Attendre-Espérer (Le Phare de la Loire)/3

Attendre-Espérer (Le Phare de la Loire)
Attendre-Espérer (p. 72-101).

III

Les deux honorables personnes dont nous venons de surprendre l’entretien étaient des représentants de l’opinion trop fidèles pour que leur avis ne fût pas partagé par tous les bourgeois de la petite ville, et même par cette partie saine du populaire qui s’inspirait de leurs jugements. Déjà, bien que les visites faites par le baron et sa fille eussent rempli d’aise ceux qui les avaient reçues, et eussent alimenté leurs conversations pour plus de quinze jours, on avait cependant à cet égard beaucoup glosé, les uns trouvant que les choix avaient été trop larges, et les autres trop restreints. Cependant, on s’était hâté de rendre ces visites et de pénétrer dans l’intérieur des nobles Parisiens. Malheureusement, on n’avait guère trouvé à la Ravine d’autre luxe que celui des bois et des prairies. La maison elle-même, propre, agréable et jolie, n’avait que des meubles simples et déjà vieux, qui était bien au-dessous de l’ameublement de Mme une telle, et même de telle autre, qui se piquaient d’élégance et avaient accepté la noble tâche de soutenir Savenay au niveau de la civilisation.

On était donc revenu désappointé, et les bruits les plus défavorables au crédit du baron circulèrent. Sans ses libéralités envers les pauvres, il eût passé pour un homme ruiné, venu à la campagne dans un but d’économie. Au moins, y eut-il diminution notable du respect et de l’intérêt que leur présence avait excités. Mais ce fut bien autre chose quand on apprit l’ouverture de l’école. On n’y pouvait croire. Cela parut du plus mauvais goût et de la plus plate excentricité. On tournait tout autour sans y rien comprendre. En effet, mettre des idées dans sa vie, cela paraît aussi peu naturel dans le monde que peu vraisemblable dans les romans, aux yeux des mêmes juges. Il eût pris fantaisie au baron d’établir des courses, de donner une fête champêtre, de couronner des rosières ; Mme de Carzet eût balayé d’une queue de plusieurs mètres de soie les rues de la petite ville ; elle eût paru en bottes, en jupes courtes et dans ces costumes ébouriffants qu’on portait sur les plages voisines, les critiques eussent été bénignes ; car ce sont là des excentricités de gens riches et distingués ; mais ouvrir une école, c’était du dernier vulgaire, cela ne ressemble à rien. Cela ne se faisait pas. Aussi les noms des propriétaires de la Ravine furent-ils désormais prononcés avec une moue de mépris, Enfin, l’inconvenance de tenir classe le dimanche et de faire manquer vêpres aux écoliers ajouta de pieux motifs au blâme général.

Il y eut au prône de foudroyantes allusions, et les clameurs devinrent telles que l’autorité pria M. de Beaudroit de se mettre en règle. M. de Beaudroit n’eut pas de peine à obtenir du ministère une lettre aimable d’autorisation. Quant à Mme de Carzet, assez naïve pour s’étonner de pareils obstacles, elle demandait comment il se pouvait faire qu’on voulut s’opposer au bien.

Du reste, dans son orgueil de Parisienne, l’opinion de la petite ville lui importait peu, et elle se félicitait naïvement de ne recevoir d’autre visites assidues que celles du docteur. Il y a encore beaucoup d’habitants des grandes villes qui s’imaginent qu’à la campagne tout est permis. C’est exactement le contraire. Loin d’outrer l’indépendance de ses allures, il est nécessaire de les restreindre, si l’on ne se soucie de livrer en pâture à l’oisiveté morale et intellectuelle des indigènes sa personne et sa réputation.

Quant au docteur Émile, qui savait la vérité sur ce point, il se promettait chaque jour de rendre plus rares ses visites à la Ravine ; mais c’était toujours dans un avenir prochain que cette réforme devait avoir lieu ; en attendant, il y avait encore tant de choses à élucider, à combiner, à établir en commun que ce n’était vraiment pas sa faute. Il éprouvait aussi un plaisir extrême à assister le soir aux lectures faites par Mme de Carzet, et bien souvent, partie sous prétexte d’aller visiter ses champs, il se rapprochait insensiblement de la Ravine et se rendait à l’école, entrant doucement et se glissant dans la foule. Il était si heureux de la voir et de l’entendre quand, faisant passer dans les inflexions de sa voix toutes les impressions de son âme, elle les communiquait à son auditoire ! quand, s’interrompant afin d’expliquer un passage, ou de provoquer les épanchements et les questions, elle promenait ses grands yeux sur cette foule attentive, devinait par les physionomies les pensées, illuminait l’idée par un mot heureux et faisait de tous ces fronts jaillir l’étincelle !

Un soir qu’il venait d’entrer et de se placer au fond de la salle, en face d’elle, leurs yeux se rencontrèrent. La voix de la jeune femme s’altéra tout à coup ; une rougeur colora son visage, et pendant le reste de la leçon elle montra de l’embarras. Émile se retirait, la classe achevée, quand il entendit derrière lui ce pas léger et ce doux bruissement de robe qu’il connaissait bien. Une petite main enlaça le bras du jeune homme, et il se sentit tout enveloppé du parfum qu’elle mettait dans sa chevelure et de l’atmosphère chaste et enivrante dont elle marchait entourée.

— Monsieur, lui dit-elle d’un ton demi-plaisant et demi-confus, je ne veux plus vous avoir à mes lectures. Vous m’intimidez.

— Quoi ! est-il possible ? répondit-il ; et vraiment, éperdu comme il l’était, il ne pouvait se croire tant de pouvoir.

— Oui, reprit-elle, je ne sais pourquoi, mais cela est ainsi. Au commencement, j’étais toute à mes écoliers et ne m’inquiétais pas si vous étiez là. Mais à présent, mon Dieu, serait-ce donc que mon zèle s’affaisse ? Enfin, monsieur, votre présence me trouble ; je me sens devant un juge redoutable et n’ose plus dire les naïvetés qui vont à mon auditoire. Ma pensée n’est plus avec eux mais avec vous. Vous rompez le fil électrique qui m’unit à mon public. Vous le voyez, vous êtes un agent de désordre, et vous méritez bien votre bannissement.

Déjà, ce calme charmant où se berçait Émile et où les impressions de l’amour se confondaient avec celles de l’amitié n’existait plus. Il se sentait étreint des pieds à la tête par quelque chose d’immense qui venait de fondre sur lui. Son cœur vibrait sous la voix de Mme de Carzet comme un clavier sous la main d’un maître : ce bras de la jeune femme posé sur le sien lui ôtait la respiration, et les idées les plus contraires ébranlaient son cerveau, comme des coups de vent une voile. Un instant il osa se croire aimé, devant cet aveu naïf d’un trouble qu’elle ne s’expliquait pas à elle-même. Il osa bien plus : il l’accusa de coquetterie ; car pouvait-elle, à vingt-cinq ans, si belle, être si naïve et avoir conservé au milieu des hommages du monde un tel charme d’innocence ? Ou bien aimait-elle donc pour la première fois ? Non, un bonheur si grand était impossible ! Et cependant il n’en sentait pas moins qu’il lui était nécessaire, qu’il le lui fallait à tout prix.

Ils s’étaient arrêtés, au bout du corridor, sur le perron qui, du côté du jardin, forme la première marche des terrasses étagées, comme autant de grands escaliers, du seuil de la maison au fond du ravin. Un beau clair de lune, baignant de sa lueur tout le paysage, éclairait le visage de la jeune femme, se montrait encore, sous les sourires, la pudeur de son embarras. Elle tournait vers lui la tête, étonnée de son silence.

— Comment pouvez-vous avoir peur de moi ? balbutia-t-il d’une voix altérée.

— Je ne sais, répondit Mme de Carzet, rêveuse, en roulant autour de ses jolis doigts les vrilles d’une clématite, je redoute votre critique, apparemment.

— Ah ! c’est trop injuste ! reprit-il en mettant dans son accent tout le sentiment de l’injustice qui lui était faite, mais sans protester plus éloquemment ; car en ce moment il n’avait plus d’esprit du tout le docteur Émile.

— Ainsi donc, monsieur, vous ne viendrez pas demain.

— Vous me défendez de revenir ?

— Pendant la lecture seulement.

— Ah ! savez-vous combien cette défense est cruelle ? s’écria-t-il. Une heure pendant laquelle je pourrais vous voir et vous entendre ! Ah ! je vous en supplie, ne me la refusez pas !

Il la vit rougir, hésiter ; un flot de passion le souleva, et, saisissant la main de la jeune femme, il y appliqua fortement ses lèvres. Un silence, plein de stupeur des deux côtés, suivit cette action ; puis Mme de Carzet retira vivement sa main, en laissant échapper une exclamation si vive, si stridente, qu’on eût dit un cri de terreur. Émile, autant que sa propre émotion le lui permit, la vit tremblante. En ce moment, le baron parut au bout d’une allée ; la jeune femme descendit vivement les marches et courut à lui. Émile bientôt les rejoignit.

André-Léo

(À suivre.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 4 MAI.
======= N° 8 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

II
(Suite).

La conversation fut un peu trainante ; le baron presque seul en faisant les frais, et tout en causant il observait tour à tour d’un regard perçant ses deux interlocuteurs, dont la préoccupation était mal dissimulée. Au bout de quelques instants, Mme de Carzet se retira : bientôt après, le jeune docteur voulut prendre congé de son hôte : mais le baron, fort en train de causer, l’accompagna jusqu’au bout de l’allée des bois.

— Combien je vous remercie, lui dit-il, de l’œuvre excellente que vous nous avez suggérée ! À mon âge, quand l’âme ne s’est pas animalisée par le bien-être de l’égoïsme il reste si peu de croyances vivantes, et même d’affections, qu’on est trop heureux de trouver une occupation qui satisfasse à la fois nos besoins d’activité, notre conscience et notre raison. Se replier sur soi-même est s’affaisser ; ne plus vivre que de soi, c’est épuiser lentement ses forces. Je ne me sens point près de mourir : on naissait vigoureux de mon temps, et je suis capable d’en avoir pour vingt ans encore et de mourir en pleine activité, surtout si je puis fonder quelque chose ; car agir entretient la vie. Mais s’occuper uniquement pour passer le temps, quel leurre, quelle misère ! Tour à tour, je me suis fait mélomane, peintre et collectionneur, mais par désœuvrement et sans passion ; aussi ma distraction me pesait-elle comme une tâche.

Il faut vous l’avouer, j’ai pris en dégoût la société actuelle. Elle manque d’élévation, d’énergie ; sous ces dehors hypocrites, il n’y a rien que poursuite de la richesse à tout prix, et sensualité. Ôtez des questions publiques la foi, la passion, la lutte des idées, il ne reste plus que prétentions personnelles, et vaniteuses, insipide et plat tournoi. Par suite, les dehors même deviennent bas, vulgaires. La rue et l’atelier envahissent les salons ; c’est de la démocratie comme je ne l’aime point. Je souffrais trop en outre à voir mon fils, le continuateur de ma race, l’héritier de mon nom, sombrer dans ce naufrage de tous les orgueils, de toutes les noblesses. En fuyant Paris, je ne m’abusais point et m’attendais à trouver ici l’ennui. L’aumône, il y a longtemps que je la tiens pour un plaisir stérile, souvent amer.

Mais nous voici, Dieu merci, ou plutôt merci à vous, à la tête d’une œuvre féconde, pleine d’avenir. J’ai besoin d’avenir, docteur, comme un enfant, tout vieux que je suis ; il m’en faut bien plus, même. Car l’avenir, les enfants le portent en eux ; ils en sont pétris tandis qu’il nous faut, vieillards, te trouver en dehors de nous.

— Je suis bien heureux, dit Émile, de vous avoir présenté cette idée qui passionne également Mme de Carzet.

— Oh ! ma fille est une de ces natures d’élite qui ne se plaisent qu’aux choses généreuses. Elle vit dans la préoccupation du devoir, comme d’autres dans celle du plaisir ou de l’intérêt. Je ne crains en elle que l’excès à cet égard. Mais elle aussi avait besoin d’une fonction à remplir, d’un intérêt dans la vie. Une veuve de vingt-cinq ans a beau adorer sa fille, et même son vieux père, il y a encore en elle des réservoirs d’amour qui débondent. Que mon fils n’a-t-il un peu du caractère d’Antoinette !… Mais nos mœurs perdent les hommes, en écrasant les femmes. Faisons de l’éducation, monsieur Keraudet ; il en est vraiment besoin.

Émile, en admirant ce vieillard si jeune encore, lui reconnaissait amplement le droit de gémir sur la décadence du temps présent. Il y a certainement des époques de génération plus ou moins favorables dans la race humaine. M. de Beaudroit était de ces hommes qui firent l’histoire de 1830, ses luttes, ses batailles, ses élans, ses fugues, ses rénovations, et dont il reste parmi nous maints types vigoureux. Arrivés en ce monde pendant les premières années de ce siècle, quand la grande République venait de mourir égorgée et que, l’Empire n’avait pas encore énervé les âmes, ils naquirent imprégnés des protestations paternelles de regrets sublimes et d’espoirs confus. Aussi cherchèrent-ils dans l’idée leur route, et leur vie dans la passion.

Sans avoir tout à fait quitté les rangs de sa caste, M. de Beaudroit avait conclu avec la liberté de fréquentes alliances, et dans tout ce mouvement et dans toutes ces luttes, au milieu de ces spectacles, il était devenu penseur. Sa taille droite et haute, son front large, son œil perçant, marquaient l’énergie et la santé. Son sourire avait un grand charme. Il adorait la discussion, l’échange des idées, entrant en campagne à tout propos, un peu subtil parfois, toujours sincère.

Ses opinions n’étaient bien conformes à aucun programme et ne résultaient que de l’application de son sens moral et de son esprit à l’examen des faits et des idées.

Cependant il tenait beaucoup à passer pour démocrate, et, dans ce désir il lui arrivait souvent d’exagérer un peu en paroles ses convictions. Sommé de passer de la théorie à l’acte, s’il croyait juste d’agir, il n’hésitait point ; mais il fallait peut-être qu’il en fût sommé. Sa raison marchait en avant de lui.

Tout démocrate que se disait le baron, il n’en était pas moins gentilhomme des pieds à la tête, dans ses habitudes, ses manières, ses goûts. Il faisait fi des titres, mais ne pouvait supporter qu’en lui parlant on oubliât le sien ; entre ses serviteurs et lui, bien qu’il fût bon, facile, généreux, la distance était marquée par quelque chose d’infranchissable, qui n’est précisément ni la froideur, ni le mépris, qui n’exclut pas la bonté, mais ne laisse pas plus de place à l’humaine fraternité que l’enfer n’en laissait à l’espérance. En somme, tout en professant l’égalité, pour respirer à l’aise il avait besoin de cette atmosphère de respect et de déférence pour sa personne, dans laquelle il avait toujours vécu. Toute familiarité de la part des gens du peuple lui était insupportable, et quant à eux, sa cordialité les glaçait. — Toutes ces contradictions, ce n’était pas sans crainte qu’Émile les avait constatées.

Pour lui, du moins, il se voyait traité complétement en égal, et sentait bien que le baron n’était pas l’homme à ne pas placer au-dessus de tout l’intelligence. Il ne quittait jamais Émile sans l’engager à revenir, et la chaude étreinte de sa large main ajoutait à ses paroles une éloquence tout intime. Seulement, cela pouvait-il aller plus loin que des relations d’amitié ?

Resté seul, ce ne fut dans l’esprit d’Émile qu’ardentes questions se posant toutes à la fois. Il s’était trahi vis-à-vis de Mme de Carzet, et comment devait-il interpréter sa retraite, cette sorte d’effroi qu’elle avait montré !

De toutes les forces de sa mémoire et de sa pensée, il rappelait la scène, en scrutait toutes les expressions, et inclinait à l’explication la moins favorable.

Mais aussi pourquoi avait-il osé s’approcher, l’imprudent, de cette adorable femme ? Comment osait-il espérer son amour ? Comment pouvait-il songer, cet humble docteur de campagne, à se faire accepter pour gendre par un gentilhomme, démocrate d’esprit, il est vrai, mais non d’habitudes ? Ah ! son imprudence avait été grande en n’obéissant pas aux premières impressions qui l’avait averti de fuir le danger ! Il avait cédé à l’attraction si puissante qui l’entraînait dans ce cercle, et maintenant il n’en sortirait plus que broyé, le cœur en lambeaux. Comment pourrait-il même en sortir ? À l’idée de la quitter, toute sa volonté se révoltait ; il eût préféré mourir. Plus il se cherchait lui-même en faisant appel à son courage, à sa fierté, plus il se sentait possédé par elle. Il ne s’appartenait plus et ressentait les sensations d’un homme qui se voit, à son réveil, entouré de liens.

Émile passa trois jours à se dire qu’il ne devait plus retourner à la Ravine ; mais au bout de ce temps il en reprit le chemin. L’accueil du baron fut aussi affectueux qu’à l’ordinaire ; mais Mme de Carzet rougit à sa vue et se montra manifestement plus froide. Le pauvre Émile fut aussi lâche que tout autre amant : il se fit humble, petit, inaperçu, muet. Comment se défier de si peu de prétentions ? La jeune veuve redevint plus libre et plus gaie. Mais à mesure, la colère grondait au cœur du jeune homme, car il y avait là une contradiction monstrueuse, épouvantable : cette femme ne consentait à être adorable et bonne qu’à condition de ne pas être adorée. Une telle conduite n’était-elle pas la condamnation des désirs d’Émile ? Quelle autre réponse pouvait-il attendre, puisqu’on s’effrayait de son amour ?

Au bout de quelque temps la scène du perron parut oubliée et la confiance rétablie entre eux. Quelquefois, lorsque Mme de Carzet avait ou croyait avoir besoin d’explication, ils préparaient ensemble la lecture du soir. Elle avait une manière de comprendre qui vivifiait tout et ravissait Émile. Elle était de ces commentateurs dont la riche imagination prête mille intentions et ajoute mille beautés à l’œuvre dont ils s’occupent, et les idées émises par le jeune docteur étaient saisies par elle de telle sorte, qu’il les retrouvait avec surprise plus fécondes et plus larges que d’abord il n’avait pensé.

Malgré ces bonheurs, l’existence d’Émile devint, intérieurement, la plus tourmentée qu’on pût rêver. Il espéra et désespéra vingt fois le jour. Toutes ses pensées, toute sa vie se concentra dans une interrogation ardente. Il n’avait l’esprit occupé qu’à tirer induction des paroles, des gestes d’Antoinette ou de son père, des détails les plus insignifiants. Son âme devint comme un champ de joutes où le doute et la foi, l’ivresse et le désespoir se livraient de continuels assauts. Sa santé s’altéra, son humeur s’aigrit. Il perdit toute sa verve, et l’expression autrefois douce et sereine de ses traits fit place à une sombre mélancolie. Chez lui, il négligeait ses travaux, se livrait à de soudaines colères ; ses serviteurs ne le reconnaissaient plus.

Depuis longtemps la bonne Mme Keraudet avait deviné le secret de son fils. Elle le lui fit confesser et l’encouragea. Pour elle, dans son amour et dans son orgueil de mère, elle ne partageait point les craintes d’Émile, et il lui paraissait impossible que Mme de Carzet se refusât à l’aimer.

— Je les ai bien jugés, disait-elle ; ce sont de bonnes gens et des gens d’esprit. Sois seulement patient, aimable et persévérant, et tout ira bien.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 8 MAI.
======= N° 6 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

III
(Suite).

Ce fut elle qui l’empêcha de rendre ses visites trop fréquentes, lorsqu’il s’y laissait aller sous l’influence d’une intimité nouvelle.

— Car, dit-elle, tu les engages ainsi vis-à-vis du monde, et ton devoir en ce cas serait de te déclarer. Mais il ne faut rien brusquer et attendre qu’on t’aime davantage. Un second mariage est toujours plus difficile qu’un premier, et l’on y réfléchit beaucoup, surtout lorsqu’il y a un enfant. Heureusement, on n’a pas de raison de se défier de toi, et l’on t’aimera.

Mais la passion n’admet pas d’atermoiements et d’hésitations. Oui ou non, tout ou rien, sont les seuls termes qu’elle comprenne. Elle a quelque chose de l’infini, car la notion du temps n’existe pas pour elle ; de l’absolu, car elle n’admet pas les restrictions.

Au bout de trois mois, il semblait à Émile qu’il aimait depuis des années, tant la multiplicité des sensations étendait pour lui la durée des jours il se sentait prêt à tout pour elle, et dans ses élans d’amour le monde étroit des attentes, des réserves, des demi-mesures, disparaissait à ses yeux.

Plus Mme de Carzet devenait calme et sereine, plus il devenait irrité. À la voir occupée de sa classe, de ses études, des excursions de botaniste qu’elle faisait avec sa fille, même à l’affectueuse douceur de son accueil, il l’accusait d’insensibilité de mollesse de cœur, d’indifférence. Et quand il la voyait, enivrée de la vie nouvelle qu’elle menait au sein de cette belle nature, au milieu d’occupations fécondes et fortifiantes, rayonner et sourire, il se sentait furieux ; car alors elle semblait vraiment ne pas se douter qu’il y eût au monde, pour quelqu’un de ses amis, le moindre prétexte de ne pas se trouver tout à fait heureux.

Que lui-même fût pour quelque chose dans le bonheur de la jeune femme, il ne s’avisa pas d’y songer. Il avait déjà passé l’ère des émotions douces. Une plaisanterie lui semblait odieuse, et quand Mme de Carzet l’accusait quelquefois de devenir rêveur comme un savant, il était indigné d’une aussi scandaleuse méprise. Parfois, il eût volontiers licencié l’école pour voir si, à force d’isolement, d’ennui peut-être, Mme de Carzet daignerait s’apercevoir qu’il y avait sur terre un autre amour que celui des ignorants et des pauvres, et à ses pieds, dans le cœur d’un homme, tout un monde nouveau d’émotions ardentes. Il aimait enfin avec toute la fougue d’égoïsme que mettent généralement les hommes dans l’amour, et semblait n’avoir vécu si tranquille pendant trois années que pour fournir à cette passion des forces plus vives.

Suivant ce qui s’était passé dans la journée, sur un mot, sur un regard, parfois il partait le cœur plein, nageant dans l’harmonie des forces et des poésies universelles, grand à toucher le ciel du front, à remplir la voute céleste de son regard et de sa pensée ; — tantôt il se traînait sans force, découragé, fou, maudissant la vie, invoquant la mort.

Malgré les conseils de sa mère, Émile se dit enfin qu’il devait connaître son sort ; qu’un tel état ne pouvait être supporté longtemps sans aboutir au dérangement de l’esprit ou de la santé ; que Mme de Carzet l’aimait ou ne l’aimait pas, et que la plus simple prudence lui ordonnait de le savoir au plus tôt.

Il s’animait dans cette résolution, un jour, tout en descendant le coteau avec Mme de Carzet et Marthe ; mais si, lorsqu’il était seul, il se promettait facilement le courage d’une explication avec la jeune veuve, en sa présence il trouvait toujours mille motifs d’attendre encore. Ce jour-là, Marthe le gênait.

C’était de l’ingratitude. Le moyen généralement employé pour faire entendre aux mères qu’on est leur esclave et de se faire celui de leurs enfants. Émile n’avait point manqué à la tradition, et Marthe n’avait point manqué d’accepter son rôle, qu’elle remplissait à merveille ; car, tout en abusant de sa proie, comme il était juste, elle favorisait à chaque instant le rapprochement de sa mère et de son ami, et les forçait à ces familiarités auxquelles l’enfant communique de son innocence. Elle allait de l’un à l’autre, doux trait d’union, colombe messagère des baisers qu’Émile reprenait sur son front et de mille tendresses inavouées.

Marthe, ce jour-là, semblait plus préoccupée qu’à l’ordinaire d’user de son pouvoir ; elle avait refusé de marcher, et, portée dans les bras d’Émile, elle demandait sans cesse telle ou telle chose, et particulièrement, car la lune ne brillait pas, tout ce qui se trouvait à la pointe des arbres, ou en d’autres lieux inaccessibles. Sa mère la grondait. Émile l’excusait et persistait à garder son léger fardeau ; car lorsqu’il tenait l’enfant dans ses bras il se sentait plus près du cœur de la jeune mère.

Ils étaient descendus jusqu’au fond du ravin et marchaient le long du ruisseau, dans les prairies encaissées entre les coteaux boisés. La lumière et l’ombre, dans cette profondeur, offraient d’admirable contrastes, les reliefs enluminés éclataient au bord des plis sombres ; tout le haut des bois étincelait de soleil, et le ciel, s’allongeant au-dessus de leurs têtes en bande azurée, semée de nuages blancs et fauves, paraissait plus haut.

— Oh ! mon ami, vois ces jolies fleurs là-bas. Je les veux !

— Cela ne se peut pas, dit Mme de Carzet. Il faudrait retourner au pont et faire beaucoup de chemin.

— C’est égal, reprit l’enfant, je les veux ! je les veux !

Et elle tendait les bras. Émile mesura du regard la longueur et les sinuosités de la prairie, derrière lui.

— Monsieur Keraudet, puisque ma fille dit : je veux, je dirai : je ne veux pas, reprit Mme de Carzet, qui, pour plus d’autorité, posa le bout de ses doigts roses sur le bras d’Émile. Vous obéissez beaucoup trop à cette enfant.

— Alors, dites-moi de vous obéir à vous seule, et donnez-moi beaucoup d’ordres, dit-il d’un accent qui fit monter au front de la jeune femme une vive rougeur.

— Je ne saurais m’arroger de tels droits, répondit-elle ensuite, en donnant à sa voix d’autant plus de froideur que son visage accusait plus d’émotion.

Émile recula de quelques pas, prit son élan et franchit d’un bond le ruisseau, assez large en cet endroit pour qu’il y eût quelque péril à ce tour de force. Il n’avait pas encore touché terre qu’un cri perçant, poussé par Mme de Carzet, retentit, et, en se retournant il la vit s’affaisser, toute pâle, sur le gazon. Cela le transporta de joie, avec autant de soudaineté qu’il s’était senti, une minute avant, transporté de colère. Il arracha une touffe de myosotis, reprit son élan, et vint tomber aux pieds de la jeune femme, dont il saisit et pressa fortement la main.

— Ah ! pardon, pardon, chère… chère madame : je vous ai fait peur. Pardon ! et merci !

Les yeux d’Émile brillaient d’un tel éclat que Mme de Carzet détourna les siens ; la voix du jeune homme, quoique haletante, avait aussi une bien expressive éloquence ! la jeune femme voulut répondre ; elle voulait aussi retirer sa main… Elle ne put que fondre en larmes.

— Oh ! s’écria-t-il, ai-je pu vous effrayer à ce point ? Je suis bien coupable !… Hélas oui, bien coupable, car je ne puis m’empêcher d’être heureux !… Et pourtant je ne veux pas… je ne puis supporter que vous pleuriez. Calmez-vous. Ah ! si vous saviez quelle puissance vous avez sur moi !…

— Monsieur, interrompit Mme de Carzet, qui dompta son émotion par un violent effort et dont le visage devint sévère, tout ceci ne vaut pas la peine… et c’est moi qui vous prie de calmer votre exaltation… et de ne plus faire de telles imprudences. Quant à moi, je suis depuis quelque temps ridiculement nerveuse, voilà tout.

Elle se releva sans vouloir accepter la main d’Émile, et remit négligemment toutes les fleurs à Marthe.

Émile fut accablé de ce dédain. — Elle ne m’aime pas ! — Ce mot, qu’à l’instant il se dit, resta dans son oreille, y tintant comme un glas, à chaque pas qui le rapprochait de la Ravine, où il reconduisit Mme de Carzet. Pendant le retour, le babil de Marthe seul rompit le silence ; la jeune mère essaya bien de soutenir la conversation ; mais elle n’obtient de son compagnon morne et atterré que des monosyllabes distraits. Elle-même finit par garder le silence, et peut-être ses traits n’exprimaient-ils pas une tristesse moins profonde. Ne trouvant pas le baron à la maison, Émile prit congé brusquement et partit désespéré.

La bonne Mme Keraudet, qui du premier coup d’œil vit sa peine, essaya de le consoler par toutes sortes de bonnes raisons, lui reprochant son trop d’impatience.

Mme de Carzet a des scrupules, disait-elle ; cela se conçoit. Mais plus elle t’aimera, moins elle en aura : il faudrait donc te montrer aimable et attendre tranquillement.

— Tu ne sais pas que c’est le meilleur temps, lorsque les cœurs s’entendent à demi-mot, ou du moins en ont bonne envie. On le regrette plus tard, quand la parole a rompu ce joli charme et que les réalités ne laissent plus sujet de rêver. Mais les hommes, toujours trop pressés, raccourcissent ainsi leur bonheur.

Elle parlait de souvenir, la bonne dame et le souvenir, qui n’a rien de mieux à faire, aime à errer, d’un pas ralenti, dans les sentiers écartés ; mais la passion ne voit que le but, dévore l’espace, et tous les conseils de sa mère ne pouvaient empêcher Émile de s’épuiser en efforts pour atteindre d’un coup l’horizon. Il passa dans les perplexités une telle nuit qu’il résolut d’en finir avec ces tortures. Avouons d’ailleurs qu’il n’avait rien de ce stoïcisme que donnent les épreuves.

La vie l’avait gâté par toutes sortes de tendresses, et, choyé par sa mère depuis l’enfance, doublement servi par un caractère facile et par une vive intelligence, il n’avait point pris l’habitude de vaincre l’obstacle et n’avait pu s’empêcher, à l’exemple de tout le monde, de regarder comme digne de très grande considération son bien-être et son bonheur. Pris dans les serres de cet amour, et se sentant emporté par lui peut-être à l’abîme, il éprouvait le besoin de se défendre, et, s’il n’était pas trop tard, de rompre ses liens à temps pour n’être pas complétement brisé de sa chute.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 10 MAI.
======= N° 10 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

II
(Suite).

Il se promit donc solennellement de provoquer une prompte solution et cela dès la première fois qu’il retournerait à la Ravine. Ce serment fait, la force de le tenir lui manqua, et il passa plusieurs jours sans aller voir M. de Beaudroit et sa fille. S’il en souffrit, au moins espérait-il qu’on s’étonnerait de son absence et que Mme de Carzet se repentirait de sa froideur. Le cinquième jour, il allait sortir, quand il vit entrer le baron.

— On ne vous voit plus, dit celui-ci. Je vous dois, il est vrai, plus d’une visite ; mais je suis venu chargé fort expressément de savoir de vos nouvelles.

Elle était donc inquiète ? Le jeune docteur eut un mouvement de joie et se décida tout d’abord à sonder le baron. Après quelques instants de réflexion, pendant lesquels il parut écouter son hôte :

— Savez-vous, dit-il en prenant un livre sur son bureau, à quoi je pensais en lisant ceci !

— Quel est ce livre ?

La France sous Louis XIV. C’est l’œuvre consciencieuse d’un historien moderne qui s’est appliqué à faire connaître, non le relief extérieur des triomphes et des splendeurs du grand roi : batailles, ambassades, fêtes, galanteries ; mais l’inhumaine, l’odieuse, l’épouvantable misère du peuple à cette époque, bien moins grande que criminelle. Il y a là des pages touchant les exactions de la monarchie et la barbarie des seigneurs, que je voudrais lire dans notre école. Ne pensez-vous pas que pour mieux faire sentir au peuple la nécessité de l’instruction, et lui faire chérir l’indépendance, il serait bon de lui exposer le spectacle de l’abjection et de la souffrance où l’a tenu longtemps l’ignorance de ses droits ? Car l’enthousiasme du bien n’existe point sans la haine du mal, et pour les attacher aux biens qu’ils possèdent, pour leur inspirer le désir de nouveaux progrès, il serait efficace de leur apprendre combien le passé doit être haï.

— Eh mon Dieu ! s’écria le vieux gentilhomme en se levant et en marchant dans la chambre, en ces temps-là l’ignorance était la même pour tout le monde, et les seigneurs croyaient aussi naïvement que les paysans à la divinité de leurs droits.

Ils n’étaient pas d’ailleurs tous cruels et méchants, et beaucoup furent ce qu’ils devaient être, c’est-à-dire les protecteurs de leurs vassaux. Et puis, à quoi bon ces récriminations et ces haines contre un système qui n’est plus ? Ces gens-là maintenant dorment tranquillement dans leur tombe, et ce qu’ils ont fait de mal, ils l’ont payé chèrement. Ne vaut-il pas mieux oublier de funestes souvenirs et fondre dans l’union de toutes les bonnes volontés les inégalités qui existent encore.

— C’est parce que ces inégalités sont encore profondes, surtout c’est par ce que ces bonnes volontés sont rares, qu’il y faut, reprit Émile, un agent plus âpre et plus ardent. Confier aux privilégiés le rachat des déshérités, folie ! Si la Révolution déjà n’avait pas fait entendre les grondements de son tonnerre, pense-t-on qu’aurait eu lieu la nuit du 4 août ?

— Sur quel jacobin avez-vous marché aujourd’hui ? s’écria M. de Beaudroit avec impatience.

— Ah baron ! quel ton de grand seigneur vis-à-vis des républicains !

— J’avoue que je n’ai pas encore mis ma main dans celle de M. de Robespierre. Ai-je tort ? ai-je raison ? Que diable ! mon cher ami, je suis né trente ans avant vous ; il faut un peu d’indulgence. Et puis ma grand’mère a eu le cou coupé par les jacobins, et l’on m’a appris pour cela, tout petit, à leur en vouloir. Rancunes personnelles, je ne dis pas, et qui ne prouvent rien ; mais…

— Personne plus que moi, monsieur, ne respecte vos intentions et n’admire vos actes en faveur du peuple.

— Je n’entends nullement être admiré, dit le baron en se rasseyant, car j’agis dans mon intérêt, aussi-bien que dans celui des autres. Vous avez mis des armes entre les mains d’un enfant ; je tâche de faire de cet enfant un homme, afin d’éviter les accidents que par étourderie ou sottise il pourrait commettre. C’est affaire de simple bon sens ; car je ne suis ni de ces ambitieux qui aiment à jouer à casse-cou, ni de ces coquins qui pêchent en eau trouble. Il y a longtemps que j’ai compris que notre intérêt et notre devoir étaient une même chose, et si j’agis en conséquence, cela ne mérite point de couronnes. Ma fille est jeune ; elle a de l’enthousiasme et du dévouement, elle, c’est différent.

— Vous m’expliquez, dit le jeune homme, dont la voix s’altéra un peu, certaines contradictions.

— Lesquelles ?

— Un orgueil de caste qui se fait sentir malgré vous.

— Ah par exemple ! dit le baron surpris de l’accusation. Et où prenez-vous cela ?

— Convenez que la familiarité de nos paysans vous blesse, qu’ils doivent, pour vous plaire, descendre au ton de vos serviteurs, et que si quelqu’un d’eux vous tend la main, vous donnez la vôtre avec répugnance.

— Mais c’est qu’ils ont les mains sales, docteur et des verrues, et… que diable ! on peut avoir de la démocratie sans perdre l’amour de la propreté ! Ah ! vous croyez… quel perfide observateur vous faites, docteur ! vous ne passez donc rien aux vieilles gens ? Et quoi encore ! Ne me supposez-vous point d’autres faiblesses ?

— Je ne puis, monsieur, me permettre de supposer…

— Si ! pourquoi pas ? Je voudrais éclaircir vos doutes. Voyons !

— Je sais qu’il est bien difficile de se dégager entièrement des habitudes de l’éducation. Malgré toute la justice de votre caractère, malgré toute la justesse de votre esprit, il se pourrait que l’égalité des classes ne vous fut pas dans la pratique aussi agréable qu’elle vous semble juste dans la théorie.

— Parbleu ! c’est que l’égalité en puissance n’est pas l’égalité en fait. Quoi de plus simple ? Pouvez-vous demander qu’on recherche d’un pareil amour la stupidité et l’intelligence, la grossièreté et la grâce ? N’a-t-on plus le droit, tout en servant l’intérêt public, de choisir les siens ?

— Dans ces termes, sans doute. Mais généralement les habitudes de l’orgueil de caste poussent bien plus loin. On ne s’occupe pas seulement de la personne, mais de son origine, et par exemple dans les alliances…

Un vif sourire passa dans l’œil clair et intelligent du vieux gentilhomme.

— Eh bien ! dit-il ensuite négligemment, si j’ai gardé de ma caste certaines susceptibilités… épidermiques, je n’ai pas ces préjugés… quant aux alliances… et il me serait tout à fait indifférent de marier ma fille à un gentilhomme ou à un bourgeois, pourvu que ce fût à un homme assez distingué pour être digne d’elle.

Il y eut un silence. L’émotion avait pris à la gorge le jeune docteur, qui n’avait pas espéré une déclaration si franche et si nette. Le baron reprit :

— Et si vous saviez combien il me serait difficile de le trouver cet homme-là parmi les nôtres ? N’ayant pu réussir dans cette entreprise insensée de forcer le fleuve à remonter vers sa source, ils ont boudé la vie, ils se sont immobilisés, et subissent le sort de tout ce qui stagne. Frappée à la tête en 89, la noblesse achève de se tuer par l’oisiveté. Nos jeunes hommes, énervés déjà de naissance par de trop longues alliances aristocratiques, usent le reste de leurs forces dans les plaisirs bas et ne peuvent plus donner la vie qu’à des êtres rachitiques. Mon fils a dissipé la fortune de sa mère avec les plus sottes drôlesses ; il est maintenant poitrinaire et plus vieux que moi. Parlez-lui d’honneur, de vertu ; il plaisante et rit. Il joue, boit, fait courir, et paye les toilettes d’une ancienne ravaudeuse. Quand il ne pourra plus faire de dettes, il cherchera probablement à se marier, et s’il trouve quelque dot, je ne puis compter de sa part que sur des petits-fils imbéciles ou scrofuleux, nés pour offrir au monde le spectacle de l’abâtardissement d’une vaillante race, — car nos ancêtres étaient de ceux qui prirent la Sicile au XIe siècle, monsieur Keraudet, le saviez-vous ? — Eh bien ! ce n’est pas tout à fait un préjugé que les nobles filiations et les grands souvenirs ; c’est le respect de l’histoire humaine. Cependant, quand le signe et la réalité sont en désaccord, je préfère la réalité, et je ne demanderais pas mieux que de voir ma fille me donner, par son mariage avec un plébéien nourri des forces vives de ce temps, de vigoureux rejetons, de vrais vivants, des petits-fils aux joues roses et rebondies qui n’aient point l’air en naissant d’avoir oublié leur perruque, tant ils ressemblent à de vieux ancêtres, descendus de leurs portraits. Voilà ce que je rêve comme consolation de ma vieillesse. Voyons, suis-je si inconséquent ?

— Vous êtes…, s’écria Émile, qui suffoqué de joie, saisit la main du baron.

— Un grand homme, n’est-ce pas ? interrompit le vieillard en souriant avec une malice paternelle.

— Mieux que cela, répondit le jeune homme en s’efforçant de voiler sous un sourire l’attendrissement qui faisait monter des larmes à ses yeux, mieux que cela, car la justice et la bonté sont bien au-dessus du génie.

— La ! la ! quel enthousiasme ! reprit le baron en riant.

Ils allaient s’expliquer ouvertement, sans doute, quand Mme Keraudet entra. Et, bien qu’elle ne fût nullement étrangère à la question, cette sorte de timidité, ou plutôt de pudeur, qui sur de certains sujets retient l’émission de la pensée, arrêta tout épanchement nouveau. L’entretien continua cependant sur les préjugés nobiliaires, et le baron, se plaisant à montrer sa démocratie, les blâmait avec une vivacité encore plus grande que celle de ses deux interlocuteurs. Toutefois, comme s’il eût désiré une revanche, il se prit soudainement à porter ses coups d’un autre côté :

— Après tout, dit-il, nos revenants du XIXe siècle sont au moins conséquents dans leur illogisme, tandis que vis-à-vis de leurs principes les démocrates le sont rarement.

— Comment cela ? demanda Émile.

— La force invincible du droit nouveau, sa supériorité sur toute vaine théorie, ce qui le fait tout puissant comme l’évidence et vrai comme la vérité, c’est qu’il a trouvé la pierre angulaire, jusque-là vainement cherchée, et contre laquelle véritablement rien ne prévaudra, c’est-à-dire l’être en lui-même, l’individu, base vivante, irréfutable, qui lorsqu’on la nie peut se lever et dire : Me voilà. Eh bien, cependant, vous avez… nous avons proclamé les droits de l’homme en oubliant seulement la moitié du genre humain, et sur vingt démocrates on n’en trouvera souvent pas un seul qui, ardent à s’affranchir de lui-même, n’entende bien conserver la monarchie dans sa famille et y régir son royaume.

— Vous avez raison à l’égard du plus grand nombre, dit le jeune docteur ; mais pour tout homme délicat et juste qui admire et comprend la femme…

— Oh ! pour admirer et adorer, on ne s’en fait pas faute dans les livres et dans l’amour. Mais si l’on permettait aux femmes de réfléchir, il y a longtemps qu’elles auraient préféré à l’adoration le vrai respect.

— C’est vrai, dit Mme Keraudet, il y a là-dessus bien des idées fausses. Tous les hommes cependant ne pensent pas de même à cet égard, et mon fils en particulier…

— Mais c’est l’arbitraire et non plus le droit ; chose, même avec les meilleurs, dangereuse. Car, y a-t-il confiscation plus entière et plus absolue que celle contenue dans la déclaration de tout homme, honnêtement épris, qui sollicite la main d’une femme ?

Épousez-moi, c’est-à-dire : Madame, soyez à moi, âme, esprit, corps et volonté, passé, présent, avenir ; remettez-moi vos biens, vos enfants, votre honneur, votre destinée. J’aurai sur toutes ces choses un pouvoir absolu ; vous ne serez rien et je serai tout. Et pour que votre absorption en moi soit aussi complète que celle de l’Indou en Brahma, vous perdrez jusqu’à votre nom et n’en aurez d’autre que le mien.

— C’est la faute des lois, dit Émile abasourdi, et je ne vois malheureusement pas le moyen…

— Pardon ! les lois permettent quelque adoucissement à ces rigueurs, observa le baron d’un ton persuasif, et entre autres à celle que j’ai citée la dernière. Un honnête homme, pénétré des principes d’égalité, peut ajouter à son nom celui de sa femme. Pour donner un exemple, je suppose que ma fille viendrait à se marier, mes petits-enfants pourraient ainsi légitimement porter le nom de Beaudroit.

— Il y a bien longtemps que nous n’avons eu le plaisir de vous voir à la Ravine, madame, » ajouta le baron en se levant et en s’inclinant devant Mme Keraudet pour prendre congé.

Il continua de parler de toute autre chose, en se laissant reconduire jusqu’à la porte de la rue par son hôte, et leur dernier mot fut : « À demain. »

Émile, revenu près de sa mère, poussa un grand éclat de rire en la serrant dans ses bras.

« Quel original ! s’écria-t-il, et qui pouvait s’attendre à une proposition pareille, amenée par tant de détours ? Il faut convenir que les préjugés des hommes sont bien tenaces. — Moi, m’affubler d’un nom de noblesse et faire souche de gentilshommes, pour plaire à ce démocrate baron ! »

Mais son cœur couvrait tous ces railleries d’un grand cri de joie. « Il me l’accorde, se disait-il ; et maintenant mon sort dépend d’elle seule. » À cette pensée, l’angoisse le reprenait ; mais un élan d’amour lui rendait un peu de confiance. Il l’aimait tant ! Cette immense force d’amour qu’il sentait en lui était à ses yeux le seul trésor, la seule puissance qui pût compenser son indignité vis-à-vis des perfections et des charmes de son idole ; mais devinerait-elle combien elle était aimée ?