Attendre-Espérer (Le Phare de la Loire)/1

Attendre-Espérer (Le Phare de la Loire)
Attendre-Espérer (p. 1-39).

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 26 MARS.
======= N° 1 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

I

En allant de Nantes à Saint-Nazaire, soit par la voie ferrée, soit par le bateau qui descend la Loire, on remarque sur la rive droite d’admirables mamelons boisés qui se succèdent, obliquement entrecoupés de ravins. C’est le Sillon de Bretagne, soulèvement granitique de vingt à vingt-cinq lieues de longueur, qui part de Nantes en s’écartant vers le nord, et abandonne à Savenay les bords de la Loire pour aller mourir aux confins du Morbihan. Le fleuve, à partir de ce point, n’offre plus que des rives plates, souvent inondées, et des flots troubles, d’âpre saveur, que soulève déjà la forte respiration de l’Océan, et qui participent à ses houles et à ses tempêtes.

Bâtie sur le Sillon de Bretagne, à distance à peu près égale de Nantes et de Saint-Nazaire, la petite ville de Savenay domine un beau paysage, au milieu duquel elle se détache elle-même très-pittoresquement. Mais à l’intérieur, bien qu’elle soit décorée du titre de sous-préfecture, ce n’est qu’un grand village, peuplé d’artisans et de fonctionnaires ennuyés, et centre d’un commerce rural assez considérable. Si les agglomérations ont, comme les individus, leur caractère, on pourrait signaler dans celui de cette petite ville une nuance d’aigreur et d’inquiétude, résultat d’une rivalité de voisinage et légitimé par le droit de défense. Car l’accroissement de Saint-Nazaire et les prétentions insolentes de ce petit port agrandi menacent d’enlever à Savenay ses pouvoirs administratifs et judiciaires, autrement dit toute son importance, et la moitié, la fleur de sa population. — Mais ce n’est point de raisons d’État ni de grandeur et de décadence que nous voulons nous occuper ici. Il ne s’agit que d’une intime histoire (il va sans dire une histoire d’amour) éclose sous des genêts et terminée à l’ombre d’une vigne en fleur.

Par une chaude journée de juin, un homme jeune, disons un jeune homme — il avait trente ans environ — sortait d’une maison de campagne sise sur les hauteurs, à peu de distance de la ville. À l’air dont il ferma la barrière et dont il jeta les yeux à droite et à gauche sur les champs qui bordaient la route, on devinait en lui le propriétaire, mais non ce qu’on appelle un propriétaire campagnard.

Vêtu négligemment d’un habit de coutil presque blanc, coiffé d’un chapeau de paille et tenant à la main une canne d’églantier, tordue par la nature et vernie par l’art, il avait une tournure aisée, élégante. Il portait aussi une magnifique barbe blonde, et bien que dans son visage rien de fade ni de vulgaire n’eût pu autoriser aucun de ses ennemis à l’appeler un beau garçon, l’harmonie de ses traits flattait le regard, d’autant mieux qu’elle résultait moins de la régularité que d’une expression de bonté, de douceur et d’intelligence. Retenu par cette première impression, toute sympathique, si l’on eût cherché à pénétrer plus avant et à conjecturer sur le caractère de cet inconnu, on eût trouvé dans l’œil bleu, mêlés à l’ardeur des sentiments nobles, les nuages de la rêverie, et l’on eût deviné qu’à l’impressionnabilité du cœur se joignait peut-être cette impressionnabilité de l’esprit qui produit l’indécision.

Il se dirigeait vers la ville, et tous ceux qu’il rencontrait, sur la route d’abord, puis dans les rues, le saluaient comme une connaissance. De la part des hommes du peuple, le salut avait quelque chose d’intime et d’affectueux. Ceux-là, en effet, aiment volontiers dès qu’ils estiment ; on ne les rend humbles que par la défiance et la crainte. Une ou deux fois le jeune homme fut arrêté dans sa marche par des gens qui l’abordèrent. Une femme vint lui présenter un enfant, qu’il prit dans ses bras et qu’il examina soigneusement, en appliquant l’oreille sur sa poitrine ; après quoi, s’approchant d’un de ces bancs qui, à la campagne, bordent presque toutes les maisons, il griffonna sur ses genoux un billet, le remit à la mère et poursuivit son chemin.

« Où va donc aujourd’hui le docteur Émile Keraudet ? » cria de sa fenêtre, au capitaine Montchablond, Mlle Chaussat, qui, assise comme à l’ordinaire derrière ses volets entre-baillés, maniait son crochet avec une dextérité sans égale et une science d’habitude qui laissait à ses yeux et à sa langue la plus entière liberté.

— Je suppose qu’il va voir ses malades, mademoiselle Chaussat. À moins qu’il n’ait d’autres rendez-vous, » répondit le capitaine, qui, de son côté, fumait sa pipe derrière des volets semblables, dont l’ouverture, braquée sur la fenêtre de Mlle Chaussat, établissait entre les deux voisins comme un courant électrique.

Si ce n’était un hasard heureux, ce devait être la Providence qui avait ainsi placé en face l’une de l’autre ces deux habitations. Mlle Chaussat est une fille de soixante ans, qui a le nez long, d’anciens beaux yeux, le visage encore vif, une grande facilité d’élocution, des principes sévères et, c’est elle qui l’affirme, une dévotion éclairée. Sa grande occupation est de tricoter au crochet des couvertures de lit et des nappes d’autel. Elle brode aussi des pantoufles au capitaine.

Celui-ci, dans sa jeunesse, a pris le Trocadéro. Il n’a point fait d’autre campagne, et, par une bonne foi qui l’honore, il ne raconte que celle-là. Mais, grâce à lui, les Savenaisiens sont devenus si profondément versés dans la science de cet épisode historique, que Mlle Chaussat est la seule dont la complaisance inépuisable en écoute encore le récit. Il est vrai qu’elle a trouvé un moyen merveilleux de supporter cette épreuve et de la faire servir doublement à son salut : dès que le capitaine entame l’exorde bien connu, elle se met à réciter mentalement des Ave Maria pour les indulgences. Et cet arrangement est si bien trouvé que tout y est bénéfice ; car moyennant cette apparence d’attention, Mlle Chaussat a le droit, à son tour, de raconter ses souvenirs de jeunesse au capitaine.

Ces deux existences, également isolées, se rapprochent encore par la communication réciproque de leurs contrariétés, de leurs rhumatismes, de leurs cauchemars ; ils se racontent le matin leurs rêves et font leur partie de piquet tous les soirs. Mais le plaisir le plus vif assurément qu’ils goûtent ensemble résulte de leurs entretiens sur autrui.

L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de paroles, dit l’Évangile, et ce que l’Évangile n’a pas assez dit, c’est que l’homme est avant tout, malgré tout, surtout, l’objet direct de l’homme. Loi inéluctable et à laquelle, des ignorants aux civilisés, du cannibale à Mlle Chaussat, chacun obéit à sa manière. Si l’amour des deux honorables voisins pour leurs semblables s’accusait aussi quelquefois par des coups de dents, c’est qu’il s’y mêlait cet amour du bien, auquel on a de tout temps sacrifié la créature. Et puis, quelque avidité est permise aux affamés. Il y avait dans ces existences une si grande lacune des fécondes amours qui apaisent et lénifient l’âme, si peu de place occupée sous ces deux toits !

Mlle Chaussat ne laissa donc point tomber l’insinuation du capitaine, et poussant un peu les volets et se penchant à la fenêtre avec un aimable sourire :

« Vous êtes bien méchant ! Est-ce que vous auriez appris quelque chose ?

— Moi ? rien du tout. Je dis seulement que ce garçon-là doit s’ennuyer seul, et qu’à son âge il n’est pas naturel de ne pas tourner autour de quelque jupon.

— Ah ! capitaine ! voilà bien de vos idées !

Et Mlle Chaussat baissa pudiquement les yeux. Mais ce fut pour les relever presque aussitôt en reprenant la parole :

— Il est certain que M. Keraudet paraît peu se préoccuper des avantages d’une union bien assortie. Mlle Marie Bernereau lui allait comme un gant. Et c’est une fille si intéressante et pieuse ! Eh bien, je sais qu’il a fait la sourde oreille sur ce point aux avances de Mme Fichon.

— Je n’aime pas votre Émile Keraudet. C’est un orgueilleux. Est-ce qu’on le voit jamais dans nos réunions ? Et pourtant nous le valons bien, je pense. Un garçon que j’ai vu tout petit ! Mais c’est comme cela.

Les jeunes gens d’aujourd’hui ont des prétentions !… Nous n’étions pourtant pas des imbéciles dans notre temps, mademoiselle Chaussat.

— C’est ainsi que va le monde, monsieur Montchablond. Il me semble en effet que ce jeune homme devrait être heureux, le soir, après ses courses, de se délasser par une partie de whist ou de piquet en bonne compagnie. Mais la jeunesse, aujourd’hui, n’aime plus les plaisirs honnêtes… Ainsi, vous supposeriez le docteur capable… de…

— De courtiser quelque jolie fille de campagne, pourquoi pas ? Puisqu’il ne se plaît qu’avec ces gens-là.

— Il a tant de malades !

— On a toujours beaucoup de malades quand on ne se fait pas payer ; mais vis-à-vis de ses confrères, ce procédé de M. Émile Keraudet est de la plus haute indélicatesse et ne devrait pas être permis. Certes, si j’étais le gouvernement, les choses ne pourraient pas se passer comme cela.

— Que voulez-vous ? il est assez riche pour n’avoir pas besoin d’honoraires, et…

— C’est précisément où sa conduite est répréhensible. S’il était pauvre, il aurait du mérite à être généreux, mais ainsi…

— On ne saurait nier qu’il ne fasse beaucoup de bien.

— Ah ! voilà bien les femmes ! Avec elles, un joli garçon a toujours raison.

Cette fois, la main de Mlle Chaussat quitta son crochet pour faire à son voisin un geste gracieux de menace, et, d’un ton de fausset aimable, elle s’écria :

« Ah ! capitaine ! capitaine ! je vous ai toujours dit que vous étiez fort méchant ! »

Et elle reprit son crochet avec d’autant plus de hâte, tandis que le capitaine faisait entendre un gros rire.

Pendant ce colloque, Émile Keraudet était déjà loin. Il avait descendu la côte rapide qui termine de ce côté la colline de Savenay, et, laissant à droite la ferme de l’Oisillière, il remontait le versant opposé. Bientôt, dans cette chaîne de mamelons entrecoupés dont il parcourait les crêtes, il eut de nouveau à descendre jusqu’au lit du ruisseau, où sous la voûte des chênes, de grosses pierres offrent un passage ; et, suivant un sentier qui serpente le long d’un bois, au bord d’un champ de genêts, il s’éleva sur les flancs d’une troisième colline, au-dessus de laquelle tournoyaient, avec lenteur et majesté, les grandes ailes d’un moulin à vent.

La chaleur était supportable. Une brise la tempérait, et de plus ce voile vaporeux qui flotte dans l’atmosphère bretonne, au-dessus des mousselines blanches dont le visage des belles filles est abrité. Les senteurs musquées du bois de chêne et l’âpre haleine des genêts remplissaient l’air, et c’était à peine si l’on saisissait au passage le doux parfum de la petite rose de l’églantier, qui arrondissait ses guirlandes autour de la haie. Le pas d’abord vif et alerte, d’Émile Keraudet s’était ralenti ; ses yeux s’emplissaient de rêverie. Parvenu au sommet de la colline, il s’accouda un instant sur le piédestal d’une croix de pierre — depuis une demi-heure qu’il marchait c’était la troisième — il jeta sur la plaine un long regard, parut hésiter sur la direction qu’il allait suivre, et prit le chemin du moulin à vent.

Ce pittoresque engin de l’industrie primitive est une des choses regrettables que les progrès de la science s’apprêtent à nous enlever. Dans ces grandes ailes tournant au sommet des collines, réside une poésie mystérieuse, et à les voir s’élever incessamment pour sans cesse retomber, on dirait la lutte égale, éternelle, de l’espérance et de la fatalité. Enveloppées tour à tour par la brume et le soleil de teintes roses ou de nuages, actives ou immobiles, robustes ou déchiquetées, elles ont toujours dans leur attitude quelque chose de ce que recouvre le front des sphinx : le cachet fantastique des agents de l’inconnu. Le maître auquel elles obéissent, imprévu, gracieux, ne souffle qu’à son heure, vient d’on ne sait où. Tantôt, elles l’attendent, mornes, mélancoliques ; tantôt vives, animées, superbes, elles s’ébranlent de leur grand vol et tracent majestueusement leur cercle immense dans l’air. C’est le génie humain, encore ignorant et pauvre, qui profite des forces de la nature, sans pouvoir les dominer, mais en revanche revêt toutes ses créations d’une incomparable grâce.

De loin, ainsi dressées sur les hauteurs, avec leurs bras étendus, ces constructions pittoresques me semblent toujours formuler, agenouillées, la phrase de l’Oraison dominicale : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. C’est du ciel, en effet, qu’elles attendent la force nécessaire à procurer l’alimentation des hommes, tandis que la formidable usine, assise au fond des vallées, puissante, impassible, si elle a puisé dans la nature son principe d’action, se l’est soumis le possède d’une manière permanente et souveraine. Entre les idées et les formes existent des rapports, des affinités inflexibles : libérale par nature, en dépit des savants, la science a pour fin d’extirper de ce monde la faiblesse et l’obéissance.

Nous ne nous serions point permis des réflexions aussi longues, si ce n’étaient celles mêmes que fit notre héros en franchissant l’espace qui le séparait du moulin à vent, et si elles ne nous donnaient l’aperçu d’un esprit à la fois amoureux des vieilles poésies et des réalisations nouvelles, qui prenait le bon parti, mais non toujours sans regrets. Comme en achevant ce monologue il arrivait au seuil de l’habitation sise au pied de la tourelle, il entra ; mais il ne trouva personne ; il appela, mais nulle voix ne répondit ; alors, passant de là dans un champ de genêts tout proche, il contempla un moment l’admirable paysage qui s’étendait sous ses yeux, et, fatigué sans doute par la marche et par la chaleur, il s’étendit parmi les genêts, lesquels, en leur qualité de genêts bretons, avaient toute la hauteur et l’épaisseur nécessaires pour lui offrir un abri frais et ombreux.

Ceux qui, imbus des traditions classiques sur la dignité de l’homme, tiennent à élever un front noble et à regarder les cieux, et qui, affectant invariablement dans leurs promenades la position verticale, ne touchent à la terre que par les semelles de leurs souliers, ceux-là ignorent ce grand monde des petites choses qui vit, croit, s’agite, aime, combat, meurt, dans l’espace compris entre la roche vive et la crête des herbes. Seuls, les promeneurs sans façon qui se reposent volontiers sur le sein de la mère commune savent quelle activité prodigieuse, quel tumulte étourdissant contient ce que les superficiels appellent silence des champs, calme de la nature.

Point de Londres, point de Paris, dont l’élaboration soit plus immense, plus emportée, plus complexe que celle de ce laboratoire des forces secrètes où de la fleur à la semence, des sucs aux racines, de la lumière aux tissus, de la cellule au type, de l’œuf à l’insecte, de la larve à l’être ailé, du simple au composé, du composé au simple, tout se meut sans trêve. Le silence n’est qu’un mot inventé pour couvrir décemment l’impuissance de nos perceptions. Penchez votre oreille et tendez votre attention, écoutez c’est le bruissement d’une Babylone, et vos yeux mêmes, si grossiers qu’ils soient, ne suffiraient pas à suivre tout ce qu’ils pourraient saisir. Ici des milliers d’individus marchent, glissent, volent, rampent, bourdonnent, chacun vers son but ; et parmi tant de petites feuilles, pas une qui n’ait fait une toilette différente de celle de ses sœurs, pas un brin de mousse qui n’ait ses malheurs ou ses joies particulières pas une graine tombée qui n’ait son attente et son avenir, pas un caillou qui n’ait choisi ses couleurs, pas un brin d’herbe qui n’ait son opinion préconçue. À l’heure où le jeune docteur s’abritait sous les genêts, toute cette fournaise de travaux, d’intérêts, de désirs et d’ambition recevait encore une activité plus dévorante par les émanations de la terre chauffée aux ardeurs du jour. Les genêts exhalaient leurs plus vifs arômes, et le gazon foulé répandait une douce odeur.

S’appuyant sur un coude, le jeune homme prit dans sa poche quelques journaux et les déplia ; mais son regard, bientôt vague, quittant la page imprimée, se fixa plus loin ; sur son front s’accumulèrent les voiles de la rêverie, et, se laissant dominer par les harmonies qui l’entouraient, il tomba dans une somnolence où il n’entendit plus, sur la basse continue d’un immense fourmillement, qu’une succession irrégulière de petits bruits secs, pareils au pétillement d’une grêle menue. C’étaient les gousses des genêts qui, sous l’influence de la chaleur, se fendaient, laissant échapper leurs semences. Il était environ cinq heures, et le soleil couchant dardait ses rayons sur le coteau, dont le champ de genêts marquait la déclivité.

Tout à coup le jeune rêveur entendit le son de voix humaines qui se rapprochaient de lui. S’arrachant au monde végétatif, où il se plaisait à plonger sa propre vie, il redressa la tête et écouta ; la pureté d’intonation de ces voix l’avait frappé. Presque également fraîches et harmonieuses, ce devaient être celles d’une jeune femme et d’un enfant. On entendait en même temps le froissement de pas légers sur le sol et un frôlement de souples étoffes. Deux ombres, dont l’une beaucoup plus petite que l’autre, glissant à la surface des genêts, s’allongèrent vers Émile, effleurèrent sa tête, puis s’abaissèrent tout à coup. Les voix maintenant partaient de plus bas. Évidemment les corps producteurs des ombres venaient de s’asseoir.

« Il serait discret de signaler ma présence, » pensa le docteur.

Mais aussitôt le nom de maman, prononcé par la plus frêle des deux voix, frappa son oreille.

« Bah ! se répondit-il à lui-même, en me levant je leur ferais peur. Si c’étaient deux amoureux, ou même deux amis, à la bonne heure ; mais à côté d’un enfant, nul auditeur n’est de trop. »

Et il se tint coi.

« Elle n’y est pas la vieille Jeanne ? dit la petite voix.

— Non, tu sais bien, répondit l’autre, dont l’harmonie, plus composée, n’en était que plus suave ; nous l’avons appelée ; mais elle n’a pas répondu. Elle reviendra sans doute, et dans quelques minutes nous la trouverons.

— Qu’est-ce que cette plante-là ? reprit la petite voix, changeant de sujet avec la mobilité particulière aux enfants.

— On ne peut encore le savoir ; car ce ne sont que des cotylédons et les premières feuilles n’ont pas encore apparu. Ces deux choses charnues sont les deux moitiés d’une petite graine que le vent sans doute a apportée là, car ce n’est pas un genêt.

— C’est donc le vent qui porte les graines ?

— Oui, le vent est le grand semeur ; c’est grâce à lui que les plantes, ces pauvres enracinées, voyagent pourtant d’un bout à l’autre du monde, sans autre limite que leur convenance, et avec faculté de rester partout où elles se trouvent bien.

— Et les enfants, c’est-il le vent aussi qui les apporte au sein de leur mère ?

Émile Keraudet, de son abri, ne put s’empêcher de sourire.

« Il n’y a donc pas un genêt, se dit-il, sous lequel ne se rencontre un enfant terrible ? »

Puis il écouta de toutes ses oreilles la réponse qui se fit attendre un peu.

« Non, dit enfin l’harmonieuse voix, qu’un peu d’émotion altérait, non, ce n’est pas le vent qui apporte les enfants au sein de leur mère, c’est l’amour.

— L’amour !

— Oui, l’amour fait les êtres aimants. N’est-ce pas tout simple ?

— Oui, dit l’enfant.

Il y eut un silence, puis d’autres propos insignifiants s’échangèrent.

Mais le mystère une fois cramponné à l’esprit des enfants ne lâche pas prise ; et s’il est mauvais de leur donner une explication complète, il n’est pas moins fâcheux de laisser des nuages dans leur esprit.

« Maman, dit l’enfant bientôt, je t’aime. »

Un baiser répondit.

« Et pourtant je n’ai pas d’enfant, moi, rien que ma poupée.

— C’est que tu n’as pas encore le cœur assez grand, répondit la mère. Tu m’aimes… comme la plante aime la terre, le soleil, sans savoir pourquoi, un peu parce que je te suis nécessaire. Mais quand tu seras grande, tu m’aimeras, tu en aimeras d’autres, pour eux, non pour toi. C’est le véritable amour, et c’est celui-là qui donne la vie.

Sous la hardiesse de cette affirmation, quelque doute se glissa peut-être ; car la voix, aux derniers mots, prit un accent mélancolique.

André Léo.

La suite au prochain numéro.

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 29 MARS.
======= N° 2 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

I
(Suite).

Il y eut un bruissement d’étoffes ; les ombres se projetèrent encore du côté d’Émile, puis glissèrent en s’éloignant, et le silence régna de nouveau dans les genêts.

Le jeune homme restait frappé de ce qu’il venait d’entendre. La poésie de cette heure, le charme de la voix, la hauteur de la pensée, la simplicité des paroles, tout l’avait ému dans cet épisode, qu’il ne pouvait pas même appeler une apparition. Il se leva en regardant au-dessus des genêts avec précaution ; mais il ne vit personne. Du côté où les deux inconnues s’étaient éloignées, une haie bordait le champ. Pensif, Émile Keraudet retournait vers le moulin, quand un cri perçant, parti de derrière la haie, le fit courir dans cette direction.

Un groupe alors s’offrit à ses yeux troublés, dans lequel il ne vit distinctement, au premier abord que la personne malade qu’il était venu visiter, c’est-à-dire la femme du meunier. Elle était évanouie ; une femme tremblante la soutenait dans ses bras ; une petite fille, qui criait tout en courant, s’était heurtée contre les jambes du docteur. Mais ces deux étrangères, il les vit à peine. Toute curiosité à leur égard avait fait place aux préoccupations du médecin devant un être en danger. Il s’assura que la pauvre femme était seulement évanouie, versa entre ses lèvres quelques gouttes d’un cordial qu’il avait sur lui, et dit à la personne qui se trouvait là :

— Courez au moulin, madame, et faites-vous entendre de l’homme qui le fait mouvoir. Montez, s’il le faut, l’échelle ; il nous faut quelqu’un.

En même temps, il enleva dans ses bras la malade et marcha vers le moulin, précédé par la jeune femme, qui d’une course rapide atteignit bientôt la tourelle. Quant au docteur, il entra dans la maison, déposa la meunière sur son lit, et palpa le pouls en considérant avec attention cette pâle figure exténuée où tout exprimait l’épuisement, le lent retrait des forces vitales.

Quelques minutes après, la jeune femme rentrait, accompagnée de sa fille, qui se pressait contre elle, et dont les yeux grands ouverts témoignaient de cet ébahissement que font éprouver aux enfants les accidents sérieux de la vie, et dans lequel domine surtout la curiosité.

— L’homme vient, dit la jeune dame.

— Il devrait être ici en même temps que vous, dit le docteur ; mais je réponds qu’il en a pour quelques minutes encore. Les choses avant les personnes. Ils sont tous ainsi.

Il chercha du regard autour de lui.

— Que vous faut-il, monsieur ? demanda l’inconnue.

— Du vinaigre ; mais je ne sais…

— J’ai sur moi de l’ammoniaque, dit-elle en tirant de sa poche un flacon.

— Ah ! vous craignez les serpents ? Bien ! donnez !

Il versa l’ammoniaque, l’étendit d’eau, et la jeune femme en frotta les tempes de la malade, tandis que le docteur frictionnait fortement d’un linge chaud la plante des pieds. Le meunier entrait enfin.

— Est-ce que tu n’as pas besoin de ta femme, Jean Cargon ? s’écria impétueusement le docteur, que tu ne lui as point donné d’aide pour son ménage, comme je te l’avais demandé, et que tu la laisses s’évanouir de faiblesse au milieu des champs ? Peut-être bien que si tu voulais la soigner un peu, ça ne te coûterait pas plus qu’un enterrement et qu’une autre noce.

— La, la, monsieur Émile Keraudet, vous parlez bien dur. Vous savez pourtant que le pauvre monde ne fait pas ce qu’il veut.

— Je t’ai déjà dit que tu calcules mal et que la plus claire épargne est de conserver ses forces. Ta femme, si ça continue, n’en a pas pour plus de trois mois. Voyons, elle reprend couleur. N’y a-t-il pas du bouillon ou du vin, ici ?

— Je m’étais bien pensé de lui en acheter, dit le mari en se grattant l’oreille sous son chapeau.

— Mais tu ne l’as pas fait. Ah ! malheureux !… cours chez moi tout de suite, et demande à ma mère ce qu’elle aura de bouillon et deux bouteilles de bordeaux.

— J’y vas. Vous êtes tout de même bien bon, monsieur Émile.

— Parbleu ! il faut l’être doublement avec vous, qui ne vous aidez en rien.

En achevant cette phrase d’un ton brusque, les yeux du docteur s’arrêtèrent sur la personne qui remplissait près de lui l’office d’infirmière, et il se sentit confus tout à coup d’avoir ainsi parlé devant elle. Car il s’apercevait enfin qu’il avait devant lui le type le plus pur de la distinction native, unie à l’élégance mondaine la plus raffinée. Dans cette pauvre demeure, au chevet de ce lit grossier, l’effet en était plus grand encore. Cette femme était belle ; mais, en dépit de ses grands yeux bleus, aux cils et aux sourcils noirs, en dépit de sa nuageuse chevelure, d’un blond lumineux, et de la finesse achevée de tous ses traits, ce qui frappait surtout en elle était une noblesse exquise. Vêtue d’une robe de mousseline violette sans ornements, coiffée d’un chapeau de paille de riz autour duquel flottait un voile de même nuance que la robe, elle donnait à tant de simplicité des grâces royales.

Cette petite main, qui bassinait les tempes de la pauvre femme, avait des doigts transparents, en fuseaux, aux ongles longs et rosés. À la taille mince et souple de cette jeune femme, à ses traits purs et candides, on ne lui eût attribué au plus qu’une vingtaine d’années, sans l’âge de sa petite fille, qui devait avoir de cinq à six ans. En cherchant celle-ci du regard, le docteur la vit sur le seuil, dans un rayon de soleil, s’occupant à considérer les poulets de la meunière, qui picoraient à ses pieds. Gracieuse et blanche comme sa mère, elle était encore plus frêle et plus délicate, fille évidemment d’un sang noble, mais appauvri.

« Madame, balbutia le jeune docteur ébloui, veuillez m’excuser…

— Pourquoi, monsieur, demanda-t-elle de ce timbre harmonieux qui avait déjà frappé l’oreille d’Émile sous les genêts.

— Des soins que je vous impose.

— Mais ils n’ont rien que de volontaire et de très naturel, dit-elle. J’ai été saisie d’une grande frayeur en rencontrant cette pauvre femme évanouie. Quel bonheur, monsieur, que vous vous soyez trouvé là !

En ce moment, la meunière, qui avait rouvert les yeux, essaya de parler ; mais le docteur lui imposa silence. Une femme du hameau voisin venait d’entrer. Il la pria de déshabiller la malade et sortit de la chaumière avec la belle inconnue.

— Si je vous ai bien compris, monsieur, dit celle-ci, vous n’attribuez la maladie de Jeanne qu’à l’épuisement des forces et au manque de soins. Cette famille cependant n’est pas dans la misère. Le mari serait-il donc un avare ?

— Non, madame, c’est tout bonnement un paysan, c’est-à-dire un de ces hommes dont la loi suprême est, je ne dirai pas l’épargne (car, tant par inertie que par ignorance, ils dilapident effroyablement), mais l’horreur de toute dépense qui n’a pas pour but un gain immédiat. Celui-ci est honnête, humain, autant qu’ils savent l’être, et s’afflige de la maladie de sa femme. Il irait même, pour la guérir, et la remettre en état de vaquer à ses travaux, jusqu’à employer quelques francs à l’achat d’une drogue merveilleuse qui dût rendre instantanément la santé. Mais quant à soutenir la dépense continuelle d’un régime fortifiant, quant à décharger de tout labeur cette pauvre créature, qui pourtant a bien gagné sa retraite, il ne le fera jamais.

— On a donc raison, dit tristement la jeune femme, d’accuser les paysans de dureté de cœur ?

— On a grand tort, au contraire, et ceux qui les jugent ainsi parlent trop légèrement. Quand on les accuse de préférer à leur femme une paire de bœufs, on oublie d’ajouter qu’ils la préfèrent pareillement à eux-mêmes. Supposez le meunier dans la situation de sa femme, il se refusera aussi bien tout soin et se laissera mourir plutôt que de toucher au bien de ses enfants, que dis-je, au bien de ses collatéraux même, s’il n’avait pas d’autres héritiers. Car ce n’est point un dévouement raisonné, mais le culte d’une idole. C’est l’instinct de la race, fruit d’une longue misère.

Obligé depuis tant de siècles de disputer le produit de son travail contre les pillages, les exactions, le bon plaisir, sol battu de tous les fléaux, arène sans cesse foulée par tous les lutteurs historiques, le paysan, de même que le juif, a voué toute son âme à l’amour du gain, à la conservation de ce bien si péniblement amassé. Il a cela dans le sang. Doué, d’ailleurs, de la plus profonde ignorance, il ne raisonne pas. Aussi confond-il le moyen avec le but, et met-il la chose au-dessus de l’homme.

— Il n’est pas le seul, d’ailleurs, dit la jeune femme. Que de riches en font autant !

— Assurément, et surtout les parvenus. Car il faut une certaine habitude des richesses pour les mépriser ; la classe bourgeoise, qui se plaît à blâmer l’avidité des paysans, a précisément, en général, le même défaut.

— Je vois, monsieur, reprit l’inconnue en souriant, que vous ne haïriez pas la noblesse de parti pris.

— Non, madame, répondit le docteur, un peu surpris de cette question. Je puis estimer les qualités qu’elle possède, tout en blâmant ses préjugés.

— On en a peut-être aussi dans la bourgeoisie, dit la jeune femme avec un nouveau sourire, et j’y pensais au moment de vous dire mon nom. Je suis la fille du baron de Beaudroit, Mme de Carzet. Depuis deux mois que nous habitons la Ravine, nous avons beaucoup entendu parler du docteur Émile Keraudet, et mon père et moi nous avions, monsieur, le plus grand désir de vous connaître. Il nous serait précieux de pouvoir vous consulter sur les gens de ce pays, de mieux comprendre par vous les conditions générales de leur existence. Nous ne sommes pas venus dans cette campagne seulement pour y passer la saison d’été, mais, pour nous y fixer très probablement, et le meilleur moyen d’occuper nos loisirs sera d’y faire quelque bien.

Émile Keraudet s’inclina.

— Je suis à votre disposition, madame. Ici, comme ailleurs, la charité ne manque pas d’objet.

— Mais il faut distinguer, choisir.

— Sans doute, et malheureusement le mendiant éclôt sous l’aumône comme la vermine au soleil.

— Vous êtes, monsieur, de ceux qui condamnent l’aumône ?

— Je la condamne… théoriquement.

— Et vous la faites, objecta Mme de Carzet avec un charmant sourire.

— Madame, c’est une inconséquence égoïste, c’est pour m’empêcher de souffrir. Et puis, bien qu’il soit évident que ce sont les causes de la misère qu’il faut combattre, il y a, malgré tout, une sorte de cruauté à en négliger les effets quand ils sont produits. Cependant, en pareil cas, le plus souvent, nous n’apaisons notre sensibilité nerveuse qu’aux dépens de la sensibilité morale.

— Comment cela ?

— Combien de fois ceux qu’on oblige ne forcent-ils pas de les mépriser !

— Ah !… c’est vrai ! dit la jeune femme, dont les traits exprimèrent une impression pénible ; et, comme envahie par de tristes souvenirs, elle pencha la tête, et ses yeux se fixèrent devant elle, rêveurs.

Comme elle ne regardait point du côté d’Émile Keraudet, il pouvait, lui, la regarder à son aise : ainsi posée sur la cime du coteau, dans un nuage de gaze violette, et baignée des rayons du soleil couchant, en même temps que des effluves plus divines de la bienfaisance attristée, cette jeune femme était ravissante comme une de ces créations que l’imagination des poëtes donne pour modèle à la réalité. En la contemplant, les yeux d’Émile s’emplirent d’une admiration qui allait jusqu’à l’éblouissement. Ceux de Mme de Carzet, détachés de la pensée qui les avait un moment fixés, considéraient maintenant le paysage splendide qui se déroulait devant eux.

Du haut de cette colline, on domine le cours de la Loire, sur une étendue de dix à onze lieues, de Saint-Étienne de Montluc à son embouchure dans l’océan. L’écart du Sillon de Bretagne met de ce côté deux lieues de prairies entre le coteau et le fleuve, qui se montre au loin sous la forme d’une large bande étincelante ou jaunie, tandis que les coteaux de la rive opposée n’apparaissent qu’enveloppés de ce voile bleuâtre dont l’éloignement revêt les objets.

Le soleil, s’abaissant à l’horizon, faisait alors succéder à l’illumination générale du jour toutes les munificences particulières qu’il dispense à cette heure en souverain capricieux, tantôt sur les humbles, tantôt sur les superbes de son royaume ; ici, baignant de flots d’or les herbes folles, échevelées d’allégresse ; là, transfigurant la cime des grands chênes ; illuminant au loin le mât d’une barque de pêche, plus près le clocher de l’église, les toits du village, et, sur les coteaux, le vernis reluisant des bois ; ici, mirant sa face éblouissante dans l’étroite lucarne d’une pauvre demeure, et là-bas faisant de tel point du fleuve comme une immense cuve d’or en fusion.

Une partie des prairies, au pied des collines, était déjà dans l’ombre, tandis que sur l’autre de grandes nappes de lumière, qui semblaient ramper, se retiraient lentement. Çà et là, dans le réseau des canaux qui drainent ces prairies, on voyait des feux éclater, d’autres feux s’éteindre, et les silhouettes des arbres se dessiner, de plus en plus allongées, sur le sol. Au milieu de la Loire, un point noir, surmonté d’une trace fumeuse, glissait, et, derrière une flottille de bateau à l’ancre, Paimbœuf, réunissant en un seul foyer tous les rayons de ses vitres embrassées, flamboyait. Enfin, à l’extrémité de l’horizon, sur la droite, entre deux pointes qui forment, à l’entrée de l’Océan, comme une porte ouverte sur l’immensité, un des grands transatlantiques, sortant de Saint-Nazaire, détachait sa mâture élégante sur l’embrassement du ciel, et semblait nager dans une mer de feux.

À ces splendeurs s’ajoutait la grâce du paysage rural qui entourait immédiatement nos contemplateurs, et dont l’ensemble harmonieux emprunte sa physionomie à d’indescriptibles détails.

C’est le bois, la maison, l’arbre, le pâturage, pareils de noms, mais toujours particuliers et divers ; une fumée qui s’élève, un champ qui ondoie, le troupeau lent et rêveur, l’enfant qui jette aux échos ses cris, la charrette pesante, chargée d’herbes dont elle secoue les parfums dans l’air ; la femme qui passe, portant l’aliment des travailleurs ; le faucheur avec sa faux, pittoresquement dressé au-dessus de sa tête ; le mulet chargé de blé qui monte le coteau ; voix, mugissements, cris, chants, harmonies, haleines, formes, parfums, couleurs…

— Tout cela est admirablement beau, monsieur, dit ou exhala plutôt, la jeune femme en tournant vers son interlocuteur un visage ému.

— C’est le coucher de soleil le plus splendide que jamais j’aie contemplé, répondit Émile Keraudet, sans se rendre compte à lui-même de toute la portée de cette opinion, bien qu’il ajoutât immédiatement :

— Et cependant je viens souvent ici, car c’est un des plus beaux points de vue des environs.

— J’y viens souvent aussi, reprit Mme Carzet, et chaque fois ce sont des beautés différentes. La vue que nous avons de la Ravine est charmante, mais bornée en comparaison. Comme on est mieux ici qu’au milieu des murs de Paris ! dit-elle en jetant sur le paysage un nouveau regard charmé. Tant de beauté, c’est déjà presque du bonheur !

Elle prit sa fille par la main et se tourna du côté de la Ravine :

— Je reviendrai voir votre malade, monsieur, et s’il ne lui faut que du repos et des aliments fortifiants, vous pouvez la remettre à mes soins.

— Je n’ai pas dit tout à fait cela, balbutia le jeune docteur d’un air contrarié dont Mme de Carzet fut surprise. Il ajouta :

— Ce sont de braves gens, et je viens… assez souvent… les voir.

Elle saluait, quand il reprit, en homme qui s’accroche à tout pour renouer une conversation :

— Vous avez donc, madame, reconnu vous-même les inconvénients de l’aumône ?

— Oui, répondit-elle, plus d’une fois ma compassion a été trompée, et cependant je n’ai pu comprendre encore comment de mauvais sentiments peuvent être produits par de bonnes actions.

Elle dit cela d’un air si touchant que le cœur du jeune homme en fut profondément remué. Ce fut par un effort qu’il ramena sa pensée au sujet précis de l’entretien et répliqua pour retenir encore la jeune femme :

— C’est que tout mal est fait de lâcheté comme toute maladie est faiblesse de quelque organe. Et, sur ce point, la thérapeutique morale est à refaire dans le même sens où l’on a refait la nôtre. Ce n’est plus de calmants et de débilitants qu’il s’agit, mais de toniques.

Mme de Carzet sourit.

— Et quelle serait, monsieur, votre panacée ?

— L’instruction, madame. Pour l’homme, en toutes choses, savoir c’est pouvoir.

Elle attacha sur lui de grands yeux rêveurs, sous lesquels il faillit perdre contenance, et dit ensuite :

— Je crois, monsieur, que vous avez raison. Mais comment aborder une œuvre aussi vaste ?

— Ah ! madame, répliqua-t-il, vous douteriez de votre pouvoir !…

Peut-être n’était-ce plus à l’instruction populaire que songeait le docteur Émile en faisant cette réponse peu catégorique, ou ce sujet le passionnait fort, car ses yeux brillèrent et une rougeur colora son visage. Ou bien, était-ce le reflet du couchant qui empourprait les nuages au-dessus de leurs têtes ? car une lueur rose passa également sur le beau visage de la jeune femme. Elle salua de nouveau et cette fois s’éloigna décidément, emmenant sa fille par la main. La Ravine, jolie maison de campagne bâtie sur le bord d’une gorge, n’est qu’à un kilomètre de distance du moulin à vent.

Après avoir de son côté fait quelques pas dans la direction du moulin, Émile Keraudet se retourna comme pour contempler encore le soleil couchant, et ses regards, obliquant sur la direction de son corps, se portèrent frauduleusement sur le chemin où Mme de Carzet s’était engagée. Mais une haie de chênes touffus cachait déjà les deux promeneuses. Un soupir s’échappa de la poitrine du jeune docteur, et ses yeux se reportèrent sur le paysage qui tout à l’heure l’avait si fort enchanté ; mais bien que ces minutes écoulées eussent produit des splendeurs nouvelles, il se trouva que le même charme n’y était plus. Tout à l’heure, Émile eût voulu éterniser sa contemplation ; maintenant, il éprouvait une sourde impatience qui le poussait à changer de place. Tout rêveur, presque triste, il retourna près de sa malade.

Elle avait repris des forces et voulut raconter longuement tout ce qui s’était passé ; mais après quelques questions brèves, le docteur lui imposa silence, de peur qu’elle ne se fatiguât. Toutefois, elle s’informa encore de Mme de Carzet, et le docteur voulut bien répondre qu’elle était partie. Alors la bonne femme se répandit en doléances, — car elle ne lui avait pas même dit bonjour, l’ayant à peine reconnue dans sa faiblesse. Et pourtant, c’était et une dame si charmante, si bonne, si obligeante et point fière, et Jeanne se la rappelait encore toute petite, quand on lui disait : « Mademoiselle Antoinette » et qu’elle avait une robe blanche et de beaux bras nus. Et c’était l’enfant la plus aimable qu’on eût jamais vue.

À quoi pensait le docteur, quand, au lieu d’arrêter ce torrent de paroles, il lui donna une nouvelle activité par cette question.

— Ah ! vous l’avez connue lorsqu’elle était enfant ?

— Oui, monsieur, j’ai servi quelque temps à la Ravine, chez madame sa mère, et je n’ai eu que de rappeler cela à Mlle Antoinette, je veux dire Mme de Carzet, un jour que je l’ai rencontrée sur notre coteau, pour qu’elle soit devenue tout aimable pour moi. Et comme elle dit toujours qu’il n’y a pas de plus belle vue que celle du moulin, j’en suis bien aise ; non pas pour la vue, car il y a si longtemps que je la connais que ça ne me fait plus rien, mais à cause de la jeune dame et de sa petite, que j’aime tant à voir. Et après l’accident d’aujourd’hui, je suis bien sûre qu’elles vont arriver demain, vers quatre heures, et non point les mains vides sûrement ; car il n’y a personne plus honnête au pauvre monde. Quel dommage qu’elle soit veuve ! si jeune que cela !

André Léo.

La suite au prochain

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 29 MARS.
======= N° 3 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

I
(Suite).

Ce fut probablement cette réflexion absurde qui décida le docteur à se lever et à renouveler à Jeanne l’injection du silence, en ajoutant qu’il reviendrait le lendemain.

Il prit à travers la plaine, dans la direction d’un village dont on apercevait de loin les toits entourés d’arbres.

Le pas du jeune homme était vif, ardent, et son visage animé révélait une grande activité intérieure. On y voyait passer des expressions diverses ; plus d’une fois il sourit ; des gestes lui échappèrent, et on l’eût dit engagé dans une conversation émouvante, bien qu’il n’eût à ses côtés aucun interlocuteur.

À mi-chemin, cependant, il s’arrêta court et comme étonné lui-même de la rapidité de sa marche ; il passa la main sur son front et respira largement. En vérité, rien ne le pressait d’arriver là-bas. Non, c’était plutôt quelque chose qui le poussait ; et ce qui l’oppressait n’était pas tant la rapidité de sa marche qu’une agitation tumultueuse d’impressions, de désirs, de sentiments, qui se pressaient en lui, instinctifs et confus, mais grondeurs, ardents, emportés, comme une populace qui vient subitement d’agiter un grave incident.

Que s’était-il donc passé ? Rien pourtant que de bien simple. Une visite à une malade, et la rencontre d’une Parisienne. Mais dans cette monotone existence de la campagne tout prend les proportions d’un événement.

Il n’y avait rien de plus calme à l’ordinaire que la vie du docteur Émile. Un malheur subit, la mort de son père, l’ayant rappelé de Paris, où, sa thèse passée, il s’oubliait depuis tantôt trois années, il vivait près de sa mère et n’avait quitté Savenay que pour quelques excursions à Nantes et dans la Bretagne. Ce n’était pas qu’il ne songeât bien souvent à cette existence d’artiste flâneur et de philosophie sous les toits, qu’autrefois il avait menée dans la grande ville bruyante et studieuse. Il n’y songeait même qu’en soupirant.

Vingt fois il avait formé le projet de retourner à Paris, de s’y établir, d’y passer au moins l’hiver, puisque sa fortune le rendait indépendant de sa clientèle. Il se disait en murmurant qu’on ne pouvait, après tout, quand on se sentait des ailes, se nouer à la patte les liens de la famille et des habitudes provinciales ; que cette vie monotone l’énervait, l’engourdissait, le vieillissait avant l’âge ; que, ne pouvant supporter les commérages de petite ville, ni les préjugés de province, il ne pouvait non plus vivre uniquement de solitude et de rêverie ; qu’enfin, parmi les jeunes beautés de la localité offertes à ses vœux, nulle n’ayant excité son enthousiasme, le mariage, s’il s’y décidait en de pareilles conditions, ne serait pour lui qu’un plus profond assoupissement, et le bonnet de coton destiné à couronner le plat édifice de sa vie.

Sur toutes ces réflexions, il se décidait parfois à partir le lendemain. Seulement, dès que ses yeux rencontraient le doux visage de sa mère, où le bonheur maternel avait remplacé les pleurs du veuvage, il sentait sa résolution s’évanouir, et remettait la chose à plus tard. Se plaçant alors à un autre point de vue, il se rappelait tant de mécomptes, de trahisons, de dégoûts qu’il avait éprouvés dans ce Paris, où souvent les passions, et surtout les bassesses, dépouillent toute pudeur. Il se rappelait combien dans ces foules il avait trouvé parfois la solitude amère et profonde ; il comparait ce foyer banal, tarifé, mal entretenu par des mercenaires pillards, ce milieu où rien ne se donne, où tout se vend, et surtout l’amour, à son logis si ouaté de confort, si intime, si large et si chaudement vivifié par une pure tendresse.

Après tout, s’il ne pouvait plonger son esprit dans les eaux jaillissantes des libres discussions, des neuves théories, des étincelants paradoxes, s’il ne respirait pas de cette respiration haletante de la grande cité, les journaux, les revues, les livres nouveaux le faisaient participer de loin à la vie générale du monde entier, et de toutes ces passions et de toutes ces fièvres ne lui apportaient que le résultat le plus calme et le plus sain… Tout cela considéré, il soupirait encore ; c’était précisément un peu de fièvre qui lui manquait.

Mais il y avait toujours tel de ses malades bientôt remplacé par un autre, qui avait besoin de lui et qu’il ne pouvait en conscience abandonner. Son exploitation rurale aussi l’occupait beaucoup ; il y faisait nombre d’expériences dont profitaient ses voisins, et qui répandaient quelques notions scientifiques dans ces campagnes arriérées. Émile Keraudet, enfin se trouvait attaché à son foyer natal, non-seulement par les liens de la tendresse et de l’habitude, mais parce qu’il s’y voyait utile ; grande joie secrète au cœur de l’homme et qui lui apporte cette confiance en lui-même, ce respect de soi dont il a besoin pour se sentir à sa place dans la vie ; sorte de lest nécessaire à l’équilibre moral, et dont les moins nobles sentent le vide, s’ils n’en éprouvent pas le désir.

Aimé, respecté, recueillant sur son passage l’élan d’une reconnaissance naïve, le jeune docteur, en somme, sous cet enlacement de petits soins, de tendresses, de considération flatteuse et de saines occupations, se laissait enraciner à la vie de province ; et le malaise secret qu’il éprouvait souvent et qui répondait aux lacunes d’une existence morale et intellectuelle incomplète, s’il éclatait parfois en impatiences, en boutades, ou se traduisait en sombres rêveries, ne faisait que tendre ses liens sans les rompre.

Ce jour-là, étaient-ce les parfums mondains que la belle Parisienne avait secoués sur lui qui enivraient le docteur Émile ? Ses regrets, ses désirs en avaient-ils reçu plus de vivacité ? Mais il ne pensait point à Paris. Ce qui l’éblouissait encore intérieurement, c’était le souvenir de cette illumination du coteau pendant son entretien avec Mme de Carzet. Et ce qu’il revoyait le mieux de tout le tableau, c’était elle, au premier plan, dans son nuage de gaze violette, pure, divine et transfigurée par les rayons qui la pénétraient. Il se rappelait toutes les paroles qu’elle avait dites, et celles-là surtout qu’il avait entendues sous les genêts, avant de la voir.

Assurément, se disait-il, ce n’est point une femme ordinaire qui entend ainsi l’amour et l’ose définir à son enfant ! Quelle chaste créature ! et quel noble cœur !

Il pensait encore à tout ce qu’en avait dit la meunière. En effet, quelle adorable petite fille elle devait être autrefois ! Elle avait donc toujours été bonnet… Elle se nommait Antoinette… Elle était veuve…

Eh bien qu’est-ce que tout cela me fait ! dit-il en s’interrompant lui-même.

Et, haussant les épaules, il se remit en marche. Arrivé au village, il visita ses malades et se livra forcément à d’autres préoccupations. Cependant une jeune fille lui dit : Qu’est-ce que vous avez donc, monsieur Keraudet ? Vous est-il arrivé quelque chose aujourd’hui ?

— Non, dit-il.

Mais en s’en allant il dut convenir avec lui-même qu’en effet quelque chose lui était arrivé, il y avait en lui toute la secousse que produit dans l’esprit un grand événement.

Voilà ce que c’est que de vivre à la campagne, se dit-il avec dépit. La moindre nouveauté qui frappe vos yeux vous paraît phénoménale. Vous êtes bouleversé du moindre incident. C’est comme ces eaux dormantes, où le choc le plus léger s’étend en cercles immenses. Il faut décidément que j’aille passer à Paris l’hiver prochain.

Elle a dû me trouver bien rouillé, pensa-t-il alors ; et pour vérifier cette supposition fâcheuse, il se rappela de nouveau toutes les paroles, toutes les expressions de visage, tous les gestes de Mme de Carzet, et s’efforça même de scruter toutes les pensées inédites que son silence avait pu recouvrir. Marchant d’un pas ralenti, la tête baissée, il s’absorbait dans ces contemplations depuis près d’une heure, quand une voix l’éveilla.

— Espérez un peu, Monsieur, disait-on.

Et il vit alors un paysan qui, pour lui livrer passage, rangeait sa herse attelée de deux chevaux et barrant tout le chemin.

Espérez, dans le langage du pays cela veut dire : Attendez. Rapprochement naïf de deux situations de l’esprit, qui souvent, en effet, se confondent. Opinion opposée à celle de l’amant de Philis, mais plus consolante, et qui semble imprégnée d’une foi touchante en la vie.

Émile était tout près de Savenay. Un beau clair de lune relevait les lueurs mourantes du jour. En se voyant dans ce lieu si tard, sans avoir eu conscience du temps ni du chemin parcourus, le jeune docteur eut un vif mouvement d’humeur, dans le rapide coup d’œil qu’il avait jeté sur lui-même en reprenant possession du for intérieur, il s’était vu complétement envahi par Mme de Carzet. Elle remplissait son cœur, elle absorbait sa pensée.

Suis-je fou ? s’écria-t-il. Oh ! non, je ne l’entends pas ainsi, et ma raison fera justice de mon imagination à jeun qui délire.

Une belle idée, reprit-il en haussant les épaules et en frappant du pied, que de m’aller préoccuper d’une femme d’un tel monde, riche et belle à souhait, rassasiée d’hommages ! Elle est bonne, bienfaisante… soit, cela lui sied à ravir. Elle fera volontiers de la philanthropie, voire même du socialisme, en paroles, peut-être en action, pourvu que cela ne l’engage elle-même à rien qui soit en dehors de ses préjugés, ou de ses habitudes de caste. On connait ces philosophes amateurs, si faciles en théorie, dont les complaisances d’esprit vous charment, dont la largeur de vues éblouit, dont les hardiesses vous ravissent, mais qui se dérobent aux liens de la réalisation par des ruses de Protée. — Après tout, elle n’avait dit rien de bien sérieux et n’avait montré qu’une bonne volonté… vague. Les Parisiennes causent de tout à l’occasion, sans que cela tire à conséquence, et cette jolie femme, rencontrant un médecin qui a la réputation d’être ami des pauvres, ne pouvait lui parler d’autre chose que de misère et de bienfaisance. Maintenant elle parle chiffons à sa femme de chambre.

Mais ici la conscience du docteur protesta. Elle était sincère et ne posait pas, cette jeune femme, quand, se croyant bien seule avec son enfant, sous les genêts, elle avait donné de l’amour une définition si pure, supérieure assurément à celle du bon Dieu.

Eh bien !… quoi ?… était-ce une raison pour ne plus penser qu’à cela, comme si c’était le moins du monde l’affaire du docteur Émile Keraudet la manière dont la baronne ou marquise de Carzet comprenait l’amour ? Cette femme avait une grande valeur, soit ; mais elle n’en était sans doute que plus fière et plus hautaine. Et tenez, vraiment, n’était-ce pas avec une royale impertinence, impertinence, oui, certainement, qu’elle l’avait invité, lui jeune homme, que l’on ne tenait point d’habitude pour indifférent, à les venir voir ? Une autre femme eût éprouvé quelque embarras d’une pareille invitation et, plutôt en eût laissé le soin à son père. Mais elle n’avait pas même paru songer à cela. N’était-ce pas dire : J’habite une sphère où vos vœux ne peuvent atteindre ; vous n’êtes point un homme pour moi.

Ô race incorrigible et que nul enseignement ne peut guérir de la lèpre d’orgueil infuse dans son sang ! Il n’y a que de telles femmes pour être arrogantes avec tant de grâce et d’apparente candeur !

Mais il n’était pas d’humeur à se laisser prendre à de tels appeaux ; il n’entendait pas aider le baron et sa fille à se poser en bienfaiteurs du canton, à ressaisir moralement ce rôle de suzerains qui, par le tribut de toutes les bénédictions, remettrait dans leurs mains toutes les influences. Probablement c’est ce qu’on voulait de lui. Cette pensée lui inspira de la colère, une colère d’autant plus vive, que le docteur s’aperçut de nouveau que, soit dans l’admiration, soit dans le dénigrement confiance ou soupçon, il n’avait pas cessé de s’occuper de la belle jeune femme.

Si bien qu’il passa près de Mlle Chaussat, qui prenait le frais assise à sa porte, sans la voir, et ne la salua point. Le capitaine, à ce moment sortait de chez lui pour venir s’asseoir près de sa voisine.

— Eh bien ! s’écria d’un ton aigre la vieille fille, vous n’avez pas tort, capitaine, de prétendre que M. Émile Keraudet méprise les gens. Il vient de passer tout près de moi, là, me rasant presque, et il ne m’a pas saluée.

— Impossible ! s’écria Montblachond avec une galante indignation.

— C’est comme je vous le dis, et cependant on ne saurait croire qu’il ne m’a pas vue ; car enfin je suis plus grosse qu’une souris, et ce clair de lune est comme un plein jour.

— C’est exorbitant ! s’écria le capitaine en frappant de sa grosse canne sur le sol. On ne sait plus où va la jeunesse, ma parole d’honneur. Ma foi, il est heureux que je ne me sois pas trouvé là, car je ne connais qu’une chose, moi, c’est le respect dû aux dames, et je ne répondrais pas que, ma canne étant dans ma main, que… dame ! c’eût été une démangeaison violente, oui, mademoiselle Chaussat, violente.

— Voulez-vous bien vous taire, capitaine ! je ne me pardonnerais jamais un pareil malheur.

— Eh ! mademoiselle Chaussat, vous mériteriez bien qu’un galant homme fasse quelque chose de pareil pour vous.

Cette réponse chevaleresque émut la voisine du vieux guerrier au point qu’elle ne put que balbutier avec un profond attendrissement.

Ah ! capitaine ! »

Et nous croyons même, sans toutefois pouvoir l’affirmer, car, malgré l’assertion de Mlle Chaussat, le clair de lune, si beau qu’il fût, ne rendait pas les nuances à l’égal du jour, nous croyons même qu’une rougeur colora ses joues, fleuries depuis cinquante-cinq printemps.

Après un moment de silence, elle reprit :

— J’en reviens à ce que vous me disiez ce matin, capitaine, peut-être ce jeune homme a-t-il des préoccupations…

— Cela doit être, mademoiselle, cela doit-être. La jeunesse est l’âge des passions. Eh ! eh ! je l’ai su dans mon temps aussi. Non-seulement il n’y aurait rien d’étonnant à ce que ce jeune homme eût une intrigue, mais il serait étonnant qu’il n’en eût pas.

— Je saurais ce qui en est, dit la vieille fille.

Pareilles promesses chez Mlle Chaussat n’étaient pas vaines, car, si elle ne parvenait pas toujours à savoir précisément ce qui en était, elle croyait le savoir du moins, ce qui revient au même pour toute personne convaincue. Et si, comme le prétendent certains philosophes, les choses n’ont d’existence que selon l’esprit qui les conçoit, il pouvait se faire, par suite, que ce qui était ne fût pas, et ce qui n’était pas fût : car le public savenaisien, habitué à recevoir des informations des lèvres de cette digne personne, donnait généralement force de croyance à ses jugements.