Associations (Péguy)

Associations
La Revue blancheTome XIX (p. 142-143).
ASSOCIATIONS

Pendant que la loi sur les associations, depuis si longtemps promise, est enfin sur le métier, M. Charles Dupuy, homme de gouvernement, essaie, par tous les moyens, et de préférence par les mauvais, de dissoudre les associations récemment constituées.

Ce fut un jeu, à la fois facile et très spirituel, de railler le nombre et la rapide poussée de ces récentes associations ; ce fut aussi un jeu que de les considérer comme étant pareilles et du même ordre. Elles étaient, sous ce nom commun de ligues, profondément différentes.

La Ligue des Patriotes avait une existence ancienne, réelle et, en un sens, naturelle, exprimant très bien cette idée de la revanche, qui est une variété de l’antique talion ; les ligueurs de cette ligue étaient, comme ils devaient, grandiloquents, barbares, bizarres, nationalistes ; ils étaient, comme ils devaient, inintelligents, bruyants, brutes dans les rues, plus bêtes que méchants, et pourtant très méchants ; ils exerçaient dans le civil des vices militaires qu’ils avaient déracinés à cet effet.

La Ligue antisémitique de France avait une existence un peu plus factice et beaucoup plus fausse ; réactionnaire au sens exact de ce mot, elle fondait sur une connaissance enfantine du moyen-âge et sur des ethnologies extraordinaires la justification pédante et gauche des instincts les plus vils, les plus lâches, les plus décadents : elle proposait aux Français, pour que la France leur fût rendue, de se mettre à plusieurs millions pour tenir au bagne un officier français innocent ; les ligueurs de cette ligue furent, comme ils devaient, louches et tartufes ; et ils employaient à leurs manifestations, comme ils devaient, les populations de métier louche.

Nos lecteurs savent comment naquit la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen ; dès le principe elle réunit des hommes, des citoyens venus de tous les partis honnêtes précédemment constitués ; et cependant cette ligue ne faisait aucune conciliation, aucune concentration, aucune compromission ; pourquoi les honnêtes gens de tous les partis honnêtes s’empressèrent-ils d’y entrer ? pourquoi certains hommes qui, jusqu’alors, avaient imparfaitement conformé leur conduite politique à la vénérable Déclaration des droits de l’homme et du citoyen s’empressèrent-ils, contre leurs intérêts les plus évidents, de travailler de toutes leurs forces à la constitution et au progrès de cette ligue ? À moins d’assigner mesquinement à cette conversion des raisons, des causes imbéciles, c’est-à-dire faibles, comme le fait M. Mirman, qui n’est pas un peu fou, à moins de se complaire à donner des phénomènes historiques les plus importants une justification inexacte, on est forcé de reconnaître, et on doit reconnaître que l’affaire Dreyfus a été une cause occasionnelle morale extraordinaire ; dans le privé nous lui devons la saine souffrance d’avoir été abandonnes par quelques-uns qui se disaient nos amis, nous lui devons la saine et jeune joie d’avoir découvert plusieurs amis nouveaux ; dans le public, elle a été malheureusement une exceptionnelle occasion de faillir proposée aux criminels, aux violents, aux simples lâches, mais elle a été aussi une exceptionnelle occasion de se retrouver offerte à des hommes de même famille intellectuelle et morale égarés par la vie confuse dans les différents partis anciens.

Ainsi la Ligue des droits de l’homme, comme on la nommait brièvement, avait une existence moralement naturelle et volontairement forte. La Ligue pour la patrie française n’avait aucune existence bien sérieuse, étant un jeu d’académiciens fourbus et vaniteux ; elle ne fut vraiment inquiétante qu’aussi longtemps que de sincères et honnêtes universitaires crurent sur parole les fondateurs de cette ligue. Et nous en étions inquiets pour ces universitaires eux-mêmes.

Le tribunal correctionnel, en infligeant le même traitement à la Ligue des droits de l’homme et à la Ligue de la patrie française, voulait, sans doute, lui aussi, les appareiller. On s’apercevrait vite, si, contre notre attente légitime, la Cour de Cassation ne faisait pas son office, combien cette assimilation est mal fondée : La Ligue de la patrie française, désagrégée de ses derniers éléments honnêtes par l’Appel à l’Union, continuerait à organiser des vanités ; et nous, au contraire, nous épuiserions l’action légale, et ensuite la plupart de nous, sans doute, épuiseraient l’action révolutionnaire ; et ce serait vraiment le commencement de l’affaire Dreyfus.

Charles Péguy