CHAPITRE V.

Rencontre.


Un bienfait n’est jamais perdu.
proverbe populaire.


« Allons, allons, que diable, un peu de courage, monsieur Wil, — disait le docteur au silencieux et taciturne colon… — Prenez un peu sur vous, je sais que tout cela est affreux ; mais enfin ça est, ainsi soyez raisonnable ; si le temps nous favorise, dans un mois nous serons à Portsmouth ; depuis cinq jours que nous avons quitté la Jamaïque, le temps nous favorise… la brise est faite, nous entrons dans les vents alizés… et tenez, un beau temps, un beau ciel, une mer comme celle-ci, ça donne espoir et courage… Quant à votre infirmité, ça ne peut pas durer, votre mutisme cessera… c’est une émotion forte qui l’a causée, il y a toujours du remède. » Ainsi parlait le bon et jovial docteur du Cambrian, en montrant à M. Wil le sillage rapide de la frégate, qui prouvait la vérité de son assertion, car ils étaient assis sur le couronnement et passaient le temps à faire ce que d’aucuns font si souvent à bord, à regarder passer l’eau.

Le colon tendit les mains au docteur, le remercia d’un regard, et secoua tristement la tête en montrant le ciel et en s’essuyant les yeux au souvenir de sa femme et de sa fille.

Et le docteur allait recommencer toutes ses banales consolations, quand Atar-Gull parut sur le pont, portant une petite théière…

« Tenez, maître, — dit-il respectueusement au colon, — voici le tilleul et le tamarin qu’on vous a ordonnés. »

M. Wil fit signe qu’il n’avait pas soif.

« C’est égal, maître, — dit le noir avec cette intonation grondeuse qui sied si bien aux serviteurs dévoués, — c’est égal… ça vous fera du bien… n’est-il pas vrai, monsieur le docteur ? — Certainement… buvez… buvez, monsieur Wil. »

Et le colon but la potion, forcé d’obéir à cette coalition de volontés et remercia du geste son fidèle serviteur.

« Ça ma l’air d’un bien brave domestique, » dit le médecin.

Le colon leva les yeux au ciel agitant ses mains, comme s’il eût dit : « Un ange, docteur. — Eh bien ! dites donc du mal des nègres après cela ! »

Le colon haussa les épaules.

Atar-Gull revint ; mais cette fois ce fut pour apporter à Wil une tabatière pleine, dans le cas où celle du colon eût été vidée…

Ce dernier échangea un regard presque fier contre le coup d’œil approbateur du médecin.

« Hein… quelles attentions ! — disait l’un. — Parfait ! admirable ! répondait l’autre.

Pendant cette muette pantomime, Atar-Gull, isolant les rayons visuels en mettant sa main au-dessus de ses yeux, regarda quelque temps à l’horizon avec attention, et s’écria tout à coup :

« Maître, là-bas, tout là-bas un canot… »

Le docteur et le colon redressèrent la tête, suivirent des yeux la direction que le noir leur indiquait et ne virent rien.

« Tu te trompes, mon garçon, — dit le médecin, — mais demande une longue-vue au timonier, nous nous en assurerons nous-mêmes. »

Et en effet, après deux minutes d’observation, le docteur s’écria :

« Il a, pardieu, raison, monsieur Wil ; c’est une petite embarcation… et, si je ne me trompe, on voit un homme dedans… Timonier… prévenez donc l’officier de quart. — Regardez, — dit le docteur à ce nouveau venu, un canot abandonné en pleine mer… qu’est-ce que ça peut être ? — Sans doute le reste d’un équipage qui aura péri… il a besoin de secours, sans doute. Je vais demander au nouveau commandant la permission de faire porter sur lui. »

L’officier descendit et remonta presque aussitôt en disant au timonier :

« Laisse arriver sur ce point noir que tu aperçois là-bas. »

Plus la frégate approchait, plus on voyait distinctement ce petit canot : il était sale, presque démembré, et l’homme qui le montait semblait vider l’eau qui allait peut-être le submerger.

Le Cambrian mit en panne à une portée de pistolet… et le héla en anglais. L’homme du canot fit signe qu’il ne comprenait pas.

« Appelez ce marin qu’on a recueilli, et qui s’est engagé comme matelot avec nous, — dit le lieutenant, — il parle espagnol et français… il le comprendra peut-être. »

Le Grand-Sec monta sur le pont ; on le mena sur l’arrière, en lui désignant l’homme et le canot.

Mais le malheureux pâlit, bégaya, et tomba à la renverse. Il venait de reconnaître… Brulart. Et le bonhomme Wil aussi avait reconnu son pourvoyeur de noirs. Et Atar-Gull aussi avait reconnu celui qui partageait avec le colon toute sa haine africaine ; mais, fidèle à son système, Atar-Gull resta calme et froid.

Le bonhomme Wil descendit dans la grande chambre, se souciant peu de la reconnaissance.

Or, le Grand-Sec désira parler en secret, à l’instant même, au lieutenant Pleyston, qui entendait le français ; et, comme il se rendait chez cet officier, Brulart montait à bord avec l’habileté et l’agilité d’un bon marin.

Brulart était toujours dans son costume ; mais il portait avec lui son précieux coffret, et fut aussitôt entouré par l’équipage du Cambrian, qui le regardait avec curiosité.

Comme il s’apprêtait à parler, il se sentit saisir par derrière.

Et il tomba sur le pont en blasphémant, et deux minutes après il était garrotté, enchevêtré, comme il avait jadis garrotté ce pauvre Claude-Borromée-Martial…

Et on le transporta, malgré ses cris, dans la grand’chambre du conseil, où il vit l’état-major de la frégate rangé autour d’une table, et d’un côté le Grand-Sec, qu’il reconnut aussitôt, et de l’autre le bon homme Wil… auquel il fit un salut amical.

« Interrogez-le, — dit le commandant, — et vous, commissaire, écrivez ses réponses, car heureusement voici le lieutenant Pleyston qui nous servira d’interprète. »

Le petit commissaire prépara sa plume, et demanda trois fois si le monstre était solidement attaché.

L’interrogatoire commença…

Le lieutenant. Tu dois reconnaître, misérable forban, ce matelot que tu as si cruellement jeté à la mer ? — Brulart. C’est le Grand-Sec… un de mes agneaux — Le lieutenant. À la bonne heure ; mais ce que tu ne reconnais peut-être pas, c’est cette frégate, qui t’a donné la chasse et que tu as manqué de faire couler par ton infernal brûlot… — Brulart (avec étonnement et satisfaction). Ah… bah… comment ! c’est vous qui avez goûté de ma mécanique… ah ! bon… bon… (D’une voix sourde) : — Je comprends maintenant ; mon affaire est sûre… (Il fait avec sa main le geste d’être pendu.) — Le lieutenant. Un peu… ainsi tu avoues… — Brulart. Tout… Je n’avouerais pas, que vous me pendriez la même chose… — Le lieutenant. Comment t’es-tu trouvé seul dans ton canot ?… — Brulart. Mon équipage s’est blasé, fatigué de moi ; en un mot, il s’est révolté, par les conseils de mon second ; un chien maudit qui s’appelait le Borgne… On m’a garrotté, descendu dans ce canot avec deux jours de vivres, un fusil et du plomb, et ils m’ont laissé en pleine mer… C’est une plaisanterie comme j’en ai tant fait moi-même. — Le lieutenant. Tu n’as rien à dire autre chose ? — Brulart. Ma foi, non, si ce n’est de vous dépêcher le plus tôt possible, car c’est un vilain rêve. — Le lieutenant (à part). Il appelle ça un rêve ; à la bonne heure. Alors, mon garçon, élève ton âme à Dieu ; car, avant le coucher du soleil, tu seras pendu. — Brulart. Suffit… — Le lieutenant. Emmenez-le, conduisez-le dans la cale, les fers aux pieds et aux mains… À propos… qu’est-ce que ce coffret ?… diable ! une couronne de comte… un vol… encore. — Brulart, riant. Un vol… ce sont, corbleu, bien mes armoiries, à moi, mes gentilshommes ! — Le lieutenant. Ah ! mon Dieu, quel joli flacon… voyez donc ce qu’il contient, docteur… — Le docteur. De l’opium… c’est de l’opium… — Le lieutenant. Voudrait-il s’empoisonner ?… — Le docteur. Oh ! avec ceci, il s’endormirait tout au plus, mais pour s’empoisonner, diable, il en faut davantage… — Brulart. Laissez-moi ce coffret, je n’ai que cela, vous le prendrez après ; d’ailleurs, examinez-le, vous verrez qu’il n’y a aucune arme ; on ne refuse pas ordinairement un condamné… ainsi. — Le lieutenant (s’adressant au commandant). Il demande qu’on lui laisse ce coffret, le docteur assure qu’il n’y a aucun danger. — Le commandant. Laissez-le-lui. — Le lieutenant. Tiens, et grand bien te fasse… Emmenez-le, vous autres…

On l’emmena, le commissaire lut les demandes, les réponses ; on mit aux voix, et le corsaire fut condamné à l’unanimité à être pendu à la grande vergue du Cambrian, au coucher du soleil.

On descendit Brulart dans la cale, il était onze heures. — L’exécution était pour six.

À trois heures il but ce qui restait dans son flacon, et retomba bientôt endormi sur le plancher froid et humide de la cale.

Et, toujours sous l’influence de l’opium, il rêva.