Ascanio/t2-18
XVIII.
LA FONTE.
Maintenant, avec la permission de nos lecteurs, quittons un instant le Châtelet pour revenir à l’hôtel de Nesle.
Aux cris de Benvenuto, ses ouvriers étaient accourus et l’avaient suivi à la fonderie.
Tous le connaissaient à l’œuvre ; mais jamais ils ne lui avaient vu une pareille ardeur au visage, une pareille flamme dans les yeux ; quiconque eût pu le mouler lui-même en ce moment comme il allait mouler le Jupiter eût doté le monde de la plus belle statue qui se pût faire du génie de l’art.
Tout était prêt, le modèle en cire, revêtu de sa chappe de terre, attendait, tout cerclé de fer et dans le fourneau à capsule qui l’entourait, l’heure de la vie. Le bois lui-même était tout disposé ; Benvenuto en approche la flamme à quatre endroits différens, et comme le bois était du sapin que l’artiste prenait depuis longtemps soin de faire sécher, le feu gagna rapidement toutes les parties du fourneau, et le moule se trouva bientôt former le centre d’un immense foyer. Alors la cire commença à sortir par les évens, tandis que de son côté le moule cuisait ; en même temps les ouvriers creusaient une grande fosse près du fourneau où le métal devait entrer en fusion, car Benvenuto ne voulait pas qu’il y eût un instant perdu, et aussitôt le moule cuit, il voulait procéder à la fonte.
Pendant un jour et demi la cire découla du moule ; pendant un jour et demi, tandis que les ouvriers se relevaient tour à tour, se reposant par quart, comme les matelots d’un bâtiment de guerre, Benvenuto veilla, tournant autour du fourneau, alimentant le foyer, encourageant les travailleurs. Enfin, il reconnut que toute la cire était écoulée et que le moule était parfaitement cuit ; c’était la seconde partie de son œuvre ; la dernière était la fonte du bronze et le coulage de la statue.
Lorsqu’on en fut là, les ouvriers, qui ne comprenaient rien à cette force surhumaine et à cette furieuse ardeur, voulurent obtenir de Benvenuto qu’il prit quelques heures de repos, mais c’étaient quelques heures ajoutées à la captivité d’Ascanio et aux persécutions de Colombe. Benvenuto refusa. Il semblait du même métal que ce bronze dont il allait faire un dieu.
Alors, la fosse creusée, il entoure le moule d’excellens cordages, et à l’aide de cabestans préparés à cet effet, il l’enleva avec tout le soin possible, le transporta au-dessus de la fosse et l’y descendit lentement jusqu’à ce qu’il fût à la hauteur du fourneau ; arrivé là, il le consolida en faisant rouler tout autour de lui la terre extraite de la fosse, en la foulant par couches et en plaçant, à mesure qu’elle s’élevait, les tuyaux de terre cuite destinés à servir d’évens. Tous ces préparatifs prirent le reste de la journée. La nuit vint ; il y avait quarante-huit heures que Benvenuto n’avait dormi, ne s’était couché, ne s’était assis. Les ouvriers le suppliaient, Scozzone le grondait, mais Benvenuto ne voulait entendre à rien ; une force magique semblait le soutenir, et il ne répondait aux supplications et aux gronderies qu’en commandant à chaque ouvrier la besogne qu’il avait à faire avec la voix brève et dure dont un général d’armée commande la manœuvre à ses soldats.
Benvenuto voulait commencer la fonte à l’instant même ; l’énergique artiste, qui avait constamment vu tous les obstacles céder devant lui, essayait alors sa puissance impérative sur lui-même ; écrasé de fatigue, dévoré de soucis, brulé de fièvre, il commandait à son corps d’agir, et ce corps de fer obéissait, tandis que ses compagnons étaient forcés de se retirer l’un après l’autre, comme dans une bataille on voit des soldats blessés quitter leur rang et regagner l’ambulance.
Le fourneau de fonte était prêt ; Benvenuto l’avait fait remplir de lingots de fonte et de cuivre, placés symétriquement les uns sur les autres, afin que la chaleur pût se faire jour entre eux, et que la fusion s’opérât plus rapidement et plus complétement. Il y mit le feu comme à la première fournaise, et bientôt, comme le bûcher était composé de sapin, la résine qui en découlait, jointe à la combustibilité du bois, fit une flamme telle que, s’élevant plus haut qu’on ne s’y attendait, elle alla lécher le toit de la fonderie, qui n’étant qu’un toit de bois, prit feu aussitôt. À la vue et surtout à la chaleur de cet incendie, tous les compagnons, à l’exception d’Hermann, s’éloignèrent ; mais Hermann et Benvenuto, c’était assez pour faire face à tout. Chacun d’eux prit une hache et se mit à abattre les piliers de bois qui soutenaient le hangard. Un instant après, le toit tout enflammé tomba. Alors avec des crocs Benvenuto et Hermann poussèrent les débris brûlans dans la fournaise, et l’ardeur du foyer s’en augmentant, le métal commença de fondre.
Mais arrivé à ce point, Benvenuto Cellini se trouva au bout de ses forces. Il y avait près de soixante heures qu’il n’avait dormi, il y en avait vingt-quatre qu’il n’avait mangé, et depuis ce temps il était l’âme de tout ce mouvement, l’axe de toute cette fatigue. Une fièvre terrible s’empara de lui : à la coloration de son teint succéda une pâleur mortelle. Dans une atmosphère tellement ardente que personne n’y pouvait demeurer près de lui, il sentait ses membres trembler et ses dents battre comme s’il se fût trouvé au milieu des neiges de la Laponie. Les compagnons s’aperçurent de son état, s’approchèrent de lui ; il voulut résister encore, nier sa défaite, car pour cet homme, céder même devant l’impossible était une honte ; mais enfin il lui fallut avouer qu’il se sentait défaillir. Heureusement la fusion arrivait à son terme ; le plus difficile était fait : le reste était une œuvre de mécanique facile à exécuter. Il appela Pagolo : Pagolo n’était point là. Cependant aux cris des compagnons qui répétaient son nom en chœur, Pagolo reparut ; il venait, disait-il, de prier pour l’heureuse issue de la fonte.
— Ce n’est pas le temps de prier ! s’écria Benvenuto, et le Seigneur a dit : Qui travaille prie. C’est l’heure de travailler, Pagolo. Ecoute, je sens que je me meurs ; mais, que je meure où non, il ne faut pas moins que mon Jupiter vive. Pagolo, mon ami, c’est à toi que j’abandonne la direction du moulage, certain que si tu le veux tu feras tout aussi bien que moi. Pagolo, tu comprends bien, le métal sera bientôt prêt ; tu ne peux te tromper à son degré de cuisson. Lorsqu’il sera rouge, tu feras prendre un pierrier à Hermann et un autre a Simon-le-Gaucher. Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je dis donc ? Oui. Puis, ils frapperont un coup sur les deux tampons des fourneaux. Alors le métal coulera, et si je suis mort vous direz au roi qu’il m’a promis une grâce et que vous venez la réclamer en mon nom, et que cette grâce… c’est… Oh ! mon Dieu ! je ne m’en souviens plus. Que voulais-je donc demander au roi ? Ah ! oui… Ascanio… seigneur de Nesle… Colombe, la fille du prévôt… d’Orbec… Madame d’Etampes… Ah !… je deviens fou !
Et Benvenuto chancelant tomba dans les bras d’Hermann, qui l’emporta comme un enfant dans sa chambre, tandis que Pagolo, chargé de la direction du moulage, donnait des ordres pour que l’œuvre se continuât.
Benvenuto avait raison, ou plutôt un délire terrible s’était emparé de lui. Scozzone, qui sans doute de son côté priait aussi, comme Pagolo, accourut pour lui porter secours ; mais Benvenuto ne cessait de crier : Je suis mort ! — Je vais mourir ! — Ascanio ! Ascanio ! que deviendra Ascanio !
C’est qu’en effet mille visions délirantes passaient dans sa tête : Ascanio, Colombe, Stéphana, tout cela grandissait à ses yeux comme des spectres, s’évanouissait comme des ombres. Puis, au milieu de tout cela, passaient tout sanglans Pompeio l’orfèvre, qu’il avait tué d’un coup de poignard, et le maître de poste de Sienne, qu’il avait tué d’un coup d’arquebuse. Passé et présent se confondaient dans sa tête. Tantôt c’était Clément VII qui retenait Ascanio en prison, tantôt c’était Cosme Ier qui voulait forcer Colombe à épouser d’Orbec. Puis, il s’adressait à la duchesse Eléonore, croyant s’adresser à madame d’Etampes ; il suppliait, il menaçait. Puis il riait au nez de la pauvre Scozzone pleurante : il lui disait de prendre garde que Pagolo ne se rompît le cou en courant sur les corniches comme un chat. Puis à ces momens d’agitation insensée succédaient des intervalles de prostration complète pendant lesquels on eût dit qu’il allait mourir.
Cette agonie durait depuis trois heures : Benvenuto était dans un de ces momens de torpeur que nous avons dit, quand tout à coup Pagolo entra dans sa chambre, pâle, défait et s’écriant :
— Que Jésus et la Madone nous aident, maître ! car tout est perdu maintenant, et il ne peut plus nous arriver secours que du ciel.
Tout écrasé, tout mourant, tout évanoui qu’était Benvenuto, ces mots comme un stylet aigu pénétrèrent jusqu’au plus profond de son cœur. Le voile qui couvrait son intelligence se déchira, et comme Lazare se levant à la voix du Christ, il se souleva sur son lit en criant :
— Qui a dit ici que tout était perdu tant que Benvenuto vivait encore ?
— Hélas ! moi, maître, moi, dit Pagolo.
— Double infâme ! s’écria Benvenuto, il était donc dit que tu me trahiras sans cesse ! Mais sois tranquille, Jésus et la Madone que tu invoquais tout à l’heure sont là pour soutenir les hommes de bonne volonté et pour punir les traîtres…
En ce moment on entendit les ouvriers qui se lamentaient en criant : Benvenuto ! Benvenuto !
— Le voilà ! le voilà ! répondit l’artiste en s’élançant hors de sa chambre, pâle, mais plein de force et de raison. Le voilà ! et malheur à ceux qui n’auront pas fait leur devoir !
En deux bonds Benvenuto fut à la fonderie ; il trouva tout ce monde d’ouvriers qu’il avait laissé si plein d’ardeur stupéfait et abattu. Hermann lui-même semblait mourant de fatigue ; le colosse chancelait sur ses jambes et était forcé de s’appuyer à l’un des piliers du hangard resté debout.
— Or çà, écoutez-moi, s’écria Benvenuto d’une voix terrible et en tombant au milieu d’eux comme la foudre, je ne sais pas encore ce qui est arrivé, mais sur mon âme ! je vous en réponds d’avance, il y a remède. Obéissez donc maintenant que je suis présent à la besogne ; mais obéissez passivement, sans dire un mot, sans faire un geste, car le premier qui hésite, je le tue.
Voilà pour les mauvais.
Puis pour les bons, je ne dirai qu’un mot : la liberté, le bonheur d’Ascanio, votre compagnon que vous aimez tant, est au bout de la réussite. Allons !
À ces mots Cellini s’approcha du fourneau pour juger lui-même de l’événement. Le bois avait manqué et le métal s’était refroidi, de sorte qu’il était, comme on dit en terme de métier, tourné en gâteau.
Benvenuto jugea aussitôt que tout était réparable ; sans doute Pagolo s’était relâché de sa surveillance, et pendant ce temps la chaleur du foyer avait diminué ; il fallait rendre à la flamme toute sa chaleur, il fallait rendre au métal toute sa liquéfaction.
— Du bois ! s’écria Benvenuto, du bois ! cherchez-en partout où il peut y en avoir ; courez chez les boulangers, et payez-le, s’il le faut, à la livre ; apportez jusqu’au dernier copeau qui se trouve dans la maison. Enfonce les portes du Petit-Nesle, Hermann, si dame Perrine ne veut pas te les ouvrir : tout est de bonne prise, de ce côté, nous sommes en pays ennemi. Du bois ! du bois !
Et pour donner l’exemple le premier, Benvenuto saisit une hache et attaqua à grands coups les deux poteaux qui restaient encore debout, et qui bientôt s’abattirent avec le reste de la toiture, que Benvenuto poussa aussitôt dans le foyer ; en même temps les compagnons revinrent de tous côtés chargés de bois.
— Ah ça ! maintenant, s’écria Benvenuto, êtes-vous disposés à m’obéir ?
— Oui ! oui ! crièrent toutes les voix ; oui ! dans tout ce que vous nous ordonnerez, et tant qu’il nous restera un souffle de vie.
— Alors triez le chêne, et ne jetez d’abord que du chêne dans le foyer ; le chêne fait un feu plus vif, et par conséquent le remède sera plus prompt.
Aussitôt le chêne plut par brassées dans la fournaise, et ce fut Benvenuto qui fut forcé de crier assez.
L’énergie de cette âme avait passé dans toutes les âmes ; ses ordres, ses gestes, tout était compris et exécuté à l’instant même. Il n’y avait que Pagolo qui de temps en temps murmurait entre ses dents :
— Vous voulez faire des choses impossibles, maîtret c’est tenter Dieu.
Ce à quoi Cellini répondait par un regard qui voulait dire : Sois tranquille, tout n’est pas fini entre nous.
Cependant, malgré les prédictions sinistres de Pagolo, le métal commençait à entrer de nouveau en fusion, et pour hâter cette fusion, Benvenuto jetait de temps en temps pans le fourneau quelques livres de plomb, remuant plomb, cuivre et bronze, avec une longue barre de fer, de sorte que, pour me servir de ses expressions à lui-même, ce cadavre de métal commençait à revenir à la vie. À la vue de ce progrès, Benvenuto, joyeux, ne sentait plus ni fièvre ni faiblesse : lui aussi ressuscitait.
Enfin on vit le métal bouillir et monter. Aussitôt Benvenuto ouvrit l’orifice du moule et ordonna de frapper sur les tampons du fourneau, ce qui fut exécuté à l’instant même ; mais comme si, jusqu’au bout, cette œuvre gigantesque devait être un combat de Titans, les tampons ôtés, Benvenuto s’aperçut, non seulement que le métal ne coulait pas avec une rapidité suffisante, mais encore qu’il n’y en aurait peut-être encore point assez. Alors, frappé d’une de ces idées suprêmes comme il en vient aux artistes seuls :
— Que la moitié de vous, dit-il, reste ici pour jeter du bois dans le foyer, et que l’autre me suive !
Et suivi de cinq compagnons, il s’élance vers l’hôtel de Nesle ; puis, un instant après, tous reparurent chargés de vaisselle d’argent et d’étain, de lingots, d’aiguières à moitié terminées. Benvenuto donna l’exemple, et chacun jeta son précieux fardeau dans le fourneau, qui dévora tout à l’instant même, bronze, plomb, argent, saumons bruts, ciselures merveilleuses, avec la même indifférence qu’il eût dévoré l’artiste lui-même si l’artiste à son tour s’y fût précipité.
Mais grâce à ce surcroît de matières fusibles, le bronze devint parfaitement liquide, et comme s’il se fût repenti de son hésitation d’un instant, se mit à couler à pleins canaux. Il y eut alors un moment d’anxieuse attente, qui devint presque de la terreur quand Benvenuto s’aperçut que tout le bronze écoulé n’arrivait pas jusqu’à l’orifice du moule : il sonda alors avec une longue perche, mais il sentit que sans arriver au bout du jet, le bronze avait dépassé la tête de Jupiter.
Alors, il tomba à genoux et remercia Dieu ; l’œuvre était terminée qui devait sauver Ascanio et Colombe ; maintenant Dieu permettrait-il qu’elle fût accomplie parfaitement ?
C’est ce que Benvenuto ne pouvait savoir que le lendemain.
La nuit, comme on le pense bien, fut une nuit d’angoisse ; et si fatigué que fût Benvenuto, à peine s’il eut quelques instans de sommeil. Encore ce sommeil était-il bien loin d’être le repos. À peine l’artiste avait-il les yeux fermés, que les objets réels faisaient place aux objets imaginaires. Il voyait son Jupiter, ce maître des cieux, ce roi de la beauté olympienne, tordu comme son fils Vulcain. Il ne comprenait plus rien dans son rêve. Etait-ce la faute du moule ? était-ce la faute de la fonte ? était-ce lui qui s’était trompé dans l’œuvre ? était-ce le destin qui s’était raillé de l’ouvrier ? Puis à cette vue sa poitrine se gonflait, ses tempes battaient ardemment, et il se réveillait le cœur bondissant et la sueur sur le front. Pendant quelque temps il doutait encore, ne pouvant dans la confusion de son esprit séparer la vérité du mensonge. Puis enfin il songeait que son Jupiter était encore caché dans son moule comme l’enfant dans le sein de sa mère. Il se rappelait toutes les précautions qu’il avait prises. Il adjurait Dieu qu’il voulait faire non-seulement une belle œuvre, mais encore une bonne action. Puis, plus calme et plus tranquille, il se rendormait sous le poids de cette fatigue incessante qui semblait ne plus devoir le quitter, pour tomber dans un second rêve aussi insensé et aussi terrifiant que le premier.
Le jour vint, et avec le jour Benvenuto secoua tous les restes du sommeil ; en un instant il fut debout et habillé : une seconde après il était à la fonderie.
Le bronze était encore évidemment plus chaud qu’il ne convenait pour le mettre à l’air ; mais Benvenuto était si pressé de voir ce qu’il avait désormais à craindre ou à espérer, qu’il n’y put tenir et qu’il commença à découvrir la tête. Lorsqu’il porta la main sur le moule, il était si pâle qu’on eût cru qu’il allait mourir.
— Fous engore malate, maîdre ? dit une voix que Benvenuto reconnut à son accent pour celle d’Hermann. Fous mieux faire rester tans fotre lit.
— Tu te trompes, Hermann mon ami, dit Benvenuto, tout étonné de voir Hermann levé de si bon matin, car c’est dans mon lit que je mourrais. Mais toi, comment es tu levé à cette heure ?
— Che me bromenais, dit Hermann en rougissant jusqu’au blanc des yeux ; chaime à me bromener beaugoup. Foulez-vous que che fous aite, maîdre ?
— Non, non, s’écria Benvenuto ; que personne que moi ne touche à ce moule ! Attends, attends !
Et il commença à découvrir doucement le haut de la statue. Par un hasard miraculeux, il y avait eu juste le métal nécessaire. Si Benvenuto n’avait pas eu l’idée de jeter dans le fourneau son argenterie, ses plats et ses aiguières, la fonte manquait et la tête ne venait pas. Heureusement la tête était venue, et merveilleusement belle.
Cette vue encouragea Benvenuto à découvrir successivement les autres parties du corps. Peu à peu le moule tomba comme une écorce, et enfin, le Jupiter, délivré des pieds à la tête de son entrave, apparut majestueux comme il convenait au roi de l’Olympe. En aucune partie le bronze n’avait fait défaut à l’artiste, et lorsque le dernier lambeau de glaise tut tombé, ce fut un cri d’admiration parmi tous les ouvriers, car ils étaient venus successivement et en silence se grouper devant Cellini, qui, trop préoccupé des pensées qu’une si heureuse réussite faisait naître dans son esprit, ne s’était pas même aperçu de leur présence.
Mais à ce cri qui le faisait dieu à son tour, Benvenuto releva la tête, et avec un sourire orgueilleux :
— Ah ! dit-il, nous verrons un peu si le roi de France osera refuser la première grâce que lui demandera l’homme qui a fait une pareille statue.
Puis, comme s’il se fût repenti de ce premier mouvement d’orgueil, qui était cependant tout entier dans sa nature, il tomba sur les deux genoux, et joignant les mains, il dit tout haut une action de grâces au Seigneur.
Comme il achevait sa prière, Scozzone accourut disant à Benvenuto que madame Jacques Aubry demandait à lui parler en secret, ayant une lettre de son mari qu’elle ne voulait remettre qu’à Benvenuto.
Benvenuto fit redire deux fois le nom à Scozzone, car il ignorait quel écolier fût en puissance de femme légitime. Il ne se rendit pas moins à l’invitation qui lui était faite, laissant tous ses compagnons, orgueilleux et grandis de la gloire de leur maître.
Cependant, en y regardant de plus près, Pagolo s’aperçut qu’il y avait une incorrection dans le talon du dieu, un accident quelconque ayant empêché la fonte de couler jusqu’au fond du moule.