AU BAGNE

II.[1]
LA COLONISATION PÉNALE.


I

Ce qu’on nomme progrès n’est pas toujours, — ainsi que le voudrait l’étymologie, — une marche en avant ; c’est souvent, au contraire, un retour vers une source de vérité abandonnée ou méconnue depuis des siècles : on croit s’être frayé un nouveau chemin, alors que l’on n’a fait autre chose que débarrasser un très vieux sentier des ronces qui l’envahissaient. Cela est vrai d’un grand nombre de nos théories modernes, parfois si infatuées d’elles-mêmes, notamment de celles qui ont trait au mode de répression des criminels et au moyen d’obtenir leur régénération.

Ces doctrines excellentes, fraîchement émoulues des congrès pénitentiaires et qui paraissent très fin de siècle puisqu’on commence à les appliquer aux environs de l’an 1900, datent, en réalité, de la chute de l’antiquité païenne. Que sont-elles, en effet, si ce n’est le développement d’une idée clairement et magistralement exprimée dans la belle légende évangélique du « bon et du mauvais larron ? »

Le mérite de nos contemporains, — et il est considérable, — consiste à avoir découvert cette idée sous la poussière du temps, à se l’être appropriée, à l’avoir complétée. Grâce à eux, le bon larron a cessé de figurer parmi les symboles pour devenir un personnage en chair et en os, très vivant, souvent fort intéressant.

C’est de lui que je vais prendre la liberté de vous entretenir, heureux de n’avoir plus désormais à écrire les mots prison, cellule, cachot et autres vocables d’aspect sinistre que je m’excuse d’avoir, dans la première partie de ce travail, si souvent fait passer sous vos yeux.

Notre forçat a su éviter ces écueils nombreux qui, pour beaucoup de ses compagnons, sont des étapes vers l’abîme final ; jamais il n’a franchi le seuil du « tribunal maritime spécial, » ni celui du « camp disciplinaire. »

Depuis longtemps déjà, il est de première classe, et sa conduite ne s’est pas démentie un instant. « Bon sujet, bon travailleur, » disent de lui les surveillans dans leurs notes.

Voilà dix ou quinze ans qu’il expie.

Supposons-le condamné à perpétuité ; on va le faire bénéficier d’une commutation de peine en vingt années de travaux forcés avec, pour corollaire, l’obligation de résider dans l’île jusqu’à la fin de ses jours. Si la récompense n’allait pas plus loin, il faut avouer qu’elle serait bien disproportionnée avec les efforts accomplis pour la mériter, car elle présenterait au criminel repentant cette seule perspective : sortir du bagne à soixante-dix ans pour s’en aller mourir de misère dans quelque fossé.

Un tel avenir ne serait évidemment pas de nature à enfanter le courage et la persévérance.

Aussi, les auteurs de la loi fondamentale du 30 mai 1854 ont-ils posé un principe fécond en décidant que des concessions de terrains pourraient être accordées aux transportés.

C’était résoudre à la fois deux questions de grande importance : l’utilisation des bonnes volontés au profit de la rénovation individuelle, l’utilisation de cette régénération au profit de l’intérêt général, c’est-à-dire du peuplement.

Malheureusement, la politique, — qu’allait-elle faire dans les galères ? — est venue dire son mot, et ce mot, suivant son habitude, a été fâcheux. — J’expliquerai comment, tout à l’heure. Ses exigences ont été cause que le principe n’a pas donné tous les fruits qu’on était en droit d’en recueillir, sans cependant avoir été immédiatement atteint dans sa fécondité.


II

En règle générale, le condamné jugé digne d’obtenir une concession n’est point transformé tout à coup de prisonnier en propriétaire (concession rurale) ou en artisan (concession urbaine) : rien de plus dangereux, quand un homme a jeûné pendant longtemps, que de le laisser manger trop vite et trop copieusement. C’est pourquoi on a reconnu la nécessité de lui faire subir une dernière épreuve, de l’assujettir à une sorte de surnumérariat.

Deux systèmes ont été imaginés à cet effet et mis concurremment en pratique : l’un, excellent, et qui a donné les meilleurs résultats, c’est l’institution des « élèves concessionnaires ; » l’autre fort mauvais à tous les points de vue, c’est « l’assignation » chez les colons.

On a abandonné le premier pour suivre le second avec la plus funeste exagération ; de telle sorte que plusieurs centaines de condamnés sont actuellement détournés des travaux publics pour être mis à la disposition des habitans.

Ce beau chef-d’œuvre est dû à l’intervention signalée plus haut de la politique dans des questions où elle n’entend rien.

La Nouvelle-Calédonie a le bonheur, dont elle jouit en néophyte, de posséder des institutions parlementaires, dernier bienfait laissé par l’administration militaire au moment où elle cédait le pouvoir à l’administration civile ; d’aucuns appellent ce cadeau une flèche du Parthe.

Les conséquences en ont été celles-ci : des circonscriptions où l’autorité est représentée par un maire, un adjoint, un garde champêtre et la population par trois citoyens composant trois partis politiques et faisant de l’opposition ; un conseil-général muni de pouvoirs très étendus (chacun des sièges de cette assemblée est rembourré par une vingtaine ou une trentaine de bulletins de votes).

Ces divers personnages émanés du suffrage universel, quoique restreint dans ses manifestations, manqueraient à l’essence même de leur mission s’ils ne réclamaient pour eux et pour leurs électeurs les privilèges les moins justifiés ; de son côté, l’administration violerait la plus sainte tradition si elle les leur marchandait un instant. On n’a pas eu de peine à lui persuader que le seul fait d’être venu tenter la fortune à cinq mille lieues de la métropole crée des droits à la bienveillance de l’État, — que dis-je ? à son assistance monnayée. A nous, s’est écrié, fort de cet axiome, le chœur des agriculteurs, des industriels, voire des « marchands de goutte, » à nous la main-d’œuvre économique ; que d’autres fassent, s’ils veulent, travailler les libérés qui ont l’audace de demander 3 francs de salaire par jour, ou les Canaques qui sont mous et paresseux. Parlez-nous des forçats qui nous coûteront douze francs par mois, qui ne pourront quitter notre maison et qui, de peur d’être réintègrés avec une bonne punition, ne s’aviseront jamais d’ergoter sur la qualité de la nourriture, ni de se plaindre qu’on abuse de leurs forces !

Les « vaillans pionniers de la civilisation » ont sainement apprécié la situation ; ils ont parfaitement compris que la manne administrative ne saurait avoir partout la même apparence ; chez nous, elle se distribue sous la forme de bureaux de tabac, places de facteurs, etc., en Nouvelle-Calédonie, elle est représentée par des forçats dont on gratifie libéralement le premier venu. Ceci tend à démontrer qu’on aurait tort d’en vouloir beaucoup au gouverneur si parfois il sacrifie l’œuvre toute philosophique et platonique de la régénération de quelques criminels au désir très naturel, très humain, de se rendre populaire. D’ailleurs, pour être juste, il faut bien reconnaître qu’on impose à ce fonctionnaire de posséder des qualités d’équilibriste dont fort peu de gens sont doués. Représentant du pouvoir central, il est tenu de faire exécuter dans leur lettre et dans leur esprit les lois, décrets et règlemens pénitentiaires ; représentant de la colonie qui ne vit que par la transportation, son devoir est de la nourrir de son mieux, — et elle a bon appétit. Cet homme infortuné ressent tous les embarras de maître Jacques : « Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous voulez parler ? car je suis l’un et l’autre. »

Il est la victime des demi-mesures qui sont presque tout, et celles-ci sont enfantées par les fluctuations au gré desquelles ballotte depuis tant d’années la direction des colonies. Pour n’avoir pas osé faire de la Nouvelle-Calédonie un pays d’exception, où les colons se fussent trouvés dans la même situation que les propriétaires voisins d’une forteresse, autorisés à bâtir sur le périmètre de la zone dangereuse ; pour n’avoir pas osé dire sans ambages que la liberté politique ne saurait respirer l’atmosphère du bagne, on est arrivé à juxtaposer deux élémens dont le contact est un danger public.

Étrange accouplement, en effet, qui a produit des choses comme celles-ci.

En 1887, la colonie avait à sa tête un gouverneur très désireux de grouper autour de lui les sympathies passablement récalcitrantes des citoyens libres placés sous son égide ; jamais ceux-ci ne virent une bouche officielle leur décocher plus de sourires, jamais oreille officielle ne s’ouvrit plus large et plus bienveillante pour écouter leurs revendications les plus absurdes, si bien, soit dit entre parenthèses, que l’absence de témoignages d’affection qui marqua le départ de ce gouverneur peut être notée parmi les traits qu’on cite de l’ingratitude des peuples. Entre autres mesures destinées à montrer jusqu’où pouvait aller sa bonne volonté, il avait imaginé d’ériger en commune le village de Bourail (je vous parlerai tout à l’heure de cet endroit curieux) dont la population est presque exclusivement d’origine pénale ! Invités à se choisir un maire, les « Bouraillais » n’hésitèrent pas à porter sur le pavois un sieur B… ancien forçat réhabilité[2] qui, faisant le métier d’usurier, obtint les voix de tous ses débiteurs, c’est-à-dire la quasi-unanimité des suffrages.

Pendant plusieurs mois, cet individu put ceindre l’écharpe tricolore, marier ses concitoyens, prendre des arrêtés, donner des ordres au commissaire de police (quel rêve ! ), requérir la gendarmerie (quelle douce réciprocité ! ), recevoir les hommages des autorités, etc. Ce qui rendait la chose plus piquante, — si on la prend du côté gai, — c’est que B… avait subi la plus grande partie de sa peine dans le pénitencier de Bourail où il comptait encore de vieilles et solides relations.

Pourquoi l’avait-on réhabilité ? Les jugemens sont parfois respectables comme des mystères.

Le « département » trouva qu’on avait un peu dépassé la note, et, ne pouvant supprimer le maire, il supprima la mairie. Depuis ce temps, le conseil-général a une corde de plus à sa guitare et ne manque pas, à chaque session, de flétrir cette nouvelle révocation de l’édit de Nantes. Ses doléances sont transmises à l’univers par les trompettes de la renommée dans lesquelles s’évertuent à souffler violemment trois ou quatre bouches de journalistes improvisés, car la liberté de la presse est, bien entendu, une de celles dont notre colonie pénitentiaire fait le plus large usage. J’aime beaucoup la Calédonie, mais je lui en veux de parodier et de travestir tant de choses que, nous autres républicains, avons toujours soutenues et préconisées : suffrage universel, décentralisation, liberté de parler et d’écrire. Ces mots-là ne devraient pas être prononcés par certaines lèvres.

La première fois qu’un hasard me fit pénétrer dans une imprimerie de Nouméa, — c’était au commencement de mon séjour, — profonde fut ma surprise en apercevant des forçats tranquillement assis devant des casiers et occupés à composer le journal du lendemain. Un monsieur d’une cinquantaine d’années, élégamment vêtu, lorgnon sur le nez, figure intelligente, écrivait dans une pièce attenante à l’atelier, et, de là, envoyait sa « copie » que les typographes se distribuaient. J’eus, en passant, la curiosité d’y jeter les yeux ; le gouverneur y était traité de voleur, les surveillans militaires de misérables, etc.

Peste ! me dis-je, voilà un hardi compagnon, malgré sa physionomie douce et avenante. Ce gaillard-là risque gros jeu à redresser les torts d’une façon si rude ! Mais, comme ce n’était pas mon affaire, je ne lui souillai mot de sa polémique et me bornai à solliciter d’une voix timide la confection d’une boîte de cartes de visite. Il mit une courtoisie parfaite à choisir avec moi le meilleur « bristol » et je m’en allai en méditant sur la main de fer gantée de velours.

Peu d’heures après, je causais avec un officier dans la rue de l’Alma, qui est la belle rue de la ville ; comme nous passions devant le café de la Cousine, cabaret à la mode, je fus salué d’un sourire aimable par un consommateur qui dégustait un cock-tail ; je reconnus mon homme de lettres et soulevai mon chapeau avec empressement.

— Que faites-vous là ? me dit le capitaine. Ignorez-vous donc qu’il n’est pas d’usage de rendre le salut aux libérés, n’allez pas les gâter !

— Comment ! ce reporter du *** serait ? ..

— Un ancien comptable récemment sorti du bagne où il a purgé une condamnation à dix ans de travaux forcés. Vous en verrez bien d’autres, ajouta-t-il en riant de mon air ahuri.

En effet, j’en ai vu bien d’autres, mais pas beaucoup de meilleurs. Les condamnés typographes étaient des engagés chez les colons : ils accomplissaient un stage fortifiant. Mais, voyons les transportés de cette catégorie dans leur situation normale, chez l’habitant de la brousse, c’est-à-dire chez l’agriculteur. Dans les grandes exploitations, très rares malheureusement et dont la plupart appartiennent à des étrangers, tout se passe assez correctement et l’esprit de la loi est à peu près respecté. Les forçats assignés y font un apprentissage utile au point de vue agricole : les uns sont employés à la culture proprement dite et s’habituent aux procédés spéciaux qu’exige le climat des tropiques, les autres s’occupent de l’élevage du bétail qui constitue la principale ressource des colons[3]. Quand ils ont passé cinq ou six années dans ces conditions, ils peuvent, avec chance de succès, travailler pour eux-mêmes. Mais, comme je l’ai dit, les colons riches sont à l’état d’exception et pour dix condamnés loués à M. L.., grand éleveur anglais, ou à M. W.., un Australien qui cultive le café, il y en a cent qu’on met au service des petits propriétaires, parmi lesquels beaucoup d’anciens déportés de la commune et, pourquoi ne pas le dire, pas mal de libérés plus ou moins réhabilités.

Ici, pas de logemens séparés, pas de surveillance ; l’uniforme de toile bise n’effarouche personne ; maîtres et valets vivent sur un pied de familiarité et d’intimité complètes. Ces mœurs qui, ailleurs, seraient patriarcales, deviennent l’indice d’une véritable oblitération du sens moral. Le colon libre n’a plus au degré nécessaire la notion de la distance qui le sépare du forçat, et le forçat est bien près d’oublier son indignité.

J’admets et je désire, — c’est ma thèse, — que le malfaiteur, purifié par le baptême du repentir, puisse faire reprendre à la génération issue de lui un rang modeste parmi les honnêtes gens, mais à la condition expresse qu’il s’efforce de monter où ils sont, sans que ceux-ci aient fait un mouvement vers lui. Mais si, d’aventure, c’est le contraire qui a lieu, si le condamné attend l’homme libre au bas de l’échelle sociale pour fraterniser avec lui, la colonisation sans épithète est fort compromise, et la colonisation pénale, au lieu d’être un puissant adjuvant, risque de contaminer ce qu’elle touche.

Certains intérieurs campagnards présentent le spectacle d’un inconscient cynisme.

Lorsqu’on parcourt la brousse, on rencontre souvent le dimanche, par les chemins, des groupes ainsi composés : un colon, sa femme, ses enfans, deux ou trois condamnés. Ces gens se promènent d’un pas de flâneurs, causant et riant gentiment en bons bourgeois qui jouissent du repos hebdomadaire ; les enfans gambadent, jouent avec les condamnés, les tirent par leurs vareuses, les taquinent, se pendent à leurs bras ; et la mère contemple ces ébats d’un œil attendri. On est heureux et calme, la conscience est tranquille, et, en rentrant, on soupera de bon cœur à l’ombre du grand kaori qui abrite la maison.

Chez un tuilier des environs de Nouméa, c’était mieux encore. On se réunissait le soir, entre voisins ; deux condamnés mélomanes, au service du maître de céans, s’armaient, l’un d’une flûte, l’autre d’un piston, et régalaient « la société » des plus jolis morceaux de leur répertoire. On chantait, on buvait et on dansait sous la coudrette, la musique adoucit les mœurs. À vrai dire, les virtuoses étaient médiocres, car tous les instrumentistes d’une certaine force sont accaparés par la fanfare de la Transportation[4], mais il faut profiter de ce qu’on a, et puis à la campagne… Par une juste compensation, si l’artiste est rare, le bachelier abonde et n’est pas moins apprécié. Rien de plus commode, en effet, pour un colon dégagé de nos préjugés continentaux, que d’avoir sous la main, dans ce pays à peu près dépourvu d’écoles, un professeur capable de faire pénétrer ses enfans dans les arcanes de la grammaire, de fortifier leur esprit et leur cœur par l’austère étude de l’histoire. Quelle singulière notion du bien et du mal auront plus tard ces pauvres petits créoles !

On peut juger par ces traits combien on a manqué de clairvoyance en essayant de faire fusionner, avant le moment psychologique, la population libre avec la population pénale. Il est très difficile, il est même impossible de reprendre certains dons funestes quand on a eu l’imprudence de les faire et on ne saurait songer à remettre en tutelle un pays émancipé trop jeune ; mais il faut veiller sur sa santé.

Ce ne serait porter atteinte, j’imagine, à aucun droit, à aucune liberté légitime, que de placer par la réintégration de leurs « engagés, » les colons néo-calédoniens dans la situation où se trouvent nos concitoyens de la Réunion ou des Antilles.

Qu’arriverait-il ? simplement ceci :

Chacun travaillerait soi-même au lieu de faire travailler les autres, en même temps que le far-niente cesserait de régner en maître, les marchands de « tafia, » voyant leur clientèle diminuer, boucleraient leurs malles, le niveau de la moralité publique hausserait de plusieurs degrés.

L’État continuerait son œuvre dans des conditions normales et logiques. Après s’être donné beaucoup de peine pour redresser quelques arbres tordus et déformés, il n’aurait plus l’ennui de voir des mains maladroites ou ignorantes couper trop tôt ses ligatures, enlever prématurément ses tuteurs et tout compromettre.

On reviendra, je l’espère, à l’excellente institution des élèves « concessionnaires. » Ce système, qui a été délaissé par les raisons que j’ai dites, consiste à réunir tous les forçats, jugés dignes d’obtenir une concession, à les charger de préparer pour la culture, sous la direction d’agens techniques, les terrains qui seront alotis, de bâtir les cases, de tracer les chemins, etc., en un mot, de créer les villages qu’ils habiteront bientôt.

C’est une transition très heureusement imaginée entre le travail forcé et l’initiative individuelle. Rien n’est plus propre à encourager la discipline, garantie du bon ordre, et à faire naître l’esprit de solidarité, garantie du succès. Des notes mensuelles, données par les surveillans au point de vue de la conduite et par les agens de culture au point de vue de la capacité professionnelle, déterminent la longueur du stage imposé à chaque candidat.

Le groupe de concessionnaires actuellement le plus prospère a été créé de cette façon, alors que l’administration, dans un moment d’énergie, avait mis sur sa porte : « Le public n’entre pas ici. » Il y a, m’a-t-on dit, et je m’en réjouis, de bonnes raisons de croire que le sous-secrétaire d’État aux colonies dont tout le monde apprécie l’intelligence, la justesse de vue et la fermeté, ordonnera bientôt de replacer l’utile écriteau.


III

Mais je ne veux pas m’attarder aux commentaires, et je tourne un feuillet de mon album de touriste : vous avez vu le forçat chez un colon, je vais maintenant vous présenter le forçat concessionnaire.

Lorsque le condamné-candidat a terminé son stage et qu’on a des lots de terrains disponibles, si, d’autre part, il est âgé de moins de cinquante ans, reconnu suffisamment valide par le médecin, et s’il possède un pécule d’au moins deux cents francs, il reçoit l’investiture d’un fief de quatre ou cinq hectares situé dans l’un des centres agricoles : Bourail, Fonwary, le Diahot, Pouembout. En guise de lettres-patentes, on lui délivre un titre provisoire de propriété ; il échange au magasin sa livrée grise contre un costume de toile bleue, et, pour achever la transformation, on lui permet de laisser pousser ses cheveux et sa barbe. Le voilà redevenu, d’aspect, un homme comme les autres : sa femme, ses enfans, n’hésiteraient pas à le reconnaître. Quel soupir de satisfaction doit gonfler sa poitrine quand on lui notifie la bienheureuse décision depuis tant d’années attendue !

Les premiers mois sont durs, néanmoins ; mais que ne supporterait-on pour posséder une parcelle de cette liberté dont une longue absence a révélé tout le prix !

Quelques-uns se voient attribuer un lot abandonné, trouvent, par conséquent, une case toute construite et un terrain déjà mis en culture ; ils ne seront obligés que de réparer et d’améliorer : c’est une chance exceptionnelle sur laquelle on ne peut compter. Habituellement le concessionnaire est conduit dans un bois de nigoulis faisant partie d’un domaine pénitentiaire, on lui remet une hache, un sabre d’abatis, une pioche et une bêche, puis on lui tient ce discours paternel : « Vous avez devant vous trente mois pour défricher, piocher et semer votre terrain, pour construire une habitation ; pendant ce temps, vous toucherez une ration de vivres ; si, les trente mois écoulés, vos champs ne sont pas couverts de maïs et de haricots, si votre maison n’est pas bâtie, vous serez dépossédé. Ceci dit et compris, mettez-vous à l’œuvre, et du courage. »

En général, tout est prêt avant le délai fixé. Vous pensez bien que le cottage est d’une architecture primitive, mais il suffit pour abriter ses hôtes de la pluie et du soleil ; plus tard, si on réussit, on s’occupera d’y introduire un peu de confortable. La vente des récoltes a produit quelque argent ; on achète des poules et un couple de pocas (cochons). Désormais, on peut se passer des vivres alloués par l’administration ; beaucoup de travail, une bonne santé, de l’initiative, un peu de chance et, s’il plaît à Dieu qui regarde même les forçats, on se tirera d’affaire. Oui, mais à une condition ; ne pas vivre seul, faire venir sa famille de France ou se marier, retrouver ses dieux lares ou se créer une nouvelle patrie. Pour le condamné à perpétuité, qui ne deviendra jamais propriétaire, c’est un puissant encouragement que la certitude de pouvoir transmettre à ses enfans le coin de terre conquis au prix d’une rude expiation, défriché de ses mains, fertilisé par la sueur de son corps. Pour le condamné à temps, qui sera propriétaire quatre années après sa libération, il se sentira relevé aux yeux des siens toutes les fois que l’un d’eux prononcera les deux mots : « chez nous » dont peut-être auparavant il ne connaissait pas le sens.


Voilà, me direz-vous, qui est bel et bon ; mais on ne saurait soutenir que les familles des forçats, fort suspectes pour la plupart, apportent de France avec elles une atmosphère de vertu : le fait même de venir partager la vie d’un criminel, de voir encore en lui un mari ou un père, ne prouve-t-il pas une absence de scrupules presque monstrueuse ? Quant aux mariages conclus dans la colonie, c’est pis encore. Comment admettre que l’union d’un assassin et d’une empoisonneuse soit désirable ! N’est-il point immoral de souhaiter la propagation de pareille engeance ?

Je ne sais pas bien comment un philosophe s’y prendrait pour essayer de réfuter une aussi solide objection : n’étant pas philosophe, je me garderai de le tenter. Ce dont je suis certain, par exemple, et cela pour l’avoir constaté, — c’est que les faits donnent raison au paradoxe contre la logique, c’est que le phénomène suivant n’est pas rare : le mélange de mauvais élémens produisant un tout fort acceptable. Si bien que la majorité des ménages de concessionnaires peut être comparée à nos ménages de paysans au point de vue de la conduite.

En ce qui concerne la progéniture de ces accouplemens de parias, voici un renseignement que je garantis et qui déconcerte complètement la fameuse loi d’atavisme : depuis près de vingt ans que l’on met des forçats en concession, pas un seul enfant d’origine pénale n’a été l’objet d’une poursuite correctionnelle. Expliquera cela qui pourra.

Entendons-nous, cependant : je n’ai pas la prétention de prouver que les centres de concessionnaires soient habités par des aspirans au prix Montyon, et je sais fort bien que si l’honnêteté et la chasteté disparaissaient de nos villes, elles n’auraient vraisemblablement point l’idée de se réfugier à Bourail.

Ce qui est vrai, ce que je veux dire, c’est que l’influence des milieux est telle sur l’âme humaine qu’elle transforme non-seulement le condamné lui-même, mais encore, par un bienfaisant choc en retour, ceux qui vivent de son existence.

Et puisque j’ai prononcé le nom de Bourail, je ne résiste pas au désir de vous demander de vous y promener un instant avec moi. C’est une excursion qui en vaut la peine, d’abord parce qu’elle est unique, ensuite parce qu’on y rencontre à chaque instant des vérités qui ne sont pas vraisemblables.


IV

Les bateaux qui font le « tour de côte » sont si horribles, que je ne vous engagerai pas à les prendre, même en imagination. Suivons donc la route qui longe le rivage ; elle est excellente et, de plus, fort pittoresque. Son point terminus est Bouloupari : gendarmerie, camp de condamnés, bureau de poste et de télégraphe, maison d’école, quatre débits, deux auberges, un maire, deux adjoints, quelques moustiques, beaucoup de puces.

Nota bene : Il y a quelques années, le gouverneur[5] prit, sur la demande de la municipalité, un arrêté aux termes duquel Bouloupari fut autorisé à ajouter une s à la dernière syllabe de son nom, en sorte que les quatre débitans jouissent officiellement du titre de Boulouparisiens. (Adorons une fois de plus les beautés de l’administration.)

À partir de Boulouparis, — n’oublions pas l’s de M. le gouverneur, — on ne trouve plus qu’un sentier muletier assez facile, quand les nombreux torrens qui le coupent n’ont pas grossi, — on traverse. La Foa, petite colonie libre (maire, adjoint, conseiller-général, nuées de moustiques), collée à un centre important de concessionnaires. Ceux-ci ont formé plusieurs villages : Fonwary, Focola, Farino, Thia : ils cultivent le calé avec beaucoup de succès et font de l’élevage. Mais nous n’avons pas le temps de nous arrêter.

Encore une quarantaine de kilomètres et nous voici sur une haute montagne. À nos pieds s’étend une vaste plaine, dont la vue surprend et réjouit : des champs bien cultivés, des prairies, des bouquets d’arbres, le tout égayé par les méandres d’une rivière assez large : çà et là, éparpillées dans la campagne, des maisons dont on aperçoit les fumées. Tout au fond, adossé à un amphithéâtre de collines, un village groupé autour du clocher de son église : c’est Bourail, le centre le plus important de l’île après Nouméa. À mesure que nous descendons, le sentier s’élargit et se transforme bientôt en une jolie route carrossable, fort bien entretenue, ce qui nous indique que nous avons franchi la limite qui sépare le domaine colonial du domaine de l’État. Nous sommes parvenus sur un territoire dont les habitans présentent cette particularité, assurément peu banale, de sortir tous du bagne.

Bourail date de 1869 ; ce n’était alors qu’un simple pénitencier isolé au milieu de l’immense domaine que l’État possède dans cette partie de la colonie. On y envoya les premiers concessionnaires. Terres assez fertiles, arrosées par la Néra dont l’estuaire, distant de douze kilomètres, forme un port excellent. Aucun endroit ne pouvait être mieux choisi pour tenter l’expérience de la colonisation pénale. Aujourd’hui, 700 familles environ, composant une population de 1,650 personnes, sont installées, — concessionnaires « urbains » et concessionnaires « ruraux, » — dans le bourg et dans la plaine.

Une heure de chemin nous sépare du village proprement dit : nous croisons des voitures à bœufs, des hommes en blouse revenant du travail, leurs outils sur l’épaule, des amazones rustiques qui chevauchent dans une posture toute masculine, le fouet de stock-man à la main[6].

Le pavillon qui flotte au-dessus d’une élégante habitation dominant le village indique la demeure du commandant. Ce fonctionnaire ayant ici droit de haute et basse justice, il est, avant toute chose, nécessaire d’aller lui demander l’autorisation de visiter son mandarinat, ce qu’il accorde de fort bonne grâce, sur le vu d’une lettre d’introduction. Cette formalité remplie, il est temps de chercher un gîte. On le trouve à « l’hôtel de France, » immeuble de tournure assez engageante qui appartient à la veuve d’un condamné ; la cuisine y est faite par une ancienne reclusionnaire, et on y est servi par deux libérés pleins de zèle. Un peu de couleur locale est très agréable en voyage.

Point n’est besoin de Guide-Joanne, pour se diriger dans Bourail. La topographie en est simple. Comme beaucoup de nos petits chefs-lieux de canton, il ne se compose guère que d’une seule rue, mais quelle rue !

Visitons quelques boutiques.

Voici un sellier-bourrelier assez bien approvisionné ; c’est un Italien condamné par la cour d’assises de Versailles aux travaux forcés à perpétuité comme faux monnayeur. Très intelligent, habile dans son métier, — il se vante d’avoir travaillé aux harnais des équipages de Victor-Emmanuel, — D… a gagné de l’argent bien et dûment poinçonné ; sa femme est élégante et pose pour la dame. Avant son « malheur[7], » il avait fiancé l’aînée de ses deux filles à un jeune homme employé dans un ministère. Survint la condamnation qui rompit brusquement les projets de mariage ; mais l’amour ne voulut pas en avoir le démenti et se confia au hasard qui lui prêta son assistance. Pendant que D… était embarqué sur un transport à destination de l’île Mou, le jeune bureaucrate recevait l’ordre de servir son pays, en copiant des lettres à Nouméa. Quelques années se passèrent, pendant lesquelles D… travaillait dans les ateliers pénitentiaires, et M. X.., moulait de la ronde en soupirant. Le jour arriva où, D… ayant obtenu une concession urbaine, sa famille s’installa avec lui à Bourail. Vous devinez le reste : une rencontre, un feu mal éteint qui se rallume et le triomphe de Cupidon consacré par l’hymen. Quant à la seconde fille, on l’a casée de façon plus modeste : elle s’est bornée à épouser un concessionnaire en cours de peine. Le sellier de Bourail est un beau-père éclectique.

Plus loin, nous lisons : « Dunet, artiste capillaire. » Autrefois le plus bel ornement du boulevard de la Villette ; il a une fort jolie femme et n’a pas perdu ses bonnes habitudes, à ce qu’on prétend : rase la gendarmerie et les fonctionnaires.

À côté de ce peluquero, une imprimerie et une photographie dans le même local. La littérature et l’art y sont personnifiés par un seul libéré ; cet individu, dont l’activité ne se contente pas d’un seul objectif, rédige l’Indépendant de Bourail, journal hebdomadaire, humoristique et satirique.

Voici une petite épicerie tenue par un ancien prêtre ; son commerce n’a pas l’air très florissant.

« Librairie, cabinet de lecture. » Cette boutique a pour titulaire un ex-notaire à la face rasée, au maintien très digne. Il est veut, par cette bonne raison qu’il a tué sa femme. Signe particulier : joue du piano et excelle dans la chansonnette comique.

Son voisin est un horloger bijoutier, qui fit jadis des opérations d’un goût douteux sur les diamans. Je lui ai donné ma montre à réparer, et contrairement à l’usage il ne me l’a point abîmée, ce dont je lui conserve de la gratitude.

Citons encore un restaurant : « Au rendez-vous des amis ; » le patron est un Chinois, autrefois matelot au commerce, condamné pour rébellion ; il s’est marié à Bourail et parle avec l’accent de Marseille. On m’a assuré que ses pâtés sont tout à fait remarquables.

Marchands d’étoffes, tailleurs, boulangers, bouchers, tous les genres de commerce sont représentés d’une façon intéressante dans ce petit bourg.

Chaque dimanche, jour de marché, les concessionnaires s’y rendent qui à cheval, qui en voiture, et s’approvisionnent pour la semaine ; ils apportent, de leur côté, des légumes, des fruits, du laitage. Ample matière à réflexions que la vue de cet assemblage de gens dont chacun personnifie un drame et parfois un roman.

Tout à l’entrée de Bourail, est un pont fort pittoresque jeté sur la Néra ; il conduit à l’usine à sucre Bacouya dont on aperçoit de très loin la haute cheminée rouge. Cette usine appartient à l’administration pénitentiaire. On y fabrique du rhum excellent et de la cassonade. Il va sans dire que l’exploitation n’en est pas rémunératrice, mais que voulez-vous ? Après avoir encouragé les concessionnaires à planter de la canne, parce qu’on avait acquis une usine, il faut bien garder l’usine pour que les concessionnaires puissent écouler leurs cannes. L’État s’entend merveilleusement à ce genre de spéculation.

Autres monumens : l’église, d’un assez bon style roman ; l’hôpital, très mal installé, qui reçoit gratuitement les concessionnaires, deux médecins de la marine le dirigent. Ces officiers du corps de santé sont en outre chargés d’assurer les soins médicaux à tous les habitans du centre, service extrêmement pénible et qui exige d’incessantes courses à cheval ; aussi, quand ces messieurs ont accompli leur période de résidence réglementaire, ils sont devenus d’intrépides cavaliers.

Beaucoup moins occupés sont les gendarmes. Étrange, n’est-ce pas ? mais c’est ainsi : les crimes sont rares au pays des criminels.

La maréchaussée se distrait de son inaction en allant à la chasse aux perruches et aux pigeons verts ; elle a de plus l’agrément d’être fort bien logée et de jouir d’une vue superbe.

Pas grand’chose à dire des écoles primaires, dirigées par des congréganistes : les « petits pays chauds » ne font guère plus de fautes d’orthographe que les Occidentaux. Pourtant, j’ai éprouvé une sensation désagréable en voyant les enfans du commandant assis côte à côte avec des enfans délibérés et de condamnés ; l’excès en tout est un défaut, même s’il s’agit d’égalité et de fraternité. À la vérité, ces jeunes écoliers n’étaient pas mêlés aux autres pendant les heures de récréation où une femme reléguée les surveillait.


J’ai gardé pour la fin le « couvent, » autrement dit, en style officiel, la « maison de force et de correction pour les femmes. » C’est une construction basse, irrégulière, d’aspect renfrogné, entourée d’un mur lézardé. On traverse, pour arriver à la porte d’entrée, une cour où s’étiolent quelques arbres rabougris et au centre de laquelle s’élève un kiosque en treillis vert dont je vous révélerai tout à l’heure la bizarre fonction.

Une religieuse vient nous ouvrir et nous introduit dans un étroit parloir aux murs blanchis à la chaux : un crucifix, quelques images de piété, cinq ou six chaises de paille constituent le mobilier de cette pièce, la plus luxueuse de l’établissement.

Quelques instans après, la supérieure arrive, suivie de son fidèle chef d’état-major, l’excellente sœur Agnès. Malgré son âge avancé, elle est très alerte ; des yeux pleins de bonté et aussi, parfois, de malice éclairent son visage franc et ouvert qu’encadre la cornette aux larges ailes blanches. Quant à la sœur Agnès, c’est la gaîté en personne. Du reste, toutes les religieuses attachées au « couvent » de Bourail ont, — comment dirai-je ? — l’air « bon enfant. » L’habit de l’ordre de Saint-Joseph de Cluny semble les avoir laissées femmes : elles ignorent les circonlocutions, les lèvres pincées, les yeux baissés et le ton doucereux.

Si j’étais chargé d’assigner un rang à toutes les héroïnes de l’abnégation qui consacrent leur vie, comme les petites sœurs des pauvres et les filles de la charité, à soulager les douleurs humaines, je ne sais pas si je ne décernerais point le prix aux sept ou huit nonnes bien ignorées, réunies dans le « couvent » de Bourail.

Leur dévoûment s’est imposé une tâche plus étonnante encore à mon avis que celle qui consiste à panser des plaies, à respirer des miasmes empoisonnés, à soigner des infirmités répugnantes, c’est celle de contempler avec un regard pur des spectacles d’une immoralité révoltante, d’entendre avec des oreilles chastes les propos les plus orduriers.

Oculos habent et non videbunt ; aures habent et non audient.

La respectable supérieure veut bien nous faire elle-même les honneurs de la maison. Cet établissement abrite environ quatre-vingts femmes envoyées en Nouvelle-Calédonie pour réaliser les rêves matrimoniaux des concessionnaires célibataires ou veufs. Précisément, ces dames sortent du réfectoire et se promènent dans le préau. Notre apparition, — tant pis pour notre modestie, — cause parmi elles une sensation profonde : ce ne sont partout, sur notre passage, que révérences campagnardes ou prétentieuses, que sourires engageans ou pudiques, que des « oui, ma mère » pleins de soumission, adressés à la supérieure, mais en réalité destinés à nous faire entendre des voix qui se rendent humbles sans parvenir, hélas ! à paraître argentines.

La plupart de ces femmes sont laides et affreusement vulgaires ; cinq ou six seulement sont jolies. La plus remarquable est une brune dont la tournure élégante, les traits réguliers et distingués contrastent avec les allures communes et les figures flétries de ses compagnes.

— C’est une fameuse coquine, nous dit la supérieure. Venue ici comme condamnée à perpétuité pour meurtre, elle a consenti, pour sortir de cage, à épouser un Arabe, Mohammed ben Turquia, concessionnaire ; quelques jours après son mariage, elle avait disparu, emportant les hardes et tout l’argent du bonhomme. À peine était-elle remise sous clé, que son mari vint la réclamer : on la lui rendit ; le soir même, ben Turquia était de nouveau sans femme et sans argent. Vous croyez que l’Arabe en a eu assez ? Pas du tout. Plusieurs fois la comédie s’est renouvelée, et hier encore ben Turquia est allé supplier le commandant de lui rendre l’infidèle, mais on la lui a refusée. Elle va donner du fil à retordre !

À propos de caractères indomptables, continua-t-elle, il faut que je vous montre ce que nous avons de mieux en ce genre.

On nous ouvre la cellule n° 2 occupée par une femme jeune, fluette, pas trop laide. Cette reclusionnaire purge une punition d’un mois de cachot pour avoir commis le délit d’outrages à la force armée : elle était montée sur le toit et, de là, envoyait des baisers aux gendarmes !

Pandore est farouche en ses pudeurs.

À mesure que les prisonnières, la cloche sonnée, défilent devant nous pour se rendre, qui à l’ouvroir, qui à la cuisine, nous interrogeons sur leur compte la vénérable supérieure. Ses réponses sont parfois très amusantes :

— La grande là-bas, qui prend un air sainte Nitouche, elle faisait la cocotte à Paris.

Cette autre a été condamnée pour avoir tué son amant à coups de bouteille.

— Quant à celle-ci, mon cher monsieur, quelle gaillarde ! Je croyais bien, voyez-vous, tout connaître en fait de vice, eh bien, elle m’a appris des choses que j’ignorais.

Ce quartier disciplinaire est intéressant, mais, en somme, il n’offre rien d’absolument inédit.

Le vrai clou (sans jeu de mots) du couvent de Bourail, c’est la partie de l’établissement réservée aux femmes en instance de mariage.

Voici comment les choses se passent.

Quand un concessionnaire, las de vivre seul, songe à se donner une compagne, il adresse une demande à ses chefs. S’il est bien noté et que l’administration ait des femmes disponibles, on l’autorise à « faire parloir. » Muni de sa permission, il se rend, accompagné d’un surveillant, au couvent où on le met en présence du gracieux essaim, plus ou moins nombreux suivant les circonstances. Il regarde, compare, réfléchit et lorsqu’il a fait son choix, désigne à la sœur gardienne l’objet de ses préférences.

— Revenez tel jour, à telle heure, lui dit-on.

La seconde entrevue, qui sera décisive, a lieu dans le kiosque dont j’ai parlé plus haut. Le kiosque a deux issues, l’une sur la place qui précède le couvent, la seconde en face de la porte de la prison.

Le prétendu entre par l’une, tandis que la rougissante promise est introduite par l’autre : du côté cour, un surveillant militaire se promène de long en large ; du côté jardin, une religieuse observe en égrenant son chapelet. Il importe que le dialogue ne prenne pas tout de suite un tour trop vif et que les interlocuteurs gardent, pour le jour de leurs noces, quelque chose à se dire.

La sœur tousse quand le diapason s’élève, et le surveillant se tient prêt à faire irruption si besoin est, au nom de la morale.

Il paraît que le duo commence toujours par quelques questions préjudicielles de Juliette à Roméo :

— As-tu des poules ? as-tu des porcs ? as-tu une moustiquaire ?

Si la réponse est favorable, un regard bienveillant prouve à l’amoureux que son cœur ne l’a pas trompé et qu’il a bien trouvé son âme sœur. On cause, on forme des projets d’avenir, on parle de la prochaine récolte de haricots, on en arrive à quelques tendres bourrades… — si bien que la religieuse tousse discrètement et que le surveillant interrompt sa promenade.

Plusieurs visites se font ; c’est la période des petits cadeaux ; une paire de bretelles avec chiffre brodé, et par réciprocité, un litre de vin qu’on réussit à passer en cachette. Le kiosque en treillis vert entend de doux aveux.

Les mariages sont, la plupart du temps, célébrés par séries : j’ai vu dix-huit couples réunis dans la petite salle qui sert de mairie. Chacun attendait, en se tournant les pouces, le moment d’être appelé. Quelques dames n’avaient pas craint d’orner leur corsage de fleurs d’oranger contre lesquelles semblaient protester les dossiers empilés sur la table du magistrat municipal[8].

Dès que les trente-six « Oui, monsieur, » eurent été prononcés sur des tonalités diverses, tout le monde s’en alla bras dessus bras dessous à l’église : il ne serait pas comme il faut de se passer de la bénédiction nuptiale.

L’attitude des conjoints pendant la cérémonie était fort plaisante : les hommes, très gênés, se levant, s’asseyant, s’agenouillant, très embarrassés de leur chapeau qu’ils tiennent à la main, qu’ils laissent tomber, qu’ils mettent sur leurs genoux ; les femmes prenant un air de componction, les mains jointes, remuant les lèvres, feignant de marmotter des prières.

C’était tellement drôle, qu’au beau milieu du speech attendri du pauvre aumônier, un jeune officier qui se trouvait là fut pris d’un fou rire et obligé de sortir.

Et pourtant, cette scène, malgré ses côtés comiques, avait un fond bien sérieux. Qu’allait-il advenir de ces dix-huit ménages ? Apporteraient-ils un élément de force ou de faiblesse à l’œuvre de la colonisation pénale ?

Il est probable que, subissant la loi psychologique que nous avons constatée, la majorité de ces unions aura bien tourné.

Un gouverneur prétendait avoir chiffré exactement la moyenne des ménages modèles, et il l’évaluait à 66 pour 100. J’ignore sur quelles bases il avait édifié son calcul, mais j’ai lieu de penser que cette proportion, fort enviable partout ailleurs qu’en pays de bagne, est très optimiste. Qui veut trop prouver ne prouve parfois qu’un zèle inconsidéré.

Contentons-nous de la réalité, déjà fort satisfaisante : à savoir que les scandales conjugaux ne sont pas plus fréquens à Bourail que dans n’importe quel endroit du globe, pourvu toutefois que l’administration ne cesse d’assainir, de surveiller, d’encourager.

Quand l’aisance pénètre dans l’une de ces cases rustiques, elle apporte, avec le sentiment de la propriété, le goût de l’épargne et, par conséquent, le besoin de l’ordre et de la régularité. Si les choses en sont déjà là lorsque naissent les enfans, il y a fort à parier qu’ils trouveront établie autour d’eux la notion du tien et du mien qui a manqué à leurs parens. On leur apprendra qu’il faut fermer sa porte pendant la nuit, par crainte des voleurs ; en voyant à quel point chacun est jaloux de sa clôture, de son fossé, de son droit de passage, ils seront convaincus que l’on commet un attentat en franchissant la haie mitoyenne. De cette idée en découlent beaucoup d’autres qui eussent fait ouvrir autrefois de grands yeux à leurs père et mère.

La femme et les enfans venus de France auront presque toujours sous ce rapport, — je l’ai déjà indiqué, — une éducation à refaire et de vieilles habitudes à vaincre. Voilà pourquoi, tout en reconnaissant la nécessité de faciliter largement l’exode des familles de condamnés, j’ai beaucoup plus de confiance dans les mariages conclus à l’aide du kiosque octogone que dans la réunion d’époux séparés depuis de longues années.

Je ne parle, bien entendu, que des unions entre Européens : les mariages entre femmes françaises et transportés arabes sont pires que tout, je les ai dépeints en vous racontant les mésaventures de Mohammed ben Turquia. Quant aux mariages de condamnés avec des femmes indigènes, ils sont tellement rares que ce n’est pas la peine de les mentionner.

Il résulte de ce qui précède que, pour obtenir la régénération du forçat par la vie de famille, il ne suffit pas de le réunir aux siens et de le marier. L’administration a une tâche infiniment plus complexe et plus délicate : elle doit développer chez le condamné l’instinct. de la propriété, elle doit s’occuper des enfans.

Quelques mots sur ces deux points.

J’ai dit que pendant une période de trente mois à partir de son installation, le concessionnaire reçoit une allocation de vivres. Ce temps écoulé, l’homme est livré à lui-même : il doit, dès lors, gagner assez d’argent non-seulement pour « joindre les deux bouts » et éviter ainsi d’être frappé par l’usurier qui le guette, mais encore pour faire des économies, augmenter son modeste train de culture et se préparer à pouvoir nourrir plusieurs bouches. Aussi a-t-on placé sous les ordres du commandant du centre un agent technique, ancien élève de Grignon, dont la fonction consiste à parcourir incessamment les concessions, se rendant compte des progrès de chacun, de l’état des récoltes, distribuant ici des encouragemens et des conseils, là des avertissemens et des reproches. Juge-t-il qu’un lot de terrain est mauvais ou insuffisant, il propose une échange ou une augmentation ; si l’inondation, le cyclone, la sécheresse, une invasion de sauterelles viennent détruire ou compromettre la moisson, il évalue les dommages et sollicite un secours en vivres ou en semences. Chaque semaine il présente son rapport.

Les renseignemens de l’agent de culture sont contrôlés, non-seulement par le commandant, mais encore par les inspecteurs de la transportation, chargés de faire des tournées dans tous les établissemens pénitentiaires.

On a ainsi des données assez sérieuses sur la production des centres de colonisation pénale ; grâce à ces indications on peut aider les concessionnaires à écouler leurs produits. L’administration en achète un certain nombre, car il est assez naturel que le bagne nourrisse le bagne, mais elle ne peut prendre que ce qui entre dans l’alimentation du forçat. Pour le reste, manioc, bananes, maïs, etc., comment le concessionnaire isolé sur son petit lot de terrain, étroitement attaché à sa glèbe par sa situation pénale, presque toujours, d’ailleurs, talonné par la res angusta domi, parviendra-t-il, sans une efficace protection, à éviter les fourches caudines des marchands ?

C’est afin de remédier à ce danger qu’on a créé des syndicats de concessionnaires dont le plus important est celui de Bourail. Les concessionnaires désignent, pour les représenter, un certain nombre d’entre eux. Ce bureau, qui doit être agréé par l’administration, reçoit d’elle la faculté de faire certaines opérations commerciales et on met à sa disposition de vastes magasins qui serviront d’entrepôt à tous les produits de la circonscription. Cela permet au syndicat de résister, si besoin est, à la pression des négocians de Nouméa, car ces derniers, qui ne trouvent point à s’approvisionner chez les colons libres, se verraient réduits, s’ils ne s’entendaient pas avec les syndicats, à faire venir toutes leurs denrées d’Australie et à payer un fret élevé. Chacun trouve donc son compte à se montrer raisonnable.

L’association des concessionnaires de Bourail et celles qu’on a créées sur le même modèle fonctionnent parfaitement et rendent de très grands services. Les abus y sont très rares et ce fait est digne de prendre rang parmi les paradoxes en action que j’ai notés déjà ; car on ne doit pas perdre de vue que le trésorier et le secrétaire du syndicat sont, le plus souvent, d’anciens faussaires émérites. Toujours l’influence des milieux ! Voilà de bonnes mesures destinées à seconder d’une façon intelligente le développement de la colonisation pénale et à empêcher le drainage de l’argent français par nos bons voisins les Australiens. J’aborde le second point : la question si intéressante des enfans.

Il me paraît, dans mon modeste bon sens de voyageur impartial, que l’État est resté de ce côté fort au-dessous de sa tâche. Ce qu’il a fait pour les garçons est rudimentaire, et il n’a rien fait pour les filles.

À quelques kilomètres de Bourail, dans le voisinage de trois petites tribus canaques qui n’ont pas, comme les autres, émigré vers le nord, on a construit un bâtiment assez vaste auquel on a donné le nom un peu ambitieux de « ferme-école. »

L’établissement est placé sous la direction de frères maristes[9] ; on ne songe pas à le laïciser pour beaucoup de raisons dont la meilleure devrait être ce mot si juste de Gambetta, « nous ne faisons pas d’exportation ; » mot que le clergé semble s’être approprié, car évêque et missionnaires font, là-bas, très bon ménage avec la république, bien que n’étant pas vis-à-vis d’elle placés sous le régime du concordat.

On y reçoit la progéniture mâle « d’origine pénale » à partir de six ans et jusqu’à seize ans. Lorsque j’ai visité la ferme-école de Néméara, elle comptait environ soixante-dix pensionnaires, et c’était, paraît-il, un beau chiffre. Comme je m’étonnais de la modicité de cet effectif :

— Que voulez-vous, me dit le frère directeur, nous ne pouvons agir que par persuasion et n’avons aucun moyen d’obliger les concessionnaires à nous confier leurs fils.

Ce respect pour la puissance paternelle m’a paru, je l’avoue, très intempestif. On fera difficilement comprendre à qui n’est pas légiste de profession ou bureaucrate que des individus privés de leurs droits civils et politiques demeurent en pleine possession de la plus sacrée peut-être de toutes les prérogatives : l’autorité du père de famille. Mais écoutez ceci, qui est mieux. La loi sur l’instruction obligatoire force tous les parens français à envoyer leurs enfans à l’école : seuls les forçats concessionnaires sont dispensés d’y obéir, — parce que ladite loi n’a pas été promulguée en Nouvelle-Calédonie. Peut-on concevoir chinoiserie administrative à la fois plus absurde et plus dangereuse ?

Revenons à Néméara.

Les enfans, proprement vêtus d’un uniforme de toile à petites rayures, la tête couverte d’un large chapeau de paille, avaient des mines de prospérité qui m’ont donné confiance dans la cuisine de l’établissement et dans le climat des montagnes calédoniennes. J’ai cherché vainement sur leurs visages le sceau de la fatalité et n’ai trouvé que physionomies rieuses et joues rebondies ; j’aime mieux cela, bien que mes convictions en fait d’atavisme soient de plus en plus ébranlées.

Les maîtres m’ont assuré qu’ils seraient, en France, classés dans une bonne moyenne, et je le crois sans peine ; car, ayant fait au hasard des questions sur l’histoire, la géographie, l’arithmétique, j’obtins des réponses fort satisfaisantes.

Deux heures de classe le matin, une heure d’étude dans l’après-midi, suffisent pour atteindre un degré d’instruction convenable. Et dire que la Nouvelle-Calédonie, qui possède déjà tant de choses, n’a pas encore d’inspecteurs d’académie ni de délégués cantonaux ! Le reste de la journée est employé à des travaux agricoles.

Le programme est, à mon avis, très critiquable. Que ferez-vous, messieurs, de tous ces agriculteurs ? Je veux bien que quelques-uns continuent à exploiter le lot paternel, et cela est même tout à fait indispensable ; mais ce lot n’a pas plus de cinq hectares et ne suffira pas à occuper trois ou quatre robustes ouvriers. Prenez garde que vos jeunes gens, faute d’avoir été pourvus d’un métier, n’aillent grossir le nombre des marchands de vin qui pullulent et, malheureusement, gagnent tous de l’argent.

Une école professionnelle eût rendu, à mon humble avis, bien plus de services que cette « ferme-école » qui ne justifie pas même son titre, puisqu’on n’y professe pas d’enseignement spécial. Il n’y a peut-être pas, sur toute l’étendue de la colonie, trois cordonniers, maréchaux-ferrans, maçons, etc., qui ne sortent du bagne.

Que la transportation disparaisse, et voilà les colons libres fort empêchés de se procurer les choses les plus nécessaires. Il y avait donc, de ce chef, un pont tout indiqué à jeter entre les deux élémens de peuplement ; et les élèves de Néméara sont fort bien placés pour le construire.

Faire des ouvriers serait excellent : préparer des ménagères ne serait pas de moindre importance. Si on y a songé, on n’a rien tenté jusqu’à présent. Quelques fillettes vont à l’école primaire de Bourail et pendant si peu de temps qu’elles n’y apprennent presque rien ; les autres croupissent dans l’ignorance absolue et vivent en vraies petites sauvages au fond de la concession paternelle. Si régénérés que nous supposions les parens, ils ne peuvent leur apprendre que le langage qu’ils parlent eux-mêmes.

Ceci me rappelle une anecdote que m’a racontée un chef de centre.

Il venait d’être nommé et visitait pour la première fois ses administrés, s’arrêtant à chaque concession pour bien connaître son monde. Dans l’une d’elles, il avait trouvé toute la famille réunie : les enfans le considéraient avec une attention profonde, car le passage d’un étranger constitue pour eux un événement tout à fait extraordinaire. Comme il allait tourner bride, la plus hardie de la bande, gamine d’une dizaine d’années, lui dit, avec le plus grand sérieux : « Alors comme cela, c’est vous, monsieur, qui êtes notre nouveau singe ?[10] »

J’ai eu l’honneur de rencontrer pendant mon voyage en Océanie une demi-douzaine de « chargés de missions, » députés laissés pour compte par le suffrage universel, jeunes savans bien apparentés, etc. Ces messieurs étaient pour la plupart des hommes charmans qui nous mettaient au courant des derniers succès dramatiques, mais j’ai comme une vague idée qu’ils ne se sont jamais préoccupés des simples questions que, sans avoir leur haute compétence, je me suis permis d’effleurer. J’oserai même avancer cette énormité : si on avait consacré à bâtir un internat pour les filles de transportés, les sommes émargées par les missionnaires civils, le budget de la métropole ne s’en porterait pas plus mal, et, dans dix ou quinze ans, notre colonie s’en porterait certainement beaucoup mieux.


V

Quand on veut rendre un jugement équitable sur l’avenir d’un système et mesurer la valeur utile des efforts qu’il provoque, il faut tout d’abord chercher à savoir exactement au milieu de quels élémens favorables ou défavorables il se meut.

C’est pourquoi les indications qui précèdent étaient nécessaires à donner avant de montrer le concessionnaire rural at home. Elles serviront de préface indispensable aux documens humains recueillis dans mes excursions à travers le territoire occupé par la colonie pénale et dont vous me permettrez de détacher, en guise de conclusion, quelques-unes de mon calepin.

Une des premières cases que l’on rencontre en quittant le village de Bourail est habitée par deux frères, les nommés Th…, qui, ayant été mis en concession le même jour, ont obtenu des terrains contigus. Vivant en fort bonne intelligence, — bien que mariés l’un et l’autre, — ils ont réuni leurs deux lots, ce qui leur a permis de disposer d’une quinzaine d’hectares, étendue suffisante pour entreprendre des essais sérieux. Leur première tentative fut l’acclimatement du blé ; elle réussit, mais que faire de ce blé sans moulin pour le transformer en farine ? et on ne peut songer, sans capitaux, à installer la moindre minoterie. Ils cherchèrent autre chose et bientôt, l’aîné des frères, qui a été « pion » dans un collège, s’écria : eurêka ! Son idée, en effet, se trouva bonne parce qu’elle était simple et que personne ne l’avait eue : c’était de fabriquer du tapioca. Tout le monde sait que le tapioca est du manioc pulvérisé et préparé de certaine façon ; or, cette plante pousse si vigoureusement en Nouvelle-Calédonie, qu’on la donne en nourriture au bétail.

Après avoir couvert de manioc leurs quinze hectares, les frères Th… construisirent avec des morceaux de niaoulis[11] un outillage d’abord très rudimentaire, qu’ils perfectionnèrent peu à peu. Ils sont parvenus maintenant à fabriquer un produit de bonne qualité ; afin de bien m’en convaincre, ils me forcèrent à emporter de chez eux un échantillon. J’acquitte donc ma dette en déclarant qu’ayant confié mon petit paquet au chef cuisinier de l’Océanien, ce praticien me confectionna un excellent potage. Si quelque jour vous apercevez dans une vitrine des sacs en papier jaune portant ces mots : « tapioca de la Nouvelle-Calédonie, » rappelez-vous que c’est une industrie créée par deux forçats mis en concession.

Encore deux frères, les nommés Nur.. ; jadis employés de manufacture à Marseille où ils furent condamnés pour vol qualifié, voilà plus de vingt-cinq ans. Leur conduite au bagne a été parfaite et, depuis dix années déjà, ils sont concessionnaires. Ils ont mis ce temps à profit en vrais fils de la Canebière. Dès qu’ils eurent, grâce à leur travail et à leur économie, de l’argent dans leur escarcelle, ils bâtirent à côté de leur case une sorte de hangar, achetèrent aux éleveurs voisins des peaux d’animaux abattus et commencèrent, avec cet embryon de mégisserie, un commerce qui ne tarda pas à devenir lucratif. Bientôt le cuir de Bourail fit une timide apparition à côté des cuirs australiens, seuls en usage dans le pays, et la comparaison lui fut d’autant plus favorable qu’il coûtait beaucoup moins cher. Les commandes affluèrent. Les frères Nur… prirent rang parmi les industriels sérieux ; ils eurent du crédit sur la place de Nouméa, et comme leurs traites étaient régulièrement payées, les commerçans ne leur ménagèrent pas dans leurs lettres les formules de politesse en usage.

Au moment où je quittais la Nouvelle-Calédonie, je lus dans un journal local l’annonce qu’ils avaient été déclarés adjudicataires de la fourniture de souliers pour les forçats. Vingt mille paires de chaussures par an, c’est quelque chose. Vous le voyez, mes Marseillais sont tout simplement en train de faire fortune. Mais ce qui est plus intéressant, c’est ce fait : sans eux, cette importante fourniture aurait été donnée à des Australiens, car il ne se trouvait personne dans la colonie qui fût en mesure de soumissionner.

Voilà donc deux industries restées jusqu’ici entre les mains de l’étranger que des colons pénitentiaires ont introduites dans notre colonie. Il y a bien des officiers d’académie sur terre qui n’en pourraient pas faire autant.

Continuons.

Une avenue de beaux arbres, longeant un ruisseau, m’amène dans une cour de ferme qui présente le spectacle animé d’une importante exploitation rurale. C’est la concession Guil.., le titulaire de cette concession, ancien assassin, a épousé une femme libérée qui lui a donné quatre enfans. Comme, sur un petit espace, il est indispensable d’obtenir une culture rémunératrice, cet homme n’a pas hésité à transformer sa propriété éventuelle en caféière, s’en remettant à la Providence du soin de le nourrir pendant les trois ans qui sont nécessaires au café pour atteindre l’âge adulte. Au bout de ce temps, ces dix mille plants, ayant bien réussi, lui ont rapporté 5,000 francs, un vrai capital. Au lieu de s’endormir dans les délices de Capoue, il acheta la concession d’un « définitif » et doubla ainsi l’étendue de sa terre.

Guill… doit être actuellement libéré ; il portera une jaquette, ses fils iront au collège de Nouméa et deviendront des messieurs. Pourvu qu’ils aient le bon sens de ne pas quitter le pays !

L’impression laissée dans mon esprit par cette opulence relative était bien faite pour servir de contraste à l’aspect misérable d’une petite case située de l’autre côté du chemin et sur laquelle l’aimable médecin de marine, qui, me faisant profiter de sa tournée, voulait bien me servir de cicérone, attira mon attention. Un homme assis devant sa cabane se leva à notre approche et nous salua gravement. Il était jeune encore, de haute taille, et portait une longue barbe blonde.

— Vous venez de passer devant une célébrité du bagne, me dit mon guide, c’est Berezowski.

Il m’expliqua que, depuis plusieurs années, Berezowski vit dans sa thébaïde, très solitaire, ne se liant avec personne, cultivant juste assez pour se procurer de quoi manger, très scrupuleux observateur des règlemens et fort soumis à ses chefs. Son seul luxe consiste en un petit cheval qui lui sert à aller de temps en temps à Bourail vendre des légumes. On le traite avec bienveillance. Chaque courrier apporte à son adresse une liasse de journaux et de revues dont la lecture est sa principale occupation. D’ailleurs, jamais une plainte, jamais une allusion aux faits pour lesquels il a été condamné. La physionomie de ce « régicide » me rappela celle d’un jeune nihiliste avec lequel j’ai eu l’occasion de naviguer. Il était ingénieur et se rendait dans le centre Amérique. Lui aussi avait un visage très doux et un maintien timide, si bien que les passagers l’avaient surnommé « la jeune fille. » Or, un jour que les hasards de la conversation avaient amené l’entretien sur la dynamite et que l’on blâmait les applications de cette substance détonante à la politique, notre ingénieur s’écria d’un accent passionné : « C’est une chose sainte, la dynamite ! » Et il faillit prendre au collet le contempteur de son procédé de gouvernement. Les grands yeux bleus n’avaient plus rien de séraphique en ce moment. Ces Slaves sont vraiment difficiles à comprendre.

En pénétrant dans la concession Bernar.., on ne se douterait guère que la flore calédonienne est à peu près nulle, et en voyant sa jolie maisonnette devant laquelle s’étend un parterre de roses, de camélias, de géraniums, d’œillets multicolores, etc., on se croirait chez quelque fournisseur de Labrousse ou de Vaillant-Rouzeau.

Ce Bernar,.. était un jardinier-fleuriste fort habile et bien achalandé ; malheureusement, il pratiquait aussi le braconnage. Surpris par un garde, il le blessa d’un coup de fusil : de là, son départ pour la Nouvelle-Calédonie avec vingt ans de travaux forcés comme viatique. Dès qu’il fut mis en concession, sa femme vendit sa maison et s’embarqua pour le rejoindre. C’est chez Bernar… que les colons amateurs de fleurs s’approvisionnent de boutures. Pas de dîner un peu élégant qui ne soit égayé par ses orchidées, pas de mariée dont il n’ait composé le bouquet.

Bernar… a donc le droit de se dire un spécialiste et, comme tel, mérite une mention parmi ceux qui contribuent au bien-être de la colonie.

Le transporté V.., marié au « couvent » de Bourail, est aussi un novateur. Il a, sinon introduit, du moins développé la culture de l’orge, de l’avoine, du tabac et du lin. Sa tentative, qui plus tard sera sans nul doute féconde, est digne d’encouragement.

Saur… est libéré ; il a épousé une fille de concessionnaire, laquelle, par conséquent, appartient déjà à la génération de l’avenir. Cet homme possède un troupeau considérable. Il m’a fait visiter le « paddock » où sont enfermés ses chevaux dont plusieurs ont gagné des courses. Le cambrioleur de jadis a fait place au handicaper convaincu ; on ne saurait que le féliciter d’avoir aussi heureusement changé de sport.

Ce rival des Lagrange et des Delamarre a pour voisin un ancien héros de cour d’assises, le pharmacien Danval, qui n’est pas, malheureusement, le seul délégué en Calédonie de la corporation des apothicaires[12]. Sa spécialité était de se marier et d’empoisonner ensuite sa femme avec de l’arsenic. J’ai constaté avec plaisir que ses antécédens ne l’ont point empêché de trouver en arrivant à Bourail une troisième Mme Danval, une gaillarde celle-là. Son mari ne se frottera pas, je crois, à essayer de jouer avec elle les Barbe-Bleue. D’ailleurs, quinze ou vingt ans de bagne ont bien de l’action sur le tempérament d’un pharmacien ; aussi, Danval n’a-t-il d’autre désir désormais que d’employer à l’amélioration de ses terres les connaissances chimiques dont il faisait jadis un si fâcheux usage. Les essais d’engrais artificiels ne sont pas sans utilité dans un pays où la couche du terrain végétal est le plus souvent fort mince et assez pauvre.

Une physionomie bien curieuse est celle de cet homme aux cheveux blancs qui, le dos voûté, pioche péniblement un champ de haricots. Quel roman que le sien et suivi de quelle chute ! Fonctionnaire d’un rang élevé, il se laissa aller un jour, emporté par la passion, à un acte de violence et le voilà vivant tout seul dans sa hutte, après avoir subi pendant des années la promiscuité du bagne. De jour en jour il s’affaiblit, et bientôt viendra le moment où on sera forcé de lui enlever son coin de terre et de le réintégrer à l’île Nou, section des impotens.

Je lui souhaite de mourir auparavant. Ce malheureux autant que misérable X. appartient à cette très petite minorité de condamnés qui ont dû leur envoi en concession plutôt à un sentiment de pitié qu’à leur valeur professionnelle au point de vue agricole.

Dans le même cas se trouve un ex-officier-payeur. Son odyssée se devine : c’est la vulgaire histoire du caissier infidèle et faussaire. Il ne travaille pas beaucoup, mais on a bien fait, je crois, de l’isoler au fond de la petite vallée où il végète.

Ces deux exceptions sont les seules que j’aie vues dans ma course à travers champs, où j’ai constaté tant d’exemples d’initiative individuelle comme ceux que j’ai cités déjà et comme les trois suivans que j’aurais tort de passer sous silence. Le premier est celui du concessionnaire G.., ancien distillateur ; ses économies passèrent à l’achat et à l’installation d’un alambic au moyen duquel il est arrivé à tirer de certaines écorces d’arbres et de certaines plantes des essences, des parfums et des liqueurs. Ses essais ont figuré à l’Exposition universelle et ont valu une médaille à l’administration.

Le second est celui de B… Ce concessionnaire est l’un de ceux qui, avec les frères Th.., dont j’ai parlé, entreprirent la culture du blé. Si je ne me trompe, c’est à lui qu’on doit le premier pain qui ait été fabriqué avec de la farine calédonienne. Il y eut même à cette occasion une cérémonie. L’évêque se trouvait à Bourail lorsque B… apporta son pain pour être distribué à la grand’messe. Non-seulement le prélat l’accepta, mais il monta en chaire et félicita le « Bouraillais » de ce résultat, avant-coureur d’un grand progrès.

Mon troisième exemple m’est fourni par un vieux paysan du centre, ancien incendiaire, demeuré, au milieu de toutes ses aventures, fervent disciple de Parmentier.

Il s’est lancé à corps perdu dans la pomme de terre ; il en a de toutes les espèces et c’est avec plaisir que l’œil de l’Européen, fatigué de contempler les ignames canaques, se repose sur les cinq hectares cultivés par le père Mun… Depuis cette visite, les pommes de terre australiennes, qu’on me servait au cercle de Nouméa, me semblaient moins bonnes.

Ainsi donc, dans une chevauchée de quelques heures, j’ai pu me convaincre que les colons pénitentiaires de Bourail ont apporté en dot à leur terre d’exil : l’industrie de la mégisserie, la fabrication du tapioca, celle des parfums, essences, liqueurs, extraits de plantes du pays ; la culture du tabac, du chanvre, du lin, de l’orge, du blé, des pommes de terre, des fleurs et des fruits d’Europe, etc.

Les mêmes causes produisent les mêmes effets ; on le vit bien lors d’un concours agricole qu’on organisa en 1890 dans une localité dont j’ai cité le nom, la Foa-Fonwary. Le concours devait tout d’abord être uniquement pénitentiaire, mais la colonie libre réclama le droit d’y prendre part. Entendre, c’est obéir, dit l’Oriental ; aussi s’empressa-t-on de mettre tout en œuvre, non plus pour constater les progrès réalisés par les concessionnaires, mais pour démontrer la supériorité de l’élément électeur et éligible sur l’élément convict.

On fréta des bateaux, on les pavoisa ; gouverneur en tête, les élus, les notables et beaucoup de curieux s’embarquèrent pour aller assister à ce tournoi pacifique entre nobles et vilains. Trop de zèle ! Jamais déconfiture ne lut plus lamentable. L’élégant pavillon réservé à la colonisation libre était à peu près vide ; en revanche, les hangars destinés à la colonisation pénale étaient bondés de produits variés et remarquables. Il fallut bien se rendre à l’évidence et accepter la « leçon de choses » qu’on avait provoquée soi-même ; elle prouvait, par un argument sans réplique, que l’avenir de la Nouvelle-Calédonie est intimement lié à celui de la colonisation pénale.

Et nunc erudimini. Cela vaut la peine qu’on y réfléchisse et que l’on consente à voir ce qui crève les yeux, c’est-à-dire qu’on a fait fausse route en assimilant une colonie pénitentiaire à une colonie quelconque, peuplée d’émigrans ordinaires ; qu’on s’est trompé lourdement en négligeant ou en combattant l’œuvre de la régénération des criminels.

C’est cependant grâce à elle, — on ne saurait trop le redire, — qu’en moins d’un demi-siècle on a fait de cinq ou six cabanes de pêcheurs perdus au fond d’un golfe la superbe capitale de Victoria, Melbourne, qui compte aujourd’hui quatre cent mille habitans. En employant une méthode analogue, ne pourrions-nous pas, nous aussi, de cette petite île qui figure sur les atlas soulignée d’un trait bleu ou rouge, créer, — toutes proportions gardées, — une seconde Australie ?

Je pense avoir prouvé que nous possédons tous les élémens de succès ; il ne nous manque, pour les mettre au point, qu’un peu d’énergie et la volonté d’accomplir quelques réformes. Et c’est pourquoi, lorsqu’on a vu les choses de près, on ne saurait s’empêcher d’enrager en pensant qu’il faudrait relativement peu de temps pour qu’une ville florissante prît la place de ce village très laid, mais admirablement situé, appelé Nouméa, dont les édifices publics sont des cabanes, et dont les maisons, couvertes de zinc, jetées comme au hasard, ressemblent, comme on l’a dit, « à des boîtes à vermout ; » pour donner de la vie à son magnifique port ; pour voir s’élever des usines au milieu des landes que parcourent, seuls, les troupeaux sauvages… Voilà qui serait fait pour procurer à notre commerce d’immenses avantages, résultat assurément digne de tous les efforts. Mais l’épanouissement de ce beau pays aurait une conséquence d’une portée bien plus haute encore : je veux parler de notre influence politique et de notre puissance militaire.

Actuellement, notre marine ne possède plus en Océanie un seul port où elle puisse ravitailler et réparer ses vaisseaux : une hélice vient-elle à se fausser, une pièce de machine à se briser, il faut avoir recours aux ateliers anglais et aller prendre son tour pour entrer dans un bassin australien.

Lorsque la rade de Nouméa, — assez grande pour contenir plusieurs flottes et défendue contre les tempêtes et contre l’ennemi par sa double ceinture de récifs, — sera pourvue de warfs, de cales de radoub, et d’un arsenal, nous aurons dans le Pacifique un poste d’observation invulnérable et le point de repère le plus enviable.

Croyez-vous que les hommes à qui on devra cette transformation n’auront pas rendu plus de services à la République qu’en se mettant, pour obéir à je ne sais quel scrupule de faux libéralisme, à la remorque d’une poignée de politiciens d’exportation ?

Si je ne me trompe, le programme peut se résumer ainsi :

Comme règle générale, employer les forçats au profit exclusif de l’État ; les soumettre à une gradation raisonnée de sévères épreuves qui permette d’opérer, parmi eux, une sélection ; transformer en colons tous ceux qui auront donné des témoignages irrécusables d’amendement et qui satisferont à certaines conditions de capacité, d’âge, de vigueur physique ; leur faciliter les moyens de se constituer un foyer ; exercer avec le plus grand soin le droit de tutelle sur les nouvelles familles ; instruire les enfans et leur apprendre un métier.

En un mot, garder une puissante main-d’œuvre en utilisant les dix mille transportés maintenus au bagne et, par un large développement donné à la colonisation pénale, fournir au pays des habitans qui lui manquent.


PAUL MIMANDE.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. L’article 10 de la loi du 14 août 1885 permet au tribunal supérieur de Nouméa de remettre en possession de leurs droits civils et politiques les transportés libérés dont la conduite est bonne. On a beaucoup et très justement attaqué cette loi dont l’application devient de plus en plus rare.
  3. Les troupeaux, composés souvent de plusieurs milliers de têtes, vivent à l’état sauvage ; plusieurs fois par an, on les amène dans des paddocks pour y être comptés et marqués. Ces rassemblemens, opérés par des hommes à cheval (stockmen), constituent un spectacle fort curieux. Il y a environ 100,000 têtes de bétail dans la colonie.
  4. Cette fanfare, qui est remarquable, compte environ 40 exécutans, dont plusieurs ont figuré dans les orchestres les plus sélect.
  5. M. Pallu de La Barrière.
  6. On voit souvent des femmes prendre part au rassemblement de troupeau et « courir le bétail » avec une hardiesse extraordinaire.
  7. Euphémisme qu’emploient toujours les forçats quand ils sont obligés de parler de leur crime.
  8. C’est un employé de l’administration qui remplit cet office.
  9. Ces frères ont passé un contrat avec l’État : ils entretiennent et nourrissent les enfans à forfait.
  10. En argot de prison, singe veut dire : chef, maître, patron.
  11. Essence d’arbre très répandue en Nouvelle-Calédonie, qui appartient à la famille des eucalyptus. Le niaouli a l’écorce blanche du bouleau et la feuille de même nuance que celle de l’olivier. Il se travaille assez mal et ne peut être utilisé que pour faire des charpentes.
  12. Le dernier a été le célèbre Fenayrou. Il remplissait les fonctions de passeur de bac (ce qui devait lui rappeler la Seine aux environs de Chatou). Un beau jour, il s’est jeté à l’eau et s’est noyé.