Attendre-Espérer (Le Phare de la Loire)/4

Attendre-Espérer (Le Phare de la Loire)
Attendre-Espérer (p. 101-136).

IV.

Depuis quelque temps, les deux gardiens du passage, Mlle Chaussat et le capitaine Montchablond, n’y comprenaient rien ; ils ne voyaient plus passer le docteur se rendant à la Ravine. Est-ce qu’il n’y allait plus ?

C’était chose à savoir ; car sans doute il y avait là-dessous quelque bonne histoire, probablement une déclaration suivie d’un refus, et c’était bien fait ; et Mlle Chaussat s’en frottait les mains. Avant de l’affirmer, toutefois, mieux valait en être sûr. Mlle Chaussat se mit en quête.

Émile partait, le cœur plein de trouble, de crainte et d’espoir, pour aller adresser à Mme de Carzet cette question redoutable de laquelle, — il le croyait du moins — dépendait sa vie, quand, au moment de s’engager dans la Grand’Rue, qui devait le conduire sous les fenêtres de Mlle Chaussat et du capitaine, il rebroussa chemin brusquement et prit au milieu des champs un sentier qui, par d’assez longs détours, lui faisait éviter la ville. Ce n’était pas la première fois qu’il usait de ce subterfuge. L’inquisition établie par les deux voisins à l’égard de ses faits et gestes lui était devenue insupportable. Il avait vainement essayé de la déjouer ; il avait eu beau passer d’un pas rapide et furtif, raser l’une ou l’autre des maisons, ou se tenir au milieu du chemin, à la plus grande distance de chacune d’elles, il n’échappait à Charybde que pour tomber dans Scylla ; et toujours quelque interprétation effrontée ou quelque insinuation perfide l’atteignait.

Ce jour-là surtout il se fit un plaisir, quelque peu superstitieux, d’échapper à leur surveillance, et se lança dans la campagne en tournant le bourg.

On était à la fin d’août. Les froments déjà coupés, ne laissaient à quelques guérets qu’une rude enveloppe de chaume, tandis que le sarrasin, tout en fleurs, couvrait les plateaux de ses nappes blanches. Cette céréale est en Bretagne l’aliment national et populaire, comme sont en Orient, le riz, en Italie la polenta, en Limousin la châtaigne. C’est la joie de l’âtre pauvre et affamé, le soir, quand sur un feu de genêts la galettoire se balance, et cuit, sans four ni boulanger, le pain quotidien. Ce petit blé lui-même, dans sa physionomie comme dans ses habitudes, est éminemment populaire. Bas de tige, maigrelet, tenaces ses racines, amies des sols pierreux et légers, se contentent de peu et n’en produisent pas moins des grains abondants, noirâtres, triangulaires, nés d’une fleur blanche et modeste, au parfum sauvage et doux, qu’entourent de leurs bourdonnements les abeilles.

Ce pauvre toutefois a son luxe. Il participe aux trésors dont la nature comble les petites mousses aussi bien que les grands chênes, et sur ses feuilles viennent se déposer successivement toutes les nuances de l’automne, du vert tendre au jaune le plus vif, du brun le plus sombre au rouge ardent. C’est de la floraison à la maturité que cette richesse de tous se déploie ; après que des sucs d’un sol granitique, et des baisers du soleil, la fleur a pétri son fruit, c’est alors que la feuille arbore les plus vives couleurs et que la tige se teint de pourpre, comme pour la fête de l’œuvre accomplie. Bientôt la moisson a lieu, et le blé noir, lié en javelles, arc-boutées deux à deux, reste exposé sur le champ pour sécher opération souvent longue et difficile ; car c’est généralement en septembre, saison ingrate, que le sarrasin arrive à maturité. Pendant tout le temps du séchage, ces gerbes aux tons chauds et rougeâtres, qui, alignées comme de petites tentes, couvrent les champs, font dans le paysage l’effet le plus pittoresque.

Émile passait au milieu de ces champs fleuris, le cœur plein de son amour et roulant en son esprit la solution du problème d’où sa destinée dépendait. Bien des craintes l’agitaient ; mais le ciel était si splendide, tout ce qui l’entourait était si fécond, si pur, si impuissant, et respirait tant de vie, que l’air chaud et embaumé, tout en remplissant sa poitrine, lui portait en même temps l’espérance au cœur. Il allait rentrer dans le grand chemin pour le traverser, quand il lui sembla voir un plus haut, à travers la haie, un chapeau de femme dont la forme particulière lui rappela Mlle Chaussat. Mais elle ne pouvait être si loin de Savenay, et d’ailleurs il ne s’en occupa guère. Il sauta dans le chemin, le suivit quelque temps, et l’abandonna bientôt, pour prendre dans les champs un chemin d’exploitation qui traversait le plateau, en se dirigeant vers la Ravine.

Il avait à peine franchi la haie qui séparait le champ du chemin, qu’un chien, en jappant, vint se jeter dans ses jambes, suivi d’une petite fille qui était Marthe. À quelque pas se trouvait Mme de Carzet, occupée sur la lisière du blé à se composer un bouquet de feuilles, en groupant par gradation les nuances les plus fines et les plus chaudes.

Émile s’arrêta, saisi tout à la fois par la présence de Mme de Carzet et par cette pensée : — était-elle donc venue à sa rencontre ?

Cependant elle semblait ne pas le voir, et ni les jappements du petit chien ni la voix de Marthe saluant Émile d’un cri joyeux, ne lui avait fait tourner la tête. Il fallut que l’enfant vînt lui dire : « Voici notre ami. » Alors elle se retourna et tendit la main à Émile. Elle avait le teint fort animé, et sous son chapeau de paille ses yeux et ses joues éclataient comme la fleur au milieu des blés.

Émile ne trouva rien à lui dire, sinon quelques mots sur le groupement artistique des nuances de son bouquet, et ils se mirent à suivre à petits pas la lisière du champ, le long de la haie, choisissant ça et là quelque feuille, brune ou empourprée. Marthe jouait avec le chien. Pour éviter un bond de son camarade, elle se jeta brusquement sur sa mère ; la main de celle-ci laissa échapper son bouquet et les feuilles se dispersèrent.

— Oh ! quel dommage ! s’écria la jeune femme avec l’accent du regret.

Émile et Marthe s’empressèrent de ramasser les feuilles éparses, et tandis qu’ils étaient occupés de ce soin et que le jeune chien, aux grands cris de la fillette, s’en mêlait aussi, Mme de Carzet se jeta, comme accablée, à l’ombre de la haie, sur l’herbe. Sa robe, gracieusement étendue autour d’elle, ne laissait passer que le bout de deux petits souliers gris qu’on eût pu croire dérobés à Marthe.

Elle arracha pensivement quelques mousses et se mit à les contempler. Bientôt, l’enfant vint jeter sur les genoux de sa mère une poignée de feuilles éclatantes ; Émile apporta le reste de la récolte, et Mme de Carzet recommença patiemment sa fantaisiste récréation.

Sous les rayons du grand décorateur de ce monde, il y a des heures où tout apparaît plus grand, plus pur et plus idéal, de même que dans la vie, à certains jours, d’autres foyers de chaleur transfigurent et embrasent toutes choses.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 12 MAI.
======= N° 11 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

IV
(Suite).

D’un humble rameau tout à l’heure dans l’ombre, le soleil fait un chef-d’œuvre de splendeur ; comme de la scène la plus simple, de l’action la plus commune, la jeunesse fait un gracieux tableau, l’amour un poëme.

Un genou en terre et la tête penchée, afin de mieux voir, sous les plis du voile et sous les ailes du large chapeau, le charmant visage de celle qu’il aimait, Émile restait plongé dans une adoration muette, mais pleine de pensées.

Autour d’eux régnait le silence des chaudes heures du jour ; l’enfant elle-même, alanguie, allait et venait sans bruit ; des papillons bruns ou pourprés passaient ; quelques mouches bourdonnaient en se posant sur les feuilles lustrées de l’aubépine ; les mouches aux tons chauds et les herbes s’affaissaient mollement sous le poids de la jeune femme, et au-dessus de sa tête l’air bleu, lumineux, tremblait en la caressant.

Mme de Carzet ne retrouvait plus la première ordonnance de son bouquet et créait sans cesse de nouvelles combinaisons, que, mécontente, elle détruisait aussitôt. Ses lèvres entr’ouvertes par un vague sourire, laissaient échapper un souffle précipité, inégal ; ses joues étaient vives, et ses yeux cherchaient vainement à cacher leurs feux sous l’ombre de leurs cils et de leurs paupières. Elle disait ça et là quelques mots, auxquels Émile ne répondait que par des monosyllabes. Enfin, les mains de la jeune femme retombèrent oisives sur ses genoux.

— Je ne sais ce que j’ai, dit-elle, mais je ne parviens à rien de joli.

— Pardon, murmura Émile.

— Vous trouvez ? non. Mais aussi vous ne dites rien. Conseillez-moi.

Elle reprit quelques feuilles ; il en choisit d’autres sur sa robe et les lui présentait à mesure, et elle les plaçait ainsi. Je crois qu’il n’y songeait guère, et pourtant le bouquet se trouva charmant.

— À la bonne heure, dit-elle, vous réussissez à tout, monsieur.

— Ah ! dit-il, s’il était vrai !

— Qu’ambitionnez-vous donc demanda Mme de Carzet.

Mais à peine eut-elle dit ces mots que, sans attendre une réponse, elle se leva, comme saisie d’une frayeur subite. Émile n’était pas moins ému.

— Marthe ! appela d’une voix altérée la jeune mère.

Des jappements se firent entendre dans le chemin, derrière la haie, et furent suivis d’aigres exclamations : « À bas ! vilaine bête ! à bas ! oh ! l’horrible chien ! » N’était-ce pas la voix de Mlle Chaussat ? Par une ouverture qui était proche, Émile sauta dans le chemin, et Mme de Carzet regarda. Marthe, qui s’était ralliée près de sa mère, appelait Sapajou ; mais l’espiègle enfant parti d’un éclat de rire en voyant le chien tout emmêlé dans le peloton de Mlle Chaussat et qui usait de ses dents pour se débarrasser, au grand désespoir de la vieille fille.

Celle-ci eut bien voulu se charger elle-même de la besogne ; mais elle avait l’air si irritée que Sapajou, craignant des voies de fait, lui montrait les dents aussitôt qu’elle s’approchait, et recommençait, dès qu’elle s’était retirée, à ronger la laine.

— L’horrible bête ! l’odieuse bête criait Mlle Chaussat, que chaque coup de dent semblait atteindre. On devrait fusiller cela.

Car cette digne personne employait parfois, par habitude de voisinage, des expressions militaires.

— Mille pardons, mademoiselle, dit sèchement Émile, Sapajou est une bête bien élevée et qui ne pouvait s’attendre à trouver là votre peloton.

En même temps il acheva de briser la laine et de dégager le chien. Un peu déconcertée d’abord, Mlle Chaussat répondit aigrement :

— Et pourquoi donc, mon cher monsieur, mon peloton ne devait-il pas se trouver là ? Il me semble pourtant que les chemins sont pour tout le monde — excepté pour ceux qui ont des raisons de passer par des sentiers et de se cacher derrière les haies.

Cette dernière insinuation avait été dite à voix plus basse, comme si l’auteur même en avait eu honte, ou plutôt par l’effet de cette lâcheté qui évite de s’attaquer aux personnes présentes, surtout quand ces personnes possèdent des prestiges, bien autrement puissants que l’honnêteté, pour commander le respect aux âmes viles.

Mme de Carzet n’en perçut que l’accent et le murmure, et reçut l’impression d’une méchanceté sans en démêler le sens ; mais Émile plus proche, avait saisi les odieuses paroles, et le regard qu’il lança à la vieille fille tout en la réjouissant du succès de sa malice, l’effraya. Ramassant à la hâte les débris de sa laine et saluant Mme de Carzet, qui lui rendit froidement son salut, Mlle Chaussat se hâta de s’éloigner, non sans avoir lancé de haineux regards à Sapajou.

Cette désagréable rencontre avait ramené de très-haut l’esprit de nos promeneurs, et tous deux se sentant froissés de leur chute. Émile éprouvait une profonde irritation, non-seulement de l’espionnage dont il était l’objet, mais de voir Mme de Carzet exposée, à cause de lui, à de sots et méchants propos. C’était un motif de plus pour hâter une explication qui, d’une façon ou de l’autre, devait les terminer ; mais, arrivé à ce moment terrible où un mot allait décider de son bonheur ou de son malheur, le cœur étreint jusqu’à la souffrance, Émile restait sans paroles. Quant à Mme de Carzet, elle paraissait troublée.

Évidemment l’apparition de Mlle Chaussat au milieu de leur idylle et l’air perfide et hostile de cette digne personne faisaient réfléchir la jeune femme au plus ou moins de convenance de ce tête-à-tête champêtre, qu’elle avait d’abord accepté comme étant aussi naturel qu’imprévu, mais qui pouvait passer aux yeux des gens du pays pour un délit prémédité.

Sous cette impression, elle hâtait le pas et semblait impatiente d’arriver à la Ravine. Chaque minute diminuait l’espace et le temps qui restait à Émile pour s’expliquer. Il s’était, nous l’avons dit, promis d’avoir une explication le jour même, et l’incident qui venait d’avoir lieu l’y engageait encore. Marthe, sans cesse en avant ou arrière, grâce au compagnon de jeu qu’elle s’était choisi ce jour-là, riait aux éclats des cabrioles de Sapajou et laissait en un complet tête-à-tête sa mère et son ami. Émile pouvait donc parler ; mais qui sait la pudeur et la susceptibilité des sentiments vrais ne s’étonnera pas de son hésitation. Depuis un moment ils n’échangeaient que des mots insignifiants, uniquement pour remplir le silence, et Mme de Carzet marchait toujours, de son beau pas rapide, comme si elle eût voulu fuir cette déclaration qui errait sur les lèvres d’Émile et qu’elle pressentait peut-être.

Ce n’était point ainsi, en courant, qu’il pouvait lui parler de cet amour si profond, si éternel, qu’elle lui avait inspiré, dans lequel il voulait fixer, immobiliser sa vie entière, Une sourde impatience le gagnait. Il eût voulu pouvoir arrêter sa robe aux buissons qu’elle effleurait ; mais les buissons, les genêts épineux même, semblaient céder amoureusement aux ondulations gracieuses qu’imprimait à cette robe celle qui la portait.

Enfin, dans le chemin, qui de plus en plus se rétrécissait, une ronce vint à barrer le passage ; Émile s’en saisit, non pour l’écarter, mais pour la tendre devant la jeune femme, en lui faisant remarquer la délicatesse des petites roses blanches portées par la guirlande épineuse.

— C’est vrai, dit Mme de Carzet ; ici, les plus humbles choses, et même les plus méprisées, ont une adorable beauté. Notre luxe à nous sent la pauvreté : cela se vend, s’achète, a son prix coté, c’est vulgaire ; cela respire de toutes parts l’effort, la limite ; au lieu que dans la nature, la beauté d’elle-même est inépuisable et abonde. C’est la vraie richesse.

— Ah ! dit Émile en la regardant, il existe une beauté bien plus profonde, mille fois supérieure, et qui ouvre à l’âme des espaces mille fois plus grands ! Toutes les magnificences de la terre ne valent pas les enchantements que renferme un seul regard, et cette grâce naïve des choses est bien peu en comparaison de la moindre parcelle d’amour et de volonté réfléchie.

— Sans doute, répondit-elle en rougissant.

Et comme Émile, toujours devant elle, tenait le sentier, elle mit un pied dans le blé fleuri.

— En vérité, madame, s’écria-t-il en s’effaçant, pardon ! Je crois que je vous ai volé une minute, et vous fuyez avec tant de hâte !…

— Je fuis !… Vous n’y pensez pas, monsieur. Quelle raison aurais-je de fuir ?

— Je crains que ma rencontre ne vous ait été importune.

— Vous ne le croyez pas.

C’était d’un ton de doux reproche qu’elle avait dit ces mots.

— Ah ! ce que je dois croire, dit Émile d’un accent profond, vous seule le savez, dites-le-moi.

Mme de Carzet pâlit :

— Marthe ! appela-t-elle. Où peut être cette enfant !

— À deux pas, madame, répondit Émile avec amertume. Rassurez-vous.

L’enfant accourait. La jeune mère la gronda sans savoir pourquoi, l’embrassa de même, et retint dans sa main la main de l’enfant. Au bout de quelques pas, jetant sur Émile un regard furtif, Mme de Carzet le vit sombre. Elle rompit le silence en disant :

— Vous avez été fort occupé, monsieur, tous ces jours !

C’était avouer qu’elle avait remarqué son absence et lui en demander le motif. Il en eut un tressaillement de joie ; car il la laissait jouer de son âme comme d’un instrument qui fut à elle, et n’eût pu, d’ailleurs, l’en empêcher.

— Je les ai passés fort cruellement, dit-il.

— Vous avez été souffrant ? s’écria-t-elle en se rapprochant d’un pas et avec une sollicitude dont il fut si touché, qu’il prit la main de la jeune femme et la voulut serrer dans les siennes ; mais elle la retira vivement d’un air sévère.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 14 MAI.
======= N° 12 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

IV
(Suite).

Il y eut un nouveau silence. Mme de Carzet cueillit une fleur et la présenta au docteur, en lui demandant le nom. Après l’avoir examinée, il la nomma ; elle tendit la main pour la reprendre.

— Vous y tenez ? demanda-t-il.

— Moi ! non.

— Alors, laissez-la-moi.

— Pourquoi ?

— Je vous en prie.

— Quel enfantillage ! Au reste, ajouta-t-elle un instant après, un peu ironiquement, je vous l’ai dit, je n’y tiens pas.

Sous un regard d’Émile, plein d’une brulante éloquence, elle baissa les yeux. Ce regard disait : Vous voulez me faire mal, je le vois, faites, je suis à vous.

Ils continuèrent de marcher en silence l’un après l’autre. Émile, tout en déchiquetant de ses mains nerveuses la petite fleur, jetait des regards anxieux sur sa compagne. Elle avait toujours les yeux baissés ; un voile d’embarras et de tristesse couvrait ses traits. Ces bontés, ces rigueurs, ces faveurs accordées et reprises, ces fluctuations constantes, était-ce coquetterie ? Non ; il suffisait de la voir pour rougir d’une pareille pensée, tant il y avait dans cette jeune et belle créature de sincérité visible. On eût dit plutôt qu’une vague inquiétude la dominait, que des sentiments contraires s’agitaient en elle.

À son tour, elle leva les yeux sur Émile, dont le visage exprimait une mortelle angoisse, et, par un mouvement rapide, cueillant une autre fleurette, elle la lui remit avec un charmant sourire.

Mais comme il la remerciait avec chaleur, le correctif revint :

— Puisque vous aimez tant les fleurs, dit-elle.

Émile retrouva naturellement la réponse naïve :

— Ce ne sont pas les fleurs que j’aime.

— Ah ! dit-elle ; et sous prétexte de rappeler Marthe, qui déjà les avait quittés, elle s’échappait ; mais il la retint résolument. Il en était arrivé à cette tension de l’esprit où le pire mal devient l’incertitude.

— J’aime tout, reprit-il, ou je n’aimerai plus rien. Toute mon âme est près de se fondre dans une adoration infinie, ou de s’abîmer dans le désespoir. Choisissez pour moi. Je vous aime ! je vous aime ! vous le savez bien. Parlez !

Il la vit toute tremblante, pâle.

— Oh ! dit-elle douloureusement, pourquoi m’aimez-vous ainsi ? Pourquoi voulez-vous nous séparer ? J’aurais été si heureuse de vous avoir pour ami !

— Pour ami ! pour ami ! répéta-t-il, c’est impossible ! Qui donc aimez-vous d’amour ?

— Personne ! s’écria-t-elle, étonnée d’un pareil soupçon. Oh ! non ; seulement, j’ai juré de rester fidèle à la mémoire de mon mari, et je tiendrai mon serment. J’ai à remplacer près de ma fille l’amour et les soins de son père, et je ne déserterai point cette tâche. Oh ! pourquoi m’aimez-vous ainsi ? J’étais si heureuse de vous connaître ! Et maintenant, il faudra ne plus nous voir.

Elle pleurait abondamment, et, si désolé que fût Émile, il reprit quelque espérance. Aussi osa-t-il insister, peindre avec feu son amour, représenter à cette jeune femme combien à son âge le vœu d’un perpétuel veuvage était insensé. Il eût presque dit coupable, et le pensait bien. Mais plus il était éloquent, pressant, plus Mme de Carzet semblait effrayée.

— Non, jamais ! disait-elle, jamais ! C’est impossible. Vous vous trompez. Mon devoir est de me consacrer à ma fille. Mais vous me causez un grand chagrin ! Je vous supplie de renoncer à cet amour, de vous consoler. Car je serais malheureuse, monsieur, oh ! bien malheureuse, de vous savoir malheureux à cause de moi !

Et voyant Marthe qui revenait vers eux, elle lui arracha ses mains, qu’il tenait, et, tout éplorée, courut au-devant de sa fille et l’entraîna, interdisant du geste à Émile de les suivre.

Émile resta quelque temps étourdi à la même place, regardant fuir dans le sentier la robe onduleuse de la jeune femme ; puis l’image chérie disparut, et il se dit qu’il ne la verrait plus, que c’en était fait de ces charmants entretiens, de cette adoration du cœur et des yeux, où il s’absorbait près d’elle ; qu’il lui faudrait vivre loin, désormais de cette femme, qui s’en allait, emportant dans son cœur, sa vie, ses espoirs, ses élans, tout le meilleur de son être, tout ce qui le faisait grand, tout ce qui le rendait bon, tout ce qui eût pu le rendre heureux. Son courage l’abandonna ; il ne vit plus de la vie à ce moment que ses amertumes et ses faussetés, et se dit qu’il n’en voulait plus, qu’il ne la supporterait pas.

En vain autour de lui bourdonnait la fête des fleurs, des épanouissements de la terre. En vain le doux parfum du petit blé noir, son compatriote, essayait-il de lui rappeler les joies du foyer, les poésies de l’enfance et tous les intimes bonheurs oubliés ; il n’entendait ni le chant affairé de l’abeille parlant de production, de richesse et de travail, ni la note monotone et sceptique du grillon, qui semble railler au nom de l’éternité les choses passagères. Il souffrait âprement. Il souffrait, et toutes ces splendeurs qui, une heure auparavant, aux pieds de son Ève, lui semblaient l’Éden, lui paraissaient maintenant menteuses, funèbres, empoisonnées.

Après ses abattements, la douleur lui fit sentir ses aiguillons, et il voulut, vaine illusion des souffrants, fuir ce lieu où la désolation était tombée sur sa tête. Il marcha une heure au hasard sur les pentes, dans les taillis, se laissant aller parfois sur le sol, puis se relevant sous une douleur plus âpre et plus vive. Comme il débouchait d’un bois dans un chemin et reconnaissait avec une sorte d’effroi qu’il était encore tout près de la Ravine, il se vit en face du baron.

— Eh bien ! s’écria celui-ci, quel air étonné, hagard ! Nous sommes en plein jour, mon cher docteur et vous abusez du droit de rêver !

— Pas de railleries ! monsieur, je suis perdu ! répondit le jeune homme, et il s’enfuit, laissant le baron pétrifié.

Arrivé chez lui, le soir, Émile s’enferma, fuyant même les consolations de sa mère. Le bonheur, la vie facile, qu’il avait goûtés jusque-là, semblaient ne l’avoir préparé qu’à mieux souffrir. Jusque-là, il n’avait surtout vécu qu’en savant et en curieux, n’attachant son cœur bien fortement à aucune chose, attendant ; le premier lien puissant qu’il avait formé avec la vie, arraché, lui emportait l’âme.

Il ne se voyait plus d’intérêt au monde. Il eût ardemment désiré mourir.

Le lendemain, après une nuit dont les orages se lisaient sur ses traits flétris, Émile vit rentrer dans sa chambre sa mère, accompagnée de M. de Beaudroit. Peut-être Mme Keraudet avait-elle redouté pour son hôte un rude accueil ; mais quand elle eut vu son fils baisser la tête douloureusement et abandonner sa main au baron, elle sortit.

— Mon jeune et cher ami, dit M. de Beaudroit, je suis venu vous exprimer mon vif chagrin. Ma fille, en vous refusant, m’a cruellement froissé : car je vous désirais pour gendre. Je croyais Antoinette plus sensible à votre amour ; mais mon avis est que vous avez parlé trop tôt. Un cœur de vingt-six ans, doux et tendre comme le sien, est bien accessible à d’aussi bonnes raisons que les vôtres. Il eût fallu lui laisser le temps de se détacher peu à peu de ses folles résolutions… Cependant je ne suis pas chargé de vous donner des espérances. Antoinette, au contraire, m’a déclaré fermement sa volonté de rester veuve. Ces jeunes femmes, ça ne doute de rien. Ce que je puis vous dire pourtant, c’est qu’elle a voulu vainement me cacher ses larmes ; c’est qu’elle est au désespoir de la perte de votre amitié, qu’elle est inquiète de vous et se maudit de votre chagrin.

— Qu’elle veuille donc bien m’oublier, dit Émile. Je serais trop coupable d’ajouter un tourment à ses chagrins. Il est digne d’elle de rester fidèle à un souvenir sacré. J’ignorais qu’elle eût adoré son mari.

En même temps une jalouse rougeur colorait ses joues.

— Voilà ce qui vous trompe, s’écria M. de Beaudroit, et ce qui la trompe elle-même. Ma fille n’a jamais aimé son mari qu’à la manière d’une femme honnête, et de bonne volonté, qui n’a rien de mieux à faire. Je l’ai bien vu, moi, qui de mon côté l’ai mariée aussi bêtement que les pères le font. M. de Carzet était un de ces viveurs de bonne compagnie qui pratiquent le respect d’eux-mêmes dans les exactes limites du décorum. Il avait une délicatesse de race, un bon goût natif, un esprit accommodant, point de principes ; parfaitement raisonnable et sachant toujours s’arrêter à temps. Il n’était ruiné de corps et d’âme qu’à moitié quand il me demanda ma fille. Comme il n’était ni bête, ni laid, ni joueur, ni trop débauché, qu’il avait des manières de gentil homme et le respect des liens de famille, car il passait pour un bon fils, je le trouvai préférable à quantité d’autres. Il plut à Antoinette et sut gagner sa confiance. Me voyant désirer ce mariage, et persuadée par l’exemple de toutes ses amies qu’il était nécessaire de se marier avant dix-huit ans, elle l’épousa. M. de Carzet fut pendant un an fort amoureux de sa femme ; je ne vois guère, en vérité, comment il eût pu faire autrement. Vint la naissance de Marthe, dont ma fille voulut absolument en être la nourrice ; fidèle à l’égoïsme qui l’avait guidé toute sa vie, M. de Carzet reprit alors ses anciennes habitudes, négligea sa femme, eut des maîtresses. Antoinette elle-même n’en put douter. Elle fut digne, sévère, calme, comme on peut l’être quand la passion n’existe pas, et se renferma dans son rôle de mère. Un jour, on lui rapporta son mari blessé, non pas même en duel, mais dans une rixe après souper. Le mal, qui d’abord paraissait peu grave, le devint. Ce choc eut des suites funestes. M. de Carzet reçut pendant une année les soins dévoués de sa femme, et ne put guère manquer de lui en être reconnaissant.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 18 MAI.
======= N° 13 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

IV
(Suite).

Or, vous le savez, les femmes (qu’on élève pour cela d’ailleurs) ont, ou se figurent avoir, une sensibilité stupide. Adorer le malheur est leur mot d’ordre, exagérer le sentiment est leur manie, et il faut bien convenir qu’il n’en saurait être guère autrement, puisqu’elles n’ont pour tout domaine d’action que l’imagination et la fantaisie. C’est donc tout simplement au repentir, non prouvé, de cet époux infidèle que ma fille sacrifie sa vie tout entière et le bonheur d’être véritablement aimée. Peut-être même ce malheureux égoïste lui aura-t-il demandé un serment.

Dans les premiers temps, ne voyant ma fille entourée que de prétendants à peu près semblables au mari perdu, je n’ai point combattu sa résolution. Je l’ai amenée volontiers à la campagne pour la soustraire à ces obsessions, et j’attendais encore pour la presser de faire un bon choix. J’ai désiré, je désire que ce choix tombe sur vous, et peut-être encore ne serait-il pas impossible…

Émile secoua la tête avec un triste sourire.

— Elle m’a défendu de la revoir, dit-il.

— Je le sais ; mais j’ai obtenu quelque chose à cet égard. « Ainsi, lui ai-je dit, voilà une rupture publique ! Après tant d’intimité, qui ne devinera que tu as refusé le docteur ? C’est donc non-seulement un chagrin mortel que tu lui causes, mais l’amer désagrément d’un échec dans l’opinion. »

Émile haussa les épaules.

— Je suis persuadé que cela vous est égal, du moins pour le moment, reprit le baron. Mais Antoinette a de l’amour-propre pour ses amis. Enfin, ai-je ajouté, voici notre école du dimanche désorganisée : car ni toi ni moi ne pouvons remplacer les leçons si bien faites par le docteur, ni l’autorité que prête à ces réunions la présence d’un homme profondément aimé et respecté dans le pays. Elle s’est rendue à toutes ces raisons, et il a été convenu que vous seriez invité à revenir le dimanche. Et maintenant, mon ami, si vous m’en croyez, c’est à vous d’accepter ce retour et d’en profiter pour obtenir davantage… Eh bien ?

— Vous demandez, dit Émile, à un malade pris de fièvre chaude de marcher tranquillement, quand il ne peut que tomber ou courir ! Ou je ne sortirai pas de cette chambre, ou j’irai en Chine. Il m’est impossible de vous dire ce que je ferai, mais assurément rien de calme.

— Hélas ! dit le baron, la persévérance n’est point la vertu des jeunes gens de ce temps-ci. Je suis plus jeune que vous, moi, j’espère toujours. Lutter corps à corps avec la fortune, n’est-ce pas la vie ? Et c’est seulement ainsi qu’on gagne les places et qu’on emporte les batailles. Nous faisions ainsi autrefois. Mais il n’y a vraiment plus de jeunes que les gens de soixante ans.

Il laissa Émile ébranlé, prêt à se rattacher à l’espérance offerte. Mais déjà s’était répandue la nouvelle du rendez-vous surpris par Mlle Chaussat. Il n’était bruit à Savenay que de ce scandale. On répétait avec horreur que Mme de Carzet et le docteur Émile Keraudet se donnaient des rendez-vous dans la campagne, afin d’échapper à la surveillance du baron, qui voyait de mauvais œil les visites trop fréquentes du docteur. On qualifiait énergiquement la conduite de cette jeune femme, qui ne rougissait pas de rendre son enfant témoin de ses rendez-vous avec un amant. Une amie charitable vint en grande hâte instruire de tout cela Mme Keraudet. Celle-ci demanda des explications à son fils. Émile vit la réputation de Mme de Carzet compromise, et en fût au désespoir.

Il hésitait déjà vivement à commettre l’imprudence que lui conseillait le baron : car enfin, s’il échouait au bout d’une nouvelle attente, d’un nouvel espoir, il n’en serait probablement que plus misérable. Mais désormais c’était pour Mme de Carzet elle-même qu’il ne pouvait risquer une pareille épreuve. S’il continuait de la voir, le moindre hasard, pareil à celui de leur rencontre du jour précédent, fortifierait les soupçons, propagerait ces odieux propos. Il devait donc cesser absolument ses visites, et, ne trouvant point le courage de vivre ainsi près d’elle sans la voir, il devait partir.

Faut-il l’avouer ? Mais à quoi servent sur ce point nos pruderies ? Peu de caractères échappent à la secrète influence des petites considérations qu’on dédaigne tout haut. Il n’est point d’être assez puissant pour vivre absolument en dehors de son milieu, ni assez grand pour que, dans son sommeil au moins, les Lilliputiens re l’enlacent. Le nombre est toujours une puissance. Donc, parmi les motifs qui déterminèrent Émile, se peuvent compter l’indignation, la colère et la mortification qu’il éprouva de voir ses sentiments exposés aux commentaires et aux quolibets de sa petite ville. Il y avait sur ce point dans sa conscience (comme dans celle de bien d’autres) une petite énigme à résoudre : il méprisait profondément l’opinion de tous ces gens-là, et n’en souffrait pas moins de l’idée d’être défait à leurs yeux.

Il écrivit au baron qu’après les réflexions les plus sérieuses, il jugeait que le devoir et la prudence lui ordonnaient de partir, non pour oublier, mais pour donner au moins à sa douleur la seule consolation qu’elle put éprouver : le mystère et la solitude. Mme de Carzet connaissait son amour, ses vues, son caractère, ses désirs ; il resterait le même et l’adorerait toujours. Il partait. Était-ce pour quinze jours, un mois, un an, il l’ignorait lui-même. Il savait seulement qu’il est des douleurs que les consolations aigrissent et que le mouvement rend peut-être plus supportables.

Quelques heures après, le docteur Émile embrassait sa mère tout en larmes et prenait le train pour Paris.

On pense que ce départ subit donna lieu à de nombreux commentaires, au coin de la Grand’Rue et ailleurs. On se moquait âprement de ce pauvre docteur qui, après avoir eu le mauvais goût de préférer une étrangère aux jeunes beautés du pays, s’était vu trompé dans son ambition. On assura que la dernière visite du baron n’avait eu d’autre objet que d’adresser à M. Keraudet de vifs reproches et de lui interdire sa maison. On battit des mains à cette aventure, et mille quolibets, plus prompts que le train qui l’emportait, suivirent le jeune docteur dans sa fuite.

Le baron après avoir lu la lettre d’Émile, avait haussé les épaules et s’était mis à marcher de long en large de l’air le plus contrarié. Puis il avait tendu la lettre à sa fille, qui l’interrogeait du regard, et tout en continuant sa marche il ne cessa d’attacher sur elle un regard observateur. Il la vit pâlir ; elle garda la lettre dans ses mains plus longtemps qu’il n’était nécessaire pour une seule lecture, et la remit enfin sur la table sans dire un mot.

— Que penses-tu de cette décision ? demanda M. de Beaudroit.

— Il cherche à se consoler, et fait bien, dit-elle.

Sa voix était fort altérée : elle sortit au bout d’un instant, et le baron haussa les épaules plus que jamais.

Tout suivit à la Ravine le même train qu’auparavant, à l’exception du vide que laissaient dans les leçons du dimanche des cours faits autrefois par le docteur. Mme de Carzet se montra la même dans ses bontés pour les gens du pays et dans ses soins pour l’école d’adultes, qui prit même pendant l’hiver un plus grand développement. Les observateurs remarquèrent chez la jeune veuve une teinte de tristesse ; on assura que la fraîcheur de son teint avait subi une altération prononcée ; peut-être même, en dépit de sa ponctualité, de ses efforts dévoués, les écoliers sentirent l’absence d’une certaine chaleur émue, effet non de la volonté, mais de quelque autre foyer plus ardent. Mais cet alanguissement venait peut-être, ainsi que l’assurait la jeune femme, des rigueurs de l’hiver qui avaient succédé aux feux de l’été. Car maintenant les arbres étaient dépouillés, les champs mornes, et les grandes prairies qui s’étendent jusqu’à la Loire n’étaient plus qu’un miroir de glace, où dans les beaux jours, le soleil pâli réfléchissait ses rayons.

Tout l’hiver s’écoula sans que le docteur Émile reparût à Savenay. Mme Keraudet, à toutes les questions qui lui étaient faites, répondait que le jeune docteur avait depuis longtemps le projet de voyager. On vit à la poste des lettres timbrées d’Italie, puis d’Allemagne. « Il paraît qu’il faut aller loin pour oublier une parisienne, » disait-on dans les petites soirées de la bourgeoisie savenaisienne, et les demoiselles à marier affirmaient qu’elles seraient charmées si M. Keraudet ramenait une femme de ces pays là.

On était au milieu de l’été. Les grappes du sarrasin, encore en bouton et rosées, allaient épanouir le blanc calice de leurs petites fleurs, et déjà les abeilles tournaient en bourdonnant autour des champs parfumés, quand un beau jour on vit un grand mouvement se faire aux Planettes, et le bruit se répandit que le docteur était revenu.

Ce fut grand événement à la ville comme à la campagne, d’où les malades accoururent. Les propos, qui faute d’aliment s’étaient apaisés, recommencèrent. On examinait le docteur des pieds à la tête quand il passait dans la rue, et tout le monde reconnut qu’il avait maigri ; mais on lui trouvait en revanche le teint brun et l’air plus hardi, « plus suffisant, dirent les demoiselles, qui décidément le détestaient. Irait-il ou n’irait-il pas à la Ravine ? Telle fut la grande question qui pendant huit jours tint les esprits en suspens. Mlle Chaussat fit bonne garde, et le capitaine alla se promener sur tous les chemins qui pouvaient conduire à la Ravine, tout en jetant sur la campagne des regards vigilants et soupçonneux.

Au grand étonnement des curieux, ce fut le baron, ce père mécontent et farouche, qui vint le premier faire visite au jeune médecin.

— Êtes-vous guéri ? fut sa première question, après l’échange de poignées de main cordiales.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 23 MAI.
======= N° 14 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

IV
(Suite).

— Mon absence rendait ma mère malheureuse, répondit Émile. Bien des soins réclamaient ici ma présence. Je suis revenu… J’ignore pour combien de temps.

— Quand viendrez-vous nous voir ? demanda le baron.

Émile rougit :

— Monsieur, je craindrais de déplaire à Mme de Carzet.

— J’affirme que vous ne lui déplairez pas.

— Je suis heureux de l’apprendre, monsieur, mais… s’il faut vous l’avouer, j’ai subi l’épreuve la plus rude qu’un cœur d’homme puisse supporter sans mourir. Quand enfin, à force de courage et de volonté, je suis devenu plus calme, plus maître de moi-même, dois-je m’exposer à perdre, en un instant peut-être, le fruit de ses efforts et à redevenir aussi faible, aussi malheureux que déjà ?

Le baron se leva, comme c’était son habitude quand l’impatience le prenait, et se promena de long en large en marchant très-fort.

— Vous êtes précisément, dit-il, de l’avis d’Antoinette, que votre sagesse a pleinement rassurée et qui prétend que vous avez pris le bon moyen pour guérir. Ma foi, c’est en effet une bien belle vertu que la prudence ; mais vous la volez à mes soixante ans.

— Je voudrais conserver un fils à ma mère, dit Émile rougissant et agité.

— Les bons fils font les bons pères et les bons époux, dit le baron ; et, serrant la main d’Émile, il partit en disant : Au revoir, docteur.

Après son départ, un violent combat se livra dans l’âme d’Émile entre l’amour et la prudence. Retourner à la Ravine, n’était-ce pas renouer sa chaîne et la river peut-être à jamais. Mais, d’un autre côté, qu’avait-il gagné à son absence ? Il n’avait point cessé d’aimer Antoinette ; il n’avait obtenu que de s’habituer un peu à vivre d’amertume et de regrets.

Sa mère acheva de le décider à renouer quelques relations avec le baron et sa fille, non-seulement en essayant de lui communiquer l’espoir secret qu’elle avait elle-même vis-à-vis de la jeune femme, mais aussi en faisant intervenir dans ce drame de la destinée de son fils le chœur moderne, conduit par le capitaine et Mlle Chaussat :

— Eux qui ont, dit-elle, tant clabaudé sur ton départ, ce sera leur donner un beau démenti que de retourner à la Ravine comme auparavant. Ils n’y comprendront plus rien, et nous pourrons dire hardiment, et même ce sera la vérité, qu’ils ont menti en assurant que tu avais été refusé par le baron.

Quelques jours après, Émile se présenta à la Ravine, à l’heure où Mme de Carzet avait l’habitude de se promener avec sa fille. Le baron le reçut, et après l’avoir gardé quelque temps au salon, il l’emmena visiter ses champs, précisément du côté où se trouvaient Marthe et sa mère. On se rencontra, et Marthe sauva de part et d’autre beaucoup d’embarras en sautant la première au cou de son ami. Le premier choc passé, Mme de Carzet reçut Émile en voisin qu’on aurait vu de la veille. Cette froideur irrita profondément le jeune homme, qui, de son côté, fût glacial. Le baron était de mauvaise humeur. La petite Marthe seule fut aimable.

Toutefois, comme l’avait prévu Mme Keraudet, cette visite fit sensation et déconcerta les commérages. On ne savait plus que penser, ni même que dire, surtout quand le docteur eut repris son cours du dimanche comme auparavant.

Ce cours, où assistaient Mme de Carzet et le baron, eut bientôt un succès immense. Le jeune docteur parlait avec une éloquence véritable.

Au bout de quelques instants, après avoir commencé du ton le plus simple et le plus familier, il s’animait peu à peu, ses yeux lançaient des éclairs, sa voix devenait vibrante, et il lui venait à propos de tout, naturellement, des réflexions saisissantes.

Quand il parlait des petits enfants, des soins qu’il fallait donner a leur corps si frêle et à leur esprit si pur, toutes les mères pleuraient, et, en d’autres moments, il y avait même des jeunes filles qui pleuraient aussi sans savoir pourquoi. La parole du jeune orateur, pleine de passion, communiquait à son auditoire une sorte de fièvre, et secouait sur lui comme une pluie d’étincelles, dont plus d’une âme s’embrasa. Il aimait assurément ce peuple pour lequel il parlait ainsi ; mais il parlait devant elle, et puisait, dans son cœur ému, aux ressources de l’enthousiasme. Une assistance nombreuse, émerveillée, se pressait à ses leçons, et l’on disait qu’il n’avait pas son pareil en France pour bien parler, non, pas même à Nantes.

Mais quand, après la séance, toutes ces mains rudes et sincères cherchaient la main du professeur, et que mille remerciements, exaltés, naïfs, lui étaient adressés de toutes parts, il attendait vainement d’entendre sa voix à elle, de toucher sa petite main. Car elle se dérobait toujours la première, et il ne la voyait plus.

Il est vrai qu’il refusait invariablement l’invitation à dîner du baron, et il rentrait pensif, ulcéré, se disant qu’elle était et serait toujours implacable. Dans les rencontres fort rares qu’ils avaient eues depuis le retour d’Émile, il avait essayé inutilement de pénétrer les pensées que recouvrait l’air doux, pensif, concentré de la jeune femme. Elle parlait à peine, et ses paupières, souvent abaissées comme si elle eût craint par ses regards de laisser voir dans son âme. Émile se disait qu’elle ne pouvait lui témoigner mieux, ni autrement, la contrainte qu’elle éprouvait de sa présence, et cela lui causait une irritation profonde. Il avait pris le parti de la fuir, et s’excitait avec une sorte de fureur et de haine à rompre avec ce fatal amour. Il ne se présentait donc plus guère à la Ravine que le dimanche pour son cours, et le baron, à son tour froissé, ne l’invitait plus.

Ainsi se passèrent les mois d’août, de septembre, d’octobre. Émile sentit qu’il ne gagnait rien sur lui-même et perdait ses forces dans une pareille lutte. Il se dit qu’il fallait en finir de quelque manière ; il s’indigna que sa destinée fût ainsi le jouet de la volonté d’une autre. Il caressa les résolutions les plus folles, depuis celle d’épouser Mlle Bernereau jusqu’à celle de se tuer. Il osa se dire qu’après tout Mme de Carzet ne pouvait renfermer à elle seule tout l’idéal et tout le bonheur de ce monde. Il se le dit. Mais il n’en crut rien. Toute la décision qu’il put prendre fut d’aller passer l’hiver à Paris.

Pendant son absence, la jeune veuve fit de fréquentes visites à Mme Keraudet. Très-naturellement, on ne parlait que d’Émile ; Mme Keraudet n’était point ce qu’on appelle vulgairement une femme d’esprit, mais elle était mère et sut tout dire, sans offenser la jeune femme, qui n’écartait point l’entretien.

Émile revint aux beaux jours, plus âpre, plus mécontent, plus irritable que jamais. Interrogé sur Paris, il ne sut trop que répondre, et l’on finit par découvrir qu’il n’avait guère visité que l’École de médecine, les bibliothèques et l’Institut. Il avait retrempé ses études, voilà tout, et c’était là toute la distraction que lui avaient fournie les plaisirs de Paris, où l’opinion publique le prétendait plongé.

Avec un peu moins de sauvagerie et d’humeur, il se serait aperçu que la voix de Mme de Carzet en lui parlant était bien douce, et que son regard était bien rêveur. Depuis quelque temps elle aussi devenait fantasque, irritable. On lui voyait parfois les yeux rouges, et sa tendresse pour sa fille semblait plus passionnée que jamais.

Un jour que les courses du docteur l’avaient conduit non loin du moulin à vent, il y dirigea ses pas et s’arrêta sur le sommet du coteau où pour la première fois, dans les magnificences du soleil couchant, il avait admiré l’idéale beauté de la jeune veuve. Il était environ trois heures. Une grande lumière, tamisée par les mousselines du ciel breton, éclairait toute la campagne, et, comme au jour dont Émile évoquait le souvenir, à l’entrée de la pleine mer, entre les deux pointes, un transatlantique en partance, toutes voiles enflées, apparaissait entre l’onde et le nuage. Au loin, la Loire étincelait.

Sur cette vaste et belle vallée, sur ces admirables coteaux, sur toute cette nature qui, dans sa puissance, exhalait une joie sereine, le regard du jeune homme errait amer, et rempli de ces interrogations ardentes, soupçonneuses, que l’être humain, quand il souffre, adresse à l’être éternel.

Tout à coup, une voix frêle, dont il reconnut aussitôt le timbre, parvint à son oreille. C’était la voix de Marthe, qui appelait Jeanne, et l’on eût dit que cette voix venait d’en haut. Le cœur palpitant, car Marthe n’était jamais loin de sa mère, Émile se rapprocha du moulin. Il reconnut alors que la voix venait de la lucarne en haut de la tour, et, en même temps que Jeanne, il entra.

— Jeanne, cria Marthe du haut des échelles, c’est maman qui est peureuse, allez, car elle ne peut plus descendre à présent.

— C’est vrai, dit Mme de Carzet ; dont l’accent rieur semblait se moquer de son propre émoi, c’est vrai, Jeanne. Je suis montée là pour suivre Marthe, et maintenant, quand je regarde en bas, le vertige me prend et je sens que je tomberais. Comment faire ?

Et la jeune femme, à sa propre question, répondit par un frais éclat de rire.

— Espérez un peu, madame, dit la meunière ; je ne suis pas de force à vous descendre ; mais voici bien heureusement M. Keraudet, qui va vous tirer d’affaire.

Émile montait déjà. Au nom de son ami, la petite battit des mains, et se plaçant à l’ouverture, près des échelles :

— Ah ! mon ami, comme vous avez bien fait de venir ! Étions-nous en peine ! Mais c’est maman ! car moi je descendrais bien toute seule.

Et tandis que la mère, tremblante, la retenait par sa robe, elle posa sur l’échelle ses petits pieds et descendit de deux échelons au devant d’Émile, qui la saisit dans ses bras et la déposa bientôt dans ceux de Jeanne. Puis il remonta vivement près de Mme de Carzet.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 24 MAI.
======= N° 15 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

IV
(Suite).

La jeune femme s’était reculée jusqu’au fond de la tourelle. Cette protection qui lui était offerte n’avait point diminué son effroi. Il semblait, au contraire, avoir augmenté. Elle ne riait plus, et ses traits et ses regards exprimaient le plus grand trouble.

— Madame, lui dit Émile, veuillez vous confier à moi, je vous prie.

Mais, à ces paroles, prononcées du ton le plus humble et le plus respectueux, Mme de Carzet, bien que déjà elle touchât au mur, fit un mouvement comme pour s’éloigner encore.

— Je vous remercie, monsieur. Descendez, Jeanne m’aidera.

— Jeanne, s’écria-t-il, est incapable de vous soutenir ; elle vous l’a dit-elle-même ; vous tomberiez toutes les deux. Une pareille imprudence pourrait vous coûter la vie, madame, songez-y.

En même temps il passa de l’échelle sur le plancher et s’approcha de Mme de Carzet.

— Laissez-moi, dit-elle avec une véritable terreur en l’écartant de la main.

— N’ai-je donc plus votre estime ? s’écria-t-il désespéré. Mais vous feriez une chute mortelle, et je ne puis penser qu’à cela ! Confiez-vous à moi ; il le faut.

— Non, maintenant je pourrai descendre seule, dit-elle en se rapprochant de l’échelle, tout en observant une courbe qui la tenait éloignée d’Émile.

Plein d’effroi pour elle, quoique tremblant en même temps de sa propre audace, Émile saisit le bras de la jeune femme.

— Pardonnez-moi ; mais je ne puis vous permettre cette imprudence.

— Laissez-moi ! s’écria-t-elle de nouveau, avec une telle expression de détresse que, pétrifié de surprise et de chagrin, il cessa de la retenir.

Aussitôt elle se précipita sur l’échelle, et, avec un frémissement indicible, il la vit descendre seule. Au mouvement trop tardif qu’il fit pour l’arrêter, elle répondit :

— Je ne crains plus le vertige à présent.

À l’expression de ses traits, on voyait en effet que ce vide, tout à l’heure tant redouté, elle s’y engouffrait comme dans un asile. Elle descendit sûrement et fut bientôt en bas, près de sa fille et de la meunière.

— Eh bien, notre ami, dit Marthe, ne venez-vous pas ?

Émile ne fit pas de réponse. L’enfant appela de nouveau, et, surprise d’être si mal obéie pour la première fois, tandis que sa mère, au dehors, se remettait de son émotion, elle grimpa de nouveau lestement et vit Émile debout, les yeux fixes et comme pétrifié. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Marthe fut saisie de ce spectacle. Les enfants ne comprennent pas la douleur sans cris. Elle n’osa parler et redescendit, toute préoccupée, près de sa mère. Et quand elles eurent quitté Jeanne, la petite, mystérieusement, raconta ce qu’elle avait vu. Une vive rougeur couvrit le visage de la jeune femme ; elle parut hésiter, fit un pas comme pour retourner au moulin, et finit par continuer son chemin, lentement et la tête baissée.