Astronomie populaire (Arago)/XII/03

GIDE et J. BAUDRY (Tome 2p. 6-9).

CHAPITRE III

explication de la voie lactée par les modernes


Dès qu’il eut dirigé vers le ciel une de ses premières lunettes, Galilée découvrit des multitudes de nouvelles étoiles. La sixième grandeur cessa d’être la dernière limite de la visibilité. Le baudrier et l’épée d’Orion, où les astronomes grecs et arabes n’étaient parvenus à compter que 8 de ces astres, en laissèrent voir plus de 80. Les Pléiades en offrirent 36 au lieu des 6 à 7 des anciens. La Voie lactée présenta des étoiles distinctes, là où l’on n’avait jamais aperçu auparavant que des lueurs confuses. Aussi Galilée ressuscita-t-il l’explication de Démocrite, mais en l’appuyant d’observations précises, en la faisant sortir, jusqu’à un certain point, du domaine des simples conjectures ; depuis lors cette explication a été presque généralement adoptée.

L’explication de Démocrite, de Manilius, laissait entièrement à l’écart des circonstances non moins dignes de l’attention des astronomes que pouvaient l’être l’éclat et la blancheur de la voie lactée : je veux parler de la forme du phénomène, de sa continuité, de la coïncidence presque parfaite de sa principale branche avec un des grands cercles de la sphère céleste. Une si singulière coïncidence, une si étonnante continuité, ne sauraient être l’effet du hasard ; ce sont là deux choses qui ne peuvent manquer d’avoir des causes physiques. Aussi fixèrent-elles l’attention de Kepler, ce génie immortel dont on trouve l’empreinte dans toutes les parties de l’astronomie. Dans son Epitome, publié de 1618 à 1620, on aperçoit cette proposition remarquable : « La place où est situé le Soleil est près de l’anneau stellaire, qui forme la Voie lactée. Cette position est indiquée par la circonstance que la Voie lactée présente à peu près l’aspect d’un grand cercle, et que l’intensité en est sensiblement la même dans toutes ses parties. »

Si l’on s’étonnait de me voir placer si haut la conception de Kepler, je dirais qu’à la même époque Gassendi s’expliquait en ces termes sur le phénomène de la voie lactée : « Que si quelqu’un désire de savoir pourquoi cet amas de petites étoiles est plutôt disposé en cercle qu’autrement…, qu’il consulte l’auteur des étoiles, cet être souverain qui les a faites et disposées comme il lui a plu et qui seul connaît son ouvrage. » (Abrégé de la philosophie de Gassendi, par Bernier, t. iv, 2e édition, p. 315.)

Les idées de Kepler furent longtemps après développées et étendues par trois penseurs, Wright de Durham, Kant de Kœnigsberg, et le géomètre Lambert de Mulhouse. Peu de mots suffiront pour montrer que ces trois noms ne méritent pas l’oubli dans lequel on a l’habitude de les laisser.

Le savant de Durham repoussait toute idée de dispersion fortuite et confuse des étoiles, comme inconciliable avec l’aspect de la Voie lactée ; cet aspect le conduisait, au contraire, « à admettre une disposition systématique autour d’un plan fondamental (ground plan).

Kant, qui connaissait par extraits les travaux de Wright[1], complète son idée. Il fait l’observation, que le plan près duquel les étoiles sont groupées, doit passer nécessairement par la Terre ou par le Soleil. « En admettant, ajoute-t-il, que ces astres soient plus rapprochés du plan en question que des autres régions de l’espace, notre œil, en plongeant dans la plaine étoilée, croira apercevoir sur le contour de la voûte apparente du firmament l’ensemble des étoiles voisines du plan ; elles y dessineront une zone qui se distinguera du reste du ciel par une plus grande intensité éclairante. Cette zone lumineuse s’étendra dans un grand cercle, puisque l’œil de l’observateur est supposé dans le plan même de la couche d’étoiles ; ces étoiles enfin, étant très-petites et très nombreuses, ne se distingueront pas les unes des autres ; elles donneront lieu à une lueur confuse, uniformément blanchâtre ; en d’autres termes, à une Voie lactée. »

Kant aperçut bien que, dans son hypothèse, les apparences du ciel étoilé devaient, jusqu’à un certain point, offrir quelque chose de graduel. Aussi ajouta-t-il : « les régions non comprises dans la trace blanchâtre de la Voie lactée sont d’autant plus riches en étoiles, qu’elles se rapprochent davantage du milieu même de la trace ; la plus grande partie des 2,000 étoiles que l’œil nu discerne dans le firmament est renfermée dans une zone peu large, dont la Voie Lactée occupe le milieu. »

Kant condensait ses idées dans le moindre nombre de mots possible, quand il appelait la Voie lactée le Monde des Mondes.

On trouve aussi une explication de la Voie lactée dans les Lettres cosmologiques publiées à Leipzig en 1761. Lambert arrive, par la contemplation du ciel, aux conclusions suivantes : « Le système des étoiles n’est point sphérique ; ces astres, au contraire, sont répartis à peu près uniformément entre deux plans prodigieusement étendus en tous sens, et comparativement très-rapprochés l’un de l’autre ; notre Soleil occupe une région peu éloignée du centre de l’immense couche d’étoiles. » C’est presque exactement l’ensemble des hypothèses adoptées par Kant dans son Histoire du Ciel, et primitivement indiquées par Kepler dans son Epitome. Comment est-il arrivé que six ans après la publication de cet ouvrage, Lambert n’ait fait aucune mention des vues qui y sont développées ? Comment, vingt-neuf ans plus tard, William Herschel, né en Allemagne, abordant les mêmes problèmes, ne trouva-t-il jamais sous sa plume ni le nom de Kepler ni celui du philosophe de Kœnigsberg ou du géomètre de Mulhouse ? Ce sont des questions que je ne saurais résoudre ?

  1. Il existe trois ouvrages de Wright ; après plusieurs recherches, j’étais enfin parvenu à me les procurer ; mais par suite d’une confusion, ils ont été se loger dans la Bibliothèque de Poulkova avant que j’eusse pu les lire et les analyser.