CHAPITRE III.

Mystère.


Je n’y puis rien comprendre.
Musique de Boïeldieu


Brulart avait soigneusement fermé, verrouillé, cadenassé la porte de sa dunette.

Au dehors, pas le plus léger bruit, quelquefois le sifflement des cordages… le frôlement des voiles… le clapotis des vagues qui battaient doucement la poupe du brick, et s’ouvraient au sillage phosphorescent du navire, voilà tout.

Il écouta encore, regarda bien si personne ne l’épiait… et s’avança vers son grand coffre. Il l’ouvrit.

On aurait cru d’abord que ce vieux bahut ne contenait rien… mais en l’examinant attentivement on y découvrait un double fond. Il le leva.

Et dans un coin de cette cachette il prit un coffret recouvert de cuir de Russie. Cette petite caisse, richement ornée, portait un bel écusson armorié. C’était peut-être le blason de Brulart…

Brulart ferma hermétiquement les rideaux de la dunette, et posa le précieux coffret sur sa petite table sale et graisseuse qu’il approcha du lit…

Il se coucha à demi étendu, après avoir dédaigneusement jeté le chapeau, la couronne, la veste et la culotte de feu M. Benoît…

Alors il leva le couvercle de l’étui, et ses yeux brillaient d’un feu singulier…

Sa figure, ordinairement rude, sauvage, semblait se dépouiller de cette écorce épaisse, et ses traits, fortement caractérisés, paraissaient vraiment beaux, tant une subite et inimitable expression de douceur s’y était révélée… Il secoua son épaisse chevelure, comme un lion qui se débarrasse de sa crinière, écarta ses longs cheveux, et tira respectueusement du coffret un petit flacon de cristal miraculeusement sculpté et presque caché sous l’or et les pierreries qui l’ornaient…

Puis il approcha ce merveilleux bijou de sa lampe fumeuse et fétide, et, à sa lueur rougeâtre, contempla ce qu’il contenait.

C’était une liqueur épaisse, visqueuse, d’une teinte plus colorée, plus brillante que celle du café. Il paraît qu’elle était pour lui d’un bien haut prix, car ses yeux rayonnèrent d’une joie céleste quand il s’aperçut que le précieux flacon était encore aux trois quarts plein.

Il le baisa avec onction et amour, comme on baise la main d’une vierge, et le déposa, non sur la vilaine table ; oh non ! mais sur un petit coussinet de velours noir, tout brodé d’argent et de perles…

Il tira aussi du coffret une petite coupe d’or et un assez grand flacon de même métal.

Mais pendant toute cette cérémonie il y avait sur les traits de Brulart autant de recueillement et d’adoration que sur le visage d’un prêtre qui retire le calice du tabernacle…

Et, ouvrant délicatement la petite fiole, il versa goutte à goutte la séduisante liqueur qui tombait en perles brillantes comme des rubis. Il en compta vingt… puis il remplit la coupe d’une autre liqueur limpide et claire comme du cristal, qui prit alors une teinte rouge et dorée.

Et il porta la coupe à ses lèvres avides, but avec lenteur en fermant les yeux et appuyant sa large main sur sa poitrine ; après quoi il resserra coupe, flacon dans le petit coffre, et le petit coffre dans le grand bahut, avec la même mesure, le même soin, le même recueillement…

Et quand il se redressa, vous eussiez baissé les yeux devant ce regard inspiré… qui faisait presque pâlir la lumière de sa lampe ; il était beau, grandiose, admirable, ainsi ; ses guenilles, sa longue barbe, tout cela disparaissait devant l’incroyable conscience de bonheur qui éclatait sur son front tout à l’heure sombre et froncé… maintenant lisse et pur comme celui d’une jeune fille…

« Adieu, terre !… à moi le ciel… » dit-il en s’élançant sur son lit.

Dix minutes après il était profondément endormi.

Il venait de prendre la dose d’OPIUM qu’il buvait chaque soir.

Or, par une bizarrerie que l’effet et l’habitude constante de cet exhilarant peuvent facilement expliquer, il avait fini par prendre l’existence factice qu’il se procurait au moyen de l’opium, ses créations si poétiques, si merveilleuses, ses délirants prestiges, ses ravissantes visions, pour sa vie vraie, réelle, dont le souvenir vague et confus venait étinceler par moments à son esprit, dans le jour, parmi des scènes affreuses, comme la conscience d’une journée de bonheur vient quelquefois dilater notre cœur, même au milieu d’un songe horrible ; tandis qu’il considérait sa vie vraie, sa vie qu’il menait au milieu de ses brigands, du meurtre et du vol, à peu près comme un songe, un cauchemar pénible auquel il se laissait entraîner avec insouciance, et qu’il poussait machinalement à l’horrible, selon le besoin, le désir du moment, sans réflexion, sans remords, et même avec une secrète jouissance, comme ces gens qui se disent vaguement au milieu d’un rêve affreux : « Que m’importe… je me réveillerai toujours bien ! »

C’était, en un mot, la vie renversée, le fantastique mis à la place du positif ; un rêve à la place d’une réalité. C’est obscur, je le sais. Mais essayez de l’opium, madame, et vous me comprendrez… Croyez d’ailleurs un homme d’expérience.