Artaxerce (Delrieu)/Acte IV
ACTE IV.
Scène première.
Où vas-tu ? pour ton fils j’implore ton secours.
Si tu perds un instant, c’en est fait de ses jours.
Mon fils !
Au fond de son cachot attends-tu qu’il périsse ?
Mon fils !…
Les conjurés sont prêts à servir ton courroux.
Il n’est pas temps encor ; j’exposerais Arbace.
Le conseil va paraître !…
Y prendras-tu ta place ?
Tu seras près de moi…
Son arrêt malgré nous peut-il s’exécuter ?…
Lorsque la loi me force à juger l’innocence,
D’un fils qui sait mon crime et garde le silence,
Ne suis-je pas certain de voir ce fils sauvé,
Au rang du roi des rois par nos mains élevé ?
Si les juges d’Arbace ordonnent qu’il périsse,
Je vois les conjurés l’arracher au supplice,
Disperser les soldats, immoler les bourreaux,
Sacrifier le prince, enlever le héros,
Le porter en triomphe, enfin mettre à la place
Du dernier de nos rois, le premier de ma race… (21
Je ne balance plus : à la loi j’obéis ;
Son salut en dépend ; je jugerai mon fils.
Aura-t-il devant toi la force de se taire ?
Ah !… respecte le fils qui s’immole à son père !…
Ne tremble pas pour moi ; pour lui je ne crains rien.
Va ! le sang coulera ; mais ce n’est pas le sien.
Eh ! quoi ! de ce héros ma plus chère espérance,
J’entendrais sans horreur prononcer la sentence !
Je verrais un guerrier de l’Asie adoré,
Monter à l’échafaud, de bourreaux entouré,
Périr, de mon forfait victime volontaire,
En demandant aux Dieux le pardon de son père !…
Prévenons un arrêt que je ne puis souffrir ;
Seul, je suis criminel ; seul, je saurai mourir !
Quel discours ! où vas-tu ? quelle est ton espérance ?
Prétends-tu révéler…
Artaxerce s’avance !…
Scène II.
De ce peuple égaré par quelques factieux,
On ne réprime point les cris séditieux ?…
Allez, accompagné de mes gardes fidèles,
Aux portes du palais arrêter les rebelles.
Ils marchent en tumulte, au carnage animés ;
Artaban va combattre ; ils seront désarmés.
Que Mandane à l’instant se rende près d’Arbace.
J’accorde à l’accusé cette dernière grâce.
Que les Mages, les grands, en face de l’autel,
Viennent faire à leur roi le serment solennel,
Au moment où des Dieux le ministre suprême
Posera sur mon front le sacré diadême.
Allez.
Scène III.
J’approuve le conseil que vous m’avez donné.
J’aime à rendre justice à ce zèle intrépide
Qui pour servir vos rois vous anime et vous guide.
Mais quand sur mes dangers vous m’avez éclairé,
Mégabise d’un mot m’a soudain rassuré.
Le peuple satisfait, à mes lois est docile ;
Nicanor est aux fers, et le Mage est tranquille.
Dussé-je être puni de ma sincérité,
Je serai devant vous parler la vérité.
« Nicanor est aux fers, et le Mage est tranquille, »
A-t-il dit ? apprenez qu’au fond de son asile,
Caché, mais en secret aux factieux uni,
Ce prince libre encor voit son crime impuni,
Tandis qu’en ce palais trompant ma vigilance,
Du Mage audacieux il nourrit l’insolence.
Oui, seigneur !… vous marchez entouré d’ennemis.
Ils ont frappé le père ; ils menacent le fils.
Nicanor oserait attenter à ma vie ?
Son zèle à me servir…
Couvrait sa perfidie.
Lui, que j’ai toujours vu prêt à s’armer pour moi,
Ce prince magnanime…
Quand Xercès a péri, le traître était dans Suze ;
Oui, je le sais !… j’en crois Artaban qui l’accuse.
Seigneur ! avec Arbace il ose conspirer.
Cléonide !… un moment, laissez-moi respirer !…
Ah ! quand je lui permets l’entretien de son père,
Instruit d’un tel complot Arbace ose se taire !
Dans quel abîme affreux veux-tu donc me plonger,
Ciel !… on poursuit mes jours ; je ne puis me venger !
Le peuple ose à grands cris redemander Arbace ;
Il s’arme contre vous…
Va, je n’ai qu’à paraître et ce peuple irrité
Abjure la révolte et fuit épouvanté !
Pour un vil meurtrier que toute pitié cesse.
Que devant vous Arbace au tribunal paraisse.
S’il brave, en se taisant, ses juges rassemblés,
Seigneur ! sur son destin prononcez, ou tremblez !
Du sort de mon vengeur, qui ? moi ! que je décide !
Qu’il paraisse au conseil que son père préside !
Cette idée est horrible et me glace d’effroi.
Artaban doit venger et son prince et son roi.
Il ne peut abdiquer ce sacré ministère.
Du moment qu’il est juge, il cesse d’être père.
Cléonide, il suffit ; je cède à vos avis.
La sagesse les dicte ; ils vont être suivis.
En ces lieux, à ma voix, que le conseil s’assemble ;
Qu’Arbace y soit conduit, et s’il se tait, qu’il tremble !
Scène IV.
Oui : l’indignation succède à la pitié !
Puis-je pour cet ingrat écouter l’amitié ?
Ô mon père !… ô Xercès !… c’est toi qui le condamnes…
Sois satisfait : sa mort apaisera tes mânes !
Le fer sanglant l’accuse et son crime est prouvé ;
La loi veut qu’il périsse… hélas ! il m’a sauvé !…
Ô souvenir trop cher ! que faire ? que résoudre ?
Je n’ose le punir et je ne puis l’absoudre !… (22
De mon père, à mes yeux le sang est répandu,
Et l’arrêt du coupable est encor suspendu ?
Allons : n’hésitons plus ; étouffons ce murmure
Qui combat dans mon cœur le vœu de la nature.
C’en est fait : il mourra !… Son père loin de moi
Réprime la révolte et combat pour son roi !
L’espoir de ses vieux jours, l’ami de mon enfance,
Arbace va périr !…
Scène V.
Oui : je viens de le voir… oui ; crois-moi, ce guerrier
De l’auteur de nos jours n’est point le meurtrier.
Il n’est point criminel !… que ne puis-je le croire ?
Ah ! pour briser ses fers, pour lui rendre sa gloire,
Je donnerais mon sang !… parle, achève, ma sœur !
Docile à tes conseils, pour lire dans son cœur,
Au fond de sa prison, seule j’ose descendre.
J’entre : il ne me voit pas… Sa voix se fait entendre.
Je l’écoute, inquiète, et je surprends ces mots,
Que sa douleur confie aux murs de ses cachots :
« Vous, qui sous mes drapeaux avez perdu la vie,
» Intrépides guerriers ! que je vous porte envie !…
» Heureux d’avoir reçu la mort en combattant,
» J’aurais trouvé la gloire, et l’opprobre m’attend !…
» Mon père m’abandonne et souffre qu’on m’accuse !…
» Artaxerce écoutant un soupçon… qui l’abuse… »
Il frémit à ce mot : je m’approche, il se tait…
Vainement j’ai voulu pénétrer son secret ;
J’ai fait pour le fléchir un effort inutile.
Inquiet sur ta vie, et sur ses jours tranquille,
Sans plainte, sans regrets, en implorant la mort,
Il conjure les Dieux de veiller sur ton sort ;
Et tremblant pour toi seul, en ce moment terrible,
Il bénit son trépas si ton règne est paisible…
Ah ! bannis un soupçon trop indigne de lui,
Artaxerce ! sois juste et deviens son appui ;
Arbace est innocent !
Pourquoi le couvre-t-il d’un voie impénétrable ?
Ma sœur ! pourquoi ce fer teint du sang paternel ?
Il atteste le crime…
D’une action si lâche Arbace est incapable.
Plus le crime est affreux, moins je le crois coupable…
Ne crois pas qu’un amour, qu’il a tant mérité,
À mes yeux éblouis cachant la vérité,
Dans le fond de mon cœur en proie à son ivresse,
Trahissant mon devoir, étouffe ma tendresse…
Je pleure sur mon père, et je hais comme toi
Le sacrilège auteur du meurtre de mon roi.
Prouve que c’est Arbace, et je vais la première,
N’écoutant contre lui que la voix de mon père,
À l’instant ici même, au milieu de ta cour,
Maudire sa fureur, abjurer mon amour ;
Je vais, du tribunal invoquant la justice,
Aux arbitres des lois demander son supplice ;
Je vais en ennemie attachée à ses pas
Mettre ma seule gloire à presser son trépas…
Mais si tu n’obtiens point la preuve de son crime ;
Si, taisant le coupable, il veut être victime ;
Si, pour toucher ton cœur, je fais de vains efforts ;
S’il périt innocent… quels seront tes remords !
Sans le justifier, tu demandes sa grâce !
T’a-t-il dit jusqu’où va l’excès de son audace ?
S’il arme Nicanor, s’il conspire avec lui,
S’il est des conjurés et le chef et l’appui,
Égaré par l’amour, s’il immola ton père,
Ivre d’ambition, il peut perdre ton frère !
Te perdre ?… est-ce bien toi qui l’oses soupçonner ?
Celui qui te sauva peut-il t’assassiner ?
Non : tu ne le crois point ; ton ame généreuse
S’indigne, se révolte à cette idée affreuse.
Artaxerce ! je lis dans ton cœur agité !
Abjure ton erreur, entends la vérité.
Étranger aux complots, victime de l’envie,
Arbace dans les fers ne craint… que pour ta vie.
Fais un dernier effort ; viens unir par pitié
Aux accents de l’amour la voix de l’amitié.
Seconde-moi : soudain le secret qui nous touche,
Pour le justifier, va sortir de sa bouche.
Viens !… tu sauves ses jours en lui rendant l’honneur ;
Viens !… tu sauves le trône, et ta gloire et ta sœur !…
Je n’y résiste plus !… puisse son innocence
Éclater à mes yeux !…
Du zèle pour ses rois quel est donc le pouvoir ?
Son courage m’étonne…
Va, ma sœur !… de l’amour étouffe le murmure…
Va !… crains, en résistant, d’outrager la nature !
Scène VI.
Impatient déjà d’obéir à ma voix,
Il devance au conseil les arbitres des lois !…
Tranquille, et n’écoutant que l’équité sévère,
Près de perdre ton fils, tu viens venger mon père ?
Au moment de juger ton appui, mon soutien,
Le trouble est dans mon cœur…
(Haut.)
Seigneur !… fier de vous voir affermi sur le trône,
Je mourrai satisfait si ma main vous couronne.
Tu veux perdre ton fils ?
Je veux sauver mon roi.
Ah ! le ciel te devait un fils digne de toi !
En m’immolant pour vous je sens que je suis père ;
Seigneur !… j’ose implorer une grâce dernière :
Souffrez que je renonce à l’honneur d’être assis
Près de vous au conseil qui va juger mon fils.
Puis-je, malgré l’horreur que m’inspire un tel crime,
Devant mon tribunal voir marcher la victime ?
Je connais mon devoir ; mais l’austère équité
N’exige pas de moi tant d’inhumanité.
Je respecte un arrêt que je ne puis suspendre.
J’ai dû le provoquer ; je ne dois pas l’entendre.
Demeure au conseil.
Moi !
Je remets en tes mains le sort de l’accusé.
Seigneur !… vous oubliez qu’Artaban est son père.
Tu peux seul pénétrer cet horrible mystère.
Demeure !… je le veux.
Scène VII.
- Les membres du conseil entrent ; ils sont précédés de Cléonide et de Mégabise qui viennent se placer, le premier à la gauche d’Artaxerce, le deuxième à la droite d’Artaban.
De l’antique univers éternel bienfaiteur !
Soleil !… daigne exaucer les vœux que je t’adresse ;
Du conseil qui t’implore éclaire la sagesse ;
D’un seul de tes rayons perce l’obscurité
Qui dérobe à mes yeux l’auguste vérité !
du conseil.)
Scène VIII.
- (Au moment où Arbace paraît, Artaxerce s’assied à gauche et fait signe à Artaban de s’asseoir. Cléonide et Mégabise restent debout, le premier à côté d’Artaxerce, le second à côté d’Artaban ; les autres membres du conseil sont rangés en haie des deux côtés du théâtre ; Arbace est debout entre Artaxerce et Artaban ; les gardes sont placés en demi-cercle derrière Arbace.)
Qui ne serait frappé de sa noble assurance !
De le justifier je conçois l’espérance.
Puis-je dans un héros, dans mon libérateur,
D’un lâche assassinat reconnaître l’auteur ?…
Approche…
Serais-tu criminel ?… Parle !… un juge sévère
Pour te rendre l’honneur n’attend qu’un mot de toi…
Arbace !… réponds…
Ciel !… mon père devant moi !…
Achève, malheureux ! cesse de te contraindre :
L’innocence accusée ici n’a rien à craindre…
Connais-tu l’assassin ?… nomme-le.
Vous, mon juge ?… avez-vous oublié qui je suis ?…
Téméraire !
Votre fils entendra son arrêt en silence.
D’un père qui t’aimait si les sages avis
Par toi dans ce jour même eussent été suivis,
On ne nous verrait point, moi juge, toi coupable.
Moi, coupable !
Il se tait ?
La vérité l’accable.
Du plus noir des forfaits, Arbace ! es-tu l’auteur ?…
N’as-tu rien à répondre à ton accusateur ?
Rien.
Je vais donc venger les mânes de mon père !
Tu le dois.
C’en est fait.
Il s’accuse.
Vainement au conseil tu le caches encor ;
L’assassin m’est connu…
Parle !… que tardes-tu de nommer ma victime ?
Elle est devant tes yeux.
Toi, l’auteur d’un tel crime ?
Artaxerce !… à mon sort ose m’abandonner ;
Alors que tout m’accuse on doit me condamner.
Ah ! mon fils !…
Tu voulais de Mandane assassiner le frère ?
De Mandane ?… à ce nom… adoré…
Qu’un parricide amant soit cher à sa vertu ?…
Quel espoir te séduit ? tu ne vois plus sans doute
Le juge qui te parle et le roi qui t’écoute ?…
Un père t’en conjure, Arbace ! défends-toi.
L’honneur te le commande.
L’abîme est sous mes pas : sans plainte, sans défense,
J’y tombe… je me tais !…
Qu’attends-tu donc ?
C’est à moi de mourir, et je vais…
Que fais-tu ?
Mon devoir !… je suis père… et ce spectacle horrible…
Il s’égare !
Au conseil qui vous plaint épargnez vos douleurs :
Sommes-nous assemblés pour voir couler vos pleurs !
Ce n’est point la pitié que Xercès vous commande.
Son sang est répandu : c’est du sang qu’il demande.
Remplissez sans faiblesse un rigoureux emploi ;
Oubliez votre fils ; songez à votre roi !
Témoin muet, mais sûr, d’un forfait exécrable,
Le glaive délateur reste aux mains du coupable.
Si du sang de mon roi son bras n’est point trempé,
Arbace au moins connaît le bras qui l’a frappé.
Il est, n’en doutons plus, meurtrier ou complice ;
C’est de lui que dépend sa grâce ou son supplice.
S’il nomme l’assassin, on peut lui pardonner ;
S’il garde le silence, on doit le condamner.
Artaban !
Vous demandez sa mort ; je dois vous satisfaire.
Je dois à mon pays, au conseil, à mon roi,
Cet affreux sacrifice, inouï jusqu’à moi…
Xercès ! j’entends ta voix terrible, inexorable ;
Tu dictes mon arrêt ; tu nommes le coupable…
Qu’il périsse !
Cléonide ! sortons.
Scène IX.
On n’accomplira point ce cruel sacrifice !
Tu marches au triomphe, et non pas au supplice !
Va !… je saurai défendre un fils digne de moi ! (24
Arbace ! il est un dieu qui veille encor sur toi !…
Scène X.
Qu’a-t-il dit ? quel projet médite sa furie ?
Par un crime nouveau veut-il sauver ma vie ?
Veut-il impunément, dans le crime affermi,
Joindre au sang de mon roi le sang de mon ami ?
Qui ? moi ! pour obéir aux fureurs de mon père,
Quand j’adore la sœur, j’immolerais le frère !
Non ! non ! je dois mourir et presser mon trépas,
Pour arrêter le cours de ces assassinats !
Vivant, de tant d’horreurs je deviendrais complice :
Je conserve ma gloire en marchant au supplice.
C’en est fait : il est temps de subir mon arrêt ;
Dans l’éternelle nuit j’emporte mon secret ! (25