Arthur Young et son autobiographie

Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 684-695).
ARTHUR YOUNG
ET
SON AUTOBIOGRAPHIE

On s’accorde à reconnaître qu’en écrivant et publiant la relation des trois voyages qu’il fit en France dans les années 1787, 1788 et 1789, Arthur Young a rendu un grand service aux historiens, que son livre est un précieux document, qu’il abonde en informations qu’on ne trouverait pas ailleurs, qu’aucun autre n’est plus propre à nous faire connaître l’état moral de la France à la veille de la Révolution, les espérances, les désirs, les craintes qui agitaient les esprits soit à Paris, soit en province. Cependant ce n’était point dans l’intérêt des historiens qu’Arthur Young avait parcouru trois fois notre pays des bords de la Manche aux Pyrénées.

Dès sa jeunesse il avait considéré l’agriculture comme le plus utile et le plus honorable de tous les métiers ; il aimait à s’appeler « l’homme de la charrue » et quelquefois aussi « le prêtre de Cérès ». Lorsque le roi George III lui fit présent d’un bélier mérinos, il déclara qu’un souverain qui travaille à l’amélioration de la race ovine se connaît en vraie gloire, qu’il est plus beau de donner un bélier à un fermier que de gagner des batailles et de conquérir un royaume. Cet agronome enthousiaste ne voyageait jamais que pour examiner des fermes, des champs, des prairies, des vaches et des moutons. Il avait commencé par faire une tournée dans les comtés du sud de l’Angleterre ; il parcourut plus tard les comtés du nord, de l’est, puis l’Irlande. Né en 1741, il avait quarante-six ans quand il forma le projet de venir étudier sur place les pratiques et les assolemens des laboureurs français : « Le but de mon voyage, disait-il, n’était pas de courir à l’étourdie comme le troupeau des voyageurs vulgaires, mais d’examiner l’agriculture, afin d’imiter ce que j’y pourrais trouver de bon et d’applicable à l’Angleterre. » Ce fut un beau jour que celui où, dans les environs de Paris, il lia connaissance avec la chicorée, cichorium intybus : « Je ne vois jamais cette plante sans me féliciter d’avoir voyagé pour quelque chose de plus que pour écrire dans un cabinet, et sans me dire que son introduction en Angleterre serait assez pour que l’on dise d’un homme que ce n’est pas en vain qu’il a vécu. »

Mais Arthur Young n’était pas un empirique ; il avait une de ces intelligences ouvertes et généreuses, qui ennoblissent les plus petites questions en les rattachant à de grands intérêts, et tour à tour il procédait du petit au grand et du grand au petit. Il était fermement persuadé que les institutions, la politique exercent une influence considérable sur la culture des champs et des jardins, qu’à la façon dont un peuple soigne ses choux et ses navets, on peut juger s’il est bien ou mal gouverné, et partant, il s’intéressait à la politique presque autant qu’à la chicorée, ce qui n’est pas peu dire.

Pendant un séjour qu’il fit à Nangis, chez le marquis de Guerchy, il écrivait : « Le château de mon ami est mieux bâti qu’on ne le faisait en Angleterre à la même époque, il y a deux cents ans ; je crois que cette supériorité était générale en France dans tous les arts. On y était, j’en suis presque sûr, du temps de Henri IV, bien plus avancé que nous pour les villes, les maisons, les rues, les chemins, bref en toute chose. Grâce à la liberté, nous sommes parvenus à changer de rôle avec les Français. » Le 26 juillet 1789, il passa à l’Isle-sur-Doubs un mauvais quart d’heure. Ayant négligé de piquer à son chapeau la cocarde du tiers-état, on le soupçonna « d’être un seigneur déguisé et un coquin de première volée. » Il se tira d’affaire en haranguant la foule du haut du perron de son auberge, et pour la convaincre qu’il était homme de bien : « Messieurs, dit-il, nous avons en Angleterre un grand nombre de taxes qui vous sont inconnues à vous autres Français ; mais le tiers-état, les pauvres en sont exempts, ce sont les riches qui payent. Toute fenêtre est imposée, mais seulement quand la maison en a plus de six ; la terre du seigneur paye les vingtièmes et les tailles, et non pas le jardin du petit propriétaire, le riche paye pour ses chevaux, ses voitures, ses domestiques et pour la permission de chasser les perdrix de son domaine, le pauvre fermier n’acquitte pas ces charges, et bien mieux, le riche, en Angleterre, contribue au soulagement du pauvre. » Son discours fut applaudi à tout rompre, et peu s’en fallut qu’on ne le portât en triomphe. Il était sorti adroitement d’un mauvais pas, mais il n’avait pas menti : il lui paraissait certain que du jour où, la France ayant aboli les droits féodaux et les privilèges, la paroisse ne dépendrait plus du château, les champs seraient mieux tenus et les épis moins maigres.

Conservateur libéral, il estimait que de tous les engrais qui font prospérer les terres arables et les prairies artificielles, la liberté est le plus efficace ; mais il estimait aussi que la liberté n’est une bonne chose qu’à la condition de n’en point mésuser. Il avait décidé, dès le premier jour, que Paris était un séjour délicieux, et pour les hommes qui ne cherchent que leur amusement et pour ceux qui aiment à s’instruire et à penser, mais qu’en fait de politique et de conduite, les Français avaient beaucoup à apprendre de leurs voisins d’outre-Manche, accoutumés depuis longtemps à s’occuper activement des affaires publiques : « Prenez tout en bloc, vous trouverez plus de bon sens en une demi-heure en Angleterre qu’en six mois en France. » Parisiens ou provinciaux, les Français l’étonnaient par leur simplicité crédule et les écarts de leur imagination. Le 24 juillet 1789, à la table d’hôte de Colmar, on lui apprit que la reine avait formé le complot de faire sauter l’Assemblée nationale par une mine : « Un député l’avait écrit, ils avaient vu la lettre, la chose était certaine. Sans me laisser intimider, je soutins que c’était une absurdité, une pure invention. L’ange Gabriel serait descendu du ciel tout exprès et se serait mis à table pour les dissuader qu’il n’aurait pas ébranlé leur foi. C’est ainsi que cela se passe dans les révolutions, il se trouve mille imbéciles pour croire ce qu’écrit un coquin. » Avons-nous beaucoup changé ?

Son bon sens britannique méprisait les nouvellistes, les gobe-mouches, et se défiait des principes absolus, des abstractions, des systèmes, des utopies. Il encourageait la France à abolir les droits féodaux, les dîmes et les abus ; mais il reprochait aux novateurs de vouloir tout bouleverser, de réduire leur roi « à la triste condition d’un doge de Venise », et de ne pas se douter que la pire des dictatures est celle d’une Chambre des communes à laquelle une Chambre des lords ne sert pas de contrepoids. Il leur représentait qu’en matière de législation la métaphysique est une dangereuse conseillère, que ce qui est beau en théorie ne réussit guère dans la pratique, qu’il ne faut pas charger les faiseurs de systèmes « de mettre en équilibre les multiples intérêts d’un grand royaume ». Toutefois cet homme de bon sens avait trop d’âme pour ne pas comprendre qu’il assistait à un événement extraordinaire, qu’il ne devait pas juger de ce qui se passait autour de lui par les maximes et les règles communes, qu’une nation qui, la veille encore, semblait ne s’occuper que de ses plaisirs et qui subitement se passionnait pour de grandes idées, obligerait l’Europe à compter avec sa noble folie. En 1792, quand la guerre sera déclarée et que les sages prédiront la défaite des Français, Arthur Young croira à leur victoire : « S’ils aimaient le despotisme, écrira-t-il, il y aurait quelques chances pour que les Autrichiens et les Prussiens sortissent vainqueurs de la lutte, et alors ce serait par la France que la France périrait ; mais l’attaque sera hérissée de difficultés dans un pays où tout homme, toute femme, tout enfant sera un ennemi défendant sa liberté. »

Tout en décrivant la France telle qu’il la voyait, il s’est peint lui-même dans son livre. Cet observateur sagace et pénétrant avait l’amour des détails : « Que serait la vie, disait-il, si on en retranchait les bagatelles ? » Il pensait que les bagatelles caractérisent une nation mieux que les grandes affaires, que ce sont les sentimens de tous les jours qui donnent une couleur à sa destinée, que dans le conseil, dans la victoire, dans la défaite, dans la mort, l’humanité est toujours et partout la même, que les riens font plus de différences, et les riens auxquels les Français attachaient du prix lui paraissaient témoigner de leur heureux naturel. Il était le plus sociable des hommes, il se sentait à l’aise dans les compagnies les plus diverses et séduisait tout le monde par les agrémens de son esprit naturel et facile, par l’aménité de son commerce. Il avait beaucoup de liant, l’humeur enjouée, joviale. On essuie toujours en voyage des contretemps, des mésaventures : ni les moustiques ni les punaises, ni les auberges sales, ni les aubergistes qui écorchent les passans, ni sa jument de selle qui s’avisa de devenir aveugle, ne triomphèrent de sa gaîté naturelle : « M. Fox a couché hier à Amiens, et on s’étonnait qu’un si grand homme voyageât si simplement. Je demandai quel était son train. Monsieur et sa maîtresse étaient dans une chaise de poste anglaise, leurs gens suivaient dans un cabriolet ; un courrier français courait devant, et les chevaux de relais étaient toujours prêts. La peste soit d’une jument aveugle ! Mais j’ai travaillé toute ma vie ; lui, il parle. »

Il était à la fois un grand travailleur et un épicurien raffiné. Il se plaisait à fatiguer ses jambes à la seule fin de se procurer « l’entrain du dîner qui couronne le jour. » Il posait en principe « que quelque chose au-delà de la modération met l’excitation du corps à l’unisson de celle de l’esprit, et la bonne compagnie est alors délicieuse. » Durant son séjour au château de Liancourt, il chassa souvent le lièvre et la perdrix : « Dans de telles occasions, nous revenions trop tard pour le dîner ; on nous en servait un exprès, pour lequel nous ne faisions d’autre toilette que de changer de linge ; ce n’était pas ces soirs-là que le champagne de la duchesse avait le moins de bouquet. L’homme qui, le cas échéant, ne sait boire un peu trop, ne vaut pas la corde pour le pendre ; mais prenez garde, revenez-y trop souvent, la fleur du plaisir se fane, et vous n’êtes plus qu’un de nos chasseurs de renards d’autrefois. »

Il avait tous les goûts, il cueillait la fleur de tous les plaisirs, il aimait les arts, la musique italienne, le théâtre, la comédie française, Molé et Mlle Contat, « qui joignait l’aisance, la grâce, le port, la beauté à l’esprit et à l’âme ». En 1787, il visita à Charenton la ferme-modèle de la Société royale d’agriculture, laquelle ne répondit point à son attente. Il se consola de sa déception en allant entendre la Pénélope de Piccini, où Mlle Saint-Huberti se surpassa, et il écrivait : « Vu le soir un champ cultivé avec beaucoup plus de succès. »

Il est fort discret sur ses aventures amoureuses, sur ses bonnes fortunes ; mais il confesse que les femmes lui prenaient facilement les yeux et le cœur : « Soupé chez le marquis d’Ecougal, à la Fresnaye. Si ces marquis de France n’ont pas de beaux produits en blé et en navets à me montrer, ils en ont de magnifiques d’une autre nature, de belles et élégantes filles, portraits charmans d’une agréable mère ; rien qu’à la première rougeur, je déclarai la famille tout aimable. » Il garde un bon souvenir de Saint-Jean-de-Maurienne, siège épiscopal, parce qu’il y a rencontré quelque chose de mieux qu’un évêque, la plus jolie femme qu’il ait vue en Savoie. Il fait cas des jolies paysannes : « La fleur de la santé sur les joues d’une fille de campagne convenablement habillée n’est pas la moindre beauté d’un paysage. »

Il ne se piquait point d’austérité ; dans l’occasion, cet agronome professait une morale assez relâchée. Il a vu à Toulouse un portrait de Mme Du Barry qui passait pour ressemblant : « Si vraiment il l’est, on pardonne les folies faites par un roi pour l’écrin d’une telle beauté. » Il visitera plus tard le pavillon que la comtesse s’était fait bâtir à Luciennes : « Il y a une table exquise en porcelaine de Sèvres ; j’ai oublié le nombre de louis qu’elle coûte. Les Français à qui j’ai parlé de Luciennes se sont récriés contre les maîtresses et les extravagances qu’on fait pour elles ; à mon sens, ils en parlaient avec plus de fougue que de raison. Qui, en conscience, refuserait à son souverain le plaisir d’une maîtresse, pourvu que le jouet ne devienne pas une affaire d’État ? Mais le grand Frédéric avait-il une maîtresse ? Lui faisait-il bâtir des pavillons et les meublait-il de tables de porcelaine ? Non, mais il avait un tort cinquante fois plus grand. Mieux vaut qu’un roi courtise une jolie femme que les provinces de ses voisins. La maîtresse du roi de Prusse lui a coûté cent millions sterling et cinq cent mille hommes. »

Tel était Arthur Young dans son beau temps, tel il se montre à nous dans son Voyage en France, livre précieux, solide et jeune, aussi attrayant qu’instructif, où la statistique même a du charme et du piquant. Avec l’âge il se transforma, et nous avons peine à le reconnaître dans son autobiographie qu’il composa sur le tard et que miss Betham-Edwards vient de publier[1]. Il écrivait beaucoup, il écrivait trop, il était le plus écrivant des hommes ; il avait une plume facile et incontinente. Il se vantait lui-même « d’avoir en un seul jour noirci toute une main de papier azuré. » Il a légué à ses héritiers une formidable et monumentale histoire manuscrite de l’agriculture depuis le déluge, en cinq volumes in-folio, que le British Museum a récemment acquis. Si on avait publié son autobiographie telle qu’il la rédigea, il aurait fallu beaucoup de vaillance, de résolution pour la lire jusqu’au bout. Miss Betham, qui s’entend au jardinage, a élagué, ébranché ce bois trop touffu. Sans mettre du sien dans le texte, sans changer un seul mot, elle a supprimé les détails inutiles, les longueurs, les redites. C’était un travail délicat dont elle s’est tirée à son honneur.

En vieillissant, l’épicurien raffiné est devenu un puritain contrit, sombre, morose. L’Arthur Young d’autrefois n’est plus à ses yeux qu’un grand pécheur à qui il demande des comptes et qu’il tient implacablement sur la sellette. Il a perdu à jamais sa gaîté ; tout au plus, à force de remuer des cendres refroidies, en fait-il jaillir parfois quelque étincelle. De temps à autre, son front s’éclaircit, se déride, il rapprend à sourire et se laisse aller à conter une anecdote, à mettre en scène un original. Chassant sa morne tristesse, il évoque dans la page la moins grise de ses Mémoires le souvenir d’un gentleman irlandais, qui était fort hospitalier et faisait les honneurs de sa maison à tout l’univers ; mais sa maison était fort dépourvue, et il faisait jeûner ses invités. Son cuisinier, à qui il ordonnait de préparer des repas de vingt couverts, lui disait : « Je n’ai pas de charbon. — Mon ami, brûlez de la tourbe, répondait-il. — Je n’ai pas de tourbe. — Qu’à cela ne tienne, coupez un arbre. » Il oubliait que depuis longtemps il les avait tous coupés. Cet Irlandais à la fois magnifique et serré aimait tendrement ses chiens, mais il s’en remettait à la Providence du soin de les nourrir. Un soir, un de ses hôtes, se retirant mélancoliquement dans sa chambre, le ventre creux, vit s’élancer sur lui un lévrier affamé qui lui arracha des mains sa chandelle allumée, n’en fit qu’une bouchée et le plongea dans la nuit. On ne trouvera pas dans l’autobiographie d’Arthur Young beaucoup de portraits et de récits de ce genre ; il avait fait vœu d’être triste et il se reprochait de ne pas l’être assez.

Les dieux qu’il avait adorés dans sa jeunesse n’étaient plus pour lui que de vaines et grossières idoles, qu’il se repentait d’avoir encensées. Cependant, si régénéré qu’on soit, le vieil homme ne meurt pas tout entier. Il conservera jusqu’à la fin le goût de l’agriculture, mais il en parlait avec moins d’enthousiasme ; il se plaignait des déceptions qu’il avait éprouvées et de n’avoir pas été payé de ses peines : « Si j’avais été, dit-il quelque part, un vicaire de campagne, si, ajoutant à mon revenu un modique traitement de 50 livres sterling, j’avais coulé mes jours dans un paisible presbytère, j’aurais eu plus de chances d’être heureux. »

Fils d’un ecclésiastique qui ne savait pas compter et qui était mort sans avoir acquitté ses dettes, il s’était promis d’être plus habile que son père et de faire fortune. Malgré tout son bon sens, il s’abandonnait facilement à son imagination et s’entendait mieux à conseiller les autres que lui-même ; c’était un homme à projets, il caressait des chimères, se piquait d’être un spéculateur. Au cours de son voyage en France, il fut sur le point d’acheter un domaine dans le Bourbonnais ; on en demandait 300 000 livres : « Sachant très bien que je trouverais à emprunter tout l’argent nécessaire, ce ne fut pas peu de chose pour moi de résister à cette tentation. Le plus beau climat de la France, de l’Europe peut-être ; d’excellentes routes ; des voies navigables jusqu’à Paris ; du vin, du gibier, du poisson, tout ce que l’on peut désirer sur une table, hors les fruits du tropique ; un bon château, un beau jardin, 4 000 acres de terres tout encloses, capables de rapporter quatre fois davantage en peu de temps et sans frais, n’y avait-il pas là de quoi tenter un homme qui avait vingt-cinq ans de pratique ? » Après de longues hésitations, il se ravisa ; il craignait que, non contens d’avoir aboli les privilèges, les démocrates de Paris n’abolissent la propriété, et il se souciait peu d’acheter avec son domaine « sa part d’une guerre civile ».

Aurait-il fait fortune dans le Bourbonnais ? Il est permis d’en douter, puisque, dans le Suffolk et ailleurs, aucune de ses entreprises n’a bien tourné, et que la terre qu’il aimait tant s’est obstinément refusée à l’enrichir. Chose étrange, il s’était acquis la réputation du premier agronome de son temps ; on le nomma secrétaire du Conseil d’agriculture ; on lui rendait le témoignage qu’il avait contribué plus que personne au perfectionnement des méthodes, que son pays lui avait de grandes obligations. Priestley lui avait écrit : « Il n’est pas d’homme à qui j’aie plus de plaisir à rendre service qu’à vous, parce qu’il n’est pas d’homme dont les recherches aient été plus utiles. Vous avez plus fait pour l’avancement de l’agriculture dans ce pays que tous vos devanciers réunis. » Sa renommée s’était répandue dans toute l’Europe ; on accourait de toutes parts pour lui demander des conseils. Le prince Potemkin lui envoyait de jeunes Russes désireux de se formera son école. Le baron de Sylvestre, incarcéré sous la Terreur, avait obtenu sa grâce en alléguant qu’il avait bien mérité de la République par la publication d’un abrégé des Voyages d’Arthur Young. « Remerciez de ma part votre ami, disait-il à un Anglais ; c’est lui qui m’a sauvé la vie. » Plus tard, le Directoire fera traduire tous ses ouvrages. Et cependant ce grand agronome, dont les aphorismes étaient des oracles, fut toujours près de ses pièces ; comme son père, il eut des dettes qui lui pesaient sur le cœur ; ce ne fut que dans les dernières années de sa vie qu’il réussit à s’en libérer. « Par une ironie du destin, dit Miss Betham, les décisions de cet agronome faisaient partout autorité, et ferme après ferme, tous ses essais agricoles furent des désastres. » Il finit par se lasser, il renonça à la partie, et retiré à Bradfield, il se contenta d’écrire de savans mémoires, en cultivant le jardin qu’il avait hérité de sa mère.

A quoi faut-il attribuer ses insuccès, ses mécomptes ? A l’inquiétude de son esprit, à ses curiosités trop vives et trop diverses. Il y a des gens qui se trouvent mal d’être les esclaves de la routine ; peut-être la méprisait-il trop. Les nouveautés l’enchantaient ; il avait la passion des expériences, et les plus coûteuses n’étaient pas celles qui l’alléchaient le moins ; quand son imagination avait pris feu, il ne calculait plus, ne regardait plus à la dépense. En 1787, il s’était rendu à Béziers dans l’espoir d’y rencontrer le célèbre éditeur du Journal physique, l’abbé Rozier, qui faisait valoir une ferme dans les environs. On lui apprit que, l’évêque ayant voulu ouvrir, aux frais de la province, une route qui conduisît à la porte de sa maîtresse, l’abbé dont cette route traversait les terres, avait quitté la place, qu’au surplus cet abbé susceptible était un étrange agriculteur, qu’il avait eu un jour l’idée baroque de paver une vigne. « Je fus enchanté, écrivait Young, d’avoir connaissance d’une telle expérience, qui me parut trop remarquable pour ne pas la voir. » Par bonheur, il n’y a pas de vignes en Angleterre ; il aurait sûrement pavé les siennes. En 1793, il fit à lord Bristol, évêque de Derry, une proposition qui lui attira cette réponse : « Mon cher Arthur, pourquoi m’exprimer un désir auquel la prudence m’interdit d’accéder ? Pourquoi m’obliger de dire non à un homme à qui je voudrais toujours dire oui ? Vous êtes en matière de grande culture un casse-cou, comme je le fus en politique, et, sachant où cela mène, je dois me tenir en garde contre vous… Adieu, magnanime Arthur ! »

Lord Bristol plaisantait, mais Mme Young ne plaisantait jamais : elle déclarait avec aigreur aux étrangers qui admiraient les expériences de son mari « que pour sa part elle les détestait, qu’elles n’avaient servi qu’à le ruiner. » Si Mme Young avait été de bonne foi, elle aurait avoué qu’autant que les expériences, elle avait contribué aux insuccès de ce grand agronome, en le dégoûtant de son intérieur, qu’elle lui rendait insupportable. « Il n’est rien de plus beau ni de meilleur, a dit le vieil Homère, que lorsqu’un homme et une femme habitent la même maison, ne faisant qu’un par le cœur. » Cela est surtout vrai de la maison d’un fermier, et Arthur Young avait bien mal choisi sa fermière. Elle ne possédait point « cette gaîté légère qui dissipe la tristesse de l’homme » ; elle avait l’humeur difficile, acariâtre, chagrine, querelleuse : « J’ai retrouvé Mrs Young en bonne santé, et partant plus irritable que jamais. Dieu lui pardonne ! Des tracasseries, des pertes de temps, des querelles, des fâcheries éternelles… Que n’ai-je une maison honnêtement confortable ! Que la volonté de Dieu soit faite, soumettons-nous. »

De son propre aveu, le désir de fuir cette insupportable femme fut pour quelque chose dans ses fréquentes absences, dans ses voyages, dans son amour du monde et des dissipations. Quand on est mal chez soi, on s’en va ; il s’en allait souvent ; il prolongeait ses séjours à Londres, où il avait beaucoup d’amis ; il dînait en ville vingt-cinq fois par mois, courait les salons, les concerts, les théâtres. Tout lui était bon pour oublier qu’en 1765, dans un jour de malheur, il avait eu la funeste idée d’épouser Miss Allen, de Lynn, et que cet accident fatal avait décidé « de la couleur qu’aurait désormais sa destinée : In 1765, the colour of my life was decided. » En rentrant à Bradfield, il y retrouvait les picoteries, les bisbilles et les batailles, et il se disait, le cœur gros de soupirs : « Quelle bénédiction eût été pour moi une femme sensée, économe et pacifique, a sensible, quiet, prudent wife ! » Mais, dans ses dernières années, il ajoutait : « Avais-je mérité que Dieu me fit un tel présent ? » Sa femme était la plaie, la croix de sa vie ; sa fille cadette, Marthe-Anna, surnommée Bobbin, en était le charme et la douceur. Hélas ! Bobbin était minée par une de ces maladies qui ne pardonnent point ; elle mourut de consomption en 1797, à l’âge de quatorze ans, et de ce jour, Young fut en proie à l’hypocondrie religieuse, aux syndérèses, au ver rongeur. Il considérait le malheur qui l’avait frappé comme un châtiment céleste, qu’il s’était attiré par les égaremens et les mondanités de sa jeunesse ; il tenait pour certain qu’il était dans le chemin de la perdition, que, s’il n’expiait ses péchés, s’il ne brûlait ce qu’il avait adoré, il n’avait d’autre partage à attendre qu’une éternité de peines et de supplices. Que n’était-il un grand pécheur ! Sa guérison eût été plus facile, moins laborieuse et moins incertaine. Les grands convertisseurs anglais de son époque, les Wesley, les Whitefield, étaient portés à croire que ce sont les gros péchés qui préparent les conversions décisives, qu’en matière de salut, ceux qui reviennent de plus loin sont plus sûrs d’entrer au port. N’ayant jamais été qu’un demi-mondain, un demi-pécheur, un demi-incrédule, il ne fut jamais qu’un demi-saint ; il le sentait et ne s’en consolait pas. La dernière partie de ses Mémoires, qu’il a remplie de ses doléances, est fastidieuse, pénible à lire, et c’est là surtout que Miss Betham a dû pratiquer d’abondantes coupures : « Dieu m’avait comblé de ses dons, de ses faveurs ; quel usage en ai-je fait ? Qui me plongera dans la fontaine où se lavent les impuretés et les souillures ! » Il le redit cent fois, c’est son perpétuel refrain.

Il ne désespérait pas de lui-même, comme l’un de ses plus illustres contemporains, William Cowper, qui, après avoir mené une innocente vie, s’avisa de se croire à jamais rejeté, réprouvé, damné. Ce charmant poète, à l’âme d’agneau, entendait sans cesse une voix qui lui criait : « Il n’y a plus de ressource, c’en est fait de toi, tu es perdu. » Il se figurait avoir commis sans y penser le péché contre le Saint-Esprit, le seul qui soit irrémissible. Cowper devint fou ou presque fou ; Young n’approcha jamais de la folie, jusqu’à la fin il raisonna ses déraisons ; mais sa situation ne lui semblait pas claire, et c’était un chagrin de plus pour un homme qui avait toujours eu l’amour des idées claires et nettes. Il n’était pas sûr d’être damné, mais il ne pouvait acquérir la certitude de son salut.

Il reçut un jour la visite d’un éminent théologien évangélique, le révérend Charles Siméon, qui a composé plus de 2 500 sermons et dont on a publié les ouvrages en 21 volumes. C’était un maître fort éloquent, qui exerçait un grand ascendant sur ses disciples. Il arriva à Bradfield avec un domestique et deux beaux chevaux, auxquels il attachait beaucoup de prix. Pour rendre cœur à Young, il lui raconta qu’il était devenu chrétien à l’âge de vingt-cinq ans, trois jours après son installation à Cambridge, et que depuis lors, il n’avait pas douté un seul instant de son salut. Il ne réussit pas à lui communiquer son imperturbable confiance. Young écrivait dans son journal : « Siméon est remarquablement gai et il a beaucoup d’esprit… Il doit avoir de grands revenus. » Les deux beaux chevaux l’avaient rendu rêveur.

Il s’accusait de tiédeur et d’inconstance ; il croyait, mais il se plaignait de ne pas croire assez, et il se gorgeait de sermons, de brochures édifiantes, de traités d’apologétique. Il s’était prescrit la tâche de composer un ouvrage de controverse contre les déistes, il renonça à son projet ; il eût été obligé d’étudier de près leurs argumens pour les réfuter, et il craignait que leurs sophismes, leurs mauvaises raisons ne fissent trop d’impression sur lui. Il s’appliquait à se détacher du monde, et malgré lui le monde lui plaisait encore. Il posait en fait que, sur vingt des amis qu’il fréquentait, il y avait dix-neuf incrédules, et il constatait avec douleur qu’il trouvait encore quelque agrément dans la société des payens, qu’il n’en trouvait aucun dans celle des chrétiens et n’en retirait aucun profit. Il se flattait d’en avoir fini avec l’amour, « ce tyran des cœurs, source de nos plus grandes misères » ; mais il confessait en rougissant qu’il lui venait parfois de mauvaises pensées : « Notre imagination est le siège du péché, c’est par-là que le diable nous tient… Cette nuit encore, je me suis levé à trois heures pour me soustraire aux poursuites de certaines images sensuelles. J’ose croire que le Seigneur écoutera mes prières, qu’il me délivrera des assauts de Satan, de cette épine enfoncée dans mes chairs, qui me cause de mortelles inquiétudes. »

Son imagination ne lui avait pas servi à s’enrichir, mais elle avait embelli sa vie ; elle ne lui servait plus qu’à le tracasser ; elle transmuait ses meilleures actions en péchés. « Je me souviens, lui avait écrit Walter Harte, d’une anecdote que m’a contée Voltaire au sujet de son père. Ce vieillard acariâtre dit un jour à son fils, qui avait fait la grasse matinée : « Jeune homme, vous avez passé la nuit à boire ; sachez qu’à trop dormir, vous perdrez l’usage de vos facultés, vous négligerez vos études, et vous mourrez sur la paille. » Piqué de ce reproche, Voltaire se leva le lendemain à quatre heures, ce qui était d’autant plus méritoire qu’on était au fort de l’hiver. « Mon fils, lui dit son père, vous nous ruinerez en frais de chauffage et d’éclairage ; toutes vos muses crottées ne nous indemniseront jamais de notre dépense chez le marchand de bois et de chandelles. » Young en usait avec lui-même comme François Arouet avec son fils ; il s’adressait les reproches les plus contradictoires. Donnait-il aux pauvres, sa conscience l’accusait de voler ses créanciers ; ne donnait-il rien, il violait le plus sacré des commandemens ; était-il indifférent aux maux de son prochain, il prouvait la dureté de son cœur ; faisait-il quelque bonne œuvre, il ne la faisait pas pour le bon motif, et la charité sans la foi est un péché mortel. Cependant sa vue s’affaiblissait rapidement, il finit par devenir aveugle, et il supporta son malheur avec une courageuse résignation ; c’était encore un péché : Dieu avait voulu le punir de sa perversité, et les châtimens ne produisent tout leur effet que lorsqu’ils sont profondément ressentis. Personne en vérité ne fut plus savant dans l’art de se tourmenter, dans l’art de se calomnier.

Qu’était devenu le brillant causeur, d’humeur égale et charmante, qui alliait des chimères à un robuste bon sens, les romans aux expériences, les goûts légers aux curiosités sérieuses, l’homme qui, en 1789 brûlait de visiter les Charmettes et avait voulu tout voir, la maison, la vigne, le jardin ? « En dépit de ses faiblesses, il y avait dans Mme de Warens, écrivait-il ce jour-là, quelque chose de délicieusement aimable ; sa gaité constante, sa tendresse, son humanité, ses entreprises et, plus que tout, l’amour de Rousseau ont gravé son nom parmi le petit nombre de ceux dont la mémoire nous est chère, par des raisons plus aisées à sentir qu’à expliquer. » Il déclarait désormais que, sous peine de perdre son âme, un chrétien doit s’abstenir soigneusement de souper chez un unitaire et cesser tout commerce avec les sociniens et les croyans à la conscience large : « Lundi, j’ai déjeuné, dîné, couché chez lord Bristol. Lady Bristol et sa sœur ont chanté des airs italiens jusqu’à minuit. Il y a quelques années, c’eût été pour moi une dangereuse tentation ; dorénavant ce n’est plus qu’une perte de temps, mais de telles vanités ont un fâcheux effet sur le cœur. » Et il écrivait aussi : « Apprends à te haïr, tu ne te haïras jamais assez. » La religion est, selon les cas, le plus bienfaisant des remèdes ou la pire des maladies, et le méthodisme intolérant et superstitieux d’un Whitefield est l’un des poisons les plus actifs que la théologie ait inventés.

G. VALBERT.


  1. The autobiography of Arthur Young, with selections from his correspondence, edited by M. Betham-Edwards ; Londres, 1898.