Ascension du volcan l’Orizaba


ASCENSION DU VOLCAN L’ORIZABA,

(MEXIQUE. — ÉTAT DE VERA-CRUZ)
PAR LE BARON DE MÜLLER.
1856

Le baron de Müller, après avoir exploré le Canada et les États-Unis, arriva, le 4 août 1856, à la Vera-Cruz. Ce fut là qu’il conçut le projet de faire l’ascension du volcan Orizaba, dont personne encore, disait-on, n’avait atteint le sommet.

Le 30 août, à dix heures du matin, il sortit de la petite ville d’Orizaba, en compagnie de M. A. Sonntag, d’un Suédois nommé Malmsjö, et d’un docteur berlinois. La petite troupe, munie du matériel nécessaire à son entreprise, se dirigea vers le volcan à travers d’étroites rivières rapides, des ravins et des barancas (ravins), qu’il est difficile de franchir même à l’aide des excellents chevaux mexicains. Les habitants cherchaient à persuader à M. Müller que le temps n’était pas favorable ; la neige fondait et les avalanches étaient nombreuses ; ils ne le découragèrent point.

Le premier jour, les voyageurs arrivèrent à l’hacienda de Toquila, près de San Juan Coscomatepes, où ils passèrent la nuit ; ils y complétèrent leurs provisions de bouche. Au village d’Alpatlahua, ils engagèrent quelques Indiens à leur servir de conducteurs, et continuèrent leur route au milieu d’une végétation luxuriante par des sentiers escarpés, des crêtes de montagnes aiguës et des torrents.

La plaine était déjà bien au-dessous de nous, dit le journal du baron de Müller ; à nos pieds brillaient les éclairs et roulait le tonnerre ; nous étions parvenus à une hauteur de deux mille six cent soixante mètres. La végétation avait changé d’aspect ; les plantes grimpantes avaient disparu, mais les orchidées couvraient encore les arbres. »

Par un oubli du porteur de bagages, qui s’était attardé avec les provisions, les voyageurs se virent contraints, à la tombée de la nuit, de redescendre de deux cent soixante mètres plus bas jusqu’à un rancho ou était leur bagage.

Ils y passèrent la nuit ; puis ils se remirent en marche le 1er septembre dès le matin, et arrivèrent bientôt à la région des sapins. Ils aperçurent sur la route un grand nombre de croix de bois, élevées à la mémoire des voyageurs qui avaient été victimes des malfaiteurs ou de la rigueur des éléments. Il est d’usage que les passants ornent ces croix de fleurs fraîches.

À neuf heures, la troupe arriva au rancho de Jucale, qui se compose de quelques huttes élevées de trois mille trois cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Entourés déjà des créations grandioses de la nature alpestre, les voyageurs trouvèrent le chemin de plus en plus difficile et souvent coupé d’horribles barancas.

« À dix heures et demie, écrit le baron de Müller, nous atteignîmes l’extrémité de la baranca de Trinchera et la source du Rio de la Solidad. Non loin de là était le rancho de Jamapa, but de notre excursion de ce jour : c’étaient quelques maisonnettes de bois, dont le propriétaire, un Mexicain déguenillé, nous reçut avec une politesse et une dignité exquises, en mettant tout à notre disposition, c’est-à-dire une hutte qui servait de grange, et qu’il annonçait hospitalièrement comme une auberge. Nous nous restaurâmes en cet endroit, nous bûmes du catalan (forte eau-de-vie espagnole), et nous dormîmes parfaitement. Le jour suivant, au départ, nous aperçûmes la tête colossale du volcan, brillant de l’éclat du soleil dans l’azur. Bientôt la végétation cessa entièrement ; des roches trachytiques de gneiss et d’amphibole, du sable volcanique et des cendres, voilà tout ce qui nous entourait. »

À onze heures, les voyageurs arrivèrent à la base du pic proprement dit.

« La vue à l’ouest était magnifique ; le Popocatepetl et la Malinche s’élevaient des hautes terres du Mexique, dont le bleu sombre était parsemé de lacs qui brillaient comme des pierres précieuses. À l’est, le paysage était enveloppé par le brouillard et les nuages. Un vent aigu augmenta le froid ; j’envoyai les Indiens dans une forêt qui se trouvait au-dessous de nous, à une heure de distance. Ils en rapportèrent du bois pour faire du feu et construire une hutte. Ils s’employèrent ensuite à cette construction avec ardeur. Un haut roc de granit formait la cloison ; un plus petit, placé à côté, formait l’angle ; l’autre angle était formé par un pieu, fixé à l’aide de pierres placées alentour, car le sol était trop fortement gelé pour qu’il fût possible de le creuser. La charpente fut assujettie par des cordes et l’intérieur couvert et tapissé avec des nattes de paille. »

Bien qu’un peu trop aérée, cette maison rustique protégea ses hôtes au moins contre l’excès du froid. Toutefois, l’air raréfié rendait leur respiration plus fréquente et plus haletante, et tous sentaient des douleurs de tête aiguës et souffraient de la fièvre. La hauteur à laquelle ils étaient parvenus dépassait déjà celle du Mont-Blanc. Le thermomètre marquait dix degrés au-dessous de zéro, ce qui contrastait singulièrement avec les vingt-neuf degrés au-dessus par lesquels les voyageurs avaient passé, peu auparavant, sur la terra caliente. Pendant la nuit, des bandes de loups, attirés par l’odeur, entourèrent la hutte. Le matin suivant, la troupe fit ses derniers préparatifs pour l’ascension du pic. Munis de provisions, d’instruments astronomiques et météorologiques, pourvus d’épaisses et vertes feuilles de fougères, armés de crochets à glace et de bâtons ferrés, les voyageurs commencèrent à sept heures, au mot de ralliement « salut ! » à gravir la hauteur d’un pas mesuré.

Ils durent d’abord s’avancer sur un terrain d’éboulement friable, couvert seulement par places d’un peu de neige, puis grimper sur de grosses pierres et des blocs de rochers, au milieu de profondes crevasses et de ravins.

Après une longue demi-heure, un des conducteurs leur déclara qu’il n’irait pas plus loin. Ils durent le laisser aller et porter eux-mêmes les instruments.

Après deux heures de l’ascension la plus pénible, ils étaient arrivés à trois cent soixante mètres plus haut et foulaient le champ de neige proprement dit. À ce point, le deuxième conducteur déclara à son tour qu’il n’était pas en état d’aller plus avant, et les membres de la petite troupe durent porter alternativement l’autre panier. La montée était tellement abrupte, qu’en vingt-cinq pas ils n’avançaient pas de plus de huit à dix pieds, et qu’au bout de cet espace il leur fallait prendre du repos. La lumière éclatante réfléchie sur la neige les éblouissait et troublait leur vue.

La neige était recouverte d’une couche de glace d’un demi-pouce d’épaisseur, qui très-souvent se rompait.

« Nous étions déjà assez près du cratère, dit le baron de Müller, lorsque, derrière moi, j’entendis Malmsjö appeler. Je regarde et je le vois enfoncé dans la neige jusqu’aux bras ; au même moment, une de mes jambes entre dans la neige à travers la couche de glace. Lorsque j’approchai de Malmsjö, il me montra le trou dans lequel il était enfoncé. Jamais je n’oublierai l’impression que cette vue fit sur moi. Je sentis une sueur froide ruisseler sur mon corps. Nous nous trouvions au-dessus d’un abîme dont nous séparait seulement une mince couche de glace. En vain mes regards cherchaient à découvrir le sol ; des colonnes de glace et des cristaux remplissaient la profondeur ; l’abîme, loin d’être obscur, paraissait magnifiquement éclairé par une source de lumière souterraine ; c’étaient sans doute les rayons solaires qui tombaient sur la couche de neige. La frayeur nous paralysait. Après nous être soulevés avec prudence, nous étendîmes à tout risque nos bras sur la neige, puis nous nous laissâmes peu à peu glisser. Étant descendus ainsi à une centaine de pas, nous arrivâmes à un espace qui paraissait être ferme. Là, nous tînmes conseil : il fallait décider de quel côté il était préférable de tourner l’abîme pour atteindre le cratère.

« Mais tout à coup un vent rapide éleva d’épais nuages autour de nous : ils nous enveloppaient de telle sorte qu’à trois pas l’un de l’autre nous pouvions à peine nous voir. Il était impossible de s’arrêter pour attendre la fin de cette tempête de neige. D’ailleurs, en fuyant l’abîme, nous avions laissé tomber le panier aux provisions. »

Privés de conducteurs et de vivres, les voyageurs durent rétrograder. À quatre heures du soir, ils arrivèrent à la hutte ou ils avaient passé la nuit précédente. Cette seconde nuit fut plus pénible encore. Par suite de l’afflux du sang à la tête, le blanc de leurs yeux était devenu rouge ; au milieu de l’obscurité, une inflammation accompagnée des douleurs les plus aiguës se déclara chez Sonntag et Malmsjö, et à la naissance du jour on vit avec effroi qu’ils étaient privés de la vue. Leurs paupières étaient collées par une sorte d’humeur terreuse, et même après qu’elle eut disparu, ils pouvaient à peine entrevoir la lumière du jour. Pour comble de malheur, les vivres étaient épuisés, et un Indien apporta la nouvelle qu’au-dessous d’eux, dans la zone des bois, une bande nombreuse de voleurs était en embuscade.

Le baron de Müller résolut de tenter le passage par l’ouest, vers San Andres Chalchicomula. Comme l’Orizaba se rapproche de ce côté des hautes terres du Mexique, les voyageurs avaient deux mille mètres de moins à monter pour atteindre le plateau.

On marcha longtemps, en conduisant les aveugles, sur des terrains d’éboulement et sur des pierres, puis à travers d’épaisses cendres volcaniques ; enfin après une heure et demie on rencontra d’abord la première végétation et ensuite une belle forêt de pins.

« Plus nous descendions, plus la masse des pins devenait épaisse ; un grand nombre de perroquets, qui se nourrissent de la graine des pins, interrompaient seuls par leurs cris retentissants le silence solennel de la forêt. De temps en temps, une clairière se présentait à nous et nous laissait voir de verts pâturages, que bornaient les montagnes bleues du plateau mexicain. Une croix plantée sur une hutte de terre encore fraîche nous apprit qu’une bande de vingt à trente individus avait récemment péri en cet endroit. C’était un triste débris du dernier pronunciamiento. À la suite de chaque guerre civile au Mexique, quelques bandes de partisans continuent à errer sur les chemins, se livrant au vol sous le couvert de la politique. »

Après avoir traversé une plaine cultivée, animée çà et là par des ranchos, les voyageurs atteignirent dans l’après-midi la petite ville de San Andres Chalchicomula. Des lotions faites, près d’un aqueduc, aux yeux des deux malades avaient un peu adouci leurs souffrances, en sorte qu’ils commençaient à voir faiblement.

Les informations prises aussitôt après leur arrivée dans la petite ville s’accordèrent sur ce point que l’ascension du volcan était beaucoup plus facile du côté du sud. Le baron de Müller voulut faire sans retard une nouvelle tentative.

Vue de l’Orizaba (État de Vera-Cruz). — Dessin de Français d’après l’Illustrite Zeitung.

Malgré quelques jours de repos, MM. Malmsjö et Sonntag se trouvèrent encore trop souffrants pour se remettre en route. Deux autres personnes, M. Campbell, un Nord-Américain, inspecteur des lignes télégraphiques du Mexique, et M. de La Huerta de Puebla, s’offrirent à les remplacer.

« Le Citlaltepetl, la Montagne de l’Étoile[1], était couvert d’épais nuages, lorsque, le 8 septembre 1856, je pris congé de mes amis et quittai San Andres Chalchicomula au milieu des souhaits de bonheur des habitants.

« Deux Indiens courageux et expérimentés, que le préfet avait mis à ma disposition, furent envoyés en avant afin de préparer, dans une grotte au bas de la limite des neiges, du côté méridional de la montagne, une provision d’eau et de bois, car nous devions passer en cet endroit la première nuit. Ma caravane se composait de M. Campbell, de M. de La Huerta et de deux serviteurs, tous quatre à cheval, puis d’un mulet chargé des vivres et des provisions.

« En montant avec ardeur, nous arrivâmes sur un plateau, parsemé d’un grand nombre de collines volcaniques peu élevées, à travers de très-belles forêts de pins et de sapins, et nous passâmes souvent au milieu des rochers par les sentiers les plus impraticables et les plus dangereux. Le baron de Müller parle en ces termes du danger des chemins et de l’excellence des chevaux mexicains :

« À cinq heures, comme nous chevauchions le long d’une baranca, qui n’était pas profonde de plus de trente-trois mètres, mais très-escarpée, Huerta tomba avec son cheval. Il se trouvait près de moi sur un rocher poli large de quelques pieds, et je m’attendais à le voir précipité dans la baranca ; mais les chevaux mexicains ont une adresse extraordinaire : celui-ci se releva avec une promptitude et une adresse merveilleuses. Sans excepter les chevaux arabes, je ne connais pas de meilleurs chevaux de voyage que ceux du Mexique. En outre, ils sont bien faits, de formes élégantes, intelligents et extrêmement fidèles et soumis. »

Longtemps après la tombée de la nuit, les voyageurs arrivèrent à l’entrée de la grotte. C’était une de ces magnifiques nuits, éclairée par la lune des tropiques.

« Notre petite société offrait, en ce moment, un tableau pittoresque qui me ravissait. Bien que, dans mes nombreux voyages, j’eusse désappris à rechercher les scènes romantiques, le spectacle de cette soirée était bien propre à éveiller les rêves de la fantaisie la plus capricieuse. À l’entrée de la grotte flambait un feu clair qui en éclairait l’intérieur, et les formes bizarres de la pierre projetaient dans la profondeur des ombres noires vacillantes. Des gouttes d’eau se détachaient, comme des diamants, des parois, et tombaient à terre. Les Indiens et nos domestiques, avec leurs costumes mexicains, étaient occupés autour des chevaux, encore sellés. Et nous, avec nos habits de voyage, chargés d’armes brillantes, nous ressemblions plutôt à des voleurs fourvoyés qu’à de paisibles voyageurs.

« En dehors de la grotte, le spectacle de la nature avait une majesté qui produisait sur nos âmes une impression profonde. La lune brillait doucement au sud-est et sa lumière perçait à travers les noirs sapins ; à l’ouest, le volcan gigantesque, presque voilé par le brouillard, réfléchissait les rayons de la lune, et cette lueur mystérieuse le faisait paraître plus majestueux encore. »

Dès le matin du jour suivant, on commença les préparatifs de l’ascension ; on atteignit, après une heure, la zone de la dernière végétation, puis le séjour des neiges. Les chevaux, épuisés, furent renvoyés à la grotte.

« L’air était déjà si raréfié, dit le baron Müller, que nos pauvres chevaux pouvaient à peine aspirer une quantité d’oxygène suffisante, et leur respiration était aussi haletante et profonde que s’ils avaient couru pendant plusieurs heures. Les hommes subissent également cette influence ; les oiseaux seuls ne paraissent pas souffrir de la raréfaction de l’air ; car, ici même, à une hauteur de cinq mille cinq cents mètres, j’ai vu deux faucons se jouer dans les airs à sept cents mètres au-dessus de moi. »

Les voyageurs arrivèrent avec beaucoup de peine sur les champs de neige, coupés par des rochers dont il leur fallait s’aider en rampant.

À midi, ils rencontrèrent une petite plate-forme couverte de neige. Ce point, qui présentait une surface unie de quelques pieds carrés, étant le dernier où il leur fût possible de se reposer avant d’atteindre le volcan, ils y restèrent quelques minutes pour prendre un peu de nourriture.

« Au-dessous de nous, dans la direction du sud-ouest, s’ouvrait un cratère enflammé que cernaient des rocs dentelés et perpendiculaires. J’évaluai à quatre mille trois cents mètres la hauteur de son pic le plus élevé, nommé Cerro del Mono. Du côté de la Valle de Lopos, où nous avions passé la nuit, apparaissait la Sierra Negra, qui n’était pas couverte de neige, bien que sa hauteur doive dépasser quatre mille huit cents mètres. Après un quart d’heure, nous recommençâmes à monter. L’épaisseur de la neige nous opposait des obstacles extraordinaires. À chaque pas, nous enfoncions jusqu’au genou ; comme la pente dépassait le plus ordinairement quarante-cinq degrés, nous étions réduits à ramper sur nos pieds et sur nos mains. La principale difficulté était de respirer, et nous ne pouvions faire plus de vingt à vingt-cinq pas sans nous reposer. En dépit d’un voile et de lunettes foncées, cette fois les yeux me faisaient mal ; mais ces douleurs disparaissaient devant celles qui commencèrent à me torturer vers deux heures. Je sentis d’abord, dans la poitrine, comme la brûlure d’un fer rouge ; quelques minutes après, j’éprouvai, à chaque respiration, dans les poumons, des douleurs aiguës, qui, à la vérité, s’interrompaient de nouveau, mais qui revenaient toutes les dix minutes, et me laissaient quelques instants sans connaissance. Mes deux compagnons et les Indiens étaient effrayés de ces premiers accidents et voulaient retourner en arrière, ce à quoi naturellement je ne consentis pas. »

Jusqu’alors le soleil avait du moins réchauffé les voyageurs, mais bientôt le ciel s’obscurcit et ils éprouvèrent un froid aigu. Souvent ils avaient devant eux un mur de neige perpendiculaire qu’il fallait tourner avec beaucoup de peine. Un orage violent éclata bien au-dessous d’eux : le tonnerre ne leur faisait l’effet que d’un petillement. Ils ressentaient une grande fatigue et un grand abattement ; le jour était déjà avancé, le sommet de la montagne encore bien éloigné, et décidément les Indiens ne voulaient pas aller plus loin. Les compagnons mêmes du baron de Müller perdaient courage. La ferme déclaration de ce dernier, qu’il continuerait seul l’ascension, put seule les déterminer à continuer leur marche. Pour se soulager, les voyageurs se servirent d’une corde de dix-huit à vingt mètres de long. Un des Indiens grimpait en avant, enfonçait son bâton dans la glace, et y attachait la corde ; puis les voyageurs saisissaient les nœuds l’un après l’autre. Le baron de Müller fut pris de violentes douleurs de poitrine, qui, de temps en temps, aboutissaient à des vomissements de sang et à de courts évanouissements. Une nouvelle épreuve était réservée aux voyageurs : une neige, fine et durcie par la gelée, vint à tomber : elle pénétrait jusqu’à leur peau et leur devint très-importune.

Après des efforts inouïs, presque entièrement épuisé, mais animé de la plus ferme résolution, le baron de Müller arriva sur le bord du cratère à cinq heures quarante-cinq minutes de l’après-midi.

Sommet et cratère de l’Orizaba. — Dessin de Français d’après l’Illustrite Zeitung.

« J’avais atteint mon but, dit M. de Müller, et la joie fit évanouir toutes mes douleurs ; mais ce ne fut que pour un instant, car je tombai aussitôt à terre et un flot de sang sortit avec violence de ma bouche.

« Lorsque je revins à moi, j’étais encore près du cratère : alors je recueillis toutes mes forces pour regarder et observer autant qu’il m’était possible. Je déterminai la forme du cratère ; mais, à raison de ma faiblesse et de la tempête de neige, il me fut impossible de mesurer à l’aide du sextant l’angle horizontal, et par là de calculer la circonférence précise. Il ne fallut pas songer non plus à prendre un levé topographique des terrains situés au-dessous : on n’en pouvait rien voir.

« Le cratère a une forme elliptique irrégulière ; son grand axe est de l’ouest-nord-ouest à l’est-sud-est, mais il se courbe un peu plus vers le sud ; sa longueur comprend environ deux mille cinq cents mètres. Deux axes plus petits, du nord au sud, à peu près, sont très-différents de longueur : le plus grand, à l’est, a environ cinq cents mètres ; le plus petit, à l’ouest, environ cent cinquante mètres. J’évalue à environ six mille mètres la circonférence entière du volcan.

« L’étendue de cette circonférence est incompréhensible pour celui qui considère la montagne en dessous du nord, de l’ouest et du sud-ouest ; car le sommet paraît beaucoup trop petit pour contenir un tel cratère ; mais en dessus on voit que la bouche du cratère a une pente considérable dans la direction du sud-est, et cela explique complétement l’apparence. Ce que de la mer, de Vera-Cruz, de Cordova et d’Orizaba, on prend pour un mur perpendiculaire situé en dehors du cratère, n’est autre chose que la paroi intérieure du cratère lui-même. Ma plume ne peut décrire l’aspect du cratère ni l’impression qu’il produisit sur moi. C’est la porte du monde infernal que gardent la nuit et l’épouvante. Quelle terrible puissance il a fallu pour soulever et faire éclater ces masses énormes, les fondre et les entasser comme des tours, jusqu’au moment où elles se sont refroidies et ont atteint leurs formes actuelles !

« Une couche jaunâtre de soufre recouvre en plusieurs places les parois internes, et sur le fond s’élèvent différents petits cônes volcaniques. Le sol du cratère, aussi loin que je pouvais voir, était couvert de neige et nullement chaud par conséquent. Les Indiens m’assurèrent que, sur différents points, un air chaud sort des fentes de la roche. Bien que je ne l’aie pas vérifié, ce fait me paraît tout à fait admissible, car j’ai souvent observé pareil phénomène sur le Popocatepetl.

« Mon plan primitif de passer la nuit sur le cratère était, par des causes majeures, devenu impraticable. Le crépuscule qui, sous cette latitude, est, comme on sait, très-court, avait déjà commencé ; nous dûmes nous disposer au retour. Les deux Indiens roulèrent ensemble les petates ou nattes de paille qu’ils avaient apportées, et les courbèrent par devant, de manière à former une espèce de traîneau ; nous nous assîmes dessus, et, étendant nos jambes, nous nous laissâmes glisser sur ce véhicule. La rapidité avec laquelle nous étions précipités augmentait d’une manière si rapide, que notre descente ressemblait plus à une chute au milieu de l’air qu’à tout autre moyen de locomotion ; en quelques minutes nous franchîmes un espace que nous avions mis cinq heures à gravir. »

Descendus à la zone des neiges, après avoir fait cette partie de schlitte, au milieu de plusieurs incidents, les voyageurs durent faire à pied le reste de la route.

À huit heures et demie, ils aperçurent le feu de garde près de la grotte dans la Valle de Lopos, et ils y arrivèrent une heure après.

« La scène s’était singulièrement modifiée depuis le soir précédent. La neige était répandue par tout, et le sol de notre grotte, où une grande quantité d’eau avait filtré, s’était changé en boue. Nos vêtements étaient percés d’outre en outre, mais nos yeux enflammés ne nous permettaient pas d’approcher du feu. Nous asseoir et nous reposer, après un travail énergique de quatorze heures, était notre premier besoin. Nous nous dépouillâmes donc de la plupart de nos vêtements, et les Indiens les firent sécher au feu, tandis que nous nous blottissions presque nus dans les coins les moins humides de la grotte. En même temps, on fit bouillir de l’eau pour nous préparer un thé très-fort avec du vin. Une heure après, nous avions bu le thé chaud, nos vêtements étaient passablement séchés, et nous trouvant heureux relativement au passé, nous dormîmes mieux que des princes dans des draps de batiste.

« Le matin suivant, notre réveil fut réjoui par un joyeux soleil. La neige de la soirée précédente était en très-grande partie fondue. Restaurés par le repos de la nuit et par un bon chocolat, nous reprîmes la route que nous avions suivie en venant.

« Vers deux heures, comme nous approchions de San Andres Chalchicomula, je fus surpris de voir presque toute la population de la ville, musique et bannière en tête, venir à ma rencontre pour me féliciter. Un de nos Indiens, parti à pied de la Valle de Lopos, avait pris les devants par un chemin plus court et répandu la nouvelle de mon heureuse ascension.

« Après s’être un peu reposés, M. Campbell et M. de La Huerta se rendirent chez le préfet et lui firent la déclaration de notre ascension complète.

« L’Orizaba, d’après mes calculs, atteint cinq mille cinq cent vingt-sept mètres de hauteur, et je crois pouvoir affirmer que personne avant nous n’avait en la curiosité d’en explorer la cime. »

Extrait de la relation de M. le baron de Müller.


  1. Nom indien de l’Orizaba.