Attente de Dieu/Les trois fils de Noé et l’histoire de la civilisation méditerranéenne

LES TROIS FILS DE NOÉ ET L’HISTOIRE
DE LA CIVILISATION MÉDITERRANÉENNE

La tradition au sujet de Noé et de ses fils jette une éclatante lumière sur l’histoire de la civilisation méditerranéenne. Il faut en retrancher ce que les Hébreux y ont ajouté par haine. Leur interprétation est étrangère à la tradition elle-même, cela saute aux yeux, puisqu’ils imputent une faute à Cham et font tomber la malédiction sur un de ses fils nommé Canaan. Les Hébreux se vantaient d’avoir entièrement exterminé quantité de cités et de peuples sur le territoire de Canaan, quand Josué les menait. Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. Qui l’a noyé plus encore. On ne reçoit pas contre la victime le témoignage du meurtrier.

Japhet est l’ancêtre des peuples errants, dans lesquels on a reconnu ce que nous nommons les Indo-Européens. Sem est l’ancêtre des Sémites, Hébreux, Arabes, Assyriens et autres ; on range aujourd’hui parmi eux les Phéniciens, pour des motifs linguistiques qui ne sont pas probants ; certains même, sans scrupule à l’égard des morts qui doivent tout supporter, et modelant le passé sur leurs visées présentes, assimilent Phéniciens et Hébreux. Les textes bibliques ne font allusion à aucune affinité des deux peuples, au contraire. On voit dans la Genèse que les Phéniciens sont issus de Cham. Il en est de même pour les Philistins, que l’on regarde aujourd’hui comme des Crétois et par suite comme des Pélasges ; pour la population de Mésopotamie antérieure à l’invasion sémitique, c’est-à-dire apparemment les Sumériens à qui les Babyloniens empruntèrent plus tard leur civilisation ; pour les Hittites ; enfin pour l’Égypte. Toute la civilisation méditerranéenne qui précède immédiatement les temps historiques est issue de Cham. Cette liste est celle de tous les peuples civilisateurs.

La Bible dit « L’Éternel vit que le produit des pensées du cœur de l’homme était uniquement, constamment mauvais… et il s’affligea. » Mais il y avait Noé. « Noé fut un homme juste, irréprochable entre ses contemporains ; il se conduisit selon Dieu. » Avant lui, depuis le début de l’humanité, seuls avaient été justes Abel et Hénoch.

Noé sauva le genre humain de la destruction. Une tradition grecque attribuait ce bienfait à Prométhée. Deucalion, le Noé de la mythologie grecque, est fils de Prométhée. Le même mot grec désigne l’arche de Deucalion et, dans Plutarque, le coffre où fut enfermé le corps d’Osiris. La liturgie chrétienne fait un rapprochement entre l’arche de Noé et la Croix.

Noé, le premier apparemment, comme Dionysos, planta la vigne. « Il but de son vin et s’enivra, et se mit à nu au milieu de sa tente. » Le vin se trouve aussi, avec le pain, dans les mains de ce Melchisédech, roi de justice et de paix, prêtre du Dieu suprême, à qui Abraham s’est soumis en lui payant la dîme et en recevant sa bénédiction ; au sujet duquel il est dit dans un psaume : « L’Éternel a dit à mon seigneur : Assieds-toi à ma droite… Tu es prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech » ; au sujet duquel saint Paul écrit « Roi de la paix, sans père, sans mère, sans généalogie, sans origine à ses Jours, sans terme à sa vie, assimilé au Fils de Dieu, demeurant prêtre sans interruption. »

Le vin était interdit au contraire aux prêtres d’Israël dans le service de Dieu. Mais le Christ, du début à la fin de sa vie publique, but du vin parmi les siens. Il se comparait au cep de la vigne, résidence symbolique de Dionysos aux yeux des Grecs. Son premier acte fut la transmutation de l’eau en vin ; le dernier, la transmutation du vin en sang de Dieu.

Noé, enivré de vin, était nu dans sa tente. Nu comme Adam et Ève avant la faute. Le crime de désobéissance suscita en eux la honte de leur corps, mais davantage la honte de leur âme. Nous tous qui avons part à leur crime avons part aussi à leur honte, et prenons grand soin de maintenir toujours autour de nos âmes le vêtement des pensées charnelles et sociales ; si nous l’écartions un moment nous devrions mourir de honte. Il faudra pourtant le perdre un jour, si l’on en croit Platon, car il dit que tous sont jugés, et que les juges morts et nus contemplent avec l’âme elle-même les âmes elles-mêmes, toutes mortes et nues. Seuls quelques êtres parfaits sont morts et nus ici-bas, de leur vivant. Tels furent saint François d’Assise, qui avait toujours la pensée fixée sur la nudité et la pauvreté du Christ crucifié, saint Jean de la Croix qui ne désira rien au monde sinon la nudité d’esprit. Mais s’ils supportaient d’être nus, c’est qu’ils étaient ivres de vin ; ivres du vin qui coule tous les jours sur l’autel. Ce vin est le seul remède à la honte qui a saisi Adam et Ève.

« Cham vit la nudité de son père et alla dehors l’annoncer à ses deux frères. » Mais eux ne voulurent pas la voir. Ils prirent une couverture, et, marchant à reculons, couvrirent leur père.

L’Égypte et la Phénicie sont filles de Cham. Hérodote, confirmé par beaucoup de traditions et de témoignages, voyait dans l’Égypte l’origine de la religion et dans les Phéniciens les agents de transmission. Les Hellènes reçurent toute leur pensée religieuse des Pélasges, qui avaient presque tout reçu d’Égypte par l’intermédiaire des Phéniciens. Une page splendide d’Ézéchiel confirme aussi Hérodote, car Tyr y est comparée au chérubin qui garde l’arbre de vie dans l’Éden, et l’Égypte à l’arbre de vie lui-même — cet arbre de vie auquel le Christ assimilait le royaume des cieux, et qui eut comme fruit le corps même du Christ suspendu à la Croix.

« Entonne une élégie sur le roi de Tyr. Tu lui diras : … Tu étais le sceau de la perfection… Tu étais dans l’Éden, le jardin de Dieu… Tu étais le chérubin d’élection qui protège… Au milieu des pierres de feu tu circulais. Tu fus irréprochable dans ta conduite depuis le jour où tu fus créé jusqu’à ce que la perversité se rencontrât en toi… »

« Dis au Pharaon : … À quoi es-tu comparable ?… Il était un cèdre aux belles branches… Sa cime perçait les nuages. Les eaux l’avaient fait croître. Dans ses branches nichaient tous les oiseaux du ciel, et sous ses rameaux mettaient bas toutes les bêtes des champs. À son ombre demeuraient toutes les grandes nations. Il était beau dans sa grandeur, par la longueur de ses racines, car sa racine baignait dans de grandes eaux… Aucun arbre du jardin de Dieu ne l’égalait en beauté… Tous les arbres d’Éden qui étaient au jardin de Dieu le jalousaient… Je l’ai répudié. Ils l’ont coupé, les étrangers, les plus violents des peuples, ils l’ont jeté là… Sur sa ruine habitaient tous les oiseaux du ciel… J’ai fait mener le deuil ; à cause de lui j’ai recouvert la source profonde… J’ai enténébré pour lui le Liban. »

Si seulement les grandes nations se trouvaient encore à l’ombre de cet arbre ! Jamais depuis l’Égypte on n’a trouvé ailleurs des expressions d’une douceur aussi déchirante pour la justice et la miséricorde surnaturelles envers les hommes. Une inscription vieille de quatre mille ans met dans la bouche de Dieu ces paroles : « J’ai créé les quatre vents pour que tout homme puisse respirer comme son frère ; les grandes eaux pour que le pauvre puisse en user comme le fait son seigneur ; j’ai créé tout homme pareil à son frère. Et j’ai défendu qu’ils commettent l’iniquité, mais leurs cœurs ont défait ce que ma parole avait prescrit. » La mort faisait de tout homme riche ou misérable un Dieu pour l’éternité, un Osiris justifié, s’il pouvait dire à Osiris « Seigneur de la vérité, je t’apporte la vérité. J’ai détruit le mal pour toi. » Pour cela, il fallait qu’il pût dire : « Je n’ai jamais mis en avant mon nom pour les honneurs. Je n’ai pas exigé qu’on fît pour moi un temps supplémentaire de travail. Je n’ai fait punir aucun esclave par son maître. Je n’ai fait mourir personne. Je n’ai laissé personne affamé. Je n’ai causé de peur à personne. Je n’ai fait pleurer personne. Je n’ai pas rendu ma voix hautaine. Je ne me suis pas rendu sourd à des paroles justes et vraies. »

La compassion surnaturelle pour les hommes ne peut être qu’une participation à la compassion de Dieu, qui est la Passion. Hérodote vit le lieu sacré où, près d’un bassin rond en pierre empli d’eau, on célébrait chaque année la fête qu’on nommait mystère et qui représentait le spectacle de la Passion de Dieu. Les Égyptiens savaient qu’il n’est donné à l’homme de voir Dieu que dans l’Agneau sacrifié. Il y a à peu près vingt mille ans, s’il faut en croire Hérodote, un être humain, mais saint et peut-être divin, qu’il nomme Héraclès, qui peut-être est identique à Nemrod, petit-fils de Cham, voulut voir Dieu face à face et le supplia. Dieu ne voulait pas, mais, ne pouvant résister à la prière, il tua et dépouilla un bélier, prit sa tête pour masque, revêtit sa toison, et se montra ainsi. En souvenir de cela, une seule fois chaque année on tuait à Thèbes un bélier et on revêtait la statue de Zeus de sa dépouille pendant que le peuple menait le deuil ; puis le bélier était enseveli dans une sépulture sacrée.

La connaissance et l’amour d’une seconde personne divine, autre que le Dieu créateur et puissant et en même temps identique, à la fois sagesse et amour, ordonnatrice de tout l’univers, institutrice des hommes, unissant en soi par l’incarnation la nature humaine à la nature divine, médiatrice, souffrante, rédemptrice des âmes ; voilà ce que les nations ont trouvé à l’ombre de l’arbre merveilleux de la nation fille de Cham. Si c’est là le vin qui enivrait Noé quand Cham le vit ivre et nu, il pouvait bien avoir perdu la honte qui est le partage des fils d’Adam.

Les Hellènes, fils de Japhet qui avait refusé de voir la nudité de Noé, arrivèrent ignorants sur la terre sacrée de la Grèce. Cela est manifeste par Hérodote et bien d’autres témoignages. Mais les premiers arrivés d’entre eux, les Achéens, burent avidement l’enseignement qui s’offrait à eux.

Le dieu qui est autre que le Dieu suprême et en même temps identique à lui est chez eux dissimulé sous un grand nombre de noms qui ne le voilerait pas à nos yeux si nous n’étions aveuglés par le préjugé ; car quantité de rapports, d’allusions, d’indications souvent très claires montrent l’équivalence de tous ces noms entre eux et avec celui d’Osiris. Quelques-uns de ces noms sont Dionysos, Prométhée, Amour, Aphrodite céleste, Hadès, Coré, Perséphone, Minos, Hermès, Apollon, Artémis, Âme du monde. Un autre nom qui eut une merveilleuse fortune est Logos, Verbe ou plutôt Rapport, Médiation.

Les Grecs eurent aussi la connaissance, sans doute aussi reçue d’Égypte, puisqu’il n’y avait pas pour eux d’autre source, d’une troisième personne de la Trinité, rapport entre les deux autres. Elle apparaît partout dans Platon, et déjà dans Héraclite ; l’hymne à Zeus du stoïcien Cléanthe, inspiré d’Héraclite, nous met la Trinité sous les yeux :

… Telle est la vertu du serviteur que tu tiens sous tes invincibles mains,

La chose à double tranchant, la chose de feu, l’éternel vivant, la foudre…

Par elle tu diriges tout droit l’universel Logos à travers toutes choses…

Lui, engendré si grand, roi suprême dans l’univers.

Sous plusieurs noms aussi, tous équivalents à Isis, les Grecs ont connu un être féminin, maternel, vierge, toujours intact, non identique à Dieu et pourtant divin, une Mère des hommes et des choses, une Mère du Médiateur. Platon en parle clairement, mais comme à voix basse, avec tendresse et frayeur, dans le Timée.

D’autres peuples issus de Japhet ou de Sem ont reçu tardivement, mais avidement l’enseignement qu’offraient les fils de Cham. Ce fut le cas des Celtes. Ils se soumirent à la doctrine des Druides, certainement antérieure à leur arrivée en Gaule, car cette arrivée fut tardive, et une tradition grecque indiquait les druides de Gaule comme une des origines de la philosophie grecque. Le Druidisme devait donc être la religion des Ibères. Le peu que nous savons de cette doctrine les rapproche de Pythagore. Les Babyloniens absorbèrent la civilisation de Mésopotamie, Les Assyriens, ce peuple sauvage, restèrent sans doute à peu près sourds. Les Romains furent complètement sourds et aveugles à tout ce qui est spirituel, jusqu’au jour où ils furent plus ou moins humanisés par le baptême chrétien. Il semble aussi que les peuplades germaniques n’aient reçu qu’avec le baptême chrétien quelque notion du surnaturel. Mais il faut sûrement faire exception pour les Goths, ce peuple de justes, sans doute thrace autant que germain, et apparenté aux Gètes, ces nomades follement épris de l’immortalité et de l’autre monde.

À la révélation surnaturelle Israël opposa un refus, car il ne lui fallait pas un Dieu qui parle à l’âme dans le secret, mais un Dieu présent à la collectivité nationale et protecteur dans la guerre. Il voulait la puissance et la prospérité. Malgré leurs contacts fréquents et prolongés avec l’Égypte, les Hébreux restèrent imperméables à la foi dans Osiris, dans l’immortalité, dans le salut, dans l’identification de l’âme à Dieu par la charité. Ce refus rendit possible la mise à mort du Christ. Il se prolongea après cette mort, dans la dispersion et la souffrance sans fin.

Pourtant Israël reçut par moments des lueurs qui permirent au christianisme de partir de Jérusalem. Job était un Mésopotamien, non un Juif, mais ses merveilleuses paroles figurent dans la Bible ; et il y évoque le Médiateur dans cette fonction suprême d’arbitre entre Dieu même et l’homme qu’Hésiode attribue à Prométhée. Daniel, le premier en date parmi les Hébreux dont l’histoire ne soit pas souillée par quelque irait atroce, fut initié dans l’exil à la sagesse chaldéenne et fut l’ami des rois mèdes et perses. Les Perses, dit Hérodote, écartaient toute représentation humaine de la divinité, mais ils adoraient, à côté de Zeus, l’Aphrodite céleste sous le nom de Mithra. C’est elle sans doute qui apparaît dans la Bible sous le nom de Sagesse. Pendant l’exil aussi la notion du juste souffrant, venue de Grèce, d’Égypte ou d’ailleurs, s’infiltra dans Israël. Plus tard l’hellénisme submergea un moment la Palestine. Grâce à tout cela le Christ put avoir des disciples. Mais combien il dut longuement, patiemment et prudemment les former ! Au lieu que l’eunuque de la reine d’Éthiopie, le pays qui apparaît dans l’Iliade comme la terre d’élection des dieux, où selon Hérodote on adorait uniquement Zeus et Dionysos, dans lequel d’après le même Hérodote la mythologie grecque plaçait le refuge où fut caché et préservé Dionysos enfant, cet eunuque n’eut besoin d’aucune préparation. Dès qu’il eut entendu le récit de la vie et de la mort du Christ il reçut le baptême.

L’Empire romain était alors vraiment idolâtre. L’idole était l’État. On adorait l’empereur. Toutes les formes de vie religieuse devant être subordonnées à celle-là, aucune d’elles ne pouvait s’élever au-dessus de l’idolâtrie. On massacra absolument tous les Druides de Gaule. On tua et emprisonna les fervents de Dionysos en les accusant de débauche, motif assez peu vraisemblable étant donné la quantité de débauche publiquement tolérée. On pourchassa les pythagoriciens, les stoïciens, les philosophes. Ce qui restait était vraiment de la basse idolâtrie, et ainsi les préjugés d’Israël transmis aux premiers chrétiens se trouvaient vérifiés par coïncidence. Les mystères grecs étaient depuis longtemps avilis, ceux importés d’Orient avaient à peu près autant d’authenticité qu’aujourd’hui les croyances des théosophes.

Ainsi put s’accréditer la notion fausse de paganisme. Nous ne nous rendons pas compte que si les Hébreux de la bonne époque ressuscitaient parmi nous, leur première idée serait de tous nous massacrer, y compris les enfants dans leurs berceaux, et de raser nos villes, pour crimes d’idolâtrie. Ils nommeraient le Christ un Baal et la Vierge une Astarté.

Leurs préjugés infiltrés dans la substance même du christianisme ont déraciné l’Europe, l’ont coupée de son passé millénaire, ont établi une cloison étanche, infranchissable entre la vie religieuse et la vie profane, celle-ci étant tout entière héritée de l’époque dite païenne. L’Europe ainsi déracinée s’est plus tard déracinée davantage en se séparant, dans une large mesure de la tradition chrétienne elle-même sans pouvoir renouer aucun lien spirituel avec l’antiquité. Un peu plus tard elle est allée dans tous les autres continents du globe terrestre les déraciner à leur tour par les armes, l’argent, la technique, la propagande religieuse. Maintenant on peut peut-être affirmer que le globe terrestre tout entier est déraciné et veuf de son passé. Cela parce que le christianisme naissant n’a pas su se séparer d’une tradition qui avait pourtant abouti au meurtre du Christ. Et cependant ce n’était pas contre l’idolâtrie que le Christ avait lancé le feu de son indignation, c’était contre les pharisiens, artisans et adeptes de la restauration religieuse et nationale juive, ennemis de l’esprit hellénique. « Vous avez enlevé la clef de la connaissance. » A-t-on jamais saisi la portée de cette accusation ?

Le christianisme, étant éclos en Judée sous la domination romaine, porte en lui à la fois l’esprit des trois fils de Noé. On a pu voir ainsi des guerres entre chrétiens où l’esprit de Cham était d’un côté, celui de Japhet de l’autre. Ce fut le cas de la guerre des Albigeois. Ce n’est pas vainement qu’il se trouve à Toulouse des sculptures romanes de style égyptien. Mais si l’esprit des fils qui ont refusé leur part de l’ivresse et de la nudité a pu se trouver parmi des chrétiens, combien davantage chez ceux qui repoussent le christianisme et reprennent ouvertement la couverture de Sem et de Japhet !

Tous ceux qui ont une part grande ou petite, directe ou indirecte, consciente ou implicite, mais authentique, au vin de Noé et de Melchisédech, au sang du Christ, tous ceux-là sont frères de l’Égypte et de Tyr, fils adoptifs de Cham. Mais aujourd’hui les fils de Japhet et ceux de Sem font beaucoup plus de bruit. Les uns puissants, les autres persécutés, séparés par une haine atroce, ils sont frères et ils se ressemblent beaucoup. Ils se ressemblent par le refus de la nudité, par le besoin du vêtement, fait de chair et surtout de chaleur collective, qui protège contre la lumière le mal que chacun porte en soi. Ce vêtement rend Dieu inoffensif, il permet indifféremment de le nier ou de l’affirmer, de l’invoquer sous des noms faux ou vrais ; il permet de le nommer par son nom sans avoir à craindre que l’âme soit transformée par le pouvoir surnaturel de ce nom.

L’histoire des trois frères, dont le plus jeune, comme dans tous les contes, reçut l’aventure merveilleuse, a-t-elle aussi une portée loin des bords de la Méditerranée ? C’est difficile à deviner. On peut seulement penser que la tradition hindoue, si extraordinairement semblable dans le centre même de son inspiration à la pensée grecque, n’est vraisemblablement pas d’origine indo-européenne ; sans quoi les Hellènes l’auraient possédée en arrivant en Grèce et n’auraient pas eu tout à apprendre. D’autre part, d’après Nonnos, il est question deux fois de l’Inde dans la tradition dionysiaque ; Zagreus aurait été élevé près d’un fleuve indien nommé l’Hydaspe, et Dionysos serait allé faire une expédition en Inde. Soit dit en passant, il aurait rencontré au cours de ce voyage un roi impie qui aurait lancé son armée sur lui alors qu’il se trouvait sans armes, au sud du mont Carmel, et l’aurait forcé à se réfugier dans la mer Rouge. L’Iliade parle aussi de cet incident, mais sans le situer. S’agit-il d’Israël ? Quoi qu’il en soit, la parenté de Dionysos avec Vishnou est évidente, et Dionysos se nomme aussi Bacchus. On ne peut rien dire de plus de l’Inde. On ne peut probablement rien dire du reste de l’Asie, ni de l’Océanie, ni de l’Amérique, ni de l’Afrique noire.

Mais pour le bassin méditerranéen la légende des trois frères est la clef de l’histoire. Cham a réellement subi une malédiction, mais qui lui est commune avec toutes les choses, tous les êtres qu’un excès de beauté et de pureté destine au malheur. Beaucoup d’invasions se sont succédées au cours des siècles. Toujours les envahisseurs étaient issus des fils volontairement aveugles. Chaque fois qu’un peuple envahisseur s’est soumis à l’esprit du lieu, qui est celui de Cham, et en a bu l’inspiration, il y a eu civilisation. Chaque fois qu’il a préféré son ignorance orgueilleuse, il y a eu barbarie, et des ténèbres pires que la mort se sont étendues pour des siècles.

Puisse l’esprit de Cham fleurir bientôt de nouveau au bord de ces vagues.


Addendum.


Il y a encore une autre preuve que Noé a reçu une révélation. C’est qu’il est dit dans la Bible que Dieu a fait un pacte avec l’humanité dans la personne de Noé, pacte dont l’arc-en-ciel fut le signe. Un pacte de Dieu avec l’homme ne peut être qu’une révélation.

Cette révélation a un rapport avec la notion de sacrifice. C’est en respirant l’odeur du sacrifice de Noé que Dieu résolut qu’il n’aurait plus jamais la pensée de détruire l’humanité. Ce sacrifice fut rédempteur. On pourrait presque croire qu’il s’agit du sacrifice du Christ pressenti.

Les chrétiens appellent sacrifice la messe, qui répète tous les jours la Passion. La Baghavat-Gîta, qui est antérieure à l’ère chrétienne, fait dire elle aussi à Dieu incarné : « Le sacrifice, c’est moi-même présent dans ce corps. » La liaison entre l’idée de sacrifice et celle d’incarnation est donc probablement très ancienne.

La guerre de Troie fut un des exemples les plus tragiques de la haine des deux frères contre Cham. Ce fut un attentat de Japhet contre Cham. On ne trouve du côté des Troyens que des peuples qui procèdent de Cham ; on n’en trouve aucun de l’autre côté.

Il y a une exception apparente qui est une confirmation. Ce sont les Crétois. La Crète fut une des perles de la civilisation issue de Cham. Dans l’Iliade nous voyons les Crétois aux côtés des Achéens.

Mais Hérodote nous apprend que c’étaient de faux Crétois. C’étaient des Hellènes qui avaient peuplé peu auparavant l’île devenue presque déserte. Néanmoins, à leur retour, Minos irrité contre eux à cause de leur participation à cette guerre les frappa d’une peste. Au ve siècle la Pythie de Delphes interdit aux Crétois de se joindre aux Grecs dans les guerres médiques.

Cette guerre de Troie était bien l’entreprise de destruction de toute une civilisation. L’entreprise réussit.

Homère appelle toujours Troie « la sainte Ilion ». Cette guerre fut le péché originel des Grecs, leur remords. Par ce remords les bourreaux méritèrent d’hériter en partie de l’inspiration de leurs victimes.

Mais il est vrai aussi qu’excepté les Doriens, les Grecs étaient un mélange d’Hellènes et de Pélasges, mélange où les Hellènes étaient l’élément envahisseur, mais où en fait les Pélasges dominaient. Les Pélasges sont issus de Cham. Les Hellènes ont tout appris d’eux. Les Athéniens notamment, étaient presque de purs Pélasges.

Si on admet, selon une des deux hypothèses entre lesquelles se partagent les érudits, que les Hébreux sortirent d’Égypte au xiiie siècle, le moment de leur sortie est proche de l’époque de la guerre de Troie telle qu’elle est indiquée par Hérodote.

Dès lors une supposition simple se présente à l’esprit. C’est que le moment où Moïse jugea, avec ou sans inspiration divine, que les Hébreux avaient suffisamment erré dans le désert et pouvaient entrer en Palestine fut celui où le pays avait été vidé de ses guerriers par la guerre de Troie, les Troyens ayant appelé à l’aide des peuples même assez lointains. Les Hébreux, conduits par Josué, purent massacrer sans peine et sans avoir besoin de beaucoup de miracles des populations sans défenseurs. Mais un jour les guerriers partis pour Troie revinrent. Alors les conquêtes s’arrêtèrent. Même, au début du Livre des Juges, on voit les Hébreux beaucoup moins avancés qu’à la fin du Livre de Josué ; et on les voit aux prises avec des populations que sous Josué ils disaient avoir entièrement exterminées.

On comprend ainsi que la guerre de Troie n’ait laissé aucune trace dans la Bible, et la conquête de la Palestine par les Hébreux aucune trace dans les traditions grecques.

Pourtant le silence total d’Hérodote sur Israël reste très énigmatique. Il faut que ce peuple ait été regardé à cette époque comme sacrilège, comme quelque chose dont il ne fallait pas faire mention. Cela se conçoit si c’est lui qui était désigné sous le nom de Lycourgos, le roi qui se jeta en armes sur Dionysos désarmé. Mais après le retour d’exil et la reconstruction du temple, il y eut sûrement un changement.