Astronomie populaire (Arago)/XXVII/05

GIDE et J. BAUDRY (Tome 4p. 333-343).

CHAPITRE V

bandes de jupiter — son atmosphère


Outre les taches qui ont servi à déterminer la durée de la rotation de Jupiter, on remarque sur son disque des bandes obscures qui font le tour entier de la planète ; ces bandes sont parallèles entre elles et au plan de l’écliptique, ou, si l’on veut, perpendiculaires à son axe de rotation.

On peut voir facilement les bandes de Jupiter, même avec des instruments d’un pouvoir amplificatif très-borné ; aussi n’est-on pas médiocrement surpris en remarquant qu’il n’en est fait aucune mention dans les œuvres de Galilée. Les bandes n’auraient-elles pas existé du temps de cet immortel observateur ?

Riccioli rapporte que les premières observations des bandes de Jupiter ont été faites à Rome, par le père Zucchi, le 17 mai 1630. Il cite aussi les pères Zuppi et Bartoli, jésuites, et Fontana comme ayant aperçu les mêmes bandes en 1633.

Huygens rapporte dans son Systema saturnium, publié en 1659, qu’il a vu quelquefois les bandes de Jupiter plus lumineuses que le reste du disque ; maintenant elles sont notablement plus obscures, mais est-ce une raison pour nier l’observation de l’astronome hollandais ? Les bandes disparaissent quelquefois, comme nous le verrons tout à l’heure ; ne serait-il pas possible qu’au moment de leur reproduction, la matière qui en occupait la place fût dans un état particulier qui la rendît plus propre à réfléchir la lumière solaire que toutes les autres parties du disque ?

Les générations nouvelles qui semblent avoir eu lieu dans le ciel, et dont nous parlerons bientôt, celles en particulier qu’on a aperçues en 1850, à l’intérieur de l’anneau de Saturne, doivent nous rendre très-circonspects lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la réalité d’anciennes observations émanant de sources dignes de foi.

Jean-Dominique Cassini dit, dans un Mémoire publié à Paris, en 1691, que les deux bandes obscures et centrales de Jupiter avaient été aperçues déjà en 1630. Ces deux bandes sont remarquables par leur permanence sinon absolue, du moins relative. Cassini affirmait, en 1691, qu’il les voyait depuis quarante ans. J’ai dit permanence relative, car il paraîtrait que ces deux bandes centrales s’effacent quelquefois. Hévélius rapportait, en effet, dans sa Sélénographie, qu’en 1647 il ne voyait pas de bandes sur Jupiter, quoiqu’il y aperçût des nuages. William Herschel affirme aussi dans un Mémoire publié en 1793, qu’il vit une fois la planète sans aucune trace de bandes. En 1834 et 1835, la bande boréale n’existait pas ; elle s’était effacée sur tout le pourtour de la planète. En décembre 1835, Mædler vit la bande australe se diviser longitudinalement en deux.

Le 16 décembre 1690, Cassini apercevait, outre les deux bandes permanentes, deux bandes méridionales et deux autres septentrionales qui ne faisaient pas le tour entier de la planète, en sorte que Jupiter était sillonné par six bandes exactement parallèles entre elles.

Quelle qu’en puisse être la cause, il existe dans Jupiter sous toutes les latitudes des matières obscures ayant une tendance à se ranger en bandes parallèles aux bandes équatoriales.

Ces bandes accidentelles ne font pas ordinairement le tour entier de la planète ; elles sont interrompues de manière que le retour de leurs extrémités à une position déterminée sur le disque apparent peut aussi servir à fixer la durée de la rotation. Ces fractions de bandes n’ont qu’une courte durée, elles naissent et disparaissent dans un petit nombre de jours, et même parfois dans un petit nombre d’heures.

Nous venons de dire que les diverses bandes sont exactement parallèles entre elles ; des observations faites à Berlin, en 1834 et 1835, par Mædler et Beer, astronomes que nous avons si souvent cités, conduiraient à la conséquence que quelquefois elles présentent une légère inclinaison à l’équateur de la planète ; ils disent avoir trouvé que la ligne médiane de la bande centrale boréale formait avec l’équateur un angle de 49′.

Les opinions ont très-peu varié quant à la cause des bandes ; Huygens, dans son Systema saturnium, les attribuait à des nuages parallèles à l’équateur de Jupiter. On a vu que Huygens trouva de son temps ces bandes plus lumineuses que le reste du disque.

Cassini, ayant égard à la permanence de la bande méridionale qui, suivant lui, n’était pas conciliable avec un phénomène atmosphérique, crut d’abord que cette bande obscure provenait d’une moins forte réflexion de la lumière sur la matière spéciale qui lui correspondait, par exemple à la présence d’un large sillon équatorial liquide compris au nord et au midi entre deux régions solides et susceptibles de réfléchir beaucoup plus de lumière. Seulement, si des traînées d’un liquide analogue à l’eau sont la cause des bandes, il faut supposer, dit Cassini, que le globe de Jupiter est couvert de vallées parallèles à son équateur, semblables aux cannelures d’une boule grossièrement façonnée au tour.

Voici maintenant à peu près en quels termes Herschel formulait son opinion sur la cause de ces mêmes bandes de Jupiter, dans un Mémoire sur Vénus, publié en 1793 : « Je suppose que les bandes brillantes de Jupiter comprises entre les bandes obscures sont les zones où l’atmosphère de cette planète est le plus remplie de nuages. Les bandes obscures correspondent aux régions dans lesquelles l’atmosphère, complétement sereine, permet aux rayons solaires d’arriver jusqu’aux portions solides de la planète, où, suivant moi, la réflexion est moins forte que sur les nuages. »

Qu’on lise un Mémoire d’Herschel de 1781, et l’on trouvera que ce grand astronome, adoptant une opinion de Cassini, ou plutôt de Fontenelle, croyait à l’existence, dans les régions équatoriales de Jupiter, de vents analogues à nos alizés. Le principal effet de ces vents réguliers serait, suivant lui, de réunir les vapeurs de l’atmosphère équatoriale en bandes parallèles.

Pour que ces assimilations des phénomènes de Jupiter à ceux qu’on observe dans nos régions équinoxiales sortissent du domaine des simples conjectures, il faudrait avoir des appréciations exactes des intensités des bandes comparées à celles des autres parties du disque ; il faudrait aussi examiner par des mesures précises et non à l’aide de simples aperçus, ce qu’il y a de vrai dans cette assertion de Huygens que la distance des bandes n’est pas toujours la même, et dans cette assertion presque identique que j’extrais des Outlines of Astronomy de sir John Herschel : « Les bandes changent de couleur et de situation. »

Voici comment j’imagine qu’on pourrait résoudre la première de ces deux questions :

Supposons que la lumière de Jupiter soit polarisée, et, pour fixer les idées, j’admettrai que ce soit dans un plan vertical. Admettons subsidiairement que la section principale du prisme de la lunette de Rochon avec laquelle on veut étudier la planète, soit aussi verticale : dans cette position on ne verra qu’une image de Jupiter ; la seconde, celle qu’on appelle l’image extraordinaire, prendra naissance dès le moment que la section principale du prisme cessera d’être verticale. L’intensité de cette seconde image, formée toujours avec de la lumière empruntée à la première, ira en augmentant régulièrement par des degrés connus à mesure que le prisme s’éloignera de la position primitive. Ainsi, au point de départ, l’image ordinaire étant, pour fixer les idées, représentée par 20, l’image extraordinaire est nulle ou zéro. Ensuite l’image ordinaire devient 19 et l’image extraordinaire 1 ; à ces nombres succèdent, pour les deux images, les intensités respectives 18 et 2, 17 et 3, 16 et 4, et ainsi de suite. Supposons que l’image extraordinaire de la bande brillante se soit trouvée égale à l’image ordinaire de la bande obscure, lorsque la lumière s’est tellement répartie entre les deux images, qu’il reste 16 dans l’une et 4 dans l’autre. Les intensités primitives des lumières comparées seront entre elles dans le rapport de 16/20 à 4/20, ou, en nombres entiers, dans celui de 16 à 4.

Considérons maintenant une des bandes obscures permanentes entre lesquelles règne la bande brillante équatoriale ; il sera facile de déterminer à quel moment l’image extraordinaire de cette bande centrale a précisément la même intensité que l’image ordinaire restante de la bande obscure, et dès lors, de calculer l’intensité comparative de la bande brillante avec la bande obscure dans l’état ordinaire de la planète.

Si l’on trouvait malaisé de comparer des bandes situées sur deux images différentes, à raison de tout ce qui les entoure, on pourrait renfermer la bande obscure de l’image ordinaire entre deux fils ou plutôt entre deux plaques opaques fixes d’un micromètre commun et renfermer aussi l’image extraordinaire de la bande lumineuse entre les deux plaques mobiles du même micromètre : alors on n’aurait en vue que les objets à comparer et l’observation de leur égalité se ferait sans difficulté. Je n’ai pas fait cette observation à l’époque où je m’occupais des mesures de Jupiter, parce que je ne savais pas alors avec certitude dans quelle proportion se partageait la lumière polarisée entre les images ordinaire et extraordinaire d’un prisme doublement réfringent.

Quant à la seconde question indiquée plus haut, je vais tirer de mes registres un certain nombre d’observations qui pourront servir à la résoudre.

Mes premières observations destinées à déterminer la position des bandes obscures, relativement au bord du disque, remontent à 1810.

Le 29 octobre de cette année, je trouvai que le bord le plus méridional de la bande obscure méridionale réelle était éloigné du bord sud réel de la planète, en fonction du diamètre de Jupiter,

de 
 0,282
Le 7
novembre j’ai trouvé pour cette même distance une valeur de 
 0,272
Le 13
novembre 
 0,266
18
décembre 
 0,313
Le 21
décembre 
 0,304
1er
février 1811 
 0,303
28
septembre 
 0,285
5
mai 1812 
 0,311
17
mai 
 0,268
5
mai 1813 
 0,321
13
mai 
 0,328
31
mai 
 0,313
3
juin 
 0,311
7
juin 
 0,295
10
mai 1814 
 0,312
12
mai 
 0,332
18
mai 
 0,326
20
mai 
 0,312
9
juin 
 0,338
13
juin 
 0,320
14
juin 
 0,338
22
mars 1835 
 0,293
23
mars 
 0,315
25
mars 
 0,296
29
mars 
 0,295
5
février 1837 
 0,361

Distance moyenne du bord méridional de la bande méridionale au bord sud de Jupiter 
 0,308

Le 7 novembre 1810 j’ai trouvé que le bord le plus septentrional de la bande méridionale réelle était éloigné du bord nord de Jupiter en fonction du diamètre de la planète,

de 
 0,549
Le 21
décembre 1810 
 0,533
14
juin 1814 
 0,422
22
mars 1835 
 0,568
23
mars 
 0,568
25
mars 
 0,553
29
mars 
 0,572
5
février 1837 
 0,525

Distance moyenne du bord septentrional de la bande méridionale au bord nord de Jupiter 
 0,536
Distance moyenne du bord méridional de la bande méridionale au bord sud de la planète 
 0,308

Somme des distances des bords de la bande aux bords de la planète 
 0,844
Largeur de la bande méridionale 
 0,156

Le 29 octobre 1810 je trouvai que le bord réel le plus méridional de la bande septentrionale réelle était éloigné du bord méridional de Jupiter en fonction du diamètre de la planète,

de 
 0,471
Le 7
novembre 1810 
 0,483
21
décembre 
 0,478
14
septembre 1842 
 0,553
15
septembre 
 0,590
16
septembre 
 0,581

Distance moyenne du bord méridional de la bande septentrionale au bord sud de Jupiter 
 0,526

Le 7 novembre 1810 je trouvai que le bord le plus septentrional réel de la bande septentrionale réelle était éloigné du bord boréal réel de Jupiter en fonction du diamètre de la planète,

de 
 0,356
Le 18
décembre 1810 
 0,392
21
décembre 
 0,391
1er
février 1811 
 0,360
13
juin 1814 
 0,363
14
septembre 1842 
 0,312
15
septembre 
 0,312
16
septembre 
 0,333

Distance moyenne du bord septentrional de la bande septentrionale au bord nord de Jupiter 
 0,353
Distance moyenne du bord méridional de la bande septentrionale au bord sud de Jupiter 
 0,526

Somme des distances des bords de la bande aux bords de Jupiter 
 0,879
Largeur de la bande septentrionale 
 0,11

La figure 330 représente les deux bandes de Jupiter d’après les mesures que je viens de rapporter.

Fig. 330. — Bandes obscures principales de Jupiter, d’après les mesures de M. Arago.

On a remarqué que les bandes de Jupiter ne paraissent pas se prolonger jusqu’aux bords du disque ; voyons si nous ne pourrions pas concilier ce fait curieux avec l’explication que nous avons rapportée ci-dessus des bandes obscures et brillantes. Le fait deviendrait alors une preuve évidente de la vérité de l’explication.

Ces bandes lumineuses, avons-nous dit, sont produites par la réflexion de la lumière solaire sur des zones nuageuses ; les autres, les bandes sombres, sont le résultat de la réflexion plus faible de la même lumière sur la partie solide du globe. Il est évident que si l’on parvenait à diminuer artificiellement la première réflexion ou à augmenter la seconde de manière qu’elles fussent égales, les bandes disparaîtraient, puisqu’elles ne sont visibles que par l’effet de la différence d’éclat de leur lumière. Or, la diminution et l’augmentation de la réflexion des parties des bandes qui se correspondent près des bords de la planète a lieu naturellement ; en effet, un nuage doit paraître d’autant moins lumineux que le Soleil l’éclaire plus obliquement ; d’autre part, la portion d’atmosphère diaphane qui correspond à la bande obscure doit renvoyer à l’œil d’autant plus de lumière qu’elle a plus de profondeur.

Tout ce qu’on peut conclure de cette circonstance singulière que la bande centrale lumineuse de Jupiter et que les bandes obscures qui la bornent au nord et au midi ne se prolongent pas jusqu’aux bords de la planète, c’est que la diminution d’éclat provenant de l’inclinaison sous laquelle les nuages formant la bande centrale se présentent à nous, et l’augmentation d’intensité provenant d’une plus grande étendue d’atmosphère correspondante aux bandes obscures près du bord, se compensent à tel point que les bandes obscures et la bande centrale sont, près du bord, de la même intensité.