Artistes belges à l’Étranger/Pierre Vlerick

PIERRE VLERICK.

Pierre Vlerick, cité dans plusieurs biographies ou histoires de la peinture sous le nom d’Ulerick ou Ulrich, à cause de l’usage où l’on était jadis de confondre l’U et le V, n’a point passé toute sa carrière à l’étranger ; mais il y a résidé assez longtemps, et le séjour qu’il y a fait a été marqué par des particularités assez intéressantes, pour que nous soyons autorisés à comprendre sa notice parmi celles des artistes flamands temporairement expatriés.

Né à Courtrai en 1539, Pierre Vlerick était destiné à la carrière du barreau par son père, qui exerçait la profession de procureur ; mais les dispositions qu’il manifesta pour le dessin lui firent obtenir l’autorisation de céder au penchant qui l’entraînait vers les beaux-arts.

Un biographe a dit, sérieusement et plaisamment tout à la fois, qu’on le mit en apprentissage chez Guillaume nellaert, peintre en bâtiments. Le placer à pareille école eût été un singulier moyen de l’aider à suivre sa vocation. Guillaume Snellaert pratiquait la peinture en détrempe.

C’était un artiste fort ordinaire, mais ce n’était point un manœuvre. Il enseigna tout ce qu’il savait à son jeune disciple. Celui-ci reconnut, après moins d’une année, qu’il ferait désormais peu de progrès sous un tel maître et prit la résolution d’aller chercher, hors de sa ville natale, des leçons plus efficaces. Karel van Yper ou Charles d’Ypres, car il est connu sous ces deux noms, jouissait d’une certaine réputation. Il avait voyagé en Italie, et l’analogie qu’offrait sa manière avec celle de Tintoret a fait supposer qu’il avait reçu des leçons de ce maître. Ce fut auprès de lui que se rendit Pierre Vlerick. Charles d’Ypres accorda au jeune Courtraisien l’entrée de son atelier et lui fit faire de rapides progrès. Pierre Vlerick sentait combien ce nouveau maître était supérieur à celui qu’il avait quitté, et il aurait voulu pouvoir poursuivre, sous sa direction, des études dont il recueillait d’excellents fruits ; mais l’humeur fantasque de Charles d’Ypres, dont l’état mental n’était pas très-sain et qui finit misérablement par un suicide, ne lui permit pas de prolonger son séjour auprès de lui. Il retourna chez son père, qui n’était pas la tendresse même, à ce qu’il parait, et qui le reçut assez mal, trouvant sans doute qu’un jeune homme qui préférait la peinture à la jurisprudence ne pouvait être qu’un vaurien.

Pierre Vlerick déserta la maison paternelle et se rendit à Malines, où l’on sait qu’il y avait alors de nombreux ateliers de peintres. Il ne s’agissait plus seulement, pour lui, d’étudier, mais de vivre, toute pension lui étant désormais refusée. Un peintre en détrempe, et non en bâtiments, le reçut au nombre de ses aides. Moyennant une modique rétribution corr|quoditienne|quotidienne}}, Vlerick s’engagea à rendre à son patron tous les services dont son pinceau serait capable. Dans de certains ateliers flamands, le travail était divisé comme il l’est dans les manufactures. Un tableau passait entre les mains de plusieurs praticiens : celui-ci faisait la tête, celui-là les mains ; un autre les pieds, un quatrième les draperies, un cinquième les fonds et accessoires. Pierre Vlerick se résigna quelque temps à louer sa collaboration au fabricant de ces œuvres de pacotille qui lui avait ouvert son atelier ; mais dès qu’il eut fait quelques économies, il se hâta de le quitter pour aller à Anvers, où de tous autres moyens d’études devaient lui être offerts. Ces détails sont donnés par M. Van Mander, qui avait eu Pierre Vlerick pour maître, et qui fournit des indications très-précisés sur la partie belge de sa biographie, s’il nous est permis de nous exprimer ainsi. Nous passerons rapidement sur cette phase de sa carrière pour le suivre en Italie, puisque c’est à retracer les incidents de la vie de nos artistes à l’étranger que nous nous attachons ici particulièrement.

Pierre Vlerick demeura quelque temps à Anvers, où il fréquenta, suivant ce que nous dit Van Mander, l’atelier de Jacques Floris, frère de Frans Floris, et où il exécuta de nombreuses copies qui formèrent son coup d’œil et sa main. Le voilà parti pour l’Italie : il traverse la France et pousse jusqu’à Venise, où il plante sa tente de voyageur. Il va demander au Tintoret la faveur d’être admis au nombre de ses disciples. C’est à ce maître que nos Flamands s’adressaient de préférence, et, quoiqu’il ne tînt pas école ouverte comme d’autres peintres, il les accueillait bien. Peut-être ses bonnes dispositions pour eux tenaient-elles à ce qu’il pouvait utiliser un genre de talent qu’ils possédaient tous, et que ceux de ses compatriotes par lesquels il se faisait seconder dans l’exécution de ses immenses travaux n’avaient pas généralement au même degré. Nous avons déjà eu l’occasion de le dire plus d’une fois, les artistes flamands, éminemment doués de l’instinct de la nature, avaient devancé, comme paysagistes, ceux des autres nations. Le Tintoret trouvait en eux d’excellents auxiliaires pour cette partie de ses tableaux. Titien lui avait montre le parti qu’on peut tirer de ces fonds empruntés aux splendeurs de la nature ; mais, n’espérant pas pouvoir lutter avantageusement sur ce terrain avec son illustre rival, il aimait mieux recourir à la collaboration étrangère.

Zani nous apprend qu’il reçut ce service de deux peintres flamands Paolo Franceschi (Paul Franchoys) et Martin de Vos. Il aurait pu joindre à ces deux noms celui de Pierre Vlerick. D’une humeur enjouée, gai compagnon, le peintre courtraisien plut au Tintoret qui non-seulement lui donna des leçons et le prit, ainsi que nous venons de le dire, comme auxiliaire, mais encore le reçut familièrement chez lui.

C’est ici le lieu de faire mention d’une particularité qui a été très-diversement rapportée. Van Mander, en parlant du séjour de Pierre Vlerick à Venise, et des bonnes dispositions du Tintoret pour lui, donne à entendre que s’il n’avait pas eu un aussi vif penchant pour les voyages et s’il avait pu se fixer à Venise, il aurait peut-être épousé la fille de son maître, la charmante Marietta Tintoret dont les annalistes de la peinture italienne ont célébré les talents et la beauté. C’est une simple supposition. Elle a pris, sous la plume de certains écrivains, le caractère de l’affirmation d’un fait. La Biographie des hommes remarquables de la Flandre occidentale renferme deux notices sur l’artiste dont nous nous occupons, l’une dans le deuxième et l’autre dans le quatrième volume. Voici ce que nous lisons dans la première : « Arrivé à Venise, il (P. Vlerick) fit la connaissance de Tintoret qui le prit en affection, à tel point qu’il lui donna sa fille en mariage. Vlerick, malgré les instances de son illustre beau-père, quitta Venise pour aller visiter d’autres villes et pour se rendre à Rome. » Voilà qui est positif : Tintorel donne sa fille en mariage à Pierre Vlerick. Dans la seconde notice on est moins affirmatif, sans faire connaître toutefois pourquoi l’on présente les choses sous un nouvel aspect : « Après avoir mûri son talent par un travail soutenu et une étude intelligente et réfléchie des bons modèles, Vlerick se disposa à visiter les autres villes remarquables de l’Italie. Le Tintoret, charmé de sa manière de peindre, des connaissances variées et de l’humeur enjouée de notre compatriote, s’efforça de le retenir auprès de lui, en lui offrant la main de sa fille. Pierre, qui était un agréable boute-en-train, léger et pétulant, avait courtisé dans ses moments de loisirs la belle enfant ; mais, soit qu’il fût trop attaché à sa patrie, soit que sa passion des voyages ne fût pas assouvie parce qu’il avait vu, il laissa là ses amours et son maître, fit ses adieux au grand peintre qui l’avait chéri comme un fils, et visita successivement toutes les villes où il espérait trouver quelque objet qui pût servir à son instruction. » Trompé par ce récit, où tout est imaginaire, M. Siret a dit dans son Dictionnaire historique des peintres de toutes les écoles : « Il (Vlerick) sut gagner l’estime du Tintoret, qui voulut lui faire épouser sa fille ; mais le désir de voyager fit que Vlerick repoussa cette proposition. » Ainsi, parce qu’il a plu à un biographe d’inventer des épisodes qui n’ont aucune apparence de fondement, dans le seul but sans doute de rendre son héros plus intéressant et d’allonger sa notice, voici la belle Maria Tintoret présentée comme une amante délaissée. Le jeune peintre de Courtrai l’a courtisée dans ses moments de loisir, puis il l’a plantée là, si l’on veut bien nous passer cette expression vulgaire. Le Tintoret veut lui faire épouser sa fille, mais il repousse cette proposition. La belle Vénitienne a l’humiliation de se voir dédaignée par un jeune Courtraisien. Peu s’en est fallu que le biographe n’ait risqué quelque insinuation attentatoire à sa réputation d’honnête dite, sans songer que la calomnie, pour s’exercer sur des morts, n’en est pas moins de la calomnie. Heureusement pour Maria ïintoret, il est facile de la défendre contre les allégations au moins légères du biographe. Il suffit pour cela d’un rapprochement de dates. Pierre Vlerick devait avoir environ vingt ans lorsqu’il partit pour l’Italie. Né en 1559, il entreprit donc ce voyage vers 1559, et, en supposant qu’il ait fait quelques haltes dans les villes intermédiaires, il arriva à Venise au commencement de 1560 au plus tard. C’était précisément l’année de la naissance de Maria Robusti, célèbre quelque vingt ans après sous le nom de Marietta Tintorella : or, on sait pertinemment que Pierre Vlerick n’est pas resté à Venise assez longtemps pour voir l’enfant parvenir à l’âge nubile et pour avoir l’occasion de refuser sa main.

Nous avons insisté sur cet épisode imaginaire de la vie de Vlerick, bien qu’il soit étranger à l’art, parce que nous voulions montrer une fois de plus comment on écrit trop souvent l’histoire, et quelles bévues est exposé à commettre le biographe qui s’attribue les privilèges du romancier.

Pierre Vlerick quitta Venise sans que la main de Maria Tintoret lui fut offerte, et sans faire, par conséquent, à Jacopo Robusti l’affront d’un refus. Il quitta Venise, non parce qu’il avait la folle passion des voyages, comme ses biographes l’ont donné à entendre, mais parce qu’il était parti pour l’Italie dans le dessein de compléter son éducation d’artiste par l’étude des chefs-d’œuvre des maîtres, et que son but n’aurait pas été atteint s’il se fût arrêté à Venise. Aurait-il pu reprendre le chemin de la Flandre sans avoir vu Rome ? Il se dirigea donc vers la ville éternelle et y lit sa seconde station de pèlerin-artiste. Son temps fut partagé entre ses études et des travaux rétribués qu’il fallait bien qu’il acceptât et même qu’il recherchât, puisqu’il n’avait d’autre fortune que son pinceau. Van Mander dit qu’il dessina merveilleusement tout ce qui s’offrait à lui d’objets admirables dans Rome : monuments anciens, ruines, productions de l’art moderne. Parmi celles-ci, ce sont surtout les œuvres de Michel-Ange qui le frappèrent et qu’il étudia. Il est à remarquer que ceux des peintres flamands qui visitèrent l’Italie et qui subirent l’influence des écoles méridionales, eurent plus de tendance à s’assimiler le style de Michel-Ange qu’à imiter celui de Raphaël. Ils sentaient mieux l’énergie, le mouvement du premier, que l’exquise beauté dont le second a créé de si parfaits modèles.

Indépendamment de ses études d’après les œuvres des maîtres, Pierre Vlerick dessina beaucoup d’après nature ; il prit un grand nombre de vues des différentes parties de Rome et particulièrement des bords du Tibre. Van Mander dit que ses dessins étaient touchés avec esprit, dans le genre de ceux de H. Van Cleef. Il s’était mis à peindre à fresque, attendu qu’un artiste auquel ce procédé d’exécution n’était pas familier, trouvait difficilement à s’employer alors en Italie. Différents travaux de ce genre lui furent commandés. Girolamo Muziano, de Brescia, qui avait étudié à Venise et qui était venu se fixer à Rome où il jouissait d’un grand crédit, eut l’occasion de voir de ses ouvrages, distingua son mérite et le prit pour collaborateur. C’était, pour notre artiste, une excellente protection. Girolamo Muziano avait la surintendance des travaux de peinture du Vatican, ce qui lui donnait une grande autorité et rendait son patronage fort utile à ceux qui pouvaient l’obtenir. Nous avons vu que Pierre Vlerick avait été employé par le Tintoret à orner ses tableaux de fonds de paysages. Ce fût une mission tout opposée qu’il reçut de Girolamo Muziano. Ce maître traitait supérieurement la ligure ; mais il excellait davantage encore dans les vues champêtres, ce qui lui avait valu à Rome le surnom du Jeune homme aux paysages. Il imitait avec succès la manière de Titien qu’il avait étudiée à Venise. Le goût des perspectives champêtres dominait alors à Rome ; tous les possesseurs de palais et de villa voulaient avoir des spécimens de ce genre de décoration, et Muziano pouvait à peine suffire aux commandes qu’il recevait de toutes parts. Force lui était de prendre des aides, pour contenter ses nobles clients. Il fit exécuter par Vlerick des figures dans plusieurs de ses paysages, et notamment dans ceux dont il orna la célèbre Villa d’Este, près de Tivoli. Le choix qu’un peintre tel que Muziano avait fait de notre jeune Flamand comme collaborateur, témoigne assez du mérite de celui-ci.

Pierre Vlerick ne voulait pas plus se fixer à Rome qu’il n’avait voulu s’établir à Venise, toute fable de mariage à part. Il alla à Naples où il prit beaucoup de vues d’après nature, tant dans la ville même que dans ses environs si riants et si pittoresques ; ce fut le terme de ses pérégrinations. Fortifié par des études assidues, riche de matériaux qu’il espérait pouvoir utile ment employer dans son pays, il quitta l’Italie où il laissait, comme tant d’autres de nos Flamands, la trace de son passage, et reprit le chemin de la Belgique, se dirigeant cette fois à travers l’Allemagne qu’il désirait connaître.

Pierre Vlerick était de retour dans sa ville natale. S’il faut en croire Van Mander, il n’est pas lieu de se féliciter d’avoir quitté Venise et Rome pour Courtrai. Nous le croyons sans peine. Quelles ressources pouvait offrir une petite ville de province à un artiste qui venait d’agrandir la sphère de ses idées par un séjour de plusieurs années dans un pays riche en monuments de tout genre et fertile en hommes distingués ? Mourir de faim ou périr d’ennui, telle est l’alternative où le peintre courtraisien se trouvait placé. Que ne s’était-il, à son retour, fixé soit à Bruxelles soit à Anvers, les seules villes de la Belgique où régnât à cette époque le mouvement des arts ? Il se maria et ce furent, sans doute, des raisons de famille qui le retinrent à Courtrai. Doué d’un tempérament énergique, il lutta courageusement contre la mauvaise fortune. Tableaux, portraits, plans de maisons, car il avait acquis des notions théoriques et pratiques d’architecture, il multiplia les preuves de son talent et de son activité. Ce fut en pure perte. Il resta méconnu par ses concitoyens, ou plutôt il Subit les effets de cette espèce d’asphyxie intellectuelle contre laquelle un homme de mérite se débat en vain dans une petite ville de province. Van Mander cite de lui plusieurs tableaux exécutés à cette époque de sa carrière et dont il fait l’éloge. Que sont-ils devenus ? Ou en cherche vainement la trace, en Belgique et ailleurs. Vlerick paraît être resté l’élève du Tintoret et avoir continué de peindre dans la manière du maître vénitien. C’est vraisemblablement ce défaut d’originalité qui aura causé la perte de ses œuvres non signées. On n’aura pu les rattacher ni à son nom, ni à celui d’aucun des peintres de l’école flamande, et si elles ne sont pas anéanties, elles ornent peut-être quelque église de village, attribuées par l’amateur qui les voit accidentellement à un Vénitien de la décadence. Telle est la juste punition des artistes qui ne savent pas garder un cachet personnel.

Vlerick ne faisait pas fortune à Courtrai. Il voulut essayer si son mérite serait mieux apprécié et mieux rétribué à Tournai. De nouvelles tribulations l’attendaient dans cette ville. Les peintres de la corporation locale lui interdirent d’exercer son art avant qu’il eût satisfait aux règlements. Cela ne lui fut pas difficile, car il s’agissait d’exécuter une œuvre qui prouvât la capacité du récipiendaire. Il réussit, cela va sans dire ; il ne réussit que trop, car sa supériorité blessa les peintres tournaisiens qui ne cessèrent de lui susciter des tracasseries. Nous ne nous arrêtons pas à ces misères, sur lesquelles Van Mander s’étend longuement, parce que nous ne voulons pas, comme nous l’avons dit, sortir des limites que nous prescrit notre sujet ; mais les particularités que rapporte le biographe des peintres flamands n’en ont pas moins un certain intérêt pour l’histoire de l’art et des mœurs des artistes.

La fin de la carrière de Pierre Vlerick fut des plus tristes. Il demeura à Tournai qui se montrait pour lui si peu hospitalière, fit des tableaux qu’il ne vendit pas et fut réduit pour vivre, si cela pouvait s’appeler vivre, à pratiquer la peinture non plus comme un art, mais comme le plus humble des métiers. Poursuivi pour des dettes qu’il avait été obligé de contracter, il perdit coup sur coup ses trois filles et mourut lui-même de la peste en 1581, à l’âge de quarante-deux ans. Combien de fois ne dut-il pas songer à l’Italie, à l’accueil qu’il y avait reçu, à la considération qu’on y avait eue pour son talent, aux jours heureux qu’il y avait passés ?