Ascension au mont Popocatepetl

Porte San Antonio à Mexico. — Dessin de Sabatier d’après M. Laveirière.


ASCENSION AU MONT POPOCATEPETL


(MEXIQUE)


PAR M. JULES LAVEIRIÈRE.


1857. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[1].




Départ de Mexico. — Le plateau de Tenochtitlan.

Notre petite troupe quitta Mexico, le 17 janvier 1857, à neuf heures et demie du matin, par une journée resplendissante. Malgré la sécheresse continue des mois précédents, la grande chaussée, qui mène de Mexico au Peñon Viejo en ligne directe, était submergée par le lac de Tezcuco. Cette circonstance nous obligea à faire un détour assez considérable.

En sortant par la barrière de San Antonio, on voyait se profiler sur l’horizon les deux hautes montagnes que nous devions explorer. Comparées à celles qui les entourent et qui ont l’air de taupinières coiffées de leur brillant casque blanc, elles semblaient nous défier d’avance. L’imagination, frappée des impressions qu’avaient éprouvées nos prédécesseurs, s’exagérait les difficultés à vaincre, et les doutes de toute sorte me préoccupaient pendant que nos chevaux trottaient avec ardeur.

Mais ces réflexions se dissipèrent à mesure que nous avancions. Nous avions laissé à notre droite l’église de Churubusco, lieu célèbre dans les annales guerrières du Mexique, traversé Mexicultsingo, animé par les barques indiennes qui vont et viennent sur le canal de Chalco, et dépassé Ixtapalapan, autrefois cité puissante et populeuse, aujourd’hui bourg ruiné. Près de cet endroit, s’élève une colline aride, où s’accomplissait, du temps des Aztèques, une cérémonie singulière. Tezozomoe raconte que le mont Iahualhincan avait un temple où les achcacautzins (chefs de quartier de Mexico) venaient déposer une offrande dont les rites des autres peuples ne présentent aucun exemple, que je sache. Cette offrande consistait en petits papiers, nommés cuauhamatl, dans lesquels on enfermait la crasse recueillie au moyen d’un soigneux grattage sur la figure des veuves inconsolables, qui, en signe de deuil, devaient rester quatre-vingts jours sans se laver.

Mais ce qui faisait, avant l’arrivée des Espagnols, l’orgueil d’Ixtapalapan, cité de quinze mille maisons suivant Cortez, c’étaient ses jardins, célèbres dans toute la terre des Aztèques. Traversés par un canal navigable communiquant avec le lac de Tezcuco, ils étaient divisés en compartiments garnis d’élégants treillages sur lesquels s’étalaient des plantes grimpantes, des arbrisseaux aromatiques aux fleurs éclatantes et embaumées, aux fruits délicieux. Les bords du bassin étaient ornés de curieuses sculptures, et de larges degrés conduisaient jusqu’au niveau de l’eau qui, s’épenchant en chenaux d’arrosage ou en fontaines murmurantes, entretenait une fraîcheur perpétuelle dans l’atmosphère de ces lieux. À cette époque, quels étaient en Europe les établissements consacrés à l’horticulture ?… Hélas ! une génération avait à peine succédé à celle de Cortez, que ces lieux si beaux naguère étaient méconnaissables. Ixtapalapan, ses édifices, ses jardins étaient abandonnés ; les eaux, en se retirant du plateau, déboisé par les conquistadores, n’ont laissé à leur place que des efflorescences salines ; d’immondes reptiles et des oiseaux de proie ont établi leurs repaires au milieu des ruines qui furent les palais des rois.

Vallée de Mexico, canal de Chalco. — Dessin de Sabatier d’après M. Laveirière.

C’est là que la misérable population du bourg vient chercher du travail. Des hommes, des femmes, des enfants s’en vont chaque jour ramasser le tequesquite (carbonnade de soude) qu’ils vont porter à Mexico, où l’on en consomme énormément. Le commerce du tequesquite donne lieu à une industrie dont j’aurai l’occasion de reparler, et qui est remarquable à force d’être ingénieuse et simple.

Notre petite caravane traversa cette plaine en plein midi : hommes et bêtes étaient excédés de chaleur ; des nuages de poussière âcre et le rayonnement des cristaux de sel fatiguaient les yeux et les poumons. On atteignit enfin le groupe de montagnes qui s’étend, comme un îlot, depuis San Nicolas jusqu’en face de Santa Marta. Chaque montagne porte le nom d’un saint ou d’une sainte : Santa Cruz, Santa Maria, Santa Marta, San Yago, etc. Leurs lignes sombres se découpant nettement sur le bleu du ciel, et la nudité de leurs flancs qu’aucun ombrage ni la moindre source ne viennent rafraîchir, attestent leur origine volcanique.

En longeant le versant ouest de ces montagnes, nous eûmes l’occasion de revoir, à cinq cents mètres environ de notre route, une agglomération de rochers déchiquetés que nous avions pris auparavant pour les ruines d’un vieux castel. Laissant nos gens suivre la grande route, M. Sountag et moi nous allâmes reconnaître cette curiosité un peu fantastique. Trois énormes blocs de basalte brun rougeâtre, fichés, comme des pieux, sur une légère élévation, furent tout ce que nous trouvâmes. L’un d’eux, fendu de haut en bas, comme s’il avait reçu un coup de hache de la main d’un géant, semblait avoir été particulièrement maltraité par la foudre. Tout autour, le sol était couvert d’éclats de pierres de la même origine que les rochers, et provenant sans doute de la désagrégation de ces derniers. Comment expliquer, à un kilomètre de la partie la plus rapprochée de la montagne, la présence isolée de ces énormes masses dont les unes sont perpendiculaires, les autres légèrement inclinées ? Les zones de nuances diverses qui constituent leur épaisseur sont parallèles entre elles, mais sont perpendiculaires par rapport au sol. Tout en indiquant que des fusions volcaniques successives les ont créées à leur berceau, elles montrent qu’elles en ont été arrachées violemment par une force inconnue, pour venir s’implanter en terre dans une position diamétralement contraire. Peut-être le peu de distance de quelque vieux cratère pourrait expliquer la force violente d’expulsion. Arrachés ou emportés par elle, ces longs blocs seront venus tomber à la surface du grand lac qui couvrait jadis le bassin de Tenochtitlan, et ils auront traversé les eaux comme une flèche pour aller s’envaser dans le sol mou et limoneux qui leur servait de lit.

M. Sountag prit quelques angles au compas et alla rejoindre le gros de la troupe, qui avait pris les devants. Pour moi, je voulus voir d’un peu plus près les montagnes de Santa Maria et Santa Marta, non loin desquelles nous avions passé si souvent, et dont le pied me paraissait cultivé. Je partis seul, et bientôt je me trouvai engagé sur une pente pierreuse, coupée en tous sens par des murs de soutènement en pierre sèche. Ces murs, de peu d’élévation, et l’inclinaison encore légère du sol, n’attirèrent pas beaucoup mon attention d’abord. La terre, en cet endroit, est divisée en champs de grandeur moyenne, que l’on peut encore gratter avec l’araire du pays. Des chaumes d’orge m’indiquèrent la seule culture que les habitants y pratiquassent. Mais à mesure que j’avançais, la pente devenait plus roide, le terrain plus pierreux et les murs plus difficiles à escalader. Au lieu d’orge, il y avait là de nombreux pieds de magueys qui, par la vigueur et la couleur foncée de leurs feuilles charnues, attestaient à quel point les circonstances naturelles du lieu favorisaient leur végétation. L’absence d’eau potable, depuis Ixtapalapan jusqu’à Chalco, rend ici le pulque doublement précieux et d’une vente facile. Sa production est devenue pour les villages qui sont parsemés sur la lisière de ces montagnes, une source de bien-être qui s’accroît par l’industrie qu’ils déploient dans l’entretien de leurs magueyales.

Aloès maguey. — Dessin de Rouyer.

Cependant, la marche était de plus en plus difficile à travers cette forêt de lames aiguës comme des poignards ; les murs qui me barraient le chemin devenaient de plus en plus nombreux, et mon courageux petit cheval, impatienté par des obstacles toujours renaissants, ne pouvant plus, à cause de la pente, prendre l’élan nécessaire pour enjamber ces amas de pierres, je fus obligé de mettre pied à terre. Nous errâmes ainsi, l’un et l’autre, pendant une heure, montant toujours, rôtis par le soleil dont les rayons, réfractés par une terre rousse et empierrée, avaient une force double. À la fin, une éclaircie se montra et me guida vers une rampe qui conduisait sur le dos de la montagne, formant un plateau irrégulier. Du haut du plateau, j’aperçus le cratère d’Ayotla, qui me servit de mire et vers lequel je me dirigeai aussitôt.

Sur ce plateau onduleux, la nature avait pris un aspect bien différent. À droite, la vue se perdait dans des vallons formés par les flancs de la montagne. Des plantes odoriférantes et des pâturages fortement aromatiques en tapissaient la surface. À gauche, le grand lac de Texcoco ; derrière moi, les murs blancs et les rochers de Mexico : en face, le cône elliptique d’Ayotla. L’air tiède était imprégné de senteurs, et la lumière, rendue diffuse par les vapeurs et par l’ombre qui jaillit des vallons étroits et profonds, communiquait au paysage une douceur inaccoutumée.

Mais le soleil commençait à baisser. Les détours qu’il me fallait faire afin de remonter un torrent ou traverser un pli de terrain allongeaient considérablement la route. Le petit vallon d’Ayotla, que je croyais toucher, semblait s’éloigner à mesure que j’avançais. Craignant de m’égarer en m’engageant trop avant dans un labyrinthe de défilés, j’obliquai brusquement à gauche, et je rejoignis la route à l’endroit où elle touche le pied du volcan. Une demi-heure après, je trouvais mes compagnons arrêtés à San Isidro, un peu avant Ayotla, où nous arrivions à la tombée de la nuit. Mon intention était d’y coucher, car nos mules de charge étaient fatiguées. Malheureusement Ayotla donnait ce jour-là l’hospitalité à quelques centaines de soldats qui avaient envahi toute la ville et même l’hacienda d’Istapalucan, située à une lieue plus loin. Cette circonstance nous obligea de pousser jusqu’à Chalco, où nous entrions à neuf heures du soir.

Le lendemain étant un dimanche, nous célébrâmes le jour du Seigneur par un repos plein de béatitude. J’employai cette journée à parcourir toute la ville pour trouver quelques mules supplémentaires, car les nôtres, avec leurs charges, qui étaient excessives, n’auraient pu voyager par des chemins qui allaient être montueux. Après beaucoup de pourparlers et d’hésitation, un arriero, qui retournait à vide pour aller chercher de la glace, daigna, moyennant finances, nous prêter ses maigres bêtes de somme. Rassuré de ce côté, je pus rendre visite au sous préfet, ainsi qu’à son secrétaire, qui, pendant une excursion précédente, m’avaient témoigné beaucoup de bienveillance, et avaient su, en m’ouvrant leurs archives, faciliter mes recherches.

Le 19, de bonne heure, malgré le temps perdu à charger les mules, nous étions en route pour Amecameca. De Chalco à Tlalmanalco, la route vous promène à travers des champs de culture admirables. La terre, légèrement en pente, est arrosée par des cours d’eau fraîche et limpide. Cette eau peut se répartir avec facilité partout où il est nécessaire. Le sol paraît être un mélange d’alluvions anciennes un peu compactes et de sable provenant des localités supérieures ; devenu friable, il à toutes les qualités d’un terrain argilo-siliceux à sa surface, et peut se prêter aux cultures les plus variées. Mais le système d’administration des haciendas, ainsi que la demande des marchés, ne permettent pas une agriculture compliquée. On se borne à produire le maïs national et le froment, dont la venue et la vente sont assurées. Quant aux bestiaux, c’est un accessoire dont on ne se préoccupe guère. On les envoie se promener sur les chaumes, et, soir et matin, on leur fournit un petit supplément de cannes sèches de maïs. Aussi le bœuf mexicain est-il un modèle de sobriété ; élevé à la dure école du besoin, il se nourrit comme il peut, sans murmurer, se contente de travailler le moins possible, et se venge en laissant, pour héritage, une viande détestable.

À une lieue et demie de Chalco se présente une côte qui passe près de la belle manufacture de Miraflores. C’est une filature de coton appartenant à MM. Martinez del Rio. De grands capitaux, beaucoup de persévérance et d’intelligence ont été employés pour affermir cet établissement, qui occupe plusieurs centaines d’ouvriers indigènes, dont quelques-uns sont devenus très-habiles. Plus haut, ressemblant de loin à une ville fortifiée, se voit Tlalmanalco, avec son église moderne très-insignifiante, flanquée de ruines très-remarquable. Ces ruines sont les restes d’un couvent de franciscains, dont la construction commença peu de temps après la conquête. Pour des raisons que je n’ai pu découvrir, le monument ne s’éleva pas au-dessus des premières arcades, et on le laissa là. C’est un malheur pour l’art architectural, car on peut juger de ce qu’aurait été le monument par le peu qu’on en voit.

Qu’on s’imagine trois cintres d’une hauteur d’environ huit mètres, séparés l’un de l’autre par des pleins recouverts d’une infinité d’arabesques, de figurines et de feuillage en bosse. La pierre, d’une belle couleur rouge sombre, paraît avoir été moulée sur des creux faits à loisir et retouchés au ciseau, tant il y a de netteté dans les contours. On ne rencontre point de surcharge de mauvais goût. Les ornements sont distribués avec cette science particulière à la Renaissance, qui ne sacrifiait point les grandes lignes aux détails et qui, pourtant, donnait pour ainsi dire une valeur à chaque pierre. Les arceaux n’ont point cette forme écrasée et ces proportions disgracieuses que l’on remarque souvent dans les portiques des couvents au Mexique. Ils sont allongés et bordés de cordons saillants d’une ciselure élégante.

Je regrette de ne pouvoir donner une description plus exacte de cet échantillon précieux d’architecture américaine. Mon désir eût été d’en faire faire un dessin ; mais personne parmi nous n’était capable de reproduire correctement d’aussi grandes beautés, représentant la fantaisie mauresque encadrée dans les proportions majestueuses de l’art de la Renaissance. Si le peu que j’en dis invitait les artistes à le visiter, mon but serait atteint.

L’église, amas de pierres empâté dans du badigeon, faisait à côté de ces ruines si brillantes malgré les injures des siècles, une si piteuse mine, le ton criard de ces murs blanchis à la chaux vous éblouissait tellement la vue, que nous n’eûmes pas le courage de la visiter. En conséquence, on remonta à cheval, pour prendre le chemin de traverse qui mène directement à Amecameca.

Il faisait encore jour au moment de notre entrée à Amecameca. Mon premier soin, après avoir cherché un logement pour passer la nuit, fut de me présenter chez M. Pablo Perez, très-connu dans le pays par son expérience sur les choses du Popocatepetl. Je trouvai chez lui un accueil un peu froid d’abord, mais quand je lui eus dit l’objet de ma mission, il devint plus communicatif et voulut même m’aider, non-seulement de ses conseils, mais encore d’un appui plus efficace. L’un de ses frères, D. Saturnino Perez, jeune homme d’une grande intrépidité et familiarisé avec tout ce qui a rapport avec les montagnes, où son humeur un peu aventureuse et sa passion pour la chasse l’entraînent souvent, fut chargé de nous accompagner. En outre, on nous procura deux guides, Angel Bastillo et Francisco Aquilar, dont l’un devait prendre le commandement de la brigade de peons qui venait avec nous sur le volcan, tandis que l’autre resterait en bas pour garder l’équipage de la commission, et pour organiser les envois supplémentaires d’instruments ou de provisions dont nous pourrions avoir besoin. Ces deux hommes engagés, M. Perez eut l’obligeance de les envoyer de tous côtés recruter des peons rompus aux ascensions et capables de transporter, sans les exposer, les instruments dont M. Sountag pensait se servir, entre autres un instrument universel qui, avec ses accessoires, pesait près de quatre arrobes. Il nous fallait aussi une poulie, chose plus difficile à rencontrer. On en trouva une que nous eûmes beaucoup de peine à nous faire prêter. Tous ces préparatifs employèrent le reste de la soirée ; mais, grâce au concours actif de D. Pablo Perez, ils étaient aussi complets que possible, et j’eus assez de temps pour aller saluer M. Sayago, alcade d’Amecameca, qui voulut bien, à ma demande, engager M. Saturnino Perez à devenir le témoin officiel de l’exploration que nous allions tenter, afin qu’au retour, il puisse m’accorder l’attestation écrite dont je croyais avoir besoin. Une pareille précaution me semblait d’autant plus prudente, que, depuis quelque temps, diverses expéditions dont le résultat était douteux, avaient jeté du discrédit sur les ascensions du Popocatepetl. Les gens d’Amecameca, placés assez près pour savoir à quoi s’en tenir sur des prétentions plus que problématiques, faisaient des gorges chaudes à propos de plusieurs personnes qui s’en allaient de par le monde, racontant des impressions imaginaires. Voulant éviter à une commission envoyée aux frais du gouvernement jusqu’aux apparences du ridicule, je pris le parti de réclamer un témoin, et son témoignage donna lieu à un certificat que je transcrirai plus tard.


Du pied du mont à la limite des neiges.

Le lendemain, 20 janvier, dix-huit peons, deux guides et le personnel de la commission étaient rassemblés de bonne heure sur la place d’Amecameca. Je courus prendre congé de M. Pablo Perez, qui regrettait beaucoup de ne pas venir avec nous, mais qui était retenu chez lui par ses fonctions de juez conciliador et par le mauvais état de sa santé. Son frère, D. Saturnino était prêt, nous sortîmes de la ville, non pas la bannière déployée, mais avec l’agréable assurance que nous atteindrions notre but.

Nos peons étaient presque tous des ouvriers employés à l’extraction du soufre dans le cratère. En tête se distinguaient deux Indiens de pure race chichimèque, grands gaillards coulés dans le bronze, capables de marcher par monts et par vaux, jour et nuit, comme le Juif errant. C’étaient les frères Teyes, le sombre et grave Vicente, et Guadalupe, dont la bouche, toujours ouverte par un sourire, montrait deux rangées d’incisives dont la taille et l’éclat m’inspiraient quelque inquiétude. C’étaient d’anciens compagnons de D. Pablo Perez pendant un séjour de plusieurs mois au fond du volcan ; il avait su leur inspirer un dévouement aveugle et à toute épreuve ; c’est pour cela qu’il nous les avait donnés.

D. Saturnino voulant nous présenter à son frère, propriétaire de l’hacienda de Tomacoco, à travers laquelle nous devions passer, je fis prendre les devants au gros de la troupe.

Tomacoco est une petite hacienda située au milieu d’un des plus beaux paysages que je connaisse. D’un côté, la plaine d’Amecameca encadrée par des monticules boisés, de l’autre, le volcan et la sierra, dont les cimes blanches semblent sortir, par l’effet de la perspective, du milieu même d’une immense forêt de pins. Un ruisseau descend bruyamment de la montagne et sert à irriguer les terres de l’hacienda et à faire tourner une roue de moulin. Son propriétaire, S. D. José Maria Perez, vieillard âgé de soixante et onze ans, mais d’une vigueur et d’une activité rares à cet âge, nous reçut patriarcalement. J’aurai l’occasion de reparler ailleurs de cet excellent homme et de son domaine. Nous le quittâmes après nous être arrêtés chez lui deux heures environ, pour entrer dans la montagne qui commence presque à la porte de Tomacoco.

Nous suivîmes la route qui mène d’Amecameca à Puebla. Si cette route est pittoresque, elle est excessivement fatigante à cause des pentes rapides par lesquelles il faut absolument passer. Elle ne consiste guère qu’en sentiers capricieux, profondément taillés dans le sol et se dirigeant à l’aventure sous les arbres de la forêt. Tantôt elle borde un précipice au fond duquel on entend le clapotement d’un torrent qui court sous les buissons ; tantôt elle se jette à travers le flanc de la montagne. Ces zigzags, pour la plupart, sont formés par les troncs abattus que les bœufs traînent jusqu’au point où ils peuvent être chargés sur les trains. À force de passer sur les mêmes lignes, les troncs rabotent le sol et creusent des chemins qui s’approfondissent ensuite sous l’influence des pluies. Partout la végétation était admirable de vigueur. Les senteurs fortifiantes des pins innombrables étaient adoucies par un air frais et vif. Comme région forestière, il est difficile de rencontrer des localités plus riches pour l’exploitation des bois. Malheureusement l’incurie qui préside à l’abatage des arbres, l’absence de tout aménagement font craindre que ces richesses ne s’épuisent dans un temps plus ou moins rapproché.

Nous montions, nous montions toujours. Sur certains points, il fallait mettre pied à terre, car nos bêtes glissaient et nous ne savions pas les retenir dans les endroits rapides ; seul, D. Saturnino poursuivait son chemin sans s’inquiéter des difficultés. Cloué sur une petite bête de peu d’apparence, il grimpait les plans les plus inclinés, rendus glissants par les aiguilles des conifères, avec une insouciance qui me faisait envie. Des échappées à travers le feuillage nous montraient à chaque instant l’horizon agrandi. Nos yeux pouvaient embrasser un panorama qui comprenait jusqu’aux montagnes de Toluca légèrement estompées dans le lointain.

Nous croisâmes dans la journée la route que trois cent trente-huit ans auparavant, avait suivie Cortez dans sa marche de Cholula sur Mexico, et je ne puis résister au désir de reproduire la belle page que l’historien Prescott a consacrée à cet épisode de la vie du Conquistador.

« Les Espagnols défilèrent entre deux des plus hautes montagnes de l’Amérique septentrionale, Popocatepetl, « la montagne qui fume », et Iztaccihuatl, ou « la femme blanche », nom suggéré sans doute par l’éclatant manteau de neige qui s’étend sur sa large surface accidentée. Une superstition puérile des Indiens avait déifié ces montagnes célèbres, et Iztaccihuatl était, à leurs yeux, l’épouse de son voisin plus formidable. Une tradition d’un ordre plus élevé représentait le volcan du nord comme le séjour des méchants chefs, qui, par les tortures qu’ils éprouvaient dans leur prison de feu, occasionnaient ces effroyables mugissements et ces convulsions terribles qui accompagnaient chaque éruption. C’était la fable classique de l’antiquité. Ces légendes superstitieuses avaient environné cette montagne d’une mystérieuse horreur, qui empêchait les naturels d’en tenter l’ascension ; c’était, il est vrai, à ne considérer que les obstacles naturels, une entreprise qui présentait d’immenses difficultés.

« Le grand volcan, c’est ainsi qu’on appelait le Popocatepetl, s’élevait à la hauteur prodigieuse de 17 852 pieds au-dessus du niveau de la mer, c’est-à-dire à plus de 2 000 pieds au-dessus du « monarque des montagnes », la plus haute sommité de l’Europe. Ce mont a rarement, pendant le siècle actuel, donné signe de son origine volcanique, et la « montagne qui fume » a presque perdu son titre à cette appellation. Mais à l’époque de la conquête il était souvent en activité, et il déploya surtout ses fureurs dans le temps que les Espagnols étaient à Tlascala, ce qui fut considéré comme un sinistre présage pour les peuples de l’Anahuac. Sa cime, façonnée en cône régulier par les dépôts des éruptions successives, affectait la forme ordinaire des montagnes volcaniques, lorsqu’elle n’est point altérée par l’affaissement intérieur du cratère. S’élevant dans la région des nuages, avec son enveloppe de neiges éternelles, on l’apercevait au loin de tous les points des vastes plaines de Mexico et de Puebla ; c’était le premier objet que saluât le soleil du matin, le dernier sur lequel s’arrêtaient les rayons du couchant. Cette cime se couronnait alors d’une glorieuse auréole, dont l’éclat contrastait d’une manière frappante avec l’affreux chaos de laves et de scories immédiatement au-dessous, et l’épais et sombre rideau de pins funéraires qui entouraient sa base.

Vue du mont Iztaccihuatl (la Femme blanche). — Dessin de Sabatier d’après M. Laveirière.

« Le mystère même et les terreurs qui planaient sur le Popocatepetl inspirèrent à quelques cavaliers espagnols, bien dignes de rivaliser avec les héros de roman de leur pays, le désir de tenter l’ascension de cette montagne, tentative dont la mort devait être, au dire des naturels, le résultat inévitable. Cortez les encouragea dans ce dessein, voulant montrer aux Indiens que rien n’était au-dessus de l’audace indomptable de ses compagnons. En conséquence, Diégo Ortaz, un de ses capitaines, accompagné de neuf Espagnols et de plusieurs Tlascalans enhardis par leur exemple, entreprit l’ascension, qui présenta plus de difficultés qu’on ne l’avait supposé.

« La région inférieure de la montagne était couverte par une épaisse forêt qui semblait souvent impénétrable. Cette futaie s’éclaircit cependant à mesure que l’on avançait, dégénérant peu à peu en une végétation rabougrie et de plus en plus rare, qui disparut entièrement lorsqu’on fut parvenu à une élévation d’un peu plus de treize mille pieds. Les Indiens, qui avaient tenu bon jusque-là, effrayés par les bruits souterrains du volcan alors en travail, abandonnèrent tout à coup leurs compagnons. La route escarpée que ceux-ci avaient maintenant à gravir n’offrait qu’une noire surface de sable volcanique vitrifié et de lave, dont les fragments brisés, affectant mille formes fantastiques, opposaient de continuels obstacles à leur progrès. Un énorme rocher, le pico del Fraile (le pic du Moine), qui avait cent cinquante pieds de hauteur perpendiculaire, et qu’on voyait distinctement du pied de la montagne, les obligea à faire un grand détour. Ils arrivèrent bientôt aux limites des neiges perpétuelles, où l’on avait peine à prendre pied sur la glace perfide, où un faux pas pouvait précipiter nos audacieux voyageurs dans les abîmes béants autour d’eux. Pour surcroît d’embarras, la respiration devint si pénible dans ces régions aériennes, que chaque effort était accompagné de douleurs aiguës dans la tête et dans les membres. Ils continuèrent néanmoins d’avancer jusqu’aux approches du cratère, où d’épais tourbillons de fumée, une pluie de cendres brûlantes et d’étincelles, vomis du sein enflammé du volcan, et chassés sur la croupe de la montagne, faillirent les suffoquer en même temps qu’ils les aveuglaient. C’était plus que leurs corps, tout endurcis qu’ils étaient, ne pouvaient supporter, et ils se virent à regret forcés d’abandonner leur périlleuse entreprise, au moment où ils touchaient au but. Ils rapportèrent, comme trophées de leur expédition, quelques gros glaçons, produits assez curieux dans ces régions tropicales, et leur succès, sans avoir été complet, n’en suffit pas moins pour frapper les naturels de stupeur, en leur faisant voir que les obstacles les plus formidables, les périls les plus mystérieux, n’étaient qu’un jeu pour les Espagnols. Ce trait, d’ailleurs, peint bien l’esprit aventureux des cavaliers de cette époque, qui, non contents des dangers qui s’offraient naturellement à eux, semblaient les rechercher pour le plaisir de les affronter. Une relation de l’ascension du Popocatepetl fut transmise à l’empereur Charles-Quint, et la famille d’Ortaz fut autorisée à porter, en mémoire de cet exploit, une montagne enflammée dans ses armes.

« Au détour d’un angle de la sierra, les Espagnols découvrirent une perspective qui leur eut bientôt fait oublier leurs fatigues de la veille. C’était la vallée de Mexico, ou de Tenochtitlan, comme l’appellent plus communément les naturels ; mélange pittoresque d’eaux, de bois, de plaines cultivées, de cités étincelantes, de collines couvertes d’ombrages, qui se déroulaient à leurs yeux comme un riche et brillant panorama. Les objets éloignés eux-mêmes ont, dans l’atmosphère raréfiée de ces hautes régions, une fraîcheur de teintes et une netteté de contours qui semblent anéantir la distance. À leurs pieds s’étendaient au loin de nobles forêts de chênes, de sycomores et de cèdres, puis, au delà, des champs dorés de maïs et de hauts aloès, entremêlés de vergers et de jardins en fleurs ; car les fleurs, dont on faisait une si grande consommation dans les fêtes religieuses, étaient encore plus abondantes dans cette vallée populeuse que dans les autres parties de l’Anahuac. Au centre de cet immense bassin, on voyait les lacs, qui occupaient à cette époque une portion beaucoup plus considérable de sa surface ; leurs bords étaient parsemés de nombreuses villes et de hameaux ; enfin, au milieu du panorama, la belle cité de Mexico, avec ses blanches tours et ses temples pyramidaux, la « Venise des Aztèques, » reposant, comme sa rivale, au sein des eaux. Au-dessus de tous ses monuments, se dressait le mont royal de Chapoltepec, résidence des monarques mexicains, couronné de ces mêmes massifs de gigantesques cyprès, qui projettent encore aujourd’hui leurs larges ombres sur la plaine. Dans le lointain, au delà des eaux bleues du lac, on apercevait, comme un point brillant, Tezcuco, la seconde capitale de l’empire ; et plus loin encore, la sombre ceinture de porphyre qui servait de cadre au riche tableau de la vallée.

« Telle était la vue magnifique qui frappa les yeux des conquérants. Et aujourd’hui même encore, que ces lieux ont subi de si tristes changements, aujourd’hui que ces forêts majestueuses ont été abattues, et que la terre, sans abri contre les ardeurs d’un soleil tropical, est en beaucoup d’endroits frappée de stérilité ; aujourd’hui que les eaux se sont retirées, laissant autour d’elles une large plage aride et blanchie par les incrustations salines, tandis que les villes et les hameaux qui animaient autrefois leurs bords sont tombés en ruine ; aujourd’hui que la désolation a mis son sceau sur ce riant paysage, le voyageur ne peut les contempler sans un sentiment d’admiration et de ravissement[2]. »

Parmi les plantes que nos botanistes recueillirent sur cette route, il y en a une à laquelle le guide Augel attribuait une vertu singulière. Cette herbe, connue sous le nom de ocosochitl (flor de pié de ocote), aurait, selon lui, la propriété de faciliter la respiration quand on gravit le volcan. On en remplit la calotte de son chapeau, et lorsque l’oppression devient forte, on aspire l’arome qu’elle répand et qui est d’autant plus fort qu’elle est plus sèche. L’époque de sa floraison a lieu en août, septembre et octobre, et l’endroit où nous l’avons trouvée en plus grande abondance s’appelle Limonsuchitlan (mont ayant la forme de la fleur du limon).

Après trois heures de montée continuelle, le chemin qui mène à Puebla descend dans un ravin dont il côtoie la rive droite pour aller enjamber la crête entre les monts Hielosochitl et Penacho, et prendre le versant oriental en passant par le rancho de Selagallinos. Nous quittâmes ce chemin au fond du ravin même, et remontant sa rive gauche, nous fûmes bientôt transportés sur une espèce de plateau dénudé d’arbres et couvert de zacate jauni. Le sol était criblé de trous profonds creusés par les tusas, dans lesquels les chevaux s’exposent à enfoncer le pied et à se faire des blessures dangereuses. Le plateau fut néanmoins franchi sans accident, et lorsque nous parvînmes à son extrémité, le volcan, dans toute sa crudité, nous salua de sa mine glaciale. Du point où nous étions, situé sur la droite du mont Tonenepango, on voyait le pico del Fraile, dont la base rocheuse se divisait en arêtes séparées par des précipices profonds et ressemblaient à ces racines noueuses au moyen desquelles les vieux chênes se cramponnent à la terre. Elles allaient toutes se perdre dans la vallée d’Amecameca, encaissant dans leurs replis des ruisseaux alimentés par la fonte des neiges. L’une d’elles, courte et haute, venait s’appuyer sur le mont Tonenepango et formait la ligne de faîte (séparation des eaux) entre la vallée d’Amecameca et celle de Puebla. À sa base naissait un ravin qui contournait le mont Tlamacas et courait vers le nord-est. Nous le franchîmes, et grimpant l’épaule escarpée du Tlamacas, nous eûmes bientôt la satisfaction d’entrevoir, parmi les pins, le petit rancho du même nom gisant à nos pieds.

Malgré son exposition à l’est, le rancho de Tlamacas jouit d’une température assez rude. Les arbres y sont clair-semés, noueux et sans vigueur ; leur tronc mince et presque desséché s’abrite sous une enveloppe de mousse barbue qui les défend du froid. Le sol est un sable fin, sans consistance, de couleur gris pâle, nourrissant avec peine quelques touffes éparses de gramen jaune à longs tuyaux desséchés. Une espèce de chalet construit en planches, et trois huttes misérables en retour d’équerre sont les seules habitations qui y restent. Le bâtiment qui abritait les fourneaux à soufre a été détruit par un incendie.

Mais notre monde, arrivé bien avant nous, donnait à la scène une animation qui faisait contraste avec le silence sombre de la forêt. Des feux allumés devant et à l’intérieur des huttes, le hennissement des chevaux inquiets de leur provende, quelques coups de fusil pour éloigner les loups, égayaient l’affreuse solitude. À quelques pas de là, séparé à peine par une mince lisière de pins grêles, le pied calciné du volcan surmonté de son dôme de neige, muet comme un sphinx, nous montrait la tâche du lendemain.

Mettant le temps à profit, plusieurs instruments furent immédiatement déballés, afin de les répartir entre les Indiens qui devaient partir de bonne heure le jour suivant. Notre majordome Arnold, qui se piquait d’être bon cuisinier, se chargea de préparer les aliments et les provisions nécessaires à un séjour de vingt-quatre heures sur le sommet ; des couvertures et des peaux de mouton furent également mises de côté, car nous avions le projet de passer la nuit dans le cratère. Pendant que nous songions à nous coucher le plus tôt possible, afin de nous fortifier contre les fatigues du lendemain, les Indiens chantaient et dansaient autour de leurs feux avec l’insouciance la plus parfaite. Il était déjà tard, et nous étions encore bercés dans un demi-sommeil, que leurs éclats de rire nous réveillaient en sursaut.

Pic du Popocatepetl, vue prise du rancho de Tlamacas, à 3899 mètres de hauteur. — Dessin de Sabatier d’après M. Laveirière.


Ascension du pic.

Il faisait petit jour, le 21 janvier, quand tout le monde fut sur pied. Les Indiens étaient déjà en route sous la conduite des frères Teyes. Chacun de nous, agité d’émotions diverses, se hâta de se munir de bâtons ferrés, patins, lunettes, voiles, etc., et de monter à cheval. Le froid était pénétrant ; il se glissait à travers les tissus qui nous recouvraient et venait nous glacer jusqu’à la moelle des os. Tout le monde était silencieux ; c’est à peine si l’on échangeait quelques monosyllabes. Nos regards se fixaient avec appréhension sur le colosse dont la cime recevait alors les rayons roses du soleil levant.

Au bout d’un quart d’heure, la lisière du bois fut franchie, et nos bêtes piétinèrent dans le sable profond et mouvant qui suit immédiatement après. Notre direction, toujours ascendante, allait d’abord droit contre le volcan, mais dévia sur la gauche pour remonter à l’origine d’un ravin connu sous le nom de barranca de Huiloac. Quoique placé au-dessous de la ligne de neige, et devant recevoir par les pentes aboutissantes une grande quantité d’eau provenant des fontes, ce ravin ne représentait, au point où il fallut le franchir, qu’un lit informe de sable sec et roulant. Peut-être les eaux sont-elles bues par ce sol altéré et filtrent-elles sous la surface jusqu’à une certaine distance, ou bien la température froide de la saison, combattue pendant quelques heures chaque jour, cristallise-t-elle l’eau qui s’égoutte de la ligne de neige avant qu’elle ait pu former un courant ? De ces deux explications que je crois vraies l’une et l’autre, la dernière trouve sa confirmation à quelques mille pieds plus haut.

Au delà de la barranca de Huiloac, le sentier longeait obliquement le versant nord du volcan, et se dirigeait vers l’est. Le sable fatiguant nos pauvres chevaux, ils n’avançaient que lentement, et pour eux chaque pas était un effort pénible. Souvent il fallait s’arrêter pour les laisser souffler, car l’air était si piquant, le chemin si roide, qu’ils pouvaient à peine respirer. Toute trace de végétation avait disparu, hormis quelques fragments de roche sur lesquels on voyait de larges taches, semblables à des ulcères, formées par des lichens jaunes et bruns. Mais ce dernier signe de vie organique finit par rester en arrière, et comme pour nous dédommager de cet abandon, la vallée de Puebla, baignée par le soleil, s’étala devant nos yeux émerveillés.

Partis à cinq heures, il était sept heures et demie quand nous atteignîmes un pan de rochers perpendiculaires appelé Buaco. C’est un petit réduit, passablement abrité, où les Indiens transportant le soufre s’arrêtent et se reposent. Des traces de feu prouvaient que des hommes avaient récemment passé par là. À peine fit-on une courte halte. Les chevaux étaient couverts de sueur, haletants ; le froid pouvait les saisir brusquement et les rendre incapables de continuer. Il fallait donc avancer, et la pente devenant un peu plus douce, nous atteignîmes en une heure la Cruz, petit promontoire surmonté d’une grande croix et situé non loin de la ligne des neiges.

Tout le monde mit pied à terre, et les chevaux, confiés à nos domestiques, retournèrent à Tlamacas. Chacun s’arrangea de son mieux pour la marche. Augel, le guide, s’enveloppa les pieds avec quelques chiffons, et le corps d’une capote de militaire en gros drap bleu. M. Sountag et les élèves Salazar et Ochoa avaient attaché des patins à leurs bottes ordinaires et s’étaient couverts le visage de voiles verts. Pour moi, je m’étais contenté de me vêtir aussi légèrement que possible, jugeant qu’une ascension pénible nous échaufferait de reste, et qu’il était inutile d’augmenter le poids de son corps par celui de gros vêtements. Ma chaussure consistait en une simple paire de bottes en caoutchouc, qui laissaient aux pieds toute la liberté de leurs mouvements. Je me méfiais des patins qui faussent l’aplomb et embarrassent singulièrement. D. Saturnino, entraîné par l’exemple de la majorité, voulut en faire l’expérience, et ne tarda pas à les ôter. Le majordome Arnold était le seul qui fût chaussé comme moi, et il parvint le premier au bord du cratère.

Assis à l’abri des rochers de la Cruz, nos membres engourdis par le froid du matin, recouvrèrent bientôt leurs mouvements sous l’influence du soleil. Pendant que nous prenions quelques cordiaux, j’admirai cette magnifique vallée de Puebla, où l’œil distinguait les villes, les villages, toutes les inégalités du sol, comme sur une carte en relief. La nature y paraissait douée d’une animation qui contrastait avec l’aspect sévère de la haute muraille de neige contre laquelle nous étions maintenant adossés. À quelques pas au-dessous de la Cruz, des rochers rougeâtres ressemblant à de la fonte rouillée, montraient leurs dos informes et à moitié ensablés. Ils étaient symétriquement rangés en demi-cercle, représentant assez bien le cirque où les sorcières de Macbeth doivent tenir leur infernal sabbat. Le sable qui remplit les interstices paraît de la poudre à canon, et ce n’est pas sans appréhension que je vis tomber, en m’éveillant d’un court sommeil, de l’amadou en feu sur cette poudrière factice.

Ces rêveries frivoles durent bientôt s’évanouir devant la réalité. Il était neuf heures du matin, et la partie la plus ardue de notre tâche restait à faire. En conséquence, saisissant mon long bâton ferré, je donnai le signal du départ, et l’on se mit en marche.

D. Saturnino se plaça en tête, et nous le suivions en dessinant un cordon derrière lui. Il marchait d’un pas cadencé, s’appuyant sur une branche légère coupée à quelque sapin de la forêt. Me trouvant immédiatement derrière, j’essayai d’imiter sa démarche et de me régler sur lui. Tout mouvement désordonné occasionne, dans ces circonstances, une fatigue de plus et une perte de force correspondante. En montant à pas égaux et lents, la respiration se poursuit régulièrement, et l’on avance d’une manière incroyable. Malgré la roideur de la pente, nous rejoignîmes bientôt la zone recouverte de glaçons qui précède la région des neiges. Nous ne nous étions pas retournés une seule fois pendant ce trajet et nous n’avions pas dit un mot. Aussi fus-je surpris de ne plus voir que M. Sountag et le majordome près de nous. MM. Salazar et Ochoa étaient restés en arrière et se trouvaient déjà tellement essoufflés qu’ils avaient dû s’asseoir. On voyait le guide auprès d’eux, les exhortant sans doute à ne pas s’arrêter. Mais il les abandonna bientôt, et se mit à gambader et à gravir les parties les plus escarpées en bondissant avec une légèreté et une agilité extraordinaires. Bientôt il fut près de nous, et abandonnant en égoïstes nos jeunes compagnons à leur sort, on reprit la marche, car le guide criait que le cratère devait être abordé avant une heure de l’après-midi, moment où le vent commence à se lever. Un Indien parti le matin, armé d’une hache, avait été chargé d’entailler la glace et la neige sur le trajet que nous avions à parcourir. Ces entailles que nous rencontrâmes alors, nous évitèrent les glissades et les chutes toujours pénibles, quand elles ne sont pas dangereuses. À l’aide de ces échelons, la zone de glace fut bientôt dépassée, et nous pûmes enfin fouler la région des neiges éternelles.

Je sondai avec mon pic la profondeur de la couche, et je m’assurai qu’elle était peu considérable vers la lisière. Chaque jour, pendant la saison sèche, la limite de neige remonte vers le sommet. Au moment de notre ascension et malgré la température, nous avons rencontré, de bas en haut, une zone de sable humide, de la glace peu épaisse et de la neige dont l’épaisseur allait toujours en croissant. L’action du soleil qui se fait toujours sentir plus ou moins, sèche journellement une partie de l’humidité, liquéfie un peu de glace, et entame la neige qui, en descendant, rencontre le bord supérieur de la zone des glaçons et se congèle aussitôt. De cette sorte la neige, se retirant progressivement, fait monter peu à peu la zone des glaçons et la zone humide, jusqu’à ce que la saison pluvieuse, que sur ces hauteurs on pourrait appeler neigeuse, enveloppe de nouveau le Popocatepetl de son manteau blanc, et prépare de la besogne à la saison sèche de l’année suivante.

Tout en faisant ces réflexions, notre marche se ralentissait peu à peu. D. Saturnino, qui était devant moi, conservait bravement son allure. Il paraissait même monter d’un pas plus ferme. Mais, en se retournant, sa figure pâle, ses lèvres bleuies, la contraction nerveuse de sa bouche et de ses narines dilatées montraient assez combien la respiration lui devenait pénible. Pour moi, j’étais couvert de sueur et mes poumons semblaient, s’affaisser, tant le mouvement d’inspiration était accéléré et court. La neige, dont la surface est toujours durcie à cette époque, offrait aux pieds un excellent appui, et l’ascension y était incomparablement plus aisée que dans le sable ou sur les glaçons ; mais l’air était si délié, si sec, si froid, que cet avantage était plus que compensé. Notre majordome, emporté par sa fougue et suivi du guide Augel, était bien au-dessus de nous. À peine pouvait-on les apercevoir, et malgré la distance qui les séparait de nous, on voyait qu’ils étaient bien loin encore du sommet. M. Sountag nous suivait de près, et comme il commençait à se plaindre des douleurs de cœur, ce qui augmentait sa difficulté de respirer, nous l’attendîmes, D. Saturnino et moi. Quant aux élèves, dont le sort m’inquiétait beaucoup, ils étaient hors de vue, et je croyais fermement qu’ayant abandonné l’entreprise, ils étaient retournés au rancho de Tlamacas.

Après avoir bien assujetti nos voiles autour de la figure, afin de nous ménager entre le voile et la face une petite couche d’air artificiel, un peu plus chaud et chargé, d’un peu d’acide carbonique, nous continuâmes notre chemin en zigzag. Une minute ou deux de repos tous les quarante ou cinquante pas, nous faisait un bien inexprimable, car, moins la respiration était complète, plus nous perdions nos forces. Le plus à plaindre de nous trois était M. Sountag, affecté d’une hypertrophie du cœur déjà ancienne, et sujet, en outre, à des palpitations. Il sentait son cœur augmenter de dimension à mesure que nous nous élevions ; ses poumons refoulés, ne fonctionnaient qu’incomplétement ; la circulation était devenue imparfaite. Sur sa figure, dont les couleurs naturelles avaient disparu pour faire place à des teintes d’un bleu plombé, se peignait une angoisse qu’il cherchait à surmonter courageusement ; les paupières étaient bouffies et lourdes, et de l’écume se montrait aux commissures des lèvres. Cet aspect m’effraya, car je craignais un accident grave, et dans ce cas, que serions-nous devenus ? nous qui étions presque sans force, à mille pieds du sommet, à une distance quatre ou cinq fois plus grande de la base du volcan. Dissimulant de mon mieux les impressions que j’éprouvais, je hâtai notre marche autant que possible, car des Indiens et quelque secours nous attendaient en haut. Enfin une odeur prononcée de soufre nous avertit que nous étions près du cratère ; après quelques efforts la tête du guide nous apparut, comme si elle sortait d’une boîte à surprise, et sa vue, nous annonçant que nous étions près du but, nous fortifia à un tel point qu’il ne nous fallut que quelques minutes pour le rejoindre.

Il était une heure et demie de l’après-midi quand nous enjambâmes la balustrade de neige qui borde la lèvre du cratère. De la région neigeuse nous avions brusquement passé sur un plan incliné de sable chaud tourné vers le sud. Notre premier soin fut de nous étendre tout du long pour nous délasser au soleil comme de vrais lazzarone. Par malheur, la réaction se fit bientôt sentir. Un petit vent dur et sec se levait, et les rayons du soleil commençaient à devenir obliques. Notre peau, moite de sueur en arrivant, s’était séchée comme par enchantement ; elle se ridait et se gerçait à force de se contracter. Je crus que le moment était venu de nous réconforter, et je fis distribuer les vivres que nos Indiens avaient apportés. Nous avions pensé que des vins liquoreux, de l’eau-de-vie, tout en excitant l’estomac, pourraient nous stimuler et nous aider à résister au froid qui nous envahissait. Mais j’eus l’occasion de me détromper, car, sur ces hauteurs, les alcools n’ont aucune action persistante, et loin de vous fortifier, ils vous affaiblissent. Au moment où ils arrivent dans l’arrière-gorge et dans l’estomac, ils brûlent et calcinent les tissus qu’ils baignent, mais n’exercent aucun effet au delà. Le majordome, arrivé le premier de nous tous, s’était déjà livré à d’amples libations, et loin d’avoir repris son activité naturelle, il était couché, pâle et défait, incapable de dire un mot et de nous servir. M. Sountag souffrait beaucoup de la poitrine et eut à peine la force de prendre quelque nourriture. Pour moi, j’étais très-faible aussi ; aux premières gorgées de vin, je m’étais arrêté ; au lieu d’éteindre la soif ardente qui me dévorait, il ne faisait que l’accroître. Les aliments me répugnaient, je n’éprouvais pas le moindre appétit, quoique nous qu’eussions rien pris qu’un peu de café le matin avant de partir. Craignant de me laisser dominer par ces symptômes de faiblesse, je me mis à manger de la neige, qui me rafraîchit l’intérieur, et je pris quelques vêtements chauds pour réchauffer l’extérieur.

Nos instants étaient précieux, car le temps se passait. M. Sountag avait à prendre plusieurs observations, et de plus, nous avions l’intention de descendre au fond du cratère. En conséquence, je fis déballer la corde de chanvre et la poulie pour les porter sur la petite plate-forme où est fixé le cabestan. À la vue de notre corde, les indiens se récrièrent et déclarèrent qu’aucun d’eux ne s’exposerait à descendre avec un fil aussi mince. Toutes mes supplications n’aboutirent à rien, d’autant plus qu’Augel, dont la témérité ne pouvait être mise en doute, se refusait d’une manière absolue à courir la première chance. D. Saturnino, dont j’invoquai l’appui, se rangea aussi du côté des adversaires du projet, de sorte qu’il fallut l’abandonner, car le majordome était incapable de m’aider, et M. Sountag se trouvait tellement affaibli qu’il renonça même à s’occuper du travail qui le concernait spécialement.

Très-mortifié de ces obstacles contre lesquels il n’y avait pas à lutter, je fis prendre les dispositions nécessaires pour passer la nuit sur le bord du cratère, et je renvoyai tous les hommes inutiles, ne gardant que le guide et trois Indiens. Je recommandai à ceux qui partaient de revenir le lendemain matin avec des vivres frais et des bouteilles d’eau.


Le cratère. — Nuit passée sur ses bords. — Lever du soleil et retour.

Pour utiliser le temps, je me mis à explorer, accompagné du guide, les parties accessibles du cratère. Le bord du cratère par lequel nous avons pénétré dans l’intérieur, est situé au nord-nord-est du volcan. Dès qu’on y entre, il présente l’aspect tel qu’il est reproduit dans notre dessin, page 173, qui est d’une grande fidélité. À droite, on voit le pico Mayor dont le sommet s’élève, selon M. Sountag, à cent quarante-sept mètres au-dessus du point d’observation ; à gauche, l’Espinago del Diablo est à peine indiqué dans son prolongement inférieur, à cause de sa situation légèrement en arrière de l’observateur qui a, devant soi, la lèvre dentelée du sud surmontant des assises de rochers perpendiculaires. Tout autour, la neige fait une bordure blanche qui s’arrête brusquement sur les points où la paroi devient verticale. Du côté de l’entrée du cratère, qu’en l’honneur du ministre qui nous y a envoyés, nous appellerons la brèche de Siliceo, descend avec un angle d’environ trente-cinq degrés un plan composé de sables volcaniques sans consistance et de fragments de roches. Ces matériaux sont retenus en partie par des rochers de forme bizarre qui surplombent le gouffre et qui remplissent les fonctions d’un parapet démantelé. Chaque pas que l’on fait dans ce sable, un simple coup de vent, suffisent pour le mettre en mouvement ; il glisse sur lui-même, entraîne des pierres en même temps, et passant entre les intervalles qui séparent les rochers, va ricocher de saillie en saillie pour s’ensevelir au fond de l’abîme. Comme ce plan est exposé en plein midi, il n’y a pas de neige ; mais à son point de jonction avec le versant extérieur du volcan qui regarde le nord, la neige apparaît avec une épaisseur de quatre-vingts centimètres à un mètre dix centimètres. Elle représente, sur ce point, en dedans, une muraille verticale curieusement fouillée et historiée, tandis que du sommet de la muraille, au dehors, une surface unie et dure s’incline doucement et forme comme le collet d’un manteau gigantesque dont les plis enveloppent le volcan jusque vers la Bruz.

Cratère du Popocatepetl, vue prise à la brèche de Siliceo. — Dessin de Sabatier d’après Laveirière.

J’avais de la peine à croire que l’on pût rencontrer des animaux dans des régions aussi élevées. Il paraît cependant qu’un animal ressemblant à un rat de pelage roux y a fixé sa demeure. On m’a assuré qu’on en avait vu a plusieurs reprises, et même pendant notre séjour, le majordome et Augel en ont aperçu un seul qu’ils ont poursuivi sans pouvoir l’atteindre. Malgré cette preuve, je pense que ces animaux ne pourraient vivre toute l’année dans le cratère, où l’on ne remarque aucune trace de végétation. Que, dans leurs courses vagabondes, ils parviennent du dehors jusque dans le cratère, c’est possible, car sur le versant méridional du volcan, la zone de neige diminue tellement à une certaine époque de l’année, qu’il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce qu’ils la franchissent sans trop de peine.

L’air est chargé d’émanations sulfureuses provenant en partie de l’intérieur du cratère, en partie de la précipitation des vapeurs qui jaillissent de quelques fumerolles supérieures. Plusieurs de ces fumerolles débouchent dans des crevasses de rochers, à droite de la brèche Siliceo, non loin du pico Mayor. Cette atmosphère semble conserver infiniment les débris végétaux ; à notre entrée, j’ai observé un pieu de bois équarri, abandonné depuis plus de huit ans, dont la couleur était si fraîche, qu’on l’aurait cru récemment tiré de la forêt. Il est vrai que les arbres de Tlamacas sont très-résineux, ce qui peut aider à leur conservation, mais il ne me paraît pas douteux que l’atmosphère sèche, froide et chargée de gaz sulfureux du cratère y contribue principalement.

De la brèche de Siliceo, à droite, on descend obliquement à gauche vers le rocher placé au point le plus bas du plan incliné. On en fait le tour, et, en se tenant aux anfractuosités, on ne tarde pas à se trouver sur une petite plate-forme à surface inégale, derrière laquelle il y a une petite grotte entourée de quelques planches, et que les Indiens appellent la Bueva del Muerto, à cause d’un de leurs camarades qui y est mort presque subitement. Précisément, au-dessous de cette petite plate-forme, s’en trouve une seconde de dimension un peu plus grande, qui avance en saillie au-dessus du cratère. C’est sur cette dernière qu’on a établi un cabestan grossièrement, mais solidement façonné. Grâce à lui, jusqu’à présent, la descente au fond du cratère a toujours eu lieu sans accident. On ne m’a cité que la mort d’un Indien qui a voulu opérer la descente du côté du pico Mayor, pensant qu’il pourrait passer de saillie en saillie, et qui fut victime de sa témérité.

Du haut de la plate-forme du Malacate, on embrasse la presque totalité du cratère. Son aspect, bien que grandiose, ne me produisit pas l’impression à laquelle je m’attendais. Dans de pareilles circonstances, l’imagination préoccupée et surexcitée d’avance passe peut-être trop facilement d’une extrémité à l’autre. Pour moi, j’ai admiré cette gigantesque fournaise presque éteinte, mais elle ne m’a pas fait éprouver cette horripilation dont parlent nos prédécesseurs. L’énorme diamètre de la circonférence supérieure, les amas de débris accumulés en bas, diminuent beaucoup la sensation que fait éprouver une grande profondeur. Les précipices des Alpes, les crevasses béantes que l’on rencontre sur le versant des Cordillères, causent des émotions beaucoup plus fortes. Une force inconnue vous attire dans ces abîmes, la tête bourdonne et se perd, et on a vu des gens obligés de se faire retenir, pour ne pas s’y précipiter. Je n’éprouvai aucune de ces sensations et je profitai de ma tranquillité pour voir de mon mieux.

La paroi du cratère est circulaire et forme un cylindre creux presque parfait. Sur les trois quarts de sa circonférence, la roche se divise en zones horizontales d’une grande épaisseur, qui deviennent inclinées vers le pico Mayor. À gauche et à droite de la plate-forme du Malacate, sous l’Espinazo del Diablo et près du pico Mayor, la roche est tourmentée, et de rouge pâle qu’elle était, passe à une nuance de noir ferrugineux. Au lieu d’être en zones horizontales ou inclinées, elles se transforme en énormes feuillets dentelés, déchiquetés, tranchants, pressés les uns contre les autres et ne montrant que leur arête comme la lame d’un couteau dont on ne voit que le fil. Ces feuillets, autant que j’ai pu les suivre, se prolongent avec une légère inclinaison, non-seulement jusqu’au fond du cratère, mais probablement à une plus grande profondeur, car c’est entre eux que serpentent les seules fumerolles dont la bouche vient affleurer le sommet du volcan. Partout où la roche est disposée en couches horizontales, ou seulement inclinées, il n’y a pas une seule fumerolle.

Au bas de la paroi circulaire, sont accumulées des quantités considérables de débris de roche et de sable tombés du pourtour supérieur du cratère. Ces matériaux, suivant leur poids spécifique, se sont accumulés en un plan incliné de quarante-cinq degrés, d’après M. Sountag. Les gros fragments ont roulé vers les parties inférieures, tandis que les sables sont restés en haut. Mais le plan incliné est loin de s’élever à la même hauteur et d’avancer également loin sur le fond du cratère. À son point d’appui contre les parois verticales, il décrit une ligne sinueuse variant de douze à soixante mètres d’élévation perpendiculaire, et comme il conserve à peu près une inclinaison identique, sa projection sur le fond du cratère est proportionnelle et marque des sinuosités semblables. C’est vers la paroi du nord, précisément au-dessous de la plate-forme du Malacate, que l’accumulation est plus considérable ; elle y atteint la hauteur d’environ soixante mètres. L’estimation de M. Sountag qui, dans une seconde expédition, a pu descendre dans le cratère, s’éloigne peu, quoique faite à vue d’œil, de la hauteur que j’ai trouvée d’après les données de D. Pablo Perez. En effet, ce dernier ne pouvait descendre le plan incliné qu’en se retenant à un câble, servant de rampe, fixé à la hase de la paroi et assez long pour aboutir à la fin de ce plan. La longueur de ce câble était d’environ cent vingt vares (cent mètres vingt-six centimètres), et sa nécessité démontre que l’angle de quarante-cinq degrés admis par M. Sountag n’est pas exagéré. Avec ces éléments, il était facile de calculer la hauteur d’un triangle rectangle dont l’hypoténuse et son inclinaison sont connues, et j’ai trouvé soixante-trois mètres pour cette hauteur, différant, comme on voit, de trois mètres seulement de l’estimation de M. Sountag.

Ces amas de débris occupent une grande partie du fond du cratère et réduisent considérablement sa surface. Le centre est couvert de neige mélangée à des matières étrangères telles que sable, cailloux et particules de soufre. Tout autour et à des niveaux différents, on voit des jets de force différente. Les principaux, dont un se voit en face de la plate-forme du Malacate, et l’autre à gauche, lancent bruyamment une colonne rouge à l’orifice, puis jaune, enfin blanche : ce sont les respiraderos. D’autres moins importants, sont disséminés et restent à l’état de fumerolles. Le nombre des respiraderos varie ; il y en avait quatre en 1856, dont deux seulement étaient de l’eau, aujourd’hui, il paraît qu’ils sont plus nombreux. Ce fait n’a pas une grande valeur en lui-même, car il suffit d’un amas de fragments de rochers pour boucher un soupirail et pour obliger le courant ascendant à se détourner ou à se diviser en plusieurs courants secondaires, en se frayant peu à peu le passage du côté où la pression supérieure est le plus faible.

Vus de la plate-forme du Malacate, les respiraderos ressemblent à une colonne de fumée sortant de la cheminée d’une locomotive. Mais en bas, M. Sountag s’est assuré de leur véritable dimension. Celui qu’on aperçoit à gauche, non loin de la paroi sud du cratère, a environ neuf mètres de diamètre[3]. La puissance du jet est très-forte, puisque des pierres de huit à neuf pouces de diamètre, jetées vers le centre de l’orifice, sont repoussées avant de l’avoir touché et lancées de côté. La température du jet est si élevée qu’un thermomètre dont le maximum marquait cent cinquante degrés de Farenheit (quatre-vingt-quatre degrés centigrades), mis en travers, a éclaté. Autour des respiraderos se trouve le soufre précipité soit par les eaux, soit par les vapeurs qui en jaillissent. On le rencontre à des états différents : en petites masses compactes, à cassure brillante et d’une grande pureté ; en granules mélangées à du sable ; à l’état de fleur déposée par les vapeurs qui se sont condensées sur les parois verticales.

Selon M. Pablo Perez, le volume d’eau des respiraderos varie : il a notablement accru depuis deux ans ; mais au commencement des pluies il diminue. Ces eaux se réunissent vers le centre du cratère pour former de petits réservoirs. « Il y a deux ans, me dit M. Perez, on y voyait une petite lagune d’environ douze vares (dix mètres) de largeur. » À en juger par l’inclinaison du sol sur les bords, elle ne pouvait pas avoir une grande profondeur. L’eau a une couleur jaune verdâtre et répand une odeur soufrée ; elle ronge tout ce qu’on y jette, ce qui fait présumer qu’elle contient des acides. Avant sa formation, la place où elle se trouve se composait de sable mêlé de soufre.

Ces détails m’ont été confirmés par D. Narciso Bringas, administrateur de l’exploitation de soufre pour le compte de D. Juan Mugica. Cependant M. Sountag, dans son rapport, ne parle que d’une petite rigole située du côté de l’est, entre la lisière de la neige qui couvre le fond du cratère et la base des débris. Quelles sont les lois qui régissent ces croissances et décroissances d’eau dans le cratère ? Je l’ignore et je me contente d’indiquer les données que l’observation et les renseignements m’ont permis de recueillir.

Partout, excepté dans le voisinage des respiraderos, le fond du cratère est couvert de neige. Elle est dure à sa surface et souillée de dépôts sulfureux, de sable et de pierres. Ce soufre, sous les états divers indiqués précédemment, se rencontre en abondance. Une exploitation, certainement peu soigneuse, en a extrait néanmoins sept mille arrobes (environ huit cents quintaux métriques), en moyenne.

« À environ trente-cinq vares au-dessous du Malacate (vingt-neuf mètres), dit M. Perez, la muraille rocheuse est percée d’un trou ou caverne nommé voladero, d’où sort un courant d’air excessivement froid et d’une force telle, que les hommes qui descendent, en sont fortement incommodés. Souvent il leur arrivait de tourner sur le câble comme une girouette. »

Au moyen d’une observation barométrique, M. Sountag a trouvé la hauteur du fond du cratère au-dessus de Mexico égale à deux mille huit cent quarante et un mètres cinquante centimètres.

Du pico Mayor à l’Espinazo del Diablo, M. Sountag trouve trigonométriquement une distance de huit cent vingt-six mètres. Mais cette distance est inclinée ; elle ne peut donc pas être considérée comme le vrai diamètre entre ces deux points, d’autant plus que la cime du pico Mayor n’est pas immédiatement au-dessus du bord perpendiculaire du cratère, mais un peu plus à l’ouest. En supposant que les parois du cratère descendent perpendiculairement sous l’une et l’autre cime, le diamètre horizontal calculé sur les chiffres de M. Sountag se réduit, en chiffres ronds, à huit cents mètres.

Vers les quatre heures et demie du soir, MM. Salazar et Ochoa, sur lesquels je ne comptais plus, firent tout à coup leur apparition au milieu de nous. Ces courageux jeunes gens avaient su vaincre les souffrances et la fatigue qu’ils avaient éprouvées. Leur ascension, rendue déjà pénible par le temps plus long qu’ils avaient employé pour gravir le volcan, l’était devenue beaucoup plus encore par le vent qui s’était levé vers deux heures de l’après-midi.

La situation de M. Sountag empirait à chaque instant ; il se plaignait de maux de tête et surtout de douleurs aiguës dans la région du cœur. Il eut pourtant la force de se traîner dans la Cueva del Muerto que j’avais fait débarrasser de la neige qui l’obstruait. Au moyen de quelques débris de planches, on abrita l’intérieur de cette petite grotte tant bien que mal, et nous nous y serrâmes tous pour nous réchauffer les uns contre les autres.

Pendant que le temps se passait à grelotter, la nuit avançait ; de légers nuages flottaient à l’embouchure du cratère, au-dessus de nous. D. Saturnino se décida subitement à descendre à Tlamacas, afin d’y passer la nuit, nous laissant avec le guide et nos Indiens.

À mesure que la nuit approchait, le froid devenait plus vif. La grotte était si petite qu’elle pouvait à peine contenir cinq personnes. Nous étions assoupis ; un silence profond régnait parmi nous, interrompu seulement par le grondement sonore qui montait du cratère, ou par les soupirs plaintifs de mes compagnons. Les Indiens seuls avaient conservé toute leur vivacité, et ils chantèrent leurs refrains monotones de temps à autre, jusque bien avant dans la nuit. Enfin, se recroquevillant dans leurs couvertures, ils s’endormirent sur un pan de rocher avec le ciel pour baldaquin.

Cette nuit fut pour moi la plus cruelle de ma vie. Une soif ardente m’empêchait de sommeiller. Ma tête était en feu et mes membres étaient gelés. Un malaise, augmenté par les émanations sulfureuses que nous respirions, m’agitait les nerfs au point qu’il me fallait continuellement changer de position. Mon pouls battait cent vingt pulsations par minute. Du fond de l’abîme s’élevaient des sifflements sinistres couverts à certains moments par le fracas de quelque roche qui s’engouffrait ou par les rugissements des fournaises souterraines. On peut croire que j’attendis le matin avec impatience.

Dès que l’aube, se montra, je me glissai hors de notre grotte et je grimpai sur le bord oriental, où j’absorbai une quantité incroyable de glace, pour me désaltérer. Une clarté blafarde commençait à poindre vers l’est.

On distinguait à peine la vallée de Puebla, encore enveloppée de ténèbres profondes. Tout à coup la pointe extrême du pic d’Orizaba s’incendia ; on aurait dit un rubis éclatant enchâssé sur un dôme de l’argent le plus pur. Quelques minutes après, un disque colossal, couleur de pourpre, se levait et projetait ses premiers rayons sur le sommet du Popocatepetl.

L’horizon de ce côté semblait se baigner dans une mer diaphane et teinte des plus riches nuances. De seconde en seconde, les rayons lumineux se redressaient ; leurs extrémités descendaient du haut du volcan et chassaient les ombres de la vallée qui s’évanouirent bientôt. La terre, les arbres, les ravins et la plaine semblaient surgir comme par enchantement et se réveiller d’un long sommeil. Inondé de lumière, le paysage paraissait respirer et vivre. C’était un spectacle sublime, auquel il faut assister, qu’il faut sentir, car la parole humaine est impuissante à le peindre.

Mes compagnons vinrent me rejoindre lorsqu’il faisait déjà grand jour. Tous étaient accablés, car leur sommeil avait été trop agité pour être rafraîchissant. J’ordonnai de rassembler tout notre équipage que les Indiens emportèrent. Pendant ce temps-là, je prenais quelques croquis, dont M. François Sumichrast a fait de fidèles dessins. Enfin, vers dix heures, nous sortîmes du cratère, après y être restés environ vingt heures. Nos chevaux nous attendaient vers la Cruz, et nous ramenèrent au rancho de Tlamacas à une heure de l’après-midi.

Les jours suivants furent employés à parcourir quelques points intéressants dans les montagnes et dans la vallée d’Amecameca. Pendant ce temps-là, M. Sountag, qui s’était heureusement rétabli et dont les travaux différaient beaucoup des miens, s’occupait de ses opérations trigonométriques sur l’Ixtaccihuatl, et tentait une seconde ascension au Popocatepetl, qui lui réussit mieux que la première. Il eut le bonheur, cette fois, de descendre dans le cratère, et en rapporta des observations, dont j’ai déjà indiqué les principaux résultats.

Quand nous eûmes recueilli tout ce que les circonstances nous permettaient de voir et d’étudier, nous quittâmes Amecameca, dont l’aimable hospitalité vivra toujours dans nos souvenirs, et nous prîmes congé de MM. Pablo Perez, Sayago, etc., qui, par leur appui et leurs conseils éclairés, avaient grandement facilité notre tâche. Le 11 février nous rentrions à Mexico après vingt-cinq jours d’absence.

En résumé, les observations barométriques de l’expédition donnent, pour élévation absolue :

À la ville de Mexico 2777m » c
Au rancho des Tlamecas 3899 30
Au Popocatapetl (pico Major) 5422 »
À l’Iztaccihuatl (pic du Sud) 5081 16

Ces résultats diffèrent très-peu de ceux obtenus trigonométriquement par M. de Humboldt.

Jules Laveirière.

  1. La commission scientifique envoyée au Popocatepetl et à l’Iztaccihuatl par le ministre Manuel Siliceo, au mois de janvier 1857, était réduite à deux membres au moment de l’expédition : MM. A. Sountag, chargé des études géodésiques, et J. Laveirière, chargé de diriger l’ensemble des opérations et d’étudier la statistique, ainsi que les ressources économiques des contrées voisines du volcan. On avait adjoint à ces deux membres M. F. Sumichrast, naturaliste-collecteur, et MM. Salazar et Ochoa, élèves de l’école nationale d’agriculture et de l’école de médecine.

    La commission était pourvue d’un personnel nombreux et parfaitement équipé. Tous les instruments de précision avaient été choisis par M. Sountag lui-même, et rien de ce que la prévoyance peut conseiller pour ce genre d’expédition n’avait été omis.

  2. W. Prescott, Hist. de la conquête du Mexique, liv. III, ch. vii.
  3. Le capitaine du génie D. Lorenzo Perez Castro, qui a fait une expédition fin mai 1857, dit que les respiraderos sont au nombre de cinq, et que le plus grand a six mètres trente-trois centimètres de diamètre.