Atchin et la guerre avec la Hollande

Atchin et la guerre avec la Hollande
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 138-174).
ATCHIN
ET LA GUERRE AVEC LA HOLLANDE
D’APRES LES DOCUMENS NÉERLANDAIS.


I.

L’empire colonial des Pays-Bas aux Indes orientales se compose d’un grand archipel dont les îles de Sumatra, de Bornéo, de Java, de Célèbes et de la Nouvelle-Guinée déterminent les principaux groupes. Ces grandes îles en effet forment, avec les îles plus petites qui les avoisinent, une série de sous-archipels où l’on rencontre les noms bien connus de Banca, de Madura, de Timor, des Moluques, etc. Cependant toutes les grandes îles ne sont pas soumises à la Hollande sur toute l’étendue de leur territoire. Java, la plus riche et la plus peuplée, et Célèbes sont d’un bout à l’autre dépendantes. Au contraire, dans la Nouvelle-Guinée et à Bornéo, la domination néerlandaise ne s’étend pas au-delà d’une certaine limite. Enfin jusqu’à ces derniers temps l’île de Sumatra, bien que de plus en plus rattachée à l’empire néerlandais, renfermait encore un grand sultanat complètement indépendant, celui d’Atchin.

Ces limitations n’empêchent pas cet empire colonial de compter parmi les plus importans du globe, soit que l’on considère le chiffre des populations soumises, soit que l’on pense à celui des transactions commerciales. Il faut évaluer à plus de 20 millions le nombre des indigènes, à plus de 300 millions de francs la valeur des exportations annuelles, et la Néerlande a raison de prétendre que, malgré les pertes qu’elle a subies au commencement de ce siècle, elle est encore, après l’Angleterre, la première puissance coloniale de l’Europe. Comme l’Angleterre, elle exerce sa domination sur ses territoires indiens soit directement par ses propres fonctionnaires, soit indirectement par l’intermédiaire des princes ou rajahs indigènes qui ont reconnu sa souveraineté. Le gouverneur-général, dont la résidence est à Buitenzorg (Sans-Souci), près de Batavia, ville de 150,000 âmes et la plus-importante de Java, jouit dans ces parages d’un rang plus que princier ; il a sous ses ordres une flotte, une armée, une vaste administration politique et financière, et, malgré les critiques dont, le système appliqué par la Néerlande à ses colonies a été souvent l’objet, on ne peut contester qu’en somme les Indes néerlandaises prospèrent et constituent l’une des conquêtes les plus sérieuses de la civilisation européenne dans l’extrême Orient.

Considérons maintenant d’une manière toute spéciale l’île de Sumatra, théâtre proprement dit des événemens que nous avons à raconter. À cheval sur l’équateur, qui la coupe presque par la moitié, cette île s’allonge parallèlement à la presqu’île de Malacca dans la direction du nord-ouest au sud-est, et mesure en longueur 1,672 kilomètres, c’est-à-dire 600 kilomètres de plus que la ligne qui joindrait l’extrémité de notre Finistère à l’embouchure du Var ; dans sa plus grande largeur, elle ne dépasse pas 400 kilomètres. On évalue la population à 3 millions d’âmes ; mais l’intérieur, du moins dans la partie septentrionale, est encore très mal connu. Une chaîne de montagnes fort élevée parcourt l’île d’un bout à l’autre. On y remarque des sommets dont l’altitude dépasse 4,000 mètres et six grands volcans. Cette région montagneuse est tantôt aride, tantôt recouverte de forêts impénétrables de mangliers, ébéniers, arbres de fer, tecks, cocotiers, hantées par des singes de grande espèce, par des tigres, des oiseaux au magnifique plumage et de nombreux reptiles. La richesse minérale du sol, encore imparfaitement exploitée, si l’on excepte l’étain des îles voisines Banca et Billiton, est très grande. C’est à Sumatra que s’épanouit la plus grande fleur connue, la Raffïesia Arnoldii, qui atteint 1 mètre de diamètre, 3 de circonférence, et dont le calice peut contenir plus de huit litres d’eau. La température y est très modérée pour un pays équatorial ; on doit même faire quelquefois du feu dans les districts montagneux. Cependant on n’y connaît ni la gelée ni la neige. Deux moussons soufflent alternativement chaque année sur les côtes, celle du sud-est, qui est sèche et dure de mai à septembre » et celle du nord-ouest, qui amène les orages et les pluies. La configuration montagneuse et allongée de l’île fait que les cours d’eau sont nombreux, mais atteignent rarement les proportions d’un fleuve. Le plus grand nombre gagne promptement la mer à travers les plaines alluviales qu’ils ont formées au pied des montagnes. C’est surtout sur la côte orientale que ces plaines sont d’une étendue considérable ; le long de la côte occidentale, les montagnes se rapprochent beaucoup plus de la mer, et de nombreux marécages, dégageant des miasmes malsains, ont valu à ce littoral le surnom de Côte de la peste. Toutefois, à l’ouest comme à l’est, ces plaines contiguës à la mer sont d’une fertilité prodigieuse. Les fruits les plus délicieux, celui de l’arbre à pain, l’ananas, la goyave, le limon, le citron, l’orange, la noix de coco, etc., y viennent en abondance. On y cultive l’igname, la pistache, le ricin, le sésame, la canne à sucre, le palmier amou, fournissant à lui seul une sorte de sucre noir, du sagou et une liqueur, le camphre, la cannelle, le café, le riz, base de l’alimentation indigène, et le poivre. C’est le poivre surtout qui fait la richesse de l’île. On le récolte deux fois par an, et c’est pour se procurer ce précieux condiment que depuis trois siècles les navires du monde entier vont mouiller dans les rades et les criques de Sumatra.

Bien que de sang mêlé, la population indigène, dans la plus grande partie de l’île, se rattache au type malais. La langue malaise est la base des divers dialectes, le caractère des habitans est malais, c’est-à-dire dissimulé, jaloux, vindicatif, aisément cruel, toutefois sensible à la supériorité européenne et sans préjugés invétérés contre une domination étrangère à la fois équitable et ferme. Il n’y a pas très longtemps que l’anthropophagie existait dans les tribus de l’intérieur, restées encore aujourd’hui plus barbares que celles des côtes; celles-ci, en contact plus fréquent et déjà ancien avec les Européens, ont perdu de leur première rudesse. La religion est un islamisme altéré par des superstitions païennes. C’est vers la fin du XVIe siècle que les Hollandais commencèrent à s’établir à Sumatra, en compétition d’abord avec les Portugais, puis avec les Anglais, mais étendant peu à peu leur domination. En 1811, l’île de Sumatra, comme les autres colonies hollandaises de l’archipel malais, passa sous la domination anglaise, et ne fut rendue à la Hollande qu’en 1816; les Anglais y conservèrent encore quelque temps des établissemens dont ils se dessaisirent en 1824. Les Hollandais se virent donc sans concurrens européens sur ce vaste territoire, et poursuivirent du sud au nord un système d’annexion ou de protectorat, tantôt recherché par les princes indigènes, tantôt imposé par les armes. Leur justification est dans l’état de choses paisible et prospère qu’ils substituèrent, partout où leur autorité prévalut, à l’anarchie chronique, aux exactions, aux guerres continuelles que les tyranneaux de l’intérieur et des côtes faisaient peser sur leurs malheureux sujets. Restait encore le royaume ou sultanat d’Atchin, comprenant la partie septentrionale de l’île. L’indépendance de cet état avait été en quelque sorte garantie par le traité de 1824 conclu avec l’Angleterre, la Néerlande se voyait condamnée à endurer de la part de ce royaume des insultes et des provocations incessantes. Elle ne pouvait opposer aux pirateries dont il était le foyer permanent qu’une police maritime aussi impuissante que celle des croisières européennes contre les corsaires barbaresques avant la prise d’Alger. Le respect scrupuleux des traités lui interdisait d’appliquer à cette situation intolérable le seul remède efficace, c’est-à-dire la punition des forbans dans leur repaire lui-même. Cette servitude politique prit fin à partir de 1870, et voilà, sinon l’occasion déterminante, au moins ce qu’on peut appeler la cause générale de la guerre d’Atchin.

Le royaume d’Atchin, ou d’Achem, ou d’Atieh, — car ce nom, qui, sans doute par antiphrase, signifie séjour de la paix, a beaucoup varié en Europe, et en tout cas l’n finale de la forme devenue la plus usitée est une addition arbitraire, — s’étend au nord-ouest de Sumatra sur un espace qu’on peut évaluer à une fois et demie la grandeur des Pays-Bas. C’est surtout dans les plaines alluviales du littoral que la population est condensée; divers indices, entre autres la faible quantité de sel qui passe des côtes dans l’intérieur, donnent lieu de penser que les habitans des districts montagneux sont très clair-semés. Cet intérieur du reste est jusqu’à présent inexploré. Ce que nous avons dit en général de l’île de Sumatra s’applique au pays d’Atchin sans différence essentielle. C’est le poivre qui constitue la principale denrée d’exportation. La capitale, si du moins on peut donner ce nom à une agglomération de kampongs ou petits villages groupés dans le voisinage de la résidence du sultan, est située tout au nord, à 6 kilomètres environ de l’embouchure de la rivière d’Atchin, large d’une quarantaine de mètres, profonde de 1 à 2 mètres, et que de légers navires peuvent remonter quelque temps. Le noyau proprement dit du royaume est ce qu’on appelle le Grand-Atchin, lequel se compose de trois provinces portant les noms assez bizarres de XXVI, XXII et XXV Moukim, Un moukim est une sorte de canton formé par la réunion de plusieurs kampongs, et ces noms indiquent simplement le nombre de cantons ou moukim qui forment chaque province. Chaque moukim à l’origine représentait une population d’un millier d’âmes, mais cette proportion depuis longtemps est purement fictive. A prendre les choses en gros, on peut dire que les XXVI Moukim sont situés entre la mer et la rive droite de la rivière d’Atchin, les XXV sur la rive gauche, et les XXII plus à l’intérieur, s’adossant aux montagnes. C’est de ce milieu que surgit une puissance militaire qui s’imposa aux états voisins, d’abord à Pédir, royaume qui s’étend au nord-est des XXVI Moukim le long de la côte, et dont Atchin avait été longtemps une dépendance, puis, sur les deux côtes, aux pays limitrophes qui devinrent autant de districts vassaux et tributaires du sultan d’Atchin. A peu près au centre des trois groupes originels de Moukim, à une heure de marche environ de l’embouchure de l’Atchin, mais sans route qui y mène le long de la rivière, se trouve le Kraton, principale résidence et forteresse du sultan. C’est une sorte de parallélogramme, traversé par un cours d’eau, défendu par des murs de pierre munis d’artillerie et d’un abord très difficile. La constitution politique est de nom absolutiste, comme il convient à un état musulman; mais en réalité c’est une sorte d’oligarchie concentrée dans les panglimas ou chefs héréditaires des groupes de Moukim, qui forment, avec quelques hauts fonctionnaires, à titre également héréditaire, le conseil suprême du royaume. Ils nomment et déposent de fait, sinon de droit, les sultans, et ne professent qu’une déférence médiocre pour leur autorité. Parmi eux, le plus intéressant pour les Européens est le schahbandar, tout à la fois collecteur d’impôts, préposé au commerce avec les étrangers et s’y adonnant très souvent lui-même, soit pour son compte, soit dans l’intérêt du sultan. Les revenus du prince sont fournis par les droits d’entrée et de sortie ainsi que par les tributs des pays vassaux.

La population atchinoise proprement dite, qu’il ne faut pas confondre avec les Malais tributaires, présente des caractères assez différens des autres peuples de Sumatra pour que les voyageurs les plus compétens leur aient assigné une origine distincte<ref> Pour ces détails, ainsi que pour l’histoire du sultanat d’Atchin, nous avons puisé principalement dans deux monographies hollandaises d’un mérite sérieux, Atjih en de Atjinesen, par A. J. A. Gerlach, ancien colonel d’artillerie, Arnhem 1873, et Atchin en zyne betrekkingen tot Nederland (Atchin et ses rapports avec la Néerlande), par P. J. Veth, professeur à Leide, ibid, 1873. </<ref>. Les Atchinois sont plus grands et mieux bâtis que leurs voisins, et rappellent par certains traits physiques les Cingalais des côtes de Coromandel et du Malabar. Ils parlent une langue à part. Cependant la langue littéraire, — car ils ont une littérature indigène, — est le malais, et l’on peut dire qu’ils ont le caractère malais exagéré. Ils eurent de bonne heure la plus mauvaise des réputations auprès des Européens qui s’aventurèrent dans ces régions océaniennes. A la fois audacieux et perfides, entreprenans et paresseux, commerçans et pillards, considérant la piraterie comme une œuvre pie du moment qu’elle s’exerce contre des infidèles, et comme très vénielle contre leurs coreligionnaires, âpres au gain, passionnés pour les jeux de hasard et les combats de coqs, grands fumeurs d’opium, portant très haut le sentiment de leur valeur militaire et d’un passé qui n’est pas sans gloire, ils comptent parmi les peuples les plus « difficiles à vivre » de l’archipel malais. Une sorte de brutalité cynique semble faire le fonds de leur nature. Ils aiment à marcher toujours armés, et grâce aux vendettas et à leur tempérament colérique, cette coutume provoque souvent parmi eux des rixes sanglantes. Ajoutons qu’ils étalent des vices sans nom avec une impudente effronterie. Les plus aisés vivent publiquement avec leurs mignons, jeunes esclaves qu’ils parent et parfument comme des femmes. En un mot, ils forment au point de vue moral un triste échantillon de notre espèce, sans toutefois qu’on puisse leur dénier le courage militaire, un certain patriotisme et un mépris du danger qui va souvent jusqu’à l’héroïsme.

Le chiffre de cette population turbulente a donné lieu aux évaluations les plus divergentes, car elles varient de 50,000 à 1 million. M. Veth, par une supputation raisonnée, estime qu’il ne serait dépasser 365,000 âmes. Néanmoins, comme tous les hommes sont armés et au besoin soldats, comme leur pays, à peu près sans chemins, semé de rizières, de bois épais, de cours d’eau et de marécages, plus protégé encore par les montagnes inexplorées contre lesquelles il s’adosse que par la mer qui le circonscrit sur trois côtés, oppose une masse d’obstacles à l’ennemi qui voudrait y pénétrer, il en résulte que jusqu’à ces derniers temps ils ont compté sur leur nombre et la nature de leur sol pour défier toute guerre d’invasion. Leur régime alimentaire pourrait être abondant et varié : le poisson pullule le long des côtes; ils élèvent de la volaille, des troupeaux de boucs et de buffles, mais ils ne mangent de la viande que rarement et se contentent à l’ordinaire de riz, de poisson et de légumes. Leurs chevaux passent pour les meilleurs de l’archipel. Ils ont peu d’industrie; cependant ils savent travailler le coton et la soie, et ils ont des ouvriers orfèvres assez habiles. Le costume des hommes se compose d’une sorte de turban dont les extrémités pendent sur les épaules, d’une casaque à manches courtes ouverte par devant et tombant jusqu’aux hanches, d’un jupon fixé à la ceinture par un large ruban et d’amples pantalons tombant à mi-jambe; beaucoup néanmoins parmi eux ont le buste découvert. Le costume des femmes diffère peu de celui des hommes, si ce n’est que, nu-tête à l’intérieur des maisons, pour sortir elles se couvrent le chef d’une pièce de coton. Les habitations, dont le toit consiste en feuilles d’un certain palmier retenues par des lattes de bambou, sont en bois et toujours construites sur pilotis, avec une large galerie par devant, deux ou trois chambres à l’intérieur et une cuisine par derrière. L’ameublement est mesquin et sale. Beaucoup de kampongs ou villages sont entourés d’un rempart de terre planté de bambous épineux qui les cachent à la vue des passans; mais ceux de la côte ont ordinairement un bâtiment visible, un bazar composé de petites maisons réunies sous un même toit et servant de marché pour l’intérieur et l’exportation.

Tous les renseignemens du reste s’accordent à représenter le royaume d’Atchin comme bien déchu de son ancienne splendeur. Il y eut un temps où la domination de ses sultans s’étendait sur la plus grande partie de l’île de Sumatra et sur des provinces entières de la presqu’île de Malacca. Le commerce et la culture en grand du poivre florissaient. Les portes du Kraton étaient plaquées d’argent ; les sultans avaient un nombreux sérail. Une garde de 3,000 femmes et de 500 eunuques veillait sur leurs précieux jours ; 200 cavaliers patrouillaient chaque nuit autour de la résidence. Atchin pouvait mettre en ligne 200 canons et 100 éléphans armés en guerre. Tout cela, dans ces parages, représentait une puissance colossale. Aujourd’hui ce n’est plus qu’un souvenir, mais un souvenir passé à l’état de légende et qui explique jusqu’à un certain point l’audacieuse confiance de ce peuple et ses forfanteries habituelles.


II.

Les origines de la nation atchinoise, comme celles de tous les peuples de Sumatra, se perdent dans un chaos mythologique dont elles ne sortiront probablement jamais. Il paraîtrait que, vers le Ier siècle de notre ère, des immigrans venus des Indes y apportèrent le commerce et une certaine civilisation. Du IVe au VIe siècle, on peut signaler des relations commerciales avec la Chine et des pèlerinages bouddhistes, qui donnent lieu de croire que le bouddhisme avait remplacé le naturalisme brahmanique dans les croyances populaires. Le crépuscule de l’histoire commence seulement à se lever avec l’arrivée d’un missionnaire musulman qui, selon les chroniques indigènes, vint dans les premières années du XIIIe siècle répandre l’islam au nord de Sumatra. Cet apôtre du Coran fit brillante carrière, il épousa une fille du pays, devint quelque chose comme le souverain d’Atchin, et fit souche d’une dynastie qui régna jusqu’à la fin du XVe siècle. Il est toutefois à présumer qu’Atchin était encore et fut jusqu’au XVIe siècle un état vassal de Pédir. Du moins les Portugais affirment que, lorsqu’ils abordèrent dans ces parages, le roi de Pédir était suzerain d’Atchin. Ce serait un certain rajah Ibrahim, fils du gouverneur d’Atchin, qui se révolta, fit mourir son père dans une cage, et en 1521 repoussa les Portugais en leur prenant de l’artillerie dont il se servit pour faire la conquête de Pédir et du pays de Pasei sur la côte orientale.

Depuis 1527, les Atchinois et les Portugais se firent une guerre acharnée. Déjà les chroniques portugaises se plaignent de la mauvaise foi des Atchinois, qui attiraient chez eux des navires européens en feignant des dispositions amicales et les pillaient après avoir fait périr les équipages. Les chroniques indigènes en revanche décernent de grands éloges à un sultan atchinois du nom d’Aladdin, qui continua les conquêtes de ses prédécesseurs dans l’île de Sumatra, fixa la législation, éleva les fortifications d’Atchin, et tâcha deux fois, mais en vain, d’enlever Malacca aux Portugais. Le premier, il chercha à nouer une alliance avec le sultan de Constantinople, et déjà nous pouvons signaler la tendance devenue traditionnelle chez les souverains d’Atchin à chercher dans les rivalités des puissances européennes le moyen d’échapper aux dangers dont ils se croyaient menacés par l’une d’elles. Ce trait est rare dans l’histoire des populations asiatiques, et dénote un certain raffinement diplomatique. Les successeurs immédiats d’Aladdin ne sont pas très intéressans. L’un d’eux, type de cruauté, n’avait d’appétit qu’à la condition d’avoir vu couler du sang. En 1567, le sultan Mantsour-Shah inaugure un nouveau règne glorieux. Il forme à plusieurs reprises des coalitions contre les Portugais, équipe des flottes pour le temps formidables, échoue encore contre Malacca, mais défie de son côté les attaques portugaises et conquiert l’état de Djohor, situé dans la presqu’île même de Malacca. Il meurt assassiné; sous son successeur, la politique atchinoise change de face. De meilleures relations commencent à se former avec les Portugais, et la raison en est simple : d’autres marines européennes montraient déjà leur pavillon dans les mers malaises, et il fallait tâcher de les neutraliser l’une par l’autre.

En effet, deux navires néerlandais de Middelbourg, commandés par les deux frères Frédéric et Corn élis Houtman, parurent en 1599 sur les côtes d’Atchin. Ils voulaient seulement acheter du poivre. On commença par leur en promettre tant qu’ils en voudraient; puis, sous couleur d’une visite amicale et pendant que Frédéric était à terre avec quelques matelots, le schahbandar se rendit à bord, escorté d’une suite nombreuse, enivra Cornelis et son équipage, et, quand il crut le moment favorable, il donna le signal du massacre; mais les marins zélandais furent promptement dégrisés en voyant tomber leurs camarades, ils se battirent en désespérés et réussirent à jeter à la mer leurs fâcheux visiteurs. A terre, Frédéric et ses matelots furent ou tués ou réduits en esclavage. Frédéric fut de ces derniers. Après une tentative manquée pour délivrer les prisonniers, les Zélandais durent prendre le large. L’année d’après, deux vaisseaux d’Amsterdam, commandés par Paulus van Caerden, jetaient l’ancre en rade d’Atchin. De nouveau le sultan fut on ne peut plus gracieux, mais van Caerden se défiait. Il réclamait avant tout du poivre et les prisonniers zélandais. Sa prudence était d’autant plus de saison que Frédéric Houtman parvint à tromper la surveillance dont il était l’objet, et vint à bord lui révéler qu’on préparait contre lui et son équipage une perfidie nouvelle. Son devoir rempli, le brave homme, ne voulant pas être cause du supplice de ses gardiens, retourna volontairement, nouveau Régulus, à sa captivité, qu’il mettait à profit pour apprendre le malais et faire des observations astronomiques. Van Caerden furieux crut qu’il avait le droit de se venger en confisquant plusieurs navires arabes qui chargeaient du poivre, ce qui donna lieu à un énorme procès et coûta 50,000 réaux à la compagnie amsterdamoise propriétaire des deux vaisseaux. C’est en vain que, deux ans de suite, d’autres capitaines hollandais revinrent à la charge pour réclamer les captifs. Lors de la seconde expédition, le capitaine et l’équipage, encore une fois séduits par les gracieusetés de la cour atchinoise, furent attirés à terre, faits prisonniers, et ne recouvrèrent leur liberté qu’en se laissant dépouiller de tout ce qu’ils possédaient. Enfin en 1602 une véritable escadre zélandaise, forte cette fois de quatre vaisseaux, vint sommer le sultan de rendre à la liberté Frédéric et les siens, sinon la poudre allait parler. A la grande surprise des réclamans, le sultan relâcha les captifs sans demander une obole; mais il y en avait une excellente raison. Une flotte espagnole de trente voiles, commandée par André de Mendoce, croisait dans les mers de la Malaisie et effrayait beaucoup le souverain d’Atchin. De même que l’arrivée des Néerlandais avait adouci ses prédécesseurs vis-à-vis des Portugais, la peur des Espagnols le rendit plus traitable envers les Néerlandais. Ceux-ci obtinrent même d’établir une factorerie sur le territoire d’Atchin. Seulement à peine leurs vaisseaux eurent-ils disparu que le sultan fixa le prix du poivre à un taux si élevé qu’il en devint inabordable; puis éclata un incendie qui dévora plusieurs maisons et la factorerie.

Les Atchinois n’étaient pas au bout des importunités européennes. Ce fut au tour des Anglais de faire leur apparition. Le roi Jacques Ier avait daigné remettre à son amiral James de Lancaster une lettre des plus flatteuses pour le souverain d’Atchin, qui fut très sensible à cette marque de distinction et reçut les Anglais à bras ouverts. Il les fit venir dans sa résidence, les régala de son mieux et leur demanda, comme une faveur, de vouloir bien chanter devant lui un psaume de David. Depuis longtemps il avait envie d’entendre ce genre de mélodie, et jamais il n’avait pu contenter sa curiosité. Sur quoi l’amiral et ses officiers se découvrirent gravement et entonnèrent en chœur un des pieux airs de Goudimel. Après cela, le sultan leur remit un message pour son frère Jacques, dans lequel il lui demandait de vouloir bien lui envoyer « deux blanches, » pour satisfaire un autre genre de curiosité, et s’engageant, si l’une d’elles lui donnait un fils, à l’établir roi de la « côte du poivre, » c’est-à-dire de la côte occidentale de Sumatra, « afin, disait-il au roi d’Angleterre, que votre peuple ne soit plus forcé de venir chercher son poivre chez le mien. » Le roi Jacques ne crut pas pouvoir accomplir à la lettre les vœux de son bon frère d’Atchin, et au lieu des deux blanches demandées il lui envoya deux canons, qui n’en furent pas moins bien accueillis. On s’expliquera cet excès d’amabilité, qui n’eut pas longue suite, quand on saura que la brouille recommençait entre Atchin et les Portugais.

Nous touchons à la période la plus glorieuse de l’empire atchinois. De 1613 à 1621, le sultan Iskander, le plus célèbre des souverains guerriers d’Atchin, recula jusqu’à Padang les bornes de son territoire, ce qui le rendait maître de presque tout Sumatra, et fit une guerre acharnée aux Portugais, mais sans parvenir à prendre Malacca, qui ne leur fut enlevé qu’en 1636 par les armes hollandaises. C’est sous son règne qu’on voit à leur tour arriver les Français sous l’amiral de Beaulieu, qui fit rapport à Paris de tout ce qu’il avait vu. Sa relation témoigne du luxe qui s’étalait alors à la cour du sultan d’Atchin. Il affirme que le sultan possédait dans son trésor 18 millions de livres tournois, une masse de pierres précieuses et cent gros lingots d’or. Ses danseuses étaient couvertes d’or et de diamans. Il ne craignait personne, si ce n’est le Grand-Turc, parce qu’une vieille prophétie disait que ce serait le Grand-Turc qui détruirait un jour son royaume. Il commandait une flotte de trois cents voiles et se servait d’une huile minérale (probablement le pétrole) pour incendier les navires ennemis. De Beaulieu du reste n’eut pas à se louer des procédés du sultan, qui ne songeait qu’à lui soutirer de l’argent, et tout en reconnaissant sa puissance, son énergie, sa valeur militaire, il le dépeint comme un type d’avarice et de cruauté. Par exemple, il fit écorcher vif un de ses courtisans dont le coq avait été battu par un coq rival, ce qui lui avait fait perdre une forte somme. Ses parens, même sa mère et son fils unique, furent victimes de ses fureurs. Peu de temps avant sa mort, il fit massacrer tous les Portugais qui se trouvaient dans ses états sur la foi des traités, et, ajoute notre compatriote, quand on remontrait aux Atchinois ce qu’il y avait d’impie dans cette exécution en masse : « Que voulez-vous, répondaient-ils. Dieu est loin, mais le sultan est près. » Cependant le règne de ce tyran fut marqué par une certaine floraison scientifique et littéraire. C’est par ses ordres que fut réuni le recueil intitulé Bustanu-Salatin (Cour de plaisir des princes), sorte d’encyclopédie. Le poète Hamza Pantsuri composa des vers qui sont restés populaires. Il fut le plus célèbre des adhérens d’un islamisme mystico-panthéiste venu d’Arabie, qui recruta de nombreux prosélytes parmi les Atchinois. A la fin, le terrible sultan se prononça contre les novateurs, qu’il fit périr dans les supplices, et, devant la principale mosquée, un grand auto-da-fé dévora les livres des mal pensans.

Après la mort d’Iskander (1636), son royaume, épuisé, respira quelque peu sous le sceptre de son gendre Aladdin Maghajat, prince pacifique et pieux, mais qui ne régna qu’un an. Après lui s’ouvre une nouvelle et singulière période de l’histoire d’Atchin. Pendant soixante ans, l’empire atchinois n’a plus de sultan, il est gouverné par des femmes. Ce phénomène, des plus bizarres en pays musulman, a beaucoup intrigué les historiens. M. Veth en propose une explication très plausible. Tout fait supposer en effet que depuis l’adoption de l’islam par le peuple d’Atchin deux partis, politiques à la fois et religieux, se disputèrent la suprématie, le parti national, qui, tout en professant l’islam, cherchait à conserver certains usages indigènes, et le parti dit arabe, qui voulait les supprimer au nom de l’orthodoxie musulmane. En général, les sultans, ceux surtout qui se piquaient de gouverner avec énergie, favorisaient la tendance arabe ou strictement musulmane, parce que l’islam sanctionnait leurs prétentions absolutistes. Au contraire les panglimas, l’aristocratie locale, jaloux de leurs anciens privilèges et de leur autonomie, étaient par cela même intéressés à soutenir le parti national. On peut donc penser que la série de sultanes qui règnent de 1637 à la fin du XVIIe siècle eut pour principale cause un calcul politique des panglimas. Ils n’étaient pas fâchés de faire brèche sur ce point important à la rigueur du code musulman, et ils se sentaient plus à l’aise sous un sceptre tenu par des mains féminines qu’en face des redoutables sultans, qui ne toléraient aucun partage d’autorité, dont il était si facile et si dangereux de s’attirer la colère.

L’histoire d’Atchin, pendant cette période des sultanes, n’offre qu’un très médiocre intérêt. Les sultanes ou plutôt leurs conseillers se démènent de leur mieux au travers des intrigues et des instances suspectes des puissances maritimes européennes, qui cherchent à l’envi à s’assurer le monopole du poivre, et voudraient toujours prendre pied sur le territoire atchinois. Un instant, la compagnie des Indes hollandaises réussit à obtenir le monopole tant convoité, mais les clauses du traité furent continuellement violées. L’histoire de tous ces démêlés est monotone, pour ne pas dire ennuyeuse. Ruses et souvent perfidies du côté atchinois, exigences souvent déraisonnables du côté européen, tel en est le résumé. Seulement les pirateries et les assassinats de détail restent à la charge des Atchinois. Atchin fut même bloqué par une flotte hollandaise en raison du meurtre de quelques Hollandais qui avaient monopolisé le commerce de l’étain sur la côte orientale. La leçon fut quelque temps efficace, mais depuis lors la Néerlande passa au rang d’ennemi permanent, héréditaire. Les Portugais étaient très affaiblis, les Anglais très occupés dans l’Hindoustan, Java et Malacca étaient aux Hollandais. L’importance de leurs établissemens à Sumatra, le succès avec lequel ils attiraient dans l’orbe de leur protectorat ou de leur domination directe les petits états des côtes, vassaux jadis et tributaires d’Atchin, tout les désignait spécialement à la rancune atchinoise. L’empire atchinois, rongé par l’anarchie, voyait ses limites se resserrer toujours plus, et c’étaient les Hollandais qui profitaient régulièrement de ses pertes. Les Anglais essayèrent de se faufiler à Atchin à la faveur de cet antagonisme, et en 1677 ils demandèrent à la sultane régnante le droit d’ériger un fort sur son territoire. La sultane fit très bon accueil aux envoyés anglais, les invita à sa cour, et comme si, à défaut du monopole commercial qu’ils auraient voulu obtenir, les braves insulaires eussent été prédestinés à celui des scènes comiques devant les majestés atchinoises, la princesse leur demanda en grâce d’ôter quelques instans leurs perruques, tant elle était curieuse de voir la mine qu’ils faisaient quand ils étaient privés de cet appendice, alors imposé par la civilisation. Les envoyés anglais se soumirent et ôtèrent leurs perruques avec la même gravité que les représentans du roi Jacques avaient chanté leur psaume au siècle précédent, la sultane et ses femmes rirent à se tenir les côtes, mais la permission de bâtir un fort fut refusée.

Ce qui prêtait beaucoup moins à la gaîté, c’était la décadence toujours plus sensible de l’empire. Les pays vassaux se détachaient l’un après l’autre, et c’est probablement la conscience de cet affaiblissement continu qui fit regretter l’ère des vieux sultans. Despotes, tyrans, tant qu’on voudra, ils se faisaient craindre des panglimas et des rajahs tributaires, ils agrandissaient leurs états par la conquête. Le parti musulman rigide ou arabe reprit le dessus. Un cadi de La Mecque envoya tout exprès aux Atchinois un traité-manifeste, dans lequel il démontrait que le Coran ne permet pas aux femmes d’exercer l’autorité souveraine. La réaction musulmane mit donc un terme à la succession féminine, et depuis 1693 Atchin eut de nouveau des sultans ; mais il ne suffit pas de restaurer des rois pour qu’un pays affaibli reprenne vie et prospérité. Les sultans furent incapables ou en lutte réglée avec les panglimas; la guerre civile, passée à l’état chronique, fit même que le commerce européen abandonna de plus en plus des côtes si peu sûres. Les Hollandais surtout cessèrent d’y envoyer des navires, ce qui ne les empêcha pas de rester les plus mal vus des Européens. En 1784, une flotte atchinoise voulut même les surprendre à Padang, abandonnée par l’Angleterre; mais, avec l’assistance des immigrans chinois, les Hollandais repoussèrent victorieusement les attaquans. En 1796, les Anglais devinrent maîtres de Malacca, et les événemens qui se déroulèrent en Europe, en entraînant de plus en plus la Néerlande dans la solidarité de la politique française, influèrent de la façon la plus désastreuse sur sa prospérité maritime. Elle perdit toutes ses colonies l’une après l’autre. Java même, en 1811, dut passer à l’Angleterre, et ce fut seulement après la chute de l’empire, qu’elle consentit à rendre aux Pays-Bas reconstitués leurs anciennes possessions des mers de la Malaisie. En 1819, une convention passée entre l’Angleterre et le royaume d’Atchin avait en quelque sorte réservé au commerce britannique le profit exclusif des relations maritimes avec la région nord de Sumatra. Ce monopole prit fin à partir du traité de 1824, conclu entre la Hollande et l’Angleterre. Ici se dessine une situation nouvelle, qui ne s’expliquerait pas sans la connaissance des faits que nous avons retracés, mais qui va se trouver dominée par des élémens propres à notre siècle, et dont la guerre toute récente d’Atchin sera l’infaillible conséquence.


III.

Deux principes très opposés à tout ce qui s’est fait dans les siècles précédens inspirent de plus en plus la politique des nations européennes en matière de colonies. C’est d’abord la conviction qu’il est absurde de se faire la guerre pour se les arracher; c’est ensuite le sentiment toujours plus clair de la solidarité des intérêts européens dans les pays colonisés, solidarité qui fait tomber successivement les prohibitions, les monopoles, les mesures restrictives, tout ce qui passait autrefois pour le comble de l’habileté chez les puissances colonisatrices. La tendance des états maritimes a été bien plutôt, depuis 1815, d’éviter les compétitions internationales dans les mers lointaines, fût-ce au prix de cessions réciproques de territoire, et par conséquent d’appliquer aux étrangers le même traitement qu’aux nationaux; mais cette révolution pacifique ne s’opéra que peu à peu. Les intérêts privés ne se soumirent pas toujours de bonne grâce aux principes libéraux qu’une sage politique dictait aux gouvernemens; ceux-ci même n’avancèrent que lentement dans cette voie pacifique, et tâchèrent encore assez longtemps de ressaisir jusqu’à un certain point, par des moyens détournés, les avantages que l’ancien système semblait leur assurer. L’on ne se faisait plus la guerre pour s’enlever des colonies, mais on voyait avec déplaisir l’extension de la domination coloniale d’une puissance voisine, et on savait bien le lui faire sentir. Il n’y avait plus de prohibition déclarée, mais on imposait des droits différentiels ou des surtaxes qui y ressemblaient beaucoup. C’est ainsi que, depuis la rétrocession de Java et des îles voisines à la Néerlande, il y eut de la part de l’Angleterre un certain mauvais vouloir à la vue des agrandissemens de l’empire néerlandais dans les régions limitrophes. Singapour, établissement tout anglais et grandissant chaque jour, devenait une sorte de capitale de Malacca, et menaçait, au moins indirectement, la souveraineté conservée par les Hollandais sur la presqu’île. Il y avait là un monde très mélangé, mais remuant, de négocians, d’aventuriers, de Chinois, qui était ou se croyait intéressé à restreindre le plus possible les progrès de l’autorité néerlandaise, qui jetait des cris de paon dès que celle-ci faisait un pas en avant, et qui assiégeait de continuelles doléances le gouvernement britannique. En un mot, depuis le recouvrement de ses colonies malaises, la Hollande se trouva dans une position souvent délicate vis-à-vis de sa voisine, alors très ombrageuse. Le traité conclu à Londres en 1824, dans le dessein d’aplanir les difficultés de la situation, ne fit, par rapport à Atchin, que régulariser ce qu’elle avait d’intolérable.

Ce traité avait pourtant été formulé à bonne intention. La Hollande renonçait à ses droits sur la presqu’île de Malacca et à toute réclamation contre l’établissement anglais de Singapour. En revanche, les Anglais, qui avaient conservé quelques points, entre autres le fort Marlborough, sur la côte ouest de Sumatra, en faisaient l’abandon ; de plus ils se désistaient de toute ingérence dans les affaires intérieures de l’île. Les Hollandais pourraient dorénavant traiter directement avec les états indigènes sans avoir à craindre d’immixtion étrangère : ils pouvaient toujours, il est vrai, prélever des droits différentiels sur les navires étrangers ; mais telle était encore la force du préjugé protectioniste, que l’Angleterre s’estimait satisfaite par la clause qui interdisait à la Hollande de frapper les navires anglais d’un droit dépassant le double de la taxe d’importation et d’exportation qui frappait ses propres navires. Il y avait toutefois dans les appendices de la convention des déclarations équivalant à des engagemens formels, tout à fait spéciales au sultanat d’Atchin. D’un côté, l’Angleterre désirait que la Néerlande garantît la sécurité des transactions contre les habitudes de piraterie atchinoise, dont elle avait eu récemment à se plaindre; de l’autre, elle ne se souciait pas alors de voir le territoire d’Atchin passer sous la suzeraineté néerlandaise, et elle se portait en quelque sorte patronne de l’indépendance du sultan. Les Néerlandais s’engageaient positivement à respecter l’indépendance du royaume d’Atchin; mais, quant au moyen d’assurer la sécurité réclamée par le commerce et la navigation, leur unique ressource était « l’exercice modéré de l’influence européenne, » qu’ils tâcheraient d’exercer en « régularisant leurs rapports » avec ce pays tout à la fois suspect et protégé. En langage plus limpide, l’Angleterre proposait et la Hollande acceptait un engagement contradictoire, de tout point semblable à celui qu’on imposerait à un bon gendarme, à qui l’on prescrirait de protéger les passans sur un chemin mal hanté, tout en lui interdisant de prendre les voleurs au collet. La suite devait révéler l’antagonisme inconciliable des deux faces de la tâche consentie par la Néerlande, et si l’on a un reproche à lui adresser, ce n’est certes pas d’avoir manqué à ses engagemens relatifs à l’indépendance d’Atchin, c’est bien plutôt d’avoir supporté trop longtemps pour sa dignité les insultes et les brigandages d’un peuple sans pudeur, dont l’arrogance, stimulée par la protection dont il se sentait l’objet, passait à l’état de défi permanent lancé à la civilisation tout entière.

On peut se demander, au nom des principes modernes, sur quoi les nations civilisées fondent le droit d’imposer leur domination sous forme d’empire colonial à des populations lointaines, moins avancées sans doute, mais ayant, elles aussi, une sorte de nationalité et ne désirant pas la perdre. Nous pensons que l’étude philosophique de l’histoire tranche la question en élevant l’existence des colonies à la hauteur d’une des grandes lois du développement de l’humanité. Il y a là comme une application en grand du principe d’expropriation pour cause d’utilité générale, et l’injustice relative de cette subordination des peuples encore voisins de la barbarie aux nations civilisées doit être corrigée par la sollicitude des peuples supérieurs pour l’amélioration matérielle et morale de leurs sujets mineurs. Ajoutons que la conscience nationale est loin d’avoir chez les peuples orientaux la susceptibilité qu’elle n’a acquise dans notre Europe elle-même qu’à une époque récente. A la condition de ménager les croyances, les institutions, les mœurs indigènes dans ce qu’elles n’ont pas d’inconciliable avec les exigences de notre droit des gens, ces peuples s’aperçoivent à peine qu’ils sont soumis à un pouvoir étranger. Le droit de conquête est aussi évident pour eux qu’il l’était chez nous au moyen âge, qu’il l’est encore aux yeux de l’Allemagne, et ils trouvent tout naturel que ce soit le plus fort qui commande. Seulement il est indispensable de leur bien montrer qu’on est le plus fort, ce qui explique pourquoi les états colonisateurs se voient amenés à reculer indéfiniment les limites de leur empire colonial. Ce serait en effet compromettre absolument l’édifice entier que de passer pour incapable de châtier les provocations, les incursions, les maraudes des voisins turbulens ou pillards. C’est l’histoire de l’Angleterre aux Indes, c’est la nôtre en Algérie, ce fut celle de la Hollande à Sumatra. Enfin tout le monde conviendra que les peuples, comme les individus, qui se mettent volontairement hors du droit commun par une violation continuelle des lois élémentaires de la vie collective, les peuples qui érigent en système la perfidie, le brigandage, la piraterie, la violence sous toutes ses formes, perdent par cela même tout recours au tribunal de l’opinion lorsqu’ils paient de leur indépendance des forfaits qu’on ne peut réprimer qu’en les en privant. Toutes ces considérations sont applicables au peuple et aux souverains d’Atchin.

Depuis le traité de 1824, n’ayant plus à redouter de compétition avec l’Angleterre, tant qu’elle s’abstiendrait de menacer Atchin, la Néerlande était poussée par les nécessités de sa position à Sumatra à ranger successivement sous sa suzeraineté les nombreux petits états qui se partagent ce beau pays. Il s’agissait bien moins de les annexer que de les faire entrer dans le système colonial, tout en leur laissant leurs rajahs et leurs lois particulières. C’était pour la Néerlande le seul moyen de protéger la tranquillité de ses possessions immédiates, de mettre un terme aux guerres intestines que se livraient les princes indigènes, de procurer au commerce sur les côtes et à la navigation sur les mers voisines la sécurité indispensable. Cette tâche fut souvent facilitée par les populations et les rajahs d’humeur paisible qui préféraient vivre en paix et s’enrichir sous la protection du pavillon néerlandais, et qui plus d’une fois vinrent eux-mêmes demander l’annexion ou le protectorat. D’autres fois la suzeraineté néerlandaise dut être imposée par les armes à des états dont il n’était plus possible de tolérer les actes d’hostilité. C’est ainsi que la Néerlande ajoutait à son empire des districts tels que ceux de Siak, d’Assahan, de Serdang, de Déli, de Langkat sur la côte est, de Baros, de Singkel sur la côte ouest. Plusieurs de ces états, au temps de la splendeur d’Atchin, avaient été tributaires des sultans atchinois. Cette vassalité n’était plus depuis longtemps qu’un souvenir. Cela n’empêcha pas les sultans d’Atchin d’envisager comme autant d’usurpations sur leurs domaines chacun de ces progrès de la suzeraineté néerlandaise. La vieille haine contre le Hollandais s’accroissait de ces nouveaux griefs. On découvrait à chaque instant la trace des ingérences atchinoises dans les guerres que les Néerlandais étaient obligés de faire à leurs turbulens voisins ou à leurs vassaux rebelles. En revanche, l’Angleterre, du moins l’Angleterre de Singapour et de Penang, était à Atchin la nation préférée, celle qu’on flattait parce qu’on croyait n’avoir rien à craindre d’elle, et, conformément à leur politique traditionnelle, les gouvernans d’Atchin spéculaient sur la rivalité des deux puissances coloniales pour susciter mille embarras à celle qu’ils croyaient avoir à redouter immédiatement. Si le conflit n’avait eu d’autre caractère, on ne pourrait refuser tout intérêt à ces derniers champions de la vieille indépendance malaise ; mais en réalité les Atchinois ne tenaient à conserver leur nationalité que pour se permettre impunément toute espèce de déprédations et de pillages. Nous signalerons les faits de ce genre les plus notables[1]. En 1831, le navire américain Friendship fut pillé par la population atchinoise de Qualla Batou, et le gouvernement de l’Union dut envoyer la frégate le Potomac pour châtier les pillards. Les îles situées en face de la côte occidentale durent être pour la plupart abandonnées par leurs habitans, que des bandes d’écumeurs atchinois venaient à chaque instant rançonner et même enlever. C’est dans l’une de ces îles, à Nias, que les forbans avaient établi leur quartier-général; c’est de là qu’ils couraient sus aux bâtimens arabes ou malais, quelquefois même aux bâtimens européens, c’est là qu’ils avaient fondé un entrepôt d’esclaves ravis par eux aux côtes et aux îles voisines. Les femmes et les jeunes garçons formaient l’élément le plus lucratif de ce trafic infâme. Les chefs indigènes de Sumatra réclamaient fréquemment les secours du gouvernement colonial contre les attaques atchinoises, et celui-ci, embarqué dans une guerre longue et sanglante contre les Padris, entravé d’ailleurs dans sa liberté d’action par ses engagemens avec l’Angleterre, ne pouvait pas toujours les protéger comme il l’aurait voulu. En 1836, on découvre que le schooner le Dauphin, frété par le gouvernement et ayant à bord 30,000 florins en espèces, a été conduit à Atchin, et que l’équipage malais a disparu. On réclame, le sultan répond qu’on doit lui rendre, à lui, trois navires atchinois qui avaient été saisis en mer par les croiseurs hollandais avec leur chargement d’esclaves. On persiste dans la réclamation, tout en autorisant les commissaires envoyés pour exiger la remise du navire à ne pas insister sur celle de l’argent et de l’équipage. Le sultan répond que le schooner a été dirigé sur Pédir et qu’il a brûlé en rade avec tout ce qu’il contenait, que du reste il est prêt à remettre au gouverneur-général l’enfant du capitaine assassiné, si toutefois on consent à l’indemniser de la confiscation des trois négriers. Le gouvernement colonial préféra ne pas pousser l’affaire plus loin, ce qui pouvait passer pour une marque insigne de faiblesse. Il est vrai qu’en 1840 la prise de Singkel, sur la côte ouest, par les Néerlandais refroidit pour quelque temps l’humeur belliqueuse des Atchinois; mais bientôt le vieux tempérament reprit le dessus. En 1844, ce sont quatre navires anglais pillés sans vergogne, quoique anglais. En 1851, c’est le trois-mâts napolitain Clementina qui subit le même traitement. En vain le navire de guerre français le Cassini s’efforça d’obtenir quelque satisfaction, tout fut inutile. Le gouvernement napolitain s’adressa au gouvernement hollandais, celui-ci crut devoir décliner son intervention, et en 1852 un autre navire anglais, le Country Castle, fut encore pillé sur la côte d’Atchin.

C’est probablement parce que l’on comprenait à Atchin que la bienveillance anglaise ne tiendrait pas toujours devant de telles démonstrations d’amitié que l’on songea à se pourvoir d’une autre protection européenne, et cette fois ce fut la France qui eut les honneurs du choix. Il y eut de ce côté des tentatives très curieuses, sur lesquelles plane encore un certain mystère, pour capter la bienveillance du personnage qui, pour notre malheur, a présidé vingt ans durant aux destinées de notre pays. En 1852 se trouvait à Paris un certain Sidi-Mohamed, Atchinois de naissance, dont l’histoire fait penser à celle de certains héros des Mille et une Nuits. Né en 1828, Sidi-Mohamed, encore adolescent, encourut la colère de son père, qui lui infligea une punition atroce, conforme, paraît-il, aux vieux usages du pays : il fut mis dans une pirogue sans rames et sans vivres, remorqué en pleine mer et abandonné. Il avait toutes les chances d’y mourir de faim, quand sa bonne étoile le mit sur le passage d’un navire français, dont le capitaine le recueillit et le mena en France. Là il reçut par les soins de son protecteur un vernis d’éducation européenne, grandit, devint ambitieux, et, après avoir disparu pendant quelque temps, fit sa réapparition en plein Paris en 1852. Il se fit passer pour un envoyé du sultan d’Atchin, et on le prit au sérieux. Un employé du ministère des affaires étrangères fut mis à sa disposition pour l’accompagner partout, et il eut une audience du prince-président de la république. Quelques jours après, on lisait dans le Constitutionnel un entrefilet à peu près conçu en ces termes : « La visite d’Abd-el-Kader à Saint-Cloud n’a pas été le seul événement de la journée d’hier. Après l’émir, un envoyé du roi d’Atchin (Sumatra) a été reçu par son altesse le prince-président. Cet envoyé, d’apparence imposante, a presque la couleur d’un Abyssin. Il a offert à son altesse une magnifique tabatière, œuvre, dit-il, des Chinois, qui seuls à Atchin travaillent les métaux précieux. Cette tabatière, artistement ouvragée, paraît être une imitation d’une tabatière européenne du siècle dernier qui sera tombée entre les mains de quelques ouvriers chinois, si habiles, comme on sait, dans l’art d’imiter. L’envoyé du roi d’Atchin a donné au prince-président les assurances les plus chaleureuses du désir de son souverain de nouer des relations avec la France. » Le Constitutionnel n’ajoutait pas que le prince-président avait remis à Sidi-Mohamed une lettre et un sabre de luxe pour les offrir en son nom au sultan, et il ignorait certainement que Sidi-Mohamed s’était de son chef donné le titre d’ambassadeur atchinois ; mais l’Asiatique savait bien ce qu’il faisait dans l’intérêt de sa position future. Il revint à Atchin en passant par Constantinople, où il vit aussi le sultan, et par La Mecque, dont il visita les sanctuaires. De retour chez ses compatriotes, ses aventures, ses voyages, sa connaissance de l’Europe, et, paraît-il, son aplomb, ses forfanteries, firent de lui un personnage. Il semble que la haine du Hollandais, qu’il avait emportée comme une passion d’enfance, se fortifia pendant son séjour en Europe. Depuis son retour au pays natal, on le retrouve à chaque instant mêlé aux négociations comme aux actes hostiles à la domination néerlandaise à Sumatra. Il avait pourtant visité la Hollande pendant son séjour en Europe, muni d’un passeport de la légation hollandaise à Paris. Peut-être, en se rendant mieux compte que les Orientaux ne savent le faire de la petitesse relative du royaume des Pays-Bas, crut-il à son impuissance finale dans l’archipel malais, si l’on parvenait à réunir les populations indigènes sous l’hégémonie d’Atchin. Sa prétendue mission en France reçut de tout cela une sorte de sanction a posteriori. Ce qui est certain, c’est qu’il intrigua dans ce sens à Sumatra auprès des rajahs, se faisant fort de leur garantir l’appui de la France et de la Turquie. En 1865, il décida le rajah de Simpang-Kirie à attaquer du côté de terre la position néerlandaise de Singkel, tandis que lui-même l’attaquerait par mer. L’entreprise échoua misérablement, et, circonstance des plus fâcheuses pour l’entrepreneur, Sidi-Mohamed avait juré par Allah et son prophète qu’il ne prendrait aucun repos avant d’avoir mis le pied sur le sol de Singkel : il n’avait pas même pu débarquer; mais les hommes tels que lui savent toujours se tirer d’affaire. Il fit venir une pirogue chargée de terre prise à Singkel, se campa majestueusement, sur le territoire ainsi conquis, et son vœu fut accompli.

Avec tout cela, et bien que ses relations avec la cour d’Atchin ne semblent pas avoir toujours été très cordiales, il est indubitable qu’il contribua à imprimer à la politique atchinoise une direction qui devait augmenter les soucis causés au gouvernement colonial par les allures fantasques du turbulent royaume. Le fait est que depuis lors les gouvernans atchinois se vantèrent, comme d’une chose qui allait d’elle-même, de pouvoir invoquer à l’heure de leur convenance l’intervention de la France et de la Turquie. Entre autres faits peu connus, il faut mentionner la remise à Napoléon III en 1867 d’une lettre du sultan d’Atchin par laquelle ce souverain faisait en quelque sorte hommage de ses états à la France. Cette démarche n’eut aucune suite, et n’en pouvait avoir. La politique française, depuis le règlement définitif des affaires belges, ne peut être que sympathique à l’indépendance comme à la prospérité des Pays-Bas; mais la tentative atchinoise doit se rattacher aux inspirations rapportées de Paris par Sidi-Mohamed. Ajoutons que le caractère aventureux et chimérique de l’empereur ne permettait pas au gouvernement hollandais de laisser passer ces avances tout à fait inaperçues. Qui savait au juste quelle lubie pouvait traverser ce cerveau plein de rêves ?

Cette question mise à part, la position du gouvernement néerlandais devenait toujours plus difficile. Son prestige auprès des populations indigènes souffrait beaucoup de son impuissance apparente à détruire cette tanière de pirates qui le narguaient avec impudence. S’il se décidait à des mesures énergiques, l’Angleterre ne manquerait pas de lui rappeler ses engagemens de 1824. Elle lui avait même adressé des représentations aigres-douces au sujet de l’extension de sa domination dans l’île de Sumatra. D’autre part, l’Angleterre entendait, et les autres puissances maritimes entendaient avec elle, que les forces néerlandaises assurassent la tranquillité des mers et des transactions commerciales dans une région dont la police navale leur incombait très spécialement. Les gouverneurs-généraux des Indes néerlandaises tâchèrent à plus d’une reprise de porter remède à la situation par les voies conciliantes. On envoya des navires dont les capitaines étaient porteurs d’avances pacifiques. Ils devaient engager le sultan à traiter avec le gouvernement néerlandais sur la base du droit des gens reconnu par les nations civilisées. Ces missions furent toujours infructueuses; d’ailleurs eussent-elles réussi au premier moment qu’elles n’eussent procuré aucune garantie pour l’avenir. L’autorité du sultan sur son peuple, surtout sur les panglimas, était si faible qu’il n’aurait pu leur imposer ses vues pacifiques, à supposer qu’elles fussent sincères. C’est à l’occasion de l’une de ces missions, tentée en 1855, qu’un ministre du sultan racontait à l’envoyé néerlandais que l’empereur Napoléon, très désireux de nouer des relations d’amitié avec le sultan d’Atchin, lui avait offert une frégate à vapeur et le grade de capitaine dans la marine française; le sultan avait refusé par discrétion. De pareilles hâbleries se réfutaient d’elles-mêmes; elles n’en dénotaient pas moins de la part des politiques atchinois une tendance constante à chercher de quel côté de l’Europe ils pourraient susciter des compétiteurs à la Hollande. C’est au chargé de pouvoirs de 1855, au capitaine Courier Dubekart, qu’un interprète vint révéler les offres brillantes qu’on lui avait faites pour qu’il consentît à l’empoisonner avec tout son équipage.

Ces réceptions peu encourageantes n’empêchèrent pas le gouvernement colonial de persévérer dans ses efforts concilians. On se flattait de l’espoir qu’on parviendrait à prendre pied à la cour d’Atchin et à vaincre les préjugés de la population. En 1856, on réussit à obtenir du sultan qu’il répondrait à ces avances par une lettre amicale au gouverneur-général. On se flattait déjà d’avoir fait un pas vers la fin désirée, quand on apprit que le même sultan venait d’écrire au gouverneur anglais de Singapour, dans des vues très hostiles à la Néerlande, pour lui demander s’il ne lui conseillait pas de se refuser à tout arrangement. Le gouverneur anglais était heureusement un homme de sens, et il répondit au sultan qu’il ferait bien mieux d’accepter les propositions néerlandaises. En 1857, le sultan consentit enfin à conclure un traité qui garantissait la liberté du commerce et la protection réciproque aux sujets des deux nations, annulait les griefs mutuels des années précédentes, et proscrivait absolument la traite, la piraterie, le vol d’épaves, etc. Ce traité, du côté d’Atchin, resta une lettre morte. Deux navires sous pavillon hollandais furent confisqués en 1861 par un rajah atchinois, sous un prétexte des plus futiles, avec l’assentiment du sultan. En vain le gouvernement colonial multiplia ses réclamations, il ne put rien obtenir. En revanche, le sultan d’Atchin fit de son mieux pour s’opposer à la consolidation de la suzeraineté hollandaise dans le pays limitrophe de Siak, sur lequel il invoquait des droits depuis longtemps périmés. Le poste hollandais de Batou-Bara fut attaqué par ses gens, et de nouveau la piraterie recommença sur la côte orientale. En vérité, la patience néerlandaise ressemblait fort à de la faiblesse. Des Chinois de Penang, par conséquent sous la protection britannique, furent assassinés à Tamiang, district de la côte est et faisant partie des territoires revendiqués par le sultan. Assahan et Serdang, sur la même côte, s’insurgèrent à l’instigation d’Atchin contre la Néerlande, et il fallut une expédition pour les faire rentrer dans l’ordre. Il en fallut deux pour écraser le repaire de forbans et de capteurs d’esclaves qui s’étaient de nouveau fortifiés dans l’île de Nias. Il en fallut une quatrième en 1865 pour venir à bout d’un partisan atchinois qui avait réussi à se retrancher dans le district de Singkel, avec l’intention de le rendre de nouveau tributaire du sultan.

Nous passons rapidement sur ces détails, qui ne faisaient qu’accentuer ce qu’il y avait de faux dans la position réciproque de la Hollande et du royaume d’Atchin. A la fin, les puissances maritimes auraient eu le droit de se demander si l’intérêt impérieux de la sécurité des mers devait toujours être subordonné aux difficultés résultant d’un traité qui ne liait que l’Angleterre et les Pays-Bas. Ceux-ci pouvaient-ils s’exposer indéfiniment à ce que la France ou l’Italie, ou les États-Unis, sans parler d’autres états, se résolussent à châtier les insultes faites à leur pavillon et peut-être à s’établir au nord de Sumatra? Les sympathies de la colonie anglaise de Malacca pour l’indépendance d’Atchin avaient elles-mêmes, sous la pression des intérêts et des faits, donné place à de tout autres sentimens. En 1868, le gouverneur anglais avait dû lancer une proclamation pour avertir les navigateurs européens des dangers que l’on courait en allant trafiquer sur les côtes atchinoises. Bientôt les journaux anglais de la presqu’île de Malacca, le Penang Gazette, le Straits Observer, retentirent des doléances du commerce local, qui se voyait privé de toute sécurité sur les côtes de Sumatra, et sommèrent, pour ainsi dire, les Hollandais de faire rentrer dans l’ordre ces ennemis de la civilisation. On comprit enfin, en Angleterre comme en Hollande, qu’un pareil état de choses ne pouvait plus durer, et ce fut une des causes principales qui déterminèrent les deux pays, liés par le traité de 1824, à le modifier par de nouvelles conventions. Il est toujours permis de se demander comment cette évidence ne s’était pas imposée beaucoup plus tôt aux deux gouvernemens.

C’est en 1870-1871 que furent conclus entre l’Angleterre et les Pays-Bas deux traités connexes, dont le but essentiel était de mettre un terme à des difficultés sans cesse renaissantes sur la côte occidentale d’Afrique et à Sumatra. Les Hollandais possédaient sur la côte d’Or quelques établissemens enclavés dans des établissemens anglais. Ce mélange de deux autorités européennes nuisait à la bonne direction des affaires en face des peuplades nègres du littoral et de l’intérieur. Il fut entendu que la Hollande céderait ses possessions à l’Angleterre moyennant une indemnité d’environ 600,000 francs pour les forts, les bâtimens, les armes, etc., dont la Hollande avait dû faire les frais. En revanche, l’Angleterre libérait la Hollande de toute obligation relative à l’île de Sumatra tout entière, par conséquent au royaume d’Atchin, stipulant seulement que le commerce et la marine anglaise seraient traités sur le pied de l’égalité dans tous les ports de l’île soumis aux lois coloniales néerlandaises. Il ne coûtait guère à la Néerlande de consentir à cette clause. Depuis plusieurs années, les principes du libre-échange triomphaient dans la législation néerlandaise, et toute espèce de droit différentiel allait être abolie dans les colonies de l’archipel malais. On se flatta des deux côtés de l’espoir que cet accord serait une garantie de paix en Asie comme en Afrique. Ne pouvant décidément plus compter sur l’appui de l’Angleterre, les gouvernans d’Atchin comprendraient qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que d’entrer en arrangement avec le gouvernement néerlandais, et les nègres de la côte de Guinée, ne pouvant plus spéculer sur la rivalité de deux états européens, accepteraient plus volontiers les conditions normales de bon voisinage avec la civilisation. Cette double espérance fut déçue. L’Angleterre se vit bientôt forcée de faire la guerre aux Achantis, la Hollande dut la déclarer au sultan d’Atchin.

Il faut rendre cette justice au gouvernement néerlandais, qu’il ne voulut pas profiter d’emblée de la grande liberté que lui laissait le traité de 1870 pour rompre brusquement avec Atchin et en faire la conquête. Il aurait préféré que le sultan s’engageât, en donnant des garanties suffisantes, à vivre désormais en paix avec ses voisins, à réprimer la piraterie, à protéger le commerce régulier. Le sultan Mantsour-Shah, qui régnait depuis 1837, était mort. Son successeur était son jeune petit-neveu de seize ans, Mahmoud-Aladdin Iskander, complètement livré aux directions des panglimas et soumis principalement à l’influence d’un Arabe, Habib Abdul Rahman, chef du parti musulman rigide et grand instigateur, de concert avec Panglima Polim, l’un des chefs des XXII Moukim, d’une politique absolument hostile à la Néerlande. Afin de prouver ses intentions pacifiques, l’autorité coloniale déclina la demande d’Édi, petit état vassal d’Atchin sur la côte orientale, qui voulait passer sous la suzeraineté néerlandaise. Tous les efforts, toutes les négociations furent en pure perte; en vain le ton des négociateurs néerlandais devint plus comminatoire, l’effet n’en fut pas plus heureux.

Tout à coup, en septembre 1872, le résident hollandais de Riô (île de Bintang, au sud de Malacca), qui devait se rendre à Atchin pour tenter un nouvel effort, voit venir à lui le schahbandar d’Atchin, qui lui dit en confidence que le jeune sultan est en butte aux obsessions de deux partis, le parti dit arabe et foncièrement hostile aux Néerlandais, et le parti dit national, qui serait de bien meilleure composition, et que les inclinations personnelles du souverain le pousseraient à s’entendre avec la Néerlande. En décembre de la même année, il revient accompagné de quatre dignitaires atchinois porteurs d’une lettre du sultan, dans laquelle il priait le résident d’ajourner la visite qu’il lui avait annoncée jusqu’à ce qu’il eût reçu réponse à une lettre qu’il avait adressée au sultan de Turquie. Il savait bien que la Turquie n’avait rien à voir dans les affaires d’Atchin; mais, disaient ses fondés de pouvoir, il avait dû mettre en avant ce prétexte, afin d’avoir le temps de ruiner définitivement l’influence du parti arabe. L’autorité coloniale crut devoir entrer dans ce plan qu’elle croyait sérieux et ajourner le départ des commissaires qu’elle se proposait d’envoyer à Atchin pour en finir avec ces tergiversations continuelles. Plus encore, elle se montra disposée à rendre au sultan un navire atchinois saisi en plein exercice du métier de pirate par un croiseur hollandais, et elle permit, sur leur demande, aux émissaires atchinois de revenir chez eux sur le vapeur de l’état le Marnix, qui, pour leur complaire, devait relâcher dans plusieurs ports de la côte et à Singapour. Nouvelle déception ! les rusés Atchinois avaient trouvé charmant de profiter de cette gracieuseté pour faire leurs petites affaires dans les ports du littoral, et à Singapour pour nouer des négociations avec les consuls des puissances étrangères. Ils auraient voulu pousser les gouvernemens que ces consuls représentaient à protéger le royaume d’Atchin, menacé, disaient-ils, par la Hollande; on apprenait même qu’ils avaient demandé formellement à Paris l’intervention du gouvernement français.

Ils prenaient bien leur temps chez nous, et cette demande en elle-même n’eût été que ridicule, si l’on avait pu dédaigner tout à fait leurs menées auprès des consuls de Singapour. L’expérience prouve qu’il est plus dangereux qu’on ne le penserait au premier abord de s’exposer dans ces régions lointaines à l’immixtion des agens étrangers, quand même on n’a aucun motif de se défier de leurs gouvernemens. Ces agens se font ordinairement une idée exagérée de leur importance, il leur arrive souvent de lancer la politique des pays qu’ils représentent dans des voies épineuses; les précédens qu’ils établissent parfois très étourdiment ne permettent pas toujours à leur gouvernement de les désavouer, l’honneur d’un pavillon peut se trouver compromis, des intérêts considérables peuvent être engagés, des convoitises peuvent s’allumer, bref la situation se compliquer de la manière la plus inattendue. En tout cas, la cour d’Atchin était surprise en flagrant délit de perfidie nouvelle. Ses menées déloyales, au moment où elle feignait de nouer de bons rapports avec les Néerlandais, prouvaient que ses intentions étaient toujours des plus hostiles, et n’était-ce pas une insulte intolérable que d’avoir, avec cette effronterie malaise qui déconcerte si souvent notre prudence européenne, tramé ces sottes intrigues contre la Néerlande sous la protection du drapeau néerlandais ? La mesure était plus que comble. Il fut décidé à La Haye comme à Batavia que des explications catégoriques seraient exigées du sultan d’Atchin, et que, s’il les refusait, la guerre lui serait immédiatement déclarée.


IV.

Les Français qui ont assisté, il y a quelques années, à l’inauguration de la statue d’Ary Scheffer à Dordrecht ont certainement conservé le souvenir de M. Loudon, alors commissaire du roi dans la province de Sud-Hollande, et qui vint avec tant de bonne grâce et de dignité simple présider cette charmante fête internationale. C’est lui qui fut envoyé en 1871 à Batavia comme gouverneur-général des Indes néerlandaises. A une grande aménité de manières, il joint le sérieux et l’énergie que ses compatriotes apprécient tant. Cette qualité lui était bien nécessaire dans les conjonctures hérissées de difficultés où il se trouvait engagé. Le gouverneur-général des Indes néerlandaises doit naturellement se soumettre aux instructions qui lui sont envoyées de la mère-patrie; mais, quant aux mesures jugées urgentes, une grande initiative lui est laissée. De La Haye, on lui prescrivait de prendre sans retard ses dispositions pour faire cesser un état de choses dangereux et humiliant, sans toutefois lui imposer la marche à suivre. Il paraît même que le gouvernement néerlandais ne s’attendait pour le moment qu’à l’envoi d’une force maritime respectable qui appuierait les réclamations. A Batavia, le gouverneur et le conseil des Indes furent d’avis que la simple apparition d’une escadre serait inefficace. Des bruits fâcheux circulaient sur l’ingérence possible de marines étrangères; on parlait, entre autres, de l’intention du commandant de l’escadre américaine en croisière dans les mers de Chine de venir montrer son pavillon sur les côtes de Sumatra. On ne pouvait savoir au juste jusqu’à quel point les intrigues atchinoises à Singapour pouvaient compliquer une situation déjà tendue. Bientôt la mousson du sud allait souffler et rendre très difficile l’abord des côtes. Enfin l’on était certain de rencontrer les plus mauvaises dispositions à la cour d’Atchin.

Toutes ces raisons déterminèrent le gouverneur-général et le conseil des Indes à frapper tout de suite un grand coup. Il fut décidé qu’une petite armée suivrait de près la flottille qui devait servir d’escorte et d’argument au négociateur hollandais. On était assez mal renseigné, il est vrai, sur les forces réelles dont le sultan pouvait disposer. Les rapports de quelques voyageurs compétens, néerlandais et anglais, qui avaient pu visiter Atchin s’accordaient à représenter ces forces comme peu redoutables. Les fortifications du Kraton étaient, disaient-ils, à peu près tombées en ruines, la population divisée, l’anarchie très grande. Ces appréciations étaient erronées ou du moins incomplètes, et les Hollandais ne devaient pas tarder à l’apprendre à leurs dépens; mais on les tint pour suffisamment établies, et un corps expéditionnaire d’environ 4,000 hommes, sans compter un millier de ces coulies qui, dans les pays tropicaux, doivent toujours accompagner les armées, fut mis sous les ordres du général-major Kœhler. L’infanterie, forte de 2,800 hommes, comprenait l,934 soldats indigènes. Elle comptait de plus un bataillon de 450 soldats de marine, jouissant en Hollande comme chez nous d’une excellente réputation militaire. La cavalerie se bornait à un demi-escadron, le génie à une forte compagnie de 120 soldats, et l’artillerie était représentée par une batterie de montagne de quatre obusiers de 12, quatre canons rayés de 8 et deux mortiers de 12. Si aux 4,000 hommes, chiffre extrême des troupes destinées à agir sur terre, nous joignons un millier de marins composant les équipages du Djambi, de la Citadelle d’Anvers, du Marnix, du Coehorn, vapeurs à hélice, du Sourabaya et du Sumatra, vapeurs à roues, et de quelques autres navires de moindre importance, nous évaluerons à environ 5,000 hommes le total des forces déployées contre Atchin lors de cette première expédition. En fait, les expéditions dirigées antérieurement par les Néerlandais contre d’autres populations malaises avaient été menées à bonne fin par des forces plutôt inférieures. On partait plein de confiance, et le brave général Kœhler se flattait d’abattre promptement l’arrogance d’Atchin avec les troupes placées sous son commandement.

Le négociateur qui devait demander des explications au sultan d’Atchin, et, en cas de refus, lui présenter l’ultimatum hollandais, fut M. F. N. Nieuwenhuizen, vice-président du conseil des Indes. Il s’embarqua sur la Citadelle d’Anvers, suivi de près par les autres navires de l’escadre, et le 22 mars 1873 il jetait l’ancre en rade d’Atchin. Il fut bientôt clair que le recours à la force serait inévitable. Les dispositions de la population étaient fort mauvaises; une foule de gens armés allaient et venaient sur le rivage, d’autres élevaient des retranchemens sur plusieurs points. Le sultan, pour toute satisfaction aux demandes catégoriques de M. Nieuwenhuizen, déclara qu’il attendait toujours la réponse à la lettre qu’il avait adressée au souverain de la Turquie, qu’il pourrait bien l’attendre encore six mois. En un mot, le sultan refusait toute explication.

La guerre fut donc déclarée le 26 mars, et le 5 avril les troupes expéditionnaires rejoignirent l’escadre. Après une reconnaissance exécutée non sans péril, le débarquement s’opéra le 8 et le 9 sous la protection des canons de la marine, à quelques lieues à l’ouest du Kraton. Déjà l’on ne pouvait plus se faire illusion sur l’énergie de la résistance qu’on aurait à vaincre. Les ennemis fourmillaient dans les bois épais, le long des fossés, derrière des redoutes élevées et défendues avec un art qui faisait soupçonner la présence d’aventuriers européens. Le sol très marécageux, entrecoupé de cours d’eau, malsain et opposant de grandes difficultés au transport de l’artillerie, compliquait beaucoup la marche en avant. Cependant le corps expéditionnaire maintint vigoureusement sa supériorité tant qu’il fut sur le rivage et que le feu des vapeurs l’aida à détruire les fortifications ennemies qui inquiétaient son campement. Ce fut bien autre chose quand il fallut s’avancer dans l’intérieur et dans la direction du Kraton, centre des positions atchinoises et la plus forte de ces positions. L’armée hollandaise vint se heurter contre le Missigit (mosquée) fortifié, qui servait au Kraton d’ouvrage avancé. Les grenades hollandaises mirent le feu au Missigit, que les Atchinois durent évacuer, mais ils continuèrent de tirer sur la position abandonnée soit des bois environnans, soit du Kraton lui-même. Leur feu fut si violent que le général hollandais crut imprudent de rester dans le Missigit et fit retirer ses troupes. C’est seulement le 14, les pluies ayant retardé une nouvelle attaque, qu’après un engagement très vif le Missigit fut repris par les Hollandais sur l’ennemi, qui y était rentré. Ce succès devait être le dernier de la première expédition. Le général Kœhler, voulant mettre ses soldats à l’abri, examinait la partie la plus exposée de la position conquise et donnait des ordres pour la couvrir lorsqu’une balle atchinoise le frappa mortellement.

Cette mort fort honorable, — peut-être jusqu’à un certain point cherchée, car le général hollandais se voyait en face de difficultés inattendues qu’il avait pour sa part empêché de prévoir, — équivalait à un désastre. Elle privait l’expédition de son chef au moment où sa présence était le plus nécessaire, d’autant plus que, par un oubli ou par une négligence difficile à comprendre, le général n’avait communiqué à personne, pas même à l’officier appelé à lui succéder en cas de mort ou de blessure, le plan proprement dit qu’il se proposait de suivre. On savait seulement qu’il comptait s’avancer dès le lendemain sur le Kraton. Le colonel van Daalen, investi du commandement en chef, crut qu’il fallait risquer cette opération, dont tout présageait les difficultés très grandes, mais qui, si elle réussissait, serait décisive. Le Kraton, complètement invisible, était défendu par un mur élevé, un fossé, des palissades, des bois de bambou épineux, et par des retranchemens avancés qu’il fallait emporter sous une fusillade nourrie par un ennemi nombreux, presque toujours à couvert. C’est alors surtout que le manque d’une artillerie suffisante fut douloureusement senti. Cependant les troupes furent lancées et attaquèrent avec décision. Une compagnie hollandaise parvint même à pénétrer dans l’un des ouvrages ennemis, mais n’y put tenir sous la grêle de balles qui pleuvait sur elle. Une certaine mollesse, signe de découragement, commençait à marquer les mouvemens de quelques bataillons indigènes, et les coulies, chargés d’apporter les échelles d’assaut, s’étant trouvés exposés un moment au feu de l’ennemi, prirent peur, jetèrent leurs échelles et se sauvèrent à la débandade. La colonne d’attaque comptait déjà une centaine de morts et de blessés, et l’ennemi, encouragé par le succès de sa résistance, faisait un mouvement de flanc qui menaçait de couper les communications avec le rivage. Il devint évident que l’on n’était pas en force pour continuer l’attaque du Kraton, et que, pour éviter une déroute complète, il fallait regagner le bord de la mer. Le 17, la retraite s’effectua en bon ordre, sans être sérieusement inquiétée, et à la suite d’un conseil de guerre tenu à bord du Souvabaya la permission fut demandée par télégraphe au gouvernement colonial de suspendre l’expédition jusqu’à un moment plus favorable. Plus de 500 hommes étaient tués ou blessés, ou morts de maladie. La dyssenterie minait le corps expéditionnaire, et le terrible beri-beri, maladie mystérieuse, d’origine probablement miasmatique, et qui consiste dans une paralysie croissante des membres, sévissait à bord de la flotte. Puisqu’on avait échoué dans le coup de main qu’on avait cru pouvoir tenter, il fallait plier bagage, et même il n’y avait pas de temps à perdre. On ne pouvait rester en panne, attendant des renforts; l’implacable mousson allait souffler d’un jour à l’autre.

La nouvelle de ce revers inattendu fit en Hollande l’impression la plus pénible. Le peuple hollandais est fier de son empire colonial, et à bon droit. C’est par là qu’il fait encore grande figure dans le monde. Ses vastes colonies sont en quelque sorte l’exposant de sa puissance d’autrefois. Elles sont l’aliment principal de sa prospérité, il est peu de familles qui n’aient des membres ou tout au moins des intérêts dans ces régions lointaines. Les Néerlandais ne se dissimulent pas que c’est seulement à force d’énergie, de vigilance et de bonne administration qu’ils conservent des possessions aussi considérables, et qu’il y a une certaine disproportion, au moins apparente, entre leurs forces réelles et leurs 20 millions de vassaux. Comme nous l’avons dit, il est juste et sage de leur part de travailler à l’amélioration matérielle et morale de ces populations mineures, dont ils sont en quelque sorte les tuteurs devant l’histoire; mais il faut de toute nécessité les maintenir dans la conviction qu’ils sont plus forts qu’elles, car, encore une fois, on peut dire que pour elles la force du droit est absolument identique au droit de la force. Il est toujours à craindre que des échecs retentissans, comme celui qu’on venait de subir à Atchin, n’engendrent chez ces peuples des velléités d’insurrection générale. Il faut de plus tenir grand compte du fait attesté par tous ceux qui connaissent de près le monde musulman et dont peut-être les promoteurs de la première expédition d’Atchin n’avaient pas suffisamment mesuré la gravité, c’est que l’islamisme, depuis une vingtaine d’années, est en recrudescence d’exaltation et d’hostilité contre les sectateurs des autres religions. On avait trop spéculé sur les divisions politiques à Atchin, trop peu prévu la cohésion que le fanatisme pouvait, au moment critique, donner aux élémens divergens de la population atchinoise. Ce réveil musulman a gagné en effet les peuples malais, et semble grandir chaque année sous l’influence des pèlerins qui vont à La Mecque se retremper aux sources mêmes de leur foi. Ce n’était donc pas seulement le déplaisir qu’on éprouve partout à la nouvelle d’un échec qui agitait les esprits en Hollande, c’était aussi la crainte des complications graves qui pouvaient survenir. Comme partout en pareille occurrence, on récriminait contre le gouvernement, dont on blâmait la politique belliqueuse, contre l’autorité coloniale, qu’on accusait d’imprévoyance et de légèreté, contre les chefs de l’expédition, dont on mettait en doute la capacité. Une circonstance à la fois piquante et triste pour un Français, c’est que souvent les plaintes de l’opinion se formulaient ainsi : nous n’avons pas eu d’expressions trop sévères pour censurer la conduite des Français lors de la guerre de 1870; eh bien! toutes proportions gardées, nous avons fait précisément comme eux; sous un prétexte mal choisi, nous sommes partis follement en guerre avec des troupes numériquement insuffisantes, mal armées, mal préparées, contre un ennemi dont nous ne connaissions pas les forces, tandis que nous aurions dû les connaître. L’opposition conservatrice dans les chambres eût peut-être mieux fait, au point de vue de sa dignité et de ses intérêts bien entendus, de ne pas ajouter aux difficultés très sérieuses de la situation en se servant, comme d’une machine de guerre, de cette première explosion du mécontentement populaire; mais les hommes sont partout les mêmes, et le parti conservateur, depuis longtemps exclu du pouvoir, crut trouver dans ce malheur national une excellente occasion de monter à l’assaut du cabinet libéral. A plusieurs reprises, dans le cours de l’année 1873 et pendant les premiers mois de l’année courante, le ministère se vit interpellé avec une âpreté, une persistance passionnée, qui mirent plus d’une fois son existence en danger.

Heureusement pour lui et pour la cause nationale elle-même, celui qui devait porter le poids principal de ce débat acharné, M. Fransen van de Putte, ministre des colonies, était de taille à tenir hardiment tête à ses antagonistes. Fils de ses œuvres, connaissant parfaitement les colonies, où il a passé plusieurs années, décidé à réformer dans le sens de la justice et du libéralisme les institutions coloniales encore trop marquées au coin de l’ancien système d’exploitation des indigènes, doué d’une grande puissance de travail et de qualités administratives éminentes, M. Fransen van de Putte a de plus un talent de parole et de discussion qui fait de lui un des orateurs parlementaires les plus remarquables de notre époque. Toujours sur la brèche, il ne laissa debout aucun des argumens de l’opposition. Tout en revendiquant comme ministre la pleine responsabilité de la politique suivie aux Indes, il démontra que la guerre d’Atchin était légitime, inévitable, commandée impérieusement par l’honneur national aussi bien que par l’intérêt général de la civilisation tout entière. On ne pouvait exiger du cabinet de La Haye de dicter point par point au gouvernement colonial les mesures à prendre sur les lieux mêmes, ce gouvernement avait eu des raisons majeures pour agir vite et vigoureusement, et si les autorités militaires les plus compétentes s’étaient méprises à Batavia même sur le degré de la résistance qu’on rencontrerait à Atchin, c’était un malheur dont il fallait rechercher les causes pour en prévenir le retour, mais il était souverainement injuste d’en accuser le ministère. Il n’y avait qu’une chose à faire, recommencer l’expédition dès que la saison serait favorable, et s’y prendre de telle sorte que cette fois le succès ne fût plus douteux. Le ministre de l’extérieur, M. Gericke, put tranquilliser l’opinion en affirmant les dispositions bienveillantes dont il avait reçu l’assurance de la part de toutes les puissances, et le ministre de la marine, M. Brocx, fut en mesure de diriger immédiatement sur les Indes des forces navales suffisantes pour faire respecter le blocus. La constitution néerlandaise ne permet pas d’envoyer aux Indes, à moins d’une loi spéciale, des régimens de l’armée nationale; l’armée indienne ne se compose que de volontaires, mais les enrôlemens étaient en pleine activité, la prime d’engagement était augmentée, et les volontaires ne manquaient pas. Le cabinet était donc à la hauteur de la situation, et en demandant les crédits nécessaires pour couvrir l’excédant de dépenses qui allait résulter de cette seconde campagne, il osait mettre ses adversaires en demeure de proposer un vote de défiance. En fait, ceux-ci parlèrent beaucoup, mais n’agirent pas. L’opinion, à mesure que les faits étaient mieux connus, revenait aux ministres qui préparaient avec tant d’ardeur une éclatante revanche ; peut-être même les adversaires du cabinet n’étaient-ils pas fâchés, toute réflexion faite, de lui laisser les soucis et la responsabilité de la seconde expédition.

L’un des premiers soins du ministère fut de choisir pour la commander en chef un militaire expérimenté, en état d’inspirer toute confiance aux troupes, et il désigna au choix du roi le lieutenant-général van Swieten. Ce choix fut très bien accueilli par l’opinion. Le général van Swieten était déjà connu par ses glorieux services dans les armées coloniales. Né en 1808 d’un père hollandais et d’une mère d’origine française, il réunit une grande distinction de manières et même une grande douceur de caractère à l’esprit de décision qui fait les hommes de guerre. De 1827 à 1862, il fut de toutes les campagnes aux Indes néerlandaises. A Sumatra, à Bali en 1849, à Boni dans l’île de Célèbes en 1859, il dirigea avec autant de succès que de vigueur des expéditions dont les perspectives n’étaient rien moins que rassurantes; même à Boni il dut déjà réparer un échec subi par les armes néerlandaises. Ce qu’il faut surtout relever à son honneur, c’est que, ménager du sang des ennemis comme de celui de ses soldats, il fit la guerre autant que possible avec humanité, réagissant contre les habitudes dévastatrices de ses prédécesseurs, cherchant, une fois la conquête opérée, à réconcilier les populations vaincues avec la civilisation européenne, et réussissant si bien dans cette double conquête que les populations, domptées par ses armes et gagnées par sa politique généreuse, n’ont plus songé depuis à se soulever contre la souveraineté néerlandaise. On voit que « les momens psychologiques » désirés par le général van Swieten diffèrent sensiblement de ceux que recherchent avec tant d’ardeur certains hommes de guerre qu’il est inutile de désigner plus clairement. C’est une noble figure militaire que celle du général van Swieten, et la rude campagne qu’il a si habilement menée à Atchin a mis le sceau à une popularité déjà bien méritée.

Les forces mises à sa disposition étaient plus que le double de celles qu’on avait crues suffisantes lors de la première expédition. Il est très difficile de savoir, même par approximation, le chiffre des combattans que le sultanat d’Atchin avait pu mettre en ligne contre les Hollandais; on peut toutefois l’évaluer à environ 20,000 hommes. Contre cette armée mal disciplinée, mais se battant chez elle, enhardie par un premier succès et forte par les défenses naturelles que le pays lui offrait, le général van Swieten put diriger 9,500 soldats, assistés par plus de 3,000 coulies. L’infanterie comptait plus de 6,500 hommes, le génie 600, l’artillerie plus de 700 avec soixante-quatorze bouches à feu, canons rayés, mortiers et deux mitrailleuses, la cavalerie se bornait à un escadron. Les forces navales se composaient de huit vapeurs, non compris les transports à vapeur et à voiles, et nombre d’embarcations de moindre gabarit; cela représentait un total d’environ 1,300 marins et cinquante-huit canons. Le 23 novembre 1873 vit recommencer les opérations directes contre les Atchinois. Leurs retranchemens furent canonnés avec succès par la marine, et les troupes purent successivement établir leurs bivouacs à quelque distance du rivage. Cette opération se fit toutefois avec lenteur. Notons ici que, pour raisons stratégiques, on choisit un lieu de débarquement à l’est de l’embouchure de la rivière. Déjà le choléra et le beri-beri avaient éclaté à bord des vaisseaux, des pluies torrentielles, inondant le pays, empêchaient toute opération militaire. Le débarquement, commencé seulement le 6 décembre, ne put s’achever que le 11.

Une fois débarqué, le général van Swieten adressa au sultan une missive qui devait aussi servir à éclairer la population sur les véritables intentions de son gouvernement : le peuple atchinois n’avait rien à craindre pour sa religion ni pour ses propriétés, il s’agissait non pas même de lui imposer un assujettissement direct au pouvoir étranger, mais uniquement de conclure un traité qui garantirait à la fois, sous la suzeraineté néerlandaise, l’intégrité du territoire, l’autorité du sultan, la sécurité des transactions et celle de la navigation. Si le sultan, docile aux instigations du parti de la guerre à outrance, refusait son assentiment à des propositions aussi modérées, le général hollandais l’avertissait qu’il avait « plus de canons qu’il n’en fallait pour anéantir dix Kratons, » qu’il était pourvu de tout ce qui lui était nécessaire pour en venir à ses fins, et qu’il ne se rembarquerait certainement pas avant d’avoir réduit son ennemi à l’impuissance. Les déclarations étaient calculées en vue de la persuasion, partagée par le peuple et par les grands, qu’avec un peu de patience on viendrait à bout, cette fois comme l’autre, d’un ennemi qui n’aurait jamais tout ce qu’il lui fallait pour emporter des positions fortifiées comme le Kraton, et qui ne comptait pas rester dans le pays en dépit des moussons. La lettre fut confiée à un émissaire malais, qui se chargea de la remettre au sultan, et partit escorté de quatre indigènes. Le pauvre Widikdio, — tel était le nom de l’émissaire, — ne devait pas revenir. Dans le voisinage du Missigit, il fut, ainsi que ses compagnons, arrêté par une bande atchinoise; un moment protégé par un personnage de quelque autorité, il fut bientôt condamné à périr. On lui infligea le cruel supplice qui consiste à attacher la victime étendue sur le dos, et à lui ingurgiter de l’eau jusqu’à ce qu’elle meure étouffée. On sut plus tard ces détails par ses compagnons, que l’on réduisit d’abord en esclavage. Ils avaient à porter le fusil et la cartouchière d’un chef atchinois, et devaient chaque jour subir une exposition en plein soleil pendant plusieurs heures. Le 11 janvier, ils apprirent que leur mort avait aussi été décidée; mais pendant la nuit l’un d’eux coupa ses liens avec ses dents, délia les autres, et ils parvinrent à gagner la rivière, qu’ils descendirent à la nage jusqu’aux avant-postes hollandais. Toutefois un de ces malheureux, qui s’était un instant aventuré sur la rive, fut surpris par un détachement ennemi, percé de coups de lance et laissé pour mort dans un fossé. Il put encore rentrer dans le courant et rejoindre ses camarades, mais il mourut de ses blessures peu après son arrivée. Cet odieux traitement infligé à des parlementaires prouvait à quel degré de fureur les sentimens du peuple atchinois et de ses chefs étaient montés. Il n’y avait qu’à dompter de pareilles gens à coups de canon.

Le général van Swieten ne voulait rien laisser au hasard, et déjà il avait arrêté le genre de manœuvres qui devait lentement, mais sûrement, le conduire au but, tout en ménageant ses soldats. Il avait très bien vu que la force de l’ennemi consistait surtout dans la facilité que lui offrait un pays marécageux et boisé, adossé à des montagnes inexplorées, pour jeter des nuées de combattans invisibles ou difficiles à joindre sur les flancs des colonnes lancées en avant. Incapable de soutenir le choc direct de troupes bien commandées et disciplinées, il pouvait, tout en reculant toujours, leur infliger des pertes si graves que de succès en succès on eût marché, comme la première fois, vers l’insuccès final. En revanche, les défenseurs d’Atchin, se battant en guérillas, redoutaient par-dessus tout de se voir coupés dans leur retraite. Il fallait donc n’avancer que pas à pas, en ayant soin de se couvrir par des travaux appropriés à chaque nouvelle étape, et déterminer les ennemis à la retraite par des mouvemens tournans qui les forceraient d’évacuer l’un après l’autre leurs abris artificiels ou naturels pour éviter d’être cernés. C’est ainsi que l’habile général, malgré la résistance acharnée des Atchinois, malgré les maladies et surtout le choléra, qui continuait de décimer les troupes expéditionnaires, parvint à refouler méthodiquement dans l’intérieur du pays les bandes atchinoises, qui durent abandonner l’une après l’autre leurs meilleures positions. Elles firent maintes fois des retours offensifs d’une rare audace; certain soir même, un parti d’Atchinois surprit les avant-postes et pénétra jusqu’au bivouac des Hollandais. L’état vassal de Pédir, dont le chef, beau-père du jeune sultan, l’un des partisans les plus ardens de la guerre et qui avait envoyé tout son monde à la défense du Kraton, reçut une rude leçon. Une flottille néerlandaise se détacha le 28 décembre de l’escadre d’opération, et bombarda avec succès les fortifications du littoral, ainsi que les principales habitations de Pédir. Le magasin à poudre du belliqueux rajah fit explosion, et, bien qu’une descente commencée par un détachement de marins, mais arrêtée par les difficultés du terrain, n’eût pas eu le succès désirable, l’expédition n’en atteignit pas moins son but.

Il s’agissait toujours d’aborder le redoutable Kraton, et pour cela de reprendre encore une fois le fameux Missigit, théâtre du dernier succès et du revers final de la première expédition. Fidèle à son plan, le général van Swieten força l’ennemi à se retirer successivement des positions qu’il avait fortifiées pour couvrir cette mosquée ou la dominer encore après qu’elle aurait été prise. Les engagemens étaient meurtriers, mais l’issue toujours la même. Enfin le Missigit, bombardé par les batteries élevées malgré les difficultés du terrain, fut pris pour la troisième fois, et cette fois fut la bonne, car les Atchinois se virent hors d’état d’en déloger les soldats néerlandais. La prise du Missigit n’en avait pas moins mis plus de 220 hommes hors de combat. Le général van Swieten s’empressa de le faire occuper en force et d’en mettre la garnison à l’abri du feu du Kraton. Une autre position dut encore être enlevée pour que l’on pût procéder à l’attaque définitive de la forteresse atchinoise, et, tant par des travaux de sape qu’en l’investissant de plus en plus au moyen des colonnes lancées de manière à l’enfermer dans des cercles concentriques, le général néerlandais finit par décider les Atchinois à se retirer. Déjà l’on croyait savoir que le jeune sultan, ne se voyant plus en sûreté dans cette résidence qu’il avait tenue pour imprenable, avait pendant la nuit gagné l’intérieur du pays. Bientôt le feu du Kraton se ralentit, puis il cessa tout à fait. Le 24 janvier, on découvrit qu’il était évacué, et les troupes néerlandaises se hâtèrent d’en prendre possession. Elles y trouvèrent tout dans un désordre indescriptible. Une vingtaine de canons étaient encore braqués dans la direction du Missigit. Ils appartenaient à toute sorte de modèles ; quelques-uns perçaient tout bonnement la muraille, et, pour les charger, il fallait sortir sur le front du rempart. Trente-deux autres pièces gisaient encore çà et là, et parmi elles un des deux canons envoyés jadis par le roi Jacques Ier en place des « deux blanches » demandées par le sultan Iskander. On distingue encore les armes d’Angleterre et l’inscription Jacobus rex, 1617. Évidemment on s’était exagéré la force des batteries du Kraton, mais non pas les obstacles que les Atchinois avaient accumulés en avant du fossé qui l’entoure, et qui eussent rendu très difficile l’œuvre de l’artillerie, si elle avait dû, comme les Atchinois s’y attendaient, frayer la route à une colonne d’assaut. L’habitation du sultan n’était pas moins bouleversée que tout le reste. À peine plus grande qu’une maison indienne ordinaire, elle n’était plus qu’un fouillis dans lequel on ne trouva guère, en fait de choses valant la peine d’être mentionnées, qu’un vélocipède à trois roues et une caisse de lettres, dont une du roi Louis-Philippe datée de 1843, 2 janvier, du reste sans intérêt. Toujours prudent, le général van Swieten ordonna à ses troupes de se fortifier en hâte dans l’excellente position qui leur était livrée. La campagne était virtuellement finie, en ce sens qu’il pouvait attendre en toute sécurité la marche ultérieure des événemens.

Sur ces entrefaites, on apprit que le jeune sultan était mort du choléra, et que cette maladie ravageait aussi la population atchinoise. Quelques signes de découragement, certaines velléités de soumission, se faisaient remarquer chez plusieurs chefs et dans les états vassaux échelonnés le long des côtes. Cependant il était visible que ce revirement dans les dispositions des indigènes serait très lent. Le parti de la guerre les avait si bien fanatisés, surtout en leur disant que les Néerlandais venaient pour détruire leur religion et les écraser d’impôts, qu’il fallait s’attendre de leur part à de longues hésitations. Ils croyaient toujours au prompt départ des Néerlandais. Il semble de plus qu’une vague espérance de l’intervention prochaine de quelque puissance européenne continuait de miroiter devant leurs yeux. Tout porte à croire que cette illusion était entretenue du dehors par ceux qui voyaient d’un mauvais œil cette consolidation de l’autorité néerlandaise à Sumatra. Ceux qui ont suivi avec quelque attention les dépêches que le télégraphe transmettait à l’Europe pendant le cours de cette guerre auront certainement remarqué une série de télégrammes, datés principalement de Penang et dont la rédaction dénotait une malveillance systématique contre l’expédition hollandaise. Il est assez curieux d’avoir à constater que l’un des foyers de cette hostilité permanente se trouve chez les Chinois, dont le nombre croissant et l’importance commerciale dans les mers indiennes forment désormais un élément dont il faut tenir grand compte. Ce sont surtout des Chinois qui servent d’intermédiaires et de commissionnaires aux Européens établis dans la presqu’île de Malacca. Le commerce chinois trouvait des avantages tout spéciaux dans le régime de guerre intestine qui prédominait à Atchin. Il vendait des munitions, des armes, de la poudre, il se faisait donner en échange du poivre et d’autres denrées, il achetait la connivence des schahbandars et se procurait ainsi des monopoles et des privilèges de tout genre. Il prévoyait que tous ces trafics véreux allaient prendre fin à Atchin comme dans le reste de Sumatra, où la législation néerlandaise ne permettait plus que le commerce régulier et honnête. Les doléances chinoises réveillaient dans les straits settlements le vieux ferment d’antagonisme entre Anglais et Hollandais; les musulmans, très excités dans ces parages, faisaient chorus, et dans la société mélangée dont la presqu’île de Malacca est la résidence. Chinois et musulmans trouvaient sans difficulté des plumes complaisantes pour traduire à leur gré les nouvelles qui pouvaient nuire à l’établissement d’un ordre de choses régulier au nord de Sumatra.

Rien de tout cela ne peut diminuer la haute valeur de ce fait, que par la prise et l’occupation permanente du Kraton d’Atchin le gouvernement des Pays-Bas est désormais souverain de l’île de Sumatra tout entière. Complètement maître des côtes, associant à sa politique commerciale les populations riveraines, leur permettant de se vouer désormais à la culture paisible de leur sol si merveilleusement riche et à l’écoulement normal de leurs produits, ce gouvernement n’a plus rien de sérieux à. craindre de la résistance refoulée à l’intérieur; du moins il n’a plus besoin que de vigilance et de persévérance, deux qualités qui ne lui font pas défaut. Les populations de l’intérieur ne peuvent vivre en effet que moyennant le libre accès de la mer. Depuis que l’établissement des Hollandais dans les murs du Kraton est devenu un fait accompli, encore consolidé par l’insuccès de quelques retours offensifs des derniers Atchinois belligérans, on voit les états riverains, naguère vassaux d’Atchin, demander l’un après l’autre à se ranger sous le protectorat néerlandais. Le temps est désormais l’allié des Hollandais, qui ne s’engageront pas dans les montagnes et attendront tranquillement que l’expérience démontre aux Atchinois leur impuissance et la nécessité de se soumettre. La politique de la Hollande victorieuse à l’égard du pays conquis est fort simple. Partout où les rajahs et leurs sujets donnent des preuves sérieuses de leur intention de vivre sous son protectorat en se soumettant aux lois de la civilisation, leur indépendance intérieure sera respectée et leur sécurité protégée. Là au contraire où l’on persistera dans une attitude hostile, l’autorité hollandaise sera imposée directement, au besoin par la force. C’est ce qui arrivera nécessairement au territoire proprement dit d’Atchin. Il ne peut plus être question de conclure un traité quelconque avec le sultan d’Atchin. Il n’y a plus de sultan, les chefs n’ont pas encore pu se mettre d’accord pour donner un successeur au pauvre Mahmoud-Aladdin, mort victime d’une situation qu’il n’avait pas faite, et quand ils en nommeraient un, la Néerlande ne reconnaîtrait pas ce roi sans terre et ce chef sans armée. Peu à peu dans ce territoire comme dans le reste de l’île, à la vue de la prospérité des états soumis à l’influence européenne et de la loyauté avec laquelle les vainqueurs tiendront leur promesse de respecter la liberté religieuse et les lois traditionnelles des vaincus, les préjugés invétérés tomberont, et le rapprochement s’opérera de lui-même. En résumé, l’île de Sumatra tout entière fait désormais partie intégrante des Indes néerlandaises, voilà le résultat le plus clair et le plus significatif de cette double campagne.

On exprime parfois la crainte que l’empire colonial néerlandais ne devienne disproportionné aux forces du pays qui le possède. L’extension pour ainsi dire illimitée semble être la loi de ces grandes possessions lointaines. L’Angleterre la subit aux Indes, nous sommes exposés à la subir nous-mêmes en Cochinchine, et nous avons dû nous y plier en Algérie. Déjà, dira-t-on, l’empire indien de la Néerlande était bien grand pour elle, on pouvait se demander si elle pourrait le conserver. Jusqu’à présent, répondrons-nous, elle a parfaitement réussi à maintenir et même à consolider sa domination ; mais surtout il faut remarquer que la Néerlande jouit d’un grand avantage que l’Angleterre ne possède pas plus dans l’Hindoustan que nous en Algérie. Son empire indien est un archipel. Les limites de son extension sont fixées d’avance. En admettant qu’elle doive un jour faire à Bornéo ce qu’elle vient d’achever à Sumatra, la mer lui servira toujours de frontière. Rien donc ne lui défend d’espérer qu’à la condition de bonnes mesures administratives et commerciales elle pourra toujours maintenir la suprématie de son pavillon sur le nombre déterminé d’îles grandes et petites qui rayonnent autour de Batavia.

Il est facile de comprendre l’émotion joyeuse qui s’empara du peuple hollandais le jour où l’heureuse nouvelle de la prise du Kraton parvint en Europe. La guerre avait été coûteuse et sanglante[2], mais on se sentait soulagé d’un poids humiliant et pénible. Le ministère libéral, dont les efforts se voyaient enfin récompensés par le succès, devait naturellement profiter de cette issue d’une campagne qu’il avait poursuivie en dépit des prédictions décourageantes et du blâme acerbe de ses adversaires. En effet, après avoir en quelque sorte brûlé sa dernière cartouche dans une discussion parlementaire, en face des documens communiqués à la chambre au grand complet, l’opposition conservatrice ne put ou n’osa présenter un ordre du jour qui formulât un blâme quelconque[3]. La nation néerlandaise a pu se livrer sans arrière-pensée aux réjouissances dont le vingt-cinquième anniversaire du couronnement du roi Guillaume III a été l’occasion. Ce règne, si pacifique à l’intérieur, mais non sans dignité et sans fermeté au dehors, marqué par un progrès constant et des réformes nombreuses, comptera parmi les époques les plus prospères de l’histoire des Pays-Bas. Le souverain, en s’adressant à son peuple, a pu lui dire avec une légitime fierté qu’il avait juré de défendre ses droits et ses libertés, et qu’il avait conscience d’avoir tenu sa parole. Il peut se féliciter aussi d’avoir vu sous son règne grandir encore cet empire colonial qui fait de la petite Néerlande une grande puissance orientale. Si le changement des circonstances ne permet plus à ce pays de jouer le rôle imposant qu’il put remplir en Europe aux XVIe et XVIIe siècles, il y a pour lui une compensation dans le poste honorable qu’il occupe à l’avant-garde de la civilisation dans l’extrême Orient. Au prix de grands sacrifices, il est parvenu à supprimer l’un des principaux foyers de barbarie qui existaient encore dans le monde moderne. Le commerce du monde entier profitera de sa victoire, et les petits pays ont un double mérite quand ils font de grandes choses.


ALBERT REVILLE.

  1. Les détails qui suivent sont empruntés en grande partie à une Note historique très circonstanciée que le ministre des colonies soumit à la seconde chambre des états-généraux pour éclairer son opinion sur les causes et la nécessité de la guerre d’Atchin.
  2. Quoique le nombre des tués et des blessés dans les deux expéditions d’Atchin ait été très considérable (on n’en sait pas encore le chiffre exact en Hollande même), il a été encore, et de beaucoup, surpassé par celui des soldats morts victimes des maladies, surtout du choléra. Les pertes eussent été bien plus graves encore sans le zèle déployé par la société néerlandaise de la Croix-Rouge, qui n’a rien épargné pour diminuer le tribut que prélève la mort sur les armées engagées dans ces rudes expéditions. Dans les communications adressées au comité central de Genève par le président néerlandais, M. le général de Stuers, nous remarquons l’éloge et le dessin d’un nouveau système de brancard pour transporter les blessés sur les champs de bataille. Il est emprunté au tandon chinois et se compose essentiellement d’une sorte de hamac suspendu à un fort bambou que deux hommes portent sur leurs épaules aux deux extrémités. Deux bambous creux, contenant de l’eau, sont suspendus à la tête et aux pieds du blessé, et les porteurs peuvent se reposer en plaçant le tout sur deux bâtons plantés en terre. On peut, au moyen d’une sorte de dais, abriter le blessé contre les rayons du soleil. Ce système paraît se recommander par sa légèreté et sa commodité.
  3. La crise ministérielle qui s’est déclarée tout récemment n’a rien à faire avec la guerre d’Atchin, et a pour cause une question de politique intérieure.