54,32 et 88,54.