Attendre-Espérer (Le Phare de la Loire)/Texte entier

Attendre-Espérer (Le Phare de la Loire)
Attendre-Espérer (p. 1-149).

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 26 MARS.
======= N° 1 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

I

En allant de Nantes à Saint-Nazaire, soit par la voie ferrée, soit par le bateau qui descend la Loire, on remarque sur la rive droite d’admirables mamelons boisés qui se succèdent, obliquement entrecoupés de ravins. C’est le Sillon de Bretagne, soulèvement granitique de vingt à vingt-cinq lieues de longueur, qui part de Nantes en s’écartant vers le nord, et abandonne à Savenay les bords de la Loire pour aller mourir aux confins du Morbihan. Le fleuve, à partir de ce point, n’offre plus que des rives plates, souvent inondées, et des flots troubles, d’âpre saveur, que soulève déjà la forte respiration de l’Océan, et qui participent à ses houles et à ses tempêtes.

Bâtie sur le Sillon de Bretagne, à distance à peu près égale de Nantes et de Saint-Nazaire, la petite ville de Savenay domine un beau paysage, au milieu duquel elle se détache elle-même très-pittoresquement. Mais à l’intérieur, bien qu’elle soit décorée du titre de sous-préfecture, ce n’est qu’un grand village, peuplé d’artisans et de fonctionnaires ennuyés, et centre d’un commerce rural assez considérable. Si les agglomérations ont, comme les individus, leur caractère, on pourrait signaler dans celui de cette petite ville une nuance d’aigreur et d’inquiétude, résultat d’une rivalité de voisinage et légitimé par le droit de défense. Car l’accroissement de Saint-Nazaire et les prétentions insolentes de ce petit port agrandi menacent d’enlever à Savenay ses pouvoirs administratifs et judiciaires, autrement dit toute son importance, et la moitié, la fleur de sa population. — Mais ce n’est point de raisons d’État ni de grandeur et de décadence que nous voulons nous occuper ici. Il ne s’agit que d’une intime histoire (il va sans dire une histoire d’amour) éclose sous des genêts et terminée à l’ombre d’une vigne en fleur.

Par une chaude journée de juin, un homme jeune, disons un jeune homme — il avait trente ans environ — sortait d’une maison de campagne sise sur les hauteurs, à peu de distance de la ville. À l’air dont il ferma la barrière et dont il jeta les yeux à droite et à gauche sur les champs qui bordaient la route, on devinait en lui le propriétaire, mais non ce qu’on appelle un propriétaire campagnard.

Vêtu négligemment d’un habit de coutil presque blanc, coiffé d’un chapeau de paille et tenant à la main une canne d’églantier, tordue par la nature et vernie par l’art, il avait une tournure aisée, élégante. Il portait aussi une magnifique barbe blonde, et bien que dans son visage rien de fade ni de vulgaire n’eût pu autoriser aucun de ses ennemis à l’appeler un beau garçon, l’harmonie de ses traits flattait le regard, d’autant mieux qu’elle résultait moins de la régularité que d’une expression de bonté, de douceur et d’intelligence. Retenu par cette première impression, toute sympathique, si l’on eût cherché à pénétrer plus avant et à conjecturer sur le caractère de cet inconnu, on eût trouvé dans l’œil bleu, mêlés à l’ardeur des sentiments nobles, les nuages de la rêverie, et l’on eût deviné qu’à l’impressionnabilité du cœur se joignait peut-être cette impressionnabilité de l’esprit qui produit l’indécision.

Il se dirigeait vers la ville, et tous ceux qu’il rencontrait, sur la route d’abord, puis dans les rues, le saluaient comme une connaissance. De la part des hommes du peuple, le salut avait quelque chose d’intime et d’affectueux. Ceux-là, en effet, aiment volontiers dès qu’ils estiment ; on ne les rend humbles que par la défiance et la crainte. Une ou deux fois le jeune homme fut arrêté dans sa marche par des gens qui l’abordèrent. Une femme vint lui présenter un enfant, qu’il prit dans ses bras et qu’il examina soigneusement, en appliquant l’oreille sur sa poitrine ; après quoi, s’approchant d’un de ces bancs qui, à la campagne, bordent presque toutes les maisons, il griffonna sur ses genoux un billet, le remit à la mère et poursuivit son chemin.

« Où va donc aujourd’hui le docteur Émile Keraudet ? » cria de sa fenêtre, au capitaine Montchablond, Mlle Chaussat, qui, assise comme à l’ordinaire derrière ses volets entre-baillés, maniait son crochet avec une dextérité sans égale et une science d’habitude qui laissait à ses yeux et à sa langue la plus entière liberté.

— Je suppose qu’il va voir ses malades, mademoiselle Chaussat. À moins qu’il n’ait d’autres rendez-vous, » répondit le capitaine, qui, de son côté, fumait sa pipe derrière des volets semblables, dont l’ouverture, braquée sur la fenêtre de Mlle Chaussat, établissait entre les deux voisins comme un courant électrique.

Si ce n’était un hasard heureux, ce devait être la Providence qui avait ainsi placé en face l’une de l’autre ces deux habitations. Mlle Chaussat est une fille de soixante ans, qui a le nez long, d’anciens beaux yeux, le visage encore vif, une grande facilité d’élocution, des principes sévères et, c’est elle qui l’affirme, une dévotion éclairée. Sa grande occupation est de tricoter au crochet des couvertures de lit et des nappes d’autel. Elle brode aussi des pantoufles au capitaine.

Celui-ci, dans sa jeunesse, a pris le Trocadéro. Il n’a point fait d’autre campagne, et, par une bonne foi qui l’honore, il ne raconte que celle-là. Mais, grâce à lui, les Savenaisiens sont devenus si profondément versés dans la science de cet épisode historique, que Mlle Chaussat est la seule dont la complaisance inépuisable en écoute encore le récit. Il est vrai qu’elle a trouvé un moyen merveilleux de supporter cette épreuve et de la faire servir doublement à son salut : dès que le capitaine entame l’exorde bien connu, elle se met à réciter mentalement des Ave Maria pour les indulgences. Et cet arrangement est si bien trouvé que tout y est bénéfice ; car moyennant cette apparence d’attention, Mlle Chaussat a le droit, à son tour, de raconter ses souvenirs de jeunesse au capitaine.

Ces deux existences, également isolées, se rapprochent encore par la communication réciproque de leurs contrariétés, de leurs rhumatismes, de leurs cauchemars ; ils se racontent le matin leurs rêves et font leur partie de piquet tous les soirs. Mais le plaisir le plus vif assurément qu’ils goûtent ensemble résulte de leurs entretiens sur autrui.

L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de paroles, dit l’Évangile, et ce que l’Évangile n’a pas assez dit, c’est que l’homme est avant tout, malgré tout, surtout, l’objet direct de l’homme. Loi inéluctable et à laquelle, des ignorants aux civilisés, du cannibale à Mlle Chaussat, chacun obéit à sa manière. Si l’amour des deux honorables voisins pour leurs semblables s’accusait aussi quelquefois par des coups de dents, c’est qu’il s’y mêlait cet amour du bien, auquel on a de tout temps sacrifié la créature. Et puis, quelque avidité est permise aux affamés. Il y avait dans ces existences une si grande lacune des fécondes amours qui apaisent et lénifient l’âme, si peu de place occupée sous ces deux toits !

Mlle Chaussat ne laissa donc point tomber l’insinuation du capitaine, et poussant un peu les volets et se penchant à la fenêtre avec un aimable sourire :

« Vous êtes bien méchant ! Est-ce que vous auriez appris quelque chose ?

— Moi ? rien du tout. Je dis seulement que ce garçon-là doit s’ennuyer seul, et qu’à son âge il n’est pas naturel de ne pas tourner autour de quelque jupon.

— Ah ! capitaine ! voilà bien de vos idées !

Et Mlle Chaussat baissa pudiquement les yeux. Mais ce fut pour les relever presque aussitôt en reprenant la parole :

— Il est certain que M. Keraudet paraît peu se préoccuper des avantages d’une union bien assortie. Mlle Marie Bernereau lui allait comme un gant. Et c’est une fille si intéressante et pieuse ! Eh bien, je sais qu’il a fait la sourde oreille sur ce point aux avances de Mme Fichon.

— Je n’aime pas votre Émile Keraudet. C’est un orgueilleux. Est-ce qu’on le voit jamais dans nos réunions ? Et pourtant nous le valons bien, je pense. Un garçon que j’ai vu tout petit ! Mais c’est comme cela.

Les jeunes gens d’aujourd’hui ont des prétentions !… Nous n’étions pourtant pas des imbéciles dans notre temps, mademoiselle Chaussat.

— C’est ainsi que va le monde, monsieur Montchablond. Il me semble en effet que ce jeune homme devrait être heureux, le soir, après ses courses, de se délasser par une partie de whist ou de piquet en bonne compagnie. Mais la jeunesse, aujourd’hui, n’aime plus les plaisirs honnêtes… Ainsi, vous supposeriez le docteur capable… de…

— De courtiser quelque jolie fille de campagne, pourquoi pas ? Puisqu’il ne se plaît qu’avec ces gens-là.

— Il a tant de malades !

— On a toujours beaucoup de malades quand on ne se fait pas payer ; mais vis-à-vis de ses confrères, ce procédé de M. Émile Keraudet est de la plus haute indélicatesse et ne devrait pas être permis. Certes, si j’étais le gouvernement, les choses ne pourraient pas se passer comme cela.

— Que voulez-vous ? il est assez riche pour n’avoir pas besoin d’honoraires, et…

— C’est précisément où sa conduite est répréhensible. S’il était pauvre, il aurait du mérite à être généreux, mais ainsi…

— On ne saurait nier qu’il ne fasse beaucoup de bien.

— Ah ! voilà bien les femmes ! Avec elles, un joli garçon a toujours raison.

Cette fois, la main de Mlle Chaussat quitta son crochet pour faire à son voisin un geste gracieux de menace, et, d’un ton de fausset aimable, elle s’écria :

« Ah ! capitaine ! capitaine ! je vous ai toujours dit que vous étiez fort méchant ! »

Et elle reprit son crochet avec d’autant plus de hâte, tandis que le capitaine faisait entendre un gros rire.

Pendant ce colloque, Émile Keraudet était déjà loin. Il avait descendu la côte rapide qui termine de ce côté la colline de Savenay, et, laissant à droite la ferme de l’Oisillière, il remontait le versant opposé. Bientôt, dans cette chaîne de mamelons entrecoupés dont il parcourait les crêtes, il eut de nouveau à descendre jusqu’au lit du ruisseau, où sous la voûte des chênes, de grosses pierres offrent un passage ; et, suivant un sentier qui serpente le long d’un bois, au bord d’un champ de genêts, il s’éleva sur les flancs d’une troisième colline, au-dessus de laquelle tournoyaient, avec lenteur et majesté, les grandes ailes d’un moulin à vent.

La chaleur était supportable. Une brise la tempérait, et de plus ce voile vaporeux qui flotte dans l’atmosphère bretonne, au-dessus des mousselines blanches dont le visage des belles filles est abrité. Les senteurs musquées du bois de chêne et l’âpre haleine des genêts remplissaient l’air, et c’était à peine si l’on saisissait au passage le doux parfum de la petite rose de l’églantier, qui arrondissait ses guirlandes autour de la haie. Le pas d’abord vif et alerte, d’Émile Keraudet s’était ralenti ; ses yeux s’emplissaient de rêverie. Parvenu au sommet de la colline, il s’accouda un instant sur le piédestal d’une croix de pierre — depuis une demi-heure qu’il marchait c’était la troisième — il jeta sur la plaine un long regard, parut hésiter sur la direction qu’il allait suivre, et prit le chemin du moulin à vent.

Ce pittoresque engin de l’industrie primitive est une des choses regrettables que les progrès de la science s’apprêtent à nous enlever. Dans ces grandes ailes tournant au sommet des collines, réside une poésie mystérieuse, et à les voir s’élever incessamment pour sans cesse retomber, on dirait la lutte égale, éternelle, de l’espérance et de la fatalité. Enveloppées tour à tour par la brume et le soleil de teintes roses ou de nuages, actives ou immobiles, robustes ou déchiquetées, elles ont toujours dans leur attitude quelque chose de ce que recouvre le front des sphinx : le cachet fantastique des agents de l’inconnu. Le maître auquel elles obéissent, imprévu, gracieux, ne souffle qu’à son heure, vient d’on ne sait où. Tantôt, elles l’attendent, mornes, mélancoliques ; tantôt vives, animées, superbes, elles s’ébranlent de leur grand vol et tracent majestueusement leur cercle immense dans l’air. C’est le génie humain, encore ignorant et pauvre, qui profite des forces de la nature, sans pouvoir les dominer, mais en revanche revêt toutes ses créations d’une incomparable grâce.

De loin, ainsi dressées sur les hauteurs, avec leurs bras étendus, ces constructions pittoresques me semblent toujours formuler, agenouillées, la phrase de l’Oraison dominicale : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. C’est du ciel, en effet, qu’elles attendent la force nécessaire à procurer l’alimentation des hommes, tandis que la formidable usine, assise au fond des vallées, puissante, impassible, si elle a puisé dans la nature son principe d’action, se l’est soumis le possède d’une manière permanente et souveraine. Entre les idées et les formes existent des rapports, des affinités inflexibles : libérale par nature, en dépit des savants, la science a pour fin d’extirper de ce monde la faiblesse et l’obéissance.

Nous ne nous serions point permis des réflexions aussi longues, si ce n’étaient celles mêmes que fit notre héros en franchissant l’espace qui le séparait du moulin à vent, et si elles ne nous donnaient l’aperçu d’un esprit à la fois amoureux des vieilles poésies et des réalisations nouvelles, qui prenait le bon parti, mais non toujours sans regrets. Comme en achevant ce monologue il arrivait au seuil de l’habitation sise au pied de la tourelle, il entra ; mais il ne trouva personne ; il appela, mais nulle voix ne répondit ; alors, passant de là dans un champ de genêts tout proche, il contempla un moment l’admirable paysage qui s’étendait sous ses yeux, et, fatigué sans doute par la marche et par la chaleur, il s’étendit parmi les genêts, lesquels, en leur qualité de genêts bretons, avaient toute la hauteur et l’épaisseur nécessaires pour lui offrir un abri frais et ombreux.

Ceux qui, imbus des traditions classiques sur la dignité de l’homme, tiennent à élever un front noble et à regarder les cieux, et qui, affectant invariablement dans leurs promenades la position verticale, ne touchent à la terre que par les semelles de leurs souliers, ceux-là ignorent ce grand monde des petites choses qui vit, croit, s’agite, aime, combat, meurt, dans l’espace compris entre la roche vive et la crête des herbes. Seuls, les promeneurs sans façon qui se reposent volontiers sur le sein de la mère commune savent quelle activité prodigieuse, quel tumulte étourdissant contient ce que les superficiels appellent silence des champs, calme de la nature.

Point de Londres, point de Paris, dont l’élaboration soit plus immense, plus emportée, plus complexe que celle de ce laboratoire des forces secrètes où de la fleur à la semence, des sucs aux racines, de la lumière aux tissus, de la cellule au type, de l’œuf à l’insecte, de la larve à l’être ailé, du simple au composé, du composé au simple, tout se meut sans trêve. Le silence n’est qu’un mot inventé pour couvrir décemment l’impuissance de nos perceptions. Penchez votre oreille et tendez votre attention, écoutez c’est le bruissement d’une Babylone, et vos yeux mêmes, si grossiers qu’ils soient, ne suffiraient pas à suivre tout ce qu’ils pourraient saisir. Ici des milliers d’individus marchent, glissent, volent, rampent, bourdonnent, chacun vers son but ; et parmi tant de petites feuilles, pas une qui n’ait fait une toilette différente de celle de ses sœurs, pas un brin de mousse qui n’ait ses malheurs ou ses joies particulières pas une graine tombée qui n’ait son attente et son avenir, pas un caillou qui n’ait choisi ses couleurs, pas un brin d’herbe qui n’ait son opinion préconçue. À l’heure où le jeune docteur s’abritait sous les genêts, toute cette fournaise de travaux, d’intérêts, de désirs et d’ambition recevait encore une activité plus dévorante par les émanations de la terre chauffée aux ardeurs du jour. Les genêts exhalaient leurs plus vifs arômes, et le gazon foulé répandait une douce odeur.

S’appuyant sur un coude, le jeune homme prit dans sa poche quelques journaux et les déplia ; mais son regard, bientôt vague, quittant la page imprimée, se fixa plus loin ; sur son front s’accumulèrent les voiles de la rêverie, et, se laissant dominer par les harmonies qui l’entouraient, il tomba dans une somnolence où il n’entendit plus, sur la basse continue d’un immense fourmillement, qu’une succession irrégulière de petits bruits secs, pareils au pétillement d’une grêle menue. C’étaient les gousses des genêts qui, sous l’influence de la chaleur, se fendaient, laissant échapper leurs semences. Il était environ cinq heures, et le soleil couchant dardait ses rayons sur le coteau, dont le champ de genêts marquait la déclivité.

Tout à coup le jeune rêveur entendit le son de voix humaines qui se rapprochaient de lui. S’arrachant au monde végétatif, où il se plaisait à plonger sa propre vie, il redressa la tête et écouta ; la pureté d’intonation de ces voix l’avait frappé. Presque également fraîches et harmonieuses, ce devaient être celles d’une jeune femme et d’un enfant. On entendait en même temps le froissement de pas légers sur le sol et un frôlement de souples étoffes. Deux ombres, dont l’une beaucoup plus petite que l’autre, glissant à la surface des genêts, s’allongèrent vers Émile, effleurèrent sa tête, puis s’abaissèrent tout à coup. Les voix maintenant partaient de plus bas. Évidemment les corps producteurs des ombres venaient de s’asseoir.

« Il serait discret de signaler ma présence, » pensa le docteur.

Mais aussitôt le nom de maman, prononcé par la plus frêle des deux voix, frappa son oreille.

« Bah ! se répondit-il à lui-même, en me levant je leur ferais peur. Si c’étaient deux amoureux, ou même deux amis, à la bonne heure ; mais à côté d’un enfant, nul auditeur n’est de trop. »

Et il se tint coi.

« Elle n’y est pas la vieille Jeanne ? dit la petite voix.

— Non, tu sais bien, répondit l’autre, dont l’harmonie, plus composée, n’en était que plus suave ; nous l’avons appelée ; mais elle n’a pas répondu. Elle reviendra sans doute, et dans quelques minutes nous la trouverons.

— Qu’est-ce que cette plante-là ? reprit la petite voix, changeant de sujet avec la mobilité particulière aux enfants.

— On ne peut encore le savoir ; car ce ne sont que des cotylédons et les premières feuilles n’ont pas encore apparu. Ces deux choses charnues sont les deux moitiés d’une petite graine que le vent sans doute a apportée là, car ce n’est pas un genêt.

— C’est donc le vent qui porte les graines ?

— Oui, le vent est le grand semeur ; c’est grâce à lui que les plantes, ces pauvres enracinées, voyagent pourtant d’un bout à l’autre du monde, sans autre limite que leur convenance, et avec faculté de rester partout où elles se trouvent bien.

— Et les enfants, c’est-il le vent aussi qui les apporte au sein de leur mère ?

Émile Keraudet, de son abri, ne put s’empêcher de sourire.

« Il n’y a donc pas un genêt, se dit-il, sous lequel ne se rencontre un enfant terrible ? »

Puis il écouta de toutes ses oreilles la réponse qui se fit attendre un peu.

« Non, dit enfin l’harmonieuse voix, qu’un peu d’émotion altérait, non, ce n’est pas le vent qui apporte les enfants au sein de leur mère, c’est l’amour.

— L’amour !

— Oui, l’amour fait les êtres aimants. N’est-ce pas tout simple ?

— Oui, dit l’enfant.

Il y eut un silence, puis d’autres propos insignifiants s’échangèrent.

Mais le mystère une fois cramponné à l’esprit des enfants ne lâche pas prise ; et s’il est mauvais de leur donner une explication complète, il n’est pas moins fâcheux de laisser des nuages dans leur esprit.

« Maman, dit l’enfant bientôt, je t’aime. »

Un baiser répondit.

« Et pourtant je n’ai pas d’enfant, moi, rien que ma poupée.

— C’est que tu n’as pas encore le cœur assez grand, répondit la mère. Tu m’aimes… comme la plante aime la terre, le soleil, sans savoir pourquoi, un peu parce que je te suis nécessaire. Mais quand tu seras grande, tu m’aimeras, tu en aimeras d’autres, pour eux, non pour toi. C’est le véritable amour, et c’est celui-là qui donne la vie.

Sous la hardiesse de cette affirmation, quelque doute se glissa peut-être ; car la voix, aux derniers mots, prit un accent mélancolique.

André Léo.

La suite au prochain numéro.

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 29 MARS.
======= N° 2 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

I
(Suite).

Il y eut un bruissement d’étoffes ; les ombres se projetèrent encore du côté d’Émile, puis glissèrent en s’éloignant, et le silence régna de nouveau dans les genêts.

Le jeune homme restait frappé de ce qu’il venait d’entendre. La poésie de cette heure, le charme de la voix, la hauteur de la pensée, la simplicité des paroles, tout l’avait ému dans cet épisode, qu’il ne pouvait pas même appeler une apparition. Il se leva en regardant au-dessus des genêts avec précaution ; mais il ne vit personne. Du côté où les deux inconnues s’étaient éloignées, une haie bordait le champ. Pensif, Émile Keraudet retournait vers le moulin, quand un cri perçant, parti de derrière la haie, le fit courir dans cette direction.

Un groupe alors s’offrit à ses yeux troublés, dans lequel il ne vit distinctement, au premier abord que la personne malade qu’il était venu visiter, c’est-à-dire la femme du meunier. Elle était évanouie ; une femme tremblante la soutenait dans ses bras ; une petite fille, qui criait tout en courant, s’était heurtée contre les jambes du docteur. Mais ces deux étrangères, il les vit à peine. Toute curiosité à leur égard avait fait place aux préoccupations du médecin devant un être en danger. Il s’assura que la pauvre femme était seulement évanouie, versa entre ses lèvres quelques gouttes d’un cordial qu’il avait sur lui, et dit à la personne qui se trouvait là :

— Courez au moulin, madame, et faites-vous entendre de l’homme qui le fait mouvoir. Montez, s’il le faut, l’échelle ; il nous faut quelqu’un.

En même temps, il enleva dans ses bras la malade et marcha vers le moulin, précédé par la jeune femme, qui d’une course rapide atteignit bientôt la tourelle. Quant au docteur, il entra dans la maison, déposa la meunière sur son lit, et palpa le pouls en considérant avec attention cette pâle figure exténuée où tout exprimait l’épuisement, le lent retrait des forces vitales.

Quelques minutes après, la jeune femme rentrait, accompagnée de sa fille, qui se pressait contre elle, et dont les yeux grands ouverts témoignaient de cet ébahissement que font éprouver aux enfants les accidents sérieux de la vie, et dans lequel domine surtout la curiosité.

— L’homme vient, dit la jeune dame.

— Il devrait être ici en même temps que vous, dit le docteur ; mais je réponds qu’il en a pour quelques minutes encore. Les choses avant les personnes. Ils sont tous ainsi.

Il chercha du regard autour de lui.

— Que vous faut-il, monsieur ? demanda l’inconnue.

— Du vinaigre ; mais je ne sais…

— J’ai sur moi de l’ammoniaque, dit-elle en tirant de sa poche un flacon.

— Ah ! vous craignez les serpents ? Bien ! donnez !

Il versa l’ammoniaque, l’étendit d’eau, et la jeune femme en frotta les tempes de la malade, tandis que le docteur frictionnait fortement d’un linge chaud la plante des pieds. Le meunier entrait enfin.

— Est-ce que tu n’as pas besoin de ta femme, Jean Cargon ? s’écria impétueusement le docteur, que tu ne lui as point donné d’aide pour son ménage, comme je te l’avais demandé, et que tu la laisses s’évanouir de faiblesse au milieu des champs ? Peut-être bien que si tu voulais la soigner un peu, ça ne te coûterait pas plus qu’un enterrement et qu’une autre noce.

— La, la, monsieur Émile Keraudet, vous parlez bien dur. Vous savez pourtant que le pauvre monde ne fait pas ce qu’il veut.

— Je t’ai déjà dit que tu calcules mal et que la plus claire épargne est de conserver ses forces. Ta femme, si ça continue, n’en a pas pour plus de trois mois. Voyons, elle reprend couleur. N’y a-t-il pas du bouillon ou du vin, ici ?

— Je m’étais bien pensé de lui en acheter, dit le mari en se grattant l’oreille sous son chapeau.

— Mais tu ne l’as pas fait. Ah ! malheureux !… cours chez moi tout de suite, et demande à ma mère ce qu’elle aura de bouillon et deux bouteilles de bordeaux.

— J’y vas. Vous êtes tout de même bien bon, monsieur Émile.

— Parbleu ! il faut l’être doublement avec vous, qui ne vous aidez en rien.

En achevant cette phrase d’un ton brusque, les yeux du docteur s’arrêtèrent sur la personne qui remplissait près de lui l’office d’infirmière, et il se sentit confus tout à coup d’avoir ainsi parlé devant elle. Car il s’apercevait enfin qu’il avait devant lui le type le plus pur de la distinction native, unie à l’élégance mondaine la plus raffinée. Dans cette pauvre demeure, au chevet de ce lit grossier, l’effet en était plus grand encore. Cette femme était belle ; mais, en dépit de ses grands yeux bleus, aux cils et aux sourcils noirs, en dépit de sa nuageuse chevelure, d’un blond lumineux, et de la finesse achevée de tous ses traits, ce qui frappait surtout en elle était une noblesse exquise. Vêtue d’une robe de mousseline violette sans ornements, coiffée d’un chapeau de paille de riz autour duquel flottait un voile de même nuance que la robe, elle donnait à tant de simplicité des grâces royales.

Cette petite main, qui bassinait les tempes de la pauvre femme, avait des doigts transparents, en fuseaux, aux ongles longs et rosés. À la taille mince et souple de cette jeune femme, à ses traits purs et candides, on ne lui eût attribué au plus qu’une vingtaine d’années, sans l’âge de sa petite fille, qui devait avoir de cinq à six ans. En cherchant celle-ci du regard, le docteur la vit sur le seuil, dans un rayon de soleil, s’occupant à considérer les poulets de la meunière, qui picoraient à ses pieds. Gracieuse et blanche comme sa mère, elle était encore plus frêle et plus délicate, fille évidemment d’un sang noble, mais appauvri.

« Madame, balbutia le jeune docteur ébloui, veuillez m’excuser…

— Pourquoi, monsieur, demanda-t-elle de ce timbre harmonieux qui avait déjà frappé l’oreille d’Émile sous les genêts.

— Des soins que je vous impose.

— Mais ils n’ont rien que de volontaire et de très naturel, dit-elle. J’ai été saisie d’une grande frayeur en rencontrant cette pauvre femme évanouie. Quel bonheur, monsieur, que vous vous soyez trouvé là !

En ce moment, la meunière, qui avait rouvert les yeux, essaya de parler ; mais le docteur lui imposa silence. Une femme du hameau voisin venait d’entrer. Il la pria de déshabiller la malade et sortit de la chaumière avec la belle inconnue.

— Si je vous ai bien compris, monsieur, dit celle-ci, vous n’attribuez la maladie de Jeanne qu’à l’épuisement des forces et au manque de soins. Cette famille cependant n’est pas dans la misère. Le mari serait-il donc un avare ?

— Non, madame, c’est tout bonnement un paysan, c’est-à-dire un de ces hommes dont la loi suprême est, je ne dirai pas l’épargne (car, tant par inertie que par ignorance, ils dilapident effroyablement), mais l’horreur de toute dépense qui n’a pas pour but un gain immédiat. Celui-ci est honnête, humain, autant qu’ils savent l’être, et s’afflige de la maladie de sa femme. Il irait même, pour la guérir, et la remettre en état de vaquer à ses travaux, jusqu’à employer quelques francs à l’achat d’une drogue merveilleuse qui dût rendre instantanément la santé. Mais quant à soutenir la dépense continuelle d’un régime fortifiant, quant à décharger de tout labeur cette pauvre créature, qui pourtant a bien gagné sa retraite, il ne le fera jamais.

— On a donc raison, dit tristement la jeune femme, d’accuser les paysans de dureté de cœur ?

— On a grand tort, au contraire, et ceux qui les jugent ainsi parlent trop légèrement. Quand on les accuse de préférer à leur femme une paire de bœufs, on oublie d’ajouter qu’ils la préfèrent pareillement à eux-mêmes. Supposez le meunier dans la situation de sa femme, il se refusera aussi bien tout soin et se laissera mourir plutôt que de toucher au bien de ses enfants, que dis-je, au bien de ses collatéraux même, s’il n’avait pas d’autres héritiers. Car ce n’est point un dévouement raisonné, mais le culte d’une idole. C’est l’instinct de la race, fruit d’une longue misère.

Obligé depuis tant de siècles de disputer le produit de son travail contre les pillages, les exactions, le bon plaisir, sol battu de tous les fléaux, arène sans cesse foulée par tous les lutteurs historiques, le paysan, de même que le juif, a voué toute son âme à l’amour du gain, à la conservation de ce bien si péniblement amassé. Il a cela dans le sang. Doué, d’ailleurs, de la plus profonde ignorance, il ne raisonne pas. Aussi confond-il le moyen avec le but, et met-il la chose au-dessus de l’homme.

— Il n’est pas le seul, d’ailleurs, dit la jeune femme. Que de riches en font autant !

— Assurément, et surtout les parvenus. Car il faut une certaine habitude des richesses pour les mépriser ; la classe bourgeoise, qui se plaît à blâmer l’avidité des paysans, a précisément, en général, le même défaut.

— Je vois, monsieur, reprit l’inconnue en souriant, que vous ne haïriez pas la noblesse de parti pris.

— Non, madame, répondit le docteur, un peu surpris de cette question. Je puis estimer les qualités qu’elle possède, tout en blâmant ses préjugés.

— On en a peut-être aussi dans la bourgeoisie, dit la jeune femme avec un nouveau sourire, et j’y pensais au moment de vous dire mon nom. Je suis la fille du baron de Beaudroit, Mme de Carzet. Depuis deux mois que nous habitons la Ravine, nous avons beaucoup entendu parler du docteur Émile Keraudet, et mon père et moi nous avions, monsieur, le plus grand désir de vous connaître. Il nous serait précieux de pouvoir vous consulter sur les gens de ce pays, de mieux comprendre par vous les conditions générales de leur existence. Nous ne sommes pas venus dans cette campagne seulement pour y passer la saison d’été, mais, pour nous y fixer très probablement, et le meilleur moyen d’occuper nos loisirs sera d’y faire quelque bien.

Émile Keraudet s’inclina.

— Je suis à votre disposition, madame. Ici, comme ailleurs, la charité ne manque pas d’objet.

— Mais il faut distinguer, choisir.

— Sans doute, et malheureusement le mendiant éclôt sous l’aumône comme la vermine au soleil.

— Vous êtes, monsieur, de ceux qui condamnent l’aumône ?

— Je la condamne… théoriquement.

— Et vous la faites, objecta Mme de Carzet avec un charmant sourire.

— Madame, c’est une inconséquence égoïste, c’est pour m’empêcher de souffrir. Et puis, bien qu’il soit évident que ce sont les causes de la misère qu’il faut combattre, il y a, malgré tout, une sorte de cruauté à en négliger les effets quand ils sont produits. Cependant, en pareil cas, le plus souvent, nous n’apaisons notre sensibilité nerveuse qu’aux dépens de la sensibilité morale.

— Comment cela ?

— Combien de fois ceux qu’on oblige ne forcent-ils pas de les mépriser !

— Ah !… c’est vrai ! dit la jeune femme, dont les traits exprimèrent une impression pénible ; et, comme envahie par de tristes souvenirs, elle pencha la tête, et ses yeux se fixèrent devant elle, rêveurs.

Comme elle ne regardait point du côté d’Émile Keraudet, il pouvait, lui, la regarder à son aise : ainsi posée sur la cime du coteau, dans un nuage de gaze violette, et baignée des rayons du soleil couchant, en même temps que des effluves plus divines de la bienfaisance attristée, cette jeune femme était ravissante comme une de ces créations que l’imagination des poëtes donne pour modèle à la réalité. En la contemplant, les yeux d’Émile s’emplirent d’une admiration qui allait jusqu’à l’éblouissement. Ceux de Mme de Carzet, détachés de la pensée qui les avait un moment fixés, considéraient maintenant le paysage splendide qui se déroulait devant eux.

Du haut de cette colline, on domine le cours de la Loire, sur une étendue de dix à onze lieues, de Saint-Étienne de Montluc à son embouchure dans l’océan. L’écart du Sillon de Bretagne met de ce côté deux lieues de prairies entre le coteau et le fleuve, qui se montre au loin sous la forme d’une large bande étincelante ou jaunie, tandis que les coteaux de la rive opposée n’apparaissent qu’enveloppés de ce voile bleuâtre dont l’éloignement revêt les objets.

Le soleil, s’abaissant à l’horizon, faisait alors succéder à l’illumination générale du jour toutes les munificences particulières qu’il dispense à cette heure en souverain capricieux, tantôt sur les humbles, tantôt sur les superbes de son royaume ; ici, baignant de flots d’or les herbes folles, échevelées d’allégresse ; là, transfigurant la cime des grands chênes ; illuminant au loin le mât d’une barque de pêche, plus près le clocher de l’église, les toits du village, et, sur les coteaux, le vernis reluisant des bois ; ici, mirant sa face éblouissante dans l’étroite lucarne d’une pauvre demeure, et là-bas faisant de tel point du fleuve comme une immense cuve d’or en fusion.

Une partie des prairies, au pied des collines, était déjà dans l’ombre, tandis que sur l’autre de grandes nappes de lumière, qui semblaient ramper, se retiraient lentement. Çà et là, dans le réseau des canaux qui drainent ces prairies, on voyait des feux éclater, d’autres feux s’éteindre, et les silhouettes des arbres se dessiner, de plus en plus allongées, sur le sol. Au milieu de la Loire, un point noir, surmonté d’une trace fumeuse, glissait, et, derrière une flottille de bateau à l’ancre, Paimbœuf, réunissant en un seul foyer tous les rayons de ses vitres embrassées, flamboyait. Enfin, à l’extrémité de l’horizon, sur la droite, entre deux pointes qui forment, à l’entrée de l’Océan, comme une porte ouverte sur l’immensité, un des grands transatlantiques, sortant de Saint-Nazaire, détachait sa mâture élégante sur l’embrassement du ciel, et semblait nager dans une mer de feux.

À ces splendeurs s’ajoutait la grâce du paysage rural qui entourait immédiatement nos contemplateurs, et dont l’ensemble harmonieux emprunte sa physionomie à d’indescriptibles détails.

C’est le bois, la maison, l’arbre, le pâturage, pareils de noms, mais toujours particuliers et divers ; une fumée qui s’élève, un champ qui ondoie, le troupeau lent et rêveur, l’enfant qui jette aux échos ses cris, la charrette pesante, chargée d’herbes dont elle secoue les parfums dans l’air ; la femme qui passe, portant l’aliment des travailleurs ; le faucheur avec sa faux, pittoresquement dressé au-dessus de sa tête ; le mulet chargé de blé qui monte le coteau ; voix, mugissements, cris, chants, harmonies, haleines, formes, parfums, couleurs…

— Tout cela est admirablement beau, monsieur, dit ou exhala plutôt, la jeune femme en tournant vers son interlocuteur un visage ému.

— C’est le coucher de soleil le plus splendide que jamais j’aie contemplé, répondit Émile Keraudet, sans se rendre compte à lui-même de toute la portée de cette opinion, bien qu’il ajoutât immédiatement :

— Et cependant je viens souvent ici, car c’est un des plus beaux points de vue des environs.

— J’y viens souvent aussi, reprit Mme Carzet, et chaque fois ce sont des beautés différentes. La vue que nous avons de la Ravine est charmante, mais bornée en comparaison. Comme on est mieux ici qu’au milieu des murs de Paris ! dit-elle en jetant sur le paysage un nouveau regard charmé. Tant de beauté, c’est déjà presque du bonheur !

Elle prit sa fille par la main et se tourna du côté de la Ravine :

— Je reviendrai voir votre malade, monsieur, et s’il ne lui faut que du repos et des aliments fortifiants, vous pouvez la remettre à mes soins.

— Je n’ai pas dit tout à fait cela, balbutia le jeune docteur d’un air contrarié dont Mme de Carzet fut surprise. Il ajouta :

— Ce sont de braves gens, et je viens… assez souvent… les voir.

Elle saluait, quand il reprit, en homme qui s’accroche à tout pour renouer une conversation :

— Vous avez donc, madame, reconnu vous-même les inconvénients de l’aumône ?

— Oui, répondit-elle, plus d’une fois ma compassion a été trompée, et cependant je n’ai pu comprendre encore comment de mauvais sentiments peuvent être produits par de bonnes actions.

Elle dit cela d’un air si touchant que le cœur du jeune homme en fut profondément remué. Ce fut par un effort qu’il ramena sa pensée au sujet précis de l’entretien et répliqua pour retenir encore la jeune femme :

— C’est que tout mal est fait de lâcheté comme toute maladie est faiblesse de quelque organe. Et, sur ce point, la thérapeutique morale est à refaire dans le même sens où l’on a refait la nôtre. Ce n’est plus de calmants et de débilitants qu’il s’agit, mais de toniques.

Mme de Carzet sourit.

— Et quelle serait, monsieur, votre panacée ?

— L’instruction, madame. Pour l’homme, en toutes choses, savoir c’est pouvoir.

Elle attacha sur lui de grands yeux rêveurs, sous lesquels il faillit perdre contenance, et dit ensuite :

— Je crois, monsieur, que vous avez raison. Mais comment aborder une œuvre aussi vaste ?

— Ah ! madame, répliqua-t-il, vous douteriez de votre pouvoir !…

Peut-être n’était-ce plus à l’instruction populaire que songeait le docteur Émile en faisant cette réponse peu catégorique, ou ce sujet le passionnait fort, car ses yeux brillèrent et une rougeur colora son visage. Ou bien, était-ce le reflet du couchant qui empourprait les nuages au-dessus de leurs têtes ? car une lueur rose passa également sur le beau visage de la jeune femme. Elle salua de nouveau et cette fois s’éloigna décidément, emmenant sa fille par la main. La Ravine, jolie maison de campagne bâtie sur le bord d’une gorge, n’est qu’à un kilomètre de distance du moulin à vent.

Après avoir de son côté fait quelques pas dans la direction du moulin, Émile Keraudet se retourna comme pour contempler encore le soleil couchant, et ses regards, obliquant sur la direction de son corps, se portèrent frauduleusement sur le chemin où Mme de Carzet s’était engagée. Mais une haie de chênes touffus cachait déjà les deux promeneuses. Un soupir s’échappa de la poitrine du jeune docteur, et ses yeux se reportèrent sur le paysage qui tout à l’heure l’avait si fort enchanté ; mais bien que ces minutes écoulées eussent produit des splendeurs nouvelles, il se trouva que le même charme n’y était plus. Tout à l’heure, Émile eût voulu éterniser sa contemplation ; maintenant, il éprouvait une sourde impatience qui le poussait à changer de place. Tout rêveur, presque triste, il retourna près de sa malade.

Elle avait repris des forces et voulut raconter longuement tout ce qui s’était passé ; mais après quelques questions brèves, le docteur lui imposa silence, de peur qu’elle ne se fatiguât. Toutefois, elle s’informa encore de Mme de Carzet, et le docteur voulut bien répondre qu’elle était partie. Alors la bonne femme se répandit en doléances, — car elle ne lui avait pas même dit bonjour, l’ayant à peine reconnue dans sa faiblesse. Et pourtant, c’était et une dame si charmante, si bonne, si obligeante et point fière, et Jeanne se la rappelait encore toute petite, quand on lui disait : « Mademoiselle Antoinette » et qu’elle avait une robe blanche et de beaux bras nus. Et c’était l’enfant la plus aimable qu’on eût jamais vue.

À quoi pensait le docteur, quand, au lieu d’arrêter ce torrent de paroles, il lui donna une nouvelle activité par cette question.

— Ah ! vous l’avez connue lorsqu’elle était enfant ?

— Oui, monsieur, j’ai servi quelque temps à la Ravine, chez madame sa mère, et je n’ai eu que de rappeler cela à Mlle Antoinette, je veux dire Mme de Carzet, un jour que je l’ai rencontrée sur notre coteau, pour qu’elle soit devenue tout aimable pour moi. Et comme elle dit toujours qu’il n’y a pas de plus belle vue que celle du moulin, j’en suis bien aise ; non pas pour la vue, car il y a si longtemps que je la connais que ça ne me fait plus rien, mais à cause de la jeune dame et de sa petite, que j’aime tant à voir. Et après l’accident d’aujourd’hui, je suis bien sûre qu’elles vont arriver demain, vers quatre heures, et non point les mains vides sûrement ; car il n’y a personne plus honnête au pauvre monde. Quel dommage qu’elle soit veuve ! si jeune que cela !

André Léo.

La suite au prochain

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 29 MARS.
======= N° 3 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

I
(Suite).

Ce fut probablement cette réflexion absurde qui décida le docteur à se lever et à renouveler à Jeanne l’injection du silence, en ajoutant qu’il reviendrait le lendemain.

Il prit à travers la plaine, dans la direction d’un village dont on apercevait de loin les toits entourés d’arbres.

Le pas du jeune homme était vif, ardent, et son visage animé révélait une grande activité intérieure. On y voyait passer des expressions diverses ; plus d’une fois il sourit ; des gestes lui échappèrent, et on l’eût dit engagé dans une conversation émouvante, bien qu’il n’eût à ses côtés aucun interlocuteur.

À mi-chemin, cependant, il s’arrêta court et comme étonné lui-même de la rapidité de sa marche ; il passa la main sur son front et respira largement. En vérité, rien ne le pressait d’arriver là-bas. Non, c’était plutôt quelque chose qui le poussait ; et ce qui l’oppressait n’était pas tant la rapidité de sa marche qu’une agitation tumultueuse d’impressions, de désirs, de sentiments, qui se pressaient en lui, instinctifs et confus, mais grondeurs, ardents, emportés, comme une populace qui vient subitement d’agiter un grave incident.

Que s’était-il donc passé ? Rien pourtant que de bien simple. Une visite à une malade, et la rencontre d’une Parisienne. Mais dans cette monotone existence de la campagne tout prend les proportions d’un événement.

Il n’y avait rien de plus calme à l’ordinaire que la vie du docteur Émile. Un malheur subit, la mort de son père, l’ayant rappelé de Paris, où, sa thèse passée, il s’oubliait depuis tantôt trois années, il vivait près de sa mère et n’avait quitté Savenay que pour quelques excursions à Nantes et dans la Bretagne. Ce n’était pas qu’il ne songeât bien souvent à cette existence d’artiste flâneur et de philosophie sous les toits, qu’autrefois il avait menée dans la grande ville bruyante et studieuse. Il n’y songeait même qu’en soupirant.

Vingt fois il avait formé le projet de retourner à Paris, de s’y établir, d’y passer au moins l’hiver, puisque sa fortune le rendait indépendant de sa clientèle. Il se disait en murmurant qu’on ne pouvait, après tout, quand on se sentait des ailes, se nouer à la patte les liens de la famille et des habitudes provinciales ; que cette vie monotone l’énervait, l’engourdissait, le vieillissait avant l’âge ; que, ne pouvant supporter les commérages de petite ville, ni les préjugés de province, il ne pouvait non plus vivre uniquement de solitude et de rêverie ; qu’enfin, parmi les jeunes beautés de la localité offertes à ses vœux, nulle n’ayant excité son enthousiasme, le mariage, s’il s’y décidait en de pareilles conditions, ne serait pour lui qu’un plus profond assoupissement, et le bonnet de coton destiné à couronner le plat édifice de sa vie.

Sur toutes ces réflexions, il se décidait parfois à partir le lendemain. Seulement, dès que ses yeux rencontraient le doux visage de sa mère, où le bonheur maternel avait remplacé les pleurs du veuvage, il sentait sa résolution s’évanouir, et remettait la chose à plus tard. Se plaçant alors à un autre point de vue, il se rappelait tant de mécomptes, de trahisons, de dégoûts qu’il avait éprouvés dans ce Paris, où souvent les passions, et surtout les bassesses, dépouillent toute pudeur. Il se rappelait combien dans ces foules il avait trouvé parfois la solitude amère et profonde ; il comparait ce foyer banal, tarifé, mal entretenu par des mercenaires pillards, ce milieu où rien ne se donne, où tout se vend, et surtout l’amour, à son logis si ouaté de confort, si intime, si large et si chaudement vivifié par une pure tendresse.

Après tout, s’il ne pouvait plonger son esprit dans les eaux jaillissantes des libres discussions, des neuves théories, des étincelants paradoxes, s’il ne respirait pas de cette respiration haletante de la grande cité, les journaux, les revues, les livres nouveaux le faisaient participer de loin à la vie générale du monde entier, et de toutes ces passions et de toutes ces fièvres ne lui apportaient que le résultat le plus calme et le plus sain… Tout cela considéré, il soupirait encore ; c’était précisément un peu de fièvre qui lui manquait.

Mais il y avait toujours tel de ses malades bientôt remplacé par un autre, qui avait besoin de lui et qu’il ne pouvait en conscience abandonner. Son exploitation rurale aussi l’occupait beaucoup ; il y faisait nombre d’expériences dont profitaient ses voisins, et qui répandaient quelques notions scientifiques dans ces campagnes arriérées. Émile Keraudet, enfin se trouvait attaché à son foyer natal, non-seulement par les liens de la tendresse et de l’habitude, mais parce qu’il s’y voyait utile ; grande joie secrète au cœur de l’homme et qui lui apporte cette confiance en lui-même, ce respect de soi dont il a besoin pour se sentir à sa place dans la vie ; sorte de lest nécessaire à l’équilibre moral, et dont les moins nobles sentent le vide, s’ils n’en éprouvent pas le désir.

Aimé, respecté, recueillant sur son passage l’élan d’une reconnaissance naïve, le jeune docteur, en somme, sous cet enlacement de petits soins, de tendresses, de considération flatteuse et de saines occupations, se laissait enraciner à la vie de province ; et le malaise secret qu’il éprouvait souvent et qui répondait aux lacunes d’une existence morale et intellectuelle incomplète, s’il éclatait parfois en impatiences, en boutades, ou se traduisait en sombres rêveries, ne faisait que tendre ses liens sans les rompre.

Ce jour-là, étaient-ce les parfums mondains que la belle Parisienne avait secoués sur lui qui enivraient le docteur Émile ? Ses regrets, ses désirs en avaient-ils reçu plus de vivacité ? Mais il ne pensait point à Paris. Ce qui l’éblouissait encore intérieurement, c’était le souvenir de cette illumination du coteau pendant son entretien avec Mme de Carzet. Et ce qu’il revoyait le mieux de tout le tableau, c’était elle, au premier plan, dans son nuage de gaze violette, pure, divine et transfigurée par les rayons qui la pénétraient. Il se rappelait toutes les paroles qu’elle avait dites, et celles-là surtout qu’il avait entendues sous les genêts, avant de la voir.

Assurément, se disait-il, ce n’est point une femme ordinaire qui entend ainsi l’amour et l’ose définir à son enfant ! Quelle chaste créature ! et quel noble cœur !

Il pensait encore à tout ce qu’en avait dit la meunière. En effet, quelle adorable petite fille elle devait être autrefois ! Elle avait donc toujours été bonnet… Elle se nommait Antoinette… Elle était veuve…

Eh bien qu’est-ce que tout cela me fait ! dit-il en s’interrompant lui-même.

Et, haussant les épaules, il se remit en marche. Arrivé au village, il visita ses malades et se livra forcément à d’autres préoccupations. Cependant une jeune fille lui dit : Qu’est-ce que vous avez donc, monsieur Keraudet ? Vous est-il arrivé quelque chose aujourd’hui ?

— Non, dit-il.

Mais en s’en allant il dut convenir avec lui-même qu’en effet quelque chose lui était arrivé, il y avait en lui toute la secousse que produit dans l’esprit un grand événement.

Voilà ce que c’est que de vivre à la campagne, se dit-il avec dépit. La moindre nouveauté qui frappe vos yeux vous paraît phénoménale. Vous êtes bouleversé du moindre incident. C’est comme ces eaux dormantes, où le choc le plus léger s’étend en cercles immenses. Il faut décidément que j’aille passer à Paris l’hiver prochain.

Elle a dû me trouver bien rouillé, pensa-t-il alors ; et pour vérifier cette supposition fâcheuse, il se rappela de nouveau toutes les paroles, toutes les expressions de visage, tous les gestes de Mme de Carzet, et s’efforça même de scruter toutes les pensées inédites que son silence avait pu recouvrir. Marchant d’un pas ralenti, la tête baissée, il s’absorbait dans ces contemplations depuis près d’une heure, quand une voix l’éveilla.

— Espérez un peu, Monsieur, disait-on.

Et il vit alors un paysan qui, pour lui livrer passage, rangeait sa herse attelée de deux chevaux et barrant tout le chemin.

Espérez, dans le langage du pays cela veut dire : Attendez. Rapprochement naïf de deux situations de l’esprit, qui souvent, en effet, se confondent. Opinion opposée à celle de l’amant de Philis, mais plus consolante, et qui semble imprégnée d’une foi touchante en la vie.

Émile était tout près de Savenay. Un beau clair de lune relevait les lueurs mourantes du jour. En se voyant dans ce lieu si tard, sans avoir eu conscience du temps ni du chemin parcourus, le jeune docteur eut un vif mouvement d’humeur, dans le rapide coup d’œil qu’il avait jeté sur lui-même en reprenant possession du for intérieur, il s’était vu complétement envahi par Mme de Carzet. Elle remplissait son cœur, elle absorbait sa pensée.

Suis-je fou ? s’écria-t-il. Oh ! non, je ne l’entends pas ainsi, et ma raison fera justice de mon imagination à jeun qui délire.

Une belle idée, reprit-il en haussant les épaules et en frappant du pied, que de m’aller préoccuper d’une femme d’un tel monde, riche et belle à souhait, rassasiée d’hommages ! Elle est bonne, bienfaisante… soit, cela lui sied à ravir. Elle fera volontiers de la philanthropie, voire même du socialisme, en paroles, peut-être en action, pourvu que cela ne l’engage elle-même à rien qui soit en dehors de ses préjugés, ou de ses habitudes de caste. On connait ces philosophes amateurs, si faciles en théorie, dont les complaisances d’esprit vous charment, dont la largeur de vues éblouit, dont les hardiesses vous ravissent, mais qui se dérobent aux liens de la réalisation par des ruses de Protée. — Après tout, elle n’avait dit rien de bien sérieux et n’avait montré qu’une bonne volonté… vague. Les Parisiennes causent de tout à l’occasion, sans que cela tire à conséquence, et cette jolie femme, rencontrant un médecin qui a la réputation d’être ami des pauvres, ne pouvait lui parler d’autre chose que de misère et de bienfaisance. Maintenant elle parle chiffons à sa femme de chambre.

Mais ici la conscience du docteur protesta. Elle était sincère et ne posait pas, cette jeune femme, quand, se croyant bien seule avec son enfant, sous les genêts, elle avait donné de l’amour une définition si pure, supérieure assurément à celle du bon Dieu.

Eh bien !… quoi ?… était-ce une raison pour ne plus penser qu’à cela, comme si c’était le moins du monde l’affaire du docteur Émile Keraudet la manière dont la baronne ou marquise de Carzet comprenait l’amour ? Cette femme avait une grande valeur, soit ; mais elle n’en était sans doute que plus fière et plus hautaine. Et tenez, vraiment, n’était-ce pas avec une royale impertinence, impertinence, oui, certainement, qu’elle l’avait invité, lui jeune homme, que l’on ne tenait point d’habitude pour indifférent, à les venir voir ? Une autre femme eût éprouvé quelque embarras d’une pareille invitation et, plutôt en eût laissé le soin à son père. Mais elle n’avait pas même paru songer à cela. N’était-ce pas dire : J’habite une sphère où vos vœux ne peuvent atteindre ; vous n’êtes point un homme pour moi.

Ô race incorrigible et que nul enseignement ne peut guérir de la lèpre d’orgueil infuse dans son sang ! Il n’y a que de telles femmes pour être arrogantes avec tant de grâce et d’apparente candeur !

Mais il n’était pas d’humeur à se laisser prendre à de tels appeaux ; il n’entendait pas aider le baron et sa fille à se poser en bienfaiteurs du canton, à ressaisir moralement ce rôle de suzerains qui, par le tribut de toutes les bénédictions, remettrait dans leurs mains toutes les influences. Probablement c’est ce qu’on voulait de lui. Cette pensée lui inspira de la colère, une colère d’autant plus vive, que le docteur s’aperçut de nouveau que, soit dans l’admiration, soit dans le dénigrement confiance ou soupçon, il n’avait pas cessé de s’occuper de la belle jeune femme.

Si bien qu’il passa près de Mlle Chaussat, qui prenait le frais assise à sa porte, sans la voir, et ne la salua point. Le capitaine, à ce moment sortait de chez lui pour venir s’asseoir près de sa voisine.

— Eh bien ! s’écria d’un ton aigre la vieille fille, vous n’avez pas tort, capitaine, de prétendre que M. Émile Keraudet méprise les gens. Il vient de passer tout près de moi, là, me rasant presque, et il ne m’a pas saluée.

— Impossible ! s’écria Montblachond avec une galante indignation.

— C’est comme je vous le dis, et cependant on ne saurait croire qu’il ne m’a pas vue ; car enfin je suis plus grosse qu’une souris, et ce clair de lune est comme un plein jour.

— C’est exorbitant ! s’écria le capitaine en frappant de sa grosse canne sur le sol. On ne sait plus où va la jeunesse, ma parole d’honneur. Ma foi, il est heureux que je ne me sois pas trouvé là, car je ne connais qu’une chose, moi, c’est le respect dû aux dames, et je ne répondrais pas que, ma canne étant dans ma main, que… dame ! c’eût été une démangeaison violente, oui, mademoiselle Chaussat, violente.

— Voulez-vous bien vous taire, capitaine ! je ne me pardonnerais jamais un pareil malheur.

— Eh ! mademoiselle Chaussat, vous mériteriez bien qu’un galant homme fasse quelque chose de pareil pour vous.

Cette réponse chevaleresque émut la voisine du vieux guerrier au point qu’elle ne put que balbutier avec un profond attendrissement.

Ah ! capitaine ! »

Et nous croyons même, sans toutefois pouvoir l’affirmer, car, malgré l’assertion de Mlle Chaussat, le clair de lune, si beau qu’il fût, ne rendait pas les nuances à l’égal du jour, nous croyons même qu’une rougeur colora ses joues, fleuries depuis cinquante-cinq printemps.

Après un moment de silence, elle reprit :

— J’en reviens à ce que vous me disiez ce matin, capitaine, peut-être ce jeune homme a-t-il des préoccupations…

— Cela doit être, mademoiselle, cela doit-être. La jeunesse est l’âge des passions. Eh ! eh ! je l’ai su dans mon temps aussi. Non-seulement il n’y aurait rien d’étonnant à ce que ce jeune homme eût une intrigue, mais il serait étonnant qu’il n’en eût pas.

— Je saurais ce qui en est, dit la vieille fille.

Pareilles promesses chez Mlle Chaussat n’étaient pas vaines, car, si elle ne parvenait pas toujours à savoir précisément ce qui en était, elle croyait le savoir du moins, ce qui revient au même pour toute personne convaincue. Et si, comme le prétendent certains philosophes, les choses n’ont d’existence que selon l’esprit qui les conçoit, il pouvait se faire, par suite, que ce qui était ne fût pas, et ce qui n’était pas fût : car le public savenaisien, habitué à recevoir des informations des lèvres de cette digne personne, donnait généralement force de croyance à ses jugements.


II.

La première chose que fit le docteur Émile fut de s’interroger sur l’emploi de sa journée : Je crois, se dit-il à lui-même en affectant le ton insouciant, absolument comme il eût pu faire vis-à-vis d’un autre, — je crois que j’ai promis de retourner au moulin.

Et là-dessus, tant son impartialité était grande, il se fit une objection : La meunière, après tout, n’était pas bien malade. — Mais il avait promis. Ces gens l’attendraient. — Oui, mais s’il allait encore y rencontrer Mme de Carzet ! Il n’avait pas le temps de causer tous les jours avec de belles désœuvrées. — Soit ; mais, puisque c’était le soir, à quatre heures, que cette jeune femme se rendait au moulin, il pouvait y aller plus tôt, et même dans la matinée.

Ce conseil fort simple, que sa raison lui fournit sans malice, et seulement parce qu’on l’interrogeait, parut déplaire au docteur, et, voyant ainsi tourner l’entretien, il le rompit ; car il n’avait pu s’empêcher de convenir en effet qu’il pouvait bien aller au moulin dans la matinée. Les circonstances toutefois en décidèrent autrement, et le docteur Émile ne les gêna point, au contraire. Il se laissa prendre par tout ce qui voulut l’occuper, et vers midi, se trouvant à court de ressources, il se jeta dans un fauteuil, en s’écriant que pour sortir il faisait bien chaud.

— Pas du tout, répondit Mme Keraudet, il s’est élevé un vent frais, et le temps est moins chaud qu’hier.

— Voilà une Revue du mois dernier que je n’ai pas lue, dit le jeune homme avec dépit. Je n’ai pas un moment à moi…

Il ouvrit la Revue et s’y absorba, ainsi qu’en ses journaux, jusqu’à trois heures, et alors il se leva en disant : Il faut toujours que je sorte ; c’est fatigant !

Par extraordinaire, il s’arrêta devant la glace, arrangea sa cravate, passa la main dans ses cheveux… Finalement, et après quelque hésitation, il monta dans sa chambre et changea d’habit.

Tout cela prit du temps. En regardant à sa montre, Émile partit de mauvaise humeur. Il passa comme une flèche devant la fenêtre de Mlle Chaussat, et, bien que cette fois, il n’oubliât pas de saluer, il n’entendit point la phrase dont l’aimable personne accompagna son bonjour :

— Vous paraissez bien pressé, monsieur Keraudet.

En sorte qu’il ne répondît pas, et que Mlle Chaussat, remarquant en outre qu’il n’avait pas son habit de tous les jours, se répéta, avec une conviction profonde, qu’il y avait quelque chose là-dessous.

Il était juste quatre heures quand Émile Keraudet arriva près du moulin, et si haletant et si échauffé qu’il s’arrêta à l’ombre d’une haie pour se remettre un peu. Ses regards, attachés pendant ce temps sur la maisonnette, ne découvrirent point à l’entour la forme gracieuse qu’il craignait de voir s’en allant déjà.

Comme la veille, la maison était vide, et il trouva la malade occupée à sarcler dans le jardin.

— Vous ne voulez donc pas vous reposer ? lui cria-t-il.

— Eh ! mon cher monsieur, que voulez-vous ? l’ouvrage commande.

— Tenez, on ne peut pas raisonner avec vous, dit le jeune médecin.

Et cependant il s’assit près de Jeanne sur le petit mur en pierres sèches qui séparait le jardin du champ de genêts, et laissa la bonne femme lui raconter longuement toutes ses misères :

— On les croyait riches, parce qu’ils avaient ce pauvre moulin et leur maisonnette ; mais, hélas ! tout cela n’était point à eux, puisqu’ils avaient été forcés d’emprunter sur hypothèque, et qu’il fallait servir l’intérêt sur le maigre gain des moutures. Car ils avaient eu bien des malheurs, à commencer par une fille qu’ils avaient perdue, et ensuite un garçon de quinze ans, tout élevé, qui gagnait déjà. Ils n’avaient pourtant rien fait au bon Dieu, du moins à leur idée. Et pourtant, maintenant que leur autre fille était mariée, et qu’ils n’avaient plus que leur seul garçon pour les soulager un peu, ne voilà-t-il pas qu’il était menacé de la conscription ! Si bien qu’elle n’avait pas d’autre souci, et que le serrement de cœur l’en réveillait toutes les nuits. Aussi ne songeait-elle que d’user sa pauvre vie à mettre sou sur sou, dans l’idée qu’elle avait de pouvoir peut-être l’exempter. Et comme aussi bien, s’il venait à tomber au sort et être forcé de partir, elle en mourrait, ce n’était pas tant la peine de se ménager à ne rien faire.

— Il ne tombera pas au sort, et vous l’aurez privé de sa mère, dit le docteur.

— Vous croyez, monsieur Émile ? Ah ! si je savais ! Mais on croit à la male heure toujours plus qu’à autre chose. La jeune dame est comme vous, elle veut me donner une servante ; mais ce n’est pas le tout que de la payer, il faut la nourrir, et…

— Quelle dame ? demanda Émile hypocritement.

Mme de Carzet. Elle est venue ce matin.

Le docteur se leva d’un bond :

— Voyons, soignez-vous, reposez-vous, ou je ne reviendrai plus.

Il partit sur ces mots, laissant la bonne femme tout effarée de sa brusquerie et murmurant :

— Je ne lui ai pourtant point dit de mal.

Il faut dire qu’Émile était revenu à des sentiments plus bienveillants vis-à-vis de Mme de Carzet. En se rappelant ses traits, son attitude, la douceur de sa voix, l’expression modeste et pure de toute sa personne, il était devenu certain qu’elle était bien ce qu’elle paraissait être, simple et vraie, et s’était proposé de lui recommander certains de ses plus pauvres clients. André Léo.

La suite au prochain numéro.

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 31 MARS.
======= N° 4 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

I
(Suite).

Mais actuellement, il se sentait porté à des jugements tout contraires, et cette action de Mme de Carzet d’être venue le matin, quand elle devait ne venir que le soir, paraissait au jeune docteur l’indice d’un caractère… fâcheux, d’une sorte de duplicité odieuse. Il reprit intérieurement sa thèse contre les femmes de l’aristocratie et contre les Parisiennes, et il en arriva, dans son dépit, à des conséquences si outrées que sa raison éveillée l’arrêta court. Encore une fois, il se fit pitié à lui-même, et, se jetant sur le bord d’un champ, à l’ombre d’un châtaignier, il s’examina sérieusement, trouva le danger réel, et se promit d’éviter Mme de Carzet désormais, et de ne point faire de visite à la Ravine.

Effrayé de l’empire qu’une seule entrevue avait pu donner à cette femme sur son imagination, Émile Keraudet pensa même à faire un voyage. Malheureusement, ses devoirs de médecin le lui défendaient plus que jamais : il avait deux malades en danger. Il pensa aussi qu’une impression si vive et si soudaine n’était qu’une effervescence du cerveau et tenait aux épargnes trop accumulées d’amour et d’idéal qu’il avait faites dans sa petite ville.

— Il faut décidément me marier, se dit-il, puisque je deviens inflammable à ce point de m’embraser pour la moindre étincelle que jette un œil bleu ou noir.

Sur ce mot, il pensa que les yeux de Mme de Carzet réalisaient l’alliance du bleu et du noir d’une manière étrange, à ne pouvoir distinguer quel élément y régnait en maître, de l’onde ou de la flamme, du sourire ou de l’éclair. Et voyant qu’il ne pouvait se débarrasser de cette obsession, il courut chez ses malades, leur prodigua ses soins avec une bonté, une effusion, plus vives que jamais, fit des courses folles, et, rentrant chez lui harassé, il s’entoura de sa mère, de ses serviteurs, de ses livres, en se promettant, — car la préoccupation était là, toujours présente, — qu’il fuirait toute occasion de revoir cette femme.

Émile comptait sans ce pouvoir que les uns nomment fatalité, d’autres hasard, d’autres Providence, et que nous désignerions plutôt sous le nom d’affinité. J’entends ce quelque chose qui déjoue nos plans, déroute nos visées et semble promener capricieusement à travers nos trames des mains invisibles ; ce fétu qui, posé en travers de notre chemin rompt la direction de nos pas ; cet incident futile, en apparence, qui par ses conséquences va décider de toute notre vie ; cette rencontre, ce hasard prétendu, ce rien, qui deviennent la base de tout un ordre nouveau. Quand les corps inertes s’attirent par leurs attractions secrètes, comment ne pas croire que de pareilles attractions émanent des êtres sensibles et intelligents, trop subtiles pour être perçues par nos sens, échappant au creuset de notre raison, comme tant d’autres au creuset chimique, mais puissantes comme des lois, lois de nature et de vie, dont nous pouvons traverser l’action, mais non supprimer l’influence ? L’analogie, dans ce monde un et complexe, membre de l’univers, est la clef des portes invisibles. Et de plus en plus, dans nos théories et dans nos croyances, la loi doit remplacer les ordonnances aveugles ou arbitraires du bonhomme Destin.

— Autre fatalité — Soit. Mais la nature, la justice, l’amour, ne sont point des maîtres étrangers pour l’homme. D’ailleurs, souverains constitutionnels, et même fidèles, ils n’agissent que sous le sceau de notre consentement. Toutes les démocraties, religieuses et sociales, existent en promesse dans la science, qui, si elle ne résout pas l’éternelle question de la cause première, la recule sans cesse, et nous rend de plus en plus les possesseurs libres de notre monde élargi.

Huit jours s’écoulèrent entre la résolution d’Émile et l’incident qui la renversa. Il avait passé ce temps à lutter assez courageusement contre l’obsession dont il se sentait saisi, et qui latente, mais obstinée, tapie en lui-même, profitait du moindre oubli pour lui présenter une délicieuse image et le bercer de rêves, auxquels il n’avait pas toujours le courage de s’arracher. Il tenait bon dans sa décision de ne point aller à la Ravine, mais ce n’était pas sans combats. Après l’invitation de Mme de Carzet, cette abstention était peu polie, et le docteur était trop bien élevé pour n’en pas beaucoup souffrir.

Un jour que, revenant d’une de ses courses, il traversait la petite ville, il vit, stationnant à la porte d’un des notables de l’endroit, une calèche tenue par un cocher en livrée. Aucun Savenaisien jusque-là n’ayant inauguré un tel luxe, Émile pensa que ce ne pouvaient être que le baron de Beaudroit et sa fille qui faisaient des visites. Mais, en ce cas, Mme Keraudet et son fils ne pouvaient manquer d’être sur la liste, et cette idée causa un grand trouble au jeune docteur. Sur l’information prise dans la rue, que l’événement agitait, ses prévisions furent confirmées et il rentra chez lui fort ému. Sans doute il aurait pu ne pas rentrer ; mais il se dit qu’il devait prévenir sa mère, précaution exagérée, car Mme Keraudet était la ménagère la plus irréprochable sous le rapport de la tenue, et, sauf la différence de la laine noire à la soie de même couleur, sa mise était la même en tout temps. Elle se borna donc à essuyer plus soigneusement le verre de ses lunettes et à remplacer des manchettes fort propres par des manchettes éblouissantes de blancheur. Mais en revanche, elle critiqua vivement la toilette de son fils et lui ordonna de se faire beau.

— C’est inutile, dit Émile, je te laisse le soin de recevoir ces aristocratiques visiteurs, et je fais atteler pour m’en aller à Couëron.

— Tu ne parles pas sérieusement, s’écria la bonne dame, qui ne croyait pas si bien dire. J’ai besoin de toi. Si ce n’était que le baron encore… j’ai dansé avec lui dans ma jeunesse, au temps où l’on s’amusait à Savenay ; mais pour cette jeune et belle dame, je ne saurais que lui dire. Mes vieilleries ne l’intéresseraient guère, tandis que toi tu lui parleras de Paris :

Émile était trop bon fils pour ne pas céder à la volonté de sa mère, il ne se fit prier que pour constater à ses propres yeux sa résistance ; puis il alla se faire non pas beau, comme l’avait demandé Mme Keraudet, mais séduisant, ma foi, tant qu’il put. Il n’avait certainement pas la prétention de plaire à Mme de Carzet, mais il est permis de tenir à ne pas déplaire, et il y tenait tant que sa toilette fut longue et minutieuse. Une fois prêt, l’attente lui devint insupportable. Il allait et venait, haussant les épaules, grondeur : sa mère l’accusa d’être devenu sauvage. Cependant, au bout d’une heure, il échappait à Émile de dire avec dépit que, s’ils ne venaient pas, ce serait fort inconvenant.

La porte extérieure s’ouvrit enfin, et l’on vit s’avancer dans la cour, sous des flots de soie grise et de tulle blanc, l’apparition attendue. Mme de Carzet donnait le bras à un homme de cinquante à soixante ans, grand, de belle tournure, d’allure franche et délibérée, que Mme Keraudet reconnut, sans trop de peine, pour son danseur d’il y avait trente ans. Elle reçut ses hôtes avec l’affabilité simple qui lui était habituelle. Émile fut d’abord un peu froid ; mais il était difficile de l’être avec le baron de Beaudroit.

— Docteur, j’avais un désir extrême de vous voir. Il faudra être bon pour nous, et dans vos courses faire souvent halte à la Ravine. Avec mes cheveux blancs je suis resté jeune de cœur, et j’aime les jeunes gens, les vrais, bien entendu. Mais de ceux-ci on n’en trouve plus guère. La mode n’y est plus. Maintenant, ces messieurs de vingt-cinq ans ne vous parlent dans un jargon impossible, que de plaisirs de convention, de spéculations folles, ou d’épouvantables petits calculs. Ça n’a que des vues, et plus de passion. C’est grimé, desséché ; ça sonne creux à frapper dessus. C’est à faire croire à la fin du monde. Moi qui ne puis parvenir à oublier mes vingt ans, ces garçons-là m’épouvantent. Quant à vous, monsieur, je sais quel noble emploi vous faites de votre jeunesse. C’est fort beau, et cela nous a vivement touchés, ma fille et moi.

Nous sommes venus nous établir ici avec l’intention d’y être bons à quelque chose ; car nous sommes tout à la fois pleins d’ennuis et d’illusions. Le monde fatigue Mme de Carzet, il la contrarie dans son goût d’une vie sérieuse ; il refuse d’admettre qu’au bout de deux ans de veuvage une jeune femme ne lui revienne pas tout entière, et ses obsessions sont telles qu’on n’y peut échapper que par la fuite. Ici, cependant, le pays est charmant ; mais on ne peut pas toujours se promener. Il nous faut donc des occupations. Nous n’avons qu’un enfant à élever à nous deux ; ce n’est pas assez pour des vaillants de notre force. Vous nous conseillerez un peu, n’est-ce pas ?

— Je m’efforcerai, monsieur, dit Émile en s’inclinant, de mériter l’honneur que vous me faites. Quels sont vos projets ?

— Mais… le bien, dit le baron.

— C’est l’intention avouée de tout le monde, observa Émile en souriant.

— Ah ! docteur, votre ironie frappe justement ; nous n’apportons, je l’avoue, que des aperçus et une grande bonne volonté. Nous avons étudié les questions sociales entre les roulades de la Patti et le dernier roman en vogue, entre une exposition de tableaux et une séance de l’Académie. Nous avons beaucoup entendu, peu retenu, et l’expérience en toutes choses nous manque. Nous possédons encore quelques théories : mais vis-à-vis de nos fermiers, en présence d’un mendiant, devant cette question que je vois posée au bord de tous les champs, au seuil de toutes les chaumières, et que nos beaux écrits ne résolvent point, je me sens fort ignorant, et je vois surgir à la réflexion des complexités de toutes sortes où mon peu de science se perd.

Émile fut touché de cet aveu franc du vieux gentilhomme. La conversation devint générale : on passa en revue tous les embarras, toutes les misères, tous les préjugés du paysan. M. de Beaudroit rêvait de fonder un concours agricole, des prix, une ferme modèle. On examina tous les spécifiques proposés contre cette maladie chronique : l’esprit de routine et l’incurie des travailleurs agricoles. Mme de Carzet, frappée surtout de la grossièreté du langage des jeunes filles et de leur mauvaise tenue chez elles, songeait à décerner des prix de couture, dans une fête qui eût rappelé celle des rosières. Mme Keraudet répondait à tout cela par des objections qui exprimaient à la fois beaucoup de complaisance sur les idées de ses hôtes et fort peu d’espérance à l’égard de leur réalisation.

— Il y a sans doute, disait-elle, de bonnes natures chez les paysans ; mais elles sont peu communes, et rien n’est plus difficile que de persuader ces gens-là. Ils vous écoutent le plus poliment du monde, approuvent à chaque mot, abondent largement dans votre sens, et puis s’en retournent chez eux faire comme auparavant : car vis-à-vis de tout ce qui est nouveau, et vis-à-vis de nous-mêmes, ils sont remplis de défiance.

Émile, qui depuis un moment se taisait, partit sur ce mot :

— Défiants ! eh ! sans doute ! ils ne nous comprennent pas, et nous le leur rendons bien. Or, pour que la persuasion soit possible, il faut une pénétration préalable. Les paysans nous jugent peu pratiques, et ils ont raison ; en outre, où nous risquons un peu ils risquent tout. Enfin, tant que le fait ne leur a pas apporté sa preuve, trop ignorants des choses de l’esprit pour bâtir d’éléments irréalisés leur conviction, ils s’abstiennent par frayeur de l’inconnu. Au fond, ce que nous leur reprochons est de ne pas nous croire sur parole. Eh bien ! une telle prétention de notre part est follement despotique, et rien ne me donne plus d’espoir en l’avenir de nos paysans que le refus obstiné qu’ils nous opposent, car c’est haute sagesse et pressentiment d’indépendance. Qui s’abstient, ignorant, choisira bien, éclairé. Pour nous, qui tournons embarrassés autour du problème de l’amélioration des classes laborieuses, nous l’attaquons de tous les côtés, excepté du seul par où il peut être résolu. Le nœud gordien, ici desserré, se resserre ailleurs ; il faut le trancher.

— Comment ? demanda le baron.

Mais, avant qu’Émile eût repris la parole, la jeune femme se hâta de dire :

— Ce nœud, c’est l’ignorance.

— En effet, madame, dit Émile radieux.

— Je devine, reprit-elle en souriant, ce que vous m’avez dit l’autre jour, et à quoi j’ai beaucoup pensé depuis, que le seul remède, la panacée, est l’instruction. En effet, elle donne à chaque être toute la force qu’il peut posséder et le pouvoir de s’affranchir lui-même. Elle nous décharge tous de cet écrasant fardeau, l’aumône, qui réduit si vite à l’impuissance le bienfaiteur, et à la lâcheté l’obligé. Vous le voyez, monsieur, nous sommes d’accord maintenant.

Émile rougit d’orgueil et de plaisir :

— Oui, répondit-il vivement pour cacher son trouble, plus je considère l’état des choses, et plus je rapporte tous nos maux à une seule cause, l’ignorance du peuple ; plus je reconnais que toutes les réformes sont illusoires, sans une seule, qui doit les précéder et qui les renferme toutes, l’instruction du peuple. Et si j’étais d’un sénat quelconque, je ferais de cette question mon delenda Cartago. Malheureusement, les sénats détruisent quelquefois des Carthages, ils n’en édifient jamais.

— Il y a partout, dit le baron, des écoles primaires…

— Insuffisantes au premier chef, monsieur, et par le nombre, et surtout par le programme et l’exécution. Croirez-vous avoir fait un ouvrier si vous mettez dans la main du premier venu un outil dont il ignore l’usage ? Et pensez-vous avoir instruit le peuple, par cela seul que vous lui avez appris à lire et à compter ? Non ; le maladroit se blesse avec l’instrument qu’il ne connait pas ; le peuple s’empoisonne l’esprit par la lecture des crimes et des romans à deux sous, ou se le fausse par les petits livres que lui tendent à bon marché les amis de l’obscurantisme, de l’obéissance et de la misère.

Instruire le peuple, c’est lui montrer ce qu’il est et ce qu’il doit être, d’où vient le monde et où il va ; c’est lui raconter sa propre histoire, et non l’ébahir par celle de ses exploiteurs ; ce serait lui apprendre la nature, au milieu de laquelle il vit, et cependant qu’il ignore ; sortir l’école enfin des parchemins et des tombes pour l’établir dans la vie, son objet direct, évident, indéniable, délaissé pourtant. Car, si nous sommes courbés sous le poids de nos archives et de nos dissertations, à l’égard du bon sens et de la simplicité, nous sommes encore dans l’enfance. Au rebours de tout ce qu’on a rêvé jusqu’ici, c’est par le compliqué, le circuit et l’embrouillé que l’esprit humain commence. Le simple, aussi bien que l’âge d’or, n’est pas en arrière, mais en avant. Donc, simplifier l’enseignement, le rendre utile à l’homme, applicable à la vie ; faire toucher du doigt à ce pauvre paysan, qui ne s’en doute, à quoi cela peut être bon de savoir ; ouvrir à la clarté de ce jour et de ce siècle ses yeux encore aveuglés par les ténèbres du moyen âge, voilà ce qu’il faudrait faire avant toutes ces choses, sans perdre le temps à tâtonner autour de réformes insuffisantes et superficielles. Car le peuple, instruit, changerait en forces actives, généreuses, cette force énorme d’inertie que maintenant il oppose au progrès. Et quelles que soient actuellement ses misères morales, je vous affirme que jamais terrain plus fécond n’aura récompensé les efforts de la culture mieux que ne le ferait cette bonne et riche nature du paysan français, si attaché au sol, si fin malgré tout dans son ignorance, et si patient dans sa misère. Les classiques instituteurs qu’on lui fabrique dans nos Sorbonnes le déclarent stupide ; je le crois bien : son instinct l’éloigne des puérilités abstraites et vides qu’on lui enseigne. Il veut des applications, non des mots. Posez sous ses yeux le grand livre de la vie et de la nature ; il n’épellera plus si longtemps, et bientôt vous le verrez en tourner avidement les pages.

Tandis que le jeune docteur parlait ainsi, Mme de Carzet, les yeux attachés sur lui, l’écoutait avec l’expression d’un naïf et pur enthousiasme.

— Cher monsieur, dit le baron, tout ce que vous me dites est juste et vrai, mais cette œuvre immense est toute à créer ; pour réformer et agrandir l’instruction publique toute entière, que peuvent des efforts individuels ?

— Il faut cependant qu’ils puissent tout, car l’État, quoi qu’il semble, ne fera rien. Et pourquoi lui demander ? Il faut être juste. Avant, pendant, comme depuis Louis XIV, l’État, c’est lui, ce sont eux ; ce n’est pas nous.

Or, demanderez-vous à un traitant qu’il renonce à ses bénéfices et travaille à abolir sa charge ? Folie ! Vous obtiendrez donc de pompeuses paroles, des réformes apparentes, mais creuses ou perfides, des remaniements insignifiants, une fantasmagorie de fausses mesures, point de faits sérieux. Rappelez-vous que l’ignorance et l’obéissance, sœurs jumelles, sont les bases de toute monarchie comme de toute théocratie, et reconnaissez que pour sortir du cercle vicieux ou l’avénement même de la puissance populaire nous a renfermés, il n’y a d’autre ressource que l’initiative et les efforts des gens éclairés, travaillant sur autant de points à la fois qu’il se pourra faire, et suppléant à la force du nombre par la persévérance et le dévouement.

— Eh bien ! s’écria Mme de Carzet, ce qui peut être fait, nous devons le faire. Mon cher père, ouvrons à la Ravine une école d’adultes, n’est-ce pas ?

— De tout mon cœur, dit le baron ; mais qui sera l’instituteur ou l’institutrice ?

— Moi ! répondit-elle avec des yeux brillants de résolution.

— Vous, madame ?

— Cela vous étonne, monsieur ? Ne me jugez-vous point assez persévérante ? Vous verrez.

Elle souriait et ses yeux étaient humides. Tout ébloui des rayons et des rosées qui illuminaient ce charmant visage, Émile ne put répondre. Le baron s’en chargea ; son ardeur ne le cédait guère à celle de sa fille. Il bâtit en un instant les plans les plus vastes. On vint à bout de préciser cependant. Il fut convenu qu’hommes et femmes, garçons et filles, seraient également convoqués. La femme de chambre de Mme de Carzet, personne intelligente et sérieuse, apprendrait à lire aux plus ignorants et enseignerait la couture aux jeunes filles. Le docteur ferait un cours d’hygiène, d’anatomie et de zoologie. Le baron enseignerait la physique, la botanique et l’économie agricole, — qu’il se hâterait d’apprendre. Mme de Carzet prenait à sa charge l’histoire, la géographie et la poésie, en y joignant, au cours des lectures, un peu de morale. Programme large, mais où chacun des professeurs entendait se mettre complètement à la portée de son auditoire, en ne lui parlant que de choses visibles, tangibles, ou susceptibles du moins de l’intéresser par leurs rapports avec ses propres besoins, ses intérêts et ses sentiments.

Les heures s’étaient écoulées dans cet entretien si animé, dont les interlocuteurs, après s’être abordés en étrangers, se trouvaient unis tout à coup par le lien le plus fort de tous, peut-être, une œuvre commune, inspirée par l’enthousiasme du devoir. Désormais, ils étaient amis. Une même émotion donnait à leur parole des accents affectueux, confiants. Avant de se séparer, on se promena dans les jardins des Planettes : c’était le nom du domaine d’Émile Keraudet. Pendant cette promenade, M. de Beaudroit s’était emparé du jeune docteur, tandis qu’à l’encontre des prévisions de la bonne dame Keraudet, une conversation doucement animée s’établissait entre les deux femmes. Mme de Carzet, désirant s’instruire des détails de la vie rurale, écoutait avec intérêt tout ce que la mère d’Émile racontait avec complaisance de ses expériences, de ses procédés, et, en Parisienne dont la délicatesse n’était pas sans révolte à l’égard de la malpropreté proverbiale des fermes bretonnes, elle exprimait son admiration de l’ordre qui régnait aux Planettes. Cette maison de campagne, en effet, à demi ferme, à demi logis de maître, offrait avec des airs rustiques un confortable charmant. Le pittoresque, sans prétention, régnait au jardin, où l’on avait laissé la nature donner ses ordres, tout en la secondant heureusement. Les grands carrés disparaissaient sous la plantureuse abondance des légumes et des fruits, et la poésie, sous forme de fleurs, n’y était point oubliée.

— Je n’aurais jamais cru, dit après le départ de ses hôtes Mme Keraudet, qu’une dame du grand monde pût ressembler à cela. Elle s’intéresse à tout, et l’on voit bien que ce n’est pas seulement par politesse. Au lieu de ces grands airs auxquels je m’attendais, elle était là, près de moi, comme une écolière, et vraiment il n’y a qu’à dire, elle comprend à l’instant même.

André Léo.
La suite au prochain numéro.
FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 1er AVRIL.
======= N° 5 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

II
(Suite).


C’est une bien charmante femme, et je dois avouer qu’elle m’a gagné le cœur tout entier par un mot qu’elle m’a dit sur toi : « Que vous êtes heureuse, madame, d’avoir un tel fils ! Avec une haute intelligence, il est profondément bon ; on voit cela tout de suite. » Je l’aurais presque embrassée ; car elle est si peu entichée de son rang qu’on ne voit en elle qu’une bonne personne. Tu sais que je n’aime point à me déranger et que je m’excuse vis-à-vis de tout le monde sur mes occupations. Et bien ! cependant, j’ai promis de l’aller voir, et je remplirai cette promesse de bien bon cœur.

Si prudent que soit un homme, que peut-il contre la fatalité s’imposant à lui sous forme de convenances sociales, d’intérêt public, de devoir, de sympathie, d’influence maternelle, quand elle ne lui laisse le choix qu’entre passer pour grossier, ou devenir ridicule ? Le baron de Beaudroit avait quitté Émile en lui faisant promettre de venir, dès le lendemain, à la Ravine, achever l’élaboration de leurs plans. Émile avait promis. De bonne foi, pouvait-il dire : « Veuillez m’excuser monsieur ; je crains d’aimer votre fille. » Aussi ne le dit-il point.

D’ailleurs, il faut avouer qu’il n’en avait point envie. Complice du sort, il pressentait le péril, mais fermait volontairement les yeux. Il éprouvait une joie secrète d’être ainsi contraint. Jamais il ne s’était senti si fort, si digne, si plein d’ardeur noble et généreuse. À l’ordinaire, il ne s’épanchait guère dans son entourage, par difficulté d’être compris. Si excellente que fut sa mère, elle était, comme la plupart des vieilles gens, peu disposée à s’intéresser aux choses nouvelles ; vis-à-vis de ses autres commensaux, il avait été facile au docteur Émile de se faire aimer ; mais pour se faire comprendre, il sentait tout un monde de préjugés entre sa parole et l’oreille de ses auditeurs, et cela par une paresse trop naturelle, lui liait la langue. Du reste, il n’avait jamais si bien senti que ce jour-là tout ce qu’il avait dit au baron et à sa fille. Toutes ses réflexions précédentes amassées avaient fourni matière à cette inspiration ; mais c’était des yeux noirs de Mme de Carzet, de ces beaux yeux si naïvement attachés sur lui, qu’était parti le rayon, la langue de feu qui avait ouvert ses lèvres.

Elle l’avait pris au mot à l’instant. Sa pensée à lui était devenue sur-le-champ la volonté de cette belle et généreuse créature. C’était comme un lien qui les unissait. Hier, presque inconnus l’un à l’autre ; demain, frères, coopérateurs. Il était tout éperdu de tant de bonheur, d’un succès si grand, et mille craintes, de nouveau, l’agitèrent. Mais engagé comme il l’était, il ne voulut pas les entendre ; il les fit taire et partit le lendemain pour la Ravine, un peu plus tôt qu’il n’était convenable strictement.

On l’attendait, et il retrouva ses hôtes de la veille encore plus simples dans leur intimité. Le baron lui serra la main énergiquement ; Mme de Carzet présenta la sienne au jeune homme avec la cordialité d’une amie. On reprit aussitôt la conversation au point où elle avait été laissée, et M. de Beaudroit consulta le docteur sur plusieurs lettres qu’il écrivait à Paris à l’effet de se procurer livres, planches, cartes modèles, appareils. Il paraissait heureux comme un enfant à qui l’on vient de fournir une occupation agréable et nouvelle. Il imaginait et proposait mille moyens de mise en scène et d’évidence dans la démonstration, qui devaient rendre l’étude attrayante et merveilleuse pour son public enfant.

À ne consulter que l’ardeur des fondateurs de l’école, on eût rempli d’excellentes leçons les sept jours de la semaine. Émile se rappela le premier qu’on ne pouvait disposer que du dimanche, surtout dans cette saison d’été, où les travaux de la campagne prennent toutes les heures, de l’aube à la nuit.

— Nous avons aussi les soirées, dit Mme de Carzet.

— Sans doute, madame ; mais il ne faut pas oublier que le travail du jour pèse sur leurs paupières, et qu’ils doivent se lever à l’aube. En outre, pour plusieurs, la route de la Ravine au hameau peut être longue. Ne croyez pas que la misère lâche facilement ceux qu’elle possède. Chaque ordre de choses, dans le mal comme dans le bien, a ses lois combinées pour l’éterniser.

— Un seul jour par semaine est cependant trop peu, reprit-elle. Quand nous n’obtiendrions qu’une heure tous les soirs…

— Ce sera difficile.

— Qu’importe ? Essayons, commençons, faisons quelque chose. Une bonne parole tient si peu de place ! et une bonne parole peut féconder un esprit. Si peu que nous obtenions, ce sera un point de départ qui rendra plus faciles de nouveaux efforts…

— Vous êtes un apôtre, madame, dit Émile.

Mme de Carzet sourit.

— Je suis une femme oisive et lasse de l’être. On nous apprend à ne vivre que de sots plaisirs et seulement pour nous-mêmes. Je veux bien faire, et apprendre à ma fille à faire bien.

Émile partit ébloui ; mais vers le milieu du chemin, il lui vint un doute. N’avait-il point affaire à ces esprits ardents, mais légers, que toute nouveauté passionne, et dont l’enthousiasme est vite épuisé ? Cette jeune femme si belle, et jusque-là si gâtée sans doute, n’allait-elle point être rebutée bien vite par la tâche qu’elle embrassait ? Le baron n’était-il point de ces grands seigneurs qui aiment, par caprice, à se rendre populaires, mais ne recherchent dans une telle situation que ses bénéfices, et sont offensés de la moindre familiarité ? Émile Keraudet, homme instruit et riche, avait été reçu en égal ; mais il ne lui avait pas échappé que le baron traitait ses domestiques avec une bonté vraiment écrasante, et que toutes ses allures étaient fort aristocratiques. Il craignit donc une déception et rentra chez lui un peu froid.

— Il est allé rendre la visite dès le lendemain, souffla Mlle Chaussat à l’oreille du capitaine. Est-ce assez plat ? Il parait que la noblesse est la société qu’il fallait à ce monsieur. Je ne l’aurais pas cru si vaniteux que cela.

— Je vous l’avais bien dit, répliqua le capitaine. Je connais les jeunes gens. Mais le baron et sa fille se moqueront de lui. Je connais les nobles. Attendez et nous verrons.

Peu de jours après, Mme de Carzet commença son enseignement en réunissant le soir, de huit à dix heures, les trois ou quatre familles les plus proches. Elle fit les premiers soirs une lecture attrayante, qu’elle accompagna d’explications. C’était un abrégé de Robinson Crusoé. Si vieux qu’il fût, le livre se trouva nouveau et passionna l’auditoire.

Et puis, l’aimable lectrice donna tant de détails à ce propos sur l’Angleterre, dont elle montrait la carte étalée sur le mur ; elle dit tant de bonnes choses sur la vocation des enfants, qu’il faut éprouver, mais satisfaire ; elle fit à ce propos tant de jolies digressions, que son public sortit fort éveillé, très-bavard, et souhaitant la soirée suivante. À cette seconde soirée, il vint de nouveaux auditeurs, la permission étant donnée d’avance. Bientôt, on afflua. Dans son désir d’être utile, Mme de Carzet avait trouvé l’accent qui convenait à ces esprits simples, un peu faussés déjà cependant par le voisinage d’une grande ville et le va-et-vient des étrangers, influences sous lesquelles se développent invariablement le goût de luxe, les prétentions personnelles, et l’avidité. C’est par là seulement que la civilisation se présente d’abord aux ignorants et aux pauvres. Cette fois, on la leur présentait par le côté vraiment grand et supérieur. Elle les toucha davantage.

En quelque condition qu’il soit, l’esprit humain ne reste point stagnant sans souffrir. Ces esprits rustiques, alanguis par leur inactivité, mais heureux d’en secouer la torpeur, s’éveillaient, devant les horizons nouveaux qui leur étaient présentés, à une curiosité d’autant plus vive qu’on ne leur demandait point d’effort. Ils n’avaient qu’à ouvrir l’oreille et les yeux, chose agréable et facile. On refuse souvent d’apprendre, mais on ne refuse pas plus de savoir que de jouir ; car savoir est une des plus belles jouissances de l’homme. Tout le talent de l’instituteur consiste donc à exciter chez l’élève le goût de la science assez pour que l’effort nécessaire à sa conquête ne soit plus que l’élan qui nous porte, à travers l’obstacle, vers l’objet de notre désir.

Robinson achevé, ce fut la biographie de Colomb, le plus merveilleux des romans et la plus touchante des histoires. Sur un énorme globe, que tous vinrent examiner tour à tour, était la route immense et aventureuse, tracée en rouge sur les flots de l’Océan, et la lecture, toujours mêlée d’explications, le fut bientôt des exclamations de l’auditoire enhardi et de questions et de réponses qui établissaient une communication complète entre la lectrice et ses élèves. Après cette heure d’émerveillement devant le monde inconnu, la seconde heure fut consacrée aux exercices de lecture, d’écriture et de calcul, dont le but et l’importance, présents dès lors aux yeux de tous, rendaient l’écolier plus ardent, la tâche plus légère. Comme il ne se trouvait là à proprement parler, ni maîtres ni élèves, mais des gens de bonne volonté, attirés par le désir d’apprendre, ceux qui savaient lire, d’eux-mêmes, se firent moniteurs, et la mutualité la plus large s’exerça.

Enfin, le dimanche, eurent lieu les deux cours professés par le docteur et par le baron : économie agricole, hygiène et sciences naturelles. Mme de Carzet et sa femme de chambre donnaient ensuite aux jeunes filles et aux femmes une leçon de couture, pendant laquelle tout le monde disait son mot sur divers sujets, au hasard de la causerie. C’étaient, le plus souvent, des réflexions et propos sur ce qui venait d’être enseigné, des explications nouvelles, et, partant de là, mille digressions vagabondes. Ces entretiens, qu’animaient d’un côté le désir sincère d’être utile, de l’autre une ardente et naïve curiosité, étaient peut-être les leçons les plus fécondes. Ils mêlaient fraternellement, tout surpris de ce comprendre, ces deux éléments sociaux, qui, dans les relations ordinaires, se côtoient et se heurtent sans se connaître, l’homme instruit et le paysan.

Ces réunions devinrent promptement la grande nouvelle du pays. Dans la vie monotone des gens de la campagne, remplie seulement de soins matériels et de commérages, toute nouveauté fait grand bruit. Que des barons se fissent maîtres d’école, déjà, c’était bien assez pour ébahir ; mais quand il se rapporta que cet escholage parlait de choses vraies, utiles au monde[1], et plaisantes[2] comme pas un conte, on accourut de loin pour voir. Quelques expériences de physique mirent le comble à l’enthousiasme. L’auditoire augmenta sans cesse, et la plupart des curieux devinrent écoliers assidus.

André Léo.
La suite au prochain numéro.
FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 5 AVRIL.
======= N° 6 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

II
(Suite).

La réputation de richesse et de bienfaisance que déjà possédaient M. de Beaudroit et sa fille écarta d’ailleurs de leur entreprise ces difficultés, cet esprit hostile, ces étonnements railleurs, qui eussent constitué le fruit le plus immédiat et le plus sûr d’une tentative de ce genre faite par des initiateurs obscurs et pauvres. Il est nécessaire aussi de mentionner ce détail que M. de Beaudroit, plein de magnificence nobiliaire à côté de sa démocratie, imagina d’offrir chaque soir un réveillon, composé de pâtés, de gâteaux et de vin blanc. Les satisfactions de l’estomac ainsi jointes à celles de l’esprit, et créant cette harmonie de forces qui produit l’expansion et la joie, le rendez-vous scolaire devint une véritable fête, au retour de laquelle, sur tout le parcours des groupes, des chants joyeux réveillaient les échos endormis des coteaux et des ravins. Si les saveurs du souper accrurent les attraits de l’étude, la chose se peut soutenir. Mais, en dehors de telles considérations, il eût fallu voir, pendant la lecture, l’extrême attention de tous ces visages, vieux ou jeunes, mûrs ou enfantins, et les impressions qui passaient, comme des ombres ou des clartés à la surface d’une eau profonde, sur ces physionomies naïves ; et, à tel moment, le feu des regards, l’épanouissement des sourires, l’éclat de rire qui, gagnant de proche en proche, courait tout autour du cercle, ou le murmure et les soupirs de poitrines oppressées, tantôt par le ressentiment ou par la pitié, tantôt par l’admiration.

— J’ai commencé par devoir et je continue avec passion, disait à Émile Mme de Carzet. Toutes les émotions que je suscite chez ce public aux impressions neuves me reviennent plus saisissantes, et il n’est point de grand artiste qui pût me faire sentir l’art, la nature et la vie humaine aussi bien que le font ces écoliers naïfs. Que nous sommes fous de calomnier le peuple, parce que, relégué dans les bas fonds de la vie matérielle, il paraît, au premier abord, grossier, vulgaire, égoïste ! Que peut-on demander à celui qui n’a rien reçu ? Parqué dans les ténèbres, où aurait-il allumé son flambeau ? Mais quand je le vois, aux paroles que je lui transmets, s’éveiller aux idées grandes, aux sentiments généreux, s’émerveiller, palpiter, grandir, il me semble à moi que je fais œuvre divine, j’éprouve les saisissements et les joies d’un Prométhée, et sens un transport plein de confusion à porter ainsi le feu sacré dans mes faibles mains.

Émile pensa qu’un intermédiaire plus céleste ne pouvait être choisi ; mais il n’osa le dire. Il respectait trop Mme de Carzet pour la louer, et plus il vivait près d’elle, plus son estime devenait profonde pour ce caractère doux, sincère et réfléchi, que dominait par-dessus tout la recherche ardente, un peu timorée, du devoir. Émile, qui lui cherchait un défaut, tout incapable qu’il fût de le trouver, avait pressenti pourtant par instants une exaltation portée un peu loin peut-être, une ardeur de dévouement pour le dévouement lui-même, qui pouvait errer et tomber dans le romanesque. Mais il ne l’en trouvait que plus divine. Chaste, bonne et pure, elle ne devait en effet tout d’abord inspirer qu’un amour pieux et fraternel. À peine si le jeune homme osait fixer un regard sur elle ; mais il n’avait qu’elle dans la pensée, et c’était par un violent effort qu’il s’abstenait de se rendre à la Ravine plus de deux fois par semaine, sans compter le dimanche, où il y dînait, après les cours achevés.

Cette intimité, qui déjà excitait au plus haut point les soupçons de Mlle Chaussat, comment le jeune docteur, d’abord si prudent, n’en était-il pas effrayé ? Il y a dans tout sentiment vrai une expansion telle qu’elle isole comme une atmosphère du reste du monde celui qui l’éprouve, et ferme l’accès aux perceptions extérieures. C’est pourquoi les spectateurs désintéressés, dont la vue n’est obscurcie par aucun nuage, comprennent toujours ces naïfs secrets ayant ceux qui les renferment.

Au milieu de leurs préoccupations scolaires et bienfaisantes, l’intimité d’Émile Keraudet et de la jeune veuve fit d’immenses progrès.

Afin d’établir entre eux l’entente nécessaire à leur œuvre, ne fallait-il pas s’interroger, se répondre, révéler ses idées, confier ses sentiments, joie profonde, quand de telles investigations n’amènent guère que des rencontres. Il fallut même correspondre, et nous devons avouer que le but fut quelquefois négligé pour les moyens, que le détail dépassa l’ensemble, et que, si l’entente et l’accord sont nécessaires à des coopérateurs, on joignit à ce nécessaire une étonnante richesse de superflu.

Peut-être, à les voir, le jeune homme et la jeune femme, s’égarer avec tant d’attrait dans les doux sentiers de la causerie intime, un sceptique, négateur de tout sentiment désintéressé, les eût-il accusés de ne chercher dans leurs projets bienfaisants qu’un prétexte à d’amoureux entretiens.

Il n’en était point ainsi dans leur pensée, et si les instincts de l’amour et de la jeunesse avaient pris part à l’inspiration de leur dessein, ce n’avait été qu’à voix basse, et si discrètement qu’ils n’avaient point été entendus. Mais d’eux-mêmes, en toutes choses, ces instincts éternels viennent mettre la main à tout ce que crée la raison humaine. Celle-ci, oubliant toujours de combien d’éléments multiples se compose la vie, coule silencieusement en bronze, ou sculpte de marbre sa création ; mais à cette forme immobile et roide les génies de la nature ajoutent chairs, couleurs, parfums, magnétisme, poésies, ciel bleu, fleurettes et gazon, larmes et sourires, tout ce que le grand forgeron sut mettre sur le bouclier d’Achille et tout ce que déposèrent les Grâces dans la ceinture de Vénus. C’était par une magie semblable qu’Émile et Mme de Carzet, sans trop le vouloir, brodaient d’émotions secrètes, de furtifs bonheurs, d’éblouissements et de charmes leur philosophie. Si les extatiques d’autrefois, les amants farouches du pur idéal céleste s’y trompèrent, combien n’était-ce pas plus facile à ces deux jeunes gens, qui prétendaient simplement réaliser un peu de cet idéal sur la terre ? Dans celle entreprise naturelle et juste, l’amour était auxiliaire, non point ennemi. Aussi ne s’en défièrent-ils pas. Émile seul, doué de plus d’expérience, y engagea sans doute un peu de sa bonne foi ; mais quant à Mme de Carzet, fièrement et chastement imprudente. elle s’embellissait chaque jour de rayonnements et de sourires, sans savoir pourquoi.

Émile, jeune comme elle, plus instruit que le baron, plus décidé dans ses jugements, lui devint bientôt un compagnon presque indispensable, et elle s’habitua à le consulter en tout. Mme de Carzet, malgré l’énergie qu’elle déployait lorsqu’elle était sûre de bien agir, avait, lorsqu’il s’agissait de former ses décisions, les mille inquiétudes qui agitent les consciences délicates et timorées.

Aussi languissante dans la rêverie que vive dans l’action, il y avait en elle de ces contrastes qui frappent l’imagination des hommes et les ravissent. Souvent un peu triste, abattue, elle était bien alors, que cela tint à sa nature ou à la lassitude d’épreuves déjà souffertes, cette femme que rêvent la plupart des hommes, lierre par la grâce et par le besoin d’appui. Cependant, Émile était encore vis-à-vis d’elle dans cette période où l’amour se nourrit et se satisfait d’admiration. Heureux de la confiance qu’elle lui témoignait, de ses attentions affectueuses, il lui eût semblé trop audacieux de prétendre lui-même inspirer de l’amour, de l’enthousiasme à une créature si charmante et si supérieure. Même, de la part d’un autre, de telles visées lui eussent paru dignes des plus grands châtiments et des plus écrasants mépris. Et si tout au fond de son âme couvait à cet égard une indulgence latente en faveur d’un seul audacieux, il ne voulait point encore se l’avouer à lui-même. Aussi jouissait-il, en retour, de la béatitude promise aux humbles par l’Évangile, et naturellement acquise à ceux qui désirent peu.

Cependant, il y avait un moment où cette béatitude se changeait en angoisse, où la conscience élevait sa voix plus clairement, où la réalité, de ses angles, perçait le rêve, c’est quand, partant pour la Ravine, ou au retour, Émile Keraudet passait entre les fenêtres du capitaine et de Mlle Chaussat. Un bain d’eau glacée lui eût fait éprouver une sensation analogue. C’est qu’il était sûr d’être toujours assailli par quelques propos de ce genre :

— Comme vous sortez de bonne heure, et comme vous rentrez tard à présent ! monsieur Keraudet. On ne vous voit plus que de ce côté. J’ai cru d’abord qu’il y avait une épidémie ; mais il paraît que c’est vous qui inspirez les bonnes œuvres de la belle Parisienne. Hé ! dites-moi donc…

Cette phrase, que rendait traînante la voix de Mlle Chaussat, n’avait d’autre but que de retenir le docteur, qui venait de saluer déjà pour la seconde fois et voulait continuer son chemin.

— Dites-moi donc, est-ce qu’elle ne ferait pas mieux de fonder un hôpital ? Les pauvres, mon cher monsieur, ça a surtout besoin d’être soignés dans ses maladies. On ne les soulage point en leur apprenant à lire, et ils s’en passent bien facilement.

— Sans aucun doute, dit M. Montchablond, l’instruction ce n’est que de l’agrément, et ce qu’il faut à ces gens-là c’est le nécessaire. On peut même dire que rien n’est plus dangereux pour le peuple que l’instruction. Elle corrompt ses mœurs, le rend sot et vaniteux. Un soldat n’a pas besoin d’en savoir aussi long que son colonel, et ce qu’on peut faire de mieux c’est de laisser chacun à sa classe et à son état.

— Ces observations, répondit le docteur, me semblent profondes ; j’en ferai part certainement à Mme de Carzet.

Et, saluant une troisième fois, il s’enfuit.

— Hum ! grommela le capitaine, est-ce qu’il entend se moquer de nous ? observations profondes ! Certainement. Ces jeunes gens croient toujours avoir tout inventé !

— Hé hé ! capitaine, ce ne serait pas une sotte invention que d’épouser la belle veuve.

André Léo.
La suite au prochain numéro.
FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 3 MAI.
======= N° 7 ======
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II
(Suite).

— Allons donc ! une femme titrée ! elle ne voudrait pas descendre jusqu’à lui. S’en amuser, je ne dis pas, ou même… hum !… On en dit tant de ces femmes-là !

— Capitaine, vous êtes toujours fort méchant. Il ne faut pas accueillir les mauvaises pensées. Je ne dis pas que Mme de Carzet ne fasse pas preuve d’une certaine légèreté en recevant presque tous les jours ce jeune homme ; mais il vaut mieux croire le bien que le mal. Je dis seulement que les de Beaudroit agissent de la façon la plus inconvenante au sujet de l’observation du saint jour. On passerait encore les leçons de lecture et d’écriture ; mais coudre le dimanche ! se peut-il voir rien de plus irréligieux ? C’est un grave péché contre les commandements de la sainte église et cela suffirait à donner une bien mauvaise opinion des principes de cette jeune femme.

— Quant à moi, je ne connais que la canonnade, et fort peu le droit canon, répliqua le capitaine avec un gros rire ; mais mon opinion est que pour se faire ainsi maître d’école, il faut que ces barons aient la tête fêlée. Qui est-ce qui a jamais vu pareille chose Et du moment que cela ne se fait pas, pourquoi le font-ils ! Je me défie des gens qui agissent différemment que les autres, mademoiselle Chaussat ; cela dérange toujours quelque chose, et ces brouillons-là devraient être bannis de tout bon gouvernement.


III

Les deux honorables personnes dont nous venons de surprendre l’entretien étaient des représentants de l’opinion trop fidèles pour que leur avis ne fût pas partagé par tous les bourgeois de la petite ville, et même par cette partie saine du populaire qui s’inspirait de leurs jugements. Déjà, bien que les visites faites par le baron et sa fille eussent rempli d’aise ceux qui les avaient reçues, et eussent alimenté leurs conversations pour plus de quinze jours, on avait cependant à cet égard beaucoup glosé, les uns trouvant que les choix avaient été trop larges, et les autres trop restreints. Cependant, on s’était hâté de rendre ces visites et de pénétrer dans l’intérieur des nobles Parisiens. Malheureusement, on n’avait guère trouvé à la Ravine d’autre luxe que celui des bois et des prairies. La maison elle-même, propre, agréable et jolie, n’avait que des meubles simples et déjà vieux, qui était bien au-dessous de l’ameublement de Mme une telle, et même de telle autre, qui se piquaient d’élégance et avaient accepté la noble tâche de soutenir Savenay au niveau de la civilisation.

On était donc revenu désappointé, et les bruits les plus défavorables au crédit du baron circulèrent. Sans ses libéralités envers les pauvres, il eût passé pour un homme ruiné, venu à la campagne dans un but d’économie. Au moins, y eut-il diminution notable du respect et de l’intérêt que leur présence avait excités. Mais ce fut bien autre chose quand on apprit l’ouverture de l’école. On n’y pouvait croire. Cela parut du plus mauvais goût et de la plus plate excentricité. On tournait tout autour sans y rien comprendre. En effet, mettre des idées dans sa vie, cela paraît aussi peu naturel dans le monde que peu vraisemblable dans les romans, aux yeux des mêmes juges. Il eût pris fantaisie au baron d’établir des courses, de donner une fête champêtre, de couronner des rosières ; Mme de Carzet eût balayé d’une queue de plusieurs mètres de soie les rues de la petite ville ; elle eût paru en bottes, en jupes courtes et dans ces costumes ébouriffants qu’on portait sur les plages voisines, les critiques eussent été bénignes ; car ce sont là des excentricités de gens riches et distingués ; mais ouvrir une école, c’était du dernier vulgaire, cela ne ressemble à rien. Cela ne se faisait pas. Aussi les noms des propriétaires de la Ravine furent-ils désormais prononcés avec une moue de mépris, Enfin, l’inconvenance de tenir classe le dimanche et de faire manquer vêpres aux écoliers ajouta de pieux motifs au blâme général.

Il y eut au prône de foudroyantes allusions, et les clameurs devinrent telles que l’autorité pria M. de Beaudroit de se mettre en règle. M. de Beaudroit n’eut pas de peine à obtenir du ministère une lettre aimable d’autorisation. Quant à Mme de Carzet, assez naïve pour s’étonner de pareils obstacles, elle demandait comment il se pouvait faire qu’on voulut s’opposer au bien.

Du reste, dans son orgueil de Parisienne, l’opinion de la petite ville lui importait peu, et elle se félicitait naïvement de ne recevoir d’autre visites assidues que celles du docteur. Il y a encore beaucoup d’habitants des grandes villes qui s’imaginent qu’à la campagne tout est permis. C’est exactement le contraire. Loin d’outrer l’indépendance de ses allures, il est nécessaire de les restreindre, si l’on ne se soucie de livrer en pâture à l’oisiveté morale et intellectuelle des indigènes sa personne et sa réputation.

Quant au docteur Émile, qui savait la vérité sur ce point, il se promettait chaque jour de rendre plus rares ses visites à la Ravine ; mais c’était toujours dans un avenir prochain que cette réforme devait avoir lieu ; en attendant, il y avait encore tant de choses à élucider, à combiner, à établir en commun que ce n’était vraiment pas sa faute. Il éprouvait aussi un plaisir extrême à assister le soir aux lectures faites par Mme de Carzet, et bien souvent, partie sous prétexte d’aller visiter ses champs, il se rapprochait insensiblement de la Ravine et se rendait à l’école, entrant doucement et se glissant dans la foule. Il était si heureux de la voir et de l’entendre quand, faisant passer dans les inflexions de sa voix toutes les impressions de son âme, elle les communiquait à son auditoire ! quand, s’interrompant afin d’expliquer un passage, ou de provoquer les épanchements et les questions, elle promenait ses grands yeux sur cette foule attentive, devinait par les physionomies les pensées, illuminait l’idée par un mot heureux et faisait de tous ces fronts jaillir l’étincelle !

Un soir qu’il venait d’entrer et de se placer au fond de la salle, en face d’elle, leurs yeux se rencontrèrent. La voix de la jeune femme s’altéra tout à coup ; une rougeur colora son visage, et pendant le reste de la leçon elle montra de l’embarras. Émile se retirait, la classe achevée, quand il entendit derrière lui ce pas léger et ce doux bruissement de robe qu’il connaissait bien. Une petite main enlaça le bras du jeune homme, et il se sentit tout enveloppé du parfum qu’elle mettait dans sa chevelure et de l’atmosphère chaste et enivrante dont elle marchait entourée.

— Monsieur, lui dit-elle d’un ton demi-plaisant et demi-confus, je ne veux plus vous avoir à mes lectures. Vous m’intimidez.

— Quoi ! est-il possible ? répondit-il ; et vraiment, éperdu comme il l’était, il ne pouvait se croire tant de pouvoir.

— Oui, reprit-elle, je ne sais pourquoi, mais cela est ainsi. Au commencement, j’étais toute à mes écoliers et ne m’inquiétais pas si vous étiez là. Mais à présent, mon Dieu, serait-ce donc que mon zèle s’affaisse ? Enfin, monsieur, votre présence me trouble ; je me sens devant un juge redoutable et n’ose plus dire les naïvetés qui vont à mon auditoire. Ma pensée n’est plus avec eux mais avec vous. Vous rompez le fil électrique qui m’unit à mon public. Vous le voyez, vous êtes un agent de désordre, et vous méritez bien votre bannissement.

Déjà, ce calme charmant où se berçait Émile et où les impressions de l’amour se confondaient avec celles de l’amitié n’existait plus. Il se sentait étreint des pieds à la tête par quelque chose d’immense qui venait de fondre sur lui. Son cœur vibrait sous la voix de Mme de Carzet comme un clavier sous la main d’un maître : ce bras de la jeune femme posé sur le sien lui ôtait la respiration, et les idées les plus contraires ébranlaient son cerveau, comme des coups de vent une voile. Un instant il osa se croire aimé, devant cet aveu naïf d’un trouble qu’elle ne s’expliquait pas à elle-même. Il osa bien plus : il l’accusa de coquetterie ; car pouvait-elle, à vingt-cinq ans, si belle, être si naïve et avoir conservé au milieu des hommages du monde un tel charme d’innocence ? Ou bien aimait-elle donc pour la première fois ? Non, un bonheur si grand était impossible ! Et cependant il n’en sentait pas moins qu’il lui était nécessaire, qu’il le lui fallait à tout prix.

Ils s’étaient arrêtés, au bout du corridor, sur le perron qui, du côté du jardin, forme la première marche des terrasses étagées, comme autant de grands escaliers, du seuil de la maison au fond du ravin. Un beau clair de lune, baignant de sa lueur tout le paysage, éclairait le visage de la jeune femme, se montrait encore, sous les sourires, la pudeur de son embarras. Elle tournait vers lui la tête, étonnée de son silence.

— Comment pouvez-vous avoir peur de moi ? balbutia-t-il d’une voix altérée.

— Je ne sais, répondit Mme de Carzet, rêveuse, en roulant autour de ses jolis doigts les vrilles d’une clématite, je redoute votre critique, apparemment.

— Ah ! c’est trop injuste ! reprit-il en mettant dans son accent tout le sentiment de l’injustice qui lui était faite, mais sans protester plus éloquemment ; car en ce moment il n’avait plus d’esprit du tout le docteur Émile.

— Ainsi donc, monsieur, vous ne viendrez pas demain.

— Vous me défendez de revenir ?

— Pendant la lecture seulement.

— Ah ! savez-vous combien cette défense est cruelle ? s’écria-t-il. Une heure pendant laquelle je pourrais vous voir et vous entendre ! Ah ! je vous en supplie, ne me la refusez pas !

Il la vit rougir, hésiter ; un flot de passion le souleva, et, saisissant la main de la jeune femme, il y appliqua fortement ses lèvres. Un silence, plein de stupeur des deux côtés, suivit cette action ; puis Mme de Carzet retira vivement sa main, en laissant échapper une exclamation si vive, si stridente, qu’on eût dit un cri de terreur. Émile, autant que sa propre émotion le lui permit, la vit tremblante. En ce moment, le baron parut au bout d’une allée ; la jeune femme descendit vivement les marches et courut à lui. Émile bientôt les rejoignit.

André-Léo

(À suivre.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 4 MAI.
======= N° 8 ======
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II
(Suite).

La conversation fut un peu trainante ; le baron presque seul en faisant les frais, et tout en causant il observait tour à tour d’un regard perçant ses deux interlocuteurs, dont la préoccupation était mal dissimulée. Au bout de quelques instants, Mme de Carzet se retira : bientôt après, le jeune docteur voulut prendre congé de son hôte : mais le baron, fort en train de causer, l’accompagna jusqu’au bout de l’allée des bois.

— Combien je vous remercie, lui dit-il, de l’œuvre excellente que vous nous avez suggérée ! À mon âge, quand l’âme ne s’est pas animalisée par le bien-être de l’égoïsme il reste si peu de croyances vivantes, et même d’affections, qu’on est trop heureux de trouver une occupation qui satisfasse à la fois nos besoins d’activité, notre conscience et notre raison. Se replier sur soi-même est s’affaisser ; ne plus vivre que de soi, c’est épuiser lentement ses forces. Je ne me sens point près de mourir : on naissait vigoureux de mon temps, et je suis capable d’en avoir pour vingt ans encore et de mourir en pleine activité, surtout si je puis fonder quelque chose ; car agir entretient la vie. Mais s’occuper uniquement pour passer le temps, quel leurre, quelle misère ! Tour à tour, je me suis fait mélomane, peintre et collectionneur, mais par désœuvrement et sans passion ; aussi ma distraction me pesait-elle comme une tâche.

Il faut vous l’avouer, j’ai pris en dégoût la société actuelle. Elle manque d’élévation, d’énergie ; sous ces dehors hypocrites, il n’y a rien que poursuite de la richesse à tout prix, et sensualité. Ôtez des questions publiques la foi, la passion, la lutte des idées, il ne reste plus que prétentions personnelles, et vaniteuses, insipide et plat tournoi. Par suite, les dehors même deviennent bas, vulgaires. La rue et l’atelier envahissent les salons ; c’est de la démocratie comme je ne l’aime point. Je souffrais trop en outre à voir mon fils, le continuateur de ma race, l’héritier de mon nom, sombrer dans ce naufrage de tous les orgueils, de toutes les noblesses. En fuyant Paris, je ne m’abusais point et m’attendais à trouver ici l’ennui. L’aumône, il y a longtemps que je la tiens pour un plaisir stérile, souvent amer.

Mais nous voici, Dieu merci, ou plutôt merci à vous, à la tête d’une œuvre féconde, pleine d’avenir. J’ai besoin d’avenir, docteur, comme un enfant, tout vieux que je suis ; il m’en faut bien plus, même. Car l’avenir, les enfants le portent en eux ; ils en sont pétris tandis qu’il nous faut, vieillards, te trouver en dehors de nous.

— Je suis bien heureux, dit Émile, de vous avoir présenté cette idée qui passionne également Mme de Carzet.

— Oh ! ma fille est une de ces natures d’élite qui ne se plaisent qu’aux choses généreuses. Elle vit dans la préoccupation du devoir, comme d’autres dans celle du plaisir ou de l’intérêt. Je ne crains en elle que l’excès à cet égard. Mais elle aussi avait besoin d’une fonction à remplir, d’un intérêt dans la vie. Une veuve de vingt-cinq ans a beau adorer sa fille, et même son vieux père, il y a encore en elle des réservoirs d’amour qui débondent. Que mon fils n’a-t-il un peu du caractère d’Antoinette !… Mais nos mœurs perdent les hommes, en écrasant les femmes. Faisons de l’éducation, monsieur Keraudet ; il en est vraiment besoin.

Émile, en admirant ce vieillard si jeune encore, lui reconnaissait amplement le droit de gémir sur la décadence du temps présent. Il y a certainement des époques de génération plus ou moins favorables dans la race humaine. M. de Beaudroit était de ces hommes qui firent l’histoire de 1830, ses luttes, ses batailles, ses élans, ses fugues, ses rénovations, et dont il reste parmi nous maints types vigoureux. Arrivés en ce monde pendant les premières années de ce siècle, quand la grande République venait de mourir égorgée et que, l’Empire n’avait pas encore énervé les âmes, ils naquirent imprégnés des protestations paternelles de regrets sublimes et d’espoirs confus. Aussi cherchèrent-ils dans l’idée leur route, et leur vie dans la passion.

Sans avoir tout à fait quitté les rangs de sa caste, M. de Beaudroit avait conclu avec la liberté de fréquentes alliances, et dans tout ce mouvement et dans toutes ces luttes, au milieu de ces spectacles, il était devenu penseur. Sa taille droite et haute, son front large, son œil perçant, marquaient l’énergie et la santé. Son sourire avait un grand charme. Il adorait la discussion, l’échange des idées, entrant en campagne à tout propos, un peu subtil parfois, toujours sincère.

Ses opinions n’étaient bien conformes à aucun programme et ne résultaient que de l’application de son sens moral et de son esprit à l’examen des faits et des idées.

Cependant il tenait beaucoup à passer pour démocrate, et, dans ce désir il lui arrivait souvent d’exagérer un peu en paroles ses convictions. Sommé de passer de la théorie à l’acte, s’il croyait juste d’agir, il n’hésitait point ; mais il fallait peut-être qu’il en fût sommé. Sa raison marchait en avant de lui.

Tout démocrate que se disait le baron, il n’en était pas moins gentilhomme des pieds à la tête, dans ses habitudes, ses manières, ses goûts. Il faisait fi des titres, mais ne pouvait supporter qu’en lui parlant on oubliât le sien ; entre ses serviteurs et lui, bien qu’il fût bon, facile, généreux, la distance était marquée par quelque chose d’infranchissable, qui n’est précisément ni la froideur, ni le mépris, qui n’exclut pas la bonté, mais ne laisse pas plus de place à l’humaine fraternité que l’enfer n’en laissait à l’espérance. En somme, tout en professant l’égalité, pour respirer à l’aise il avait besoin de cette atmosphère de respect et de déférence pour sa personne, dans laquelle il avait toujours vécu. Toute familiarité de la part des gens du peuple lui était insupportable, et quant à eux, sa cordialité les glaçait. — Toutes ces contradictions, ce n’était pas sans crainte qu’Émile les avait constatées.

Pour lui, du moins, il se voyait traité complétement en égal, et sentait bien que le baron n’était pas l’homme à ne pas placer au-dessus de tout l’intelligence. Il ne quittait jamais Émile sans l’engager à revenir, et la chaude étreinte de sa large main ajoutait à ses paroles une éloquence tout intime. Seulement, cela pouvait-il aller plus loin que des relations d’amitié ?

Resté seul, ce ne fut dans l’esprit d’Émile qu’ardentes questions se posant toutes à la fois. Il s’était trahi vis-à-vis de Mme de Carzet, et comment devait-il interpréter sa retraite, cette sorte d’effroi qu’elle avait montré !

De toutes les forces de sa mémoire et de sa pensée, il rappelait la scène, en scrutait toutes les expressions, et inclinait à l’explication la moins favorable.

Mais aussi pourquoi avait-il osé s’approcher, l’imprudent, de cette adorable femme ? Comment osait-il espérer son amour ? Comment pouvait-il songer, cet humble docteur de campagne, à se faire accepter pour gendre par un gentilhomme, démocrate d’esprit, il est vrai, mais non d’habitudes ? Ah ! son imprudence avait été grande en n’obéissant pas aux premières impressions qui l’avait averti de fuir le danger ! Il avait cédé à l’attraction si puissante qui l’entraînait dans ce cercle, et maintenant il n’en sortirait plus que broyé, le cœur en lambeaux. Comment pourrait-il même en sortir ? À l’idée de la quitter, toute sa volonté se révoltait ; il eût préféré mourir. Plus il se cherchait lui-même en faisant appel à son courage, à sa fierté, plus il se sentait possédé par elle. Il ne s’appartenait plus et ressentait les sensations d’un homme qui se voit, à son réveil, entouré de liens.

Émile passa trois jours à se dire qu’il ne devait plus retourner à la Ravine ; mais au bout de ce temps il en reprit le chemin. L’accueil du baron fut aussi affectueux qu’à l’ordinaire ; mais Mme de Carzet rougit à sa vue et se montra manifestement plus froide. Le pauvre Émile fut aussi lâche que tout autre amant : il se fit humble, petit, inaperçu, muet. Comment se défier de si peu de prétentions ? La jeune veuve redevint plus libre et plus gaie. Mais à mesure, la colère grondait au cœur du jeune homme, car il y avait là une contradiction monstrueuse, épouvantable : cette femme ne consentait à être adorable et bonne qu’à condition de ne pas être adorée. Une telle conduite n’était-elle pas la condamnation des désirs d’Émile ? Quelle autre réponse pouvait-il attendre, puisqu’on s’effrayait de son amour ?

Au bout de quelque temps la scène du perron parut oubliée et la confiance rétablie entre eux. Quelquefois, lorsque Mme de Carzet avait ou croyait avoir besoin d’explication, ils préparaient ensemble la lecture du soir. Elle avait une manière de comprendre qui vivifiait tout et ravissait Émile. Elle était de ces commentateurs dont la riche imagination prête mille intentions et ajoute mille beautés à l’œuvre dont ils s’occupent, et les idées émises par le jeune docteur étaient saisies par elle de telle sorte, qu’il les retrouvait avec surprise plus fécondes et plus larges que d’abord il n’avait pensé.

Malgré ces bonheurs, l’existence d’Émile devint, intérieurement, la plus tourmentée qu’on pût rêver. Il espéra et désespéra vingt fois le jour. Toutes ses pensées, toute sa vie se concentra dans une interrogation ardente. Il n’avait l’esprit occupé qu’à tirer induction des paroles, des gestes d’Antoinette ou de son père, des détails les plus insignifiants. Son âme devint comme un champ de joutes où le doute et la foi, l’ivresse et le désespoir se livraient de continuels assauts. Sa santé s’altéra, son humeur s’aigrit. Il perdit toute sa verve, et l’expression autrefois douce et sereine de ses traits fit place à une sombre mélancolie. Chez lui, il négligeait ses travaux, se livrait à de soudaines colères ; ses serviteurs ne le reconnaissaient plus.

Depuis longtemps la bonne Mme Keraudet avait deviné le secret de son fils. Elle le lui fit confesser et l’encouragea. Pour elle, dans son amour et dans son orgueil de mère, elle ne partageait point les craintes d’Émile, et il lui paraissait impossible que Mme de Carzet se refusât à l’aimer.

— Je les ai bien jugés, disait-elle ; ce sont de bonnes gens et des gens d’esprit. Sois seulement patient, aimable et persévérant, et tout ira bien.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 8 MAI.
======= N° 6 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

III
(Suite).

Ce fut elle qui l’empêcha de rendre ses visites trop fréquentes, lorsqu’il s’y laissait aller sous l’influence d’une intimité nouvelle.

— Car, dit-elle, tu les engages ainsi vis-à-vis du monde, et ton devoir en ce cas serait de te déclarer. Mais il ne faut rien brusquer et attendre qu’on t’aime davantage. Un second mariage est toujours plus difficile qu’un premier, et l’on y réfléchit beaucoup, surtout lorsqu’il y a un enfant. Heureusement, on n’a pas de raison de se défier de toi, et l’on t’aimera.

Mais la passion n’admet pas d’atermoiements et d’hésitations. Oui ou non, tout ou rien, sont les seuls termes qu’elle comprenne. Elle a quelque chose de l’infini, car la notion du temps n’existe pas pour elle ; de l’absolu, car elle n’admet pas les restrictions.

Au bout de trois mois, il semblait à Émile qu’il aimait depuis des années, tant la multiplicité des sensations étendait pour lui la durée des jours il se sentait prêt à tout pour elle, et dans ses élans d’amour le monde étroit des attentes, des réserves, des demi-mesures, disparaissait à ses yeux.

Plus Mme de Carzet devenait calme et sereine, plus il devenait irrité. À la voir occupée de sa classe, de ses études, des excursions de botaniste qu’elle faisait avec sa fille, même à l’affectueuse douceur de son accueil, il l’accusait d’insensibilité de mollesse de cœur, d’indifférence. Et quand il la voyait, enivrée de la vie nouvelle qu’elle menait au sein de cette belle nature, au milieu d’occupations fécondes et fortifiantes, rayonner et sourire, il se sentait furieux ; car alors elle semblait vraiment ne pas se douter qu’il y eût au monde, pour quelqu’un de ses amis, le moindre prétexte de ne pas se trouver tout à fait heureux.

Que lui-même fût pour quelque chose dans le bonheur de la jeune femme, il ne s’avisa pas d’y songer. Il avait déjà passé l’ère des émotions douces. Une plaisanterie lui semblait odieuse, et quand Mme de Carzet l’accusait quelquefois de devenir rêveur comme un savant, il était indigné d’une aussi scandaleuse méprise. Parfois, il eût volontiers licencié l’école pour voir si, à force d’isolement, d’ennui peut-être, Mme de Carzet daignerait s’apercevoir qu’il y avait sur terre un autre amour que celui des ignorants et des pauvres, et à ses pieds, dans le cœur d’un homme, tout un monde nouveau d’émotions ardentes. Il aimait enfin avec toute la fougue d’égoïsme que mettent généralement les hommes dans l’amour, et semblait n’avoir vécu si tranquille pendant trois années que pour fournir à cette passion des forces plus vives.

Suivant ce qui s’était passé dans la journée, sur un mot, sur un regard, parfois il partait le cœur plein, nageant dans l’harmonie des forces et des poésies universelles, grand à toucher le ciel du front, à remplir la voute céleste de son regard et de sa pensée ; — tantôt il se traînait sans force, découragé, fou, maudissant la vie, invoquant la mort.

Malgré les conseils de sa mère, Émile se dit enfin qu’il devait connaître son sort ; qu’un tel état ne pouvait être supporté longtemps sans aboutir au dérangement de l’esprit ou de la santé ; que Mme de Carzet l’aimait ou ne l’aimait pas, et que la plus simple prudence lui ordonnait de le savoir au plus tôt.

Il s’animait dans cette résolution, un jour, tout en descendant le coteau avec Mme de Carzet et Marthe ; mais si, lorsqu’il était seul, il se promettait facilement le courage d’une explication avec la jeune veuve, en sa présence il trouvait toujours mille motifs d’attendre encore. Ce jour-là, Marthe le gênait.

C’était de l’ingratitude. Le moyen généralement employé pour faire entendre aux mères qu’on est leur esclave et de se faire celui de leurs enfants. Émile n’avait point manqué à la tradition, et Marthe n’avait point manqué d’accepter son rôle, qu’elle remplissait à merveille ; car, tout en abusant de sa proie, comme il était juste, elle favorisait à chaque instant le rapprochement de sa mère et de son ami, et les forçait à ces familiarités auxquelles l’enfant communique de son innocence. Elle allait de l’un à l’autre, doux trait d’union, colombe messagère des baisers qu’Émile reprenait sur son front et de mille tendresses inavouées.

Marthe, ce jour-là, semblait plus préoccupée qu’à l’ordinaire d’user de son pouvoir ; elle avait refusé de marcher, et, portée dans les bras d’Émile, elle demandait sans cesse telle ou telle chose, et particulièrement, car la lune ne brillait pas, tout ce qui se trouvait à la pointe des arbres, ou en d’autres lieux inaccessibles. Sa mère la grondait. Émile l’excusait et persistait à garder son léger fardeau ; car lorsqu’il tenait l’enfant dans ses bras il se sentait plus près du cœur de la jeune mère.

Ils étaient descendus jusqu’au fond du ravin et marchaient le long du ruisseau, dans les prairies encaissées entre les coteaux boisés. La lumière et l’ombre, dans cette profondeur, offraient d’admirable contrastes, les reliefs enluminés éclataient au bord des plis sombres ; tout le haut des bois étincelait de soleil, et le ciel, s’allongeant au-dessus de leurs têtes en bande azurée, semée de nuages blancs et fauves, paraissait plus haut.

— Oh ! mon ami, vois ces jolies fleurs là-bas. Je les veux !

— Cela ne se peut pas, dit Mme de Carzet. Il faudrait retourner au pont et faire beaucoup de chemin.

— C’est égal, reprit l’enfant, je les veux ! je les veux !

Et elle tendait les bras. Émile mesura du regard la longueur et les sinuosités de la prairie, derrière lui.

— Monsieur Keraudet, puisque ma fille dit : je veux, je dirai : je ne veux pas, reprit Mme de Carzet, qui, pour plus d’autorité, posa le bout de ses doigts roses sur le bras d’Émile. Vous obéissez beaucoup trop à cette enfant.

— Alors, dites-moi de vous obéir à vous seule, et donnez-moi beaucoup d’ordres, dit-il d’un accent qui fit monter au front de la jeune femme une vive rougeur.

— Je ne saurais m’arroger de tels droits, répondit-elle ensuite, en donnant à sa voix d’autant plus de froideur que son visage accusait plus d’émotion.

Émile recula de quelques pas, prit son élan et franchit d’un bond le ruisseau, assez large en cet endroit pour qu’il y eût quelque péril à ce tour de force. Il n’avait pas encore touché terre qu’un cri perçant, poussé par Mme de Carzet, retentit, et, en se retournant il la vit s’affaisser, toute pâle, sur le gazon. Cela le transporta de joie, avec autant de soudaineté qu’il s’était senti, une minute avant, transporté de colère. Il arracha une touffe de myosotis, reprit son élan, et vint tomber aux pieds de la jeune femme, dont il saisit et pressa fortement la main.

— Ah ! pardon, pardon, chère… chère madame : je vous ai fait peur. Pardon ! et merci !

Les yeux d’Émile brillaient d’un tel éclat que Mme de Carzet détourna les siens ; la voix du jeune homme, quoique haletante, avait aussi une bien expressive éloquence ! la jeune femme voulut répondre ; elle voulait aussi retirer sa main… Elle ne put que fondre en larmes.

— Oh ! s’écria-t-il, ai-je pu vous effrayer à ce point ? Je suis bien coupable !… Hélas oui, bien coupable, car je ne puis m’empêcher d’être heureux !… Et pourtant je ne veux pas… je ne puis supporter que vous pleuriez. Calmez-vous. Ah ! si vous saviez quelle puissance vous avez sur moi !…

— Monsieur, interrompit Mme de Carzet, qui dompta son émotion par un violent effort et dont le visage devint sévère, tout ceci ne vaut pas la peine… et c’est moi qui vous prie de calmer votre exaltation… et de ne plus faire de telles imprudences. Quant à moi, je suis depuis quelque temps ridiculement nerveuse, voilà tout.

Elle se releva sans vouloir accepter la main d’Émile, et remit négligemment toutes les fleurs à Marthe.

Émile fut accablé de ce dédain. — Elle ne m’aime pas ! — Ce mot, qu’à l’instant il se dit, resta dans son oreille, y tintant comme un glas, à chaque pas qui le rapprochait de la Ravine, où il reconduisit Mme de Carzet. Pendant le retour, le babil de Marthe seul rompit le silence ; la jeune mère essaya bien de soutenir la conversation ; mais elle n’obtient de son compagnon morne et atterré que des monosyllabes distraits. Elle-même finit par garder le silence, et peut-être ses traits n’exprimaient-ils pas une tristesse moins profonde. Ne trouvant pas le baron à la maison, Émile prit congé brusquement et partit désespéré.

La bonne Mme Keraudet, qui du premier coup d’œil vit sa peine, essaya de le consoler par toutes sortes de bonnes raisons, lui reprochant son trop d’impatience.

Mme de Carzet a des scrupules, disait-elle ; cela se conçoit. Mais plus elle t’aimera, moins elle en aura : il faudrait donc te montrer aimable et attendre tranquillement.

— Tu ne sais pas que c’est le meilleur temps, lorsque les cœurs s’entendent à demi-mot, ou du moins en ont bonne envie. On le regrette plus tard, quand la parole a rompu ce joli charme et que les réalités ne laissent plus sujet de rêver. Mais les hommes, toujours trop pressés, raccourcissent ainsi leur bonheur.

Elle parlait de souvenir, la bonne dame et le souvenir, qui n’a rien de mieux à faire, aime à errer, d’un pas ralenti, dans les sentiers écartés ; mais la passion ne voit que le but, dévore l’espace, et tous les conseils de sa mère ne pouvaient empêcher Émile de s’épuiser en efforts pour atteindre d’un coup l’horizon. Il passa dans les perplexités une telle nuit qu’il résolut d’en finir avec ces tortures. Avouons d’ailleurs qu’il n’avait rien de ce stoïcisme que donnent les épreuves.

La vie l’avait gâté par toutes sortes de tendresses, et, choyé par sa mère depuis l’enfance, doublement servi par un caractère facile et par une vive intelligence, il n’avait point pris l’habitude de vaincre l’obstacle et n’avait pu s’empêcher, à l’exemple de tout le monde, de regarder comme digne de très grande considération son bien-être et son bonheur. Pris dans les serres de cet amour, et se sentant emporté par lui peut-être à l’abîme, il éprouvait le besoin de se défendre, et, s’il n’était pas trop tard, de rompre ses liens à temps pour n’être pas complétement brisé de sa chute.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 10 MAI.
======= N° 10 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

II
(Suite).

Il se promit donc solennellement de provoquer une prompte solution et cela dès la première fois qu’il retournerait à la Ravine. Ce serment fait, la force de le tenir lui manqua, et il passa plusieurs jours sans aller voir M. de Beaudroit et sa fille. S’il en souffrit, au moins espérait-il qu’on s’étonnerait de son absence et que Mme de Carzet se repentirait de sa froideur. Le cinquième jour, il allait sortir, quand il vit entrer le baron.

— On ne vous voit plus, dit celui-ci. Je vous dois, il est vrai, plus d’une visite ; mais je suis venu chargé fort expressément de savoir de vos nouvelles.

Elle était donc inquiète ? Le jeune docteur eut un mouvement de joie et se décida tout d’abord à sonder le baron. Après quelques instants de réflexion, pendant lesquels il parut écouter son hôte :

— Savez-vous, dit-il en prenant un livre sur son bureau, à quoi je pensais en lisant ceci !

— Quel est ce livre ?

La France sous Louis XIV. C’est l’œuvre consciencieuse d’un historien moderne qui s’est appliqué à faire connaître, non le relief extérieur des triomphes et des splendeurs du grand roi : batailles, ambassades, fêtes, galanteries ; mais l’inhumaine, l’odieuse, l’épouvantable misère du peuple à cette époque, bien moins grande que criminelle. Il y a là des pages touchant les exactions de la monarchie et la barbarie des seigneurs, que je voudrais lire dans notre école. Ne pensez-vous pas que pour mieux faire sentir au peuple la nécessité de l’instruction, et lui faire chérir l’indépendance, il serait bon de lui exposer le spectacle de l’abjection et de la souffrance où l’a tenu longtemps l’ignorance de ses droits ? Car l’enthousiasme du bien n’existe point sans la haine du mal, et pour les attacher aux biens qu’ils possèdent, pour leur inspirer le désir de nouveaux progrès, il serait efficace de leur apprendre combien le passé doit être haï.

— Eh mon Dieu ! s’écria le vieux gentilhomme en se levant et en marchant dans la chambre, en ces temps-là l’ignorance était la même pour tout le monde, et les seigneurs croyaient aussi naïvement que les paysans à la divinité de leurs droits.

Ils n’étaient pas d’ailleurs tous cruels et méchants, et beaucoup furent ce qu’ils devaient être, c’est-à-dire les protecteurs de leurs vassaux. Et puis, à quoi bon ces récriminations et ces haines contre un système qui n’est plus ? Ces gens-là maintenant dorment tranquillement dans leur tombe, et ce qu’ils ont fait de mal, ils l’ont payé chèrement. Ne vaut-il pas mieux oublier de funestes souvenirs et fondre dans l’union de toutes les bonnes volontés les inégalités qui existent encore.

— C’est parce que ces inégalités sont encore profondes, surtout c’est par ce que ces bonnes volontés sont rares, qu’il y faut, reprit Émile, un agent plus âpre et plus ardent. Confier aux privilégiés le rachat des déshérités, folie ! Si la Révolution déjà n’avait pas fait entendre les grondements de son tonnerre, pense-t-on qu’aurait eu lieu la nuit du 4 août ?

— Sur quel jacobin avez-vous marché aujourd’hui ? s’écria M. de Beaudroit avec impatience.

— Ah baron ! quel ton de grand seigneur vis-à-vis des républicains !

— J’avoue que je n’ai pas encore mis ma main dans celle de M. de Robespierre. Ai-je tort ? ai-je raison ? Que diable ! mon cher ami, je suis né trente ans avant vous ; il faut un peu d’indulgence. Et puis ma grand’mère a eu le cou coupé par les jacobins, et l’on m’a appris pour cela, tout petit, à leur en vouloir. Rancunes personnelles, je ne dis pas, et qui ne prouvent rien ; mais…

— Personne plus que moi, monsieur, ne respecte vos intentions et n’admire vos actes en faveur du peuple.

— Je n’entends nullement être admiré, dit le baron en se rasseyant, car j’agis dans mon intérêt, aussi-bien que dans celui des autres. Vous avez mis des armes entre les mains d’un enfant ; je tâche de faire de cet enfant un homme, afin d’éviter les accidents que par étourderie ou sottise il pourrait commettre. C’est affaire de simple bon sens ; car je ne suis ni de ces ambitieux qui aiment à jouer à casse-cou, ni de ces coquins qui pêchent en eau trouble. Il y a longtemps que j’ai compris que notre intérêt et notre devoir étaient une même chose, et si j’agis en conséquence, cela ne mérite point de couronnes. Ma fille est jeune ; elle a de l’enthousiasme et du dévouement, elle, c’est différent.

— Vous m’expliquez, dit le jeune homme, dont la voix s’altéra un peu, certaines contradictions.

— Lesquelles ?

— Un orgueil de caste qui se fait sentir malgré vous.

— Ah par exemple ! dit le baron surpris de l’accusation. Et où prenez-vous cela ?

— Convenez que la familiarité de nos paysans vous blesse, qu’ils doivent, pour vous plaire, descendre au ton de vos serviteurs, et que si quelqu’un d’eux vous tend la main, vous donnez la vôtre avec répugnance.

— Mais c’est qu’ils ont les mains sales, docteur et des verrues, et… que diable ! on peut avoir de la démocratie sans perdre l’amour de la propreté ! Ah ! vous croyez… quel perfide observateur vous faites, docteur ! vous ne passez donc rien aux vieilles gens ? Et quoi encore ! Ne me supposez-vous point d’autres faiblesses ?

— Je ne puis, monsieur, me permettre de supposer…

— Si ! pourquoi pas ? Je voudrais éclaircir vos doutes. Voyons !

— Je sais qu’il est bien difficile de se dégager entièrement des habitudes de l’éducation. Malgré toute la justice de votre caractère, malgré toute la justesse de votre esprit, il se pourrait que l’égalité des classes ne vous fut pas dans la pratique aussi agréable qu’elle vous semble juste dans la théorie.

— Parbleu ! c’est que l’égalité en puissance n’est pas l’égalité en fait. Quoi de plus simple ? Pouvez-vous demander qu’on recherche d’un pareil amour la stupidité et l’intelligence, la grossièreté et la grâce ? N’a-t-on plus le droit, tout en servant l’intérêt public, de choisir les siens ?

— Dans ces termes, sans doute. Mais généralement les habitudes de l’orgueil de caste poussent bien plus loin. On ne s’occupe pas seulement de la personne, mais de son origine, et par exemple dans les alliances…

Un vif sourire passa dans l’œil clair et intelligent du vieux gentilhomme.

— Eh bien ! dit-il ensuite négligemment, si j’ai gardé de ma caste certaines susceptibilités… épidermiques, je n’ai pas ces préjugés… quant aux alliances… et il me serait tout à fait indifférent de marier ma fille à un gentilhomme ou à un bourgeois, pourvu que ce fût à un homme assez distingué pour être digne d’elle.

Il y eut un silence. L’émotion avait pris à la gorge le jeune docteur, qui n’avait pas espéré une déclaration si franche et si nette. Le baron reprit :

— Et si vous saviez combien il me serait difficile de le trouver cet homme-là parmi les nôtres ? N’ayant pu réussir dans cette entreprise insensée de forcer le fleuve à remonter vers sa source, ils ont boudé la vie, ils se sont immobilisés, et subissent le sort de tout ce qui stagne. Frappée à la tête en 89, la noblesse achève de se tuer par l’oisiveté. Nos jeunes hommes, énervés déjà de naissance par de trop longues alliances aristocratiques, usent le reste de leurs forces dans les plaisirs bas et ne peuvent plus donner la vie qu’à des êtres rachitiques. Mon fils a dissipé la fortune de sa mère avec les plus sottes drôlesses ; il est maintenant poitrinaire et plus vieux que moi. Parlez-lui d’honneur, de vertu ; il plaisante et rit. Il joue, boit, fait courir, et paye les toilettes d’une ancienne ravaudeuse. Quand il ne pourra plus faire de dettes, il cherchera probablement à se marier, et s’il trouve quelque dot, je ne puis compter de sa part que sur des petits-fils imbéciles ou scrofuleux, nés pour offrir au monde le spectacle de l’abâtardissement d’une vaillante race, — car nos ancêtres étaient de ceux qui prirent la Sicile au XIe siècle, monsieur Keraudet, le saviez-vous ? — Eh bien ! ce n’est pas tout à fait un préjugé que les nobles filiations et les grands souvenirs ; c’est le respect de l’histoire humaine. Cependant, quand le signe et la réalité sont en désaccord, je préfère la réalité, et je ne demanderais pas mieux que de voir ma fille me donner, par son mariage avec un plébéien nourri des forces vives de ce temps, de vigoureux rejetons, de vrais vivants, des petits-fils aux joues roses et rebondies qui n’aient point l’air en naissant d’avoir oublié leur perruque, tant ils ressemblent à de vieux ancêtres, descendus de leurs portraits. Voilà ce que je rêve comme consolation de ma vieillesse. Voyons, suis-je si inconséquent ?

— Vous êtes…, s’écria Émile, qui suffoqué de joie, saisit la main du baron.

— Un grand homme, n’est-ce pas ? interrompit le vieillard en souriant avec une malice paternelle.

— Mieux que cela, répondit le jeune homme en s’efforçant de voiler sous un sourire l’attendrissement qui faisait monter des larmes à ses yeux, mieux que cela, car la justice et la bonté sont bien au-dessus du génie.

— La ! la ! quel enthousiasme ! reprit le baron en riant.

Ils allaient s’expliquer ouvertement, sans doute, quand Mme Keraudet entra. Et, bien qu’elle ne fût nullement étrangère à la question, cette sorte de timidité, ou plutôt de pudeur, qui sur de certains sujets retient l’émission de la pensée, arrêta tout épanchement nouveau. L’entretien continua cependant sur les préjugés nobiliaires, et le baron, se plaisant à montrer sa démocratie, les blâmait avec une vivacité encore plus grande que celle de ses deux interlocuteurs. Toutefois, comme s’il eût désiré une revanche, il se prit soudainement à porter ses coups d’un autre côté :

— Après tout, dit-il, nos revenants du XIXe siècle sont au moins conséquents dans leur illogisme, tandis que vis-à-vis de leurs principes les démocrates le sont rarement.

— Comment cela ? demanda Émile.

— La force invincible du droit nouveau, sa supériorité sur toute vaine théorie, ce qui le fait tout puissant comme l’évidence et vrai comme la vérité, c’est qu’il a trouvé la pierre angulaire, jusque-là vainement cherchée, et contre laquelle véritablement rien ne prévaudra, c’est-à-dire l’être en lui-même, l’individu, base vivante, irréfutable, qui lorsqu’on la nie peut se lever et dire : Me voilà. Eh bien, cependant, vous avez… nous avons proclamé les droits de l’homme en oubliant seulement la moitié du genre humain, et sur vingt démocrates on n’en trouvera souvent pas un seul qui, ardent à s’affranchir de lui-même, n’entende bien conserver la monarchie dans sa famille et y régir son royaume.

— Vous avez raison à l’égard du plus grand nombre, dit le jeune docteur ; mais pour tout homme délicat et juste qui admire et comprend la femme…

— Oh ! pour admirer et adorer, on ne s’en fait pas faute dans les livres et dans l’amour. Mais si l’on permettait aux femmes de réfléchir, il y a longtemps qu’elles auraient préféré à l’adoration le vrai respect.

— C’est vrai, dit Mme Keraudet, il y a là-dessus bien des idées fausses. Tous les hommes cependant ne pensent pas de même à cet égard, et mon fils en particulier…

— Mais c’est l’arbitraire et non plus le droit ; chose, même avec les meilleurs, dangereuse. Car, y a-t-il confiscation plus entière et plus absolue que celle contenue dans la déclaration de tout homme, honnêtement épris, qui sollicite la main d’une femme ?

Épousez-moi, c’est-à-dire : Madame, soyez à moi, âme, esprit, corps et volonté, passé, présent, avenir ; remettez-moi vos biens, vos enfants, votre honneur, votre destinée. J’aurai sur toutes ces choses un pouvoir absolu ; vous ne serez rien et je serai tout. Et pour que votre absorption en moi soit aussi complète que celle de l’Indou en Brahma, vous perdrez jusqu’à votre nom et n’en aurez d’autre que le mien.

— C’est la faute des lois, dit Émile abasourdi, et je ne vois malheureusement pas le moyen…

— Pardon ! les lois permettent quelque adoucissement à ces rigueurs, observa le baron d’un ton persuasif, et entre autres à celle que j’ai citée la dernière. Un honnête homme, pénétré des principes d’égalité, peut ajouter à son nom celui de sa femme. Pour donner un exemple, je suppose que ma fille viendrait à se marier, mes petits-enfants pourraient ainsi légitimement porter le nom de Beaudroit.

— Il y a bien longtemps que nous n’avons eu le plaisir de vous voir à la Ravine, madame, » ajouta le baron en se levant et en s’inclinant devant Mme Keraudet pour prendre congé.

Il continua de parler de toute autre chose, en se laissant reconduire jusqu’à la porte de la rue par son hôte, et leur dernier mot fut : « À demain. »

Émile, revenu près de sa mère, poussa un grand éclat de rire en la serrant dans ses bras.

« Quel original ! s’écria-t-il, et qui pouvait s’attendre à une proposition pareille, amenée par tant de détours ? Il faut convenir que les préjugés des hommes sont bien tenaces. — Moi, m’affubler d’un nom de noblesse et faire souche de gentilshommes, pour plaire à ce démocrate baron ! »

Mais son cœur couvrait tous ces railleries d’un grand cri de joie. « Il me l’accorde, se disait-il ; et maintenant mon sort dépend d’elle seule. » À cette pensée, l’angoisse le reprenait ; mais un élan d’amour lui rendait un peu de confiance. Il l’aimait tant ! Cette immense force d’amour qu’il sentait en lui était à ses yeux le seul trésor, la seule puissance qui pût compenser son indignité vis-à-vis des perfections et des charmes de son idole ; mais devinerait-elle combien elle était aimée ?


IV.

Depuis quelque temps, les deux gardiens du passage, Mlle Chaussat et le capitaine Montchablond, n’y comprenaient rien ; ils ne voyaient plus passer le docteur se rendant à la Ravine. Est-ce qu’il n’y allait plus ?

C’était chose à savoir ; car sans doute il y avait là-dessous quelque bonne histoire, probablement une déclaration suivie d’un refus, et c’était bien fait ; et Mlle Chaussat s’en frottait les mains. Avant de l’affirmer, toutefois, mieux valait en être sûr. Mlle Chaussat se mit en quête.

Émile partait, le cœur plein de trouble, de crainte et d’espoir, pour aller adresser à Mme de Carzet cette question redoutable de laquelle, — il le croyait du moins — dépendait sa vie, quand, au moment de s’engager dans la Grand’Rue, qui devait le conduire sous les fenêtres de Mlle Chaussat et du capitaine, il rebroussa chemin brusquement et prit au milieu des champs un sentier qui, par d’assez longs détours, lui faisait éviter la ville. Ce n’était pas la première fois qu’il usait de ce subterfuge. L’inquisition établie par les deux voisins à l’égard de ses faits et gestes lui était devenue insupportable. Il avait vainement essayé de la déjouer ; il avait eu beau passer d’un pas rapide et furtif, raser l’une ou l’autre des maisons, ou se tenir au milieu du chemin, à la plus grande distance de chacune d’elles, il n’échappait à Charybde que pour tomber dans Scylla ; et toujours quelque interprétation effrontée ou quelque insinuation perfide l’atteignait.

Ce jour-là surtout il se fit un plaisir, quelque peu superstitieux, d’échapper à leur surveillance, et se lança dans la campagne en tournant le bourg.

On était à la fin d’août. Les froments déjà coupés, ne laissaient à quelques guérets qu’une rude enveloppe de chaume, tandis que le sarrasin, tout en fleurs, couvrait les plateaux de ses nappes blanches. Cette céréale est en Bretagne l’aliment national et populaire, comme sont en Orient, le riz, en Italie la polenta, en Limousin la châtaigne. C’est la joie de l’âtre pauvre et affamé, le soir, quand sur un feu de genêts la galettoire se balance, et cuit, sans four ni boulanger, le pain quotidien. Ce petit blé lui-même, dans sa physionomie comme dans ses habitudes, est éminemment populaire. Bas de tige, maigrelet, tenaces ses racines, amies des sols pierreux et légers, se contentent de peu et n’en produisent pas moins des grains abondants, noirâtres, triangulaires, nés d’une fleur blanche et modeste, au parfum sauvage et doux, qu’entourent de leurs bourdonnements les abeilles.

Ce pauvre toutefois a son luxe. Il participe aux trésors dont la nature comble les petites mousses aussi bien que les grands chênes, et sur ses feuilles viennent se déposer successivement toutes les nuances de l’automne, du vert tendre au jaune le plus vif, du brun le plus sombre au rouge ardent. C’est de la floraison à la maturité que cette richesse de tous se déploie ; après que des sucs d’un sol granitique, et des baisers du soleil, la fleur a pétri son fruit, c’est alors que la feuille arbore les plus vives couleurs et que la tige se teint de pourpre, comme pour la fête de l’œuvre accomplie. Bientôt la moisson a lieu, et le blé noir, lié en javelles, arc-boutées deux à deux, reste exposé sur le champ pour sécher opération souvent longue et difficile ; car c’est généralement en septembre, saison ingrate, que le sarrasin arrive à maturité. Pendant tout le temps du séchage, ces gerbes aux tons chauds et rougeâtres, qui, alignées comme de petites tentes, couvrent les champs, font dans le paysage l’effet le plus pittoresque.

Émile passait au milieu de ces champs fleuris, le cœur plein de son amour et roulant en son esprit la solution du problème d’où sa destinée dépendait. Bien des craintes l’agitaient ; mais le ciel était si splendide, tout ce qui l’entourait était si fécond, si pur, si impuissant, et respirait tant de vie, que l’air chaud et embaumé, tout en remplissant sa poitrine, lui portait en même temps l’espérance au cœur. Il allait rentrer dans le grand chemin pour le traverser, quand il lui sembla voir un plus haut, à travers la haie, un chapeau de femme dont la forme particulière lui rappela Mlle Chaussat. Mais elle ne pouvait être si loin de Savenay, et d’ailleurs il ne s’en occupa guère. Il sauta dans le chemin, le suivit quelque temps, et l’abandonna bientôt, pour prendre dans les champs un chemin d’exploitation qui traversait le plateau, en se dirigeant vers la Ravine.

Il avait à peine franchi la haie qui séparait le champ du chemin, qu’un chien, en jappant, vint se jeter dans ses jambes, suivi d’une petite fille qui était Marthe. À quelque pas se trouvait Mme de Carzet, occupée sur la lisière du blé à se composer un bouquet de feuilles, en groupant par gradation les nuances les plus fines et les plus chaudes.

Émile s’arrêta, saisi tout à la fois par la présence de Mme de Carzet et par cette pensée : — était-elle donc venue à sa rencontre ?

Cependant elle semblait ne pas le voir, et ni les jappements du petit chien ni la voix de Marthe saluant Émile d’un cri joyeux, ne lui avait fait tourner la tête. Il fallut que l’enfant vînt lui dire : « Voici notre ami. » Alors elle se retourna et tendit la main à Émile. Elle avait le teint fort animé, et sous son chapeau de paille ses yeux et ses joues éclataient comme la fleur au milieu des blés.

Émile ne trouva rien à lui dire, sinon quelques mots sur le groupement artistique des nuances de son bouquet, et ils se mirent à suivre à petits pas la lisière du champ, le long de la haie, choisissant ça et là quelque feuille, brune ou empourprée. Marthe jouait avec le chien. Pour éviter un bond de son camarade, elle se jeta brusquement sur sa mère ; la main de celle-ci laissa échapper son bouquet et les feuilles se dispersèrent.

— Oh ! quel dommage ! s’écria la jeune femme avec l’accent du regret.

Émile et Marthe s’empressèrent de ramasser les feuilles éparses, et tandis qu’ils étaient occupés de ce soin et que le jeune chien, aux grands cris de la fillette, s’en mêlait aussi, Mme de Carzet se jeta, comme accablée, à l’ombre de la haie, sur l’herbe. Sa robe, gracieusement étendue autour d’elle, ne laissait passer que le bout de deux petits souliers gris qu’on eût pu croire dérobés à Marthe.

Elle arracha pensivement quelques mousses et se mit à les contempler. Bientôt, l’enfant vint jeter sur les genoux de sa mère une poignée de feuilles éclatantes ; Émile apporta le reste de la récolte, et Mme de Carzet recommença patiemment sa fantaisiste récréation.

Sous les rayons du grand décorateur de ce monde, il y a des heures où tout apparaît plus grand, plus pur et plus idéal, de même que dans la vie, à certains jours, d’autres foyers de chaleur transfigurent et embrasent toutes choses.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 12 MAI.
======= N° 11 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

IV
(Suite).

D’un humble rameau tout à l’heure dans l’ombre, le soleil fait un chef-d’œuvre de splendeur ; comme de la scène la plus simple, de l’action la plus commune, la jeunesse fait un gracieux tableau, l’amour un poëme.

Un genou en terre et la tête penchée, afin de mieux voir, sous les plis du voile et sous les ailes du large chapeau, le charmant visage de celle qu’il aimait, Émile restait plongé dans une adoration muette, mais pleine de pensées.

Autour d’eux régnait le silence des chaudes heures du jour ; l’enfant elle-même, alanguie, allait et venait sans bruit ; des papillons bruns ou pourprés passaient ; quelques mouches bourdonnaient en se posant sur les feuilles lustrées de l’aubépine ; les mouches aux tons chauds et les herbes s’affaissaient mollement sous le poids de la jeune femme, et au-dessus de sa tête l’air bleu, lumineux, tremblait en la caressant.

Mme de Carzet ne retrouvait plus la première ordonnance de son bouquet et créait sans cesse de nouvelles combinaisons, que, mécontente, elle détruisait aussitôt. Ses lèvres entr’ouvertes par un vague sourire, laissaient échapper un souffle précipité, inégal ; ses joues étaient vives, et ses yeux cherchaient vainement à cacher leurs feux sous l’ombre de leurs cils et de leurs paupières. Elle disait ça et là quelques mots, auxquels Émile ne répondait que par des monosyllabes. Enfin, les mains de la jeune femme retombèrent oisives sur ses genoux.

— Je ne sais ce que j’ai, dit-elle, mais je ne parviens à rien de joli.

— Pardon, murmura Émile.

— Vous trouvez ? non. Mais aussi vous ne dites rien. Conseillez-moi.

Elle reprit quelques feuilles ; il en choisit d’autres sur sa robe et les lui présentait à mesure, et elle les plaçait ainsi. Je crois qu’il n’y songeait guère, et pourtant le bouquet se trouva charmant.

— À la bonne heure, dit-elle, vous réussissez à tout, monsieur.

— Ah ! dit-il, s’il était vrai !

— Qu’ambitionnez-vous donc demanda Mme de Carzet.

Mais à peine eut-elle dit ces mots que, sans attendre une réponse, elle se leva, comme saisie d’une frayeur subite. Émile n’était pas moins ému.

— Marthe ! appela d’une voix altérée la jeune mère.

Des jappements se firent entendre dans le chemin, derrière la haie, et furent suivis d’aigres exclamations : « À bas ! vilaine bête ! à bas ! oh ! l’horrible chien ! » N’était-ce pas la voix de Mlle Chaussat ? Par une ouverture qui était proche, Émile sauta dans le chemin, et Mme de Carzet regarda. Marthe, qui s’était ralliée près de sa mère, appelait Sapajou ; mais l’espiègle enfant parti d’un éclat de rire en voyant le chien tout emmêlé dans le peloton de Mlle Chaussat et qui usait de ses dents pour se débarrasser, au grand désespoir de la vieille fille.

Celle-ci eut bien voulu se charger elle-même de la besogne ; mais elle avait l’air si irritée que Sapajou, craignant des voies de fait, lui montrait les dents aussitôt qu’elle s’approchait, et recommençait, dès qu’elle s’était retirée, à ronger la laine.

— L’horrible bête ! l’odieuse bête criait Mlle Chaussat, que chaque coup de dent semblait atteindre. On devrait fusiller cela.

Car cette digne personne employait parfois, par habitude de voisinage, des expressions militaires.

— Mille pardons, mademoiselle, dit sèchement Émile, Sapajou est une bête bien élevée et qui ne pouvait s’attendre à trouver là votre peloton.

En même temps il acheva de briser la laine et de dégager le chien. Un peu déconcertée d’abord, Mlle Chaussat répondit aigrement :

— Et pourquoi donc, mon cher monsieur, mon peloton ne devait-il pas se trouver là ? Il me semble pourtant que les chemins sont pour tout le monde — excepté pour ceux qui ont des raisons de passer par des sentiers et de se cacher derrière les haies.

Cette dernière insinuation avait été dite à voix plus basse, comme si l’auteur même en avait eu honte, ou plutôt par l’effet de cette lâcheté qui évite de s’attaquer aux personnes présentes, surtout quand ces personnes possèdent des prestiges, bien autrement puissants que l’honnêteté, pour commander le respect aux âmes viles.

Mme de Carzet n’en perçut que l’accent et le murmure, et reçut l’impression d’une méchanceté sans en démêler le sens ; mais Émile plus proche, avait saisi les odieuses paroles, et le regard qu’il lança à la vieille fille tout en la réjouissant du succès de sa malice, l’effraya. Ramassant à la hâte les débris de sa laine et saluant Mme de Carzet, qui lui rendit froidement son salut, Mlle Chaussat se hâta de s’éloigner, non sans avoir lancé de haineux regards à Sapajou.

Cette désagréable rencontre avait ramené de très-haut l’esprit de nos promeneurs, et tous deux se sentant froissés de leur chute. Émile éprouvait une profonde irritation, non-seulement de l’espionnage dont il était l’objet, mais de voir Mme de Carzet exposée, à cause de lui, à de sots et méchants propos. C’était un motif de plus pour hâter une explication qui, d’une façon ou de l’autre, devait les terminer ; mais, arrivé à ce moment terrible où un mot allait décider de son bonheur ou de son malheur, le cœur étreint jusqu’à la souffrance, Émile restait sans paroles. Quant à Mme de Carzet, elle paraissait troublée.

Évidemment l’apparition de Mlle Chaussat au milieu de leur idylle et l’air perfide et hostile de cette digne personne faisaient réfléchir la jeune femme au plus ou moins de convenance de ce tête-à-tête champêtre, qu’elle avait d’abord accepté comme étant aussi naturel qu’imprévu, mais qui pouvait passer aux yeux des gens du pays pour un délit prémédité.

Sous cette impression, elle hâtait le pas et semblait impatiente d’arriver à la Ravine. Chaque minute diminuait l’espace et le temps qui restait à Émile pour s’expliquer. Il s’était, nous l’avons dit, promis d’avoir une explication le jour même, et l’incident qui venait d’avoir lieu l’y engageait encore. Marthe, sans cesse en avant ou arrière, grâce au compagnon de jeu qu’elle s’était choisi ce jour-là, riait aux éclats des cabrioles de Sapajou et laissait en un complet tête-à-tête sa mère et son ami. Émile pouvait donc parler ; mais qui sait la pudeur et la susceptibilité des sentiments vrais ne s’étonnera pas de son hésitation. Depuis un moment ils n’échangeaient que des mots insignifiants, uniquement pour remplir le silence, et Mme de Carzet marchait toujours, de son beau pas rapide, comme si elle eût voulu fuir cette déclaration qui errait sur les lèvres d’Émile et qu’elle pressentait peut-être.

Ce n’était point ainsi, en courant, qu’il pouvait lui parler de cet amour si profond, si éternel, qu’elle lui avait inspiré, dans lequel il voulait fixer, immobiliser sa vie entière, Une sourde impatience le gagnait. Il eût voulu pouvoir arrêter sa robe aux buissons qu’elle effleurait ; mais les buissons, les genêts épineux même, semblaient céder amoureusement aux ondulations gracieuses qu’imprimait à cette robe celle qui la portait.

Enfin, dans le chemin, qui de plus en plus se rétrécissait, une ronce vint à barrer le passage ; Émile s’en saisit, non pour l’écarter, mais pour la tendre devant la jeune femme, en lui faisant remarquer la délicatesse des petites roses blanches portées par la guirlande épineuse.

— C’est vrai, dit Mme de Carzet ; ici, les plus humbles choses, et même les plus méprisées, ont une adorable beauté. Notre luxe à nous sent la pauvreté : cela se vend, s’achète, a son prix coté, c’est vulgaire ; cela respire de toutes parts l’effort, la limite ; au lieu que dans la nature, la beauté d’elle-même est inépuisable et abonde. C’est la vraie richesse.

— Ah ! dit Émile en la regardant, il existe une beauté bien plus profonde, mille fois supérieure, et qui ouvre à l’âme des espaces mille fois plus grands ! Toutes les magnificences de la terre ne valent pas les enchantements que renferme un seul regard, et cette grâce naïve des choses est bien peu en comparaison de la moindre parcelle d’amour et de volonté réfléchie.

— Sans doute, répondit-elle en rougissant.

Et comme Émile, toujours devant elle, tenait le sentier, elle mit un pied dans le blé fleuri.

— En vérité, madame, s’écria-t-il en s’effaçant, pardon ! Je crois que je vous ai volé une minute, et vous fuyez avec tant de hâte !…

— Je fuis !… Vous n’y pensez pas, monsieur. Quelle raison aurais-je de fuir ?

— Je crains que ma rencontre ne vous ait été importune.

— Vous ne le croyez pas.

C’était d’un ton de doux reproche qu’elle avait dit ces mots.

— Ah ! ce que je dois croire, dit Émile d’un accent profond, vous seule le savez, dites-le-moi.

Mme de Carzet pâlit :

— Marthe ! appela-t-elle. Où peut être cette enfant !

— À deux pas, madame, répondit Émile avec amertume. Rassurez-vous.

L’enfant accourait. La jeune mère la gronda sans savoir pourquoi, l’embrassa de même, et retint dans sa main la main de l’enfant. Au bout de quelques pas, jetant sur Émile un regard furtif, Mme de Carzet le vit sombre. Elle rompit le silence en disant :

— Vous avez été fort occupé, monsieur, tous ces jours !

C’était avouer qu’elle avait remarqué son absence et lui en demander le motif. Il en eut un tressaillement de joie ; car il la laissait jouer de son âme comme d’un instrument qui fut à elle, et n’eût pu, d’ailleurs, l’en empêcher.

— Je les ai passés fort cruellement, dit-il.

— Vous avez été souffrant ? s’écria-t-elle en se rapprochant d’un pas et avec une sollicitude dont il fut si touché, qu’il prit la main de la jeune femme et la voulut serrer dans les siennes ; mais elle la retira vivement d’un air sévère.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 14 MAI.
======= N° 12 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

IV
(Suite).

Il y eut un nouveau silence. Mme de Carzet cueillit une fleur et la présenta au docteur, en lui demandant le nom. Après l’avoir examinée, il la nomma ; elle tendit la main pour la reprendre.

— Vous y tenez ? demanda-t-il.

— Moi ! non.

— Alors, laissez-la-moi.

— Pourquoi ?

— Je vous en prie.

— Quel enfantillage ! Au reste, ajouta-t-elle un instant après, un peu ironiquement, je vous l’ai dit, je n’y tiens pas.

Sous un regard d’Émile, plein d’une brulante éloquence, elle baissa les yeux. Ce regard disait : Vous voulez me faire mal, je le vois, faites, je suis à vous.

Ils continuèrent de marcher en silence l’un après l’autre. Émile, tout en déchiquetant de ses mains nerveuses la petite fleur, jetait des regards anxieux sur sa compagne. Elle avait toujours les yeux baissés ; un voile d’embarras et de tristesse couvrait ses traits. Ces bontés, ces rigueurs, ces faveurs accordées et reprises, ces fluctuations constantes, était-ce coquetterie ? Non ; il suffisait de la voir pour rougir d’une pareille pensée, tant il y avait dans cette jeune et belle créature de sincérité visible. On eût dit plutôt qu’une vague inquiétude la dominait, que des sentiments contraires s’agitaient en elle.

À son tour, elle leva les yeux sur Émile, dont le visage exprimait une mortelle angoisse, et, par un mouvement rapide, cueillant une autre fleurette, elle la lui remit avec un charmant sourire.

Mais comme il la remerciait avec chaleur, le correctif revint :

— Puisque vous aimez tant les fleurs, dit-elle.

Émile retrouva naturellement la réponse naïve :

— Ce ne sont pas les fleurs que j’aime.

— Ah ! dit-elle ; et sous prétexte de rappeler Marthe, qui déjà les avait quittés, elle s’échappait ; mais il la retint résolument. Il en était arrivé à cette tension de l’esprit où le pire mal devient l’incertitude.

— J’aime tout, reprit-il, ou je n’aimerai plus rien. Toute mon âme est près de se fondre dans une adoration infinie, ou de s’abîmer dans le désespoir. Choisissez pour moi. Je vous aime ! je vous aime ! vous le savez bien. Parlez !

Il la vit toute tremblante, pâle.

— Oh ! dit-elle douloureusement, pourquoi m’aimez-vous ainsi ? Pourquoi voulez-vous nous séparer ? J’aurais été si heureuse de vous avoir pour ami !

— Pour ami ! pour ami ! répéta-t-il, c’est impossible ! Qui donc aimez-vous d’amour ?

— Personne ! s’écria-t-elle, étonnée d’un pareil soupçon. Oh ! non ; seulement, j’ai juré de rester fidèle à la mémoire de mon mari, et je tiendrai mon serment. J’ai à remplacer près de ma fille l’amour et les soins de son père, et je ne déserterai point cette tâche. Oh ! pourquoi m’aimez-vous ainsi ? J’étais si heureuse de vous connaître ! Et maintenant, il faudra ne plus nous voir.

Elle pleurait abondamment, et, si désolé que fût Émile, il reprit quelque espérance. Aussi osa-t-il insister, peindre avec feu son amour, représenter à cette jeune femme combien à son âge le vœu d’un perpétuel veuvage était insensé. Il eût presque dit coupable, et le pensait bien. Mais plus il était éloquent, pressant, plus Mme de Carzet semblait effrayée.

— Non, jamais ! disait-elle, jamais ! C’est impossible. Vous vous trompez. Mon devoir est de me consacrer à ma fille. Mais vous me causez un grand chagrin ! Je vous supplie de renoncer à cet amour, de vous consoler. Car je serais malheureuse, monsieur, oh ! bien malheureuse, de vous savoir malheureux à cause de moi !

Et voyant Marthe qui revenait vers eux, elle lui arracha ses mains, qu’il tenait, et, tout éplorée, courut au-devant de sa fille et l’entraîna, interdisant du geste à Émile de les suivre.

Émile resta quelque temps étourdi à la même place, regardant fuir dans le sentier la robe onduleuse de la jeune femme ; puis l’image chérie disparut, et il se dit qu’il ne la verrait plus, que c’en était fait de ces charmants entretiens, de cette adoration du cœur et des yeux, où il s’absorbait près d’elle ; qu’il lui faudrait vivre loin, désormais de cette femme, qui s’en allait, emportant dans son cœur, sa vie, ses espoirs, ses élans, tout le meilleur de son être, tout ce qui le faisait grand, tout ce qui le rendait bon, tout ce qui eût pu le rendre heureux. Son courage l’abandonna ; il ne vit plus de la vie à ce moment que ses amertumes et ses faussetés, et se dit qu’il n’en voulait plus, qu’il ne la supporterait pas.

En vain autour de lui bourdonnait la fête des fleurs, des épanouissements de la terre. En vain le doux parfum du petit blé noir, son compatriote, essayait-il de lui rappeler les joies du foyer, les poésies de l’enfance et tous les intimes bonheurs oubliés ; il n’entendait ni le chant affairé de l’abeille parlant de production, de richesse et de travail, ni la note monotone et sceptique du grillon, qui semble railler au nom de l’éternité les choses passagères. Il souffrait âprement. Il souffrait, et toutes ces splendeurs qui, une heure auparavant, aux pieds de son Ève, lui semblaient l’Éden, lui paraissaient maintenant menteuses, funèbres, empoisonnées.

Après ses abattements, la douleur lui fit sentir ses aiguillons, et il voulut, vaine illusion des souffrants, fuir ce lieu où la désolation était tombée sur sa tête. Il marcha une heure au hasard sur les pentes, dans les taillis, se laissant aller parfois sur le sol, puis se relevant sous une douleur plus âpre et plus vive. Comme il débouchait d’un bois dans un chemin et reconnaissait avec une sorte d’effroi qu’il était encore tout près de la Ravine, il se vit en face du baron.

— Eh bien ! s’écria celui-ci, quel air étonné, hagard ! Nous sommes en plein jour, mon cher docteur et vous abusez du droit de rêver !

— Pas de railleries ! monsieur, je suis perdu ! répondit le jeune homme, et il s’enfuit, laissant le baron pétrifié.

Arrivé chez lui, le soir, Émile s’enferma, fuyant même les consolations de sa mère. Le bonheur, la vie facile, qu’il avait goûtés jusque-là, semblaient ne l’avoir préparé qu’à mieux souffrir. Jusque-là, il n’avait surtout vécu qu’en savant et en curieux, n’attachant son cœur bien fortement à aucune chose, attendant ; le premier lien puissant qu’il avait formé avec la vie, arraché, lui emportait l’âme.

Il ne se voyait plus d’intérêt au monde. Il eût ardemment désiré mourir.

Le lendemain, après une nuit dont les orages se lisaient sur ses traits flétris, Émile vit rentrer dans sa chambre sa mère, accompagnée de M. de Beaudroit. Peut-être Mme Keraudet avait-elle redouté pour son hôte un rude accueil ; mais quand elle eut vu son fils baisser la tête douloureusement et abandonner sa main au baron, elle sortit.

— Mon jeune et cher ami, dit M. de Beaudroit, je suis venu vous exprimer mon vif chagrin. Ma fille, en vous refusant, m’a cruellement froissé : car je vous désirais pour gendre. Je croyais Antoinette plus sensible à votre amour ; mais mon avis est que vous avez parlé trop tôt. Un cœur de vingt-six ans, doux et tendre comme le sien, est bien accessible à d’aussi bonnes raisons que les vôtres. Il eût fallu lui laisser le temps de se détacher peu à peu de ses folles résolutions… Cependant je ne suis pas chargé de vous donner des espérances. Antoinette, au contraire, m’a déclaré fermement sa volonté de rester veuve. Ces jeunes femmes, ça ne doute de rien. Ce que je puis vous dire pourtant, c’est qu’elle a voulu vainement me cacher ses larmes ; c’est qu’elle est au désespoir de la perte de votre amitié, qu’elle est inquiète de vous et se maudit de votre chagrin.

— Qu’elle veuille donc bien m’oublier, dit Émile. Je serais trop coupable d’ajouter un tourment à ses chagrins. Il est digne d’elle de rester fidèle à un souvenir sacré. J’ignorais qu’elle eût adoré son mari.

En même temps une jalouse rougeur colorait ses joues.

— Voilà ce qui vous trompe, s’écria M. de Beaudroit, et ce qui la trompe elle-même. Ma fille n’a jamais aimé son mari qu’à la manière d’une femme honnête, et de bonne volonté, qui n’a rien de mieux à faire. Je l’ai bien vu, moi, qui de mon côté l’ai mariée aussi bêtement que les pères le font. M. de Carzet était un de ces viveurs de bonne compagnie qui pratiquent le respect d’eux-mêmes dans les exactes limites du décorum. Il avait une délicatesse de race, un bon goût natif, un esprit accommodant, point de principes ; parfaitement raisonnable et sachant toujours s’arrêter à temps. Il n’était ruiné de corps et d’âme qu’à moitié quand il me demanda ma fille. Comme il n’était ni bête, ni laid, ni joueur, ni trop débauché, qu’il avait des manières de gentil homme et le respect des liens de famille, car il passait pour un bon fils, je le trouvai préférable à quantité d’autres. Il plut à Antoinette et sut gagner sa confiance. Me voyant désirer ce mariage, et persuadée par l’exemple de toutes ses amies qu’il était nécessaire de se marier avant dix-huit ans, elle l’épousa. M. de Carzet fut pendant un an fort amoureux de sa femme ; je ne vois guère, en vérité, comment il eût pu faire autrement. Vint la naissance de Marthe, dont ma fille voulut absolument en être la nourrice ; fidèle à l’égoïsme qui l’avait guidé toute sa vie, M. de Carzet reprit alors ses anciennes habitudes, négligea sa femme, eut des maîtresses. Antoinette elle-même n’en put douter. Elle fut digne, sévère, calme, comme on peut l’être quand la passion n’existe pas, et se renferma dans son rôle de mère. Un jour, on lui rapporta son mari blessé, non pas même en duel, mais dans une rixe après souper. Le mal, qui d’abord paraissait peu grave, le devint. Ce choc eut des suites funestes. M. de Carzet reçut pendant une année les soins dévoués de sa femme, et ne put guère manquer de lui en être reconnaissant.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 18 MAI.
======= N° 13 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

IV
(Suite).

Or, vous le savez, les femmes (qu’on élève pour cela d’ailleurs) ont, ou se figurent avoir, une sensibilité stupide. Adorer le malheur est leur mot d’ordre, exagérer le sentiment est leur manie, et il faut bien convenir qu’il n’en saurait être guère autrement, puisqu’elles n’ont pour tout domaine d’action que l’imagination et la fantaisie. C’est donc tout simplement au repentir, non prouvé, de cet époux infidèle que ma fille sacrifie sa vie tout entière et le bonheur d’être véritablement aimée. Peut-être même ce malheureux égoïste lui aura-t-il demandé un serment.

Dans les premiers temps, ne voyant ma fille entourée que de prétendants à peu près semblables au mari perdu, je n’ai point combattu sa résolution. Je l’ai amenée volontiers à la campagne pour la soustraire à ces obsessions, et j’attendais encore pour la presser de faire un bon choix. J’ai désiré, je désire que ce choix tombe sur vous, et peut-être encore ne serait-il pas impossible…

Émile secoua la tête avec un triste sourire.

— Elle m’a défendu de la revoir, dit-il.

— Je le sais ; mais j’ai obtenu quelque chose à cet égard. « Ainsi, lui ai-je dit, voilà une rupture publique ! Après tant d’intimité, qui ne devinera que tu as refusé le docteur ? C’est donc non-seulement un chagrin mortel que tu lui causes, mais l’amer désagrément d’un échec dans l’opinion. »

Émile haussa les épaules.

— Je suis persuadé que cela vous est égal, du moins pour le moment, reprit le baron. Mais Antoinette a de l’amour-propre pour ses amis. Enfin, ai-je ajouté, voici notre école du dimanche désorganisée : car ni toi ni moi ne pouvons remplacer les leçons si bien faites par le docteur, ni l’autorité que prête à ces réunions la présence d’un homme profondément aimé et respecté dans le pays. Elle s’est rendue à toutes ces raisons, et il a été convenu que vous seriez invité à revenir le dimanche. Et maintenant, mon ami, si vous m’en croyez, c’est à vous d’accepter ce retour et d’en profiter pour obtenir davantage… Eh bien ?

— Vous demandez, dit Émile, à un malade pris de fièvre chaude de marcher tranquillement, quand il ne peut que tomber ou courir ! Ou je ne sortirai pas de cette chambre, ou j’irai en Chine. Il m’est impossible de vous dire ce que je ferai, mais assurément rien de calme.

— Hélas ! dit le baron, la persévérance n’est point la vertu des jeunes gens de ce temps-ci. Je suis plus jeune que vous, moi, j’espère toujours. Lutter corps à corps avec la fortune, n’est-ce pas la vie ? Et c’est seulement ainsi qu’on gagne les places et qu’on emporte les batailles. Nous faisions ainsi autrefois. Mais il n’y a vraiment plus de jeunes que les gens de soixante ans.

Il laissa Émile ébranlé, prêt à se rattacher à l’espérance offerte. Mais déjà s’était répandue la nouvelle du rendez-vous surpris par Mlle Chaussat. Il n’était bruit à Savenay que de ce scandale. On répétait avec horreur que Mme de Carzet et le docteur Émile Keraudet se donnaient des rendez-vous dans la campagne, afin d’échapper à la surveillance du baron, qui voyait de mauvais œil les visites trop fréquentes du docteur. On qualifiait énergiquement la conduite de cette jeune femme, qui ne rougissait pas de rendre son enfant témoin de ses rendez-vous avec un amant. Une amie charitable vint en grande hâte instruire de tout cela Mme Keraudet. Celle-ci demanda des explications à son fils. Émile vit la réputation de Mme de Carzet compromise, et en fût au désespoir.

Il hésitait déjà vivement à commettre l’imprudence que lui conseillait le baron : car enfin, s’il échouait au bout d’une nouvelle attente, d’un nouvel espoir, il n’en serait probablement que plus misérable. Mais désormais c’était pour Mme de Carzet elle-même qu’il ne pouvait risquer une pareille épreuve. S’il continuait de la voir, le moindre hasard, pareil à celui de leur rencontre du jour précédent, fortifierait les soupçons, propagerait ces odieux propos. Il devait donc cesser absolument ses visites, et, ne trouvant point le courage de vivre ainsi près d’elle sans la voir, il devait partir.

Faut-il l’avouer ? Mais à quoi servent sur ce point nos pruderies ? Peu de caractères échappent à la secrète influence des petites considérations qu’on dédaigne tout haut. Il n’est point d’être assez puissant pour vivre absolument en dehors de son milieu, ni assez grand pour que, dans son sommeil au moins, les Lilliputiens re l’enlacent. Le nombre est toujours une puissance. Donc, parmi les motifs qui déterminèrent Émile, se peuvent compter l’indignation, la colère et la mortification qu’il éprouva de voir ses sentiments exposés aux commentaires et aux quolibets de sa petite ville. Il y avait sur ce point dans sa conscience (comme dans celle de bien d’autres) une petite énigme à résoudre : il méprisait profondément l’opinion de tous ces gens-là, et n’en souffrait pas moins de l’idée d’être défait à leurs yeux.

Il écrivit au baron qu’après les réflexions les plus sérieuses, il jugeait que le devoir et la prudence lui ordonnaient de partir, non pour oublier, mais pour donner au moins à sa douleur la seule consolation qu’elle put éprouver : le mystère et la solitude. Mme de Carzet connaissait son amour, ses vues, son caractère, ses désirs ; il resterait le même et l’adorerait toujours. Il partait. Était-ce pour quinze jours, un mois, un an, il l’ignorait lui-même. Il savait seulement qu’il est des douleurs que les consolations aigrissent et que le mouvement rend peut-être plus supportables.

Quelques heures après, le docteur Émile embrassait sa mère tout en larmes et prenait le train pour Paris.

On pense que ce départ subit donna lieu à de nombreux commentaires, au coin de la Grand’Rue et ailleurs. On se moquait âprement de ce pauvre docteur qui, après avoir eu le mauvais goût de préférer une étrangère aux jeunes beautés du pays, s’était vu trompé dans son ambition. On assura que la dernière visite du baron n’avait eu d’autre objet que d’adresser à M. Keraudet de vifs reproches et de lui interdire sa maison. On battit des mains à cette aventure, et mille quolibets, plus prompts que le train qui l’emportait, suivirent le jeune docteur dans sa fuite.

Le baron après avoir lu la lettre d’Émile, avait haussé les épaules et s’était mis à marcher de long en large de l’air le plus contrarié. Puis il avait tendu la lettre à sa fille, qui l’interrogeait du regard, et tout en continuant sa marche il ne cessa d’attacher sur elle un regard observateur. Il la vit pâlir ; elle garda la lettre dans ses mains plus longtemps qu’il n’était nécessaire pour une seule lecture, et la remit enfin sur la table sans dire un mot.

— Que penses-tu de cette décision ? demanda M. de Beaudroit.

— Il cherche à se consoler, et fait bien, dit-elle.

Sa voix était fort altérée : elle sortit au bout d’un instant, et le baron haussa les épaules plus que jamais.

Tout suivit à la Ravine le même train qu’auparavant, à l’exception du vide que laissaient dans les leçons du dimanche des cours faits autrefois par le docteur. Mme de Carzet se montra la même dans ses bontés pour les gens du pays et dans ses soins pour l’école d’adultes, qui prit même pendant l’hiver un plus grand développement. Les observateurs remarquèrent chez la jeune veuve une teinte de tristesse ; on assura que la fraîcheur de son teint avait subi une altération prononcée ; peut-être même, en dépit de sa ponctualité, de ses efforts dévoués, les écoliers sentirent l’absence d’une certaine chaleur émue, effet non de la volonté, mais de quelque autre foyer plus ardent. Mais cet alanguissement venait peut-être, ainsi que l’assurait la jeune femme, des rigueurs de l’hiver qui avaient succédé aux feux de l’été. Car maintenant les arbres étaient dépouillés, les champs mornes, et les grandes prairies qui s’étendent jusqu’à la Loire n’étaient plus qu’un miroir de glace, où dans les beaux jours, le soleil pâli réfléchissait ses rayons.

Tout l’hiver s’écoula sans que le docteur Émile reparût à Savenay. Mme Keraudet, à toutes les questions qui lui étaient faites, répondait que le jeune docteur avait depuis longtemps le projet de voyager. On vit à la poste des lettres timbrées d’Italie, puis d’Allemagne. « Il paraît qu’il faut aller loin pour oublier une parisienne, » disait-on dans les petites soirées de la bourgeoisie savenaisienne, et les demoiselles à marier affirmaient qu’elles seraient charmées si M. Keraudet ramenait une femme de ces pays là.

On était au milieu de l’été. Les grappes du sarrasin, encore en bouton et rosées, allaient épanouir le blanc calice de leurs petites fleurs, et déjà les abeilles tournaient en bourdonnant autour des champs parfumés, quand un beau jour on vit un grand mouvement se faire aux Planettes, et le bruit se répandit que le docteur était revenu.

Ce fut grand événement à la ville comme à la campagne, d’où les malades accoururent. Les propos, qui faute d’aliment s’étaient apaisés, recommencèrent. On examinait le docteur des pieds à la tête quand il passait dans la rue, et tout le monde reconnut qu’il avait maigri ; mais on lui trouvait en revanche le teint brun et l’air plus hardi, « plus suffisant, dirent les demoiselles, qui décidément le détestaient. Irait-il ou n’irait-il pas à la Ravine ? Telle fut la grande question qui pendant huit jours tint les esprits en suspens. Mlle Chaussat fit bonne garde, et le capitaine alla se promener sur tous les chemins qui pouvaient conduire à la Ravine, tout en jetant sur la campagne des regards vigilants et soupçonneux.

Au grand étonnement des curieux, ce fut le baron, ce père mécontent et farouche, qui vint le premier faire visite au jeune médecin.

— Êtes-vous guéri ? fut sa première question, après l’échange de poignées de main cordiales.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 23 MAI.
======= N° 14 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

IV
(Suite).

— Mon absence rendait ma mère malheureuse, répondit Émile. Bien des soins réclamaient ici ma présence. Je suis revenu… J’ignore pour combien de temps.

— Quand viendrez-vous nous voir ? demanda le baron.

Émile rougit :

— Monsieur, je craindrais de déplaire à Mme de Carzet.

— J’affirme que vous ne lui déplairez pas.

— Je suis heureux de l’apprendre, monsieur, mais… s’il faut vous l’avouer, j’ai subi l’épreuve la plus rude qu’un cœur d’homme puisse supporter sans mourir. Quand enfin, à force de courage et de volonté, je suis devenu plus calme, plus maître de moi-même, dois-je m’exposer à perdre, en un instant peut-être, le fruit de ses efforts et à redevenir aussi faible, aussi malheureux que déjà ?

Le baron se leva, comme c’était son habitude quand l’impatience le prenait, et se promena de long en large en marchant très-fort.

— Vous êtes précisément, dit-il, de l’avis d’Antoinette, que votre sagesse a pleinement rassurée et qui prétend que vous avez pris le bon moyen pour guérir. Ma foi, c’est en effet une bien belle vertu que la prudence ; mais vous la volez à mes soixante ans.

— Je voudrais conserver un fils à ma mère, dit Émile rougissant et agité.

— Les bons fils font les bons pères et les bons époux, dit le baron ; et, serrant la main d’Émile, il partit en disant : Au revoir, docteur.

Après son départ, un violent combat se livra dans l’âme d’Émile entre l’amour et la prudence. Retourner à la Ravine, n’était-ce pas renouer sa chaîne et la river peut-être à jamais. Mais, d’un autre côté, qu’avait-il gagné à son absence ? Il n’avait point cessé d’aimer Antoinette ; il n’avait obtenu que de s’habituer un peu à vivre d’amertume et de regrets.

Sa mère acheva de le décider à renouer quelques relations avec le baron et sa fille, non-seulement en essayant de lui communiquer l’espoir secret qu’elle avait elle-même vis-à-vis de la jeune femme, mais aussi en faisant intervenir dans ce drame de la destinée de son fils le chœur moderne, conduit par le capitaine et Mlle Chaussat :

— Eux qui ont, dit-elle, tant clabaudé sur ton départ, ce sera leur donner un beau démenti que de retourner à la Ravine comme auparavant. Ils n’y comprendront plus rien, et nous pourrons dire hardiment, et même ce sera la vérité, qu’ils ont menti en assurant que tu avais été refusé par le baron.

Quelques jours après, Émile se présenta à la Ravine, à l’heure où Mme de Carzet avait l’habitude de se promener avec sa fille. Le baron le reçut, et après l’avoir gardé quelque temps au salon, il l’emmena visiter ses champs, précisément du côté où se trouvaient Marthe et sa mère. On se rencontra, et Marthe sauva de part et d’autre beaucoup d’embarras en sautant la première au cou de son ami. Le premier choc passé, Mme de Carzet reçut Émile en voisin qu’on aurait vu de la veille. Cette froideur irrita profondément le jeune homme, qui, de son côté, fût glacial. Le baron était de mauvaise humeur. La petite Marthe seule fut aimable.

Toutefois, comme l’avait prévu Mme Keraudet, cette visite fit sensation et déconcerta les commérages. On ne savait plus que penser, ni même que dire, surtout quand le docteur eut repris son cours du dimanche comme auparavant.

Ce cours, où assistaient Mme de Carzet et le baron, eut bientôt un succès immense. Le jeune docteur parlait avec une éloquence véritable.

Au bout de quelques instants, après avoir commencé du ton le plus simple et le plus familier, il s’animait peu à peu, ses yeux lançaient des éclairs, sa voix devenait vibrante, et il lui venait à propos de tout, naturellement, des réflexions saisissantes.

Quand il parlait des petits enfants, des soins qu’il fallait donner a leur corps si frêle et à leur esprit si pur, toutes les mères pleuraient, et, en d’autres moments, il y avait même des jeunes filles qui pleuraient aussi sans savoir pourquoi. La parole du jeune orateur, pleine de passion, communiquait à son auditoire une sorte de fièvre, et secouait sur lui comme une pluie d’étincelles, dont plus d’une âme s’embrasa. Il aimait assurément ce peuple pour lequel il parlait ainsi ; mais il parlait devant elle, et puisait, dans son cœur ému, aux ressources de l’enthousiasme. Une assistance nombreuse, émerveillée, se pressait à ses leçons, et l’on disait qu’il n’avait pas son pareil en France pour bien parler, non, pas même à Nantes.

Mais quand, après la séance, toutes ces mains rudes et sincères cherchaient la main du professeur, et que mille remerciements, exaltés, naïfs, lui étaient adressés de toutes parts, il attendait vainement d’entendre sa voix à elle, de toucher sa petite main. Car elle se dérobait toujours la première, et il ne la voyait plus.

Il est vrai qu’il refusait invariablement l’invitation à dîner du baron, et il rentrait pensif, ulcéré, se disant qu’elle était et serait toujours implacable. Dans les rencontres fort rares qu’ils avaient eues depuis le retour d’Émile, il avait essayé inutilement de pénétrer les pensées que recouvrait l’air doux, pensif, concentré de la jeune femme. Elle parlait à peine, et ses paupières, souvent abaissées comme si elle eût craint par ses regards de laisser voir dans son âme. Émile se disait qu’elle ne pouvait lui témoigner mieux, ni autrement, la contrainte qu’elle éprouvait de sa présence, et cela lui causait une irritation profonde. Il avait pris le parti de la fuir, et s’excitait avec une sorte de fureur et de haine à rompre avec ce fatal amour. Il ne se présentait donc plus guère à la Ravine que le dimanche pour son cours, et le baron, à son tour froissé, ne l’invitait plus.

Ainsi se passèrent les mois d’août, de septembre, d’octobre. Émile sentit qu’il ne gagnait rien sur lui-même et perdait ses forces dans une pareille lutte. Il se dit qu’il fallait en finir de quelque manière ; il s’indigna que sa destinée fût ainsi le jouet de la volonté d’une autre. Il caressa les résolutions les plus folles, depuis celle d’épouser Mlle Bernereau jusqu’à celle de se tuer. Il osa se dire qu’après tout Mme de Carzet ne pouvait renfermer à elle seule tout l’idéal et tout le bonheur de ce monde. Il se le dit. Mais il n’en crut rien. Toute la décision qu’il put prendre fut d’aller passer l’hiver à Paris.

Pendant son absence, la jeune veuve fit de fréquentes visites à Mme Keraudet. Très-naturellement, on ne parlait que d’Émile ; Mme Keraudet n’était point ce qu’on appelle vulgairement une femme d’esprit, mais elle était mère et sut tout dire, sans offenser la jeune femme, qui n’écartait point l’entretien.

Émile revint aux beaux jours, plus âpre, plus mécontent, plus irritable que jamais. Interrogé sur Paris, il ne sut trop que répondre, et l’on finit par découvrir qu’il n’avait guère visité que l’École de médecine, les bibliothèques et l’Institut. Il avait retrempé ses études, voilà tout, et c’était là toute la distraction que lui avaient fournie les plaisirs de Paris, où l’opinion publique le prétendait plongé.

Avec un peu moins de sauvagerie et d’humeur, il se serait aperçu que la voix de Mme de Carzet en lui parlant était bien douce, et que son regard était bien rêveur. Depuis quelque temps elle aussi devenait fantasque, irritable. On lui voyait parfois les yeux rouges, et sa tendresse pour sa fille semblait plus passionnée que jamais.

Un jour que les courses du docteur l’avaient conduit non loin du moulin à vent, il y dirigea ses pas et s’arrêta sur le sommet du coteau où pour la première fois, dans les magnificences du soleil couchant, il avait admiré l’idéale beauté de la jeune veuve. Il était environ trois heures. Une grande lumière, tamisée par les mousselines du ciel breton, éclairait toute la campagne, et, comme au jour dont Émile évoquait le souvenir, à l’entrée de la pleine mer, entre les deux pointes, un transatlantique en partance, toutes voiles enflées, apparaissait entre l’onde et le nuage. Au loin, la Loire étincelait.

Sur cette vaste et belle vallée, sur ces admirables coteaux, sur toute cette nature qui, dans sa puissance, exhalait une joie sereine, le regard du jeune homme errait amer, et rempli de ces interrogations ardentes, soupçonneuses, que l’être humain, quand il souffre, adresse à l’être éternel.

Tout à coup, une voix frêle, dont il reconnut aussitôt le timbre, parvint à son oreille. C’était la voix de Marthe, qui appelait Jeanne, et l’on eût dit que cette voix venait d’en haut. Le cœur palpitant, car Marthe n’était jamais loin de sa mère, Émile se rapprocha du moulin. Il reconnut alors que la voix venait de la lucarne en haut de la tour, et, en même temps que Jeanne, il entra.

— Jeanne, cria Marthe du haut des échelles, c’est maman qui est peureuse, allez, car elle ne peut plus descendre à présent.

— C’est vrai, dit Mme de Carzet ; dont l’accent rieur semblait se moquer de son propre émoi, c’est vrai, Jeanne. Je suis montée là pour suivre Marthe, et maintenant, quand je regarde en bas, le vertige me prend et je sens que je tomberais. Comment faire ?

Et la jeune femme, à sa propre question, répondit par un frais éclat de rire.

— Espérez un peu, madame, dit la meunière ; je ne suis pas de force à vous descendre ; mais voici bien heureusement M. Keraudet, qui va vous tirer d’affaire.

Émile montait déjà. Au nom de son ami, la petite battit des mains, et se plaçant à l’ouverture, près des échelles :

— Ah ! mon ami, comme vous avez bien fait de venir ! Étions-nous en peine ! Mais c’est maman ! car moi je descendrais bien toute seule.

Et tandis que la mère, tremblante, la retenait par sa robe, elle posa sur l’échelle ses petits pieds et descendit de deux échelons au devant d’Émile, qui la saisit dans ses bras et la déposa bientôt dans ceux de Jeanne. Puis il remonta vivement près de Mme de Carzet.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 24 MAI.
======= N° 15 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

IV
(Suite).

La jeune femme s’était reculée jusqu’au fond de la tourelle. Cette protection qui lui était offerte n’avait point diminué son effroi. Il semblait, au contraire, avoir augmenté. Elle ne riait plus, et ses traits et ses regards exprimaient le plus grand trouble.

— Madame, lui dit Émile, veuillez vous confier à moi, je vous prie.

Mais, à ces paroles, prononcées du ton le plus humble et le plus respectueux, Mme de Carzet, bien que déjà elle touchât au mur, fit un mouvement comme pour s’éloigner encore.

— Je vous remercie, monsieur. Descendez, Jeanne m’aidera.

— Jeanne, s’écria-t-il, est incapable de vous soutenir ; elle vous l’a dit-elle-même ; vous tomberiez toutes les deux. Une pareille imprudence pourrait vous coûter la vie, madame, songez-y.

En même temps il passa de l’échelle sur le plancher et s’approcha de Mme de Carzet.

— Laissez-moi, dit-elle avec une véritable terreur en l’écartant de la main.

— N’ai-je donc plus votre estime ? s’écria-t-il désespéré. Mais vous feriez une chute mortelle, et je ne puis penser qu’à cela ! Confiez-vous à moi ; il le faut.

— Non, maintenant je pourrai descendre seule, dit-elle en se rapprochant de l’échelle, tout en observant une courbe qui la tenait éloignée d’Émile.

Plein d’effroi pour elle, quoique tremblant en même temps de sa propre audace, Émile saisit le bras de la jeune femme.

— Pardonnez-moi ; mais je ne puis vous permettre cette imprudence.

— Laissez-moi ! s’écria-t-elle de nouveau, avec une telle expression de détresse que, pétrifié de surprise et de chagrin, il cessa de la retenir.

Aussitôt elle se précipita sur l’échelle, et, avec un frémissement indicible, il la vit descendre seule. Au mouvement trop tardif qu’il fit pour l’arrêter, elle répondit :

— Je ne crains plus le vertige à présent.

À l’expression de ses traits, on voyait en effet que ce vide, tout à l’heure tant redouté, elle s’y engouffrait comme dans un asile. Elle descendit sûrement et fut bientôt en bas, près de sa fille et de la meunière.

— Eh bien, notre ami, dit Marthe, ne venez-vous pas ?

Émile ne fit pas de réponse. L’enfant appela de nouveau, et, surprise d’être si mal obéie pour la première fois, tandis que sa mère, au dehors, se remettait de son émotion, elle grimpa de nouveau lestement et vit Émile debout, les yeux fixes et comme pétrifié. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Marthe fut saisie de ce spectacle. Les enfants ne comprennent pas la douleur sans cris. Elle n’osa parler et redescendit, toute préoccupée, près de sa mère. Et quand elles eurent quitté Jeanne, la petite, mystérieusement, raconta ce qu’elle avait vu. Une vive rougeur couvrit le visage de la jeune femme ; elle parut hésiter, fit un pas comme pour retourner au moulin, et finit par continuer son chemin, lentement et la tête baissée.


V

Il y avait trois jours que cette aventure s’était passée.

Le baron et sa fille se trouvaient dans le petit salon qui ouvre sur le chemin du bois. Antoinette brodait une tapisserie, du moins elle la tenait dans sa main ; les yeux étaient ailleurs, l’esprit également, à en juger par l’air profondément soucieux et triste de la jeune femme. Le baron feuillait un livre.

La porte vitrée s’ouvrit, et Marthe fit irruption dans la chambre. Elle tenait entre ses doigts un gros scarabée qui agitait désespérément toutes ses pattes, et, fière et embarrassée de sa conquête, la petite fille criait à la fois de joie et de peur. Tandis que le baron, sommé de déclarer le nom du prisonnier, interrogeait sa mémoire, la jeune mère attira l’enfant contre ses genoux et essuya son front humide. Marthe fit entendre une petite toux.

— Je ne sais ce qu’a Marthe, dit Mme de Carzet. Voilà plusieurs fois qu’elle tousse depuis hier. — Et s’adressant à l’enfant et l’enlevant tout à fait dans ses bras : Tu t’échauffes trop, ma chérie, à courir sans cesse comme cela. Je suis sûre que tu es malade.

— Il ne serait pas mal de le lui persuader, observa M. de Beaudroit.

Sans tenir compte de l’épigramme, la jeune femme accabla de questions l’enfant, d’abord insoucieuse, mais qui, mise en demeure avec persistance de dire si elle n’avait point de mal à la gorge ou à la poitrine, réfléchit, et bientôt, avec de grands yeux inquiets et sérieux, déclara qu’elle avait mal à la gorge.

— Et à la poitrine, ajouta-t-elle un instant après, avec la même conviction, en posant la main au-dessous de sa ceinture.

Mais Mme de Carzet ne parut pas s’occuper de l’erreur contenue dans une telle indication.

— Vraiment, reprit-elle, cela m’inquiète. Je n’aime pas ces toux. À la campagne, un refroidissement se prend si vite ! et cela peut avoir des conséquences si graves !…

Avec un peu d’embarras, elle ajouta :

— Il faudrait consulter M. Keraudet.

— Tu ferais mieux de le consulter pour toi-même, dit le baron.

— Pour moi ! Je ne suis pas malade.

— Alors c’est plus grave.

— Comment donc, père que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que depuis trois jours tu n’es plus la même. Tu ne m’entends pas quand je te parle, d’abord ; tu es impatiente, toi si douce, et, quoi que tu en dises, il y a de la fièvre dans tout cela, car tes mains sont brûlantes.

Mme de Carzet rougit.

Marthe, voyant qu’on ne s’occupait plus d’elle, se prit à tousser d’une façon un peu forcée.

— Vraiment cela devient inquiétant, dit la jeune mère.

Le baron haussa les épaules.

— Sonnez Pauline et faites faire de la tisane, cela suffira tout à fait.

— Pauline est partie, dit l’enfant. Je ne veux pas de la tisane. Je veux le docteur Émile.

— Pauline est partie ? Où donc l’a-t-on envoyée ?

— Chez Mme Keraudet, répondit la jeune femme en rougissant de nouveau C’était pour…

— Oh ! je ne suis pas indiscret. Depuis quelque temps, tu ne peux te passer de Mme Keraudet. Fort bien ! Je trouve ce choix excellent.

— Maman, dit Marthe d’un ton lamentable, la poitrine me fait mal. Je veux qu’on aille chercher le docteur.

— Demande à ton bon papa, répondit Mme de Carzet.

— Je ne m’en mêle plus, dit le baron en se levant. Jusqu’ici je n’ai pas eu de succès.

Il ouvrit la porte vitrée et prit du côté des bois. Marthe se mit à pleurer. Mme de Carzet en avait envie. Elle sonna, ce fut Pauline qui se présenta.

— Ah ! vous voici de retour, Pauline ?

— Avez-vous dit au docteur Émile de venir ? demanda l’enfant. Je suis malade.

— Le docteur est plus malade que vous, mademoiselle.

— Malade ! s’écria Mme de Carzet.

— Oui, madame, il a eu ces deux jours une forte fièvre et n’est pas très-bien encore. Mme Keraudet vous remercie bien des fraises que vous lui avez envoyées ; les siennes ne sont pas encore mûres.

— Ah ! bien. C’est tout ce qu’elle vous a dit ?

— Oui, madame ; seulement on voit que cette pauvre dame a bien du chagrin. Elle avait les yeux pleins de larmes. Il paraît que son fils n’aime plus ce pays, ou du moins il dit que l’air ne lui est pas bon et qu’il préfère vivre en Italie.

— Pauline, dit Mme de Carzet après un instant de silence, dites qu’on attelle. Je vais aller voir Mme Keraudet et savoir si le docteur ne pourrait pas soigner Marthe qui n’est pas bien.

Quand la femme de chambre fut sortie, Mme de Carzet jeta des regards émus sur sa fille, qui, satisfaite de voir qu’on s’occupait de sa maladie, s’était remise à jouer.

— Marthe, dit-elle en serrant l’enfant sur son cœur, tu aimes beaucoup le docteur Émile.

— Oui, dit l’enfant.

La jeune mère la couvrit de baisers et sortit.

Après la scène du moulin, la faible espérance que gardait Émile s’était anéantie, et la douleur la plus poignante l’avait accablé. Être fort amoureux et perdre l’esprit sont synonymes dans toutes les langues ; il avait donc ainsi raisonné :

— C’est de l’horreur que je lui inspire. Mon amour l’offense. Et son refus est plus qu’une résolution, c’est un instinct.

À l’horrible souffrance qu’il éprouva il reconnut alors que tout ce qu’il avait dépensé de temps et d’énergie à se rendre maître de son amour avait été vain. Il avait seulement appris la patience, mais nullement la résignation. Cet amour était le même qu’au jour où il en avait fait l’aveu, et la douleur qu’il éprouvait maintenant était la plus grande qu’il eût encore éprouvée, parce qu’elle ne lui laissait plus d’espoir.

Il avait été malade en effet pendant deux jours, par l’effet d’une fièvre ardente. Elle venait de céder ; et s’étant levé, il s’était traîné fort pale au jardin. Ce jour-là, c’était à la fin de mai, le soleil dardait de chauds rayons sur les plantes arrosées par une abondante pluie, tombée le matin. Imprégnés à la fois de chaleur, de lumière et de rosée, les calices gonflés s’épanouissaient, les feuilles semblaient croître à l’œil, les oiseaux se livraient aux vocalises les plus folles, et des parfums, de toutes parts exhalés, se mêlaient dans l’air.

Émile alla s’asseoir sous la tonnelle, où de tous les parfums le plus suave, celui de la vigne en fleur, s’épanchait. Mais il restait insensible à ces harmonies et regrettait presque l’amour de sa mère, qui lui imposait ce fardeau insoutenable d’une vie sans joie et sans intérêt. Il cherchait à s’encourager en se disant qu’il pourrait du moins être utile ; mais il avait beau faire : il se sentait trop jeune pour n’avoir pas besoin d’être heureux, et quand il se disait que beaucoup l’aimaient, son âme était déchirée de n’être point aimé précisément de celle qu’il chérissait d’un amour unique, exclusif.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 25 MAI.
======= N° 16 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

IV
(Suite).

Tandis qu’il songeait ainsi, il entendit non loin, dans l’allée, derrière le mur de pampres, un pas et un bruissement de robe dont tout son cœur frémit. Ce n’était point le pas grave et plus régulier de sa mère, et la robe de laine de la bonne Mme Keraudet n’avait pas non plus de ces jeunes frémissements. Sûr déjà par le sens intime, il se retourna : c’était bien elle ! Elle ! Antoinette ! Mme de Carzet !

Elle s’était arrêtée à l’entrée de la tonelle et se détachait dans ce cadre avec toute sa grâce divine, son petit chapeau de paille posé sur ses blonds cheveux, et un grand cachemire où elle s’enveloppait tout entière, comme si elle eût voulu s’y cacher. Ses yeux, baissés, s’abritaient également sous le voile de ses paupières. Pourquoi cette attitude craintive ? Pourquoi semblait-elle ainsi tremblante devant lui, elle si puissante, et qui tenait avant Dieu sa destinée ?

Il se crut presque halluciné. Mais il la vit s’approcher en rougissant et s’asseoir à côté de lui. Et comme il se levait, par respect, devant-elle :

— Oh ! restez, dit-elle de sa douce voix. Restez assis, je vous prie. Vous avez été malade… je l’ai su… Pourquoi ?…

La voix lui manqua, elle baissa la tête, et puis tout à coup prit la main d’Émile, et, la serrant entre ses deux petites mains :

— Pourquoi, reprit-elle, ne pas nous avoir avertis de votre souffrance ? On ne garde pas ainsi le silence vis-à-vis de ses amis. J’étais depuis trois jours bien inquiète de vous. Ne l’avez-vous pas deviné ?

Elle rougissait et pâlissait tour à tour.

« Que veut-elle ? se disait Émile. Vient-elle se jouer de ma passion ? »

Trop ému pour supporter plus longtemps le toucher de ces belles mains, il retira la sienne et dit avec amertume :

— Que vous êtes charitable et bonne, madame, de m’accorder tant de pitié !

— De la pitié ! s’écria-t-elle en fondant en larmes, de la pitié !

— Mon Dieu ! qu’avez-vous, madame ? Vous serait-il survenu quelque chagrin ?

Mme de Carzet ne répondit pas, et ses larmes continuèrent de couler, tandis que, pour dérober un peu son trouble, elle tournait la tête.

— Madame, dit Émile en s’animant malgré lui, pourquoi pleurez-vous ? Dites-le-moi, je vous en supplie, et s’il était encore possible que j’eusse le bonheur de vous être utile, disposez de mon dévouement.

Elle semblait ne pouvoir répondre, tant son sein était oppressé, tant son émotion était vive. Ému lui-même au delà de toute mesure par les pleurs de cette femme qu’il adorait, Émile sentait la folie de son cœur lui venir aux lèvres, et craignant de l’offenser par de trop vives expressions :

— Ma mère a-t-elle été prévenue de votre visite, madame ? demanda-t-il.

Cette parole sembla frapper au cœur la jeune femme. Elle pâlit ; ses larmes s’arrêtèrent subitement, ses mains retombèrent sur ses genoux.

— Ah ! dit-elle d’une voix brisée au bout d’un instant de silence, vous m’en voulez beaucoup, je le vois.

— Moi ! s’écria-t-il, moi ! je pourrais vous en vouloir !…

— Oui, je vous ai fâché, l’autre jour, au moulin… Ah ! si vous saviez ?…

Et penchant la fête, comme un enfant qui veut être pardonné, elle s’approcha si près que ses cheveux effleuraient l’épaule d’Émile.

En la voyant dans cette attitude, à la fois tendre et suppliante, il se crut fou et faillit le devenir :

— Si je savais ! répéta-t-il. Que dois-je savoir ! Ah ! madame, expliquez-vous.

— C’est pour cela que je suis venue, murmura-t-elle, et… et je n’ose pas… je ne puis, car… vous ne m’aidez pas du tout, Émile.

En entendant son nom dit ainsi par elle, il fit un cri et jeta ses bras autour de la taille de la jeune femme. Alors, elle appuya tout à fait la tête sur l’épaule d’Émile, et, tout inondé de ses cheveux parfumés, il entendit ces mots, prononcés de la voix la plus douce et la plus tremblante :

— Ne comprenez-vous pas ? ou ne m’aimez-vous plus ?

Comprendre ! non vraiment, il ne le pouvait ; car il se sentait pris d’une sorte de vertige intellectuel et les images tournoyaient dans son cerveau, sans qu’il les pût saisir et transformer en idées. Mais ne plus l’aimer ! Ah ! tout son cœur, tout son être protestait. N’était-ce pas la folie du bonheur même que de la sentir ainsi dans ses bras, volontairement appuyée sur lui ? Il la pressa contre son cœur, en délirant tout haut, sans entendre sa propre voix, et ne voyant, ne sentant qu’elle. Ce moment n’eut point de mesure.

C’est de l’exaltation du sentiment que vient la notion de l’éternité. Le vrai bonheur est calme autant qu’immense. Tandis qu’appuyée sur le cœur de son amant, elle s’abandonnait sans réserves, il l’adorait sans désir. Vivre hors du temps et de l’espace est moins impossible qu’on ne l’imagine ; c’est un phénomène qu’accomplissent chaque jour les enthousiastes et les rêveurs.

Antoinette enfin releva la tête ; elle n’était plus pâle, mais rosée comme l’aube, et souriait sous ses larmes. Émile se mit à ses pieds pour la mieux voir et pour l’adorer.

— Oh ! disait-il, comme pour se convaincre que c’était bien vrai qu’il possédait cet impossible, vous m’aimez ! vous m’aimez !

— Ah ! je vous ai bien fait souffrir, dit-elle, j’ai été bien coupable ! Mais je n’ai pas compris, je vous croyais résigné, guéri peut-être. Vous aviez fui ; vous cherchiez, pensais-je, à vous consoler, et vous deviez par la distraction, par les voyages (hélas ! je me le disais en pleurant), atteindre ce but. Car moi aussi, je vous aimais, Émile, et j’étais bien malheureuse. Mais je croyais devoir lutter contre mon amour et contre le vôtre. Et cependant, contre le vôtre, j’eusse été bien faible, si j’avais su qu’il restait le même, que vous souffriez loin de moi.

— Eh quoi, s’écria-t-il, vous pouviez en douter ?

— Qu’en savais-je ? Vous étiez absent ; à votre retour, je vous trouvai sombre et froid. Vos visites étaient rares ; vous m’évitiez. Qui pouvait me dire si c’était de l’amour ou du ressentiment ?

— Grand Dieu ! Que pouvais-je faire ? Après votre refus…

— Ah ! sans doute, c’est de ce refus que vient tout le mal.

— Ne devais-je pas désirer de connaître ma destinée ?

— Au risque de la perdre ? Eh non ! dit-elle en secouant sa tête charmante et en souriant, il ne fallait pas vous expliquer.

— Cependant…

— Tenez, Émile, j’étais à la fois plus naïve que vous et plus rusée. Je me rappelle que j’avais une peur affreuse de cette déclaration que vous cherchiez à me faire, et j’aurais voulu pouvoir vous dire, vous supplier, de ne point me parler d’amour. Car moi, je n’étais pas prête, je ne vous aimais pas encore assez ; ma résolution de ne pas me remarier tenait trop encore. Je dis non, et vous jugeâtes que vous deviez dès lors vous retirer. C’est en effet l’usage ; nous traitons le sentiment comme une affaire : « Voulez-vous ? ne voulez-vous pas ! Voyez et jugez. » Mais le sentiment a son heure et ne dépend point des faits. Sans mon excellent père, qui vous aime profondément, nous étions à jamais séparés sur ce refus.

— Ainsi, je n’ai été malheureux que par ma faute ?

— Oh ! par la mienne aussi, dit-elle avec tendresse ; car j’aurais dû comprendre tout de suite que mon devoir et mon bonheur étaient de vous rendre heureux. Mais vous avez fait, j’en conviens, tout ce qui était nécessaire pour nous séparer. Quand chaque jour, dans l’intimité de nos plans, de nos travaux, de nos causeries, vous pénétriez plus avant dans mon cœur, et me deveniez tout à fait indispensable, quand je me laissais aller sans défiance et avec bonheur à ce sentiment nouveau, aussitôt vous vous êtes hâté de m’avertir, de me montrer où j’allais sans y prendre garde, et dans cette eau dormante et paisible des commencements de notre amour, vous avez jeté une grosse pierre en me disant : « Madame ! comment ! vous ne voyez pas qu’il s’agit d’amour entre nous ? Mais rappelez donc vos résolutions ; car il est grand temps. »

Elle souriait finement en le regardant, de ses beaux yeux brillants et humides, et il la contemplait enivré.

— Je n’étais qu’un fou, je le vois ; mais je me disais ? « De telles résolutions sont vaines quand on aime ; puisqu’elle les garde, c’est qu’elle ne m’aime pas. »

— Mon ami, sommes-nous si logiques ? Hélas ! nous nous jouons de nous-mêmes étrangement. Je souffrais quand vous refusiez de vous faire le complice discret du sentiment qui m’entraînait vers vous, et ce sentiment je n’hésitais pas à le combattre. Le raisonnement, en général, cela peut bien être une mathématique ; mais la raison personnelle est quelque chose de vivant qui a, comme la plante comme l’être, ses lois de croissance et de floraison. Je sens maintenant, je suis sûre que mes devoirs envers vous priment tout souvenir et tout autre lien ; je sais qu’en vous aimant je ne trahis point ma fille et que vous travaillerez à son bonheur avec moi ; mais je ne sais tout cela, Émile, que parce que, maintenant, je vous aime, de cet amour complet qui est à la fois une confiance et un dévouement sans bornes, et qui devient, pour celui qui l’éprouve, le devoir le plus religieux. Mais c’est en vérité presque malgré vous que j’ai persisté dans cet amour et lui ai permis de s’accroitre, malgré votre fuite, qui semblait tout rompre entre nous, malgré vos duretés, votre éloignement et votre silence.

— Vraiment ! dit-il en frémissant. Ah ! vous avez raison ! L’amour est une religion qui ne veut ni doutes, ni défaillances, ni prudences, ni réserves.

Oui, j’ai eu tort ; j’ai agi pauvrement ; je songeais à moi. Oui, je devais persister à vous aimer à tous risques, sans espoir. Où l’amour seul décide, à quoi bon tout ce luxe de réflexions, de calculs, de craintes ? Mais, chère adorée, vous m’avez fait croire à votre haine. Quand, l’autre jour, vous me préfériez le danger, quand vous vous écartiez de mes bras…, on l’eût dit, avec horreur.

— Oh ! vous ne devinez rien, monsieur, dit-elle en couvrant de sa main son visage rougissant. Faut-il donc tout vous dire ?

— Tout ! demanda-t-il avec passion.

Elle hésita encore, balbutia et dit enfin :

— C’est que je vous aimais trop !

Ils seraient ainsi restés jusqu’au soir à rappeler le passé, en savourant, le présent, — car il est un plaisir plus doux que celui d’observer du rivage les naufrages d’autrui : c’est de revoir de loin, au sein du bonheur, ses propres périls.

Mais on entendit le sable de l’allée crier sous un pas, et, en écartant les pampres, ils aperçurent la bonne Mme Keraudet, qui, prévenue à son retour de la visite d’Antoinette, et la sachant avec son fils au jardin, s’avançait un peu timidement. Ils se levèrent pour aller à sa rencontre, et, dès l’abord, la jeune femme, en l’entourant de ses bras, lui apprit tout d’un seul mot dit à l’oreille : « Ma mère ! »

Ils montèrent ensemble, pour se rendre à la Ravine, dans la voiture de Mme de Carzet, et en les voyant passer ainsi tous les trois, dans un bon accord si évident, Mlle Chaussat, fort surprise, courut chez le capitaine, où mille commentaires eurent lieu. D’où sortit cette vérité minutieusement élaborée, et qui prévalut dans le pays, que, devant le coup de tête de sa fille, force avait bien été au baron de céder. En revanche, sur ce manque de soumission à la volonté paternelle, Mlle Chaussat, chrétiennement, prédit au jeune couple un menaçant avenir, que jusqu’ici rien ne réalise. — Mais encore un mot sur cette journée, qui fut la première du bonheur de mon ami le docteur Émile.

M. de Beaudroit, apprenant, au retour de sa promenade, que Mme de Carzet était allée chercher le docteur pour soigner Marthe, qui n’avait jamais été mieux portante, ni plus gaie, attendait avec une impatience pleine d’anxiété. En voyant revenir sa fille, accompagnée d’Émile et de Mme Keraudet, il pressentit ce qui s’était passé, et son visage rayonna d’une joie pareille à celle qui éclairait le visage de ses amis. Les fiançailles furent bientôt conclues. Au milieu de leurs propos :

— Eh bien, dit le baron à Émile, ajouterez-vous à votre nom celui de Beaudroit ?

— Ah ! baron, comment pouvez-vous tenir à cela !

— Eh ! mon ami, qui n’a ses petites faiblesses ? Après tout, ce n’est pas que j’y tienne énormément, peut-être ; c’est vous plutôt qui avez sur ce point vos préjugés.

— Pas le moins du monde.

— Alors, qu’est-ce que cela vous fait ? Songez d’ailleurs que ce n’est pas seulement une complaisance pour un vieil ami, pour un père, mais un hommage aux principes d’égalité, un pur acte de démocratie.

Et le bonhomme souriait avec des yeux pétillants de douce malice.

— Baron, vous avez tant d’esprit que vous ne craignez point de vous railler vous-même.

— Pourquoi pas ? Nous sommes tous un peu de vrais enfants. Mais le plus jeune manque à la fête. Marthe ! appela-t-il par la fenêtre.

— Espérez, monsieur le baron, dit une fille de ferme qui passait ; je vas la chercher.

— Comment avez-vous pu vous obstiner si longtemps au désespoir, reprit M. de Beaudroit en se retournant vers Émile, dans un pays où tout le monde, en vous conseillant d’attendre, vous dit d’espérer ?

André Léo.
FIN.
  1. Aux gens.
  2. Qui plaisent, et non pas risibles, comme l’usage a fait prévaloir par corruption.