Artistes anglais contemporains/Introduction

J. Rouam, Imprimeur-éditeur et Remington and Co, Publishers (p. 1-4).

INTRODUCTION


Nation politique d’une habileté extrême au dehors, nation libre à l’intérieur, nation maritime et colonisatrice, industrielle et commerçante, utilitaire, pacifique et pourtant guerrière au besoin, c’est-à-dire pour ses besoins et sans vaine gloriole ; nation prudente et par moments aventureuse ; pratique, positive et, à ses heures, chimérique ; profondément religieuse et sceptique à la fois ; ayant de forts besoins matériels, sensuels ; impétueuse à les satisfaire et non moins prompte à se jeter dans le rêve ; à la tête aujourd’hui du mouvement des idées dans les sciences philosophiques ; douée des grands dons créateurs en littérature ; à toutes les époques de son histoire, traversée par le courant continu de la plus puissante imagination poétique, l’Angleterre était privée d’une seule illustration, celle de l’art.

Cette illustration, avec la tenace persistance qu’elle apporte à tout ce qu’elle entreprend, elle a voulu l’avoir. Voilà trente ans qu’elle travaille à cette conquête suprême. Ayant résolu d’ajouter ce dernier fleuron à sa couronne déjà si riche, elle y a réussi. Et toutes les nations artistes désormais tournent vers elle des regards étonnés, quelques-unes même des regards jaloux ; et la France, sa plus proche voisine, n’est pas celle qui se montre le moins préoccupée des progrès tout à fait imprévus — d’abord niés, puis glorieusement constatés — accomplis par l’ambitieuse Albion dans ces belles voies de l’art où, la perfide, en si peu d’années, elle a marqué sa place et à un rang qui n’est point le dernier.

C’est du milieu de ce siècle que datent, dans la direction qui nous intéresse, cet élan généreux de l’Angleterre et ce nouvel effort. Sans doute l’effort n’était pas absolument nouveau. Oui, les origines de l’école anglaise sont relativement de beaucoup antérieures, sans être pour cela très anciennes, car elles remontent seulement au second quart du xviiie siècle. À ce moment elle se décide à secouer le joug de l’art allemand et flamand que, du règne de Henri VIII à celui de Guillaume III, elle-même elle confie tour à tour aux mains puissantes de Hans Holbein, de Rubens et de Van Dyck, puis aux moindres mains de Peter Lely et enfin de Godfrey Kneller. Et depuis, elle se réclame d’artistes indigènes.

Mais si dès lors elle peut invoquer le britannisme de véritables peintres comme Reynolds, Gainsborough, Constable, même comme Lawrence, et de gens d’esprit comme Hogarth et Wilkie, ce n’est là pourtant qu’une éphémère lueur, un glorieux feu de paille, qui s’éteint dans l’absurde, dans le monstrueux italianisme où bientôt elle s’enlize et finalement périt asphyxiée. À quoi bon rappeler les tristes noms des Benjamin West, des Fuseli, des William Etty, des James Northcote, d’un John Opie, d’un Benjamin Haydon, d’un James Barry, de toutes ces lourdes phalènes qui vont brûler leurs pauvres ailes au flambeau des maîtres latins, s’y aveugler, et reviennent enflées, gonflées d’une nouvelle importance, bourdonner les Héroïdes du cauchemar dans la nuit de leur aveuglement !

Cette longue nuit n’est illuminée que par le fier talent de David Scott — qui meurt méconnu, à quarante ans, en 1847[1], — et par le génie de Joséph-Mallord-William Turner ; et Turner, qui approchait de quatre-vingts ans, s’en allait tout à l’heure mourir d’une mort anonyme, dans un misérable taudis des bords de la Tamise, au pont de Battersea, le 19 décembre 1851.

Précisément cette année 1851 est l’année de l’hégire pour l’école anglaise moderne. L’Angleterre venait d’ouvrir la première exposition universelle internationale ; elle avait appelé les peuples du monde entier à concourir sur le terrain de l’art et de l’industrie. Victorieuse dans le champ de l’industrie, elle sortit de la lutte vaincue dans le champ de l’art et des arts décoratifs. Ayant constaté qu’elle était tributaire de l’étranger pour ses modèles et que les préférences du marché européen allaient à juste titre aux produits français, calculant les funestes conséquences économiques d’un tel état de choses, comprenant que son infériorité en matière de goût provenait du manque total d’un enseignement des arts du dessin, sollicitée, secondée par S. A. R. le prince Albert qui prit l’initiative du mouvement, elle fonda aussitôt un musée de modèles et une école centrale et normale d’enseignement, c’est-à-dire une admirable source d’instruction spéciale dont l’action partant du South Kensington se répand dans toutes les villes manufacturières et propage sur tous les points du Royaume-Uni l’étude féconde du dessin. Or, cette fécondation — en pouvait-il être autrement ? — n’a point seulement tourné au profit des arts décoratifs ; on admettra bien qu’en ces écoles de toutes parts multipliées sont nés à la vie de l’art bien des peintres dont les œuvres figurent avec honneur aujourd’hui aux expositions de chaque printemps à la Royal Academy et à la Grosvenor Gallery.

D’autre part, cette même année 1851 — je le disais bien que c’était une date d’hégire — fut témoin d’un fait qui pour être moins solennel a cependant aux yeux d’un historien de l’art une importance considérable. Isolés ou groupés, de jeunes artistes, dans le néant où l’école anglaise agonisait, tentaient depuis quelque temps une réaction vigoureuse contre les boursouflures à l’italienne et les platitudes académiques d’alors. Ceux qui sont au courant des choses savent que je parle ici du petit groupe des Préraphaélites, de MM. D. G. Rossetti, W. Holman Hunt, J. E. Millais et de leurs alliés dont le plus actif, le plus résolu était M. F. Madox Brown, quoiqu’il ne fît point partie de la confrérie ou Brotherhood. Aux expositions de 1849, les œuvres des Préraphaélites jugées pour elles-mêmes et sans parti pris d’école avaient été favorablement

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Composition de David Scott
pour The Ancient Mariner, poème de Coleridge.

accueillies par la critique. Depuis, l’association étant connue ainsi que son principe et sa devise — « Truth », le Vrai, — il n’y eut pas de sarcasmes, d’injures même dont ces jeunes gens ne fussent l’objet. En 1851, le découragement les gagnait, l’un d’eux allait non pas céder, mais renoncer, s’expatrier, quand M. John Ruskin, l’admirateur passionné de Turner et son apologiste, se jeta dans la mêlée et écrivit sa célèbre lettre au Times. Assurément la cause de la vérité dans l’art, du retour à l’observation de la nature, si éloquemment qu’elle fût plaidée, ne fut pas gagnée le jour même ; mais du coup le pic était entré dans le granit de la vieille bastille académique, l’opinion revint aux vaillants de la première heure, ils eurent un public chaque jour plus nombreux. Si par la suite ils se dispersèrent, s’ils abandonnèrent la désignation de Préraphaélites qu’ils avaient adoptée dans le premier feu de leur juvénile enthousiasme, c’est que la lutte était finie ; c’est que le champ était libre désormais à toutes les manifestations d’un art fondé sur l’amour de la nature et de la vérité ; c’est qu’un tel art, exigeant de tout artiste l’apport complet de ses énergies individuelles, ne pouvait demeurer lié à une formule de combat, excellente pour le combat, mais qui aurait eu le tort, la bataille étant terminée, de circonscrire d’une façon beaucoup trop étroite, de limiter aux exemples fournis par les maîtres primitifs la vivante expansion du génie de tout homme sollicitée par les séductions éternelles et éternellement variées de la nature.

Et par le fait, il s’est accompli dans le talent des Préraphaélites d’autrefois, de deux d’entre eux au moins, d’évidentes évolutions ; le talent de l’un s’est élevé au culte de la pure beauté, Celui de l’autre s’est singulièrement élargi. Qu’importe ! la voie était frayée, la bastille rasée ; la place était nette où allait s’asseoir cette jeune école anglaise renaissante qui a tant surpris le continent à notre Exposition internationale de 1878. La réputation des artistes anglais n’est plus seulement une réputation « insulaire » comme il y a vingt-cinq ans, et comme avec raison le constatait Th. Thoré à l’occasion des Art Treasures exposés à Manchester en 1857 ; elle a passé le détroit et s’est répandue en Europe, non de fait encore dans les collections publiques ou privées, mais temporairement par les expositions universelles. Et pourtant ces hommes, ces artistes, on ne connaît ici de leur œuvre que ce qu’il leur a plu de nous en montrer au Palais de l’avenue Montaigne, en 1855, et au Champ dé Mars, en 1867 et en 1878. Cela n’est vraiment plus suffisant.

C’est pourquoi nous nous arrêtons aujourd’hui à quelques-unes de ces intéressantes figures avec la pensée de les rendre un peu plus familières au public français. En choisissant, pour en faire l’objet d’une première série d’études, des peintres comme MM. J. E. Millais, E. Burne-Jones, G. F. Watts, Sir Fr. Leighton et Alma-Tadema, qui appartiennent tous aux plus hautes formes de l’art ; des peintres de la vie intime comme MM. W. Q. Orchardson, P. R. Morris, F. Holl, H. Herkomer, Fr. Walker, G. H. Boughton ; des peintres de la vie rurale comme MM. Mark Fisher, Cecil Lawson, R. W. Macbeth, Edwin-Edwards, nous ne nous interdisons pas d’évoquer d’autres noms au cours de ces pages, de manière à parcourir les genres les plus divers et à présenter de la sorte une rapide vue d’ensemble de l’art contemporain en Angleterre.

  1. David Scott, R. S. A. (membre de la Royal Scottish Academy), dans une courte carrière de vingt années, a laisse un grand nombre d’œuvres importantes parmi lesquelles nous citerons : YAlchimiste, Pierre l’Hermite prêchant la Croisade sur la place du marché d’un village en Normandie ; la Reine Élisabeth à la représentation des Joyeuses Commères de Windsor ; Vasco de Ganta rencontrant le Génie du Cap, et les illustrations du poème de Coleridgc, « The Rime of the Ancient Mariner », la Chanson du Vieux Marin.