Athènes et les évènemens du 15 septembre



ATHÈNES
ET
LES ÉVÈNEMENS DU 15 SEPTEMBRE.

On est malheureux d’avoir vu Athènes ; je commence hardiment par cette conclusion. Athènes est un de ces noms magiques qui réveillent en nous des images auprès desquelles toute réalité est insuffisante ou même ridicule. L’imagination seule, cette fée merveilleuse, peut de loin nous dépeindre un théâtre digne des évènemens que ce mot nous rappelle, mais elle perd sa puissance devant l’implacable vérité. Tout rêve de jeunesse s’enfuit à l’aspect de la moderne capitale de la Grèce, et l’on ne sait, quand on l’a vue, comment encadrer dans ce qui existe les souvenirs du passé.

Le paquebot autrichien à bord duquel nous avions pris passage, la veille au soir, à Syra, arriva une heure avant le lever du soleil en vue des côtes de l’Attique. Cette matinée de printemps était d’une admirable pureté. Au-dessus de nos têtes, les étoiles s’éteignent une à une, et les premières lueurs du jour blanchissaient l’horizon. Le navire, poussé par une fraîche brise, filait rapidement sur une mer unie comme un miroir et blanche comme un lac d’étain fondu. À bord, les passagers dormaient encore. Le pont était presque désert. Cinq ou six Grecs seulement, enveloppés de leurs longs cabans à capuchon, étaient silencieusement accoudés sur le bastingage et regardaient grandir dans le lointain les montagnes de leur patrie. En face de nous, les rochers de la côte, entourés d’une vapeur légère, formaient un long feston bleu dont les contours, encore vagues, se dessinaient de minute en minute plus nettement, au fur et à mesure que, derrière leurs cimes, la lumière montait dans le ciel. Ces rochers n’ont rien d’agreste ni de sauvage ; ils s’étagent gracieusement sans confusion, sans déchirures, et offrent à l’œil une suite de lignes harmonieuses, colorées, selon l’éloignement, de teintes plus ou moins foncées. La nature semble avoir taillé avec amour ce pays, qui devait être le berceau des arts. En approchant des rivages de la Grèce, on ne sent pas cependant, comme à la vue des côtes d’Italie, son cœur bondir d’enthousiasme et d’admiration. Tout au contraire, dès que l’on entrevoit les rochers nus de l’Attique et ses montagnes stériles, auxquelles le temps et les hommes n’ont rien laissé que leur coupe merveilleuse, on éprouve une inconcevable tristesse, et ce sentiment, dont on ne se rend pas bien compte, vous accompagne presque partout dans le Péloponèse.

Le navire avançait toujours, et déjà nous pouvions suivre du regard toutes les sinuosités de la côte. À notre gauche, la chaîne de rochers se rompait tout à coup en falaise, et l’on apercevait, à quelque distance dans l’intérieur des terres, une plaine taillée en amphithéâtre dans les montagnes et noyée encore dans la brume du matin. Un mamelon raide, élevé, semblable de loin à une énorme tour, se dressait au milieu de cette plaine et perçait seul le brouillard. Dans cette vallée se trouvait Athènes ; ce mamelon, c’était l’Acropole. Le ciel s’éclairait de plus en plus ; les collines exposées au levant se glacèrent bientôt d’un large reflet rose, et semblèrent se couvrir en un instant de bruyères fleuries ; puis le soleil se leva dans toute sa splendeur orientale. Une heure plus tard, le paquebot doublait un petit promontoire et entrait brusquement dans un bassin circulaire, grand à peu près comme la place Vendôme : nous étions dans le Pirée.

Le Pirée est entouré d’une ceinture de maisons blanches, à toits rouges, à contrevents verts. Les quais sont bordés de pierres de taille et bien construits ; ils étaient peu animés, et les premiers personnages que j’aperçus sur cette terre des grands souvenirs furent, — je ne l’oublierai jamais, — deux promeneurs en habits noirs donnant le bras à deux dames coiffées de chapeaux roses. Sept à huit bâtimens étaient mouillés dans le bassin. Le vaisseau français l’Inflexible, une frégate anglaise, une corvette russe, occupaient l’un des côtés ; un bateau à vapeur désemparé portait seul dans le Pirée les couleurs de la Grèce. Ce pauvre bâtiment désarmé, sans mâts, sans vergues et sans cordages, faisait peine à voir auprès de ces beaux navires qui se balançaient fièrement sous la brise. N’était-il pas l’image de ce malheureux pays de Grèce, qui maintenant ne vit plus qu’à l’ombre des trois grandes puissances dont nous voyions flotter les pavillons ?

Dès que notre paquebot eut laissé tomber son ancre, plusieurs barques se détachèrent du quai et vinrent accoster le bâtiment. Ceux qui montaient ces canots étaient vêtus à l’européenne ; bientôt ils nous hélèrent en français de tous les côtés à la fois. — Eh ! monsieur, l’hôtel des Voyageurs ! l’hôtel de France ! la pension Suisse ! — On pouvait se croire dans la cour des Messageries-Royales. Un de ces hommes transborda nos effets et nous conduisit au débarcadère. Au moment où, avec je ne sais quel sentiment de respect, je posais le pied sur les dalles du quai, un Grec à calotte rouge vint à moi et m’adressa dans sa langue une allocution à laquelle je ne compris pas un mot. Je demandai ce que me voulait cet homme ; il me fut répondu que c’était un douanier. Je lui donnai quelques sous, il passa son chemin. — Comment irons-nous à Athènes ? demandai-je au cicérone ; trouve-t-on ici un cheval, un mulet, un chameau ? Le guide se mit à rire. Il n’y a pas de chameaux au Pirée, me répondit-il d’un air un peu impertinent, mais je vais chercher un fiacre. Un fiacre arriva, un fiacre numéroté, doublé de velours d’Utrecht rouge, et attelé de deux haridelles. Nous prîmes la route d’Athènes. Cette route plate, poudreuse, se déroule en ligne droite comme un long ruban blanc ; elle traverse une plaine inculte, déserte, couverte de grandes herbes déjà flétries au mois de mai. Un bouquet d’oliviers, planté à égale distance du port et de la ville, coupe seul l’uniformité de cette lande jaunâtre, sur laquelle le regard erre tristement.

Le cicérone s’était placé sur le siége auprès du cocher. Je l’accablai de questions. — Qu’est-ce que cela ? lui demandai-je en indiquant auprès de la route un fossé assez semblable aux tranchées de nos marais, à cela près qu’il était à sec. — C’est le Céphise, me répondit-il tranquillement. — Et là-bas, un peu à gauche, cette grande montagne ? — C’est le Pentélique. — Et celle-ci, plus près, en face de nous ? — C’est l’Hymète. — L’Hymète ! m’écriai-je malgré moi, ah ! mon Dieu, voir l’Hymète par la portière d’une citadine ! — Arrivé dans le bois d’oliviers, le cocher, selon l’usage invariable des cochers athéniens, s’arrêta pour faire boire ses chevaux devant une baraque convertie en cabaret. Une collection complète de ces images grossièrement coloriées dont il se fait en France un grand commerce dans les foires de village, et qui représentent Napoléon à Austerlitz ou Murat à Aboukir, décorait à l’extérieur les murs en bois de cette chétive hôtellerie. Dès que l’on a dépassé les derniers oliviers, le spectacle change. Au milieu d’une plaine aride, éclairée par un soleil brûlant, bornée de tous côtés par les montagnes, on voit, à travers un nuage de poussière, une petite ville blanche, resserrée au pied d’un mamelon qui la domine. Le sommet de ce mamelon, qui se dresse isolé comme un immense piédestal, est couronné d’une sombre muraille au-dessus de laquelle on aperçoit le fronton jauni d’un temple. Ce temple, c’est le Parthénon ; cette petite ville[1], c’est Athènes. Il n’est peut-être pas au monde de paysage plus mélancolique. Même en oubliant le passé, on soupire involontairement à la vue de cette grande plaine silencieuse, de ces montagnes désolées, de cette bourgade neuve qui s’élève impudemment au milieu des ruines qui s’écroulent. On se demande avec surprise si là vraiment pouvait être la ville de Périclès. Quand le guide a prononcé le nom d’Athènes, on doute encore ; puis les champs déserts qui vous entourent vous rappellent la campagne si triste de Rome. Alors on comprend que les siècles se sont écoulés, et que la main de Dieu s’est appesantie sur ces deux villes.

Les premières maisons s’élèvent çà et là en désordre et n’ont aucun style. Les murs sont à peu près blancs, les toits à peu près rouges. Une rue droite, assez large, non pavée, bordée de pauvres boutiques aux enseignes la plupart écrites en français, traverse la ville dans sa plus grande longueur. Cinq ou six autres rues plus étroites, moins longues, désertes, également pleines de poussière, coupent la première à angle droit. Voilà tout Athènes ! Les passans portent presque tous l’habit européen ; de loin en loin seulement on aperçoit un élégant pallicare à la taille de guêpe, à la démarche prétentieuse, vêtu de la fustanelle albanaise, de la veste brodée d’or ou d’argent, et coiffé d’un grand chapeau de paille. La ville, sans animation, sans mouvement, a une physionomie mesquine et bourgeoise où l’on cherche en vain le caractère étranger, la couleur orientale. On dirait un faubourg de Marseille jeté dans une des plaines poudreuses de la Provence. Un seul palmier long et maigre s’élève au milieu de la grande rue, se détache sur le ciel transparent, et vous rappelle la latitude de l’Attique. Quand on arrive dans un hôtel français, après avoir traversé la capitale de la Grèce, on a subi, disons-le franchement, le plus cruel désenchantement que voyageur puisse endurer.

On se tromperait si l’on pensait que les monumens merveilleux de l’antiquité embellissent la ville actuelle. Les ruines du passé sont tout-à-fait en dehors de la moderne Athènes. Les murailles noires de l’Acropole cachent à tous les yeux les trésors qu’elles renferment, il faut faire un petit voyage pour voir l’œuvre de Phidias. Le temple de Thésée se trouve près de la route du Pirée, en-deçà des premières maisons ; celui de Jupiter Olympien est du côté opposé, au-delà de l’enceinte de la ville. Dans les rues, on n’aperçoit ni inscriptions, ni fragmens de sculpture : le badigeon règne sur tous les murs. Je n’ai pas la prétention de donner ici une description nouvelle des ruines d’Athènes, tout le monde les connaît ; mais il faut dire qu’à la vue de ces chefs-d’œuvre de l’art, le premier sentiment que l’on éprouve n’est pas de l’admiration, c’est de la surprise ; on reste un instant stupéfait, surtout si l’on vient d’Italie, des petites proportions de ces monumens : le temple de Thésée (que l’archéologie me le pardonne) ne paraît guère plus grand que l’arc-de-triomphe du Carrousel, et le Parthénon est plus petit que la Madeleine. On cherche en vain cette nuance dorée des ruines de l’Attique, tant vantée par les voyageurs. Le ciel n’a pas doré les temples d’Athènes, il les a brunis. Le côté des colonnes qui subit depuis tant de siècles les ardeurs du soleil, s’est revêtu d’une teinte bistrée, dure, qui rappelle les couleurs de la rouille ; le côté opposé a conservé sa blancheur primitive. Le contraste trop rude de ces deux nuances arrête d’abord désagréablement le regard, et nuit à la mollesse du contour. Plusieurs particularités, minimes en apparence, vous contrarient pendant votre visite aux ruines. On ne pénètre pas sans permission dans l’Acropole. Si à Schaffhouse, pour voir la chute du Rhin, il faut tirer une sonnette, à Athènes on doit parler au concierge pour visiter le Parthénon. Cette mesure était, du reste, indispensable, les compatriotes de lord Elgin ne se faisant scrupule, en aucun pays, de casser à coups de canne les têtes des figurines ou les doigts des statues, sous prétexte de rapporter des souvenirs de leurs lointains voyages. Le sol de l’Acropole est jonché de fragmens de marbre, embarrassé de moellons rangés avec symétrie. Des baraques d’ouvriers se dressent çà et là, les coups de marteau retentissent, le gardien bavarois pérore ; tout vous distrait, vous trouble, vous désespère. D’énormes poutres étaient dressées, l’an dernier, contre les colonnes du temple de Minerve. Que voulait cet échafaudage à ce monument ? C’était une restauration sans doute, et assurément elle était entreprise dans une louable intention ; mais quand, du haut de l’Acropole, on aperçoit l’espèce de caserne plaquée de marbre qu’on appelle le Palais-Neuf, on ne peut s’empêcher de frémir en songeant que la restauration du Parthénon est confiée aux mains qui ont construit cette prétentieuse masure.

En élevant, sous la direction de Phidias, les plus beaux temples du monde au jugement de tous les siècles, Périclès n’avait pas seulement fait d’Athènes la capitale des arts, il avait aussi donné une grande extension à son commerce. Alors comme aujourd’hui le sol de l’Attique était loin de fournir tous les élémens de subsistance nécessaires à la population. Les habitans manquaient de laines, de chevaux, de fer, de bois de construction. Une énorme quantité de blé était importée de la Sicile, de l’Égypte, de la Chersonèse taurique, de la Macédoine, et c’est à peine si les revenus de l’état suffisaient à payer ces importations. Les Athéniens appelèrent l’art à leur secours. Le cuivre de Délos, l’or de la Lydie, l’ivoire de la Libye devinrent entre leurs mains des sources inépuisables de richesses. Les manufactures de la ville de Périclès furent réputées sans égales ; de tous côtés, les commerçans vinrent au Pirée échanger les produits des terres lointaines contre les statues, les vases ou les armes d’Athènes. On reprocha à Périclès ses dépenses, et en effet les temples élevés par Phidias n’avaient pas coûté moins de quatre mille talens[2], ou vingt-deux millions, c’est-à-dire trois fois le revenu de l’état ; mais, en quelques années, la prospérité de la ville fut assurée, et la richesse des Grecs d’Athènes dépassa celle des Carthaginois, des Phéniciens, des Grecs de l’Asie, de Samos, de Rhodes et de Syracuse.

Le gouvernement actuel n’a pas eu la prévoyance de Périclès. Lors de son installation, Athènes n’existait plus ; il méconnut à la fois le vœu des Grecs et son propre intérêt, en fondant la capitale nouvelle sur l’emplacement de la ville ancienne. « La Grèce est une résurrection, écrivait-on alors ; quand on ressuscite, il faut renaître avec sa forme, avec son nom, avec son individualité complète. » Au temps où nous sommes, les villes comme Athènes ne renaissent pas avec leur forme, et leur nom les écrase. Les ressources du jeune royaume étaient trop faibles pour qu’il pût fonder une ville digne des ruines, des souvenirs et du nom d’Athènes. Aussi qu’est-il arrivé ? À suivre ce projet on n’a rien gagné, et on a beaucoup perdu. Les monumens du passé rendent ridicules les constructions modernes, et les maisons nouvelles nuisent à l’effet des ruines. Cela était facile à prévoir. Un motif plus grave encore aurait dû faire abandonner cette malheureuse idée. Depuis Périclès, le sol de l’Attique ne s’est pas enrichi, et les Athéniens ont perdu leur génie. Les Grecs ne sont plus, comme autrefois, d’admirables ouvriers, l’art est mort en Grèce, mais ils sont d’excellens matelots, et le commerce tend à renaître dans leur pays. La capitale aurait dû être le centre des affaires, et elle en est complètement à l’écart. Il n’y a et il ne peut y avoir à Athènes aucun commerce. La distance de plus de deux lieues qui sépare le port de la ville empêche les navires de prendre la route du Pirée, et Syra attire de son côté tout le commerce de l’archipel. Ce rocher stérile acquiert chaque année plus d’importance. Le port de Syra est maintenant le point d’intersection des lignes des paquebots français ou autrichiens qui sillonnent dans tous les sens les mers du Levant ; sa population a triplé depuis huit ans, et elle augmente chaque jour dans une proportion notable. Si la nouvelle capitale avait été fondée au Pirée ou sur l’isthme de Corinthe, elle serait devenue sans nul doute le centre de l’affluence qui se porte à Syra et à Patras. Les Grecs demandaient avec instance qu’on choisit un de ces deux emplacemens : à ce peuple de marins il fallait pour capitale un port de mer, et, si on eût écouté le vœu national, peut-être cette jeune cité serait-elle maintenant, après Constantinople, la ville la plus importante de l’Orient. Tout au contraire Athènes, isolée dans les terres et abandonnée de la population laborieuse, végète à grand’peine. Tout y manque, et tout y est hors de prix. Pour les étrangers, les mauvaises auberges de la capitale du roi Othon sont plus chères que les bons hôtels de Londres. Le climat est encore un des ennemis de la nouvelle ville. Située au fond d’une vallée et entourée de tous côtés par les montagnes, Athènes se trouve malheureusement à l’abri des vents de nord-est qui assainissent la Grèce, et des brises de mer qui apportent un peu de fraîcheur à cette terre brûlante. Aussi, pendant trois mois de l’année, la capitale, inhabitable et peu salubre, devient-elle une véritable étuve. Dans la saison des chaleurs, les diplomates étrangers et l’aristocratie athénienne, abandonnant la ville, vont chercher un peu d’air au Pirée ou dans les campagnes environnantes. Les villas voisines d’Athènes sont en général petites, peu ombragées et peu remarquables. Il faut pourtant excepter le superbe château qu’une de nos compatriotes a fait construire, il y a peu d’années, au pied du Pentélique. Mme de P***, qui garde dans son cœur, ardent comme aux premiers jours, le feu sacré des philhellènes, a adopté la Grèce comme une nouvelle patrie, et s’est imposé une sainte, mais difficile mission en cherchant à régénérer les arts dans l’Attique. Elle a pu prêter à ce courageux dessein l’appui d’un beau titre et d’une grande fortune. Des écoles gratuites ont été instituées par ses soins. Enfin elle a attiré à Athènes de jeunes artistes français qui tentent, sans beaucoup de succès, nous a-t-elle dit, d’enseigner aux enfans athéniens ce que nous ont appris leurs pères.

Les environs d’Athènes sont peu sains ; en général le climat de la Grèce est perfide : la malaria y sévit pendant l’été, surtout dans les endroits humides où croît le laurier-rose. Cette plante, dont le nom résonne si bien à la fin d’un vers, est un indice presque certain de l’insalubrité du champ qui la produit. Les habitans du pays échappent plus facilement à l’intempérie ; les étrangers en sont trop souvent victimes. Le voyageur doit s’entourer des plus minutieuses précautions, se prémunir contre les moindres variations de température, éviter de coucher sur la terre, et s’astreindre à un régime sévère. L’abus du vin, des fruits, des légumes aqueux, cause des dyssenteries terribles. Le moindre refroidissement (et il est difficile de s’en garantir dans un pays où le soleil est brûlant et le vent glacial) est assez ordinairement suivi d’une fièvre toujours dangereuse, quelquefois mortelle. Si l’on se sent atteint, le meilleur remède est de partir à l’instant. Qu’on aille à Constantinople ou en Italie, peu importe ; mais à tout prix il faut quitter la Grèce. Le changement de climat est beaucoup plus efficace que le quinine ; quelquefois même l’air natal est un spécifique souverain ; dans d’autres cas, le mal résiste à tous les remèdes. On sait combien de nos soldats ont péri misérablement en Morée ; plusieurs officiers ont rapporté de cette expédition des fièvres dont ils se ressentent encore en France après quinze ans.

On voit quels avantages il y aurait eu à transporter sur les bords de la mer la nouvelle capitale des Hellènes. Tout devait y gagner, le développement, la beauté de la ville, le commerce, la salubrité publique et l’art lui-même, car les ruines du siècle de Périclès seraient bien autrement majestueuses et mélancoliques si on les avait laissées isolées au milieu de la plaine de l’antique Athènes, dans toute la poésie du silence et de la solitude. Malheureusement le roi Louis de Bavière ne voulut jamais permettre qu’on écoutât sur ce point le vœu de la nation ; il décida que la ville renaîtrait à l’endroit même où elle était ensevelie. Ce n’est pas le seul reproche qu’on puisse lui faire. En naturalisant dans les états de son fils et aux dépens de ses sujets son goût pour les arts, le roi de Bavière a oublié d’importer en Grèce le système financier au moyen duquel il a pu rassembler dans sa capitale, ainsi qu’Adrien dans sa villa voisine de Tivoli, tous les monumens qui l’ont le plus frappé dans ses voyages. On m’a assuré à Munich que, pour satisfaire son goût favori, le roi prélevait sur chaque administration une sorte d’impôt. Le budget de la guerre surtout, s’il faut en croire les Bavarois, serait presque entièrement détourné au profit des travaux publics. Un grand officier vient-il à mourir, au lieu de désigner un successeur, on laisse, pendant quelques années, sa place vacante ; le roi touche ses appointemens, et à la perte d’un général, la Bavière gagne une statue, un tableau ou le fronton d’un temple. Assurément on ne saurait blâmer cette méthode. L’armée ne se désorganise pas faute d’un officier ; les frontières du pays ne sont pas pour cela envahies, et Munich devient une ville d’année en année plus curieuse. En Grèce, loin d’adopter ce système, on a épuisé les ressources d’un trésor appauvri en payant à prix d’or une armée inutile, et en construisant à grands frais, dans le même temps, des édifices absurdes.

Le jour même de mon arrivée à Athènes, je reçus, en réponse à une lettre de recommandation, envoyée dès le matin, une invitation de bal pour le soir. Cette invitation me réjouit, elle offrait un nouvel attrait à ma curiosité. Sans doute la modeste capitale du roi Othon ne ressemblait guère à cette superbe Athènes que j’avais si souvent rêvée ; mais, chez ses habitans, n’aurais-je pas à étudier des coutumes intéressantes, des mœurs pour moi nouvelles ? Cet espoir me restait, et je partis pour le bal, comptant bien que les hommes me dédommageraient des pierres. Un fiacre me conduisit chez mon amphitryon. Selon une mode tout-à-fait parisienne, deux lampions posés sur les bornes de la porte d’entrée servaient de fanaux aux invités. Dans le vestibule, un valet de pied en grande livrée me débarrassa de mon manteau ; un second domestique m’annonça dans un assez beau salon meublé à la française. La réunion était déjà complète. Les hommes, uniformément vêtus d’habits noirs, se pressaient au milieu du salon ; les dames, habillées sans exception à l’européenne étaient assises sur les banquettes. Quand, remis d’un premier étonnement et de ce sentiment de malaise que l’on éprouve toujours en entrant dans un salon où l’on se croit complètement étranger, j’eus examiné avec plus d’attention les visages, je restai comme étourdi. Je connaissais presque tout le monde. Ces figures, je les avais vues cent fois ; où ? je n’en savais rien d’abord ; mais mes souvenirs s’éclaircirent peu à peu, et je reconnus un diplomate habitué du café de Paris, puis un officier de marine, plus loin de jeunes Grecs élevés en France et qui avaient été mes camarades de collége. Parmi les femmes, il n’en était peut-être pas une seule qui n’eût passé au moins un hiver à Paris. Elles étaient d’une parfaite élégance ; chaque semaine arrivent au Pirée les parures les plus fraîches et les modes les plus récentes. Pour donner une idée de la recherche du monde élégant d’Athènes, il suffira de dire qu’une dame de la chaussée-d’Antin, dont la beauté est justement célèbre à Paris, se trouvait en même temps que nous en Grèce ; elle venait tout exprès dans le Levant, nous assura-t-on, pour faire emplette d’étoffes nouvelles, et pour apprendre à bien poser sur sa tête le taktycos de Smyrne. Le premier jour, son arrivée avait épouvanté toute la société féminine ; mais, le soir, on s’était rassuré : les rubans de la lionne furent déclarés fanés, et l’on trouva ses toilettes d’un goût reprochable. Le bal s’anima peu à peu. On walsa avec entraînement, à l’allemande, sur des airs de Strauss. La soirée fut très gaie, mais de couleur locale il n’y avait pas l’ombre. Pas un détail ne rappelait l’Orient : le français était la seule langue que l’on parlât ; en un mot, d’une élégante maison de la rue Saint-Lazare on aurait pu passer dans ce salon grec sans s’apercevoir de la différence.

La haute société d’Athènes est prévenante, animée, surtout très joyeuse. En hiver comme au printemps, les bals, les fêtes, les dîners, se succèdent sans interruption. Une troupe italienne assez passable, qui, à l’instar de celle de Paris, partage l’année en deux saisons, arrive en automne dans la capitale de la Grèce, après avoir recueilli, pendant la canicule, les bravos des dilettanti de Smyrne. Des parties de campagne, des goûters sur l’herbe, des promenades à Égine ou à Éleusis, remplacent, l’été, les joies plus bruyantes du carnaval. Les réunions étant peu nombreuses, tout le monde se connaît, et l’on jouit à Athènes d’une chose à peu près inconnue dans les grandes villes, de l’intimité dans le monde. Cette façon d’être est assurément pleine de charme, mais elle a aussi ses inconvéniens. Du rapprochement continuel de personnes dont la fortune et la position sont différentes naissent infailliblement une infinité de petites jalousies qui se laissent deviner lors même qu’elles ne se trahissent pas à l’extérieur. À Athènes, ainsi que dans toutes les petites villes, les maisons sont pour ainsi dire transparentes. Les habitudes de chacun sont connues dans les moindres détails, et, comme les sujets de conversation manquent, on parle beaucoup d’autrui. La facilité des mœurs donne un nouvel attrait à la médisance ; aussi la chronique des salons athéniens est-elle fort piquante, et cette chronique, on la connaît dès le premier jour ; en Grèce comme ailleurs se trouvent de bonnes ames qui ne se font aucun scrupule d’ajouter au nom de toute femme celui du prétendu cavaliere servente. Pourtant, il faut le dire, les coutumes italiennes, quoique adoptées par le plus grand nombre, ont rencontré des dissidens dans la société d’Athènes. Il y a peu d’années, une grande dame étrangère s’indigna de la légèreté des mœurs et prétendit les réformer. Elle fit un triage dans le monde hellénique et n’ouvrit son salon qu’à une société épurée. Bien que les jeunes gens se fussent montrés rebelles à ce nouvel ordre de choses, et que les plus jolies femmes n’eussent point paru suivre avec beaucoup d’enthousiasme, à vrai dire, la bannière du puritanisme, la réforme eut ses prosélytes, et la société se divisa. Le nouveau salon était le plus vertueux d’Athènes, un autre en était le plus gai. Deux camps se formèrent, et la discorde agita son brandon.

Des causes de division plus sérieuses que ces rivalités féminines partagent le monde athénien : ce sont les opinions politiques. La société d’Athènes ne se compose pas exclusivement de Grecs ; elle a même pour noyau les diplomates étrangers et leurs familles. Chacun de ces diplomates, français, anglais ou russe, cherche à faire prédominer son influence, chacun a ses sectateurs parmi les Hellènes, et il est impossible que les chefs de ces trois partis oublient tout-à-fait dans les salons les préoccupations de leur cabinet. La même défiance règne entre leurs prosélytes, et la politique, en Grèce aussi bien qu’à Paris, jette son venin dans les relations sociales. Cette allusion que nous venons de faire aux trois opinions qui divisent la société d’Athènes nous amène à dire ce que nous entendons par les partis étrangers en Grèce. Ce mot parti, auquel on a prêté, ce nous semble dans ces derniers temps, une signification beaucoup trop étendue, est loin d’avoir, en Grèce, la même valeur qu’en tout autre pays. En le prenant dans une fausse acception, beaucoup de journaux ont été amenés à donner aux évènemens du 15 septembre des interprétations confuses et contradictoires. Il est un fait qu’il faut d’abord préciser : c’est que, si la triple influence de la Russie, de l’Angleterre et de la France donne aux opinions politiques des Grecs trois nuances bien distinctes, il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a en Grèce qu’un seul parti proprement dit, c’est le parti grec. Les Hellènes veulent avant tout leur indépendance ; ils n’ont qu’une seule idée, qu’un seul désir : c’est, comme l’a dit un illustre écrivain, « de se refaire nation. » Si, après tant de combats et de sang répandu, ils sont parvenus à secouer la domination des Turcs, ce n’est pas pour courber la tête sous un autre joug. Seulement, ils se sentent trop faibles encore pour marcher seuls, et comptent tous sur l’assistance de l’une ou de l’autre des trois puissances protectrices ; mais ils ne considèrent ces puissances, on ne saurait trop le répéter, que comme des nations amies. Du jour où l’une d’elles quitterait son caractère d’alliée pour dévoiler des projets de domination, elle serait accusée de félonie, et la Grèce trahie se révolterait contre cette nouvelle oppression. Telle est l’opinion générale des Hellènes. Si on peut citer quelques exceptions et rappeler les noms de certains hommes enrôlés au service de la Russie ou de l’Angleterre contre leur propre patrie, ces hommes, en très petit nombre, loin de constituer un parti, sont méprisés à Athènes, montrés au doigt et ridiculisés chaque jour par des chansons ou des caricatures. Voilà ce qu’ignoraient sans doute ceux qui, ne voyant dans la révolution du 15 septembre que le résultat d’une impulsion donnée par un cabinet étranger, ont représenté les Grecs comme prêts à se jeter aux bras de l’une des trois puissances, comme tout disposés à changer les couleurs du drapeau national, quand ils ne voulaient au contraire qu’agrandir leurs libertés. En général, on a oublié le motif principal de cette révolution pour n’en voir que la cause secondaire. Aussi les Grecs se plaignent-ils amèrement de certains journaux de Paris ; ils les accusent de n’avoir pas puisé leurs renseignemens dans le pays et de s’être contentés de traduire les gazettes allemandes, qui n’étaient elles-mêmes que l’écho de la presse de Munich et des opinions bavaroises[3]. La révolution du 15 septembre est une révolution purement grecque. Maintenant, qu’un cabinet étranger ait attisé le feu qui couvait sous la cendre, que par de sourdes menées il ait avancé le jour d’une catastrophe inévitable dont il espérait profiter peut-être et qui a tourné contre lui, nous sommes loin de vouloir le nier ; mais avant de rendre compte des secrètes manœuvres qui ont augmenté le mécontentement des Hellènes, il faut chercher dans le passé l’origine de ce mécontentement même.

En 1827, la nation grecque, qui, pendant quatre siècles d’asservissement, n’avait jamais désespéré d’elle-même, avait enfin secoué le joug. Malheureusement la guerre avait tout dévasté, et la Grèce en renaissant se trouva sans ressources pour vivre. Un agent de la Russie, M. Capo d’Istria, fut nommé président du nouveau gouvernement. C’était un homme capable, mais faible et ambitieux. On croit généralement à Athènes que, le titre de président lui convenant à merveille, il avait tout intérêt à ce que la Grèce ne devint pas un royaume digne d’un plus puissant que lui, et qu’il n’a pas travaillé, comme il l’aurait pu, à en faire reculer les limites. La correspondance de M. Capo d’Istria avec le prince Léopold de Saxe-Cobourg a prouvé qu’il n’avait pas peu contribué, plus tard, au refus par lequel ce prince répondit à l’offre de la couronne de Grèce. Le plus grand désordre signala l’administration du nouveau président et celle de son successeur. Après les jours d’oppression vinrent les jours d’incurie. Bientôt régna une anarchie complète qui acheva de détruire ce que la guerre avait épargné. Le 9 avril 1832, à la chute du comte Augustino, qui avait succédé à Capo d’Istria son frère, on trouva dans le trésor vingt-quatre écus de cuivre[4]. C’était toute la fortune de la Grèce. Les trois puissances qui avaient aidé de leurs armes ce malheureux pays vinrent au secours de ses finances. Le 7 mai, un prêt de 60 millions fut garanti à la Grèce par les trois cours de France, d’Angleterre et de Russie, et il fut décidé, après le refus du prince Léopold, que le second fils du roi de Bavière serait roi des Grecs. Le prince était mineur. Sa grande jeunesse avait même été un des principaux motifs qui l’avaient désigné au choix des puissances. On pensait qu’un très jeune chef inspirerait de la confiance aux Hellènes. C’était un souverain qu’on leur donnait à élever selon leurs idées, selon les besoins du pays. On espérait aussi qu’arrivant en Grèce à l’âge où le caractère des hommes, et celui des princes en particulier, reçoit plus aisément l’empreinte des circonstances, le monarque se façonnerait sans peine aux mœurs de ses sujets et que, bien qu’Allemand d’origine, il deviendrait Grec par le temps, avec les années. Cette idée était juste dans le principe ; par malheur, les mesures que la jeunesse même du roi exigeait de prendre détruisirent les bons effets qu’on attendait et eurent de fâcheux résultats que l’on pouvait prévoir. Il fallut nommer un conseil de régence ; les membres de ce conseil furent choisis parmi les personnages importans de la cour de Munich. Les Grecs commencèrent à croire que c’était un gouvernement tout fait qu’on leur imposait, et non pas un jeune prince qu’on leur donnait pour qu’ils le missent à la tête de l’ordre politique qu’ils voulaient établir. Forcés de subir cette organisation, ils pensèrent que, si une administration étrangère était appelée au maniement de leurs affaires, eux du moins n’en seraient point exclus, et qu’ils garderaient au conseil voix délibérative. Pendant la guerre et depuis leur indépendance, les Grecs s’étaient gouvernés par des assemblées ; ils avaient plusieurs constitutions, entre autres celle d’Épidaure et celle de Trézène. Ils voulurent en rédiger une définitive d’après les intérêts du pays, afin de la soumettre au roi et à ses ministres. Ce parti, fort sage assurément, déplut à Munich. On invita les Grecs à ne s’inquiéter de rien avant l’arrivée du roi ; on leur promit que le conseil de régence ferait droit à leur demande, et se conformerait en tout au vœu de la nation.

Le 6 février 1833, le roi arriva. Au lieu de venir aux Grecs en toute confiance, il parut accompagné de ses conseillers, escorté d’une armée de quatre mille Bavarois. Loin de se conformer aux usages du pays et de mesurer les dépenses de l’installation à l’état des finances, dont les seules ressources consistaient dans l’emprunt, on établit à grands frais en Grèce une fraction de la cour de Munich. Toutefois, les Hellènes étaient si heureux de sortir enfin de l’anarchie, que l’on ne reprocha guère au nouveau gouvernement ses premières prodigalités. Le jeune roi apportait avec lui tant d’espérances, que, malgré son escorte étrangère, il fut accueilli avec enthousiasme. Ce furent chaque jour des fêtes et des réjouissances nouvelles. En voyant à sa tête un jeune chef, la nation se sentit plus grande, plus complète ; elle salua d’une acclamation de joie unanime le bonheur qui lui semblait promis.

Le conseil de régence se composait de MM. d’Armansperg, Maürer, et Aïdec. Bien que M. d’Armansperg fût président du conseil, M. Maürer ne tarda pas à prendre sur ses collègues l’ascendant que lui donnait une capacité supérieure ; pendant une année il dirigea seul les affaires. De tous les ministres bavarois qui se sont succédé depuis dix ans, M. Maürer est peut-être le seul qui ait su gagner la confiance des Grecs. Arrivé dans un temps où tout était à faire, il rassembla autour de lui les hommes éminens du pays ; il étudia rapidement la situation et les besoins de la Grèce. Tout en respectant ses institutions, il en fonda de nouvelles ; partisan des idées françaises, il donna aux Grecs un code pénal imité du nôtre, un jury institué à la française ; son administration habile et prudente rétablit l’ordre. Peu à peu les affaires prirent leur cours, et le pays prospéra. Le souvenir de M. Maürer est encore vénéré à Athènes. Malheureusement, au bout d’une année, par suite des intrigues de l’Angleterre, assure-t-on, il fut rappelé à Munich. M. d’Armansperg prit le pouvoir ; alors tout changea de face. Le président du conseil se montra aussi prodigue que son prédécesseur avait été économe ; il quadrupla le traitement de certains grands fonctionnaires, bouleversa tout le personnel de l’administration pour s’entourer de ses créatures ou pour s’en faire de nouvelles. Deux hommes considérables, estimés de tous, Maurocordato et Colettis, avaient pris une grande part aux affaires ; les Grecs, que le gouvernement bavarois avait d’abord un peu effrayés, s’étaient rassurés en voyant parmi ceux qui veillaient à leurs intérêts ces deux enfans de leur révolution. M. Maürer, comprenant la force que devait donner à son administration la coopération de ces deux chefs de parti, les avait attirés : le président du conseil s’en débarrassa : sous prétexte de les nommer ministres, l’un en Allemagne, l’autre en France, il exila Maurocordato à Berlin, et Colettis à Paris. Après leur départ, les Grecs n’eurent plus de représentans sérieux au ministère, et le gouvernement bavarois s’isola au milieu de la nation. Dès-lors il se rendit coupable d’injustices criantes qui excitèrent en Grèce une indignation générale. Tous les grades dans l’armée furent donnés aux compatriotes du roi. On s’inquiétait peu de la capacité des nouveaux titulaires ; être né à Munich, c’était l’important ; la qualité de Bavarois rendait apte à toutes les fonctions : d’un soldat on faisait un capitaine, un lieutenant de vaisseau d’un officier d’infanterie. Un humble expéditionnaire bavarois occupait une des places importantes de l’administration ; à l’une des facultés d’Athènes professait un sous-maître d’école d’un village allemand. On abandonnait dans la misère les veuves des citoyens morts pour la patrie, et l’on envoyait chaque année en Bavière une somme considérable aux familles des soldats qui avaient péri victimes d’un goût immodéré pour le vin de Santorin. Les Hellènes se demandèrent s’ils ne s’étaient affranchis du joug ottoman que pour tomber sous une autre domination. En 1835, le roi devint majeur, le conseil de régence fut dissous et l’on nomma M. d’Armansperg archi-chancelier. Ce changement de titre ne diminua en rien l’étendue de ses pouvoirs ; bientôt il put agir avec une liberté plus grande encore. Le jeune roi, jusqu’à cette époque, s’était peu occupé des affaires ; mais sa présence seule imposait au ministère une sorte de retenue, du moins apparente. En 1837, il partit pour l’Allemagne, où il devait épouser la princesse Amèlie d’Oldenbourg ; l’archi-chancelier resta souverain absolu à Athènes. Le désordre fut bientôt à son comble : des exactions de tout genre pesèrent sur la nation mécontente ; toutes les places avaient été données, on en fonda de nouvelles. Peu importait que ces places fussent inutiles : c’était pour le fonctionnaire qu’on les instituait, et non dans l’intérêt du pays. Un Bavarois reçut de fort beaux appointemens avec le titre de garde-général des eaux et forêts à Syra, et il alla résider sur ce rocher, qui ne produit pas un arbre, pas un buisson, et où l’eau se vend un sou le verre. À l’exemple des chefs, les subordonnés voulurent faire fortune, chacun prétendit avoir sa part des millions que la Grèce avait empruntés ; le trésor fut mis au pillage, et nous renonçons à raconter tous les faits qui attestent ces dilapidations[5].

Le plus grand désordre régnait aussi dans les provinces. Les troupes bavaroises venues avec le roi avaient été cantonnées dans différentes garnisons. Les Grecs s’accommodaient peu de l’outrecuidance de ces protecteurs étrangers : ils les ridiculisèrent ; les Bavarois s’emportèrent, des disputes s’ensuivirent. Sentant bouillonner dans leurs veines leur sang de pallicare, les Grecs se souvinrent qu’ils avaient été les compagnons de Canaris, et ils armèrent leurs longs pistolets à crosse d’argent. Des rixes continuelles eurent lieu entre le peuple et l’armée ; Maïna surtout fut souvent le théâtre de ces luttes sanglantes, dans lesquelles les Bavarois, peu habitués à faire dans les montagnes une guerre de partisans, eurent presque toujours le dessous. Ici se place un fait qui paraîtra incroyable, et dont cependant l’authenticité ne peut être mise en doute. Dans ces rencontres, les Grecs firent prisonniers un assez grand nombre de soldats du roi ; il les vendirent au gouvernement après avoir fixé leur rançon. Un soldat était coté deux sous ; un officier valait 50 centimes. Les pallicares, moyennant le prix convenu, se cédaient entre eux leurs captifs, et des spéculateurs s’étaient établis qui faisaient ce singulier commerce.

Avant le retour du roi en Grèce, M. d’Armansperg, pour avoir un titre à son indulgence, s’était hâté d’instituer le conseil d’état et de fonder l’université ; mais on savait que les 60 millions avaient à peine suffi aux folles dépenses du gouvernement, et l’on calculait que la Grèce, pauvre comme aux mauvais jours, se trouvait avoir contracté, sans qu’il en fût résulté aucun bien pour elle, une dette énorme dont elle devait payer les intérêts, tandis que la Bavière en avait absorbé le capital. Le mécontentement allait croissant ; bientôt une révolution devint imminente, et si elle n’éclata pas dès cette époque, c’est qu’on espérait encore que le roi, à son arrivée, rendrait justice à chacun. Lorsque fut signalée la frégate qui ramenait le souverain et la jeune reine, la population exaspérée se porta en foule au Pirée. Le ministre effrayé essayait en vain de faire bonne contenance. Après avoir ordonné, pour fêter le retour du roi, des réjouissances publiques, il s’embarqua sur un bateau à vapeur et alla rejoindre en mer le vaisseau royal. Le peuple, s’agitant en tumulte sur la route d’Athènes, attendit avec anxiété le résultat d’une entrevue qui devait être décisive. Ce résultat ne fut connu que vers une heure du matin. On apprit alors que l’archi-chancelier était renvoyé, et que le roi nommait M. de Rhudart président des ministres. Des cris de joie unanimes saluèrent la décision royale ; le lendemain, quand le monarque parut avec la jeune reine, il fut accueilli avec amour ; le peuple voulut dételer les chevaux de sa voiture pour la traîner : ce fut un véritable triomphe. Le souverain prenait donc enfin le parti des Hellènes ! La jeune reine allait donner à la Grèce un prince grec, un prince élevé dans la religion du pays ! Tous les dissentimens se trouvaient conciliés ; l’avenir souriait enfin, et pour la seconde fois la Grèce poussa un long cri d’espérance.

Le roi parut vouloir justifier dès les premiers jours la confiance qu’on mettait en lui. Jusqu’alors il s’était peu inquiété de l’administration ; venu très jeune en Grèce, il avait, pendant la première année, laissé complètement à M. Maürer le soin des affaires. En prenant le pouvoir, le président du conseil avait trop bien compris son intérêt pour ne pas chercher à endormir chez le roi toute idée d’indépendance personnelle. Le gouvernement s’étant isolé de la nation, le roi avait été séparé d’elle par le gouvernement. Il ne connaissait les intérêts de ses sujets que par l’intermédiaire de ses ministres ; leurs plaintes même n’arrivaient à lui que modifiées et affaiblies. Cette sorte de séquestration fut sans doute fatale aux Grecs, mais elle servit le souverain : il dut à son inaction même d’être excepté de la haine universelle qu’avaient soulevée ses compatriotes. En tout autre pays, on aurait confondu le monarque et ses agens ; les Grecs sont fins, clairvoyans : ils comprirent que, si les ministres agissaient au nom du roi et en apparence de concert avec lui, c’était sans sa participation réelle ; ils ne le firent pas responsable des actes du ministère. Le prince avait d’ailleurs donné en plusieurs occasions des preuves de sa bonté, de sa loyauté ; il était généralement aimé.

Aussitôt après le départ de M. d’Armansperg, le roi déploya un caractère tout-à-fait nouveau. Il n’avait jusqu’alors été souverain que de nom, il voulut l’être de fait. Pendant son voyage, l’enfant s’était fait homme ; par malheur, en courant avec trop d’ardeur vers un but louable, il le dépassa. Depuis trois ans le gouvernement avait mal agi, le roi prétendit agir tout différemment ; les ministres avaient abusé de sa confiance, il se défia de tous les ministres ; il n’avait rien fait lui-même, il voulut tout faire. Alors commença pour lui une vie toute de travail et d’activité. L’inaptitude de certains fonctionnaires excitait des murmures ; il prétendit à l’avenir faire seul toutes les nominations. Avant de déterminer un choix, il voulut prendre lui-même les renseignemens les plus minutieux ; écoutant tout le monde et ne s’en rapportant à personne, il arrivait que les paroles de l’un détruisaient celles de l’autre, et le roi ne savait que décider. Un maître d’études manquait au collége d’Athènes ; il fallut neuf mois pour lui trouver un successeur. Ne voulant juger qu’avec une implacable équité, le souverain ajournait toute affaire, si minime qu’elle fût, lorsqu’elle ne lui paraissait pas suffisamment instruite ; les moindres projets de chaque administration, devant passer avant de recevoir une solution par la camarilla (chancellerie royale) et par le cabinet du roi, étaient indéfiniment ajournés. Les actes du gouvernement ne se produisirent qu’avec une lenteur excessive. Le jeune prince, passant sa vie à vérifier avec une exactitude scrupuleuse une infinité de détails insignifians, s’égarait dans un labyrinthe inextricable. Mithridate y aurait perdu la tête. Le roi Othon persista dans son œuvre avec une ténacité qui mit à jour le trait le plus saillant de son caractère ; mais, en se préoccupant des petites choses, il oubliait les affaires importantes ! l’organisation administrative était défectueuse en plus d’un point. Les institutions nouvelles étaient gênées par les anciennes ; les rouages de ce gouvernement à la fois grec et bavarois s’entravaient les uns les autres, les divers élémens qui le composaient se neutralisaient. Cependant, malgré les vices et les imperfections du système administratif, l’ordre s’était rétabli peu à peu en Grèce, par cela seul qu’on avait un gouvernement. Les cultivateurs, ainsi que les commerçans, reprenaient courage ; le pays était en voie de progrès, et une amélioration, lente il est vrai, mais croissante, se faisait sentir dans les affaires. Pour se rendre compte de cette progression, il suffit de jeter un coup d’œil sur la situation agricole et commerciale du pays.

En Grèce, les bras manquent à l’agriculture. Sur une superficie de 4,800,000 hect., 850,000 hectares sont exploités, et par 100,000 cultivateurs seulement. Chaque laboureur cultive donc plus de 8 hectares, et l’on ne compte en Grèce qu’un attelage de bœufs pour quatre laboureurs. Cet énorme inconvénient diminue tous les ans. En 1839 seulement, on a importé dans le royaume pour un million de francs de bêtes à cornes[6]. La moitié du blé nécessaire à la consommation est importée de la Russie méridionale, et l’on ne peut guère espérer que, sous ce rapport, la Grèce se suffise jamais à elle-même ; mais elle peut s’indemniser, par les autres produits qui conviennent mieux à son sol, du manque de céréales. — La culture des vignes a pris, depuis quelques années, un grand accroissement. Le vin, avant 1835, ne figurait pas sur la liste des exportations. Depuis cette époque, les procédés de fabrication ayant été perfectionnés, plusieurs navires ont transporté le malvoisie de Grèce en Allemagne, et même à Boston et à New-York. La récolte des raisins de Corinthe a presque doublé. — L’huile d’olive, qui devrait être le principal élément du commerce grec, a été, jusqu’à présent, repoussée des marchés européens à cause de sa mauvaise qualité. De nouveaux procédés de clarification viennent d’être importés tout récemment en Grèce. Des oliviers sauvages ont été greffés dans plusieurs des Cyclades, et particulièrement dans l’île de Tine, où nous avons pu voir que cette expérience avait parfaitement réussi.

On consommait dans le pays pour près d’un million de sucre importé. Depuis quelques années, la betterave a été naturalisée avec succès à Eubée, et une manufacture de sucre indigène vient de s’établir dont on a droit d’attendre les meilleurs résultats. — Les mûriers, qui, au XIIe siècle, étaient si nombreux dans la Morée qu’ils avaient donné leur nom au pays[7], ont été presque entièrement détruits pendant la guerre. De nouvelles plantations viennent d’être faites et l’exportation de la soie a monté, dans ces dernières années, à près d’un million.

La marine marchande s’est relevée peu à peu. De 1838 à 1840, 613 bâtimens de toutes grandeurs sont sortis des chantiers seuls de Syra ; les affaires du cabotage ont triplé depuis 1833 ; enfin, le mouvement général des affaires commerciales, en y comprenant la valeur des exportations, des importations, du transit, du cabotage, s’est élevé, en dix ans, de 26 millions 800,000 drachmes, à 78 millions 800,000. L’organisation de la marine royale laisse encore beaucoup à désirer ; elle a été jusqu’à présent confiée à des Bavarois que la situation de leur pays n’obligeait pas à savoir distinguer le bossoir de la dunette d’un navire. Cependant les vaisseaux du roi, si l’on peut leur donner le titre de vaisseaux, ont fait avec assez de succès une guerre d’extermination aux pirates qui infestaient les côtes du Péloponèse.

D’année en année, le chiffre de l’armée a été diminué ; elle se compose aujourd’hui d’environ neuf mille soldats. On parle d’établir une sorte de landwehr au moyen de laquelle on pourrait en quelques jours faire une levée de cent mille hommes. — Une gendarmerie nombreuse et bien organisée a rétabli la sécurité dans le pays. Les vols à main armée, autrefois nombreux, sont maintenant fort rares.

En Grèce, on ne pouvait pas tout-à-fait oublier les arts. Une société archéologique a ordonné des fouilles qui ont produit quelques précieux débris. — Un travail très complet, publié ici même[8], ne nous laisse rien à dire des améliorations apportées récemment dans l’instruction publique.

Pour terminer cet aperçu trop rapide de la situation actuelle de la Grèce, il nous suffira d’emprunter quelques chiffres au tableau des recettes et dépenses de l’état pour l’année 1843, présenté, le 31 janvier, par le ministre des finances, M. Rhallis[9]. La recette, pour 1843, est estimée à 17,198,115 drachmes ; la dépense, à 18,666,482. Il y a donc encore cette année un déficit de 1 million 468,367 drachmes ; mais le déficit était de 10 millions en 1834, de 7 millions et demi en 1837, de 2 millions 900,000 drachmes en 1842.

Ce tableau, qui semblerait prouver que le malaise des finances a diminué, a rencontré, il faut le dire, beaucoup d’incrédules ; dans tous les cas, le progrès des affaires commerciales est évident. Mais, au gré des Hellènes, il n’a pas été assez rapide : ils ont oublié le bien qu’avait fait le gouvernement en songeant à celui qu’il aurait pu faire. Ces améliorations, ils croient en être redevables bien plus à eux-mêmes qu’à l’administration, qu’ils ont toujours accusée de n’avoir qu’une force négative et qui, disent-ils, a paralysé leurs efforts plus souvent qu’elle ne les a secondés. En dix années, combien la Grèce aurait dû marcher ! et qu’elle a fait peu de pas depuis le départ de M. Maürer ! Tout en rendant justice à l’activité du roi, on voyait que rien ne résultait du travail opiniâtre auquel il s’était condamné. Les Grecs ne doutaient pas qu’il ne voulût la prospérité du pays, et ils savaient que si, pour bien faire, quelque chose lui manquait, ce n’était pas le bon vouloir. Mais tout languissait. Plusieurs officiers bavarois entouraient encore le jeune monarque ; ils avaient hérité de toute la haine que l’on portait à leurs devanciers. Avant la révolution du 15 septembre, on ne se doutait guère en France de l’aversion qu’ils inspiraient. Il y a quatre mois, en parlant de la situation des Cyclades, nous disions[10] que le gouvernement bavarois était considéré à Athènes comme une colonie étrangère à charge au pays, et l’on nous blâma d’avoir émis une opinion aussi formelle. Si nous ne nous attendions pas à voir les évènemens justifier si tôt nos paroles, nous savions qu’il suffisait d’avoir passé une journée à Athènes pour connaître l’horreur qu’inspire aux Grecs tout ce qui est Bavarois. On pensait généralement que la constitution promise dès l’arrivée du roi, et toujours ajournée depuis cette époque, pourrait seule assurer la prospérité du pays. En reculant toujours, malgré les demandes réitérées de la nation, l’exécution de sa promesse, le jeune monarque avait excité un profond mécontentement. Les agens d’une puissance qui ne cesse de se creuser sourdement une route souterraine dans tout l’Orient aiguillonnaient les plus irrités. Des brochures imprimées à Constantinople, et contenant contre le roi et la reine d’indignes calomnies, furent répandues en Grèce. Ces libelles, qui, chose remarquable, furent dès leur apparition attribués à la Russie, trouvèrent plus d’échos dans les provinces que dans la capitale. Le parti russe (nous avons dit le sens qu’il fallait donner au mot parti), le parti russe doit à des sympathies religieuses de réunir sous son influence à peu près la moitié des Hellènes ; mais il est, sans contredit, le plus faible à Athènes. Toute petite qu’elle est encore, la capitale de la Grèce tend, comme toutes les capitales, à centraliser le pays. Les jeunes Athéniens ont été élevés, pour la plupart, en Allemagne, en Angleterre ou en France. Les idées d’Europe ont singulièrement modifié l’intolérance native de leurs sentimens religieux, et ils ont rapporté de leurs voyages des principes de libéralisme qui ne rendent pas à leurs yeux l’autocratie du czar le meilleur des gouvernemens possibles ; mais le peuple ignorant a conservé les haines religieuses dans toute leur violence. La Russie a pu se servir avec succès de ce puissant levier, non pas pour produire le soulèvement du 15 septembre, mais bien pour accélérer de quelques mois, de quelques années peut-être, une révolution inévitable, dont le principe était ailleurs, et dont le résultat, elle l’espérait du moins, pouvait être le renversement du roi.

Le récit des derniers évènemens, tel même que les journaux l’ont publié, prouve suffisamment que c’était contre les Bavarois et le système administratif que la nation se révoltait, et non contre le roi lui-même. Le courroux qui poursuivait les ministres est tombé devant le souverain. C’est à tort qu’un épisode de l’émeute a pu faire penser le contraire à quelques personnes. On a dit que Kalergi avait tiré son sabre devant le roi, en proférant une menace injurieuse ; s’il était vrai, ce fait serait assez grave, ce nous semble, pour que les rapports officiels en eussent parlé : or les dépêches n’en font aucune mention, et toutes les lettres particulières le démentent. Voici, en revanche, un autre fait dont nous garantissons l’authenticité, qui paraîtrait prouver que l’attitude des officiers était dans cet instant toute différente de celle qu’on leur a prêtée. Le peuple et l’armée entouraient le palais ; on criait de tous côtés : à bas les Bavarois ! vive la constitution ! L’effervescence était au comble, quand passa un Bavarois, officier supérieur, et particulièrement détesté à Athènes. Quelques soldats voulurent se jeter sur lui, mais un simple sous-lieutenant, les arrêtant du geste, leur dit : « Mes amis, souvenez-vous que vous êtes les vainqueurs ! » et tous les soldats rentrèrent dans les rangs. Voilà ce qu’on peut opposer à l’histoire de Kalergi, dont peut-être, en bien cherchant, on trouverait la source dans les feuilles allemandes. Au reste, lors même que ce fait serait exact, — et nous persistons à le nier jusqu’à pleine confirmation, — il ne faudrait voir dans cette manifestation hostile à la personne du roi que l’effet coupable d’un ressentiment individuel, qui aurait été sévèrement blâmé par la nation. Les Grecs ont tout intérêt à ce que le roi Othon reste sur le trône. S’il abdiquait, de deux choses l’une, ou ce malheureux pays tomberait encore une fois dans l’anarchie, ou il écherrait à un nouveau souverain. L’anarchie, les Grecs la connaissent, et ils savent qu’un roi nouveau, fût-ce même le duc de Leuchtemberg, ferait tout rétrograder de dix ans, et remettrait les choses où elles étaient à l’arrivée du roi Othon.

Faut-il ajouter, pour conclure, que la Russie, en démasquant trop tôt ses projets, vient de compromettre singulièrement son influence en Grèce ? La part qu’elle a prise aux derniers évènemens est trop patente pour qu’elle puisse la nier ; la destitution de M. de Katakasy, qui est le désaveu formel de cette participation, n’a désabusé personne. On pouvait même prévoir la façon d’agir du cabinet de Pétersbourg : les évènemens de Serbie sont-ils si loin ? Dans des circonstances presque analogues sa conduite a été absolument la même. Sa politique en Orient ne change pas : avancer incessamment, mais dans l’ombre, sans bruit, et de façon à pouvoir se retirer sans être vu, si l’alarme était donnée, tel a toujours été l’ordre immuable, telle est la marche qu’elle vient encore de suivre en Grèce. La conduite sage du roi Othon dans ces dernières circonstances a déjoué tous les calculs que les ennemis de la Grèce avaient pu baser sur l’opiniâtreté bien connue de son caractère. Ils espéraient le voir rompre plutôt que plier ; mais il a cédé, et il a eu raison. Le roi est maintenant tel que le voulaient les Grecs, tel qu’il avait promis d’être. Le pays a donc gagné la partie, et le souverain n’a rien perdu ; car, si en prêtant serment au régime constitutionnel, le roi des Grecs a renoncé à la plus grande partie de ses pouvoirs, on sait que ces pouvoirs auraient toujours été inutiles entre ses mains. Par le fait, son rôle n’a pas changé. Seulement il s’est déchargé d’une immense responsabilité, et il a laissé place à d’autres pour qu’ils fassent ce qu’il n’a pu faire. Voilà ce qu’on pense en Grèce ; ailleurs on juge autrement les choses. En voyant ce jeune monarque obligé de déclarer solennel le jour où il a perdu ses prérogatives, l’Europe a compris la faiblesse du roi des Grecs. Elle sait combien est petite la part qu’on doit lui faire ; elle sait que, si on ne doit pas l’accuser des fautes du gouvernement qui vient de tomber, il ne faudra pas, non plus, lui attribuer le bien que pourra faire celui qui va s’établir. Si la prospérité renaît en Grèce, nul n’en tiendra compte au roi Othon. Quoi qu’il puisse arriver, ce prince a perdu l’occasion d’être appelé le régénérateur de la Grèce, et ce beau titre lui fut offert.

Combien était belle la position que donnait au fils du roi de Bavière le décret des trois puissances ! Quel plus beau rêve s’est jamais offert à l’imagination d’un jeune prince ? Ce rêve était réalisable : le roi Othon avait peut-être sous la main tous les élémens d’une restauration ; mais les circonstances étaient difficiles, il fallait une voix puissante pour maintenir chacun à son poste, dans un temps où le vaisseau de l’état, pour nous servir de la comparaison d’un grand orateur, était une barque si fragile, si vacillante, que le déplacement de quelques misérables individualités pouvait la submerger. Il eût fallu au gouvernail un pilote prudent et hardi pour sauver la Grèce. Qui sait si l’avenir ne se serait pas chargé de doter le jeune royaume ? qui sait si cette nation régénérée n’aurait pas, au jour d’une imminente catastrophe, maintenu du côté de l’Orient l’équilibre européen ? Au lieu de cela, qu’est-il arrivé ? qu’arrivera-t-il ? Le jour où les débris de l’empire ottoman rouleront vers l’Occident, qui peut dire si la Grèce ne sera pas entraînée par cette grande avalanche, et si ce malheureux pays, qui fut le plus beau des royaumes, ne deviendra pas une pauvre province ? Cependant tout est loin d’être perdu. La révolution d’Athènes a eu un immense retentissement dans la Turquie d’Europe, dans l’Archipel et dans l’Asie mineure ; de tous côtés les Grecs asservis tendent les bras à leurs frères délivrés. Sans doute on a beaucoup à craindre, mais on a tout à attendre d’une nation qui jamais n’a désespéré d’elle-même.



J’étais depuis quinze jours à Athènes, et je n’avais encore vu le roi que de loin, à la promenade du dimanche. Ce jour-là, au coucher du soleil, la musique d’un régiment se rassemble au milieu d’une plaine un peu en dehors de la ville, et donne en plein air une sérénade à la population. Cette fête hebdomadaire attire une foule nombreuse et assez curieuse à observer. Bien que le costume européen y domine, les fez rouges se mêlent en assez grand nombre aux chapeaux de castor, et, au milieu des sombres habits des dandies, on voit briller çà et là les paillettes de la veste d’un pallicare : des officiers caracolent sur de jolis chevaux de Syrie. Malgré leur petite casquette et leur longue redingote bleue à collet rouge, à poitrine rembourrée, selon l’ordonnance de Munich, ces jeunes militaires n’ont en aucune façon la tournure germanique. Rien qu’à voir ce beau lieutenant qui passe fièrement, portant haut la tête, retroussant cavalièrement sa moustache et posant volontiers devant le spectateur, on reconnaît l’élégant Athénien sous la livrée bavaroise. Les dames arrivent en calèches découvertes, et font grand étalage de chapeaux à plumes, de robes éblouissantes. Vers le milieu de la soirée, la voiture royale est invariablement signalée, et l’on voit arriver une sorte de phaëton, attelé de deux chevaux allemands, harnachés à l’anglaise, que le roi conduit lui-même. Le prince est vêtu à la grecque ; la reine, habillée à la française, est assise auprès de lui. De loin, je n’avais pu me faire qu’une idée très vague de la physionomie du roi Othon et de la beauté de la reine Amélie ; mais bientôt l’occasion me fut offerte de contempler tout à mon aise leurs majestés helléniques. L’escadre française mouillée dans le Pirée devait, sous peu de jours, appareiller pour Smyrne, lorsque la reine manifesta à l’amiral le désir de visiter son vaisseau. M. de Lasusse offrit de donner un bal à son bord, et sa proposition fut acceptée.

Par une magnifique soirée de juin, tous les navires du Pirée étaient couverts de leurs pavillons. Les embarcations de l’escadre, conduites par des rameurs vêtus de blanc, commandées par les élèves, attendaient au débarcadère et portaient à l’instant au vaisseau amiral tout invité qui se présentait. Les apprêts de la fête avaient été ordonnés avec un bon goût remarquable. La reine désirait voir un vaisseau français : il fallait le lui montrer dans sa plus belle parure, c’est-à-dire prêt à combattre. Aussi, de tous côtés, n’apercevait-on que des appareils de guerre, et nulle part les préparatifs du bal qui devait avoir son tour. Une partie de l’équipage était sous les armes ; les canonniers, rangés autour des pièces, tenaient en main le refouloir ou la mèche allumée. Pour arriver à l’amiral, il fallait passer devant une haie de matelots à figures bronzées, à tournures martiales, et devant des groupes d’officiers en grand uniforme. La société était réunie, lorsqu’un coup de canon signala l’arrivée de leurs majestés. Dès que le roi eut mis le pied sur son canot, le pavillon de Grèce, rayé de bleu et de blanc, monta au grand mat de l’Inflexible et fut appuyé de cent-un coups de canon ; les tambours battirent aux champs, la musique joua une fanfare guerrière ; les bâtimens firent feu de toutes leurs batteries ; les matelots s’élancèrent dans les haubans, grimpèrent sur les vergues, et, agitant au-dessus de la fumée leurs chapeaux cirés, ils poussèrent trois hurrahs, qui retentirent comme des roulemens de tonnerre. L’amiral et le ministre de France attendaient leurs majestés au bas de l’échelle. Quand le roi Othon, en costume grec, parut sur le pont, au bruit des tambours, il sembla un peu embarrassé de sa longue personne et salua assez gauchement ceux qui l’entouraient. La reine, souriante et montrant ses dents blanches, s’avança gracieusement, suivie des dames de la cour, dont quelques-unes portaient la charmante tunique des Grecques et la toque rouge, d’où s’échappaient leurs longs cheveux noirs. Les aides-de-camp du roi, élégamment vêtus à l’albanaise, entrèrent à la suite de leurs majestés dans les beaux appartemens de l’amiral, où les personnes déjà présentées se rassemblèrent. Le pont resta presque désert ; au fracas des canons, au bruit éclatant des fanfares, succéda un instant de silence. On voyait au loin les quais couverts de monde ; au-dessus des grands mâts des vaisseaux, un énorme nuage de fumée, poussé par une molle brise, se roulait dans l’air transparent, se colorant des teintes splendides du ciel, et laissait entrevoir par intervalle à l’horizon les couleurs éclatantes d’un magnifique coucher de soleil. — La reine resta cinq minutes à peine dans les salons de la dunette, et pourtant, lorsqu’elle reparut sur le pont, tout y était changé comme par enchantement. Il n’y avait plus de cordages, plus de matelots, de guerre, et pour ainsi dire plus de vaisseau ; l’Inflexible s’était métamorphosé en une vaste tente ornée de guirlandes de fleurs, éclairée par des milliers de bougies fichées fort ingénieusement dans des faisceaux de baïonnettes, dont l’acier poli répercutait admirablement la lumière. Un théâtre avait été dressé au pied du grand mât ; l’orchestre était à son poste ; des fauteuils attendaient les spectateurs. Jamais à l’Opéra changement à vue n’a été mieux exécuté ; l’amiral avait à son bord plus de neuf cents machinistes les plus agiles du monde. La fête commença par une de ces représentations nautiques à l’aide desquelles, à bord des vaisseaux, les matelots essaient tous les dimanches de conjurer l’ennui des longues traversées. Un vaudeville fut joué avec beaucoup de verve, les costumes des acteurs provoquèrent de fous rires ; l’ingénue de la pièce, jeune fille blonde vêtue de blanc, gantée de jaune, représentée par un gabier de la grande hune, rougissait d’une façon tout-à-fait divertissante des complimens un peu crus que lui détachait à brûle-pourpoint un timonier métamorphosé en dandy.

Après le spectacle, qui se termina au milieu d’applaudissemens unanimes, les officiers furent présentés à leurs majestés, et le ministre de France m’offrit de me faire partager cet honneur. Tout en répondant de mon mieux aux questions que voulut bien m’adresser le jeune monarque, je l’examinai avec soin : le roi Othon a maintenant vingt-huit ans ; il est brun, bien fait, de haute taille ; vu de loin et à cheval, il semble d’assez belle tournure, mais de près sa physionomie n’a rien d’agréable : il a le visage aplati, le teint jaune ; ses lèvres sont épaisses, ses cheveux crépus, ses moustaches peu fournies. Il semble mal à l’aise dans ses habits ; ses mouvemens trahissent une gêne continuelle, et l’on souffre pour lui de sa timidité. Il portait une veste de drap bleu de ciel brodée d’argent et un fez à houppe bleue ; une fustanelle blanche, des guêtres pareilles à la veste, et des babouches rouges complétaient cet élégant costume. La reine parle le français avec beaucoup de facilité. Elle me demanda comment j’avais trouvé Athènes, et comme je balbutiais je ne sais quelle réponse mensongère, elle m’interrompit en me disant que nécessairement ma première impression avait dû être un peu de surprise. « Athènes est un nom qui parle trop à l’imagination, pour qu’un Français surtout, dit-elle en souriant, n’éprouve pas en arrivant un mécompte ; mais la ville s’agrandit tous les jours, et si vous revenez dans quelques années, ajouta-t-elle avec beaucoup de grace, vous la trouverez fort embellie. » La reine est charmante ; elle paraît avoir vingt-quatre ans : sa taille est svelte, élancée ; sa physionomie, vive, spirituelle ; ajoutez à cela une peau très blanche, de grands cheveux châtains, de belles épaules, de jolies dents, et, chose rare chez une Allemande, de très petits pieds : c’est assurément plus qu’il n’en faut pour faire d’une gracieuse femme une délicieuse reine. Elle a les yeux si beaux, qu’on trouve tout naturel qu’elle en connaisse la puissance, et l’on aime à voir cette bouche souriante, cette démarche légère, à la jeune souveraine d’un peuple qui fut le plus élégant de tous les peuples. La reine Amélie est d’ailleurs une femme d’esprit ; elle a sur le roi une grande influence, et l’on sait qu’elle a beaucoup contribué, dans les derniers évènemens, à faire fléchir la raideur de son caractère.

On walsa avec frénésie jusqu’à cinq heures du matin. En s’éloignant un peu du tourbillon des danses, on pouvait jouir sur l’avant du vaisseau d’un spectacle tout différent. Les yeux éblouis par l’éclat des bougies se reposaient tout à coup, au sortir de la salle du bal, dans les molles lueurs d’un beau clair de lune ; tout dormait dans le port ; la silhouette immobile et les agrès élégans des navires à l’ancre se dessinaient en noir sur un ciel étoilé. Quelque chose de doux flottait dans l’atmosphère, on entendait à la fois le murmure lointain de la mer et le bruit affaibli de la fête. Ces walses, on se rappelait les avoir entendues en France, et la pensée retournait doucement vers la patrie absente. Ce port, c’était le Pirée ! Ces astres, qui brillaient haut, avaient éclairé les splendeurs d’Athènes ; par une nuit semblable, ils avaient guidé vers ce même rivage la flotte victorieuse de Salamine !


Alexis de Valon.
  1. Elle a vingt-cinq mille habitans.
  2. Ce chiffre est celui que donne Pausanias.
  3. Voici un fait qui donne la mesure de ces opinions. Trois jeunes étudians grecs, dont nous pourrions citer les noms, ont dû récemment quitter Munich, qu’ils habitaient depuis plusieurs années, pour se rendre à Paris. Insultés journellement, ils s’attendaient, s’ils eussent prolongé leur séjour en Bavière, à voir les mauvais traitemens succéder aux paroles injurieuses.
  4. Thiersch, État actuel de la Grèce, Leipsig, 1834, t. 1, p. 119.
  5. Ces faits sont assez nombreux pour qu’on ait pu, en les recueillant, former un gros volume qui se publie à Athènes en ce moment. Nous n’en rapporterons que deux que nous retrouvons dans notre mémoire. — L’eau manque au Pirée. Un Bavarois propose d’y creuser un puits artésien ; on lui avance une somme considérable, et le gouvernement paie d’avance une partie du salaire des ouvriers. L’entrepreneur fait faire un premier trou ; puis, le trouvant trop étroit, il commence un second forage, sans obtenir un meilleur résultat. Alors il déclare qu’en Grèce il n’y a pas d’eau sous la terre, et repart pour la Bavière. Les Grecs soldèrent encore ses frais de voyage. — Le gouvernement avait eu l’idée de faire bâtir à Athènes une église gothique (on construisait bien des temples grecs à Munich). Un jeune Bavarois fut chargé, moyennant salaire, d’aller étudier pendant deux ans toutes les cathédrales gothiques de l’Allemagne. Comme au bout de dix-huit mois on n’avait pas de nouvelles de l’architecte, on s’enquit de lui. Il répondit qu’il ne pouvait plus s’occuper de sa mission ni retourner à Athènes, attendu que dans ses voyages il s’était marié. La Grèce se trouva avoir payé sa dot. — Assurément ces faits, et mille autres semblables que nous pourrions citer, ne sont pas d’une grande importance ; mais ils étaient connus de tout le monde, et le peuple, en voyant des personnages secondaires agir si fort à leur aise, devinait quelles devaient être les déprédations de ceux qui étaient assez haut placés pour faire les choses en grand et sans être vus.
  6. Pour compléter les documens que nous avons pu prendre nous-même dans le pays, nous n’avons pas craint de faire des emprunts à un ouvrage intitulé Greece as a kingdom, by M. Strong ; nous devons aussi quelques renseignemens à un excellent travail publié tout récemment sous ce titre : la Grèce depuis dix ans, par M. Jules Fleutelot.
  7. D’autres prétendent que le nom de Morée fut donné au Péloponèse à cause de sa configuration géographique, qui présente à peu près la forme d’une feuille de mûrier.
  8. Voyez le travail de M. Ampère sur l’Instruction publique en Grèce dans la livraison du 1er avril 1843.
  9. Nous nous bornons à citer les chiffres de M. Rhallis, sans en garantir l’exactitude. Dans le Moniteur du 4 mai, on n’estime les recettes qu’à 15,669,795 drachmes, on conserve pour les dépenses le chiffre de M. Rhallis.
  10. Voyez l’article sur l’Île de Tine dans la livraison du 1er juin.