CHAPITRE III.

Le Colon.


Sucre, café, coton, indigo, rhum, tafia. — Exportation : 000 000 000. — Frais bruts : 0 000 000 000. — Gain : 00 000.
B. Poivre. — Économie politique.

C’est qu’il y a certains personnages dont on s’est fait une habitude de rire, et qu’on ne plaint de rien.
Diderot. — Romans.


C’était un digne et honnête homme que ce bon M. Wil, un des plus riches colons de la Jamaïque ; il était riche, puisque ses plantations s’étendaient depuis la pointe de l’Acona jusqu’au Carbet ; il était bon, car ses voisins le taxaient de faiblesse envers ses noirs.

Le fait est que M. Wil recevait le Times ; aussi l’esprit négrophile de cette feuille avait-il développé en lui des sentiments de philanthropie qui seraient peut-être restés enfouis au fond de son cœur si leur germe n’avait été fécondé par la lecture de cette estimable feuille ; lecture que le colon comparait poétiquement à la bienfaisante rosée qui fait poindre et éclore les cannes à sucre, car le colon avait quelques lettres, et lisait bien autre chose que le code noir ou la mercuriale de la Jamaïque.

Or, un matin, environ deux mois après la visite de Brulart, M. Wil fut inspecter sa sucrerie de l’Anse aux Bananiers, dont les ateliers étaient presque tous montés avec les noirs de feu le capitaine Benoît. Grands et petits Namaquois y vivaient en bonne intelligence, la rigoise du commandeur ayant éteint toutes les haines, nivelé tous les caractères.

M. Wil partit donc un matin ; devant lui deux nègres armés de coutelas marchaient pieds nus ; ces fidèles serviteurs, couverts de simples caleçons de toile, devaient, en abattant des haziers épineux, frayer un chemin plus facile à la mule de leur maître, écarter les ronces qui l’auraient blessé, et surtout détruire les reptiles, si nombreux dans cette partie de la colonie, qui pouvaient piquer mortellement cette belle bête, que M. Wil n’eût pas donnée pour trois cents gourdes, tant elle avait de bonnes et franches allures.

On arriva. — Le commandeur de l’habitation fouettait un nègre, attaché à un poteau.

« Holà ! Tomy, — dit M. Wil, — qu’a fait cet esclave ?

— Maître, il arrive de la Geole, il s’était enfui marron[1]. Son droit est de cinquante coups de fouet ; mais, comme vous avez été assez bon pour réduire toutes les peines de moitié, ça ne nous fait que vingt-cinq, et je suis au douzième… — Continue…, » dit le Titus ; et il s’en fut aux acclamations de ses nègres, réellement fiers d’avoir un si doux maître.

Il entra dans le moulin à sucre : cette machine se compose de deux énormes cylindres de pierre, qui tournent sur leur axe, en laissant entre eux deux un étroit intervalle, dans lequel on introduit des bottes de cannes à sucre, que l’on avance à mesure que le mouvement de rotation les attire et les broie.

Comme le colon marchait sur des feuilles de palmier, dont on avait jonché le sol, il ne fut point entendu d’une jeune négresse qui présentait des cannes au moulin. Mais ce n’était pas le moulin que regardait la pauvre fille !

Ses yeux étaient tournés vers un jeune, beau grand nègre, aux yeux vifs, aux dents blanches, à la peau noire et luisante.

Or, Atar-Gull, car c’était lui, s’approchait quelquefois pour effleurer les lèvres vermeilles de la négresse ; mais elle baissait la tête, et la bouche de son amant ne rencontrait que ses cheveux longs et doux. Alors elle riait aux éclats, la pauvre fille… Et les deux cylindres attiraient toujours les bottes de cannes, et elle, suivant leur mouvement, approchait de la meule sans y penser, occupée qu’elle était des tendres propos de son amant…

Le père Wil voyait tout cela et se mourait d’envie de châtier un peu ces fainéants ; mais il contint sa colère.

« Narina, — disait Atar-Gull dans sa belle langue caffre, si suave, si expressive, — Narina, tu me refuses un baiser, et pourtant je t’ai fait de beaux colliers avec les graines rouges du caïtier ; pour toi, j’ai souvent surpris l’anoli aux écailles bleues et dorées, je t’ai donné un madras qui eût fait envie à la plus belle mulâtresse de la Basse-Terre ; vingt fois j’ai porté tes fardeaux ; ces cicatrices profondes prouvent que j’ai reçu pour toi la punition que tu méritais, quand tu laissas échapper le ramier favori du maître… et pour tout cela un baiser… un seul… »

Narina n’était pas ingrate, non ; aussi elle avançait en souriant ses lèvres de corail… lorsqu’elle poussa un cri horrible, un cri qui fit retourner le colon, car il cherchait déjà le commandeur pour livrer à son fouet la négresse indolente et rieuse.

Toute à son amour, avançant toujours machinalement sa main vers le moulin, la malheureuse ne s’était pas aperçue qu’il ne restait plus de cannes à moudre, et, au moment où Atar-Gull l’embrassait… elle engageait sa main entre les deux cylindres, qui, continuant leur mouvement d’attraction, l’eurent bientôt écrasée ; l’avant-bras suivait la main, lorsque le nègre sauta sur la hache de salut[2], et d’un coup sépara le bras de l’avant-bras, qui disparut broyé entre les deux meules. Le commandeur accourut aux cris du bonhomme Wil et à ceux des noirs. On transporta Narina à l’infirmerie, où elle fut parfaitement soignée.

Avec un maître moins humain que le colon, elle eût reçu une vigoureuse correction à sa convalescence, car enfin elle ne perdait à tout cela qu’un bras, le propriétaire y perdait au moins cent gourdes…

« Que décidez-vous de ce gaillard ? — demanda le commandeur, — il mérite quelque chose pour avoir retardé la fabrication et détérioré une de vos esclaves ? — Sa conduite ? — Pour ce qui est de cela, monsieur Wil, excellente ; travailleur comme un bison ; un peu taciturne, mais doux comme un agneau, pas plus de fiel qu’un pigeon… — Vraiment ! pardieu, alors je l’emmène avec moi… Justement cet animal de Cham, à qui j’ai donné la direction de mes chiens, se néglige de jour en jour… je te l’enverrai pour remplacer celui-ci à l’atelier… parle-t-il un peu anglais ? — Quelques mots de patois, mais il entend très-bien les signes. — Allons, c’est dit, je le prends… mais avant, pour ne pas encourager de telles dégradations, fais-lui administrer quelque chose… un rien… pour l’exemple, et fais vite… car ma femme et Jenny m’attendent pour déjeuner, et je veux rentrer avant la chaleur… — Alors, monsieur Wil, la douzaine… — Comment ! la douzaine ? — Oui, monsieur, — répondit le commandeur en agitant son fouet… — Ah !… je n’y étais, ma foi, pas du tout ; oui, oui, la douzaine… et envoie-le-moi tout de suite… »

Atar-Gull fut donc attaché et fouetté.

Son calme, son sourire doux ne l’abandonnèrent pas un instant ; pas une plainte, pas un gémissement, c’était plutôt avec une expression de joie et de contentement qu’il recevait les coups…

Et au fait, le pauvre garçon, tout le servait à souhait ; depuis une certaine aventure, il n’avait eu qu’un but, celui de se rapprocher de M. Wil, d’être autant que possible admis dans son intérieur ; car il vivait maintenant de deux haines bien distinctes : — Brulart et le colon.

Et encore la haine qu’il portait à Brulart était-elle pâle et froide auprès de celle qu’il avait vouée au bonhomme Wil.

Aussi sa conduite sage, laborieuse, réglée, soumise, portait déjà son fruit, car, avant la correction, et comme pour la lui faire endurer plus patiemment, le commandeur lui avait expliqué qu’il allait suivre le colon, et que c’était à sa bonne conduite qu’il devait cette faveur inespérée.

Comment, après cela, n’eût-il pas béni cent fois les coups ! n’eût-il pas baisé les lanières qui le déchiraient !

Quand on eut fini, Atar-Gull fit un paquet du peu qu’il possédait, et courut tenir l’étrier de M. Wil, qui, flatté de son activité et de son peu de rancune, lui tapa légèrement la joue d’un air riant et paternel. Atar-Gull partit sans même voir Narina ; il s’agissait bien d’amour vraiment… Qu’est-ce que l’amour, dites-moi, en présence d’une bonne haine africaine, profonde et vivace ?

Quand le colon arriva près du Carbet, le soleil était fort ardent ; aussi commençait-il à regretter son grand parasol, et à se tourmenter sur sa mule, lorsqu’une voix bien connue le fit tressaillir…

Il parcourait une longue avenue d’épais tamarins, entourés de lianes et de haziers, lorsque d’un des deux côtés accourut, toute gaie, toute palpitante, toute rose, une ravissante jeune fille… C’était Jenny…

Et puis, derrière elle, un beau jeune homme qui portait le parasol tant désiré… et donnait le bras à une femme à cheveux gris, un peu courbée… C’était Théodrick et madame Wil…

« Prends garde, prends garde, ma Jenny, — dit le colon, — tu vas faire écraser tes petits pieds par la biche. » (C’était le nom de sa mule.)

Et, au fait, la jeune folle se précipitait sur la main de son père, qu’elle baisait avec tendresse, sans craindre les atteintes de la biche ; et, comme son grand chapeau de paille tomba, ses jolis yeux disparurent presque sous ses beaux cheveux blonds tout bouclés…

« Pauvre père, — dit-elle en attachant sur le colon un regard tendre et inquiet, — comme il a chaud… et nous avions oublié ce parasol… c’est de la faute de Théodrick aussi… — Ah !… Jenny… tu vas gronder ton Théodrick… »

Madame Wil approcha…

« Eh bien ! mon ami, tu dois être fatigué… — Voulez-vous descendre de mule, monsieur Wil ? — demanda Théodrick avec intérêt. — Non, mes enfants, non, je me trouve très-bien… quelle est la fatigue qui ne s’oublierait pas avec une réception aussi cordiale… pourtant j’aime mieux finir la route à pied… avec vous… »

Et le colon descendit de sa monture, la flatta un peu de sa grosse main, et la remit à un des nègres qui l’avaient suivi…

« Quel est ce nouveau-venu ? — demanda madame Wil en montrant Atar-Gull. — Un diamant, un vrai diamant, à ce que m’a assuré Jacob… je vais lui donner la place de ce paresseux de Cham…[3] — Tu es bien sûr au moins de cet esclave, mon ami ?… — Tu sais que Jacob s’y connaît… Allons, allons, marchons vite, je me sens en appétit… — Vous aurez de quoi le satisfaire, monsieur, — dit d’un air sérieusement comique madame Wil, — je crois que Tony s’est surpassé… vous avez des langoustes au piment, un chou-palmiste au coulis, des… — Tais-toi, tais-toi, ne me dis pas ; madame Wil, tu m’ôtes la surprise… Mais vois donc Jenny et Théodrick ! chers enfants… ils sont bien faits l’un pour l’autre… qu’ils sont beaux ! regarde donc cette taille, hein… ma Jenny n’est-elle pas une des plus belles filles de la Jamaïque ?… — Dites donc notre Jenny, s’il vous plaît, monsieur Wil, » reprit madame Wil.

Le colon embrassa joyeusement sa femme pour toute réponse…

On arriva enfin dans une salle à manger fraîche et spacieuse, et toute cette bonne et honnête famille s’attabla gaiement autour d’un splendide déjeuner.

« Faites appeler Cham, » dit M. Wilquand il eut pris son thé.

Au bout d’un quart d’heure, Cham se présenta tout tremblant. Le colon, à demi couché sur son canapé, tenait un superbe fusil de chasse, dont il s’amusait à faire jouer les ressorts. « Cham, — dit le maître, — je m’aperçois de plus en plus de ta négligence ; d’abord, tu maigris, tandis qu’un bon esclave doit toujours être bien portant pour faire honneur à son maître, et représenter le plus d’argent qu’il peut ; — mes chiens de chasse dépérissaient aussi, je t’en ai ôté la surveillance ; je t’avais donné la direction de la purgerie, tu t’en acquittes fort mal. Or, tu ne mettras plus les pieds chez moi, dans la maîtresse case, tu partageras les travaux des autres esclaves ; c’est Atar-Gull, — dit-il en montrant le noir qui, déjà installé dans son poste, était assis aux pieds du colon, et le rafraîchissait avec un éventail, — c’est Atar-Gull qui te remplacera… »

Le pauvre Cham baissa tristement la tête en disant à voix basse :

« Pardon, maître, pardon, pardon, il y a seulement neuf jours que je néglige mes devoirs, jusque-là… — Jusque-là, c’est vrai, tu t’étais montré un digne serviteur, — dit le colon en jetant un morceau de sucre à Atar-Gull, qui le disputa à un superbe épagneul, — mais depuis il a fallu ma bonté pour ne pas te laisser mourir sous le fouet du commandeur, car, Dieu me damne ! si je sais à quoi attribuer ce changement dans ta conduite. »

Alors Cham, comme s’il fût sorti d’un combat qu’il se livrait intérieurement, articula avec peine et angoisse : « C’est que, depuis neuf jours, mon fils a disparu, et je ne puis penser qu’à cette perte cruelle : je l’aimais tant mon premier-né ! — Ton fils a disparu ! — s’écria l’honnête Wil en se levant sur son séant et ajustant Cham avec son fusil, qui, heureusement, n’était pas chargé (Cham valait au moins trois cents gourdes), — ton fils a disparu, misérable ! un négrillon Congo de la plus belle espèce ! Non content de laisser dépérir mes chiens, de maigrir toi-même, tu me perds ton fils ! Mais tu veux donc me ruiner, misérable ! songes-y bien !… si demain, à pareille heure, ton fils n’est pas retrouvé ; si dans quinze jours tu ne commences pas à avoir un embonpoint convenable, tu seras châtié d’importance. Va-t’en, que je ne te voie plus ; et toi, mon fidèle Atar-Gull, tiens, voici une montre que je destinais à cette brute ; que ce soit une récompense et un encouragement ; et toi, Cham… sors, ou, pardieu, tu connaîtras ce que pèse la crosse de mon fusil. »

Cham sortit en jetant un furieux regard sur son rival qui se livrait à une joie d’enfant en approchant la montre de son oreille pour écouter le bruit du mouvement.

Voici donc Atar-Gull en faveur chez le colon.

  1. On appelle nègres marrons ceux qui se sauvent des habitations pour se cacher dans les bois.
  2. Une hache attachée dans chaque moulin est destinée à remédier ainsi à ces accidents, qui arrivent fréquemment
  3. On ne doit pas s’étonner de voir des nègres porter des noms bizarres ou mythologiques. — Sitôt qu’une fournée de nègres arrive dans la colonie, on les baptise ; ainsi tous les noirs d’une habitation ont des noms tels que Job, Cham, Japhet, etc… etc. — Ceux d’une autre portent ceux d’Apollon, de Mars, de Vulcain, etc., etc. selon le caprice du maître.