Artamène ou le Grand Cyrus/Troisième partie/Livre troisième

Auguste Courbé (Troisième partiep. 512-658).


A Peine le Soleil commençoit il de monſtrer ſes premiers rayons, que Cyrus fut adverty qu’il paroiſſoit des Troupes tout à l’extremité de la Plaine, à la droite d’Artaxate : Comme ce n’eſtoit pas le coſté par où Ciaxare devoit venir, & que de plus il n’en avoit point eu de nouvelles : il s’imagina que s’eſtoit peut-eſtre quelque ſecours qui venoit au Roy d’Armenie : De ſorte que montant à cheval, il fut luy meſme reconnoiſtre ce que c’eſtoit. Il envoya auſſi toſt ſes ordres par tous les Quartiers, afin que ceux qui y commandoient ne peuſſent eſtre ſurpris, & que tout ſe rendiſt au Champ de Bataille : & apres avoir formé un gros des Troupes les plus proches de luy, & les avoir poſtées avantageuſement : il fut luy meſme obſerver la marche de celles qui paroiſſoient, & que l’on ne connoiſſoit point. Il ne fut pas pluſtost arrivé ſur une petite eminence, d’où l’on deſcouvroit toute la Plaine d’Artaxate, depuis le pied des Montagnes des Chaldées, juſques à celles où le Roy d’Armenie s’eſtoit retiré : qu’il vit en effet à ſa droite, mais encore fort loing, des Troupes qui ſembloient faire alte : pendant qu’un Gros environ de cinquante Chevaux ſeulement s’en eſtoit détaché, prenant droit le chemin du lieu où Cyrus eſtoit. Il n’eut pas pluſtost remarqué cela, que détachant auſſi pareil nombre des ſiens ſous la conduite d’Aglatidas, il envoya reconnoiſtre ce que c’eſtoit ; demeurant avec aſſez d’impatience à obſerver ce qui ſe paſſoit : & voulant, s’il eſtoit poſſible, deviner quelles pouvoient eſtre ces Troupes. Cependant comme Aglatidas, en l’eſtat qu’eſtoit ſon ame, ne cherchoit rien avec tant de ſoin que les occaſions de ſe perdre, il obeït à Cyrus aveques joye : & apres avoir exhorté à bien faire ceux qui le ſuivoient s’il faloit combatre : il s’avança la Javeline haute à la main, vers ceux qui venoient à luy. Comme ils furent arrivez aſſez prés les uns des autres, & preſques à la portée d’un Traict : Aglatidas, qui ſe preparoit deſja à charger ceux qu’il regardoit, & qu’il croyoit des Ennemis, vit que celuy qui commandoit ces cinquante Chevaux qui venoient à luy, abaiſſa ſa Javeline en ſigne de paix : & fit faire la meſme choſe à tous ceux qui le ſuivoient. Aglatidas ſurpris de cette action, fit faire ferme aux ſiens, & s’avança luy troiſiesme, pour voir ce que c’eſtoit : & en meſme temps le Chef de ces pretendus ennemis s’avança ſeul au devant de luy la Javeline baſſe, & en action d’un homme qui cherche à parler, & qui ne veut pas combatre. Aglatidas voyant cela, fit arreſter les deux qui le ſuivoient : & baiſſant auſſi ſa Javeline, il s’aprocha de celuy qui ſembloit le chercher : & vit que c’eſtoit un homme de la meilleure mine du monde ; couvert des plus belles armes qu’il fuſt poſſible de voir ; & monté ſur un Cheval merveilleuſement beau. Ils ſe ſalüerent l’un & l’autre avec beaucoup de civilité : & cét Inconnu prenant la parole ; Comme je ne viens pas preſentement, dit il à Aglatidas, pour vous combatre, faites moy la grace de me conduire à voſtre General : & ſi vous trouvez que ces cinquante Chevaux ſoient trop pour mon Eſcorte, j’iray ſeul ſur voſtre foy. La generoſité que vous avez, reprit Aglatidas, de vous fier à un homme que vous ne connoiſſez point, me fait aſſez connoiſtre que l’on ne doit rien craindre de vous : & doit m’empeſcher d’avoir le moindre ſentiment de deffiance : c’eſt pourquoy vous n’avez s’il vous plaiſt qu’à commander a vos gens de ſuivre les miens. Apres cela Aglatidas marchant a coſté de cét Eſtranger, le fit paſſer adroitement a la teſte des ſiens : mettant de cette ſorte ſes gens entre cét Inconnu, & ceux qu’il avoit amenez. Cependant Cyrus eſtoit fort eſtonné, de remarquer ce qui ſe paſſoit dans cette Plaine : & il ne pouvoit comprendre quelle pouvoit eſtre cette avanture. Il en fut ſi inquieté, que ne pouvant demeurer plus long temps a la place où il eſtoit, il s’avança quarante ou cinquante pas, ſuivy de quelques uns des Chefs, & d’une partie des Volontaires : mais avec une curioſité ſi grande, que luy meſme en eſtoit eſtonné. Il connut d’aſſez loing par l’action de cét Eſtranger, que c’eſtoit un homme bien fait : mais enfin eſtant arrivé aſſez prés pour pouvoir diſcerner les traits de ſon viſage, il fut eſtrangement ſurpris, de voir que c’eſtoit le Roy d’Aſſirie. Cette veuë le fit changer de couleur, & donna un nouveau luſtre à ſon taint, qui le fit encore paroiſtre de meilleure mine : & le Roy d’Aſſirie de ſon coſté, ne vit pas pluſtost Cyrus, qu’il en parut fort eſmeû. Neantmoins comme ils eſtoient tous deux infiniment genereux, apres qu’Aglatidas ſe fut avancé pour dire à Cyrus que cét Eſtranger qu’il ne connoiſſoit point (car il n’avoit fait que l’entre-voir un moment ſur le haut de la Tour de Sinope) avoit voulu eſtre conduit aupres de luy, ils ſe ſalüerent fort civilement : & deſcendant de cheval en meſme temps, Cyrus comme n’eſtant que Fils de Roy, & comme eſtant le plus civil de tous les hommes, rendit à ce Prince tous les honneurs qu’il euſt pû attendre, s’il euſt encore eſté Maiſtre de Babilone, & paiſible poſſesseur de tout le Royaume d’Aſſirie. Le Roy d’Aſſirie de ſon coſté eut auſſi pour Cyrus toute la civilité qu’il eſtoit obligé d’avoir, pour un Prince qui meritoit l’Empire de toute la Terre : & qui de plus, eſtoit ſon Liberateur & ſon Vainqueur tout enſemble. Il y avoit pourtant quelque choſe de ſi grand, dans les civilitez qu’ils ſe faiſoient l’un à l’autre ; qu’il eſtoit aiſé de voir, qu’ils eſtoient tous deux de condition à en recevoir de tout le monde : & il eſtoit meſme aſſez facile de remarquer, a ceux qui sçavoient leurs intereſts, que leur eſprit n’eſtoit pas tranquile. Il y avoit je ne sçay quelle fierté dans leurs yeux, qui deſcouvroit malgré eux l’agitation de leur ame : & je ne sçay quelle contrainte en leurs civilitez, qui les faiſoit connoiſtre pour Rivaux & pour Ennemis. Cependant apres qu’ils furent deſcendus de cheval, & que par reſpect tout le monde ſe fut retiré a dix ou douze pas loing d’eux ; Comme je n’ay pas changé de ſentimens, dit le Roy d’Aſſirie, en quitant le Nom de Philidaſpe : je veux croire que vous n’aurez pas auſſi changé de reſolution, en ceſſant d’eſtre Artamene : & que je trouveray en Cyrus, le meſme Prince avec qui je fis des conditions ſur le haut de la Tour de Sinope. J’eſpere, dis-je, que nous chercherons noſtre Princeſſe enſemble : que nous combatrons pour elle : que nous la delivrerons : & que juſques alors, nous vivrons enſemble comme ſi nous n’avions rien a démeſler. Enfin j’attens en ſuitte de voſtre Grand cœur, la derniere ſatisfaction que vous m’avez promiſe : & que tout vaincu que je ſuis par la force de vos Armes, vous ne refuſerez pas de diſputer cette illuſtre & derniere victoire aveques moy. Vous avez raiſon, luy repliqua Cyrus, de croire que je ne manqueray jamais a la parole que je vous ay donnée : c’eſt pourquoy vous devez vous tenir autant en ſeureté dans l’Armée du Roy des Medes, que ſi vous eſtiez a la teſte de la voſtre : car je ſuis aſſuré que ce Prince ne manquera non plus que moy, à la promeſſe qu’il vous a faite. Je sçay bien, reprit le Roy d’Aſſirie, que le Vainqueur de Babilone doit trouver quelque choſe d’eſtrange, de voir que ce meſme Prince qu’il a vaincu en Combat particulier, & depuis en Bataille rangée : qui de plus luy doit la vie ; & qui n’a aucune place dans le cœur de la Princeſſe Mandane, veüille encore luy diſputer un prix qu’il merite ; qu’il a conquis ; & qu’elle luy a donné. Mais apres tout, l’amour eſt ma ſeule raiſon : j’aime, & vous aimez, il n’en faut pas davantage. Et comme nous n’avons pas fait la guerre par ambition, mais par amour ſeulement : avoir conqueſté des Provinces & des Royaumes, n’eſt pas abſolument avoir vaincu. Ainſi ce n’eſt que par ma mort, que vous pouvez joür de la victoire : & vous acquerir un repos, que rien apres ne sçauroit troubler. Il eſt certain, repliqua Cyrus, que je n’ay pas fait la guerre par ambition : & pleuſt aux Dieux que la Fortune vous euſt laiſſé Maiſtre de Babilone, & qu’elle ne m’euſt pas enlevé la Princeſſe Mandane. Je voudrois, adjouſta t’il, que cette capricieuſe Fortune, ne m’euſt pas mis dans la neceſſité, de ne pouvoir eſtre heureux, que par l’infortune d’un auſſi Grand Prince que vous : mais puis que la choſe eſt en ces termes, il n’y faut plus penſer : & il ne nous reſte rien à faire, qu’à ſonger ſeulement l’un & l’autre, à mettre noſtre Princeſſe en eſtat de bien recevoir le Vainqueur, & de donner quelques larmes au Vaincu. Faiſons, dis-je, de ſi grandes choſes pour la delivrer, que nous nous rendions dignes de ſon eſtime, & de ſa compaſſion : car connoiſſant voſtre valeur (adjouſta Cyrus avec un modeſtie extréme) je dois pluſtost ſonger à pouvoir meriter ſes larmes, qu’à poſſeder ſon affection apres voſtre deffaitte. Mais, pourſuivit il, nous n’en ſommes pas encore là ; puis que meſme nous ne sçavons pas où eſt la Princeſſe Mandane. Le Roy d’Aſſirie s’ affligea alors avec Cyrus, de cette cruelle avanture : & luy rendant conte de ce qu’il avoit fait, il luy apprit qu’en partant de Pterie il eſtoit allé en une Province de ſes Eſtats, qui n’avoit pas eſté aſſujettie par luy ; qui eſt le long de l’Euphrate ; & qui confine à l’Armenie. Que là, il avoit ramaſſé quelques unes de ſes Troupes : qui avec quelques nouvelles Levées qu’il avoit faites, faiſoient à peu prés douze mille hommes. En ſuitte Cyrus avec une generoſité extréme, & ſe contraignant admirablement, luy rendit conte en peu de mots, de l’eſtat des choſes : apres quoy le Roy d’Aſſirie luy dit, qu’il diſposast de ſes Troupes, comme me il le trouveroit à propos. Cyrus s’en deffendit quelque temps : mais enfin il donna les ordres neceſſaires pour leur campement ; juſques à ce que l’on euſt adviſé avec plus de loiſir, quels Quartiers on leur donneroit.

Apres cela ces deux illuſtres Rivaux remontant à cheval, & prenant le chemin du Chaſteau ou eſtoit la Princeſſe Araminte ; l’on euſt dit qu’ils eſtoient Amis, & qu’ils n’avoient rien à démeſler enſemble. En allant, Cyrus fit voir ſon Armée en Bataille au Roy d’Aſſirie ; luy monſtra ſes divers Quartiers ; les Montagnes où le Roy d’Armenie s’eſtoit retiré ; & les divers Poſtes qu’il avoit fait occuper. Mais de temps en temps ils ſoupiroient tous deux : & l’amour, la haine, & la douleur, agitoient ſi fort leur eſprit, qu’ils avoient beſoin de toute la Grandeur de leur ame, pour pouvoir demeurer dans les termes de civilité qu’ils s’eſtoient preſcrits. Le Roy d’Aſſirie dit à Cyrus, qu’il avoit sçeu que Creſus Roy de Lydie armoit, ſans qu’il en euſt sçeu la raiſon : sçachant bien du moins, que ce n’eſtoit ny pour Ciaxare, ny pour luy. Ainſi s’entretenant de diverſes choſes, mais principalement de l’eſperance qu’ils avoient de sçavoir des nouvelles de la Princeſſe Mandane, par la priſe du Roy d’Armenie : ils arriverent au Chaſteau : où Cyrus ayant fait donner un fort bel Apartement au Roy d’Aſſirie, le laiſſa pour aller ſonger aux choſes neceſſaires à leur deſſein. Joint auſſi que la veuë de ce Rival luy remit ſi fortement dans l’eſprit tous les démeſlez qu’il avoit eus aveques luy, ors qu’il n’eſtoit que Philidaſpe : qu’il fut bien aiſe ce pouvoir prendre un quart d heure pour s’entretenir dans ſa Chambre, où il ne voulut eſtre ſuivy que de Feraulas. Ce n’eſtoit donc pas aſſez, dit il à ce cher Confident de ſa paſſion, d’eſtre eſloigné de ce que j’aime plus que ma vie, ſans eſtre encore obligé de voir ce que je dois haïr juſques à la mort ? Cependant la generoſité veut que je ſuspende tous mes reſſentimens : & que j’agiſſe civilement, avec mon plus grand ennemy. Mais au moins ſi j’eſtois aſſuré que la divine Mandane me recompenſast un jour de la violence que je me fais, je ſerois en quelque ſorte conſolé. Pour moy, interrompit Feraulas, je croy que vous devez pluſtost attendre des pleintes de la Princeſſe que des remercimens : lors qu’elle sçaura que vous avez promis au Roy d’Aſſirie de vous battre contre luy, quand vous l’aurez delivrée. Eh pleuſt aux Dieux, reprit l’affligé Cyrus avec precipitation ; pleuſt aux Dieux, dis-je, qu’elle fuſt en eſtat de me faire des reproches : & que je fuſſe en termes de tenir ma parole au Roy d’Aſſirie. Non Fortune, pourſuivit il, je ne te demande autre grace, que celle de me faire delivrer ma Princeſſe : & de me voir l’Eſpée à la main contre ce redoutable Rival. Apres cela, laiſſe faire le reſte à ma valeur & à mon amour : car quelque brave qu’il ſoit, je ne deſespere pas de la victoire. Mais helas, adjouſtoit il, pendant que la fureur me poſſede, & que la veuë de l’ancien Philidaſpe reſveille toutes mes jalouſies & toute ma haine : le Roy de Pont, ce Prince qui m’a tant aimé ſans me bien connoiſtre, & ſans sçavoir que j’eſtois ſon Rival, triomphe de toutes mes peines. Peut-eſtre, dis-je, qu’il n’eſt pas ſeulement en pouvoir de jouir de la veuë de ma Princeſſe : mais peut-eſtre qu’il a gagné ſon cœur, & obtenu ſon pardon. Joint que ne l’ayant pas enlevée comme Philidaſpe : & n’ayant preſques fait que la ſauver d’un naufrage : elle ne peut quaſi le regarder comme ſon Raviſſeur. Cependant il n’en eſt pas moins coupable à mes yeux ; & de quelque coſté que je me tourne, je ne voy que des Raviſſeurs de Mandane à punir. Mais helas ! je ne les voy encore que de loing, s’il faut ainſi dire, puis qu’il ne m’eſt pas permis d’attaquer le Roy d’Aſſirie preſentement, & que je ne sçay pas où eſt le Roy de Pont. Comme il en eſtoit la, Aglatidas vint luy amener Artabane, qui depuis leur départ de Sinope, eſtoit allé joindre Ciaxare : & venoit aſſurer Cyrus, que dans deux jours toute l’Armée arriveroit devant Artaxate. Ce Prince le reçeut aveque joye, & parce que ce qu’il luy diſoit luy eſtoit agreable, & parce qu’il eſtoit Amy d’Aglatidas. Il s’informa aveque ſoing de la ſanté de Ciaxare ; de celle des Rois de Phrigie & d’Hircanie ; de tous les autres Princes qui eſtoient dans cette Armée ; & de l’eſtat où elle eſtoit. En ſuitte de quoy jugeant à propos d’aller aprendre cette nouvelle au Roy d’Aſſirie, & à la Princeſſe Araminte : il dit fort obligeamment à Aglatidas, qu’il priſt ſoing de ſon Amy. Mais (adjouſta t’il adreſſant la parole à Artabane) ne luy dittes rien d’Ameſtris qui l’afflige : car ſa propre paſſion le tourmente aſſez, ſans y joindre peut-eſtre quelque nouveau malheur. Je ſuis bien marri, Seigneur, repliqua Artabane, de ne vous pouvoir obeïr : mais en venant icy j’ay deſja dit en peu de mots à Aglatidas, que cette belle Perſonne n’eſt pas heureuſe : & je luy ay apris auſſi qu’Otane n’a pas voulu recevoir le Gouvernement de la Province des Ariſantins, que vous luy aviez fait donner. Otane, reprit Cyrus fort ſurpris, n’a pas voulu accepter une choſe ſi advantageuſe pour luy ! & par quel ſentiment en a t’il uſé ainſi ? Je n’en sçay rien Seigneur, reſpondit il, mais je sçay bien qu’il a quitté Ecbatane : & que l’on diſoit quand j’en ſuis parti, qu’il s’eſtoit venu jetter dans Artaxate : de ſorte que ſi cela eſt vray, il eſt aſſurément ſur ces Montagnes où le Roy d’Armenie s’eſt retiré. Si cela eſt, dit Cyrus à Aglatidas, il pourra eſtre que nous delivrerons Ameſtris pluſtost que Mandane : car il eſt à croire qu’Otane ayant fait une ſi laſche action, que celle de ſe jetter parmi les ennemis de ſon Prince, & de ſon Prince encore qui luy donnoit un Gouvernement tant au delà de ſon merite, il y perira & y mourra : & ſi cela eſt (adjouſta t’il en ſous-riant à demy, malgré ſa melancolie) il faudra qu’Aglatidas aille conſoler Ameſtris. Je ne sçay, reprit cét Amant affligé, ſi je ſeray jamais en eſtat de pouvoir conſoler les autres : mais je sçay bien qu’il y a longtemps que j’ay beſoin de conſolation. En ſuitte il remercia Cyrus des teſmoignages de tendreſſe qu’il luy donnoit : & apres l’avoir acconpagné juſques à l’Apartement de la Princeſſe Araminte, il s’en alla entretenir ſon cher Artabane, avec plus de liberté & plus de loiſir qu’il n’en avoit eu : afin d’apprendre plus particulierement de luy, tout ce qu’il sçavoit d’Ameſtris. Cependant apres que Cyrus eut apris à la Princeſſe Araminte, l’arrivée du Roy d’Aſſirie, & la nouvelle qu’il venoit de recevoir de Ciaxare : il paſſa à l’Apartement de ſon Rival, de qui les ſentimens n’eſtoient guere plus tranquiles que ceux de Cyrus : qui du moins pouvoit vray-ſemblablement eſperer d’eſtre aimé & d’eſtre heureux, dés qu’il auroit delivré Mandane, & vaincu le Roy d’Aſſirie. Mais pour luy, il ne pouvoit qu’en ſe flattant ſur l’eſperance de l’Oracle, pretendre jamais à autre ſatisfaction, qu’à celle de ſe vanger de Cyrus s’il le ſurmontoit. Ce n’eſt pas que comme l’eſperance eſt inſeparable de l’amour ; il ne creuſt quelques-fois que ſi cét illuſtre Rival n’eſtoit plus, il ne peuſt occuper ſa place : mais ces momens là paſſoient bien viſte : & il croyoit bien plus ſouvent, malgré cette aſſurance qu’il penſoit avoir reçeuë du Ciel, que quand meſme il auroit tué Cyrus, il en ſeroit encore plus haï, qu’il ne croyoit en devoir eſtre plus aimé. C’eſtoit donc en de pareils ſentimens que ce Prince s’entretenoit, lors que Cyrus entra dans ſa Chambre, pour luy dire ce qu’il venoit d’aprendre par Artabane : apres luy avoir parlé un quart d’heure, pour reſoudre quel Quartier on donneroit le lendemain aux Troupes qu’il avoit amenées, il le quitta, pour aller ſonger à tant d’autres choſes qu’il avoit à faire : pendant quoy le Roy d’Aſſirie fut viſiter la Princeſſe Araminte, apres luy en avoir envoyé demander la permiſſion, qu’elle luy accorda. Mais durant que cette converſation ſe fit, Cyrus envoya advertir ceux qui commandoient aux divers Poſtes qu’il occupoit, afin qu’ils ne fuſſent pas ſurpris, lors qu’ils verroient arriver les Troupes de Ciaxare. Il envoya meſme dans Artaxate, ordonner que l’on preparaſt le Palais du Roy d’Armenie, & pour Ciaxare, & pour la Princeſſe Araminte : car comme toute l’Armée alloit eſtre jointe, il creût à propos de s’aſſurer du dedans de la Ville, comme il s’eſtoit aſſuré du dehors. Il sçeut encore ce ſoir là par Araſpe, qu’Hidaſpe & Chriſante avoient deffait quelques Troupes que le Prince Phraarte vouloit faire deſcendre de la Montagne par un chemin deſtourné, pour aller querir des vivres, dans la Plaine. En ſuitte de quoy il ſe retira, & paſſa la nuit ſelon ſa couſtume : c’eſt à dire preſques ſans dormir, & touſjours fort inquieté. Le lendemain il fut luy meſme au Quartier d’Hidaſpe, & à quelques autres : & le jour ſuivant, qui eſtoit celuy où Ciaxare devoit arriver, il voulut aller au devant de luy, & y mener le Roy d’Aſſirie. Ces deux Princes monterent donc à cheval, ſuivis ſeulement de Thraſibule, des Volontaires, & de deux cens Chevaux : & apres avoir fait avancer les Troupes Aſſiriennes, & les avoir rangées en Bataille aveques les autres, pour recevoir Ciaxare avec plus de ceremonie ; Cyrus envoya Araſpe devant, afin de le preparer à la veuë du Roy d’Aſſirie. Ce n’eſt pas qu’il ne sçeuſt bien, que puis qu’il avoit donné ſa parole il la tiendroit : mais c’eſt qu’il vouloit toujours faire toutes choſes dans l’ordre. Comme ils eurent marché environ trois heures, ils commencerent de deſcouvrir ces eſpais tourbillons de pouſſiere qui precedent la marche des Armées, quand il fait ſec comme il faiſoit alors. En ſuitte de quoy ce grand Corps aprochant touſjours, & eux avançant de leur coſté, ils eurent bien toſt joint les premieres Troupes : & de là penetré juſques où eſtoit Ciaxare, avec le Roy de Phrigie. Dés que les gens de guerre virent Cyrus, ce furent des cris de joye, & des acclamations ſi grandes, qu’on euſt dit qu’ils avoient oublié que Ciaxare eſtoit là : Cyrus leur fit ſigne de la main, avec une modeſtie extréme, qu’ils ſe teûſſent, qu’ils marchaſſent ; & qu’ils gardaſſent leurs rangs : il avoit pourtant dans les yeux je ne sçay quel ſous-rire ſi obligeant ; qu’il refuſoit les honneurs qu’ils luy vouloient faire ſans les faſcher. Cependant le Roy d’Aſſirie eſcoutoit ces acclamations avec chagrin, quoy qu’il ne vouluſt pas le teſmoigner : Mais enfin ils joignirent Ciaxare, en un lieu où il eſtoit deſcendu de cheval pour ſe rafraichir un peu, & pour regarder filer les Troupes qu’il vouloit qui le precedaſſent en aprochant d’Artaxate. Cyrus ne le vit pas pluſtost de loing ſous des arbres, qu’il en advertit le Roy d’Aſſirie : ſi bien que deſcendant à vingt pas prés du lieu où il eſtoit, ils furent le trouver à l’inſtant. Noſtre invincible Heros s’avança trois pas devant ſon illuſtre Rival, comme pour le preſenter : mais quoy qu’il peuſt faire, Ciaxare l’embraſſa le premier : en ſuitte de quoy il ſalüa le Roy d’Aſſirie aſſez civilement : luy diſant qu’encore qu’il fuſt la cauſe de tous ſes deſplaisirs, il eſtoit juſte de reparer en quelque ſorte, les incivilitez que l’on avoit faites autrefois à Philidaſpe, par le reſpect que l’on rendroit au Roy d’Aſſirie. Seigneur, luy repliqua ce Prince, ſi j’ay failli envers vous, la Fortune m’en a bien puni : ce n’eſt pas que je croye que la perte de ma Couronne, vaille la perte de la Princeſſe Mandane : auſſi eſt-ce avec intention de vous redonner la derniere ſans vous redemander l’autre ; que je viens dans voſtre Année hazarder ma vie pour voſtre ſervice. Si le bonheur de vos Armes, adjouſta t’il, m’avoit laiſſé un plus grand nombre de Sujets, je vous aurois amené un plus grand ſecours : mais puis qu’ils ſont devenus les voſtres, j’eſpere que vous regarderez les douze mille hommes que je vous amene, comme s’il y en avoit cent mille : puis que c’eſt tout ce que je puis. Ciaxare luy reſpondit encore fort civilement : en ſuite de quoy, Thraſibule & les autres Perſonnes de qualité qui venoient du Camp, ſalüerent Ciaxare, & donnerent le temps à Cyrus de faire compliment au Roy de Phrigie, que le Roy d’Aſſirie ne pût s’empeſcher de regarder un peu fierement : ſe ſouvenant qu’il avoit changé de Parti, & abandonné le ſien. Ciaxare les fit pourtant entre-ſalüer : puis apres tirant Cyrus à part, pendant que le Roy d’Aſſirie parloit à Thraſibule, il le loüa de ce qu’il avoit fait : s’affligeant pourtant aveques luy, de ce qu’il n’avoit pas encore trouvé la Princeſſe Mandane. Cyrus de ſon coſté luy rendit conte en peu de mots, de ce qui s’eſtoit paſſé en Armenie, depuis qu’il y eſtoit arrivé, & de l’eſtat preſent des choſes : apres quoy montant à cheval, & Ciaxare donnant la droite au Roy d’Aſſirie, comme au plus Grand Prince du monde, ils furent dans la grande Ville d’Artaxate : aupres de laquelle Cyrus par les ordres de Ciaxare, rangea toute ſon Armée en Bataille : afin que le Peuple demeuraſt plus facilement dans l’obeïſſance apres l’avoir veuë : & que le Roy d’Armenie la deſcouvrant de deſſus ſes Montagnes, ſe reſolust auſſi pluſtost à ſe rendre. Cependant Cyrus commanda quelques unes des Troupes qu’il avoit amenées les premieres, pour aller entrer en garde devant le Palais que Ciaxare devoit occuper : il en envoya d’autres aux Places publiques ; à toutes les Portes ; & à tous les lieux de deffence. Et quand les choſes furent en cét eſtat, Ciaxare ſuivy de tous ceux qui devoient loger dans Artaxate, y alla ; laiſſant tout le reſte de ſon Armée campé aux bords de l’Araxe, qui traverſe cette Plaine. Le lendemain Cyrus obligea Ciaxare à ſouffrir que l’on allaſt querir la Princeſſe Araminte au Chaſteau où elle eſtoit, & qu’on l’amenaſt à Artaxate : le faiſant auſſi reſoudre à la bi ? traiter, quoy qu’elle fuſt Sœur du troiſiesme Raviſſeur de Mandane. Ce Prince voulut luy meſme luy rendre cette civilité : de ſorte qu’il fut la querir au Chaſteau où elle eſtoit : & il la conduiſit dans la Ville, où Ciaxare la viſita : & à la priere de Cyrus il luy rendit tout l’honneur qui eſtoit deû à ſa condition. On la logea dans un Palais ſeparé, qui eſtoit au Prince Tigrane : Cyrus changeant le deſſein qu’il avoit eu, parce qu’il jugea qu’elle ſeroit mieux en celuy là, à cauſe qu’elle y ſeroit plus libre. Les deux Capitaines qui eſtoient avec elle, furent auſſi fort bien traitez par ce Prince : qui n’oublioit jamais rien à faire, de tout ce que la generoſité, la raiſon, ou la ſeule civilité demandoient de luy. Le Roy de Phrigie viſita auſſi cette Princeſſe, ſe ſouvenant encore de l’amitié qu’il avoit euë aveque le Roy ſon Frere, bien qu’ils ne fuſſent plus de meſme Parti : & la confirma touſjours davantage dans l’eſtime qu’elle avoit deſja conçeuë pour Cyrus. Le jour d’apres l’Arriere garde arriva, que conduiſoit le Roy d’Hircanie, & on la fit camper dans cette meſme Plaine d’Artaxate : ce Prince ne voulant pas loger dans la Ville non plus que Cyrus, qui depuis que l’Armée fut arrivée coucha touſjours au Camp, auſſi bien que le Roy d’Aſſirie : qui ſuivant ſon ancienne couſtume, ne pût ſouffrir que ſon Rival fiſt plus que luy. Cependant on tint Conſeil de Guerre, pour reſoudre ſi on ſe contenteroit de continuer d’empeſcher ſeulement le paſſage des vivres à l’Ennemi, ou ſi on forceroit le Roy d’Armenie ſur ces Montagnes, qui paroiſſoient ſi inacceſſibles. Le Roy d’Aſſirie tout vaincu & tout ennemi qu’il eſtoit luy meſme, eut ſa voix en cette deliberation : Mais quoy que Cyrus & luy, euſſent tous deux dans leur cœur des ſentimens de jalouſie, qui ne pouvoient eſtre ſans haine, & ſans une ſecrette inclination à ſe contredire en toutes choſes, ils furent pourtant tous deux d’un advis : & furent meſme les ſeuls qui conclurent à forcer le Roy d’Armenie ſur ces Montagnes. Ce n’eſt pas qu’aſſurément ils ne connuſſent la raiſon : mais c’eſt que s’agiſſant de Mandane, & donnant leurs advis à la preſence l’un de l’autre, ils vouloient tous deux aller aux choſes les plus difficiles & les plus haſardeuses pour eux. C’eſtoit en vain qu’Hidaſpe leur diſoit, que quelques Soldats Armeniens qu’on avoit faits priſonniers, aſſuroient que leur Prince n’avoit plus de vivres que pour fort peu de jours : car ils reſpondoient à cela, qu’il ne faloit pas ſe fier à ce raport ; parce que c’eſt l’ordinaire aux Vaincus de cette condition, de vouloir flater leurs Vainqueurs, par quelque nouvelle avantageuſe à leur Party, eſperant en eſtre mieux traitez. Si on leur repreſentoit, combien ces Montagnes eſtoient inacceſſibles : & ſi on leur faiſoit voir, qu’avec des pierres ſeulement, & en faiſant rouler du haut en bas de gros cailloux & des morceaux de roche, ſix mille hommes les pouvoient deffendre contre deux cens mille : n’oſant pas démentir leurs propres yeux, ny contredire directement ce qu’on leur objectoit ; ils diſoient, qu’ils advoüoient bien qu’il y auroit des gens à perdre : mais qu’il ne faloit pas balancer cela avec la honte qu’il y auroit, d’avoir une ſi puiſſante Armée au pied de ces Montagnes ſans rien entreprendre. Qu’il eſtoit neceſſaire d’eſtre bien toſt eſclaircis du lieu où eſtoit la Princeſſe Mandane : & que pour l’eſtre, il faloit prendre le Roy d’Armenie le plus promptement que l’on pourroit : & non pas s’amuſer à vouloir ſimplement attendre que la faim le fiſt ſortir de ſon Azile. Que peut-eſtre pendant qu’ils ſeroient occupez à garder ſeulement les paſſages & les advenuës de ces Montagnes, tous les Peuples des deux Armenies s’uniſſant, & ſe ſous-levant tout d’un coup, leur donneroient apres bien de la peine : & qu’enfin leur advis eſtoit, de forcer les Ennemis. Mais quoy que les advis de Cyrus euſſent accouſtumé d’eſtre touſjours ſuivis, il n’en fut pas de meſme cette fois là : car tout d’une voix il fut reſolu, que sçachant preſques de certitude que le Roy d’Armenie avoit tres peu de vivres : & que sçachant auſſi qu’à moins que de vouloir faire perir trente mille hommes, on ne pourroit venir à bout de ce deſſein : il fut, dis je, reſolu que l’on garderoit ſeulement les paſſages. Que l’on repouſſeroit vigoureuſement, tous ceux qui voudroient deſcendre des Montagnes : & que pour les laſſer, on feroit quelques fois ſemblant de les attaquer par divers endroits ; n’eſtant pas juſte de faire perir tant de monde, par une ſimple impatience : principalement n’ayant alors aucune certitude que la Princeſſe Mandane fuſt en ce lieu là. Cét advis general ayant donc eſté ſuivy, on ne ſongea plus qu’à faire une garde tres exacte, à l’entour de ces Montagnes : & à en reconnoiſtre bien tous les deſtours. Le lendemain Ciaxare voulut voir en Bataille les Troupes du Roy d’Aſſirie, que l’on confondit alors avec toutes les autres, comme eſtant preſentement de meſme Party.

Cependant cette eſpece de Siege ſans Ville, ne fut pas auſſi oiſif, que Cyrus l’avoit penſé : car comme le Prince Phraarte eſtoit brave, & que de plus l’amour le faiſoit agir, il commença de donner quelque occupation : ne l’ayant pû faire durant les premiers jours, parce qu’il avoit eſté malade de douleur, de voir le mauvais ſuccés des affaires du Roy ſon Pere, & la Princeſſe Araminte au pouvoir de ſes Ennemis. Comme il sçavoit admirablement tous les deſtours de ces Montagnes, il faiſoit quelqueſfois pleuvoir en un moment, une greſle de Traits de deſſus leurs plus bas coupeaux : puis diſparoissant en un inſtant, on ne pouvoit meſme imaginer ce qu’il eſtoit devenu. Une autrefois il venoit la nuit juſques au pied des Montagnes, par des chemins tournoyans dans les Rochers, où les ſeuls Armeniens peuvent aller, afin de donner une alarme à tout le Camp : & comme il avoit d’aſſez bons Eſpions dans l’Armée de Ciaxare, il deſcendoit touſjours du coſté que Cyrus n’eſtoit pas : car la valeur de ce Prince eſtoit redoutable aux Armeniens. Mais comme Cyrus n’eſtoit pas accouſtumé d’eſtre ſurpris, & de ne ſurprendre pas les autres : il ſe reſolut d’eſtre pluſieurs nuits à tournoyer par tous les divers Quartiers : afin de pouvoir rencontrer cét Ennemy preſque inviſible, qui ne ſe trouvoit jamais de ſon coſté : & qu’il avoit sçeu eſtre le Prince Phraarte, par quelques Priſonniers qu’il avoit faits. En une occaſion comme celle là, le Roy d’Aſſirie n’avoit garde de manquer d’y eſtre : non plus que tous les Amis particuliers de Cyrus. Thraſibule, Aglatidas, Araſpe, Perſode, Gadate, Gobrias, Megabiſe, Hidaſpe, Thimocrate, Leontidas, Philocles, Aduſius, Chriſante, Feraulas, & beaucoup d’autres, eſtoient touſjours aveques luy. Apres avoir paſſé diverſes nuits à cheval inutilement, enfin il en vint une où Phraarte n’ayant pû eſtre adverty du lieu où eſtoit Cyrus, & ayant deſſein de faire paſſer ſeurement un Capitaine en Païſan, qu’il vouloit envoyer vers le Prince Tigrane ſon Frere ; deſcendit enfin du coſté où Cyrus eſtoit en embuſcade, avec ſix cens honmes ſeulement, qu’il avoit choiſis luy meſme, pour le ſervir en cette occaſion. Neantmoins il n’eſtoit pas encore ſi bien placé, que Phraarte prenant un petit ſentier peu plus à gauche, ne peuſt s’avancer meſme juſques au delà du pied des Montagnes : Mais ce qui le faſcha d’abord quand il s’en aperçeut, fut ce qui luy fut avantageux : car au meſme inſtant que Phraarte avec la moitié de ſes gens eut abandonné le pied des Montagnes, Cyrus fut en diligence luy couper chemin. Toutefois trouvant qu’il y avoit encore du monde parmy les Rochers, auſſi bien que dans la Plaine, il ne sçavoit plus de quel coſté eſtoit le Prince Phraarte : de ſorte que pour ne le manquer pas, il partagea auſſi ſes gens : & fit attaquer ceux de la Montagne par une partie, pendant que l’autre ſuivit ceux qui s’en eſtoient eſloignez : & qui ſe voyant le chemin de la retraite coupé, voulurent en gagner un autre. Mais Cyrus les pourſuivant ardemment, pendant que le Roy d’Aſſirie demeura à combatre ceux des Montagnes : comme les Eſtoiles eſclairoient aſſez, parce que le Ciel eſtoit fort ſerein & fort découvert, ce Combat de nuit fut pourtant aſpre & ſanglant. Thraſibule & Aglatidas firent des merveilles, a ſeconder la valeur de Cyrus, qui ne trouva pas une petite reſistance à ceux qu’il combatoit : car le Prince Phraarte qui s’y trouva, ſe deffendit en homme deſesperé, & fit des choſes dignes de memoire. Neantmoins ayant eſté bleſſé au bras droit & à la main gauche, en façon qu’il ne pouvoit plus tenir ſon Eſpée : il ne ſongea plus qu’a taſcher de ſe ſauver. Il recula donc, ſuivy de quinze ou vingt des ſiens, pendant que les autres faiſoient encore ferme : & ſans que Cyrus ny ſes gens s’en aperçeuſſent, il gagna un petit Valon, où tombe un torrent du haut des Montagnes : & là il ſe tint caché, eſperant que quand le Combat ſeroit finy, les Troupes de Cyrus ſe retireroient, & qu’il pourroit peut-eſtre apres regagner le chemin des Rochers. Cependant le reſte de ſes gens ayant eſté taillé en pieces, & Cyrus ne trouvant plus rien qui luy reſistast, fut voir ce que le Roy d’Aſſirie auroit fait : il le trouva encore aux mains avec les Ennemis, qui ne fuyoient pas ſelon leur couſtume, parce qu’ils sçavoient que le Prince Phraarte eſtoit engagé. Neantmoins eſperant à la fin qu’il auroit regagné quelque autre endroit de la Montagne : & l’arrivée de Cyrus renforçant eſtrangement le Roy d’Aſſirie : ils ſe retirerent juſques à un paſſage au delà duquel on ne pouvoit plus les pourſuivre : parce qu’il eſtoit ſi eſtroit, que deux hommes ſuffisoient pour y faire teſte à cent mille. Apres avoir donc fait tout ce qu’ils croyoient pouvoir faire, & comme ils ne ſongeoient plus qu’à ſe reſſembler pour ſe retirer : Cyrus s’informant de tous ſes Amis, qu’il ne pouvoit bien diſcerner dans l’obſcurité de la nuit ; Aglatidas qui le touchoit, luy dit qu’il avoit entendu nommer Otane pendant ce combat. J’ay encore entendu plus que vous, luy dit Cyrus, car j’ay oüy quelqu’un qui a crié, Otane eſt mort. Comme Aglatidas alloit reſpondre, on vint advertir Cyrus qu’il y avoit quelques ennemis qui ſe ralioient dans un petit Vallon : de ſorte qu’à l’inſtant meſme il y fut, ſuivy de tout ce qu’il avoit de gens : Mais Phraarte (car c’eſtoit veritablement luy dont on vouloit parler) eſtant adverty de la choſe, par un Soldat qu’il avoit fait mettre en ſentinelle ſur l’advenuë de cette petite Vallée : ſe voyant hors de pouvoir de combattre de ſa perſonne : voyant de plus le petit nombre de gens qu’il avoit, & qu’ils eſtoient la plus part bleſſez auſſi bien que luy ; leur commanda de quitter leur armes & de le ſuivre : aimant mieux, dit il, ſe fier en la generoſité de ſon ennemy, qu’en une foible deffenſe qui ne pouvoit plus de rien ſervir. Joint que luy ne pouvant plus combatre : il trouvoit moins de honte à ſe rendre à un Ennemy genereux, que de fuir, ou de ſe laiſſer tuer ſans reſistance. Comme il eut donc eſté obeï par les ſiens, il marcha vers l’endroit d’où il entendoit venir ſes Ennemis : & comme par les rayons de la Lune qui s’eſtoit levée, il faiſoit alors aſſez clair pour pouvoir diſcerner les objets : Cyrus ne fut pas plus toſt en veuë, qu’un des gens de Phraarte qui le connoiſſoit, parce qu’il avoit eſté avec Tigrane à Sinope, du temps que Cyrus eſtoit Artamene, le luy ayant monſtré ; ce Prince s’écria par une genereuſe hardieſſe, dés qu’il creût en pouvoir eſtre entendu : Où vas tu Cyrus. Ne sçais tu pas qu’il n’eſt pas glorieux de vaincre touſjours ? Laiſſe toy vaincre quelqueſfois : & crois certainement qu’eſtant vaincu de cette ſorte, tu vaincras mieux qu’eſtant vainqueur : & en cette rencontre, tu conteras avec plus d’honneur entre tes Victoires, les Triomphes de ta clemence, que ceux de ta force & de ſon courage. Cyrus qui s’eſtoit arreſté, dés qu’il avoit remarqué qu’il faloit eſcouter au lieu de combattre : dit en ſous-riant, & en ſe tournant vers Chriſante qui le touchoit, rien n’eſt plus ingenieux que la mauvaiſe fortune : ny rien plus adroit que la neceſſité. Eh qu’il eſt bien vray de dire, que nous parlons beaucoup plus ſagement & plus eloquemment quand nous ſommes vaincus, que quand nous ſommes vainqueurs. Apres cela tendant la main à cet Ennemy deſarmé, qu’il ne connoiſſoit pas encore, aſſure toy, luy dit il, que tu n’auras mal aucun : & que qui que tu ſois, il n’eſt point de ſervice que je ne te veüille rendre, meſme juſques à la liberté : Car je ſuis accouſtumé de tenir pour ennemis, non pas ceux qui ſe ſont deffendus, mais ceux qui ſont encore en pouvoir de ſe deffendre. Phraarte eſtant charmé de la generoſité de Cyrus, je ne m’eſtonne pas, luy dit il, ſi les Dieux donnent ſi ſouvent la victoire, à un Prince qui en sçait ſi bien uſer : & je m’eſtonne encore moins, de la violente amitié que le Prince Tigrane mon Frere, a euë pour l’illuſtre Artamene. A ces mots Cyrus connoiſſant que c’eſtoit le Prince Phraarte, & Araſpe qui le connoiſſoit l’en ayant encore aſſuré, il l’embraſſa fort civilement : & remarquant qu’il eſtoit bleſſé, il donna ordre que l’on allaſt en diligence querir leurs chevaux, qu’ ils avoient laiſſez à deux cens pas de l’endroit où ils eſtoient, afin de mener promptement le Prince Phraarte en lieu où il peuſt eſtre penſé : Car genereux Prince, luy dit il, le chemin de vos Montagnes en l’eſtat que vous eſtes, vous pourroit peut-eſtre incommoder. Ces chevaux eſtant venus, Cyrus commanda que l’on aidaſt au Prince Phraarte, & que deux Soldats conduiſissent ſon cheval : parce qu’il ne pouvoit en tenir la bride, à cauſe de ſes bleſſures.

Mais comme ils vinrent à partir, Cyrus ne voyant point Thraſibule, en demanda des nouvelles : & on luy dit qu’il y avoit eu un des Ennemis bleſſé qui s’eſtoit rendu à luy, aupres de qui il s’eſtoit arreſté. Feraulas adjouſta que voyant le combat finy, il avoit fait porter ce Priſonnier vers le Camp par des Soldats, ſuivant ceux qui le portoient. Comme ce coſté là n’eſtoit pas fort eſloigné de l’endroit où logeoit le plus ordinairement Cyrus, ils furent bien toſt à ſes Tentes : où il fit mettre le Prince Phraarte dans un des Pavillons le plus magnifique : faiſant appeller promptement les Chirurgiens, qui eſtoient à la Tente de Thraſibule, & voulant meſme le voir penſer : Pendant quoy, il envoya Feraulas porter à Ciaxare la nouvelle de ce qui c’eſtoit paſſé. Les bleſſures du Prince Phraarte ſe trouvant eſtre plus incommodes que dangereuſes, les Chirurgiens aſſurerent qu’il ne couroit aucun hazard, pourveu que la fiévre ne le priſt pas : mais que pour l’empeſcher, il faloit le laiſſer en repos le reſte de la nuit, & une bonne partie du matin. Cyrus ſe retira donc, auſſi bien que le Roy d’Aſſirie : quoy que ce ne fuſt pas ſans peine, de n’oſer en l’eſtat qu’eſtoit Phraarte, luy demander ce qu’il sçavoit de la Princeſſe Mandane. Neantmoins la raiſon l’emporta cette fois là ſur l’amour : & Cyrus ſe reſolut de differer de quelques heures, à ſatisfaire ſon envie. Cependant comme le Prince Thraſibule ne paroiſſoit point, & qu’il avoit sçeu que ſes Chirurgiens venoient de ſa Tente, il leur demanda qui ils y avoient penſé ? Ils luy reſpondirent que c’eſtoit un homme de fort bonne mine, qui eſtoit en grand danger de mourir, & qui diſoit cent choſes obligeantes à Thraſibule, qui paroiſſoit eſtre auſſi fort touché : & qu’aſſurément c’eſtoit un homme de condition. Comme Cyrus alloit envoyer luy demander qui c’eſtoit, Thraſibule ayant laiſſé ſon Priſonnier bleſſé en repos, ſuivant les ordres des Chirurgiens, vint luy rendre conte de ſon avanture : Cyrus ne l’aperçeut pas plus toſt, que voyant beaucoup de melancolie ſur ſon viſage. Qu’avez vous, genereux Prince ? luy dit il fort obligeament : & ſeriez vous bien aſſez malheureux, pour avoir bleſſé un Amy de Thraſibule, en penſant ſeulement bleſſer un de nos ennemis ; Seigneur, luy dit il, pour vous faire connoiſtre mon avanture d’aujourd’huy, il faudroit vous dire toute ma vie : eſtant impoſſible que vous puiſſiez comprendre autrement la bizarrerie de mon deſtin. Car, Seigneur, quand je vous auray dit que celuy qui eſt voſtre Priſonnier, & qui eſt bleſſé dans ma Tente, eſt Fils du ſage Pittacus Prince de Mytilene, & qu’il s’appelle Tiſandre : vous sçaurez ſans doute qu’il eſt fils d’un des premiers hommes de toute la Grece : mais vous ne sçaurez pas pour cela qu’il y a tant de ſentimens differens dans mon cœur pour luy, que je ne ſuis pas bien d’accord avec moy meſme pour ce qui le regarde. Il y a longtemps, luy dit Cyrus, que j’ay une envie extréme de sçavoir la vie d’un Prince qui m’a apris à vaincre en me ſurmontant : car il eſt vray que je dois à l’amour que j’eus pour voſtre valeur, une bonne partie de la mienne. Mais illuſtre Thraſibule, j’ay touſjours eſté ſi occupé de mes propres malheurs, depuis que je vous retrouvay à Sinope, que je n’ay pas eu loiſir de vous demander le recit des voſtres. Cependant preparez vous à me les apprendre bien toſt : car je ne les puis pas ignorer davantage, apres ce que vous me venez de dire. C’eſt pourquoy allez vous repoſer, & prendre ſoing de voſtre bleſſé, que je ne sçay encore ſi je dois aimer ou haïr pour l’amour de vous : & ſi la converſation que je dois avoir avec le Prince Phraarte touchant la Princeſſe Mandane ne me deſespere pas trop, & ne m’oſte point la raiſon en m’oſtant l’eſperance : je taſcheray de meſnager une heure, où je puiſſe vous entretenir en particulier. Thraſibule remercia Cyrus de ſa bonté, & ſe retira : laiſſant ce Prince dans la liberté de ſe coucher deux ou trois heures ſur ſon lict, pour ſe remettre de a fatigue qu’il venoit d’avoir. Son dormir ne fut pas fort tranquile : car l’impatience de pouvoir parler à Phraarte, le tourmentoit de telle ſorte, qu’il ne pouvoit trouver aucun repos. Il envoya vingt fois sçavoir s’il eſtoit eſveillé, & comment il ſe trouvoit de ſes bleſſures : mais on luy raportoit touſjours qu’il dormoit encore. Enfin s’ennuyant extrémement, & voulant le voir auparavant que le Roy d’Aſſirie y peuſt eſtre ; il fut luy meſme apprendre l’eſtat où il eſtoit : & il arriva juſtement comme il venoit de s’éveiller : & entra dans ſa Chambre, comme les Medecins & les Chirurgiens y entroient. Ils le trouverent aſſez bien : de ſorte qu’apres l’avoir penſé, ſans luy deffendre de parler, comme ils avoient fait le ſoir : ils le laiſſerent dans la liberté de faire compliment à Cyrus, des ſoins qu’il avoit de luy. Seigneur, luy dit il, ſi vous traittez vos Ennemis de cette ſorte, comment agiſſez vous avec vos Amis ? Vous le sçaurez par voſtre propre experience, luy dit il, ſi vous le voulez : car vous n’avez qu’à me dire ſincerement où eſt la Princeſſe Mandane, pour m’obliger à n’eſtre plus voſtre ennemy. Je voudrois, luy dit ce Prince, pouvoir ſatisfaire voſtre curioſité, je le ferois avec une extréme joye : mais je vous proteſte par tous les Dieux que nous adorons, que je n’en sçay rien du tout. Et pour vous monſtrer que je ſuis ſincere, je ne vous dis pas avec la meſme fermeté, que le Roy mon Pere ne le sçait point : parce que comme c’eſt un Prince qui ne donne connoiſſance à perſonne des affaires de ſon Eſtat, il pourroit eſtre qu’il le sçauroit ſans que je le sçeuſſe. Mais Seigneur, ſi vous pouvez eſtre capable de vous fier à la parole d’un Ennemy, ſouffrez que j’aille dés que je le pourray, parler au Roy mon Pere, & employer toute mon adreſſe pour deſcouvrir la verité que je viendray apres vous redire ſincerement. Genereux Prince, luy repliqua Cyrus, vous n’avez point de parole à donner ; vous eſtes libre ; & vous pourrez faire ce qu’il vous plaira : car je ſers un Roy accouſtumé à tenir les promeſſes que je fais. Ainſi quand vous voudrez retourner trouver le Roy voſtre Pere vous le pourrez : Mais s’il eſt vray que les prieres d’un Ennemy puiſſent quelque choſe ſur voſtre eſprit, je vous conjureray de vouloir obliger le Roy d’Armenie à dire ce qu’il sçait de la Princeſſe Mandane : & à ne vouloir pas forcer Ciaxare à le deſtruire malgré qu’il en ait. Vous pouvez avoir veû de deſſus vos Montagnes quelle eſt ſon Armée : de ſorte que par raiſon & par generoſité, ne me refuſez pas ce que je vous demande. Phraarte luy fit encore cent proteſtations de ſincerité & de franchiſe : & luy dit que ſi ſes Chirurgiens jugeoient qu’on le peuſt tranſporter dés le lendemain, il iroit trouver le Roy ſon Pere ; ſans vouloir pourtant joüir de la grace qu’il luy vouloit faire de le delivrer abſolument. Mais, luy dit il, pour vous obliger à vous fier en mes paroles, je veux vous confier un ſecret qui m’importe de la vie : c’eſt, Seigneur, que vous tenez en vos mains une Princeſſe ; qui poſſede dans le cœur de Phraarte, la meſme place que l’illuſtre Mandane tient dans celuy du genereux Cyrus. Ainſi tenant en voſtre puiſſance un gage qui m’eſt ſi cher & ſi precieux, vous devez attendre de moy une fidelité que peu d’ennemis ont pour ceux qui leur font la guerre. Comme ils eſtoient là, on vint advertir Cyrus que Ciaxare & le Roy de Phrigie, qui logeoit dans Artaxate auſſi bien que luy, arrivoient au Camp, il quitta donc Phraarte pour les aller recevoir : juſtement comme le Roy d’Aſſirie entroit ; pouſſé de la meſme curioſité que luy, de sçavoir des nouvelles de Mandane. Mais Cyrus luy ayant dit en peu de mots & en rougiſſant, la reſponse de Phraarte ; ils furent enſemble au devant de Ciaxare, qui les loüa tous deux extrémement : Mais qui flata pourtant ſi obligeamment Cyrus, qu’il eſtoit aiſé de voir la difference qu’il faiſoit de l’un à l’autre. Cyrus luy rendit conte de la converſation qu’il venoit d’avoir avec Phraarte : & le ſupplia de trouver bon qu’il en uſast comme il luy avoit promis : ce qu’il obtint aiſément, s’imaginant en effet qu’il ſeroit plus aiſé de sçavoir la verité par l’adreſſe de ce Prince que par toute autre voye. De ſorte que Ciaxare ayant donné plein pouvoir à Cyrus d’agir en cette rencontre & en toutes les autres comme il le jugeroit à propos, meſme ſans le conſulter : il s’en retourna à Artaxate, apres avoir fait l’honneur à Phraarte & à Tiſandre de les viſiter.

Cependant Aglatidas qui croyoit avoir oüy le Nom d’Otane dans ce Combat de nuit, & à qui Cyrus avoit aſſuré avoir entendu crier en combatant qu’Otane eſtoit mort, fut voir le Prince Phraarte : & le ſupplier de luy aprendre s’il eſtoit vray qu’il fuſt engagé dans ſon Party, & qu’il euſt eſté la nuit derniere du Combat qui s’eſtoit fait. Phraarte luy dit que l’une & l’autre de ces choſes eſtoient vrayes : & qu’il croyoit meſme qu’il avoit pery en cette occaſion, parce qu’il avoit entendu un des ſiens qui durant la chaleur du Combat, avoit crié qu’Otane eſtoit mort. Aglatidas sçachant cela, pria Artabane qui le connoiſſoit fort, d’aller taſcher d’en aprendre des nouvelles plus certaines, durant les deux heures de Tréve que l’on avoit accordées aux Ennemis pour retirer leurs morts : & qui les avoient demandées principalement, pour voir ſi le Prince Phraarte ne s’y trouveroit point. Artabane fut donc avec ceux que Cyrus envoya, pour retirer auſſi les corps de dix ou douze Soldats des ſiens qu’il avoit perdus en cette occaſion : & il y fut feignant de chercher quelque Officier qui ne paroiſſoit point, & qu’il diſoit eſtre de ſes Amis. Il chercha donc ſoigneusement parmy tous ces Soldats qui avoient pery en cette occaſion : mais quoy qu’il n’y trouvaſt pas le corps d’Otane, il ne laiſſa pourtant pas d’ aporter preſques la nouvelle aſſurée de ſa mort : car il vit parmy les Armeniens qui remportoient ceux des leurs qui avoient eſté tuez, un Eſcuyer d’Otane qu’il connoiſſoit de veuë : & qui cherchât ſon Maiſtre fut au bord du Torrent qui tombe dans ce petit Valon où le Prince Phraarte s’eſtoit retiré. Mais à peine y fut il qu’il fit un grand cry : Artabane s’aprocha alors de luy, & vit entre des Rochers que la chutte du Torrent couvroit à demy de gros boüillons d’eſcume, un homme mort, dont on ne voyoit pas le viſage : ſur lequel ces bouillons d’eau tumultueux & blanchiſſans, ſe precipitoient continuellement les uns ſur les autres, & ne donnoient pas loiſir de le pouvoir bien diſcerner. Neantmoins par le reſte du corps que l’on apercevoit mieux, cét Eſcuyer d’Otane, ne douta point que ce ne fuſt ſon Maiſtre qu’il voyoit en cét eſtat là : car il en connoiſſoit l’habillement & les armes qui eſtoient fort remarquables. Il voyoit meſme par une eſpaule qu’il avoit toute hors de l’eau, qu’il avoit eſté extrémement bleſſé, parce qu’elle étroit toute ſanglante. Cependant comme ce Torrent eſtoit fort large & fort rapide & aſſez profond, on ne pouvoit pas aller facilement où eſtoit ce Mort. Ils envoyerent querir quelques Lances pour le retirer, mais elles ſe trouverent trop courtes : de ſorte qu’il falut imaginer quelque autre invention : car un homme n’y pouvoit aller de pied ferme, ny entreprendre d’y nager. Mais durant qu’ils cherchoient quelque nouveau moyen de retirer ce Corps, une grande chutte d’eau le deſtacha des pointes de Rocher qui l’avoient arreſté : & le roula avec precipitation parmy ſes flots juſques à trente pas de là, ſans qu’on le peuſt empeſcher ; où par ſon impetuoſité, le Torrent le pouſſa dans un abyſme, où il ſe perdoit luy meſme, & s’engloutiſſoit ſous la Terre. De ſorte qu’Artabane n’ayant plus rien à attendre en ce lieu là, s’en retourna au Camp, porter la nouvelle aſſurée de la perte d’Otane, comme l’ayant veû mort de ſes propres yeux : Eſtant à croire que fuyant comme les autres avoient fait dans ce petit Vallon, & eſtant bleſſé, il eſtoit tombé dans ce Torrent, & y avoit pery. Du moins fut-ce tout ce qu’Artabane en pût imaginer : car pour les autres gens, ils en penſerent cent choſes toutes contraires les unes aux autres. Tous ceux qui sçavoient l’intereſt qu’Aglatidas avoit à la vie ou à la mort de cét homme, s’en réjoüiſſoient : mais pour luy il eſtoit trop ſage & trop accouſtumé à la douleur, pour paſſer ſi toſt de la melancolie à la joye : & il diſoit ſeulement à tous ceux qui luy en parloient, qu’il n’eſtoit pas marry qu’Ameſtris fuſt delivrée de ſon Tiran. Cependant Megabiſe qui devoit auſſi en eſtre bien aiſe par la meſme raiſon, s’en affligea : parce qu’il creut qu’Aglatidas pourroit peut-eſtre enfin eſtre heureux. De ſorte que luy qui penſoit n’aimer plus Ameſtris, s’aperçeut qu’il l’aimoit encore, par le renouvellement de la haine ſecrette qu’il eut en cét inſtant pour Aglatidas. Il n’oſa pourtant la teſmoigner : car Cyrus l’aimoit ſi tendrement, que ç’euſt eſté un crime capital, que d’eſtre ſon ennemy declaré. Cependant Thraſibule eſtoit aupres de Tiſandre, que les Chirurgiens, apres avoir levé le premier appareil, trouverent un peu mieux ; le Prince Phraarte auſſi paſſa le jour fort doucement : ſi bien que le lendemain il pria Cyrus de ſouffrir qu’il allaſt vers le Roy ſon Pere ; parce que n’eſtant bleſſé qu’au bras & à la main, il ne laiſſeroit pas de s’aquiter de ſa commiſſion. Mais Cyrus voulut du moins qu’on le portaſt dans une chaiſe, ce qu’il fut contraint de vouloir auſſi : de ſorte que le jour ſuivant dés le matin, juſtement comme le Roy d’Armenie envoyoit demander des nouvelles du Prince ſon Fils, il partit avec une Eſcorte de deux cens Soldats ſeulement : & quelques Officiers pour le conduire, juſques à la premiere Garde avancée du Roy d’Armenie : auquel Cyrus accorda une nouvelle Tréve, juſques à ce que le Prince Phraarte euſt rendu ſa reſponse. Pendant ce petit intervale, où Cyrus avoit du moins la conſolation de pouvoir eſperer d’eſtre bien toſt eſclaircy de la verité de ce qu’il vouloit aprendre : il ſongea à rendre à tout le monde toute la civilité qu’il croyoit devoir. Il fut à Artaxate voir Ciaxare : il y viſita la Princeſſe Araminte : & luy dit preciſément tout ce que le Prince Phraarte luy avoit dit d’elle, & tout ce qui s’eſtoit paſſé entre eux, ce qu’elle n’entendit pas ſans rougir. Elle remercia Cyrus, de la liberté qu’il avoit donnée à ce Prince : mais ce fut d’une maniere qui luy fit bien connoiſtre que c’eſtoit pluſtost pour l’avoir delivrée des nouvelles marques d’affection qu’il luy auroit renduës s’il fuſt demeuré ſon Priſonnier, que non pas pour l’amour de luy, quoy qu’elle l’eſtimast aſſez. Apres cela Cyrus s’en retourna au Camp : reſvant touſjours à ſa chere Mandane, ou s’en entretenant touſjours avec Aglatidas, avec Chriſante, ou avec Feraulas, en qui il avoit beaucoup de confiance. Il aimoit auſſi fort Araſpe : mais comme il n’avoit jamais rien aime il ne luy parloit auſſi jamais de ſa paſſion. Comme il fut arrivé au Camp, il alla droit à la Tente de Thraſibule, où il voulut paſſer le reſte du jour & tout le ſoir, afin d’aprendre ce qu’il y avoit ſi longtemps qu’il avoit envie de sçavoir. Auſſi toſt qu’il y fut, ayant teſmoigné vouloir eſtre ſeul avec Thraſibule, tout le monde les laiſſa en liberté de s’entretenir : de ſorte qu’ils ne furent pas pluſtost ſeuls, que Cyrus le regardant, luy dit fort obligeamment. Et bien mon ancien vainqueur, vous laiſſerez vous vaincre aujourd’huy ? & m’aprendrez vous toutes les circonſtances d’une vie, de qui tout ce que l’en connois eſt glorieux ? Vous ne parlerez pas ainſi du reſte quand vous le sçaurez, repliqua Thraſibule en ſoupirant : car Seigneur, vous n’y trouverez que deux choſes : beaucoup de foibleſſe, & beaucoup d’infortune. Neantmoins puis que vous le voulez ainſi, & qu’en effet il m’importe preſentement en l’eſtat où ſont mes affaires, que vous les sçachiez telles qu’elles ſont : je vous obeïray exactement. Mais Seigneur, pourrez vous bien ſouffrir que je vous entretienne de tant de petites choſes, qui vous doivent eſtre indifferentes, & qui paroiſſent en effet tres peu conſiderables, à ceux qui ne connoiſſent pas l’amour ? Il n’en eſt point de petites, reprit Cyrus, quand elles touchent nos Amis : & puis mon cher Thraſibule, dit il en ſoupirant auſſi bien que luy, je ne ſuis pas ignorant du mal dont je m’imagine que vous vous plaignez. Parlez donc je vous en conjure : & ne craignez pas de me dérober un temps que je pourrois employer à quelque autre choſe : car puis que nous avons treſve avec le Roy d’Armenie, nous aurons tout le reſte du jour, tout le ſoir, & meſme ſi vous le voulez toute la nuit, à nous entretenir. II y a deſja longtemps, pourſuivit il, que les nuits ne ſont plus pour moy, ce qu’elles ſont pour tous les autres hommes : & que je n’ ay plus guere de part, au repos ny au ſommeil. Thraſibule voyant donc qu’il luy faloit obeïr, & sçachant en effet qu’il luy importoit de tout que Cyrus sçeuſt ſes avantures paſſées, & l’eſtat preſent de ſa fortune : apres que ce Prince ſe fut aſſis, & que par ſes ordres il eut auſſi pris ſa place vis à vis de luy, ſur un ſiege qu’il choiſit pourtant un peu plus bas, il commença de luy parler en ces termes.


HISTOIRE DE THRASIBULE ET D’ALCIONIDE.

Si j’avois eu l’ame auſſi ſensible à l’ambition qu’à l’amour, je ne penſe pas qu’il euſt eſté poſſible que j’euſſe pû ſuporter les malheurs qui me ſont arrivez : mais il eſt vray qu’ayant touſjours plus toſt fait conſister la veritable gloire, à meriter les Couronnes qu’à les poſſeder, je n’ay pas eu beſoin de toute ma conſtance, tant que je n’ay eſté tourmenté que par cette ſuperbe paſſion, qui fait & qui deſtruit toutes les Monarchies & toutes les Republiques qui ſont au monde. Ce n’eſt pas que je n’aye ſenti la perte de la Souveraineté qui m’apartenoit : mais c’eſt enfin que je ne me ſuis abandonné à la douleur & au deſespoir, que lors que cette perte a eſté un obſtacle à mon amour. Ainſi on peut preſques dire, que je n’ay ſenti l’ambition, que quand j’ay eſté amoureux. Mais Seigneur, pour vous aprendre la perſecution que j’ay ſoufferte, & par la Fortune, & par l’Amour : il faut que je vous die que je ſuis fils de Thraſibule Prince de Milet, du quel je porte le Nom : qui tant qu’il a veſcu, a eſté Amy particulier de Periandre Roy de Corinthe ; & de qui le Nom a eſté aſſez connu durant ſa vie, par la guerre qu’il eut onze ans durant contre Sadiatte petit fils de Gyges, & contre Aliatte Pere de Creſus, qu’il finit avec aſſez de bonheur, d’adreſſe, & de gloire, pour vous la raconter en peu de mots : puis que ce qui ſuivit bien toſt apres, eſt le fondement de tous mes malheurs. Cette guerre, Seigneur, eſtoit d’autant plus conſiderable, qu’elle avoit commencé durant le regne de Giges, lors qu’il uſurpa la Couronne ſur les Heraclides : car depuis cela, Ardis qui luy ſucceda la fit encore durer, comme fit en ſuitte Sadiatte ſon fils ; & apres luy, comme je l’ay deſja dit, Aliatte fit la meſme choſe. Le Prince mon Pere eſtant donc aſſez occupé au commencement de ſon regne, pour affermir dans ſa Maiſon la Souveraine authorité, qui effectivement luy appartenoit, quoy que ſes ennemis en ayent voulu dire : il ne pût pas durant les premieres années qu’il ſoutint cette guerre contre Sadiatte, s’y oppoſer avec toute la force qu’il euſt pû, s’il n’euſt point eu d’ennemis au dedans de ſa Ville. Mais ne voulant pas en ſortir, de peur que ſon abſence ne donnaſt lieu aux ſeditieux de remuer, Sadiatte eſtoit Maiſtre de la Campagne : & il fit cette guerre pendant ſix ans, d’une aſſez eſtrange maniere. Car ſans rien entreprendre contre la Ville, il mettoit ſeulement toutes les années, a la Saiſon de la recolte, une grande & puiſſante Armée ſur pied, qu’il menoit dans les Terres des Mileſiens : & là ſans bruſler les Maiſons, ny détruire pas un Village ; il faiſoit ſeulement enlever tous les bleds & tous les fruits, & puis il s’en retournoit, ſans s’arreſter dans leur Païs. Comme mon Pere eſtoit le plus fort ſur la Mer, il sçavoit bien qu’il luy euſt eſté inutile de venir attaquer Milet, par terre ſeulement, puis qu’il ne pourroit l’affamer : mais il eſperoit que les Mileſiens eſtant forcez d’acheter des bleds des Eſtrangers, s’eſpuiseroient d’argent, & ſe revolteroient en ſuitte contre leur Prince. Il n’en alla pourtant pas ainſi : car juſques à ce que mon Pere ſe fuſt rendu Maiſtre abſolu de ſon Peuple, par une fermeté un peu ſevere, il ne quitta point la Ville : diſant à ceux qui luy en parloient, que la Mer luy pouvoit redonner des bleds, mais que rien ne luy pourroit rendre Milet s’il l’avoit perdu. Enfin apres qu’il eut obligé le Peuple par la crainte à ſe ſoumettre abſolument, il ſe mit en campagne auſſi toſt apres la mort de Sadiatte : de ſorte que comme le nouveau Roy de Lydie avoit intention de ſe ſignaler, ils firent la guerre d’une autre façon. Le Prince mon Pere ſans eſtre ſecouru d’aucun Peuple des Ioniens, excepté de ceux de l’Iſle de Chio, qui ſe ſouvinrent du ſecours qu’il leur avoit donné, quand ceux d’Erithrée leur faiſoient la guerre, ſe vit en eſtat donner la celebre Bataille de Limenie : & celle qu’il donna en ſuitte ſur les bords de la Riviere de Meandre où il tua de ſa main, le Fils du Prince de Phocée. Car encore que ces deux Batailles fuſſent ſanglantes de part & d’autre, & que la victoire en fuſt meſme un peu douteuſe : elles arreſterent pourtant les progrés d’Aliatte : qui deſesperé de n’avoir pas pleinement vaincu comme il l’eſperoit, fit mettre le feu en s’en retournant, à toute une grande Campagne couverte de bleds : & non ſeulement ces bleds perirent parmi la flame, mais comme le vent eſtoit grand, ils mirent au Temple de Minerve, ſurnommée Aſſesienne, qui fut entierement conſumé. Cét accident affligea alors plus le Peuple de Milet que le Roy de Lydie : mais à quelque temps de là, ce Prince eſtant tombé tres malade, & ayant envoyé conſulter l’Oracle de Delphes : la Pithie dit aux Lydiens, qu’elle ne leur reſpondroit point, qu’ils n’euſſent fait rebaſtir le Temple de Minerve qu’ils avoient bruſlé. Periandre qui sçeut cette reſponse, en envoya advertir le Prince mon Pere, afin qu’il profitaſt de cét advis : de ſorte qu’ayant sçeu quelque temps apres, que des Ambaſſadeurs de Lydie devoient venir luy demander la permiſſion de faire rebaſtir ce Temple : il fit commandement à tous les habitans de Milet, de porter tout ce qu’ils avoient de proviſions de bleds aux Places publiques deſtinées à le vendre, par leſquelles il vouloit faire paſſer ces Ambaſſadeurs de Lydie. Et en effet, la choſe ayant eſté executée ainſi, & ces Ambaſſadeurs ayant fait leur raport à leur Maiſtre de ce qu’ils avoient veû : il deſespera de pouvoir jamais vaincre le Prince mon Pere ; & ſe reſolut enfin d’entendre à une Paix, qui fut bien glorieuſe aux Mileſiens, puis qu’elle fit voir qu’ils avoient pû ſoustenir la guerre eux ſeuls contre quatre Rois. Aliatte fit donc baſtir deux Temples au lieu d’un aupres d’Aſſise : & ayant en ſuitte recouvré la ſanté, il fut apres cela Amy particulier du Prince mon Pere : qui depuis cét accord, fut tres paiſible poſſesseur de ſon Eſtat, malgré toutes les diverſes factions qu’il sçavoit eſtre, en ſecret parmi ſes Sujets. Car il avoit une Politique ferme & hardie, qui le faiſoit craindre de tout le monde : & qui deſtruisoit toutes les conjurations que l’on faiſoit contre luy.

Les choſes eſtant en ces termes, il veſcut avec aſſez de tranquilité durant long temps : & Milet fut aſſurément la plus magnifique Ville de toute la Carie. Je pouvois avoir alors treize ou quatorze ans, & un fils naturel du Prince mon Pere nommé Alexideſme, dix ſept ou dix huit ; comme il l’avoit eu d’une Eſclave dont il avoit eſté fort amoureux, il l’aimoit beaucoup : & le faiſoit eſlever preſque avec les meſmes ſoins que moy. Comme j’avois perdu fort jeune la Princeſſe ma Mere, & qu’il avoit depuis affranchi & eſpousé celle d’Alexideſme, ce Prince illegitime avoit un puiſſant appuy dont j’eſtois privé : car cette Femme eſt une perſonne d’un eſprit artificieux & adroit, capable de toutes choſes. En ce temps-là le ſage Thales ſi connu & ſi celebre, revint d’un long voyage qu’il avoit fait en Egipte, durant que Solon y eſtoit : & il conçeut une ſi grande amitié pour moy, que je puis dire ſans menſonge, que je dois à ſes preceptes & à ſes conſeils, le peu de vertu que j’ay. Si j’en euſſe pourtant profité autant que je le devois, je ne ſerois pas ſans doute auſſi malheureux que je le ſuis : car il m’avoit touſjours tant parlé contre l’amour, & meſme contre le mariage : que ſi j’euſſe ſuivi ſes avis, je n’aurois du moins eu qu’une partie de mes malheurs. La regle principale qu’il donnoit pour la conduite de la vie, eſtoit de ne faire jamais ce que l’on blaſmoit en autruy : neantmoins quoy qu’il m’euſt dit cela plus de cent fois, je n’en ſuis pas demeuré en ces termes : & apres avoir tant blaſmé moy meſme ceux qui avoient la foibleſſe de ſe laiſſer vaincre à la beauté, juſques à en perdre le repos : je ſuis en ſuitte venu à aimer, juſques à en perdre la raiſon. Mais comme les malheurs de ma fortune ont precedé ceux de mon amour, il faut que je vous die auſſi auparavant, que Melaſie (c’eſt ainſi que ſe nomme la Mere d’Alexideſme, que mon Pere avoit eſpousée, comme je vous l’ay dit, depuis que la veritable Princeſſe de Milet ma Mere eſtoit morte) ſe mit dans la fantaiſie que ſon fils ſe mariaſt avec une fille de Milet, qui eſtoit extrémement riche, & de la plus haute qualité. D’abord cela parut eſtrange à tout le monde : car on avoit crû que vray-ſemblablement t’y devois ſonger. Mais voyant que le Prince mon Pere l’aprouvoit, perſonne n’oſa plus en murmurer : & Alexideſme continua ſa recherche ſans aucun obſtacle. Car quoy que cette fille, qui ſe nommoit Leonce, de qui le Pere eſtoit mort, & qui eſtoit, demeurée ſous la conduite de ſa Mere euſt de l’averſion pour Alexideſme, elle la cachoit, par le commandement de ſes parens. En effet (s’il m’eſt permis de parler ſincerement d’un homme, qui a fait tous les malheurs de ma vie) il eſt certain qu’Alexideſme eſtoit peu aimable : il avoit ſans doute l’humeur violente de feu mon Pere, mais il n’en avoit ny la capacité ; ny la fermeté ; ny cent autres bonnes qualitez qu’il poſſedoit. Au contraire, il eſtoit coleré, cruel, ambitieux, foible, & entreprenant tout enſemble. Pour ſa perſonne, elle eſtoit bien faite : & il y avoit une notable difference, de ſon corps à ſon eſprit. Cependant parce que Melaſie pouvoit alors toutes choſes ſur le cœur du Prince ſon Mary ; il ne voyoit point les deffauts de ſon fils ; ou du moins il agiſſoit comme s’il ne les euſt point connus : le flattant ; le careſſant ; & ne faiſant preſque aucune diſtinction en aparence, de moy à Alexideſme : quoy que ſi je l’oſe dire, je n’euſſe pas lés vices qui le noirciſſoient, & qui le noirciſſent encore. La Mere de Leonce, eſtoit Sœur du Prince de Phocée, de qui mon Pere, comme je vous l’ay dit, avoit tué le Fils à la derniere Bataille qu’il avoit donnée contre le Roy de Lydie : de ſorte que dans le fonds de ſon ame, elle haiſſoit toute noſtre Maiſon. Neantmoins comme le Prince de Phocée eſtoit ambitieux, il luy manda que ſi elle croyoit pouvoir trouver les voyes de faire regner Alexideſme à mon prejudice, elle conſentist à ce Mariage : mais qu’à moins que de cela, il ſeroit ſon ennemy, ſi elle y ſongeoit ſeulement. Cette Femme donc qui eſtoit ambitieuſe, auſſi bien que ſon Frere, & qui avoit grande amitié avec Melaſie, luy parla avec tant d’adreſſe ; que comme deux perſonnes poſſedées d’une meſme paſſion s’entendent facilement, & devinent preſque ſans peine, leurs penſées les plus ſecrettes : ces deux Femmes que l’ambition ſeule faiſoit agir, connurent bien toſt qu’elles ſouhaitoient la meſme choſe. De ſorte que ne ſe cachant plus leurs ſentimens, elles conſulterent entre elles : & reſolurent enſemble, de faire regner Alexideſme, quand meſme il faudroit faire pluſieurs crimes pour cela. Pendant que ces choſes ſe paſſoient ainſi, le Prince mon Pere faiſoit achever cette belle & forte Citadelle qui eſt à Milet : & je m’occupois continuellement, ou à mes exercices ; ou à la converſation de Thales ; ou à me divertir aux aures choſes où un Prince de mon âge pouvoit raiſonnablement prendre plaiſir. Je vivois ſans doute civilement avec Melaſie, & avec Alexideſme : mais j’avouë pourtant que j’avois naturellement une ſi forte averſion pour l’un & pour l’autre, que j’avois bien de la peine a la cacher. Cependant le Mariage de Leonce ne s’achevoit point : car comme le Prince de Phocée vouloit voir quelque apparence à ce qu’il ſouhaitoit, avant que d’y conſentir : ſa Sœur, nommée Philodice, differoit la choſe avec adreſſe. Elle ne pouvoit pas meſme s’achever ſi toſt : parce que ceux de Prienne ayant eſté forcez de declarer la guerre à Polycrate Prince de Samos, qui vouloit eſtre Roy de la Mer, & qui combatoit tout ce qu’il y rencontroit : mon Pere creut que par Politique il faloit s’opoſer à cette nouvelle Puiſſance, puis qu’il y en avoit un pretexte. Ainſi il fit une Armée navale, dont il fut contraint de me donner la conduitte, ne pouvant avec bien-ſeance ne le faire pas : puis qu’il ne vouloit point aller en Perſonne à cette guerre. Ce n’eſt pas que je ne fuſſe fort jeune pour cét employ, car je n’avois encore que quinze ans : Mais comme mon Lieutenant General eſtoit un homme experimenté, je n’en avois que l’honneur : encore ne sçay-je ſi je l’euſſe eu ſeul, n’euſt eſté qu’Alexideſme tomba malade, & qu’il ne pût venir à ce voyage. Le Prince Philoxipe qui eſtoit alors de meſme âge que moy, & le Prince Tiſandre, pouſſez d’un meſme deſir de gloire, vinrent ſe jetter dans noſtre Parti : & firent des choſes prodigieuſes en cette guerre, qui ne fut pourtant pas trop heureuſe pour nous : car le bonheur de Polycrate eſt ſi grand, que rien ne luy peut reſister. Je diray neantmoins ſans menſonge, que ſi nous fuſmes quelqueſfois vaincus, nous ne le fuſmes pas ſans gloire : & que ſi nous ne vainquiſimes point, nous monſtrasmes du moins à nos Ennemis, que nous meritions de vaincre. La Paix ſe rit alors, par l’entremiſe du ſage Bias, qui pour cét effet fut de Prienne à Samos : bien eſt il vray qu’elle ne fut pas de longue durée ; eſtant impoſſible de pouvoir empeſcher Polycrate de faire des courſes ſur la Mer, & d’y attaquer preſques tout ce qu’il y rencontre. A mon retour à Milet, je trouvay le Mariage d’Alexideſme & de Leonce preſt d’eſtre achevé : car durant mon abſence, Melaſie & Philodice avoient caballé dans toute la Ville, & principalement avec le Chef de la faction oppoſée au ſage Thales : qui bien qu’il aimaſt la liberté de ſon Païs, n’euſt pas voulu la recouvrer par des voyes violentes : diſant quelques fois qu’un Tiran qui gouverne ſes Sujets en paix, vaut mieux que la liberté que l’on ne peut recouvrer ſans faire la guerre. Mais ceux de l’autre Parti, agirent bien d’une autre ſorte, & penſerent les choſes d’une façon qui n’eſt pas commune : car enfin s’eſtant imaginez que le Prince mon Pere avoit uſurpé une authorité qui ne luy apartenoit pas : & voulant remettre le gouvernement populaire dans la Ville, & empeſcher que ſes ſuccesseurs ne regnaſſent apres luy : voicy comme ils raiſonnerent entre eux, ſans que Melaſie & Philodice en sçeuſſent rien, quoy qu’elles fuſſent pourtant de leur intelligence. Ils penſerent donc, que tant que le Prince mon Pere vivroit, il ne faloit point ſonger à recouvrer leur liberté : & qu’il faloit regarder ſeulement, comment les choſes pourroient aller quand il mourroit. Or ces gens avoient pris garde que le Peuple de Milet m’aimoit extrémement : & que veû les inclinations que l’on remarquoit en moy, mon regne ſeroit aſſez doux & aſſez heureux de ſorte qu’il ſeroit aſſez difficile de porter ce peuple à ſecoüer le joug de l’obeïſſance. Mais au contraire, prevoyant preſque avec certitude, que ſi Alexideſme regnoit, ce ſeroit le plus cruel, le plus violent, & le plus tirannique Prince du monde : ils creurent qu’il ſeroit alors aiſé d’obliger le Peuple à ſe revolter, & à ſe deffaire d’un Maiſtre foible & méchant tout enſemble. Ainſi dans l’eſperance de pouvoir deſtruire par cette voye la Puiſſance Souveraine, ils promirent à Melaſie & à Philodice, que quand il en ſeroit temps, ils feroient regner Alexideſme. Si bien que ces deux Femmes qui ne sçavoient pas par quel mouvement ils agiſſorent : furent ravies, de voir que leur deſſein ſembloit reüſſir comme elles le ſouhaitoient. De ſorte que ſans plus differer le Mariage de Leonce & d’Alexideſme, on fit une celebre Feſte dans Milet, où le Prince de Phocée faiſant ſemblant d’oublier la mort : de ſon Fils ſe trouva : & durant un mois, ce ne furent que divertiſſement & reſjouïſſances publiques, pour tous ceux qui n’eſtoient pas de cette faction cachée. On trouvoit pourtant eſtrange, que le Prince mon Pere euſt ſongé à marier Alexideſme devant moy, puis que ce ne devoit pas eſtre de luy qu’il devoit attendre un Succeſſeur : mais comme on n’eſtoit pas accouſtumé de murmurer de ce qu’il faiſoit, toute la Ville paroiſſoit eſtre en joye. Pour moy qui prevoyois bien où les choſes pouvoient aller, j’en conſultois avec le ſage Thales, qui me diſoit touſjours que ce que les Dieux avoient ordonné, ne pouvoit manquer d’arriver : & qu’ainſi il faloit s’abandonner à leur Providence.

Comme les affaires eſtoient en ces termes, & que le Prince mon Pere croyoit eſtre le plus heureux du monde : Periandre Roy de Corinthe qui ne trouvoit pas en ce temps là une obeïſſance fort exacte parmi ſes Sujets, luy envoya demander ce qu’il faloit que fiſt : un Roy mal obeï, pour eſtre paiſible dans ſes Eſtats. Le Prince mon Pere qui eſtoit naturellement ſoubçonneux, & de qui une des principales maximes eſtoit, qu’il faloit touſjours ne confier ſon ſecret qu’au moins de gens qu’il eſtoit poſſible, & ne donner jamais rien au hazard : au lieu d’eſcrire à Periandre, ou de faire ſa reſponse à ſon Envoyé, il le mena promener dans une grande Plaine. Et là, mettant pied à terre, & marchant dans cette Campagne toute couverte de bleds preſts à moiſſonner (car c’eſtoit à la Saiſon de la recolte) il luy dit, vous raporterez au Roy voſtre Maiſtre, ce que vous me verrez faire dans cette Plaine : & vous luy direz, que je n’ay point d’autre reſponse à luy donner. Cét Envoyé qui n’avoit pas sçeu ce que contenoit la Lettre qu’il avoit aportée, ſe mit donc à obſerver ſoigneusement ce que faiſoit ce Prince : qui en ſe promenant le long de ces bleds, comme ſi ç’euſt eſté en reſvant, rompoit tous les Eſpics qui s’eſlevoient au deſſus des autres : & ne rompoit point ceux qui par leur peſanteur ſe panchoient vers la Terre. Mais quoy que cét Envoyé peuſt raiſonner ſur cette action, il n’y comprit rien : & il ſe reſolut ſeulement de la dire au Roy ſon Maiſtre celle qu’il l’avoit veuë. Neantmoins comme cela luy ſembla bizarre, & meſme de peu de conſequence : apres que le Prince mon Pere fut rentré dans la Ville, & que cét Envoyé fut allé à ſon Logis : il ne pût s’empeſcher de dire la choſe à un homme de Milet, qu’il croyoit eſtre fort de ſes Amis, & qui luy promit de n’en point parler. Mats à peine fut il parti, que cét homme le dit à un autre, & cét autre encore à un Amy, & cét Amy encore au Chef de la Conſpiration qui ſe tramoit contre moy. Comme c’eſtoit un homme d’eſprit qui sçavoit l’eſtat des affaires de Corinthe, & qui de plus avoit sçeu par Melaſie que Periandre avoit envoyé demander conſeil de quelque affaire importante au Prince mon Pere, il entendit la choſe : & comprit aiſément qu’en rompant les Eſpics les plus eſlevez, il avoit voulu dire qu’il faloit abaiſſer tous les Grands d’un Eſtat, dés qu’ils penſoient aller un peu au delà de leur condition. De ſorte que cette maxime que l’on conſeilloit à Periandre, ne s’executaſt ſur luy meſme, ſi le Prince de Milet venoit à deſcouvrir ce qu’il tramoit dans la Ville, il dit à ceux de ſon Parti, qu’il faloit aller plus loing, & agir plus promptement qu’ils n’en avoient eu deſſein. Il leur falut pourtant du temps, auparavant que de pouvoir faire reüſſir la reſolution qu’ils prirent ;  : ſi bien que j’eus encore le loiſir d’aller à cette guerre où Leontidas ſervit Polycrate, & dont il vous parla dans ſon recit à Sinope. Mais durant mon abſence, Anthemius (ce Chef des Conjurez ſe nommoit ainſi) mena la choſe avec tant d’adreſſe, qu’il porta l’eſprit de Melaſie à trouver meſme la vie du Prince mon Pere trop longue. Car comme les vices d’Alexideſme augmentoient tous les jours, ce Prince commençoit de faire quelque difference de luy à moy : ſi bien que Philodice qui voyoit que ſa Fille eſtoit tres malheureuſe quant à la perſonne de ſon Mary, & qu’elle ne pouvoit trouver de ſoulagement que par l’ambition, preſſoit tous les jours Melaſie de faire declarer le Prince mon Pere en faveur d’Alexideſme ; l’aſſurant qu’il eſtoit aiſé de le faire : & luy diſant qu’il ne faloit que dire publiquement, qu’elle avoit touſjours eſté ſa Femme legitime : que la Princeſſe ma Mere ne l’avoit jamais eſté : qu’Alexideſme eſtant plus âgé que moy, devoit regner le premier : & qu’enfin il faloit aſſurer la choſe de ſon vivant. Melaſie promit d’en parler, & en parla : mais le Prince mon Pere ne voulut jamais luy reſpondre preciſément : de ſorte qu’ayant l’eſprit fort aigri, elle en confera avec Anthemius. Le Prince de Phocée revint auſſi dans Milet, pour conſulter de nouveau avec Anthemius & avec Melaſie : & ils reſolurent. tous enſemble, qu’il faloit empoiſonner le Prince mon Pere durant mon abſence, & faire reconnoiſtre Alexideſme pour Souverain. Le Prince de Phocée adjouſta, à ce que j’ay sçeu, qu’il ne doutoit pas que je n’euſſe des Amis : mais que moy n’eſtant pas dans la Ville, ils n’agiroient ſans doute pas trop fortement. Joint que le Prince de Phocée dit qu’il feroit entrer du monde ſecrettement dans Milet. Anthemius euſt bien voulu que cela n’euſt pas eſté, afin de pouvoir peut-eſtre aller à la liberté tout d’un coup : mais il n’oſa neantmoins s’y oppoſer ouvertement, de peur de ſe rendre ſuspect : & de deſcouvrir la ſeconde Conſpiration qu’il meditoit dans ſon cœur. Le ſage Thales, quoy que fort occupé à ſes Eſtudes, fut pourtant adverty que l’on tramoit quelque choſe : de ſorte que sçachant qu’il partoit un Vaiſſeau que le Prince mon Pere m’envoyoit, chargé de munitions, il m’eſcrivit un billet de peu de mots : où il me faiſoit sçavoir, que ma preſence eſtoit neceſſaire à Milet. Neantmoins comme il ne pouvoit pas ſoubçonner juſques où alloit la méchanceté de Melaſie ; de Philodice ; du Prince de Phocée ; & d’Anthemius ; il en demeura là : croyant touſjours que j’arriverois aſſez à temps, pour deſtruire toutes ces factions. Cependant ces quatre perſonnes qui avoient preſques tous des motifs differents, agiſſoient pour tant également : car le Prince de Phocée cherchoit principalement à ſe vanger : Melaſie & Philodice ſongeoient à ſatisfaire leur ambition : & Anthemius croyoit travailler pour la liberté de ſa Patrie. Mais, Seigneur, pourquoy differer plus long temps à vous dire les malheurs de ma Maiſon ? l’ingratte Melaſie empoiſonna le Prince mon Pere : & ſupposa une Declaration, par laquelle il paroiſſoit reconnoiſtre Alexideſme pour ſon ſuccesseur. Le Prince de Phocée ſe trouva en perſonne à Milet avec des forces : Anthemius aida à faire reconnoiſtre Alexideſme pour Prince : mes Amis voulurent prendre les armes, & le Peuple murmura : mais à la fin le Parti d’Anthemius fut le plus fort : & lors que je vins pour rentrer dans le Port de Milet, je trouvay les choſes en ces termes, & l’on m’en empeſcha l’entrée. Comme mon Armée avoit eſté batuë de la tempeſte, je me vy au plus pitoyable eſtat où jamais Prince ſe ſoit veû : je ne sçavois pourtant pas encore ce qui faiſoit que l’on me traitoit en ennemy, car on ne me le diſoit point : mais à deux heures de là, ayant envoyé dans un Eſquif demander la raiſon de ce qu’on faiſoit : Alexideſme m’envoya cette fauſſe Declaration dont je vous ay parlé, qu’il avoit faite au nom du Roy mon Pere : & le ſage Thales quand la nuit fut venuë, me fit sçavoir par un Peſcheur la verité de toutes choſes. J’ apris donc en un meſme jour, la mort de mon Pere, la perte de mon Eſtat ; la trahiſon de mon Frere & de mes Sujets, & tout cela ſans y pouvoir trouver de remede. Comme la plus grande partie de mes Vaiſſeaux eſtoient briſez, j’eſtois abſolument hors de pouvoir de rien faire ny de rien entreprendre : n’ayant pas aſſez de Soldats pour faire une deſcente, & pour attaquer Milet du coſté de la terre, ny rien de tout ce qu’il faut avoir pour un Siege : & je ne sçavois pas meſme trop bien comment m’eſloigner de la Ville, veû le deſordre où, l’orage avoit mis toute ma Flotte. Le ſage Thales me manda encore, qu’il me conjuroit de ne vouloir pas deſtruire ma Patrie, pour mon intereſt particulier : & d’attendre mon reſtablissement & ma vangeance du temps ; de mes Amis ; de la méchanceté d’Alexideſme ; & des Dieux : qui eſtoient trop equitables, pour ne punir pas mes ennemis : & pour ne recompenſer pas ma vertu, ſi je sçavois bien uſer de cette infortune. J’admiray ce conſeil quand je l’eus reçeu, mais j’avouë que je ne le ſuivis pas ſans peine : & que ce fut pluſtost par neceſſité que par choix, que j’agis ſelon les intentions de Thales. Cependant la Mer eſtant devenuë aſſez calme, quoy que mes Vaiſſeaux fuſſent en mauvais eſtat, je taſchay de gagner une des Iſles la plus proche dont toute cette Mer eſt ſemée, afin de les y faire racommoder. J’envoyay touteſfois ſecrettement porter un Manifeſte à Milet : par lequel je faiſois sçavoir à tous mes Sujets, que la pretenduë Declaration du Prince mon Pere eſtoit fauſſe : & qu’Alexideſme eſtoit non ſeulement un rebelle & un uſurpateur : mais que Melaſie ſa Mere avoit empoiſonné ſon Mary, afin de faire regner ſon Fils. Comme ce crime eſtoit fort noir, il ne fut creû pas de tout le monde : & on s’imagina que je ne diſois cela, que pour les rendre plus odieux. Cependant le ſage Thales qui me l’avoit mandé, l’avoit sçeu avec aſſez de certitude pour n’en douter pas : mais comme ſes malheurs viennent ordinairement en foule, je ne fus pas pluſtost en pleine Mer, que le calme ceſſa, & que la tempeſte revint : & une tempeſte ſi forte, qu’en deux heures toute ma Flotte fut diſpersée. Le vent repouſſa meſme malgré eux quelques uns de mes Vaiſſeaux, juſques au Port de Milet : les autres ſe briſerent contre des rochers : quelques uns tournerent tout d’un coup, & furent engloutis dans les abiſmes de la Mer : & je demeuray avec trois ſeulement, à lutter contre les vents & contre les vagues. Je crus cent & cent fois que j’allois perir : & cent & cent fois je rendis graces aux Dieux, dans l’eſperance que j’avois de ne ſurvivre point à mes infortunes. Mais à la fin malgré moy il falut vivre : & apres un jour & une nuit de tempeſte eſpouventable, je fus jetté à l’Iſle de Chio, où j’aborday & où je fus reçeu, pour racommoder ſeulement mes Vaiſſeaux : car comme ceux de cette Iſle sçavoient deſja le changement arrivé à Milet, ils craignirent que s’ils me ſouffroient plus long temps à leurs Ports, ce ne fuſt donner un pretexte de guerre contre eux aux Mileſiens. Enfin, Seigneur, je connus en cette rencontre, que ceux qui ont le plus de beſoin de retraite, ſont ceux à qui l’on en offre le moins : & que les malheureux ne trouvent gueres d’Aziles, chez ceux qui ne le ſont pas. Ce fut en vain que j’attendis pour voir ſi quelques autres de mes Vaiſſeaux ne me viendroient point rejoindre ; car ſoit qu’ils euſſent tous peri ; que la tempeſte les euſt jettez trop loing. ou qu’ils m’euſſent voulu abandonner pour s’en retourner à Milet, je n’en apris aucunes nouvelles, Des trois qui me reſtoient, il n’y en eut meſme que deux que l’on peuſt remettre en mer : qui ne furent pas pluſtost en eſtat, que je me reſolus d’aller à Leſbos, pour voir ſi l’amitié que j’avois contractée avec Tiſandre, fils du ſage Pittacus Prince de Mytilene, ne ſubsisteroit pas encore malgré mes malheurs.

Je fus donc avec deux Vaiſſeaux ſeulement chercher ce genereux Amy, qui me reçeut avec une bonté extréme : & qui me fit recevoir du Prince ſon Pere avec les meſmes honneurs, que ſi je n’euſſe pas eſté dépoſſedé de mes Eſtats. Je fus donc quelque temps en cette Cour là : pendant quoy j’envoyay vers Periandre Roy de Corinthe luy demander ſecours : mais il eſtoit alors ſi occupé chez luy, par quelques factions qui partageoient tous les Grands de ſon Royaume, qu’il ne ſe trouva pas eſtre en termes de me pouvoir aſſister. Le Prince Polycrate fit auſſi la paix avec Alexideſme, comme firent ceux de Prienne : & le Prince de Phocée qui eſtoit de ce Parti, & qui le ſoustenoit ardemment, engagea tous ceux avec qui il avoit alliance, à le ſoustenir comme luy : de ſorte que je ne vy apparence aucune de rien entreprendre, avec le ſecours ſeul du Prince de Mytilene. Joint que par l’intelligence que je conſervay touſjours avec le ſage Thales, je sçeû qu’il avoit découvert qu’Anthemius qui avoit paru ſi zelé pour Alexiſdeme, animoit ſourdement le Peuple contre cét Uſurpateur : ſi bien qu’il y avoit lieu de croire qu’il y auroit bientoſt quelque nouveau changement à Milet. Qu’ainſi le mieux que je pouvois faire, eſtoit de n’irriter point les Peuples, en leur allant faire la guerre : & de me tenir touſjours tout preſt à me jetter dans cette Ville, s’il s’en preſentoit quelque occaſion favorable. Me voila donc contraint d’attendre en repos, le ſuccés de ma fortune : mais je vous advoüe que c’eſtoit avec un chagrin ſi grand, que rien ne pouvoit me divertir. Ce qui le redoubloit encore, c’eſtoit que le Prince Tiſandre eſtoit auſſi malheureux que moy, bien que ce fuſt par une cauſe differente : car vous sçaurez, Seigneur, qu’il y avoit plus de deux ans qu’il aimoit eſperdûment cette celebre Fille que vous viſtes à Leſbos quand nous y paſſasmes enſemble, ſans pouvoir en eſtre regardé favorablement, quoy qu’il euſt fait toutes choſes poſſibles pour s’en faire aimer. Comme l’admirable Sapho dont je vous parle, eſt aſſurément un miracle d’eſprit, & que de plus elle a beaucoup de beauté & d’agréement, je ne pouvois pas trouver qu’il euſt tort de l’eſtimer plus que tout le reſte du monde : mais comme je n’avois encore jamais rien aimé, je le blaſmois eſtrangement de ce qu’il paroiſſoit auſſi melancolique que moy. Mais, Seigneur, comme ce n’eſt pas l’Hiſtoire de ce Prince que je veux vous raconter, je ne vous en diray rien autre choſe, ſinon qu’eſtant abſolument deſesperé de pouvoir jamais toucher le cœur de cette belle Leſbienne : il me pria de vouloir eſtre le compagnon de ſon exil, & de vouloir aller errer aveques luy, ſur toutes les Mers qui n’eſtoient pas fort eſloignées de Milet, pour voir ſi l’abſence le pourroit guerir. Je luy accorday aiſément ce qu’il voulut, tout lieu m’eſtant indifferent dans ma diſgrace : ainſi pretextant noſtre départ le mieux que nous puſmes, nous quittaſmes Leſbos, & : nous nous abandonnaſmes à la Fortune. Toutes nos converſations n’eſtoient pour l’ordinaire que des diſputes de l’ambition & de l’amour : chacun de nous ſoustenant ſon opinion, ſelon les ſentimens qu’il avoit alors dans le cœur. Nous avions deux Vaiſſeaux outre celuy où nous eſtions : mais nous n’euſmes bien toſt plus que le noſtre : car ayant rencontré le Prince Polycrate beaucoup plus fort que nous, il nous prit les deux autres : & tout ce que nous peuſmes faire fut d’échaper à ſa victoire. Il eſt certain que cette avanture me faſcha, & me fit devenir Pirate, s’il faut ainſi dire : car il me prit une ſi forte envie de regagner ce que j’avois perdu, que nous fiſmes deſſein d’attaquer tout ce qui ne ſe rendroit point : ne jugeant pas qu’il fuſt plus permis à Polycrate qu’à nous de faire des priſes continuelles ſur toutes les Mers où il navigeoit. En moins d’un mois nous fiſmes plus de vingt Combats, & j’aquis bientoſt le nom de Pirate : car pour le Prince Tiſandre, durant tout ce voyage, il ne voulue point eſtre connu aux lien où nous abordaſmes. Je puis touteſfois dire ſans menſonge, que j’ay eſté Pirate ſans eſtre Pirate, s’il m’eſt permis de parler ainſi : car comme je n’avois deſſein que de me faire une petite Flote par mon courage ; je ne retenois que des Vaiſſeaux, & les hommes qui vouloient ſervir ſous moy : & juſtement ce qu’il faloit pour leur ſubsistance. Nous priſmes trois Navires du Prince de Phocée mon ennemy, ce qui me donna une joye inconcevable : & à la premiere Iſle que nous trouvaſmes, l’en mis les gens à terre, & en pris d’autres ; me ſemblant que je devois tout eſperer, puis que j’avois commencé de vaincre par mes ennemis. J’apris de ces Mariniers de Phocée, que ce Prince ſe devoit bientoſt embarquer, pour aller de part de Creſus au Pont Euxin, & a la Ville d’Apollonie : de ſorte que reſolu de luy aller couper chemin, je retournay d’où je venois : & ce fut alors, Seigneur, que je vous rencontray, comme vous vouliez aller de Corinthe a Epheſe. Comme j’avois dans l’eſprit le deſſein de combattre le Prince de Phocée ; que l’on m’avoit dit qui devoit avoir ſix Vaiſſeaux ; je me reſolus d’attaquer le voſtre pour le gagner ſi je pouvois. Touteſfois, à dire vray, cette victoire me fut diſputée ſi courageuſement par vous ; que l’on peut dire que vous fuſtes vaincu par le nombre ſeulement, & que je le fus par voſtre valeur. Mais, Seigneur, oſeray-je vous dire que ce vaillant homme contre qui vous combatiſtes dans la Mer, apres que vous y fuſtes tombez l’un & l’autre, & que j’envoyay querir auſſi bien que vous dans un Eſquif, eſtoit ce meſme Tiſandre qui eſt preſentement dans ma Tente, qui ne voulut jamais que je vous le fiſſe connoiſtre, tant que vous fuſtes dans mon Vaiſſeau. Quoy genereux Thraſibule, interrompit Cyrus, celuy que je combatis, & qui m’auroit ſans doute vaincu ſans vous, eſt icy ? Ha ſi cela eſt, pourſuivit il, redoublez vos ſoings pour ſa conſervation à ma priere : eſtant certain que je ne croy pas qu’il y ait un plus vaillant homme au monde que luy. Mais de grace, achevez de me raconter une vie, où je ne prens gueres moins d’intereſt qu’en la mienne. Thraſibule apres avoir admiré la haute generoſité de Cyrus, de s’intereſſer comme il faitoit à la conſervation d’un homme qui luy avoit ſi opiniaſtrément diſputé la victoire ; reprit ſon diſcours de cette ſorte. Je ne vous feray donc point ſouvenir, de ce qui ſe paſſa en cette occaſion, quis que voſtre modeſtie ne le pourroit ſouffrir : mais je vous diray ſeulement, que lors que je pris terre à Leſbos, ce fut pour y laiſſer malgré luy le Prince Tiſandre, à qui vous aviez fait deux bleſſures, moins grandes en apparence que celles que vous aviez reçeuës de luy, mais qui par le chagrin qu’il avoit, furent plus longues & plus difficiles à guerir que les voſtres. En ſuitte, Seigneur, ſuivant mon deſſein, je vous menay au Pont Euxin, où l’eus le bonheur de rencontrer ce que je cherchois, c’eſt à dire le Prince de Phocée : car ce fut veritablement contre luy que vous combatiſtes, & luy que vous vainquiſtes : eſtant certain que ſans vous, j’euſſe peut-eſtre eu le malheur d’eſtre vaincu. Mais Seigneur, la Fortune ne voulut pas que dans les trois Vaiſſeaux que nous priſmes, le Prince de Phocée s’y trouvaſt : & il échapa par un bonheur inconcevable.

Cependant apres que vous euſtes refuſé les deux Vaiſſeaux que je voulois vous forcer de prendre, parce qu’ils vous apartenoient plus qu’à moy : & apres que vous en euſtes ſeulement accepté un : cette meſme tempeſte qui s’eſleva un demy jour apres que nous nous fuſmes ſeparez, & qui vous jetta deux jours en ſuitte au port de Sinope (à ce que j’ay sçeu depuis) par un de ces prodiges qui arrivent ſi ſouvent à la Mer, & qui font que des vents tous contraires agitent les vagues d’un Cap à l’autre, la tempeſte me pouſſa dans l’Heleſpont : & en ſuitte me faiſant paſſer entre Lemnos & Leſbos, elle me força encore malgré moy d’aller plus à gauche raſer l’Iſle de Chio : & échoüer enfin, contre les Côſtes de Gnide, ſi connuës par cét Iſthme qui s’avance ſi fort dans la mer, que cette pointe de terre ſemble eſtre entierement détachée du Continent. Juſques icy, Seigneur, vous pouvez regarder le commencement de ma vie, comme le plus heureux temps que j’aye jamais paſſé : car parmi mes malheurs, j’avois touſjours eu quelque bonheur : ſoit par l’amitié du ſage Thales ; ſoit par celle du Prince Tiſandre ; & ſoit en dernier lieu par la voſtre : Mais depuis le jour que j’arrivay à Guide, il n’y eut plus pour moy que de l’infortune. Elle ſe déguiſa pourtant d’abord : & je rendis graces aux Dieux, de m’avoir conduit en un lieu où je trouvay tant de civilité. Car vous sçaurez que juſtement à la pointe de cét Iſthme, où la tempeſte me jetta ſeul, mes autres Vaiſſeaux ayant eſté diſpersez par l’orage ; il y a un Chaſteau extrémement fort, & qui fait toute la deffence de cette preſque-Iſle du coſte de la Mer, où commandoit lors que j’y arrivay, un homme de condition nommé Euphranor, qui eſtoit Chef du Conſeil des ſoixante qui gouvernent cette Republique. Cét homme pour mon bonheur, à ce que je crûs en ce temps là, vit du haut d’une Terraſſe où il eſtoit, avec quelle impetuoſité les Vents m’avoient pouſſé vers le pied de ſes Murailles. De ſorte qu’à l’heure meſme par un ſentiment d’humanité, il envoya ordre à tous les Mariniers de ce Port de m’aſſister : & il prit un ſoing particulier, de sçavoir en quel eſtat eſtoit mon Vaiſſeau, & qui eſtoit celuy qui le commandoit. Car il connut bien que c’eſtoit un Vaiſſeau de guerre : & meſme un des plus beaux & des plus grands, qui euſt jamais elle eſté ſur toutes nos Mers : Se en effet c’eſtoit encore le meſme ſur lequel j’avois commandé l’Armée contre Polycrate, & ſur lequel auſſi j’avois eu l’honneur de vous voir. Euphranor ayant donc envoyé s’informer qui j’eſtois : quelques Mariniers de Gnide qui reconnurent mon Vaiſſeau, luy dirent que c’eſtoit celuy de ce fameux Pirate qui couroit la Mer depuis quelque temps ; qui ne prenoit ny argent ny marchandiſe, & qui ne vouloit que des hommes & des Navires : l’aſſurant qu’ils me connoiſſoient bien, & qu’ils m’avoient une fois veû attaquer un Vaiſſeau, pendant quoy ils s’eſtoient ſauvez. Mais en meſme temps ayant sçeu par d’autres qui venoient de me voir, que je n’avois pas trop la mine d’un Pirate, & que mon Navire eſtoit ſi fracaſſé, que je ne ſerois de longtemps en eſtat de pouvoir partir de Gnide : il envoya ordre, & par curioſité, & pour la ſeureté de la Fortereſſe, de me conduire vers luy. Comme je sçavois que c’eſtoit la couſtume des lieux où il y a des Places de guerre d’en uſer ainſi, & que de plus je ne voulois pas me faire connoiſtre pour ce que j’eſtois, j’obeïs ſans murmurer : & ſans eſtre ſuivi que d’un homme de qualit ? de Milet, nommé Leoſthene, qui ne m’avoir point abandonné, & de trois ou quatre de mes gens ; je fus trouver Euphranor qui me reçeut dans une grande Galerie, où diverſes perſonnes ſe promenoient aveques luy. Il me parla avec beaucoup d’adreſſe & de civilité : il s’informa qui j’eſtois ; d’où je venois ; où j’avois deſſein d’aller ? Et il me fit enfin pluſieurs queſtions, pour taſcher de deſcouvrir la verité de ce qu’il vouloit sçavoir. Je reſpondis pourtant à toutes ces choſes, ſans le ſatisfaire entierement : car je luy dis que mon. Nom, quand je le luy dirois, ne luy ſeroit pas connu. Que je venois du Pont Euxin, où une affaire importante m’avoir apellé : & que je ne sçavois pas moy meſme où j’allois, lors que la tempeſte m’avoit pouſſé en cette Côſte. Que cependant je pouvois ſeulement l’aſſurer avec certitude, qu’il trouveroit en moy beaucoup de reconnoiſſance, d’avoir eu la generoſité d’envoyer ſes gens aider aux miens à ſauver mon Vaiſſeau : en effet s’ils ne fuſſent venus nous n’euſſions jamais pû anchrer en ce lieu là, & la tempeſte euſt achevé de nous faire perir. Durant que je parlois à Euphranor, je remarquay que tout ce qu’il y avoit de gens dans cette Galerie s’aprocherent preocupez de la penſée, qu’ils alloient entendre parler un Pirate. Comme il n’y a que quatre langues parmy tous les Ioniens, & qu’elles ſe reſſemblent ſi fort, que quiconque en entend une entend toutes les autres, j’entendois & eſtois entendu ſans peine : y ayant meſme ſi peu de difference de celle de Milet à celle de Gnide, que ce n’eſt preſques que le ſeul accent qui les change, puis qu’en fin l’une & l’autre ſont Greques. Mais Seigneur, parmi toutes ces Perſonnes qui s’aprocherent, je vy quatre ou cinq Dames de bonne mine : entre leſquelles la fille d’Euphranor me parut la plus belle choſe que l’euſſe jamais veuë : & comme elle ſe trouva eſtre la plus curieuſe de la Troupe de voir un Pirate, dont j’ay sçeu qu’elle diſoit n’avoir jamais veu ; elle s’aprocha plus que les autres : & je la ſalüay auſſi avec plus de ſoumission que tout le reſte de la compagnie : qui n’eut qu’une reverence ou deux en general. Mais pour Alcionide (car cette belle Perſonne ſe nomme ainſi) je luy en fis une en particulier, avec le meſme reſpect, que ſi une Divinité m’euſt aparu. Il me ſembla meſme, que pendant que je continuois de parler à Euphranor, elle dit à. une de ſes Compagnes, que je n’avois point l’air d’un Pirate, ſelon qu’on les luy avoit dépeints : de ſorte que pour la confirmer en cette bonne opinion, je taſchay de reſpondre à Euphranor, le plus à propos qu’il me fut poſſible. En effet il fut ſi content de moy, que ſans s’arreſter à cette pretenduë qualité de Pirate, qui ne donne gueres l’entrée des Ports à ceux qui la portent, il m’offrit ſon aſſistance de fort bonne grace : & m’aſſura que je pouvois tarder à Gnide autant de temps que je voudrois, pour faire racommoder mon Vaiſſeau. Apres cela je me retiray, faiſant pourtant encore durer la converſation autant que je le pus, afin de voir plus longtemps l’admirable Alcionide. Mais enfin je ſortis de cette Galerie, & je m’en retournay à mon Navire : neantmoins comme il faiſoit eau de toutes parts, je fus contraint d’aller loger à la Ville, à un bout de laquelle ce Chaſteau eſt baſti : ayant touſjours dans l’eſprit l’image de cette belle Perſonne que j’avois veuë. Le lendemain au matin, je fus à ce celebre Temple qui porte le nom de Venus Gnidienne, où je trouvay deſja la divine Alcionide : mais ſi charmante & ſi aimable, que je changeay de couleur auſſi toſt que je l’aperçeus. Comme j’avois pris ce jour là un habit fort magnifique, elle penſa ne me connoiſtre pas : touteſfois s’eſtant remis un moment apres mon viſage en la memoire, elle me rendit le ſalut que je luy fis, avec aſſez de civilité. Comme elle eſtoit avec ſa Mere, & que je ne paſſois que pour un Pirate dans leur eſprit, je n’oſay les aborder : & je creus qu’il faloit demander la permiſſion de les voir, auparavant que de l’entreprendre. Je creus meſme qu’il faloit aller remercier Euphranor, & luy faire une viſite de ceremonie ; de ſorte que je fus chez luy ce matin là, & je l’entretins ſelon ſon advis ſi agreablement, qu’il me teſmoigna eſtre bien aiſe de ma connoiſſance. Apres l’avoir quitté, comme je sçay que pour l’ordinaire les preſens ſont autant envers les hommes, que les Sacrifices & les Offrandes envers les Dieux, je luy envoyay une Eſpée admirablement belle : dont la Garde eſtoit garnie d’or & de pierreries, avec un travail merveilleux : car elle eſtoit de la main du Pere de ce grand Amy du ſilence ; de ce Philoſophe ſi celebre par tout le monde : de ce rare Artiſan, dis-je, qui eſt ſans pareil pour l’Orphevrerie. Euphranor fut ſurpris de la magnificence de mon preſent, qu’il reçeut aveque joye : cependant j’eſtois ſi charmé de la veuë d’Alcionide, que je ne me ſouvenois pas de donner les ordres neceſſaires pour racommoder mon Vaiſſeau ; auſſi en laiſſay-je abſolument le ſoin à Leoſthene ; & je demeuray ſeul dans la Chambre j’eſtois alors, ſans pouvoir penſer à nulle autre choſe qu’à cette belle Perſonne. Je fus prés d’une heure à reſver fort agreablement, & à me ſouvenir avec plaiſir de la douceur de ſes yeux ; de la blancheur de ſon teint ; des juſtes proportions de tous les traits de ſon viſage ; de l’agrement que l’on y voyoit ; de la modeſtie qui paroiſſoit en ſon action, de l’aiſance de ſa taille ; & de l’eſprit que l’on remarquoit en ſa phiſionomie. Mais apres avoir bien reſvé, tout d’un coup je m’eſtonnay de me ſurprendre en une pareille occupation : moy, dis-je, qui depuis la perte de mon Pere & de mon Eſtat, n’avois jamais eſté un moment ſeul ; ſans avoir l’eſprit remply de penſées de haine & de vangeance : & qui ne ſongeois enfin à autre choſe, qu’aux moyens de regagner ce que j’avois perdu. J’advoüe que ce changement m’eſtonna : & que j’eus meſme quelque honte de cette premiere foibleſſe. En effet je penſay changer le deſſein que j’avois, d’envoyer demander la permiſſion de voir la Femme d’Euphranor qui ſe nommoit Phedime : car enfin, diſois-je, que veux-je faire, de m’expoſer à un ſi grand peril, comme eſt celuy de revoir une ſi redoutable Perſonne ? Je ne l’ay encore veuë quelques momens, & cependant je ne ſonge preſques deſja plus à mes ennemis : que ſera-ce donc quand je luy auray parlé, & que je luy auray donné loiſir d’aſſujettir mon cœur ? Neantmoins je me moquay moy meſme de ma crainte un inſtant apres : & je creus encore que je n’avois qu’à ne vouloir point aimer Alcionide pour ne l’aimer pas. Les autres, diſois-je, qui ſont ſurpris par cette paſſion, le ſont ſans doute parce qu’ils ne ſongent pas à y reſister dés le commencement : mais pour moy il n’en ſera pas ainſi : car je veux aller voir Alcionide, avec une ferme reſolution, de n’avoir jamais que de l’admiration pour elle, & de n’avoir jamais d’amour. Ainſi, Seigneur, penſant m’eſtre bien fortifié contre les charmes de cette rare Perſonne, j’envoyay demander l’apres-diſnée à ſa Mere la permiſſion de la viſiter, qu’elle m’accorda. J’y fus donc avec Leoſthene : mais j’y fus ſans luy parler, tant que ce chemin dura. Seigneur, me dit il en riant, vous me ſemblez bien reſveur, pour faire une premiere viſite de Dames : je ſous-ris de la remarque de Leoſthene ; & ſans luy reſpondre, parce que je ne sçavois pas une bonne raiſon a luy dire de ma reſverie, je fis ſemblant de ne l’avoir pas entendu : & j’entray dans le Chaſteau, dont nous eſtions alors fort proches. Phedime me reçeut tres civilement : & l’admirable Alcionide eut auſſi pour moy une douceur ſi charmante, que j’eus tous les ſujets poſſibles de me loüer d’elle. Comme il y avoit beaucoup de Dames lors que j’arrivay, apres les premiers complimens, Phedime continua de parler à celles qu’elle entretenoit auparavant que j’entraſſe : & comme j’eus le bonheur de me trouver placé aupres d’Alcionide, j’eus le loiſir dés cette premiere viſite, de remarquer qu’elle avoit l’eſprit auſſi beau que le viſage. En effet je ne penſe pas qu’il y ait jamais eu une perſonne dont la converſation ait eſté plus charmante que la ſienne : car en fin elle agit de ſorte, qu’elle dit toujours preciſément tout ce qu’il faut dire, pour divertir ceux qu’elle entretient. Elle parle également bien de toutes choſes ; & demeure pourtant ſi admirablement dans les juſtes bornes que la couſtume & la bien-ſeance preſcrivent aux Dames pour ne paroiſtre point trop sçavantes : que l’on diroit à l’entendre parler des choſes les plus relevées, que ce n’eſt que par le ſimple ſens commun qu’elle en a quelque connoiſſance. Son eloquence eſt forte, mais naturelle : & quoy que ce ſoit une des Perſonnes du monde qui parle le plus facilement, c’eſt pourtant une des femmes de toute la Terre qui ſe taiſt avec le moins de peine, & qui eſcoute le plus paiſiblement ceux meſme qui parlent le plus mal à propos : tant il eſt vray qu’elle eſt complaiſante, ſage, & judicieuſe. Eſtant telle que je la dépeins, vous pouvez bien juger qu’elle ſouffrit que je luy parlaſſe, & qu’elle eut la bonté de me reſpondre. Apres quelques diſcours indifferents, où celles qui eſtoient aupres d’elle ſe meſlerent, elle me dit fort obligeamment, que je luy devois avoir quelque obligation, des ſentimens qu’elle avoit eus pour moy, avant meſme que de me connoiſtre : car imaginez vous, me dit elle, que comme c’eſt un de mes divertiſſemens, quand la Mer eſt irritée, de voir ces Montagnes d’eſcume qui bondiſſent contre nos Rochers : j’eſtois aux feneſtres de mon Cabinet, lors que voſtre Vaiſſeau pouſſé par les vents vint eſchoüer contre le pied de ce Chaſteau. De ſorte que comme je creus que tout ce qui eſtoit dedans alloit perir ; J’advoüe que le cœur m’en batit, & que je demanday aux Dieux qu’ils vous conſervassent. Ainſi le premier ſentiment que j’ay eu pour vous, ayant eſté de pitié : il me ſemble que vous devez en avoir quelque legere reconnoiſſance. Quoy Madame, luy dis-je, c’eſt à vos vœux que je dois mon ſalut ; & c’eſt donc veritablement vous que l’en dois remercier ? C’eſt aux Dieux, repliqua t’elle, & non pas à moy, que vous devez rendre grace : & vous ne me devez au plus qu’un peu de loüange de la pitié que j’ay eue de vous, ſans sçavoir qui vous eſtiez. Auſſi, adjouſta t’elle, vous ay-je veû ce matin au temple, où vous remerciyez ſans doute la Deeſſe qu’on y adore, de vous avoir conſervé. Il eſt vray, luy dis-je, que j’y ſuis allé pour cela : car je ne sçavois encore que c’eſtoit à vous & non pas à moy, qu’elle avoit accordé mon ſalut. Mais preſentement, adjouſtay-je, je ne m’eſtonne plus que la Deeſſe de la Beauté, ait accordé à la plus belle Perſonne du monde, une choſe qu’elle a ſouhaitée. Touteſfois, Madame, pourſuivis-je, peut-eſtre vous repentirez vous du bien que vous m’avez fait ſans me connoiſtre, des que vous me connoiſtrez. Je ne le penſe pas, dit elle, ou les aparences ſont bien trompeuſes : & puis quand meſme vous ne ſeriez pas ce que je croy que vous eſtes ; je ne me repentirois pas encore d’avoir eu de la pitié : puis que tous les malheureux en doivent donner à tout le monde, & principalement à celles du ſexe dont le ſuis. Ha, Madame, luy dis-je, ne changez jamais de ſentimens, je vous conjure : il ſemble, dit elle, à vous entendre parler, que vous ayez beaucoup d’intereſt au party des infortunez : plus que tous les hommes du monde, luy repliquay-je, non ſeulement par les malheurs qui me ſont deſja advenus, mais par ceux encore que raiſonnablement je dois prevoir qui m’arriveront. C’eſt eſtre trop ingenieux à ſe perſecuter, dit elle, que de s’affliger de ce qui peut-eſtre n’arrivera point : & pour moy, je vous avouë, que je condamne preſque également, ceux qui ſe croyent heureux, par la ſeule eſperance de l’eſtre : & ceux auſſi qui ſe font malheureux, ſeulement par la crainte de le devenir. Il y a pourtant d’une eſpece de gens au monde, luy dis-je en ſous-riant, dont pour l’ordinaire tous les plaiſirs & toutes les peines, conſistent à eſperer & à craindre : j’en ay oüy parler quelqueſfois, reprit Alcionide en ſous-riant auſſi bien que moy, mais je ne croy pas de ces gens là tout ce que l’on en dit. Joint que pour vous, adjouſta t’elle, vous ne pouvez connoiſtre cette eſpece d’infortune dont vous voulez parler : puiſque paſſant toute voſtre vie ſur la Mer, vous ne pouvez eſperer que le calme, & ne pouvez craindre auſſi que la tempeſte. Les Pirates (luy repliquay-je d’un ton de voix à luy faire croire que je ne l’eſtois pas) ne ſont pas ſortis de la Mer comme voſtre Deeſſe : ils naiſſent ſur la, terre ainſi que les autres hommes, & ils y abordent quelques fois En effet Madame, adjouſtay-je en rougiſſant, mon naufrage vous doit aprendre que les Pirates ne ſont pas touſjours parmi les flots. Vous vous donnez la un nom, die elle, qui convient ſi peu avec voſtre converſation, que je ne penſe pas qu’il vous apartienne. J’advoüe, luy dis-je, que je ne l’ay pas touſjours porté, & que meſme je ne l’ay pas pris : mais puis que les Peuples me l’ont donné, je le garderay juſques à ce qu’il plaiſe à la Fortune de me l’oſter. C’eſtoit de cette ſorte que j’entretenois la belle Alcionide, lors que toutes ces Dames qui eſtoient chez elle s’en allant, me firent apercevoir que ma premiere viſite avoit eſté aſſez longue : ſi bien qu’apres avoir fait un grand compliment a Phedime, & avoir obtenu d’elle la permiſſion de la voir, tant que je tarderois a Gnide, je m’en retournay a mon logis : mais ſi eſperdûment amoureux, qu’on ne peut pas l’eſtre davantage. Leoſthene qui s’eſtoit trouvé aupres d’une perſonne aſſez ſtupide, ſe pleignit en raillant de la longueur de ma viſite : mais j’avois l’eſprit ſi occupe de ma nouvelle paſſion, que je n’entendis pas trop bien ce qu’il me diſoit, & que je n’y reſpondis pas auſſi trop à propos. Jugeant donc par mes actions, que je voulois eſtre ſeul, il me quitta : & fut s’informer ſur le Port, ſi l’on ſongeoit a tout ce qui eſtoit neceſſaire pour racommoder mon Vaiſſeau, où il y avoit a travailler pour plus de trois ſemaines.

Je ne fus pas pluſtost en liberté, que me ſouvenant de la forte reſolution que j’avois priſe en allant chez Alcionide de ne l’aimer point : je voulus me demander a moy meſme, ſi j’eſtois libre ou eſclave ? Je conſultay donc mon cœur & ma raiſon là deſſus : mais Dieux ! je trouvay le premier deſja ſi engagé, & l’autre ſi preocupée, que je n’en fus pas peu eſtonné. J’apellay l’ambition à mon ſecours, comme ayant toujours oüy dire, que de toutes les paſſions, c’eſtoit la ſeule qui pouvoit quelqueſfois reſister à l’amour : Mais quoy que je puſſe faire, elle combatit inutilement, & il falut qu’elle cedaſt à l’autre. Elle ne ſortit pourtant pas de mon cœur : au contraire, toute vaincue qu’elle fut par l’amour, elle redoubla encore ſa violence : & je m’eſtimay cent & cent fois plus malheureux d’avoir perdu mon Eſtat apres avoir connu Alcionide, que je ne faiſois auparavant : parce que je regardois alors les malheurs de ma fortune, comme un obſtacle invincible à l’heureux ſuccés de ma nouvelle paſſion. Si j’eſtois Maiſtre abſolu dans Milet, diſois-je, la poſſession de cette belle Perſonne me ſeroit preſque aſſurée, mais eſtant exilé comme je ſuis, & paſſant pour un Pirate comme je fais, je ne puis pretendre ny à la poſſession de ſon cœur, ny à celle de ſa perſonne : & je n’ay qu’à me preparer de ſouffrir tous les ſuplices que l’amour & l’ambition jointes enſemble peuvent faire endurer. Mais, adjouſtois-je, que dira de moy le ſage Thales ; qu’en pourra dire le Roy de Corinthe ; qu’en penſera le Prince de Mytilene ; & qu’en croiront enfin tous les Princes & tous les Peuples de l’Ionie en particulier, & de toute la Grece en general ? s’ils viennent à sçavoir qu’un Prince chaſſé de ſes Eſtats avec injuſtice ; mal-traitté de ſes ennemis ; trahy par ſes Sujets ; & depoſſedé par un Fils naturel du Prince ſon Pere : qu’un Prince, dis-je, qui ne doit ſonger qu’a la vangeance & à la gloire, ſe ſoit laiſſé vaincre ſans reſistance par les beaux yeux d’Alcionide. Reſistons donc, reprenois-je tout d’un coup, & ne nous rendons pas ſans combatre. Mais Dieux ! adjouſtois-je un moment apres, de quelles armes me puis-je ſervir contre elle ? que feray-je, que penſeray-je pour ne l’aimer point ? Trouveray-je quelque manquement en ſa beauté ? remarqueray-je quelque deffaut en ſon eſprit ? & pourray-je ſeulement ſoubçonner, que ſon ame ne ſoit pas auſſi genereuſe que ſon viſage eſt beau, & que ſon eſprit eſt charmant ? C’eſt pourtant, adjouſtois-je, par ce coſté là qu’il faut chercher quelque remede à mon mal : voyons donc Alcionide avec aſſiduité : informons nous en avec ſoing : sçachons meſme ſi cette belle Perſonne, qui ſans doute eſt aimée de tous ceux qui la connoiſſent, n’aime point : & n’oublions rien enfin de tout ce qui pourroit nous guerir du mal qui commence de nous tourmenter. Ce fut de cette ſorte, Seigneur, que je raiſonnay : & je creus en effet qu’il n’y avoit point d’autre voye de me delivrer, que celle de trouver quelques deffauts en cette incomparable Perſonne, ou d’apprendre du moins que ſon cœur ſeroit engagé. Le lendemain je ne manquay donc de m’informer avec adreſſe, de ce que je voulois sçavoir : or il me fut d’autant plus aiſé de le faire qu’au meſme lieu où je logeois, il y avoit un homme de qualité, eſtranger auſſi bien que moy, qu’il y avoit deſja aſſez long temps qui eſtoit à Gnide, pour en sçavoir toutes les nouvelles : & comme il ſe lie facilement amitié entre ceux qui ne ſont pas du Païs où ils ſe rencontrent, l’eſtois deſja aſſez bien avec celuy là, pour m’informer de luy de tout ce que je voulois aprendre. Je sçeus donc qu’Alcionide auoit eſté aimée de raiſonnables qui l’euſſent veuë : mais aimée inutilement, ſans avoir jamais pû toucher ſon cœur : & il me dit en fin tant de choſes à ſon avantage, que ne pouvant douter que ſon ame ne fuſt auſſi belle que ſon corps, & auſſi Grande que ſon eſprit : il y eut des moments où je me trouvay encore avez de raiſon pour eſtre au deſespoir de ne trouver pas en elle les deffauts que j’y cherchois : & il y en eut pluſieurs autres auſſi, où malgré moy mon cœur avoit une joye inconcevable, de sçavoir que celle qu’il adoroit eſtoit toute parfaite & toute admirable. Il falut donc ceder. Seigneur, & ſe reſoudre à aimer Alcionide : je ne ceſſay pourtant pas de haïr le Prince de Phocée, non plus qu’Alexideſme, Melaſie, Philodice, & Anthemius : au contraire, je leur voulus encore plus de mal qu’auparavant, parce que le malheureux eſtat où ils m’avoient reduit, eſtoit preſques le ſeul obſtacle que je voyois à mon amour. De ſorte que ſans abandonner le ſoing des affaires de Milet, je commençay de prendre celuy de plaire à Alcionide ſi je le pouvois ; ſi bien que je n’eſtois pas peu occupé. Comme Euphranor eut quelque ſoubçon que je n’eſtois pas de la condition dont on me diſoit, il me traita touſjours fort civilement, & ne trouva point mauvais que j’allaſſe tous les jours chez luy : Mais, Seigneur, plus je voyois Alcionide, plus je la trouvois charmante : & il me ſembla meſme qu’elle ne me regardoit point comme un Pirate. Je n’en eſtois pourtant pas plus heureux ; parce que je connoiſſois bien qu’elle ne me regardoit pas auſſi comme ſon Amant. J’euſſe bien voulu quelqueſfois luy donner ſujet de deviner mes penſées : mais un moment apres je me repentois de mon deſſein : & la crainte d’eſtre maltraitté, faiſoit que j’aimois mieux joüir en repos de la civilité qu’elle avoit pour moy, que de m’expoſer à ſa colere. Car, diſois-je en moy meſme, ſi je luy fais connoiſtre ma paſſion, ſans luy faire connoiſtre ma naiſſance, elle me traitera comme un Pirate : & ſi je luy apprens auſſi ce que je ſuis, quelle apparence y a t’il, qu’un Prince malheureux & exillé, puiſſe eſtre bien reçeu d’elle ? En fin je concluois que pour agir raiſonnablement, il euſt falu qu’elle euſt creû que j’eſtois amoureux, d’elle : & qu’elle euſt creû encore, que je n’eſtois pas de la condition dont je paroiſſois eſtre, ſans sçavoir pourtant preciſément que je fuſſe un Prince dépoſſedé de ſes Eſtats. Mais il eſtoit ſi difficile de trouver les voyes de n’en dire ny trop ny trop peu, pour luy donner cette connoiſſance, que je regardois preſques cela comme une choſe impoſſible : & je vivois dans une contrainte qui n’eſtoit pas imaginable. Cependant Leoſthene qui a un eſprit hardi & entreprenant, fit amitié avec une Parente d’Alcionide qui demeuroit chez elle : mais une amitié ſi eſtroite, que j’en eſtois eſpouventé : car cette Fille luy donnoit cent marques de confiance. Il eſt vray qu’il luy avoit fait pluſieurs petits preſents, de choſes qu’il achetoit en ſecret a Gnide, & qu’il diſoit avoir aportées de fort loing : comme des Eſſences, des Poudres, des Parfums, & autres ſemblables galanteries. De ſorte que comme cette Fille avoit l’eſprit aſſez libre, elle diſoit preſques tout ce qu’elle penſoit à Leoſthene. Un jour donc en parlant aveques luy, elle le preſſa & le conjura de luy dire préciſément qui j’eſtois : & comme il s’imagina que peut-eſtre cette curioſité n’eſtoit elle pas d’elle ſeule : il la preſſa à ſon tour de luy dire pourquoy elle avoit une ſi grande envie de le sçavoir. Si bien que ſuivant ſon ingenuité ordinaire, elle luy dit, apres luy en avoir fait un miſtere fort ſecret, que c’eſtoit parce qu’Alcionide avoit un deſir extréme d’aprendre ma veritable qualité : à cauſe qu’elle ne pouvoit s’imaginer, que je fuſſe effectivement un Pirate. Par bonheur, Leoſthene reſpondit, comme je luy euſſe ordonné de reſpondre ſi je l’euſſe sçeu : car il ſe mit à railler avec cette Perſonne, d’une maniere ſi adroite, que ſans luy dire ny ouy ny non, il luy donna lieu de croire, qu’Alcionide ne ſe trompoit pas. Comme Leoſthene avoit aiſément remarqué que j’eſtois amoureux d’Alcionide, il crut bien qu’il me feroit quelque plaiſir de me dire qu’elle avoit la curioſité de sçavoir qui j’eſtois : & en effet il me donna tant de joye, en me racontant ce qui luy eſtoit arrivé, que ne pouvant plus luy cacher ma paſſion, je luy deſcouvris tous mes ſentimens, & en fis mon Confident. Ce n’eſt pas qu’il fuſt fort propre pour cela, car il a l’eſprit un peu trop fier : mais je n’avois pas à choiſir ; & je ne pouvois plus renfermer dans mon cœur la violente paſſion qui me poſſedoit. Dieux que d’heureux moments me donna cette curioſité d’Alcionide : & que de crainte auſſi j’eus quelqueſfois, qu’elle ne vinſt à sçavoir qui j’eſtois, par l’apprehenſion que j’avois que la connoiſſance de mes malheurs ne fuſt un obſtacle au deſſein que j’avois formé, de taſcher d’obtenir quelque place dans ſon cœur ! Cependant je la voyois tous les jours : & tous les jours je l’aimois avec plus de tendreſſe, & avec plus de violence. Ce qui me charmoit le plus d’Alcionide, eſtoit que je ne ſurprenois jamais ſon eſprit dans aucun ſentiment qui ne fuſt droit : & que tout ce qui a accouſtumé d’eſtre la foibleſſe de toutes les jeunes Perſonnes, eſtoit beau coup au deſſous d’elle. Cette merveilleuſe Fil le ne faiſoit jamais une affaire, de ce qui ne devoit eſtre qu’un ſimple divertiſſement : ſes habillemens la paroient, ſans l’occuper la moitié de ſa vie comme de pareilles choſes occupent ordinairement celle de la plus grande partie des femmes : ſa converſation ſans eſtre touſjours de bagatelles inutiles, eſtoit pourtant fort aiſée. De plus, tout l’Or & tous les Diamans de l’Orient, n’euſſent jamais pû eſbloüir ſon eſprit : elle diſcernoit un honneſte homme ſans magnificence aucune, d’avec le plus magnifique ſtupide de la Terre, dés la premiere viſite : & malgré toute ſa parure, elle rendoit tellement juſtice au veritable merite, que je ne doute nullement, qu’elle n’euſt mieux traité un Pirate effectif, s’il euſt eu de bonnes qualitez, qu’un Prince qui en auroit eu de mauvaiſes. Connoiſſant donc tant de vertu en cette admirable Fille le moyen de ne l’aimer pas ? Auſſi l’aimay-je de telle ſorte, que perſonne n’a jamais tant aimé. Il me ſouvient meſme, qu’un jour eſtant aupres d’elle, appuyé ſur une feneſtre qui eſt au bout d’une Galerie qui regarde vers la Mer, pendant que pluſieurs autres Dames ſe promenoient derriere nous : Voila (me dit elle, en me monſtrant le lieu où mon Vaiſſeau auoit échoüé) l’endroit où vous avez penſé faire naufrage : Pardonnez moy Madame (luy dis-je precipitamment, ſans avoir loiſir de raiſonner ſur ce que je diſois) ce n’eſt point là le lieu où j’ay penſé perir : bien eſt il vray, adjouſtay-je, qu’il n’en eſt pas fort eſloigné. En verité (me dit elle, ſans entendre le ſens caché de mes paroles) vous ne sçavez pas ſi bien que moy, où voſtre Vaiſſeau échoüa ; car je le vy de mes propres yeux : mais pour vous, je m’aſſure que vous eſtiez ſi occupé à donner les ordres, que vous ne le remarquaſtes pas. Je sçay bien Madame, luy dis-je, que mon naufrage s’eſt fait en voſtre preſence : mais cela n’empeſche pas que je ne croye, que celuy qui perit sçait beaucoup mieux où il perit, que ceux qui ne font que le regarder. Pour moy, adjouſta t’elle encore en riant, ſi je ne vous croyois pas l’ame extrémement ferme, je croirois que la peur auroit un peu troublé voſtre raiſon en cét inſtant : car je vous aſſure que ce fut au pied de ce grand rocher que vous fuſtes en peril. Et je vous aſſure Madame, luy dis-je, que malgré tout le reſpect que je vous dois, il faut que je ſoustienne que ce fut veritablement aſſez prés de ce rocher que je fis naufrage : mais que ce ne fut point du tout où vous dittes. Alcionide qui n’avoit pas accouſtumé de me trouver ſi peu complaiſant, ſoubçonna en fin qu’il y avoit quelque ſens caché à mes paroles : & rougiſſant tout d’un coup, l’ay tort, me dit elle, de vouloir diſputer contre vous, pour une choſe de nulle importance : car puis que vous eſtes eſchapé de ce peril, c’eſt aſſez ; & je ne dois plus en parler. Mais en verité, dit elle en riant encore, ceux qui diſent qu’un ſage Pilotte ne doit jamais faire deux fois naufrage contre un meſme eſcueil, ne sçavent pas la difficulté qu’il y a à s’en empeſcher : puis que vous qui eſtes ſi ſage en apparence, ne connoiſſez déja plus celuy qui vous penſa faire perir. Quoy qu’il en ſoit n’en parlons plus, adjouſta t’elle, & pour vous entretenir de quelque choſe qui vous plaiſe davantage, dittes moy je vous prie, ſi voſtre Vaiſſeau ſera bien toſt en eſtat de vous permettre de partir : car je m’imagine que vous ſouhaitez autant voſtre départ, que tous ceux qui vous connoiſſent icy le craignent. Je me trouvay alors fort embarraſſé : parce qu’encore que les paroles d’Alcionide ſemblassent me donner lieu de luy découvrir une partie de mes ſentimens : elle avoit pourtant dans les yeux une ſeverité ſi grande malgré leur douceur, que je ne l’oſay jamais faire. Je luy dis donc ſeulement, que je ne croyois pas qu’il fuſt poſſible d’eſtre fort preſſé de partir d’un lieu où elle ſeroit : mais comme la ſeule civilité pouvoit faire dire ce que je luy diſois, elle y reſpondit civilement : & tout le reſte de la converſation ſe paſſa de cette ſorte, l’en eus pluſieurs autres avec elle, ſans pouvoir jamais me reſoudre à m’expoſer à ſa colere, en luy parlant ouvertement de mon amour : je sçeus meſme par Leoſthene, que depuis ce premier jour là, Alcionide ne parla plus de moy à ſa Parente. Cependant je faiſois durer le travail de ceux qui racommodoient mon Vaiſſeau, le plus long temps qu’il m’eſtoit poſſible : & peu s’en falut que je ne fiſſe encore rompre ce qui n’eſtoit point rompu, afin de le faire refaire d un bout à l’autre : De ſorte que je fus ſix ſemaines au lieu de trois au Port de Gnide. Mais enfin le ſage Thales, que j’avois envoyé advertir ſecretement du lieu où j’eſtois, me manda qu’il y avoit quelque aparence de ſedition dans Milet, & qu’il me conſeilloit de m’en aprocher : me voila donc forcé à partir, meſme par l’intereſt de mon amour. De plus, comme le Peuple de Gnide s’eſtoit aperçeu de la longueur affectée des Ouvriers qui racommodoient mon Vaiſſeau, il s’eſtoit eſpandu quel que bruit que j’avois quelque deſſein caché : & Euphranor luy meſme en ſoubçonna quelque choſe, à ce que sçeut Leoſthene, par cette Fille qui eſtoit de ſes Amies : l’aſſurant de plus, qu’auſſi toſt qu’il ſeroit revenu d’un petit voyage de huit jours qu’il devoit faire dans deux ou trois, il me forceroit à m’expliquer.

Toutes choſes voulant donc que je partiſſe, & mon Vaiſſeau eſtant preſt quand Euphranor vint à partir, je pris congé de luy ; l’aſſurant qu’il ne me trouveroit plus à ſon retour : & le conjurant de croire, que ſi je ne mourois pas à une occaſion où j’allois, j’aurois l’honneur de le revoir, & de me faire un peu mieux connoiſtre à luy. Apres ſon deſpart, je ſus encore quatre jours à Gnide : pendant leſquels Alcionide qui n’avoit jamais entré dans aucun Vaiſſeau de guerre, non plus que trois ou quatre de ſes Amies, teſmoigna avoir une ſi forte envie de voir le mien, que je la ſuppliay de la vouloir ſatisfaire : & d’y venir paſſer la derniere apres-diſnée que je devois eſtre à ce Port. M’ayant donc accordé, avec la permiſſion de Phedime, ce que je luy demandois, je me preparay à la recevoir en ce lieu là, avec toute la magnificence poſſible : mais pourtant avec toute la melancolie dont un cœur puiſſe eſtre capable. En effet, quand je venois à penſer, que dans quatre jours je ne verrois plus Alcionide : la douleur m’accabloit de telle ſorte, que je n’eſtois gueres capable de tous les petits ſoins neceſſaires pour bien ordonner une belle Feſte. Auſſi fut-ce ſur la diligence de Leoſthene que je m’en repoſay, qui s’en acquita ſans doute admirablement. Car encore que le temps fuſt extrémement court à s’y preparer, neantmoins mon Vaiſſeau ne laiſſa pas d’eſtre orné de cent Banderoles volantes de diverſes couleurs, où les Chiffres du Nom d’Alcionide, avec des Deviſes, eſtoient en or & en argent. Il y avoit ſur le Tillac une Muſique Marine, telle qu’on peut s’imaginer celle des Tritons & des Nereïdes : & outre celle là, des voix admirables, pour imiter apres celles des Sirenes. Tous les Soldats avoient les plus belles Armes qui fuſſent dans mon Navire : & Leoſthene me fit meſme faire une Javeline où le Chiffre du Nom d’Alcionide eſtoit peint ſur le bois, & gravé ſur le fer en divers endroits, que je portay tout ce jour là à la main, pour faire les honneurs de mon Vaiſſeau. Le jour & l’heure eſtans venus, où je devois recevoir la grace de voir Alcionide dans un lieu où j’avois quelque puiſſance : je ſus la prendre chez elle, accompagnée d’une Tante qu’elle avoit, & de dix ou douze de ſes Amies : car pour Phedime, quelque legere incommodité l’empeſcha d’y pouvoir venir. Mais j’y fus tout couvert d’or, & de plumes de diverſes couleurs : & avec le plus magnifique habit de guerre, que j’euſſe jamais porté, ſuivy de Leoſthene & des principaux Officiers de mon Navire. La conduiſant donc dans ce Vaiſſeau paré comme je viens de vous le deſpeindre, la Muſique commença dés que nous aprochaſmes : & en ſuitte la faiſant paſſer dans la Chambre de Poupe, elle fut ſi ſurprise de ſa grandeur ; de la beauté de ſes Peintures ; & de la magnificence qu’elle y vit ; quelle ne pouvoit preſques croire qu’elle fuſt dans un Navire. Apres qu’elle l’eut bien conſiderée, je luy fis voir tout le reſte de cette merveilleuſe Machine, qui contient tant de choſes en ſi peu d’eſpace : les Mariniers pour la divertir, firent en ſa preſence tout ce qu’ils ont accouſtumé de faire, & pendant le calme, & pendant la tempeſte : c’eſt à dire hauſſer & abaiſſer les voiles ; les tourner tout d’un coup, ou peu à peu ; remüer tout ce grand nombre de Cordages en un inſtant, & bref toutes ces autres operations maritimes ſi ſurprenantes, pour ceux qui ne les ont point veuës. Mais durant qu’Alcionide eſtoit occupée à voir toutes ces choſes, on ſervit la Colation dans la meſme Chambre où elle avoit eſté d’abord : ſi bien que lors qu’elle y rentra, elle en fut aſſez agreablement ſurprise : parce qu’en effet les ſoings de Leoſthene avoient admirablement bien reüſſi. Elle commença donc de me loüer, & de me remercier ; en ſe pleignant touteſfois de ma magnificence : & en diſant avec en ſous-rire tres obligeant, que ſi tous les Pirates eſtoient comme moy, ils feroient honte à tout ce que la Grece avoit de plus poly, & de plus liberal. Je reſpondis d’abord à ce compliment avec beaucoup de joye : eſtant fort aiſe de remarquer qu’Alcionide eſtoit ſatisfaite. Mais tout d’un coup venant à penſer, qu’il faloit partir la nuit prochaine (car le vent eſtoit alors fort bon) je ne pûs plus ſouffrir les regards d’Alcionide, ſans une douleur extréme. Quoy (diſois-je en moy meſme, durant qu’elle faiſoit colation avec ſes Amies, & en la regardant attentivement ſans qu’elle y priſt garde) je ne verray peut-eſtre jamais plus Alcionide ! & certaine ment demain à la meſme heure où je parle, non ſeulement je ne la verray plus, mais meſme je ne verray pas ſeulement le Chaſteau où elle de meure. Chaque inſtant, pourſuivois-je, m’eſloigenera d’elle, & m’en eſloignera peut-eſtre pour toujours : & tu pourrois vivre Thraſibule ! adjouſtois-je, & tu pourrois luy dire adieu ! ha non non, mourons plus toſt mille & mille fois, que d’eſprouver toutes les rigueurs d’une abſence ſi incertaine en ſa durée, ſi certaine en ſa cruauté ; & ſi inſuportable pour toy. Ces penſées. Seigneur, firent une ſi forte impreſſion en mon ame, que je changeay de couleur vingt fois en un quart d’heure : de ſorte que Leoſthene s’apercevant de cette profonde melancolie, me tira à part, durant que ces Dames mangeoient (car j’eſtois demeuré debout, pour ſervir moy meſme Alcionide) & ſuivant ſon humeur libre & hardie ; Qu’avez vous Seigneur ? me dit il, & eſtes vous ſeul en tout l’Univers, que la veüe de la perſonne aimée ne ſatisface point ? Mais Leoſthene, luy dis-je, que me ſert de la voir aujord huy, cette admirable Perſonne que j’adore, puis que je ne la dois plus voir demain ? S’il n’y a que cela qui cauſe voſtre douleur, me dit il, que ne la voyez vous toute voſtre vie ? Et comment le pourrois-je ? luy dis-je ; en me permettant, repliqua t’il bruſquement, de couper le Cable qui tient ce Vaiſſeau à l’Anchre ; de faire hauſſer les Voiles ; de prendre la haute Mer, comme ſi ce n’eſtoit que pour donner le plaiſir de la promenade à ces Dames ; & de les emmener où vous voudrez : à condition de ne retenir apres que la belle Alcionide, & ſon aimable Parente : & de mettre toutes les autres à terre, à quelques ſtades d’icy. Euphranor, pourſuivit il, n’eſt point à Gnide : & nous ſerons deſja bien loing, quand on s’apercevra de noſtre fuitte. Enfin, adjouſta t’il encore, ſoit que vous agiſſiez comme Pirate ou comme Amant, c’eſt une priſe digne de vous. D’abord je creus que Leoſthene me diſoit cela par galanterie : mais un moment apres, je connus qu’il parloit ſerieusement, & qu’il me conſeilloit en intereſſé. Ma premiere penſée fut ſans doute d’avoir de la repugnance pour cette action : mais l’Amour un inſtant apres ſeduisant ma raiſon & ma generoſité, fit que je dis à Leoſthene, ſans sçavoir preſques ce que je diſois, il le faloit faire ſans me le dire, cruel Amy ; & me rendre heureux, ſans que je fuſſe criminel : au lieu de me faire une propoſition agreable, que l’honneur me deffend d’accepter. Il eſt aiſé de reparer cette faute, me dit il, & les heureux ne paſſent jamais gueres pour coupables : c’eſt pourquoy ſans perdre icy le temps en diſcours inutiles, allez entretenir ces Dames & les amuſer, pendant que je donneray les ordres neceſſaires pour executer un ſi beau deſſein. Ha Leoſthene, luy dis-je, je n’oſerois conſentir à une propoſition ſi injuſte, mais pourtant ſi agreable : ſongez touteſfois, me reſpondit il, que vous ne verrez plus Alcionide, ſi vous eſcoutez cette exacte juſtice dont vous parlez : & que vous la verrez touſjours, ſi vous ſuivez mes conſeils. Mais elle me haïra, luy repliquay-je ; Mais vous la perdrez de veuë dans une heure, reſpondit il : regardez (adjouſta encore cét injuſte Amy en me la monſtrant de la main) le threſor que vous voulez perdre. Enfin Seigneur, que vous diray-je pour mon excuſe ? L’amour troubla ma raiſon ; Leoſthene ſeduisit ma volonté ; & ſans sçavoir preſques ce que je diſois, je conſentis à demy à tout ce qu’il deſiroit ſans doute plus pour ſon intereſt que pour le mien, à cauſe de la parente d’Alcionide qu’il aimoit : & je commençay de faire ce qu’il vouloit que le fiſſe : c’eſt à dire d’aller vers ces Dames pour les amuſer, pendant qu’il couperoit le Cable ; qu’il feroit hauſſer les Voiles ; & prendre la haute Mer. Comme elles avoient achevé de faire colation, lors que je rentray dans la Chambre, elles ſe leverent, & Alcionide s’en vint à moy avec une civilité ſi obligeante, & avec tant de marques de ſatisfaction & de reconnoiſſance ſur le viſage ; qu’à peine eus-je rencontré ſes yeux, que ſes regards remettant le reſpect dans mon ame, je fus ſi remply de confuſion, d’avoir conſenty au criminel deſſein que Leoſthene m’avoit propoſé ; que non ſeulement j’en paſlis & en rougis preſques en un meſme inſtant ; mais mon eſprit ſe troublant, & reſpondant moy meſme tout haut à mes propres penſées : Non Madame ? m’écriay-je tout d’un coup, je n’y conſentiray jamais ; & j’aime cent fois mieux mourir. Alors luy preſentant la main, ſortez Madame, luy dis-je tout tranſporté, ſortez d’un lieu indigne de vous : & ne vous fiez jamais à des pirates. Mais Madame ſortez promptement, je vous en conjure : de peur qu’un repentir ſi raiſonnable comme eſt celuy que j’ay maintenant dans le cœur, ne ſoit ſuivy d’un autre plus criminel. Alcionide fut ſi eſtonnée & ſi ſurprise de mon procedé, qu’elle ne sçavoit que penſer : neantmoins elle voyoit tant de trouble ſur mon viſage, qu’elle s’en troubla un peu elle meſme : ne sçachant preſques ce qu’elle me devoit reſpondre. Auſſi n’attendis-je pas ce qu’elle diroit : & voyant que l’on commençoit d’obeïr à Leoſthene, & qu’il avoit deſja l’Eſpée à la main, & le bras levé pour couper le Cable qui nous retenoit à l’Anchre ; je le luy deffendis abſolument. Puis me tournant encore vers Alcionide, accordez moy ce que je vous demande, luy dis-je, quoy que ce que je vous demande me doive couſter la vie. Mais (me dit elle en me donnant la main, & en ſe diſposant à ſortir) ne me direz vous point quelle avanture eſt celle-cy ? Quand vous ſerez ſur le rivage, luy repliquay-je, & que je ne craindray plus moy meſme, vous le devinerez peut-eſtre. De vous repreſenter, Seigneur, le deſordre de mon ame ; l’eſtonnement d’Alcionide ; celuy de ſa Tante & de ſes Amies ; le deſpit de Leoſthene ; & mon deſespoir ; ce ſeroit une choſe impoſſible : mais enfin emporté par mon amour, par mon reſpect, & par mon repentir, je remis Alcionide à terre, & de là dans ſon Chariot : & ſans me pouvoir ſouvenir ny de ce que je luy dis ; ny meſme ſi je luy dis quelque choſe : je sçay ſeulement que je la quittay ; que je me rembarquay ; & que quoy que je ne deuſſe partir que la prochaine nuit, je fis lever les Anchres, hauſſer les Voiles ; & que je m’eſloignay enfin malgré Leoſthene & malgré moy meſme, s’il faut ainſi dire, du rivage de Gnide, où tout ce que j’aimois demeuroit. Leoſthene voulut me dire quelque choſe, mais je ne pûs ſouffrir ſa veuë, ny recevoir ſes excuſes : & il falut qu’il donnaſt quelque temps à ma douleur, auparavant que je luy pardonnaſſe ſon mauvais conſeil. Je n’eus pas fait une heure de chemin, que je commanday que l’on abaiſſast les Voiles, & que l’on jettaſt les Anchres, en un lieu où l’on pouvoit encore le faire : & quoy que ce commandement paruſt fort bizarre, je ne laiſſay pas d’eſtre obeï. Cependant ſans sçavoir ce que je voulois, j’eſtois dans une douleur extréme : il y avoit des momens, où la ſeule abſence d’Alcionide m’affligeoit : il y en avoit d’autres, où j’eſtois au deſespoir, d’avoir conſenty à un deſſein ſi injuſte : & il y en eut d’autres encore, où, ſi je l’oſe dire, je me repentis de m’eſtre repenty. Ces derniers furent pourtant ſi courts, que je penſe qu’il m’eſt permis de croire que je n’en fus gueres plus criminel : & que ce fut pluſtost un effet de la violence de ma paſſion, que du déreglement de mon ame. Cependant ne pouvant ny me raprocher du rivage, ny m’en eſloigner : & sçachant pourtant : qu’il faloit abſolument faire le dernier, & par honneur, & par neceſſité ; je ne pûs toutefois m’y refondre, ſans eſtre aſſuré que du moins Alcionide sçauroit que je l’aimois. Ainſi je pris le deſſein de luy eſcrire & de luy faire porter ma Lettre par un des miens, que j’envoyerois dans un Eſquif. J’eſcrivis donc ; mais Dieux, que de peine j’eus à eſcrire ! Touteſfois j’en vins enfin à bout, & ſi je ne me trompe, cette Lettre eſtoit à peu prés en ces termes.


A LA BELLE ALCIONIDE.

J’ay tant de choſes à vous dire, que je ne ſuis pas peu occupé, à leur donner quelque ordre dans mon eſprit : car enfin divine Alcionide, je voudrais que vous puſſiez sçavoir en meſme temps, que la paſſion que j’ay pour vous eſt extréme ; que ma condition n’eſt pas telle qu’elle vous paroiſt ; que la douleur que j’ay de vous quitter eſt inconcevable ; que le repentir que j’ay d’avoir pû conſentir un moment à vous deſplaire, me rendra malheureux toute ma vie : & qu’encore que je ne vous l’aye oſé dire, je ſuis pourtant plus amoureux de vous, que perſonne ne sçauroit eſtre. Vous ne pouvez ce me ſemble juger, par le déreglement de mon ame : Vous, dis-je, qui avez tant d’eſprit & tant de lumiere. Au nom des Dieux, Madame, ne refuſez pas à mes prieres, la grace de vous ſouvenir quelques fois d’un Prince qui n’oſe vous dire que ſa qualité, ſans vous aprendre preciſément ſes malheurs. Souvenez vous donc, qu’il part d’aupres de vous, avec le deſſein d’y revenir : mais d’y revenir en eſtat d’eſtre advoüé de vous, pour le plus paſſionné & le plus fidelle Amant du monde, Ne vous ſouvenez pas s’il vous plaiſt, que j’ay eſté un moment voſtre Raviſſeur, ſans vous ſouvenir en meſme temps que l’ay eſté voſtre Liberateur. Enfin, Madame, ſi vous ne vous ſouvenez pas de moy avec tendreſſe, ne vous en ſouvenez pas avec mépris : puis que vous ſeriez injuſte, d’en avoir pour un homme qui vous a adorée ſans vous le dire ; qui part d’aupres de vous preſques ſans eſperance ; & qui vous aimer a toute ſa vie, quand meſme vous le haïriez.

Apres avoir bien leû & releû cette Lettre, où je ne mis pas mon nom, je fus enfin contraint de me ſervir de Leoſthene pour la porter : tant parce qu’il m’en preſſa extrémement apres que je luy eus pardonné ſon mauvais conſeil, que parce qu’il eſtoit fort adroit. Il fut donc à Guide, dés que la nuit fut venuë : & comme il avoit intelligence avec la perſonne qu’il aimoit, & dont il n’eſtoit pas haï ; il la vit, & elle luy fit voir Alcionide malgré elle, ſans que Phedime en sçeuſt rien : & elle le fit meſme entrer dans ſa Chambre ſans luy en parler. Lors que Leoſthene luy donna ma Lettre, elle fit quelque difficulté de la lire : mais apres l’avoir leüe, elle en fit beaucoup plus d’y reſpondre : teſmoignant meſme aſſez de colere contre ſa Parente. Cependant comme Leoſthene eſt hardy, il luy dit, ſans perdre pourtant le reſpect, qu’il ne ſortiroit point de ſa Chambre, ſi elle ne me reſpondoit. De ſorte que pour ſe delivrer de ſon importunité, elle m’eſcrivit ſeulement ces paroles.


ALCIONIDE A L’ILLUSTRE PIRATE.

Si je croyois tout ce que vous me dittes par voſtre lettre, je ny devrois pas reſpondre : ou ſi j’y reſpondois, ce ne ſeroit pas agreablement pour vous. C’eſt pourquoy je vous declare, que de tout ce que vous m’avez eſcrit, je n’en crois rien qu’une ſeule choſe : qui eſt que vous n’eſtes point de la condition dont le Peuple vous croit : & qu’ainſi je ſuis obligée de vous demander pardon, de toutes les incivilitez que je vous ay faites, pendant que vous avez eſté icy. Je m’imagine que vous ſerez aſſez equitable, pour ne me le refuſer pas : & que vous ne trouverez point mauvais, qu’une perſonne qui aime paſſionément la verité, ne refonde pas à tant de choſes incroyables dont voſtre Lettre eſt remplie. Cependant ſoyez perſuadé, qu’il vous eſt advantageux que je ne les croye point : & que ſans l’opiniaſtreté de Leoſthene, vous ne verriez pas eſcrit de ma main le Nom

D’ALCIONIDE.


Mais, Seigneur, pour me haſter de vous dire des choſes plus conſiderables, Leoſthene revint, & m’aporta la Lettre que je viens de vous reciter : qui toute indifferente qu’elle eſtoit, me donna une ſi grande joye, que je ne penſe pas que j’euſſe pû me refondre à m’eſloigner de Gnide, ſans eſcrire encore une fois à Alcionide, ſi une tempeſte ne ſe fuſt levée, qui me força de ſouffrir qu’on levaſt les Anchres, & que l’on priſt la pleine Mer.

Cependant je fus vers Milet, ſuivant les advis du ſage Thales : & en y allant j’eus le bonheur de rencontrer deux des Vaiſſeaux que l’avois perdus. Mais en eſchange, j’eus le malheur bien toſt apres, d’apprendre que le Prince de Phocée eſtoit revenu à Milet, auſſi toſt que Thimocrate en avoit eſté party, pour aller rendre conte aux Amphictions de ce qui s’y eſtoit paſſé : que ce Prince avoit deſtruit tout ce que Thimocrate y avoit avancé en ma faveur qu’il avoit raffermy l’authorité d’Alexideſme : & puny preſques tous ceux qui avoient voulu ſe ſous-lever, ou qui avoient ſimplement teſmoigné quelque zele pour mon Party. Si bien que deſesperé de ma mauvaiſe fortune, je fus contraint de me retirer : & d’aller errant ſur toutes nos Mers, ſans sçavoir preciſément ce que je voulois faire. J’envoyay pourtant encore une fois ſecretement à Gnide, m’informer de ce qu’Euphranor auroit dit à ſon retour, de mon départ bizarre & inopinée : car comme il y avoit pluſieurs Dames avec Alcionide lors que je l’avois quittée avec tant de precipitation, je m’imaginois bien que la choſe ſeroit sçeue. Et en effet j’appris qu’Euphranor avoit eſté fort en peine d’en deviner la cauſe : & que les choſes n’eſtoient pas en eſtat que je puſſe retourner à Gnide. Joint que n’ayant preſques plus d’eſperance de voir jamais changer de face à ma miſerable fortune, je ne jugeois pas que je puſſe rien gagner, ny ſur l’eſprit d’Alcionide, ny ſur celuy de ſon Pere. j’eſtois meſme ſi abandonné à ma douleur, que paſſant devant Leſbos je n’y voulus pas aborder : me contentant d’envoyer ſimplement demander des nouvelles de la ſanté du Prince Tiſandre, que je sçeus qui ſe portoit bien : & de luy eſcrire une Lettre, que mes gens laiſſerent aux premiers Mariniers qu’ils trouverent ſur je Port, n’ayant pas voulu qu’ils parlaſſent à luy, de peur qu’il ne me vinſt voir. Je luy diſois en general dans cette Lettre, ſans luy nommer Alcionide, que je luy demandois pardon, d’avoir autrefois condamné la paſſion qui le poſſedoit : & que je luy aprenois que j’en eſtois preſentement incomparablement plus tourmenté que luy. Apres cela je paſſay outre, juſques bien avant dans l’Heleſpont : en ſuitte je revins, & je fus à Delphes, avec intention d’y conſulter l’Oracle : mais quand j’y fus arrivé, je ne pûs jamais m’y reſoudre : tant j’avois de crainte de trouver ce que je ne cherchois pas. Cependant j’y tombay malade : & avec tant de violence, que je ne pûs eſtre en eſtat de partir de là de plus de quatre mois. Mais enfin quand il pleut aux Dieux je gueris : je dis quand il pleut aux Dieux, parce qu’il eſt certain que je ceſſay d’eſtre malade, ſans leur avoir demandé la ſanté : trouvant trop peu de bien en la vie, pour regarder la mort comme un mal. Auſſi toſt apres je me rembarquay : & voulant du moins paſſer aupres de Gnide, ſi je n’y abordois pas, je pris cette route là. Le vent me fut pourtant ſi contraire, que je fus forcé de laiſſer Chio à la main droite, au lieu que j’avois eu deſſein de paſſer entre cette Iſle & l’Iſthme de Gnide : & emporté parles vents, je fus contraint de paſſer outre : & de croiſer malgré moy quatre Vaiſſeaux qui ſe trouverent ſur ma route. Comme tout le monde m’eſtoit devenu Ennemy, & que j’eſtois acouſtumé à faire mettre du moins le Pavillon bas, à tous ceux que je rencontrois : je voulus faire la meſme choſe à ceux cy, qui ne le voulurent pas. Je regarday la Baniere de ces Vaiſſeaux ; mais je ne la connus point : & je m’imaginay meſme que c’eſtoit peut-eſtre le Prince de Phocée qui ſe déguiſoit. Apres qu’ils eurent donc refuſé d’abaiſſer leur Pavillon, le les attaquay : & tournant d’abord la Proüe vers le plus grand des quatre, je luy donnay la chaſſe durant plus d’une heure. Comme il ne vouloit point combatre ? il voulut ſe ſervir de la force des voiles : mais comme les Vaiſſeaux que j’avois, eſtoient encore plus legers que luy, quoy que celuy que je montois fuſt fort grand, je le joignis ; je l’acrochay ; je le combatis : & ſi ardemment, qu’en une demie heure je m’en rendis Maiſtre. Ce qui m’eſlevoit d’autant plus le cœur, eſtoit que j’avois veû que les trois autres Vaiſſeaux qui eſtoient à moy, avoient bruſlé un de ceux des Ennemis ; coulé l’autre à fonds ; & pris le dernier : de ſorte que je voyois ma victoire entiere & certaine, malgré la reſistance de ceux que je combatois, Tout ce qui eſtoit donc dans le Navire que j’avois attaqué s’eſtant rendu, j’y entray l’Eſpée à la main, ne m’eſtant point demeuré d’autres armes : car j’avois non ſeulement lancé pluſieurs Javelines, mais meſme celle qui portoit le nom d’Alcionide, que j’avois touſjours gardée, de puis le jour que cette belle Perſonne eſtoit venuë dans mon Vaiſſeau. J’y entray donc, apres avoir deffendu à mes Soldats de faire aucun deſordre : mais à peine fus-je ſur le Tillac, qu’allant à la Chambre de Poupe, où j’entendis des voix de femmes, je vy ſur un lict l’admirable Alcionide, avec une pas leur mortelle ſur le viſage, le bras gauche eſtendu, deſcouvert, & tout ſanglant parce qu’une Javeline le traverſoit de part en part : & je vis auſſi dix ou douze femmes qui pleuroient aupres d’elle, ſans oſer ſeulement entre prendre de tirer cette funeſte Javeline de ſa bleſſure. Je vous laiſſe à juger, Seigneur, ce que cét objet fit en mon ame : je m’aprochay encore davantage, criant de toute ma force, que celuy qui avoit lancé cette fatale Javeline mourroit, ſi je le pouvois connoiſtre. Je me mis à genoux aupres de ſon lit ; je commanday qu’on fiſt venir mes Chirurgiens ; & je pris le bras de cette belle eſvanouïe : pendant que toutes ſes femmes me reconnoiſſant, pouſſerent des cris d’eſtonnement, parmi ceux de douleur qu’elles jettoient. Je pris, dis-je, le bras d’Alcionide, afin de voir ſi je ne pourrois point la ſoulager : mais ô Dieux ! à peine l’eus je pris, que je reconnus cette fatale Javeline, pour eſtre celle qui portoit ſon illuſtre Nom, & que j’avois lancée la premiere, en accrochant ce Vaiſſeau. Jugez donc, Seigneur, de mon deſespoir, lors que je connus avec certitude, que c’eſtoit de ma main qu’Alcionide eſtoit bleſſée : il fut ſi grand, que ſans sçavoir ce que je faiſois, je laiſſay tomber le bras de cette belle Perſonne ſi rudement, que ſon propre poids fit preſque entierement ſortir cette Javeline qui le traverſoit. La douleur qu’elle en ſentit, la fit revenir à elle, & luy fit entr’ouvrir les yeux, juſtement comme les Chirurgiens arriverent : pour moy ſans pouvoir parler, je leur fis ſigne qu’ils la ſecourussent : & cherchant mon Eſpée afin de m’en percer le cœur, je vy que Leoſthene la tenoit : & je m’aperçeus que je l’avois laiſſé tomber, lors que j’avois veû Alcionide en cét eſtat. Je voulus la luy arracher des mains, mais il ne me la voulut jamais rendre : & il me dit que je ferois mieux de ſecourir Alcionide, que de me deſesperer. Je me reprochay donc de ſon lict : & voyant que depuis que les Chirurgiens avoient achevé de luy tirer cette funeſte Javeline, elle eſtoit entierement revenuë à ſoy, je me mis à genoux aupres d’elle : & la regardant ſans pouvoir pleurer, tant ma douleur eſtoit forte (car ce ſont les mediocres douleurs qui s’expriment par des larmes) au nom des Dieux Madame, luy dis je, or donnez moy le ſuplice dont vous voulez que je chaſtie la ſacrilege main qui vous a bleſſée : & ne croyez pas ſi je reſpire encore, que ce ſoit pour vivre longtemps. Non, Madame ? je veux ſeule ment vous voir en eſtat de guerir, afin que vous me puiſſiez voir perdre la vie : pour expier du moins eu quelque façon, l’horrible faute que j’ay commiſe : puis qu’à parler raiſonnablement, je ne sçaurois eſtre innocent, apres avoir reſpandu un auſſi beau ſang que le voſtre. Alcionide eſtoit ſi ſurprise de me voir, & de m’entendre parler de cette ſorte, que quand elle n’euſt pas eſté auſſi foible qu’elle eſtoit, elle n’euſt pû faire un long diſcours : c’eſt pourquoy ne reſpondant pas à tout ce que je luy diſois ; ſi je meurs, me dit elle, je vous pardonne de bon cœur : & je prie meſme le Prince Tiſandre, s’il eſt encore vivant, de vous pardonner auſſi bien que moy. Le Prince Tiſandre Madame ! dis-je tout ſurpris, eh bons Dieux eſt il icy ? comme elle vouloir me reſpondre, les Chirurgiens l’en empeſcherent : & me dirent que je la ferois mourir, ſi je luy parlois davantage. De ſorte que me retirant avec precipitation, & la laiſſant avec ſes femmes, je pris ſeulement ſa Parente par la main, que je menay à la porte de la Chambre, pour luy demander ce qu’Alcionide m’avoit voulu dire. Mais en meſme temps quelques uns de mes Soldats m’amenerent en effet le Prince Tiſandre, qu’ils avoient pris d’abord, & mené dans mon Vaiſſeau : où ayant sçeu que c’eſtoit moy qui l’avois combatu ſans le connoiſtre, il avoit demandé à me parler. Comme il avoit apris en entrant dans ſon Navire qu’Alcionide eſtoit bleſſée, il eſtoit dans un deſespoir qui n’eſtoit gueres different du mien : Cruel Amy, me dit il en m’abordant, qu’elle avanture eſt la noſtre ? Laiſſez moy dire pluſtost, luy reſpondis-je, quelle avanture eſt la mienne ! Ha s’écria t’il, vous n’eſtes pas ſi à pleindre que moy : car enfin les ſentimens de l’amitié, ne ſont pas ſi tendres que ceux de l’amour. Vous m’aimez ſans doute, & vous devez eſtre affligé de m’avoir combatu : & d’eſtre peut-eſtre cauſe de la mort d’une Perſonne que j’adore, & que je viens d’eſpouser. Mais……… Vous venez, dis-je en l’interrompant, d’eſpouser cette belle Perſonne ? Ouy cruel Amy, me reſpondit il, & jugez apres cela de la douleur de mon ame : mais de grace ſouffrez au moins que je voye encore une fois, cette belle & malheureuſe Perſonne. En diſant cela, il fut dans la Chambre où elle eſtoit, & j’y rentray aveques luy : mais il n’y fut pas ſi toſt, que luy prenant la main ; la luy baiſant ; & la moüillant de ſes larmes, il luy donna cent marques de douleur & d’amour que je n’oſois pas luy rendre. En cét eſtat ſes yeux rencontrerent les miens : & elle y vit ſans doute ſi parfaitement une partie de la douleur que je ſouffrois ; qu’elle deſtourna les ſiens en rougiſſant. Tiſandre l’ayant remarqué, & craignant de luy nuire encore, s’éloigna d’elle : n’imaginant point d’autre cauſe au changement de ſon viſage, que celle du mal qu’elle ſouffroit. Nous demandaſmes aux Chirurgiens ce qu’ils en penſoient : mais ils nous dirent qu’ils n’en pouvoient parler preciſément juſques au ſecond appareil : n’ayant pas bien pû connoiſtre ſi les nerfs n’eſtoient point offencez, & s’il n’y auoit point de vaines coupées. Cependant j’apris en peu de mots, que Tiſandre s’eſtant guery de la paſſion qu’il avoit euë pour la belle & sçavante Sapho, avoit conſenty au mariage que le Prince ſon Pere avoit fait de luy & d’Alcionide ſans la connoiſtre : mais qu’il ne l’avoit pas plus toit veüe, qu’il avoit eû plus d’amour pour elle, qu’il n’en avoit jamais eû pour ſa premiere Maiſtresse. Je compris en ſuite qu’il n’avoit pû reconnoiſtre mon Vaiſſeau, parce qu’il avoit eſté raccommodé à Gnide : & que depuis que j’en eſtois party, le Pavillon & les Banderolles que Leoſthene avoit fait faire pour y reçevoir Alcionide y eſtoient demeurées ; qui n’eſtoient pas celles que Tiſandre pouvoit connoiſtre. Je ne pouvois pas non plus avoir connu ſon Navire : parce qu’a cauſe de ſon Mariage, ſes Banderolles eſtoient auſſi toutes couvertes de Deviſes galantes & de Chiffres, au lieu des autres marques qu’il avoit accouſtumé d’avoir. Comme ce Prince eſt veritablement genereux, voyant que je ne parlois point, il me demanda pardon s’il m’avoit dit quelque choſe de faſcheux, dans les premiers tranſports de ſa douleur : mais j’avois l’eſprit ſi peu à moy, que je ne sçavois ce que je luy reſpondois. Je sçay pourtant bien que pour ne parler point d’Alcionide, dont je n’euſſe pû parler ſans luy aprendre malgré moy ce qu’il ne sçavoit point : je commanday que l’on remiſt en liberté tous les gens du prince Tiſandre, & qu’on les traitaſt comme les miens. Cependant quoy que la veuë de ce Prince me fuſt devenuë inſuportable, depuis que je sçavois qu’il eſtoit Mary d’Alcionide : touteſfois je ne pouvois me reſoudre à ſortir de ſon Vaiſſeau, parce que c’eſtoit m’eſloigner d’elle. Neantmoins n’eſtant pas en liberté de me pouvoir pleindre en ſa preſence, je repaſſay dans le mien, ſur le pretexte d’y aller donner quelques ordres : & je fus dans ma Chambre, l’eſprit ſi accablé de douleur, que je fus tenté cent & cent fois de me jetter dans la Mer, pour finir toutes mes infortunes. Mais je ne sçay quelle chaiſne ſecrette qui m’attachoit à Alcionide me retint, & m’empeſcha de mourir.

Comme je fus ſeul avec Leoſthene, en eſtat de pouvoir faire reflexion ſur une ſi eſtrange avanture : apres avoir fait cent imprecations contre moy meſme, ayant l’eſprit un peu plus tranquille, advoüez Leoſthene, luy dis-je, que je ſuis nay ſous une conſtellation bien bizarre, & bien maligne : car ſi vous regardez l’eſtat preſent de ma fortune, vous y trouverez aſſez de malheurs pour faire cinq ou ſix infortunez au lieu d’un. En effet, quand je n’aurois point d’autre deſplaisir que celuy d’avoir combatu mon Amy, & bleſſé une Perſonne qu’il aime, je ſerois digne de compaſſion : quand auſſi je n’aurois point d’autre douleur que celle de voir que mon Amy eſt mon Rival, je ſerois encore extrémement à pleindre : quand je n’aurois non plus que celle de voir une Maiſtresse en la poſſession d’un autre, je ſerois tres digne de pitié : & quand je n’aurois enfin autre affliction que celle d’avoir bleſſé de ma propre main, & peut-eſtre bleſſé mortellement, la ſeule Perſonne pour qui je veux vivre ; je n’aurois pas aſſez de larmes, pour pleindre mes infortunes. Mais ayant en un meſme jour combatu mon Amy ; bleſſé un Perſonne qu’il aime ; connu qu’il eſt mon Rival ; apris que ma Maiſtresse eſt mariée ; & ne pouvoir douter que ce ne ſoit de ma main qu’elle ait eu le bras percé d’une Javeline qui la met en danger de mourir : ha Leoſthene, c’eſt eſtre ſi chargé, ou pluſtost ſi accablé de malheurs, qu’il y a de la laſcheté à vivre, comme de l’impoſſibilité. Car enfin que puis-je faire ? il ne m’eſt pas meſme permis de haïr mon Rival, puis qu’il eſt mon Amy & mon bien-faicteur : il ne me le ſera jamais, d’oſer parler de ma paſſion, à la Perſonne qui la cauſe : l’eſperance ne peut plus avoir de place en mon ame : mon amour meſme ne sçauroit plus eſtre innocente : je n’oſerois d’oreſnavant me pleindre qu’en ſecret : je n’ay point lieu d’accuſer Tiſandre : je n’ay pas la force de luy advoüer ma paſſion : joint que je la luy advoüerois inutilement, puis qu’il eſt Mary d’Alcionide : En un mot je ſuis au plus deplorable eſtat, où jamais un Amant puiſſe eſtre. Mais helas, reprenois-je tout d’un coup, que dis-je, & que fais-je ? je parle comme ſi Alcionide n’eſtoit point bleſſée ; & bleſſée de ma propre main ; & peut-eſtre en danger de mourir, comme je l’ay déja dit. Ha cruel, pourſuivois-je, pourras tu ſouffrir que cette main ſacrilege, ſoit jamais occupée à autre choſe, qu’a t’enfoncer un Poignard dans le cœur ? Mais, me diſoit Leoſthene, vous n’eſtes point coupable : & le hazard tout ſeul, a fait la bleſſure d’Alcionide. Apres cela, je fus quelque temps ſans parler ; ayant l’eſprit remply de tant de penſées differentes, que je n’eſtois pas Maiſtre de moy meſme. Si elle meurt, diſois-je, il la faut ſuivre au Tombeau : & ſi elle eſchape, adjouſtois-je, il faut encore mourir, car elle n’échapera que pour Tiſandre. Tiſandre, reprenois je, qui eſt déja ſon Mary, & qui le ſera touſjours : Tiſandre qui peut-eſtre un jour ne l’aimera plus, comme il n’aime plus la belle Sapho : Tiſandre à qui j’ay de l’obligation : Tiſandre que je n’oſerois haïr, & que je ne puis plus aimer : Tiſandre enfin, pourſuivois-je, qui détruit toutes mes eſperances, & qui me va rendre le plus mal heureux Prince de la Terre. C’eſt une grande douleur, adjouſtois-je, que de voir une perſonne que l’on aime cherement en danger de mourir : Mais la voir en cét eſtat de ſa propre main, eſt une douleur qui ſurpasse toutes les douleurs, & qui ne doit point trouver de remede qu’en la mort. Apres cela, je fus quelque temps ſans parler : puis m’imaginant tout d’un coup, que peut-eſtre ſeroit il empiré à Alcionide : l’impatience me prit, & je ne pûs plus durer dans mon Vaiſſeau. Ce n’eſt pas que la veuë de Tiſandre ne me contraigniſt eſtrangement, & ne m’affligeaſt beaucoup : m’eſtant impoſſible de le regarder comme mon Amy, & ne pouvant m’empeſcher de le regarder ſeulement comme le Mary d’Alcionide, & comme le deſtructeur de tous mes plaiſirs. Mais apres tout, ne pouvant voir Alcionide ſans voir Tiſandre, je me reſolus à ſouffrir une douleur ſi ſensible, pour jouïr d’une conſolation qui m’eſtoit ſi neceſſaire. Je repaſſay donc dans l’autre Vaiſſeau : & comme Alcionide dormoit, je fus contraint de voir Tiſandre ſans la voir. La triſtesse qu’il remarqua dans mes yeux le touchant, parce qu’il la croyoit cauſée ſeulement, pour l’amour de luy : il eut la generoſité de me dire, qu’il ne m’accuſoit point de l’accident qui luy eſtoit arrivé : qu’il en eſtoit ſeul coupable ; puis qu’il luy eſtoit plus aiſé de s’imaginer que c’eſtoit moy qu’il avoit rencontré, qu’il ne me l’eſtoit de croire que ce fuſt luy que j’avois trouvé. Qu’il regardoit donc ce malheur, comme une choſe où je n’avois point de part (car il n’avoit pas veû la Javeline où le Nom d’Alcionide eſtoit gravé) & qu’en fin il voyoit bien, que les Dieux ſeuls avoient voulu que la choſe arrivaſt ainſi. Cependant, me diſoit-il, je ne puis me conformer à leur volonté : & ſi Alcionide meurt, je mourray indubitablement. Si vous sçaviez, adjouſtoit il, quel eſt ſon eſprit ; ſa bonté ; & ſa vertu ; vous excuſeriez ma foibleſſe : car enfin (pourſuivoit il, ſans que je puſſe avoir la force d’ouvrir la bouche pour l’interrompre) lors que je l’ay eſpousée, elle ne me connoiſſoit preſques point : & je ſuis aſſuré qu’elle ne pouvoit avoir pour moy que quel que legere eſtime. J’ay meſme sçeu qu’elle s’eſtoit oppoſée à noſtre Mariage, parce qu’elle diſoit ne ſe vouloir point marier ; cependant de puis ſix ſemaines qu’il y a que j’eſtois à Gnide, elle a veſcu avec la meſme complaiſance que ſi elle m’avoit choiſi : & que ce n’euſt pas eſté par une ſimple obeïſſance qu’elle m’euſt eſpousé. pour moy, dés que je la vy, j’en fus amoureux juſques à perdre la raiſon : ainſi mon cher Thraſibule, excuſez s’il vous plaiſt mes tranſports dans l’excés de ma douleur : & ne prenez pas garde, je vous en conjure, à tout ce que j’ay dit, & à tout ce qu’elle me fera peut-eſtre dire. Je sçay bien que ce n’eſt pas l’ordinaire, qu’un Amant qui poſſede, aime avec tant de violence, auſſi puis-je preſques dire que je ne poſſede pas encore Alcionide : puis que je n’ay pas eu loiſir de gagner abſolument ſon cœur, par cent mille marques d’amour. Je ſuis veritablement poſſesseur de ſa beauté : mais je ne le ſuis pas encore de ſon eſprit, au point que je le veux eſtre. Ainſi tout Mary que je ſuis de l’incomparable Alcionide, mon amour a encore des deſirs & de l’in quietude : & par conſequent de la violence & du deſreglement. Vous voyez, mon cher Traſibule, que je vous deſcouvre le fond de mon cœur, comme à l’homme du monde que j’aime le plus : & : pour lequel je ne puis jamais avoir rien de cache. J’advoüe que tant que Tiſandre parla, je ſouffris tout ce qu’on peut ſouffrir : il y eut pourtant un endroit dans ſon diſcours, qui me donna un inſtant de joye, & un moment apres, un grand redoublement de douleur : car je m’imaginay peut-eſtre avois-je eu quelque part à la reſistance qu’Alcionide avoit faite à ſon Mariage. Mais helas s’il eſt ainſi (diſois-je en moy meſme, durant que Tiſandre parloit) que te ſuis mal heureux, & que ce diſcours me couſtera de larmes ! Comme ce Prince eſtoit ſensiblement affligé, il ne ſongeoit pas ſi je luy reſpondois ou non : de ſorte qu’apres luy avoir dit trois ou quatre paroles aſſez mal rangées, nous fuſmes sçavoir ſi Alcionide eſtoit eſveillée, & nous sçeuſmes qu’elle l’eſtoit : mais elle fut ſi mal tout ce ſoir là, & toute la nuit, que nous creuſmes qu’elle mouroit. Imaginez vous donc en quel eſtat nous eſtions Tiſandre & moy : & principale ment en quel eſtat j’eſtois, de ſouffrir cent fois plus que ne pouvoit ſouffrir Tiſandre : & d’eſtre pourtant contraint de cacher une partie des mes ſentimens.

Mais enfin le lendemain au matin eſtant venu, & les Chirurgiens ayant levé le premier apareil de la bleſſure d’Alcionide ; ils nous dirent que l’inquietude qu’elle avoit euë la nuit, avoit eſté cauſée par la douleur que luy avoit fait un petit morceau du bois de la Javeline, qui luy eſtoit demeure dans le bras : mais qu’apres avoir ſondé de nouveau ſa playe, ils nous aſſuroient que ſi un peu de fiévre que la douleur luy avoit donnée n’augmentoit pas, ils nous reſpondoient de ſa vie. Je vous laiſſe à penſer quelle conſolation cette bonne nouvelle me donna ; & combien de joye en eut Tiſandre. Neantmoins ils nous dirent qu’il ne luy faloit point parler de tout le jour : & qu’abſolument il faloit la laiſſer en repos, juſques à ce qu’elle n’euſt plus de fiévre. Tiſandre voulut pourtant la voir un moment, quoy que pour l’en empeſcher je luy diſſe que plus les perſonnes eſtoient cheres, moins il les faloit voir en cét eſtat là : il y entra donc malgré moy, & ne m’y voulut point laiſſer entrer. Bien eſt il vray qu’il n’y tarda pas, & qu’il revint un moment apres : mais avec tant de marques de joye dans les yeux : que j’eus beau coup de confuſion dans mon cœur de ne la pouvoir tout à fait partager aveques luy. Graces aux Diex, me dit il, je l’ay trouvée en aſſez bon eſtat : & ſon viſage eſt tellement remis depuis hier, que vous ne la reconnoiſtrez pas quand vous la verrez tant il luy eſt viſiblement amendé. Je ne pouvois pas que je n’euſſe de la joye, de sçavoir qu’Alcionide eſtoit mieux : Mais je ne pouvois pas non plus que je n’euſſe de la douleur) quand je penſois qu’elle ne reſſuscitoit que pour Tiſandre, & qu’elle ſeroit toujours morte pour Thraſibule. Vous eſtes ſi fort accouſtumé à la melancolie, me dit Tiſandre, que la joye, à mon advis, ne fait gueres d’impreſſion, en voſtre cœur : Vous avez raiſon, luy dis-je, ce n’eſt pas que l’amendement d’Alcionide ne me donne plus de ſatisfaction, que vous ne pouvez vous l’imaginer : mais c’eſt que la longue habitude que j’ay contractée avec la douleur, fait que je ne puis paſſer d’un ſentiment à l’autre en un moment : ny ſentir de la joye avec excés, apres avoir ſenty une affliction exceſſive. Mais, me dit il) mon cher Vainqueur, qu’elle route tenons nous ? Je n’en sçay rien y luy dis-je, & la victoire que j’ay remportée m’a couſté ſi cher, que vous me ferez plaiſir de ne me dire jamais rien qui m’en race ſouvenir. En effet, Seigneur, Tiſandre avoit eſté ſi deſesperé, & je l’eſtois de telle ſorte, que ny luy ny moy n’avions point donne d’ordre pour cela, & nous allions comme il plaiſoit à Leoſthene ; qui profitant de nos malheurs, entretenoit la Parente d’Alcionide : de ſorte que ſuivant noſtre couſtume, il avoit commandé au Pilote ; pour jouïr plus long temps de la veuë de la Perſonne qu’il aimoit, d’errer ſeulement ſur la Mer, ſans tenir de route aſſurée ; ſi bien que nous nous eſloignions pluſtost de Leſbos, que nous ne nous en aprochions. J’avouë que je me trouvay fort embarraſſé, à reſpondre à ce que Tiſandre me dit : neantmoins faiſant un grand effort ſur mon eſprit, je luy dis qu’il faloit aller à Mytilene, & en effet on en prit la route : mais ſi lentement, parce que je l’ordonnay ainſi en ſecret, afin de voir un peu plus long temps l’admirable Alcionide : que j’eus le loiſir d’eſprouver tout ce que l’amour a de plus rigoureux. J’avois pourtant la joye d’apprendre de moment en moment, que ſa fiévre diminuoit : mais de moment en moment, j’avois auſſi le deſplaisir de remarquer la ſatisfaction qu’en avoit : Tiſandre, que je ne pouvois endurer. Je connoiſſois bien que j’avois un ſentiment fort injuſte : mais je n’y pouvois que faire : & quand je ſongeois à ſon bonheur, je n’eſtois pas Maiſtre de mon eſprit. Comme il en remarqua aiſément le trouble, il eut la generoſité de me demander s’il m’eſtoit arrivé quelque nouveau malheur ? & je luy reſpondis avec tant de deſordre, que j’augmentay ſans doute pluſtost ſa curioſité, que je ne la diminuay. Un inſtant apres on nous vint dire qu’Alcionide n’avoit plus de fiévre : mais que pourtant il ne faloit point la voir que le lendemain. Voila donc Tiſandre abſolument dans la joye : pour moy j’en avois auſſi beaucoup : neantmoins je ne pus jamais la gouſter toute pure : de ſorte que mou Amy s’eſtonnant touſjours davantage de me voir auſſi inquiet qu’il me voyoit, luy qui m’avoit veû touſjours l’eſprit aſſez tranquile, meſme apres avoir perdu mes Eſtats : ſe mit à me faire cent queſtions differentes ; à une deſquelles, ſans y penſer, reſpondant à ce qu’il me demandoit, je luy dis que ce qu’il vouloit sçavoir de moy, m’eſtoit advenu auſſi toſt apres mon départ de Gnide. De Gnide ! reprit il au meſme inſtant ; & y avez vous quelquefois abordé ? Ouy (luy dis je tout ſurpris, & ne pouvant plus le nier) la tempeſte m’y jetta un jour, & j’y fis racommoder mon Vaiſſeau. Tiſandre rougit à ce diſcours : & me regardant attentivement, vous y viſtes donc Alcionide, me dit il ; il eſt vray, luy repliquay-je, & c’eſt une des raiſons qui a fait que l’ay encore eſté plus affligé, quand j’ay veû qu’elle eſtoit bleſſée. Mais pourquoy ne me l’avez vous point dit d’abord ? repliqua t’il ; je n’en sçay ri ?, luy reſpondis-je, ſi ce n’eſt que cét accident m’a ſi fort trouble, que je ne sçavois pas trop bien ce que je faiſois. Et puis, adjouſtay-je, je ne ſus connu en ce lieu là que pour un Pirate : & je n’y paſſay pas pour ce que je ſuis. Comme je me contraignois extrémement, Tiſandre ne put tirer une forte conjecture do ma reſponse : de ſorte que ne me diſant plus rien, le reſte du ſoir ſe paſſa de cet te façon. Je ne pus meſme aller cette nuit là dans mon Vaiſſeau, parce que le vents s’eſtant levé aſſez violent, on n’oſoit aprocher les deux Navirez de peur de choquer, ny mettre l’Eſquif en mer : ſi bien que nous couchaſmes en meſme Chambre Tiſandre & moy. Comme l’amendement d’Alcionide luy avoit mis l’eſprit en repos, il s’endormit aiſément : mais malgré que j’en euſſe, mes ſouspirs & mes inquietudes le réveillerent, & l’empeſcherent de dormir le reſte de la nuit, ſans que je vouluſſe luy en aprendre la veritable cauſe, quoy qu’il me la demandaſt plus d’une fois. Le lendemain au matin Alcionide eſtant touſjours aſſez bien, nous vouluſmes aller dans ſa Chambre : mais en y allant, nous rencontraſmes les Chirurgiens, qui pour s’eſclaircir s’ils avoient bien oſté tout le bois de la Javeline froiſſée qui pouvoit eſtre dans la bleſſure d’Alcionide, la regardoient de tous les coſtez. De ſorte que Tiſandre s’y eſtant arreſté, & la regardant comme les autres, aperçeut le Nom d’Alcionide qui eſtoit peint & gravé deſſus. Je voulus la luy oſter des mains, feignant de la vouloir auſſi voir par curioſité : mais il avoit deſja veû ce que je craignois qu’il ne viſt : ſi bien que rougiſſant extrémement, cette Javeline eſt ſi remarquable, dit il, que je ne doute pas que vous ne connoiſſiez celuy à qui elle eſt. Comme elle fut faite à Gnide, repliquay-je, par une ſimple galanterie, je sçay en effet quelle eſt la main qui s’en eſt ſervie en cette malheureuſe occaſion : mais puis que le mal qu’elle a fait ſera bien toſt reparé, il en faut perdre la memoire. Apres cela nous entraſmes dans la Chambre d’Alcionide ; qui avoit deſja sçeu par ſa Parente, qui l’avoit apris de Leoſthene, que j’eſtois Prince de Milet, & Amy de Tiſandre : mais comme elle ne sçavoit pas ſi je dirois à ſon Mary que j’avois eſté à Gnide, ou ſi je ne le dirois point, elle ſe trouvoit un peu embarraſſée, à ce que dit depuis ſa Parente à Leoſthene. Neantmoins trouvant plus ſeur de n’en faire pas un ſecret, nous ne fuſmes pas pluſtost aupres d’elle, que prevenant Tiſandre qui luy vouloit parler, elle le pria de m’obliger à luy pardonner toutes les incivilitez qu’elle m’avoit faites à Gnide, lors que j’y avois abordé comme n’eſtant qu’un Pirate. En me faiſant ce compliment elle rougit de telle ſorte, & j’en demeuray ſi interdit, que quand Tiſandre n’euſt pas eſté amoureux d’Alcionide comme il l’eſtoit, il auroit touſjours connu que je l’eſtois, par le deſordre de mon ame, qui ſe fit voir dans mes yeux : & il ſe ſeroit auſſi aperçeu qu’elle ne l’ignoroit pas. Cet te converſation ſe paſſa toute en diſcours qui n’avoient point de ſuitte : elle finiſſoit à tous les moments : & il ſe faiſoit entre nous un certain ſilence embarraſſant, que perſonne n’oſoit rompre. Alcionide deſtournoit autant ſes regards que je les cherchois : & Tiſandre nous obſervant tous deux, deſcouvroit malgré moy dans mon cœur, le ſecret que j’y voulois enfermer.

Mais enfin quand nous euſmes eſté une heure aupres d’Alcionide, Tiſandre impatient de s’eſclaircir de ſes ſoubçons, me dit avec les termes les plus civils qu’ils pût choiſir, qu’il la faloit encore laiſſer ce jour là en repos : & il m’obligea de ſortir avecques luy, & de m’en aller dans ſa Chambre. Je n’y fus pas plus toſt, que voyant qu’il n’y avoit perſonne : me promettes vous pas, me dit il, mon cher Thraſibule, de me dire une verité que je veux sçavoir de vous ? Comme je tarday un moment à luy reſpondre, & qu’il connut bien que je le voulois faire en biaiſant : ne cherchez point, me dit il encore, à me déguiſer cette verité : car peut-eſtre n’ay-je pas beſoin de voſtre ſecours pour l’aprendre. Si cela eſt, luy dis-je, pourquoy voulez vous sçavoir de moy ce que vous sçavez deſja ? C’eſt parce, me repliqua t’il, que je ne sçay pas encore avec une certitude infaillible, ſi je ſuis aſſez malheureux pour eſtre la cauſe de cette profonde melancolie que je voy dans voſtre eſprit. Parlez donc mon cher Thrabule : la conformité de voſtre humeur à la mienne n’a t’elle point fait que nous ayons aimé une meſme Perſonne ; & ne ſuis-je point aſſez malheureux, pour vous avoir oſté Alcionide ! Je confeſſe que quelque reſolution que j’euſſe priſe, de n’advoüer jamais la cauſe de ma paſſion à Tiſandre, il me fut impoſſible de la luy pouvoir déguiſer. Je fus ſi eſmeu du diſcours de ce Prince, & mes yeux en furent ſi troublez : que mon viſage deſcouvrit de telle ſorte les ſentimens de mon cœur ; que n’en pouvant plus douter, il s’écria, avec une generoſité extréme, & une douleur tres ſensible : Quoy mon cher Thraſibule, ma felicité fait voſtre infortune ! & parce que j’ay aimé ce que vous aimiez, & que vous aimez encore ce que l’aime, nous ſerons peut-eſtre tous deux malheureux le reſte de noſtre vie. Il ne ſeroit pas juſte (luy dis-je en ſoupirant, & ayant le cœur attendry du diſcours obligeant qu’il venoit de faire) c’eſt pourquoy ne me de mandez rien davantage. Croyez, ſi vous pouvez, que l’ambition fait tout le ſuplice de mon ame : imaginez vous pour eſtre heureux, que je ſuis encore cet inſensible Thraſibule, qui condamnoit l’amour que vous aviez pour la belle Sapho : & joüiſſez enfin en repos, de la felicité que vous cauſe la poſſession de la devine Alcionide. J’advoüe (pourſuivis-je, emporté par l’excés de ma douleur) que quelque amitié que je vous aye promiſe, je ne puis plus prendre de part à voſtre ſatisfaction : & tout ce que la raiſon & le ſouvenir de cette amitié peuvent faire, eſt de m’obliger à ne la troubler pas. Je vous en demande pardon genereux Tiſandre : mais ſouvenez vous pour m’excuſer, que j’ay aimé Alcionide, devant que vous l’ayez aimée : & qu’il n eſt pas en mon pouvoir de ne l’aimer point le reſte de ma vie peut-eſtre encore plus que vous : Car enfin comme elle eſt ma premiere paſſion, elle ſera dans doute la derniere. Au reſte que cét adueu ne vous irrite pas : puis que l’amour que j’ay eu pour elle, & que j’ay encore, eſt ſi innocente & ſi pure, qu’elle n’offence ny ſa vertu ; ny noſtre amitié ; ny les Dieux. Elle eſt pourtant ſi violente, que je ne puis plus ſouffrir ny ſa veuë, ny la voſtre ; ny meſme la vie, adjouſtay-je : tant il eſt vray que je m’eſtime malheureux, de ne pouvoir plus eſperer d’eſtre aimé d’Alcionide. Si voſtre paſſion eſt auſſi pure que vous le dittes, & que je la croy, me reſpondit il, je vous promets de vous donner une ſi grande part en l’amitie d’Alcionide, que ſi vous n’en eſtez heureux, vous en ſerez du moins ſoulagé. Car outre qu’il eſt impoſſible que vous ayant connu, elle ne vous ait pas eſtimé : je puis encore eſperer qu’elle vous aimera pour l’amour de moy. Ainſi mon cher Thraſibule, puis que vous ne pouvez eſtre abſolument heureux, ne vous rendez pas du moins abſolument miſerable : & ne troublez pas mon bonheur par voſtre infortune. J’advoüe encore une fois, luy dis-je, que la flame que les beaux yeux d’Alcionide ont allumée dans mon ame, eſt plus pure que les rayons du Soleil : mais, trop genereux Tiſandre, malgré cette pureté, vous sçavez bien, ſi vous sçavez aimer que quand on ne ſongeroit jamais à la poſſession de la beauté de la Perſonne aimée ; on voudroit du moins avoir abſolument la poſſession toute entiere de ſon cœur & de ſon eſprit. De ſorte que ne pouvant plus deſirer un ſi grand bien ſans vous faire outrage ; & ne pouvant meſme plus le deſirer avec eſperance, il ne me reſte rien à faire qu’à mourir, & qu’à vous laiſſer vivre heureux. Je ne le sçaurois eſtre ſi vous ne l’eſtes point, me repliqua t’il ; Nous ſerons donc tous deux infortunez, luy dis-je. Le temps, adjouſta Tiſandre, vous ſoulagera peut-eſtre malgré vous ; comme ſes remedes ſont ordinairement fort lents, luy dis-je, je ne penſe pas que je puiſſe en attendre l’effet : & la Mort viendra bien plus toſt à mon ſecours que le Temps. Cependant, adjouſtay-je, faites moy la grace de croire, que ſi vous ne m’euſſiez forcé à vous deſcouvrir mon mal, vous ne l’auriez jamais sçeu : je devois cela à noſtre amitié : mais puis que vous avez veû malgré moy ce que je vous voulois cacher, il eſt juſte de vous delivrer promptement de la faſcheuse veuë d’un Rival, qui s’afflige de voſtre bonheur, & qui s’en affligera touſjours, parce qu’il ne peut faire autrement. Lors que j’aimois Sapho, repliqua t’il, je ne croyois pas pouvoir jamais guerir du mal qui me poſſedoit : cependant ſa rigueur pour moy ; ſa douceur pour un autre ; & les charmes d’Alcionide, ont fait qu’elle m’eſt abſolument indifferente. Il n’en ſera pas ainſi de moy, luy dis-je, car encore que je croye qu’Alcionide vous aime, & que je sçache de certitude qu’elle ne m’aimera jamais, je ne la sçaurois bannir de mon cœur. Mais pour vous, adjouſtay-je l’eſprit fort irrité, peut-eſtre que comme vous avez quitté Sapho pour Alcionide, vous quitterez encore Alcionide pour quelque autre : & que j’auray le deſplaisir de sçavoir, que ce qui feroit toute ma felicité, ne fera peut-eſtre plus la voſtre. Mais volage & injuſte Amy, adjouſtay-je, ſi vous ceſſez jamais d’adorer cette admirable Perſonne, vous ſerez le plus criminel de tous les hommes. Je ne luy eus pas pluſtost dit cela que je m’en repentis : & que je trouvay au contraire, qu’il y euſt eu quelque douceur pour moy, à aprendre qu’il ne l’euſt plus aimée. Mais je connus bien par la reſponse qu’il me fit, que je n’aurois pas cette bizarre conſolation : & que ſelon les aparences, il aimeroit Alcionide juſques à la mort. Cependant il continua de me dire des choſes ſi touchantes & ſi genereuſes, qu’il vint enfin à bout d’une partie de ma fierté pour luy : je fus pourtant bien aiſe quand la nuit nous ſepara : & que je pûs du moins eſtre Maiſtre de mes propres penſées. Tiſandre s’informa plus exactement de quelque autre, du temps que j’avois eſté à Gnide : & il sçeut par une des Femmes d’Alcionide, comment je l’avois fait ſortir de mon Vaiſſeau avec precipitation, lors qu’elle y eſtoit venuë. Cependant nous nous trouvaſmes le lendemain bien embarraſſez tous deux : je n’oſois preſques plus demander comment ſe portoit Alcionide : & je ne m’en pouvois pourtant empeſcher. Je n’oſois non plus l’aller voir : & Tiſandre, à mon advis, tout genereux qu’il eſtoit, eut des ſentimens bien differents en un meſme jour. Neantmoins comme il eſtoit heureux, & qu’il connoiſſoit bien la vertu d’Alcionide : il luy eſtoit beaucoup plus aiſé qu’à moy d’agir raiſonnablement. Auſſi eut il la generoſité de ne prendre pas garde à cent choſes bizarres que je dis : & de me parler touſjours, avec beaucoup de tendreſſe.

Mais afin qu’il ne manquaſt rien à mon malheur, il arriva qu’eſtant dans une Chambre de ſon Vaiſſeau, qui touchoit celle où eſtoit Alcionide, il fut la voir ſans qu’il sçeuſt que j’eſtois en ce lieu là : & ſans ſonger que toutes les ſeparations des diverſes Chambres d’un Navire n’eſtant faites que de planches, on peut aiſément entendre d’un lieu à l’autre tout ce qu’on y dit. Comme Alcionide ſe portoit beau coup mieux, il creut à propos de luy dire quelque choſe de mon deſespoir, afin qu’elle ne s’en trouvaſt pas ſurprise : & peut-eſtre auſſi pour deſcouvrir ſes veritables ſentimens. J’entendis donc qu’il luy demanda combien j’avois eſté à Gnide ; ce qu’elle avoit penſé de moy ; ſi elle avoit creû effectivement que je fuſſe un Pirate ? & enfin craignant, à mon advis, qu’elle n’expliquaſt mal toutes ces demandes : tout d’un coup il luy dit tout ce qu’il sçavoit de ma paſſion : ce qui la ſurprit de telle ſorte, qu’à peine pût elle y reſpondre. Neantmoins comme elle vit que Tiſandre en sçavoit plus qu’elle meſme : elle luy dit avec ſincerité, tout ce qu’elle avoit creû de ma naiſſance : & une partie de ce qu’elle avoit connu de mon amour. Il la pria alors de luy dire, ſi elle ne m’avoit pas eſtimé ? & elle luy reſpondit ſi obligeamment pour moy, que j’en fus beaucoup plus malheureux. En ſuitte il la conjura de vouloir ſouffrir ma veuë, comme celle de l’homme du monde qu’il aimoit le plus : ce que vous deſirez, luy dit elle, me ſemble un peu dangereux à vous accorder : ce n’eſt pas que je ne me fie bien à moy meſme, mais je ne me fie pas à vous. Tiſandre luy proteſta alors, qu’il n’auroit jamais de jalouſie : neantmoins quoy qu’il peuſt dire, elle luy dit touſjours qu’elle n’auroit cette complaiſance pour luy, que juſques à Mytilene. Car enfin, luy dit elle, ſi le Prince Thraſibule ne m’aime pas, il ſe paſſera aiſément de ma veuë : & s’il m’aime, il y auroit de l’inhumanité à entretenir ſa paſſion : ainſi Seigneur je vous conjure, de n’en deſirer pas davantage de moy. Comme il fut ſorty, j’entendis encore qu’Alcionide apellant une de ſes filles qu’elle aimoit cherement, & ſe faiſant donner ſa Caſſette, l’ouvrit, & en tira pluſieurs Tablettes : car je trouvay une jointure entr’ouverte entre les Planches peintes & dorées de cette Chambre, par où je vy ce que je dis. Apres avoir cherché quelque temps parmy toutes ces diverſes Tablettes, elle en tira celles où eſtoit la Lettre que je luy avois eſcrite, que je reconnus fort bien : & luy commanda de les rompre & de les jetter dans la Mer ſans qu’on s’en aperçeuſt, quand la nuit ſeroit venuë. Et pourquoy, Madame (luy dit cette Fille qui vivoit avec beaucoup de liberté avec elle) eſt il plus criminel de garder cette Lettre aujourd’huy que hier ? C’eſt parce, repliqua t’elle, qu’il faut abſolument bannir de mon cœur, le ſouvenir de la paſſion d’un Prince, dont j’avois penſé pouvoir conſerver la memoire ſans crime ; dans la croyance où j’eſtois, que je ne pourrois plus jamais le voir. Mais preſentement qu’il eſt aupres de moy, je ne le dois pas faire : & il ne m’eſt plus permis de le regarder comme un Amant d’Alcionide, mais ſeulement comme un Amy de Tiſandre. Que la Fortune ? adjouſta t’elle, fait de bizarres avantures ! car enfin pourquoy a t’elle fait que Thraſibule ſoit venu à Gnide, ſeulement pour eſtre malheureux, & pour me donner de l’inquietude ? Ce n’eſt pas que je ne m’eſtime heureuſe, d’avoir eſpousé le Prince Tiſandre : mais j’avouë que je voudrois bien que le Prince Thraſibule n’en fuſt pas infortuné. Cependant, dit elle, s’ils sçavoient tous deux le ſecret de mon cœur, Tiſandre en ſeroit ſans doute moins ſatisfait, & Thraſibule en ſeroit plus miſerable. Car enfin, adjouſta t’elle, vous sçavez bien, ma chere Fille, que je ne m’oppoſay au mariage de Tiſandre avec toute la fermeté que j’eus en cette occaſion, que parce que j’avois eſperé que Thraſibule reviendroit à Gnide en homme de la qua lité dont il ſe diſoit eſtre : & que je pourrois alors ſuivre innocemment cette puiſſance inclination qui me portoit à ne le haïr pas. Touteſfois il a falu la combattre, & il la faut vaincre (dit elle en ſoupirant ſi haut que je l’entendis) c’eſt pourquoy ne manquez pas de faire exactement ce que je vous ay dit ; afin que je conſerve, ſi je le puis, mon cœur ſi entier au Prince Tiſandre, que je ne me ſouvienne pas meſme de Thraſibule, quand il ne ſera plus aveques nous. Je vous laiſſe à juger, Seigneur, quelle joye & quelle douleur je ſentis pendant le diſcours d’Alcionide : la douleur l’emporta pour tant ſur la joye : & je fus ſi touché de la cruelle reſolution qu’elle prenoit de m’oublier, que je fis du bruit malgré moy : ſi bien que comme je touchois preſques la ruelle de ſon lict, elle m’entendit ſans doute : car elle ſe teût, & fut aſſurément bien marrie d’avoir parlé ſi haut : quoy qu’elle ne s’imaginaſt pas que je fuſſe en ce lieu là. Je penſe meſme que j’euſſe eu beaucoup de peine à m’empeſcher de luy dire quelque choſe à travers ces planches qui nous ſeparoient, ſi je n’euſſe oüy qu’il entroit quelqu’un dans ſa Chambre : de ſorte que deſesperé de sçavoir que te n’eſtois pas haï, & que pourtant je ſerois touſjours malheureux : je ſouffris plus que je n’avois encore ſouffert. Ce pendant Tiſandre qui m’aimoit veritablement, me vint chercher, & me mena dans la Chambre d’Alcionide : me priant & me conjurant touſjours, de faire effort pour me contenter de ſon amitié. J’y fus donc, & l’entendis en y entrant, qu’elle dit tout haut à la meſme Fille à qui elle avoit donné ma Lettre, qu’elle ne manquaſt pas de faire ce qu’elle luy avoit ordonné. Ce diſcours fit que je changeay de couleur : & que je regarday ſi attentivement Alcionide, qu’elle en abaiſſa les yeux. Je ne vous diray point, Seigneur, quelle fut cette converſation : car je ne penſe pas que jamais trois Perſonnes ſe ſoient tant aimées & tant ennuyés enſemble, que nous fiſmes ce jour là. Tiſandre aimoit paſſionnément Alcionide, & m’aimoit auſſi beaucoup : mais parce que j’aimois ce qu’il aimoit, je voyois bien que ſoit par la compaſſion qu’il avoit de moy, ou par quelque autre ſentiment qui s’y meſloit, il ne ſe divertiſſoit guere en ma compagnie. Alcionide aimoit ſans doute Tiſandre, & ne me haïſſoit point : mais parce que ma paſſion ne pouvoit plus luy paroiſtre innocente, & que de plus Tiſandre ne l’ignoroit pas, elle en avoit l’eſprit tres inquiet. Pour moy, j’avois eu autant d’amitié pour Tiſandre, que l’eſtois capable d’en avoir : & j’avois plus d’amour pour Alcionide, que perſonne n’en a jamais eu pour qui que ce ſoit. Mais parce que mon Amy eſtoit poſſesseur d’un Threſor ſi rare ; qu’outre cela il sçavoit que j’eſtois amoureux d’Alcionide ; & que ſe sçavois auſſi qu’Alcionide eſtoit reſoluë de m’oublier abſolument, je ne pouvois preſques ny commencer de parler, ny reſpondre : & je ſortis enfin de cette Chambre, avec quelque eſpece de conſolation : quoy que ce ne ſoit pas l’ordinaire de quitter ce que l’on aime ſans beaucoup de douleur.

Mais, Seigneur, pour n’abuſer pas de voſtre patience, je vous diray que nous arrivaſmes à Leſbos & à Mytilene, où la Feſte fut un peu troublée par la nouvelle de l’accident advenu à la belle Alcionide, qui avoit eſté bleſſée, parce qu’ayant diſcerné la voix du Prince ſon Mary dans le combat, elle n’avoit pû retenir ſon zele, & avoit paru ſur le Tillac où cét accident luy arriva. Neantmoins comme elle eſtoit alors abſolument hors de danger, la magnificence de ſon Entrée, ne fut differée que de quelques jours. Le ſage Prince de Mytilene, Pere de Tiſandre, reçeut ſa Belle fille aveque joye : mais pour moy, lors que je la vy ſortir du Vaiſſeau où j’eſtois, je ſentis ce qu’on ne sçauroit exprimer. Il arriva meſme une choſe que j’oubliois de vous dire, qui redoubla de beaucoup ma douleur : qui fut que Tiſandre pour donner ordre à tout, & pour recevoir Alcionide au Port aveque ceremonie ; paſſa de ſon Navire dans un des miens, qui eſtoit admirablement bon Voilier, afin d’arriver à Leſbos une heure pluſtost que nous : me diſant en m’embraſſant, qu’il me laiſſoit la garde & la conduitte de ſon Threſor. Dés qu’il fut party, il me prit une ſi forte envie de pouvoir encore une fois entretenir Alcionide en particulier, que ſans luy en envoyer demander la permiſſion j’entray dans ſa Chambre : me ſemblât que puis que j’avois entendu de ſa propre bouche qu’elle ne me haïſſoit pas, quoy qu’elle me vouluſt oublier ; je pouvois avoir cette hardieſſe. Je la trouvay aſſise ſur ſon lict, magnifiquement parée, quoy qu’elle fuſt en deſhabiller, & qu’elle euſt le bras en Eſcharpe : Je vous demande pardon, luy dis-je en l’abordant, de la liberté que je prens : mais, Madame, je ſuis ſi malheureux en toute autre choſe, que vous ne me devez pas refuſer la conſolation de vous pouvoir parler encore une fois en ma vie. Le Prince Tiſandre vous aime ſi cherement, repliqua t’elle en rougiſſant, que je me mettrois fort mal dans ſon eſprit, ſi je vous refuſois une choſe, que la civilité toute ſeule veut que je vous accorde. Au nom des Dieux Madame (luy dis-je voyant qu’il n’y avoit aupres d’elle que cette meſme Fille que je sçavois eſtre de ſa confidence) ſouffrez que le vous conjure de m’accorder l’honneur de vous entretenir ſeulement pour l’amour de moy, ſans vouloir que je ſois redevable de cette faveur à un Prince à qui je ne dois deſja que trop, & qui m’accable de generoſité. Ne craignez pas Madame, pourſuivis-je, que le veüille vous dire rien qui vous offence, ny qui puiſſe offencer le Prince Tiſandre : Non Madame, ma paſſion toute violente qu’elle eſt pour vous, ne me donne point de penſées criminelles : Mais devant bien toſt vous perdre pour toujours, il eſt ce me ſemble bien juſte que vous ne me refuſiez pas une faveur innocente, puis que c’eſt la ſeule que je vous demanderay jamais. Comme Amy du Prince mon Mary, reprit elle, vous devez tout eſperer de moy : mais comme Amant d’Alcionide, vous n’en devez rien attendre. C’eſt pourtant en cette derniere qualité, luy dis-je, que je pretens obtenir de vous ce que j’en ſouhaite : ne me demandez donc rien, dit elle, puis qu’infailliblement vous ſerez refuſé ; & refuſé meſme avec beaucoup de colere. Quand le Prince Tiſandre, adjouſta t’elle, ne ſeroit pas voſtre Amy comme il eſt, le ſeul reſpect que vous devez avoir pour moy, vous devroit empeſcher de me parler comme vous faites. Quoy Madame, luy dis-je, vous ne sçavez pas encore ce que je vous veux demander, & vous me querellez cruellement ! Ce que vous m’avez déja dit, reprit elle, ſuffit pour me donner ſujet de me pleindre de vous. Je ne sçay pas, luy dis-je, ſi je me ſuis mal expliqué : mais je sçay bien que ce que je penſe n’eſt pas fort criminel. Car enfin, divine Alcionide, je ne veux autre choſe de vous preſentement, ſinon que vous revoquiez en ma preſence, cet injuſte & cruel Arreſt, que vous avez prononcé contre moy, au meſme lieu où vous eſtes : lors qu’en donnant à cette Fille que je voy, la Lettre que j’avois eu l’audace de vous eſcrire, avec ordre de la jetter dans la Mer : Vous avez dit de plus, que vous eſtiez reſoluë de m’oublier abſolument. Je l’ay entendu, Madame, cét injuſte Arreſt ; & j’en eſpere la revocation. Alcionide fut ſi ſur priſe de m’entendre parler de cette ſorte, & de ſe reſſouvenir qu’elle avoit effectivement oüy certain bruit qui luy faiſoit comprendre que je l’avois eſcoutée, qu’elle n’oſoit preſques me regarder. Quoy, me dit elle, vous avez entendu ce que j’ay dit ! Ouy, repliquay-je, Madame, je l’ay entendu : & eſtant plus equitable que vous, je n’en perdray jamais la memoire. Je ne demande plus, dit elle toute interdite, d’où vient voſtre hardieſſe ; touteſfois il me ſemble que ſi vous avez bien peſé le ſens de toutes mes paroles, vous avez deû juger que voſtre procedé me deſobligeroit. Je n’ay pas ma raiſon aſſez libre, luy dis-je, pour agir avec tant de prudence : mais j’ay touſjours aſſez d’amour pour deſirer du moins que vous me laiſſiez occuper quelque place en voſtre ſouvenir. Il me ſemble, Madame, que ce n’eſt pas trop vous demander, pour une perſonne qui vous a conſacré tous les momens de ſa vie. Apres qu’Alcionide ſe fut un peu remiſe, Seigneur (me dit elle avec beaucoup de douleur dans les yeux) la curioſité que vous avez euë de deſcouvrir mes ſentimens, vous couſtera un peu cher ſi vous m’aimez : car enfin je vous le declare, je ne sçaurois plus ſouffrir voſtre veuë, apres ce que vous sçavez de moy. Peut-eſtre ſi vous euſſiez ignoré ce que j’ay dans le cœur pour vous, euſſay-je accorde an Prince Tiſandre la liberté de vous voir comme ſon Amy, ainſi qu’il me le demandoit : mais apres ce que vous venez de me dire, il m’eſt abſolument impoſſible. Je ne vous pourrois plus voir ſans rougir : & dans les termes où eſt mon ame, je vous haïrois peut-eſtre par la ſeule crainte de vous trop aimer, & de n’avoir pas aſſez d’indifference pour vous. Mais Madame, m’eſcriay-je, quelle juſtice y a t’il de me parler comme vous faites ? Mais injuſte Prince, reprit elle, quelle raiſon avez vous de me dire tant de choſes, que je ne puis eſcouter ſans crime, & que je n’eſcouteray jamais qu’aujourd’huy ? Je n’en veux pas davantage, luy dis-je, car ſi je ne trompe, ma vie ne ſera guere plus longue. Ayez donc du moins la bonté de me dire à moy meſme, que vous ne m’euſſiez point haï : ſi la Fortune euſt fait pour moy, ce qu’elle a fait pour Tiſandre. Alcionide eſt ſi modeſte, Seigneur, qu’elle eut beaucoup de peine à m’accorder ce que je deſirois d’elle : mais à la fin touchée par mes ſouspirs, j’advoüe, me dit elle, que de toutes les Perſonnes que j’ay connuës, vous eſtes celle que j’ay eu le plus de diſposition à eſtimer : & que ſi les Dieux l’euſſent voulu, je me fuſſe creüe fort heureuſe, de contribuer quelque choſe à voſtre felicité. Mais cela pas, & eſtant n’eſtant aujourd’huy femme d’un Prince qui merite ſans doute mon affection toute entiere : sçachez qu’il n’eſt point d’efforts que je ne face pour arracher de mon cœur ce reſte de tendreſſe que j’ay pour vous : & qui y demeure encore malgré moy. Au nom des Dieux Madame, luy dis-je en l’interrompant, ne le faites pas : je vous promets de ne vous importuner de ma vie, & de ne vous voir meſme plus. Mais promettez moy auſſi, que vous ſouffrirez que j’occupe encore quelque petite place en voſtre memoire : ſongez s’il vous plaiſt que Tiſandre vous poſſede toute entiere ; que toute voſtre beauté eſt à luy ; & que vous luy donnez meſme voſtre cœur. Reſervez moy donc du moins quelques unes de ces penſées ſecrettes & ſolitaires, qui donnent quelquefois de ſi doux chagrins, à ceux qui s’y abandonnent, & qui s’en laiſſent entretenir. Penſez, dis-je, quelqueſfois, ô divine Perſonne, dans les temps où Tiſandre s’eſtimera le plus heureux, que le malheureux Traſibule ſouffre autant de ſuplices, que ce fortuné Mary gouſte de felicitez. Enfin, Madame, eſt-ce trop vous demander, que trois ou quatre momens tous les jours, à vous ſouvenir d’un homme, qui comme je vous l’ay deſja dit, vous donne tous ceux de ſa vie ? Oüy, repliqua t’elle, c’eſt trop pour ma gloire, que ces trois ou quatre moments que vous demandez : & vous devez eſtre aſſuré que ſi je le puis, je vous banniray de mon ſouvenir comme de mon cœur. Mais, adjouſta t’elle malgré qu’elle en euſt, on ne diſpose pas de ſa memoire comme on veut : & il arrivera peut-eſtre, pourſuivit elle en rougiſſant, que vous m’oublierez ſans en avoir le deſſein, & que je me ſouviendray de vous ſans le vouloir faire : Alcionide prononça ces dernieres paroles, avec une confuſion ſur le viſage ſi charmante pour moy, que je me jettay à genoux pour luy en rendre grace : mais elle ſe repentant de ce qu’elle avoit dit, me releva : & me deffendit ſi abſolument de luy parler jamais de ma paſſion, & de la voir jamais en particulier, que je connus bien qu’en effet elle le vouloit ainſi. J’obtins pourtant encore un quart d’heure d’audience, pendant lequel je ne pûs preſques l’obliger à me reſpondre : & pendant lequel je ne fis que ſouspirer ; que la regarder ; & que la conjurer de ne m’oublier pas. J’eus neantmoins la conſolation de voir quelques marques de douleur & de tendreſſe dans ſes beaux yeux : & de pouvoir eſperer que malgré elle je demeurerois dans ſon ſouvenir. Cependant nous eſtions deſja ſi prés du Port, que tout ce que je pûs faire, fut de remettre un peu mon eſprit, auparavant que d’eſtre obligé de me trouver aveque des gens qui ne parloient que de joye. Je ne vous diray point, Seigneur, comment cette ceremonie ſe paſſa : car je ne pris gueres de part à l’allegreſſe publique. Je troublay meſme celle de Tiſandre : qui effectivement ſentit mon chagrin, & partagea mes deſplaisirs : principalement lors qu’il me vit fortement reſolu de m’eſloigner de Leſbos, & ne n’y tarder point du tout. Il obligea le Prince ſon Pere à faire tout ce qu’il pût pour me forcer à demeurer à Mytilene, en attendant qu’il pleuſt aux Dieux de me donner les moyens de reconquerir mon Eſtat : mais ce fut inutilement, & je partis ſans sçavoir où je voulois aller, auſſi toſt que mes Vaiſſeaux furent munis de toutes le choſes qui m’eſtoient neceſſaires : & que deux autres que Tiſandre me força de recevoir, furent en eſtat de ſe mettre en Mer. Comme mes propres malheurs m’avoient apris à avoir compaſſion de ceux des autres, je ne voulus plus que Leoſthene ſuivist ma fortune : & je le laiſſay aupres de la Parente d’Alcionide, de qui il eſtoit amoureux, le recommandant au Prince Tiſandre, comme eſtant homme de grande qualité, & de beaucoup de merite. Je ne vous diray point comment je me ſeparay de ce genereux Rival qui pleuroit aveques moy, quoy que je ne fuſſe affligé que de ſon bonheur : car il me ſeroit impoſſible de ne rougir pas de honte, en vous racontant la dureté de cœur que j’eus pour luy, & combien je me ſentis peu obligé, de cent mille choſes obligeantes qu’il me dit. Je ne vous diray pas non plus, quel fut l’adieu que je dis à Alcionide, n’ayant pas eu ſeulement la conſolation de voir ſes beaux yeux en prenant congé d’elle, parce qu’elle gardoit le lict ce jour là : & qu’il y avoit tant de monde dans ſa chambre, que je ne la vy qu’un moment, & fort en tumulte. Ainſi je partis ſans cette triſte ſatisfaction, & je m’embarquay avec un deſespoir qui n’eut jamais de ſemblable. Le ſentiment qui me tourmentoit le plus, eſtoit de ce qu’Alcionide eſtoit poſſedée par un homme que j’eſtois obligé d’aimer : & il me ſembloit que ſi elle euſt eſpousé mon plus mortel ennemy, j’en euſſe eſté beaucoup moins malheureux : puis que j’euſſe pû eſperer de m’en vanger. En ſuitte le merite du Prince Tiſandre m’affligeoit encore ; parce que je ne croyois pas poſſible qu’Alcionide ne l’aimaſt point : & j’euſſe ſouhaité qu’elle euſt du moins eſpousé un homme qu’elle euſt haï. Enfin il n’eſt point de ſentimens bizarres, delicats, violents, & extraordinaires, que l’amour n’ait inſpirez dans mon cœur. Bien eſt il vray que depuis cela, l’ambition ne m’a gueres tourmenté : car ne me ſouciant pas meſme de vivre, je ne me ſuis pas ſoucié de regner : de ſorte que ſans ſonger à rien qu’à mon malheur, & à la belle Alcionide, j’ay erré ſur toutes les Mers qui nous ſont connuës : juſques à ce qu’enfin ayant eſté battu de la tempeſte, je fus à Sinope, lors que le Roy d’Aſſirie y eſtoit avec la Princeſſe Mandane : & qu’en ſuitte vous y vinſtes, & me trouvaſtes dans le Parti de voſtre Ennemi, ſans que j’en euſſe eu le deſſein.

Depuis cela, Seigneur, vous sçavez quelle a eſté ma vie : puis qu’elle n’a rien eu de plus remarquable, que la bonté que vous avez euë de me donner cent marques d’affection dont je ſuis indigne. Mais, Seigneur, dans le combat que nous fiſmes avant hier au pied de ces Montagnes, j’arrivay en un endroit où un homme ne ſe vouloit point rendre à dix ou douze Soldats qui le preſſoient, ſe deffendant courageuſement. A peine me fus-je approché d’eux pour les empeſcher de le tuer, que me reconnoiſſant, il cria que Tiſandre ne ſe rendroit qu’au Prince Thraſibule. Je vous laiſſe à penſer, Seigneur, ſi ce Nom me ſurprit : je ne l’eus pourtant pas pluſtost oüy, que deffendant à ces Soldats de le combattre davantage, je fus à luy : mais je le trouvay ſi bleſſé, qu’un moment apres il tomba, & que je me vy dans la neceſſité de le ſoustenir. Un autre Priſonnier que d’autres Soldats avoient fait, ſe fit auſſi connoiſtre à moy pour Leoſthene, que j’avois laiſſé à Leſbos, & qui n’eſtoit point bleſſé : de ſorte que promettant aux Soldats de leur payer la rançon de ces Priſonniers que je leur oſtois, je fis apporter le Prince Tiſandre icy, qui me dit des choſes ſi touchantes, que je ſerois indigne de vivre, ſi je ne luy en eſtois pas obligé. Cependant j’ay sçeu par Leoſthene, qu’ayant couru bruit que Creſus Roy de Lydie vouloit attaquer les Inſulaires, le Prince de Mytilene eſtoit allé le trouver, pour taſcher de le détourner de ce deſſein, comme il a fait : ſi bien que Pittacus s’eſtant lié à ſon Party, laiſſa le Prince ſon Fils & Leoſthene à Sardis, où l’on fait des preparatifs de guerre, comme ſi Creſus vouloit conqueſter toute l’Aſie, ſans que l’on sçache pourtant quel eſt ſon deſſein. J’ay sçeu auſſi que ce Prince a voulu engager les Mileſiens dans ſon Party : mais que le ſage Thales s’y eſt oppoſé. Leoſthene m’a dit encore, que le Prince Tiſandre sçachant que Creſus vouloit envoyer vers le Roy d’Armenie, briga cét employ, & l’obtint : aimant mieux voyager, puis qu’il faloit qu’il fuſt eſloigné d’Alcionide, que de demeurer en une Cour auſſi galante que celle là. De ſorte qu’eſtant : arrivé à Artaxate, juſtement dans le temps que vous y eſtes venu, il s’y eſt trouvé enfermé : & s’eſt en ſuitte trouvé forcé de ſuivre le Roy d’Armenie ſur ſes Montagnes : s’imaginant qu’il ſe ſauveroit plus aiſément de là que d’Artaxate s’il y demeuroit. Et en effet, il avoit eu deſſein de s’échaper en cette occaſion où il a eſté ſi dangereuſement bleſſé ; afin d’aller rendre conte de ſa negociation au Roy de Lydie. Leoſthene m’a dit de plus, que les affaires ſont bien changées à Milet : parce qu’Anthemius qui n’avoit eſlevé Alexideſme que pour le détruire, en eſt enfin venu à bout, ayant fait ſouslever tout le Peuple contre luy. De ſorte qu’il a eſté contraint de ſe retirer à Phocée, avec ſa Mere, ſa Femme, & Philodice : ſi bien que preſentement Milet eſt comme une Ville libre, où le Gouvernement Populaire commence de s’eſtablir. Neantmoins Thales & tous mes Amis reſistent encore un peu à ce nouveau changement : mais Leoſthene dit qu’il eſt à craindre que ſi le Peuple s’accouſtume à la liberté, il ne veüille plus recevoir de Maiſtre : & que cependant le Prince de Phocée fait ligue avec tous les Eſtats voiſins contre ceux de Milet, pour les intereſts d’Alexideſme. Mais Seigneur, oſeray-je vous dire apres cela, que Leoſthene qui a eſpousé la Perſonne qu’il aimoit, m’a dit qu’Alcionide ne fut jamais ſi belle qu’elle eſt preſentement ? Et pourrez vous excuſer ma foibleſſe, de vous parler plus toſt de ce qui regarde mon amour, que de ce qui regarde mes affaires ? Cyrus voyant que Thraſibule n’avoit plus rien à luy aprendre ? luy teſmoigna eſtre tres affligé de ſes malheurs : mais auſſi tres reſolu d’y aporter tous les remedes neceſſaires : principalement à ceux de l’ambition : car pour ceux de l’amour, luy dit il, vous sçavez mon cher Thraſibule, qu’il faut que la meſme main qui bleſſe, gueriſſe. Cependant tout voſtre Rival qu’eſt le Prince Tiſandre, je le trouve ſi digne d’eſtre aſſisté, que je vous louë infiniment des ſoins que vous avez de luy.

Comme Cyrus alloit continuer, & dire à Thraſibule les voyes qu’il imaginoit de le pouvoir faire rentrer en poſſession de ſon Eſtat : Leoſthene entra dans la Tente où ils eſtoient tout effrayé. Seigneur, dit il à Cyrus qui entendoit toutes les Langues, je vous demande pardon ſi j’ay la hardieſſe de vous interrompre : mais le Prince Tiſandre eſtant à l’extremité, j’ay creû que je le devois faire, pour en advertir le Prince Thraſibulé. A l’extremité ! reprit Cyrus, Ouy Seigneur, repliqua Leoſthene, car ayant voulu eſcrire malgré tout ce que je luy ay pû dire pour l’en empeſcher ; comme il a eu achevé ſa Lettre, toutes ſes bleſſures ſe ſont r’ouvertes : & la perte du ſang l’a fait tomber en une foibleſſe, dont il n’eſt pas encore revenu. Thraſibule demanda, alors la permiſſion à Cyrus d’aller ſecourir ce fidele Ami, qu’il ne pouvoit pourtant aimer, comme il faiſoit auparavant qu’il euſt eſpousé Alcionide : & d’aller aſſister ce cher Rival, qu’il ne pouvoit & ne devoit pas haïr. Mais Cyrus ſe ſouvenant de la prodigieuſe valeur de ce Prince, y voulut auſſi aller : comme ils entrerent dans la Tente où il eſtoit, les Chirurgiens l’avoient deſja fait revenir : touteſfois avec ſi peu d’eſperance de vie, qu’ils dirent à Cyrus qui s’informa d’eux ce qu’ils en penſoient, qu’ils ne croyoient pas qu’il peuſt paſſer le jour. Cependant comme il avoit l’eſprit fort libre, & l’ame fort Grande, il ne parut point eſbranlé par les aproches de la mort : & il agit veritablement en digne Fils d’un Prince reputé un des plus ſages d’entre les Grecs. Il ſoumit d’abord ſa volonté à celle des Dieux : & ſans demander ni la mort ni la vie, il ſe prepara à la premiere, avec une tranquilité admirable : & ſe reſolut à quitter la ſeconde, avec une fermeté ſans égale. Il reconnut Cyrus dés qu’il entra : ſi bien que luy adreſſant la parole, Seigneur, luy dit il, vous voyez que les Dieux m’ont puni d’avoir eu l’audace d’attaquer autrefois une vie auſſi illuſtre que la voſtre ; puis qu’il m’euſt eſté plus glorieux de mourir de la main de l’invincible Artamene, que de celle des Soldats du Grand Cyrus. Et il euſt meſme eſté plus avantageux, adjouſta t’il, au Prince Thraſibule, que la choſe fuſt arrivée ainſi : puis qu’il n’auroit pas eſté ſi malheureux qu’il eſt. Cyrus luy reſpondit avec beaucoup de civilité : & voulut meſme luy donner quelque eſperance d’eſchaper de ſes bleſſures, malgré ce que les Chirurgiens luy en avoient dit. Mais Tiſandre l’interrompant, Non non Seigneur, luy dit il, je n’ay plus de part à la vie : c’eſt pourquoy je vous conjure de ſouffrir, que j’employe les derniers momens de la mienne, au ſouvenir d’une Perſonne, qui en faiſant tout mon bonheur, a fait auſſi toute l’infortune du plus cher de mes Amis. En diſant cela, il tourna la teſte du coſté de Thraſibule : & luy donnant cette meſme Lettre qui l’avoit fait tomber en foibleſſe apres l’avoir eſcrite, & qu’il s’eſtoit fait rendre depuis qu’il eſtoit revenu à luy ; Tenez, luy dit il, mon cher Thraſibule : je vous fais depoſitaire de mes dernieres volontez : rendez s’il vous plaiſt cette Lettre, à noſtre chere Alcionide : & comme je n’ay point murmuré, lors que je me ſuis aperçeu qu’elle a donné quelques ſoupirs au ſouvenir de vos infortunes : ne murmurez pas auſſi, quand elle donnera quelques larmes au ſouvenir de ma mort. Comme je ne feray plus d’obſtacle à voſtre bonheur, redonnez moy voſtre amitié toute entiere : & ne me regardez plus comme voſtre Rival, puis que je ne le ſeray plus. J’advoüe que vous meritez mieux Alcionide que moy : auſſi fais-je ce que la Fortune n’avoit pas voulu faire : & plus equitable qu’elle, je vous la laiſſe : & ſi j’oſe y pretendre quelque part, je vous la donne. En prononçant ces dernieres paroles Tiſandre rougit, & les larmes luy vinrent aux yeux : de ſorte que Thraſibule fut tellement touché de la generoſité de ſon Amy, que ne pouvant retenir ſa douleur, il s’aprocha de luy, & luy prenant la main, vivez genereux Prince, luy dit il, & ſoyez aſſuré que je ne vous envieray plus jamais, ſi je le puis, la poſſession de l’incomparable Alcionide. Je l’aimeray touſjours ſans doute : mais je l’aimeray comme je l’ay aimée depuis qu’elle eſt à vous ; c’eſt à dire ſans y rien pretendre. Non, luy repliqua foiblement Tiſandre, les choſes ne ſont plus en termes de cela : vous vivrez, & je vay mourir : c’eſt pourquoy toute la grace que je vous demande, eſt de parler quelqueſfois du malheureux Tiſandre, avec ſa chere Alcionide. Souffrez mon cher Thraſibule, luy dit il en luy ſerrât la main que j’aye encore cette derniere ſatisfaction de la dire à moy, le dernier jour de ma vie : auſſi bien ne pourrois-je pas vous la donner comme je fais, ſi elle n’y eſtoit point. Au reſte je vous laiſſe un Threſor en la perſonne d’Alcionide, dont vous ne connoiſſez pas tout le prix : car ſon ame a cent mille beautez plus eſclatantes que celles de ſon viſage. Mais pour me recompenſer d’un ſi precieux preſent, promettez moy devant l’illuſtre Cyrus qui m’écoute, que vous luy direz que je n’ay eu aucun regret ni à la vie ; ni à la Grandeur ; ni à mes Parens, ni à toute les choſes du monde : & qu’enfin je n’ay trouvé aucune amertume en la mort, que le ſeul déplaiſir de l’abandonner. Apres cela, poſſedez la en paix tout le reſte de voſtre vie : & vivez plus longtemps heureux que je n’ay veſcu. Thraſibule eſtoit ſi affligé de voir ſon Amy en cét eſtat, que l’amour accouſtumée à vaincre tout autre ſentiment, fut contrainte de ceder à la douleur, & de demeurer cahée dans le fonds du cœur de ce Prince, ſans oſer plus ſe monſtrer à deſcouvert, en cette funeſte occaſion. Il promit donc à Tiſandre tout ce qu’il voulut : mais il le luy promit avec des paroles ſi touchantes ; & il luy donna de veritables marques de tendreſſe ; qu’il euſt eſté difficile de connoiſtre alors, que Tiſandre eſtoit Rival de Thraſibule, Cependant ce malheureux Prince s’affoibliſſant tout d’un coup, mourut en voulant encore dire quelque choſe d’Alcionide, dont il prononça le Nom : & laiſſa tous ceux qui le virent mourir charmez de ſa conſtance, & ſi attendris des diſcours qu’ils avoient entendus : que quand il auroit eſté l’Amy particulier de tous ceux qui le virent, ils ne l’auroient pas plus ſensiblement regretté. Auſſi toſt que le Prince Tiſandre eut pouſſé le dernier ſoupir, & qu’on ne vit plus en luy nul ſigne de vie ; Cyrus emmena Thraſibule hors de cette Tente malgré luy : & laiſſa Leoſthene pour avoir ſoing de faire preparer les choſes neceſſaires pour les Funerailles de Tiſandre, que Cyrus voulut qui fuſſent tres magnifiques. Ayant donc mené Thraſibule à ſon Pavillon, il prit la Lettre qui s’adreſſoit à Alcionide, qui eſtoit ouverte : & l’ayant regardée avec le conſentement de Thraſibule, il y leut ces paroles.


TISANDRE MOURANT. A SA CHERE ALCIONIDE.

Je ſuis ſi prés de la mort, qu’il ne m’eſt pas poſſible de vous entretenir long temps : ſouffrez donc que je vous conjure en peu de mots, de croire que je vous ay aimée, autant que j’eſtois capable d’aimer : & que je meurs avec une paſſion pour vous qui n’eut jamais de ſemblable, ſi ce n’eſt celle du Prince Thraſibule. Vous sçavez que c’eſt un autre moy meſme : recevez le donc comme tel. Je luy cede toute la part que j’avois en voſtre cœur ; il la merite ; ne la luy refuſez pas je vous en prie. Aimez le pour l’amour de moy : & forcez le à aimer ma memoire pour l’amour de vous. Et s’il eſt poſſible aimez, tous deux dans le Tombeau, un prince qui n’a aimé que vous deux durant ſa vie : & qui ne ſonge qu’a vous ſeule en mourant.

TISANDRE.


Comme Cyrus avoit l’ame tres ſensible, il eut le cœur fort attendry par lecture de cette Lettre : & Thraſibule luy meſme, malgré toute l’eſperance qu’il devoit concevoir par la mort de ſon Amy, en fut veritablement affligé. Auſſi prit il un ſoing fort particulier de luy faire rendre les derniers honneurs de la Sepulture, avec toute la ceremonie que meritoit un homme de cette condition. Le lendemain au matin la choſe ſe fit : & Cyrus, auſſi bien que les Rois d’Aſſirie, de Phrigie, d’Hircanie, & tous les autres Princes qui eſtoient en cette Armée, y aſſista : & donna toutes les marques qu’il pouvoit donner, de l’eſtime qu’il faiſoit du Prince Tiſandre. En ſuitte de cela, Cyrus dit à Thraſibule, que les affaires de ſon Eſtat, & celles de ſon amour, demandant qu’il s’en retournaſt bien toſt à Milet & à Leſbos, il alloit y donner ordre dans peu de temps.

Cependant le Prince Phraarte qui s’en eſtoit retourné vers le Roy ſon Pere, avoit trouvé les choſes en de pitoyables termes : parce qu’il n’y avoit plus de vivres que pour deux jours, quoy que le Roy d’Armenie euſt touſjours fait ſemblant juſques alors, de peur d’oſter le cœur à ſes Soldats, qu’il y en avoit pour plus d’un mois : eſperant toujours que Ciaxare ſe laſſeroit, & décamperoit enfin d’aupres d’Artaxate. Phraarte aprenant donc ce qu’il ne sçavoit pas dit au Roy ſon Pere, qu’en l’eſtat qu’il voyoit les choſes, il faloit neceſſairement avoir recours à la clemence des Vainqueurs, puis que la force eſtoit inutile. Mais que pour la meriter, il faloit ſelon ſon ſens, avoir de l’ingenuité : & dire effectivement à Ciaxare, ſi la Princeſſe Mandane & le Roy de Pont eſtoient dans ſes Eſtats : ou s’ils n’y eſtoient point. Que pour le Tribut qu’on luy demandoit, quoy qu’il fuſt touſjours juſte de payer ce que l’on avoit promis, il sçavoit touteſfois que la principale cauſe de cette guerre, eſtoit la Princeſſe Mandane : de ſorte que s’il l’avoit en ſes mains, il pouvoit aiſément ſe delivrer de ce Tribut, en la rendant au Roy ſon Pere. Que s’il ne l’avoit pas auſſi, il faloit le faire voir ſi clairement, que Ciaxare ny Cyrus n’en peuſſent douter. Ce Prince proteſta alors à Phraarte, qu’il n’avoit eu aucune connoiſſance que le Roy de Pont ny la Princeſſe Mandane fuſſent en Armenie : & qu’aſſurément le ſejour de la Princeſſe Araminte dans ſes Eſtats, avoit donné fondement à l’opinion que l’on avoit euë que la Princeſſe Mandane y eſtoit. Phraarte dit donc au Roy ſon Pere, qu’il faloit qu’il retournaſt dire cette verité à Cyrus, à qui il l’avoit promis : mais tout d’un coup les Soldats s’eſtant mutinez, & demandant à. voir les Magaſins des vivres, auparavant que le Prince Phraarte redeſcendist : il ſe mit un tel deſordre parmy eux, qu’ils abandonnerent leurs Poſtes : & ſi le genereux Cyrus euſt eſté capable de manquer de foy, il avoit une belle occaſion de s’emparer de ces Montagnes, & de tuer tous ceux qui s’en eſtoient fait un Azile. Car on voyoit du bas de la Plaine qu’ils quittoient leurs Poſtes, comme je l’ay deſja dit, & qu’ils alloient par ces Montagnes, diſpersez, ſans ordre ; & meſme quelques uns ſans armes. Mais comme il obſervoit toujours inviolablement ce qu’il promettoit, il regardoit ce deſordre ſans en vouloir profiter, & ſans en sçavoir la veritable cauſe. Mais enfin le Roy d’Armenie forcé par la neceſſité, ſe reſolut de ſe confier en la generoſité de Cyrus, & de ſe remettre entre ſes mains. Il envoya pourtant devant le Prince Phraarte, apres qu’il eut appaiſé les Soldats, en les aſſurant qu’il alloit pour faire la paix. Ce Prince eſtant donc revenu au Camp, & ayant eſté conduit à la Tente de Cyrus, où eſtoient le Roy d’Aſſirie ; celuy d’Hircanie ; le Prince des Caduſiens ; celuy de Paphlagonie ; Thraſibule ; Hidaſpe ; Aglatidas ; & beaucoup d’autres ; il luy dit qu’il eſtoit au deſespoir, de ne pouvoir luy aprendre des nouvelles de la Princeſſe Mandane, dont aſſurément le Roy ſon Pere n’avoit aucune connoiſſance. Car Seigneur, dit il à Cyrus, pour vous monſtrer qu’il parle aveque ſincerité, je n’ay qu’à vous dire que ſe confiant abſolument à la bonté du Roy des Medes, & à voſtre generoſité ; je l’ay laiſſé qu’il commençoit de deſcendre de ces Montagnes, avec la Reine ma Mere ; les Princeſſes mes Sœurs ; & la Princeſſe Oneſile, Femme du Prince Tigrane mon Frere, que vous avez autreſfois honnoré de voſtre amitié. Vous pouvez donc bien juger, Seigneur, luy dit il, que s’il avoit la Princeſſe Mandane en ſa puiſſance, il n’en uſeroit pas de cette ſorte. Cyrus fut tres ſensiblement affligé, de perdre l’eſperance de retrouver Mandane, auſſi toſt qu’il l’avoit penſé : le Roy d’Aſſirie ne le fut gueres moins que luy : touteſfois s’imaginant que peut-eſtre ne laiſſoit elle pas d’eſtre en Armenie, encore que ce Prince ne le sçeuſt point : ils ſongerent d’abord à faire une recherche auſſi exacte, qu’ils avoient reſolu auparavant, de faire une guerre ſanglante. Cependant Cyrus envoya en diligence vers Ciaxare, pour luy aprendre ce que le Prince Phraarte avoit dit, & pour luy demander s’il vouloit qu’on luy menaſt le Roy d’Armenie : mais s’eſtant trouvé mal ce jour là, il luy manda qu’il agiſt abſolument comme il le trouveroit à propos. Cyrus ayant donc eu cette reſponse, reçeut le Roy d’Armenie & toute la famille Royale dans ſa Tente : & gardant une certaine mediocrité en la civilité qu’il luy fit, il parut en ſes diſcours & en ſes actions toute la douceur d’un Prince clement, & pourtant toute la majeſté d’un Vainqueur. Le Roy d’Armenie de ſon coſté, parut un plus Grand Prince dans ſa miſere, qu’il ne l’avoit paru dans une meilleure fortune : eſtant certain qu’il parla avec beaucoup de hardieſſe & de generoſité en cette occaſion. Car comme Cyrus avoit l’eſprit chagrin de la mauvaiſe nouvelle qu’il venoit de recevoir, il ne pût s’empeſcher de luy teſmoigner d’eſtre faſché de ce qu’il l’avoit engagé à faire cette guerre : & à perdre un temps qu’il euſt peut-eſtre plus utilement employé à chercher Mandane d’une autre façon. Comme les choſes en eſtoient là, le Prince Tigrane, qui eſtoit guery de ſa maladie, & qui avoit reſolu, sçachant le mauvais eſtat des affaires du Roy ſon Pere, de ſe confier abſolument à la generoſité de Cyrus, arriva dans cette Tente : où il ne pût voir ſans douleur le Roy ſon Pere ; la Reine ſa mere ; le Prince ſon Frere ; les Princeſſes ſes Sœurs ; & l’admirable Oneſile ſa Femme, de qui la beauté charmoit tous ceux qui la regardoient. Il ne parut pas pluſtost, que Cyrus le reçeut avec beaucoup de bonté : neantmoins comme il s’agiſſoit d’une affaire importante, il ne luy donna pas lieu de luy faire un long diſcours : & ſuivant ſon premier deſſein, pourquoy, dit il au Roy d’Armenie, n’avez vous parlé plus clairement, quand le Roy que je ſers vous a envoyé demander la Princeſſe ſa Fille ; & pourquoy avez vous reſpondu d’une maniere à faire croire qu’elle le eſtoit en voſtre pouvoir ? C’eſt parce que j’ay creû, repliqua t’il, que ne l’on croyoit pas que cette Princeſſe fuſt en mes mains : & que ce n’eſtoit qu’un pretexte pour animer davantage les Peuples & les Soldats à la guerre qu’on me vouloit faire, ſeulement pour m’obliger à payer encore à Ciaxare le meſme Tribut que j’avois payé à Aſtiage. Mais ce Tribut, repliqua Cyrus, n’eſtoit il pas deû, & ne deviez vous pas le payer ; Ouy, reſpondit il : mais le deſir de la liberté, & celuy de laiſſer mes Enfans abſolument libres, m’a fait reſoudre à faire une injuſtice qui euſt eſté glorieuſe, ſi elle euſt bien ſuccedé. Et ſi vous eſtiez à la place du Roy des Medes, interrompit Cyrus, & qu’un Prince voſtre Vaſſal euſt fait ce que vous venez de faire, qu’en feriez vous ? Si j’agiſſois ſelon les maximes de la Politique, reprit ce Prince ſans s’eſmouvoir, je luy oſterois de telle ſorte le pouvoir de me nuire, qu’il ne pourroit jamais en avoir au plus que la volonté ſeulement : mais ſi je voulois meriter la reputation que poſſede Cyrus aujourd’huy, ou la ſoutenir ſi je l’avois aquiſe, je pardonnerois à ce Prince : & d’un Vaſſal rebelle, j’en ferois un Amy reconnoiſſant. Soyez donc celuy du Roy des Medes, reprit Cyrus : mais ſoyez le veritablement, ſi vous ne voulez eſprouver toute la rigueur d’un Prince puiſſant, & juſtement irrité. Le Roy d’Armenie fut ſi ſurpris d’entendre parler Cyrus de cette ſorte, qu’il craignit de n’avoir pas bien entendu : c’eſt pourquoy Cyrus eut le loiſir de ſe tourner vers Tigrane, & de luy demander en ſouriant fort obligeamment, malgré ſa melancolie, quelle rançon il vouloit donner pour delivrer la Princeſſe Oneſile ſa Femme ? Ma propre vie Seigneur, reſpondit Tigrane avec precipation : car comme il n’eſt rien au monde qui me ſoit ſi cher que cette Perſonne, je ne dois pas vous offrir moins que ce que je vous offre. Cependant le Roy d’Armenie ayant connu par les acclamations de tout le monde qu’il avoit bien entendu, commença de teſmoigner ſa reconnoiſſance à Cyrus : qui pour luy faire voir qu’il eſtoit libre, commença auſſi de traitter toutes ces Princeſſes avec une civilité extréme : ordonnant qu’on leur fiſt venir des Chariots pour les conduire à Artaxate. Seigneur, luy dit le Roy d’Armenie, apres ce que vous venez de faire, je ne veux plus ſimplement eſtre Vaſſal, & je veux devenir Sujet : mais Sujet ſi fidelle, que vous pourrez non ſeulement diſposer de tous mes Threſors, qui ſont ſur le haut de ces Montagnes, mais de ma liberté & de ma vie. Cyrus reſpondit au diſcours de ce Prince fort genereuſement : & l’aſſura que Ciaxare ne vouloit autre choſe de luy, ſinon qu’il demeuraſt dans les meſmes termes où ſes Peres avoient veſcu : & qu’il joigniſt ſes Troupes aux ſiennes. Nous les conduirons Seigneur, reſpondirent tout d’une voix Tigrane & Phraarte, & nous mourrons pour voſtre ſervice aveque joye, ſi l’occaſion s’en preſente.

Cyrus repartit encore tres civilement à ces deux Princes : & les Chariots eſtant arrivez, la Reine d’Armenie & les Princeſſes ſes Filles furent conduites à Artaxate, dans le meſme Palais où eſtoit la Princeſſe Araminte : à cauſe qu’il eſtoit moins occupé que celuy où eſtoit logé Ciaxare. Ainſi celle qui avoit eſté priſonniere en Armenie, reçeut la Reine d’Armenie comme ſi elle euſt eſté dans les Eſtats du Roy ſon Frere : car Cyrus envoya Chriſante donner ordre à cette entreveuë, qui ſe paſſa avec beaucoup de civilité de part & d’autre : & d’autant plus que le Prince Tigrane & Phraarte, accompagnerent la Reine leur Mere juſques à ce Palais. En y allant, ils ne parlerent que des vertus de Cyrus : Phraarte loüoit ſa valeur ; la Reine d’Armenie ſa generoſité ; les Princeſſes ſes Filles ſon eſprit & ſa clemence ; & Tigrane qui le connoiſſoit encore mieux qu’ils ne le pouvoient connoiſtre, leur en diſoit encore cent choſes avantageuſes. Mais ayant remarqué que la Princeſſe Oneſile ſa Femme ne parloit point : & luy ſemblant que Cyrus n’eſtoit pas aſſez dignement loüé, s’il ne l’eſtoit auſſi de la Perſonne de toute la Terre qu’il aimoit le plus : n’eſt il pas vray, luy dit il, qu’il n’y a jamais eu d’homme au monde, de qui la mine ſoit plus haute & plus noble que celle de Cyrus ? En verité, luy repliqua t’elle, je ne puis parler que de ſa magnanimité, & point du tout de ſa bonne mine ; car je ne l’ay point regardé. Et qui donc, luy demanda t’il, a pû occuper les regards d’Oneſile, pendant cette genereuſe converſation ? Celuy qui a offert ſa vie pour la delivrer, reſpondit elle, & quelle prefere à tout le reſte de l’Univers. Une reſponse ſi obligeante & ſi tendre, engagea encore Tigrane apres qu’il l’en eut remerciée, à continuer l’Eloge de Cyrus, afin, diſoit il, de luy faire le Portraict de celuy qu’elle n’avoit point regardé, & qui eſtoit ſi digne de l’eſtre. Une heure apres Cyrus mena le Roy d’Armenie à Ciaxare, qui depuis le matin ſe trouvoit mieux : mais en arrivant dans Artaxate, jamais on n’a donné tant de loüanges à Cyrus, qu’il en reçeut en cette occaſion : & tous les Conquerants qui ont mené en Triomphe les Rois qu’ils avoient vaincus, n’ont jamais eu tant de gloire en les menant chargez de chainez comme des Eſclavez, que Cyrus en reçeut & en merita, en remettant le Roy d’Armenie ſur le Throſne : & en le faiſant rentrer dans Artaxate apres l’avoir vaincu, comme ſi ce Roy Vaſſal n’euſt pas eſté rebelle, & que luy n’euſt pas eſté ſon Vainqueur. Ciaxare le reçeut auſſi fort bien, à la priere de Cyrus : de ſorte qu’en moins d’un jour, il n’y eut plus de guerre en Armenie : les Vaincus & les Vainqueurs, furent d’un meſme party : & ſi la Princeſſe Mandane s’y fuſt trouvée, il n’y auroit plus eu rien à ſouhaiter. Mais comme on ne la trouvoit pas, la joye n’eſtoit que pour les Armeniens : & Ciaxare ; Cyrus ; le Roy d’Aſſirie ; & tous ceux qui s’intereſſoient en cette merveilleuſſe Princeſſe, n’en eſtoient pas plus heureux. On ſongea alors à faire une recherche generale, par toutes les deux Armeniez : Car comme cét Eſclave du Roy de Pont, avoit dit en mourant à la Princeſſe Araminte, que le Roy ſon Maiſtre alloit en Armenie : & que de plus la Princeſſe Mandane l’avoit eſcrit de ſa main : on ne pouvoit croire qu’elle n’y fuſt pas inconnuë, en quelque endroit que l’on ne sçavoit point. Cependant Harpage arriva d’Ecbatane, qui venoit advertir Ciaxare qu’il y avoit une ſi grande diſposition à la revolte parmy ces Peuples là, à cauſe de ſa longue abſence : qu’il eſtoit neceſſaire d’y envoyer une Perſonne qui euſt preſques l’authorité abſoluë, en attendant qu’il y peuſt aller. Cyrus reçeut Harpage avec beaucoup de bonté : ſe ſouvenant qu’il eſtoit en quelque façon cauſe & de ſa paſſion, & de la gloire qu’il avoit aquiſe ; puis que s’il n’euſt point eſté en Perſe, & qu’il ne luy euſt point donné le conſeil qu’il luy donna, peut-eſtre n’en ſeroit il jamais parti. Mais l’affaire qui l’amenoit ayant eſté miſe en deliberation, Cyrus qui vouloit obliger Aglatidas, propoſa de l’envoyer à Ecbatane : & de le forcer à prendre le Gouvernement de la Province des Ariſantins, qu’Otane n’avoit pas voulu accepter : s’imaginant bien meſme que comme il pouvoit alors eſperer la poſſession d’Ameſtris, puis que ſon Mary eſtoit mort, il ne refuſeroit plus une choſe qu’il n’avoit refuſée que parce qu’il ne vouloit plus vivre. Il fut donc reſolu qu’Aglatidas partiroit dés le lendemain, pour s’en aller à Ecbatane : qu’il meneroit Artabane aveques luy : & qu’il aſſureroit aux Peuples de Medie, que Ciaxare s’en retourneroit bientoſt. Au ſortir du Conſeil, Cyrus envoya querir Aglatidas, pour luy dire cette bonne nouvelle : qu’il reçeut ſans doute avec autant de joye, que Megabiſe en eut de douleur. Il remercia Cyrus avec des paroles ſi propres à exprimer ſa reconnoiſſance : qu’il eſtoit aiſé de voir, que la paſſion qui le poſſedoit n’eſtoit pas petite. Il luy teſmoigna pourtant avoir du deſplaisir de le quitter : & en effet il en avoit ſans doute autant, qu’un Amant qui va revoir ſa Maiſtresse en peut avoir. Cyrus l’aſſura qu’il auroit ſes dépeſches dés le ſoir : & l’embraſſant eſtroitement, ſouhaitez, luy dit il, mon cher Aglatidas, que je ſois bien toſt en eſtat de ne porter plus d’envie à la ſatisfaction que vous allez avoir de revoir voſtre chere Ameſtris. Je deſire de tout mon cœur, que vous la trouviez telle qu’elle doit eſtre ; c’eſt à dire auſſi fidelle, que vous me l’avez repreſentée aimable & parfaite. Artabane fut auſſi prendre congé de Cyrus : & le lendemain ces deux Amis s’en allerent enſemble à Ecbatane. Mais pour conſoler Megabiſe, Cyrus luy fit donner une des principales Charges de la Maiſon du Roy, qui n’avoit pas encore eſté remplie depuis qu’elle eſtoit vacante. Cette conſolation fut pourtant foible dans ſon eſprit, en comparaiſon de l’inquietude qu’il avoit, de ce qu’Aglatidas reverroit bientoſt Ameſtris : mais n’y sçachant que faire, il falut qu’il euſt patience. Ce jour là il vint encore nouvelle que Creſus armoit puiſſamment : & qu’il ſolicitoit tous les Peuples de l’Ionie de ſe ranger de ſon Parti. De ſorte que Cyrus voyant une occaſion ſi favorable de ſecourir le Prince Thraſibule, ne la voulut pas perdre : & le jour ſuivant il propoſa à Ciaxare, qu’en cas que le Roy de Lydie euſt quelque deſſein qui regardaſt ſes Eſtats, comme il y avoit beaucoup d’apparence, il eſtoit touſjours avantageux de faire diverſion, & d’occuper les Troupes Lydiennes en plus d’un lieu. Ainſi il fut reſolu, que le Prince Thraſibule, accompagné d’Harpage, qui avoit de l’experience, ayant ſuivi le feu Roy des Medes à toutes les guerres qu’il avoit faites, s’en iroit avec dix mille hommes paſſer en Capadoce : où Ariobante feroit faire de nouvelles levées, pour joindre à quelques Troupes que Ciaxare luy avoit laiſſées en partant de Sinope, pour tenir ce Royaume là en paix : que cette Armée eſtant ſur pied, Thraſibule en ſeroit General, Harpage commandant ſous luy : & que ſans avoir beſoin de nouveaux ordres, il pourroit au nom du Roy, & à celuy de Cyrus, punir ou pardonner ſelon qu’il le trouveroit à propos. Cependant comme Cyrus avoit une inquietude dans l’eſprit, qui luy perſuadoit que Mandane pouvoit eſtre partout, & que de par tout il en pouvoit venir des nouvelles : l’Amour qui eſt touſjours ingenieux, luy fit inventer la Poſte, qu’il eſtablit par toute l’eſtenduë des conqueſtes qu’il avoit faites : afin de pouvoir eſtre adverti en moins de temps, de tout ce que l’on pourroit aprendre de Mandane. Apres que Thraſibule eut pris congé de Ciaxare, la ſeparation de ce Prince & de Cyrus fut extrémement tendre & touchante : car depuis le premier jour qu’ils avoient combatu l’un contre l’autre, ils avoient conçeu tous deux une ſi haute eſtime de leur vertu, qu’il n’eſtoit pas poſſible que l’amitié que cette eſtime avoit fait naiſtre, ne fuſt extraordinairement forte. Les Noms de Mandane, & d’Alcionide, furent prononcez plus d’une fois à cette ſeparation, qui ſe fit en particulier : Thraſibule demanda pardon à Cyrus, de ce qu’il le quittoit auparavant qu’il euſt eu des nouvelles de ſa Princeſſe : & il l’aſſura que s’il euſt veû qu’il euſt encore eu des Ennemis à combattre, il auroit eu bien de la peine à s’y reſoudre. Cyrus de ſon coſté le pria tres civilement de l’excuſer, s’il n’alloit pas en perſonne, le remettre en poſſession de ſon Eſtat, & perſuader Alcionide d’obeïr au Prince Tiſandre. Cependant comme il creût que des Grecx aſſisteroient volontiers un Grec, Thimocrate, Philocles, & Leontidas, furent choiſis pour cela : & priez par Cyrus de vouloir le ſervir, en la perſonne de Thraſibule. Ils eſtoient trop braves, pour refuſer une occaſion de guerre : mais ils ne purent touteſfois ſe reſoudre à partir d’aupres de Cyrus, ſans en avoir beaucoup de douleur. Thimocrate luy dit en s’en ſeparant, qu’il voyoit bien que ſon deſtin n’avoit point changé : & que l’abſence feroit touſjours les plus grands ſuplices de ſa vie : eſtant certain qu’il ne s’eſloignoit de luy qu’avec un regret extréme. Philocles ſe pleignit encore fort obligeamment, de n’eſtre non plus aimé de Cyrus que de ſa Maiſtresse : puis que s’il l’euſt eſté, il l’euſt retenu aupres de luy. Et Leontidas faiſant ſon compliment ſelon ſon humeur, comme ſes Amis faiſoient le leur ſelon jeur fortune : luy dit qu’il ne regardoit avec gueres moins de jalouſie, tous ceux qui demeuroient aupres de ſa Perſonne, qu’il avoit autreſfois regardé les Amants d’Alcidamie. Apres ces premieres civilitez, où la galanterie avoit ſa part, ils donnerent cent teſmoignages effectifs de la paſſion qu’ils avoient de ſervir Cyrus, en la perſonne du Prince Thraſibule ; qui s’eſtoit fait ſi fort aimer de tous les Rois & de tous les Princes qui eſtoient dans cette Armée, qu’il n’y en eut pas un qui ne luy diſt adieu avec douleur. Il fut auſſi prendre congé du Roy & de la Reine d’Armenie ; des Princeſſes ſes Filles ; de la Princeſſe Oneſile ; de la Princeſſe Araminte ; & des Princes Tigrane & Phraarte : en ſuitte de quoy il partit avec les Troupes qu’Harpage devoit commander ſous luy : qui furent jointes à celles de Chipre, & à une partie des Troupes Ciliciennes que commandoit Leontidas, depuis la mort du Prince Artibie : de qui le corps fut renvoyé au Prince ſon Frere, avec tous les honneurs que l’on pouvoit rendre à un homme de ſa condition : mais avec priere de ſouffrir que Cyrus luy tinſt ſa parole : & qu’il le fiſt porter à Thebes, au meſme Tombeau de ſa chere Leontine. Cyrus chargea auſſi celuy des ſiens, qui fut conduire ce Corps, d’une Lettre pour le Prince de Cilicie, & d’une autre pour le Prince Philoxipe : avec ordre de paſſer en Chipre pour l’aſſurer de la continuation de ſon amitié, en allant ou en revenant de conduire à Thebes le Corps du Prince Artibie. Cependant toutes les recherches que l’on faiſoit de Mandane, tout le long de la Riviere d’Halis eſtoient inutiles : on aprenoit bien de quelques Peſcheurs qu’ils avoient veû un Bateau dans le temps qu’on leur marquoit, plein de Soldats, & où il y avoit des Femmes, mais ils n’en sçavoient pas d’avantage. De ſorte que Cyrus & le Roy d’Aſſirie ſouffroient tout ce que deux cœurs veritablement amoureux peuvent ſouffrir. Toutes les Victoires de Cyrus, ne le conſoloient point de cette cruelle abſence de Mandane : & toutes les pertes qu’avoit faites le Roy d’Aſſirie, ne partageoient point non plus ſon eſprit, qui n’eſtoit ſensible que pour Mandane ſeulement. Ils eſtoient donc fort occupez à cette inutile recherche, pendant laquelle les Chaldées voiſins des Armeniens & leurs ennemis, qui deſcendant de leurs Montagnes les incommodoient tres ſouvent furent ſoumis par Cyrus : qui en quatre jours les aſſujetit ; & les rendit heureux en les reconciliant avec les Armeniens, de qui ils avoient autant de beſoin que les Armeniens en avoient d’eux. De ſorte que de toutes parts il ſembloit que la Fortune vouluſt favoriſer Cyrus : car de toutes parts les Peuples luy obeïſſoient ſans peine : & ſoit par ſa valeur ou par ſa clemence, il eſtoit Vainqueur de tout le monde. Mais il ne le pouvoit eſtre de ſa propre douleur, qui ne luy donnoit point de repos : Il alloit quelqueſfois chercher à ſe pleindre & à eſtre pleint, aupres de la Princeſſe Araminte : qui de ſon coſté ſe pleignoit auſſi non ſeulement de ſes anciens malheurs, mais de la nouvelle paſſion de Phraarte, qui devenoit tous les jours plus violente : le ſupliant de ne la laiſſer pas en Armenie quand il en partiroit. Ciaxare s’affligeoit auſſi avec excés de la perte de ſa Fille : ainſi on peut dire, que jamais Vainqueurs n’ont vaincu avec moins de joye que ceux là. Cyrus meſme s’eſtonnoit quelqueſfois, de ce qu’Ortalque qui eſtoit allé conduire Marteſie & ſa Parente, ne l’eſtoit pas venu retrouver : & il craignoit qu’il ne fuſt arrivé quelque malheur à cette aimable Perſonne. Neantmoins Mandane occupoit preſques toutes ſes penſées : il eſtoit touſjours doux, civil, & obligeant : mais il eſtoit pourtant touſjours ſombre, reſveur, & melancolique. Le Roy d’Aſſirie ayant l’humeur plus violente, n’eſtoit pas ſeulement triſte, il eſtoit chagrin : & ſi ces deux Princes n’euſſent eu encore quelque eſpoir de retrouver Mandane, ils euſſent ſans doute vuidé les differens qu’ils avoient enſemble, ſans attendre davantage. Car il eſt certain qu’il y avoit des moments, où quand Cyrus penſoit que le Roy d’Aſſirie eſtoit cauſe de tous ſes malheurs, il ne pouvoit preſques ſe retenir : & il y en avoit auſſi où quand le Roy d’Aſſirie ſongeoit que peut-eſtre Mandane ne l’auroit point haï, ſi Cyrus ne l’euſt : point aimée : il renouvelloit dans ſon cœur, toute cette effroyable haine qu’il avoit euë pour luy, quand il ne le croyoit eſtre qu’Artamene, & qu’il n’eſtoit luy meſme que Philidaſpe.

Cependant toutes les intelligences qu’ils avoient l’un & l’autre en divers lieux, ne leur aprenoient rien de ce qu’ils vouloient sçavoir : & ce peu d’eſperance qu’ils avoient conſervée, eſtoit preſque entierement perduë, lors que le Roy d’Aſſirie fut adverti par un Agent ſecret qu’il avoit dans Suſe, qu’Abradate Roy de la Suſiane, en eſtoit parti avec des Troupes ſans que l’on sçeuſt où il alloit : qu’il menoit aveques luy la Reine ſa Femme, avec une Princeſſe eſtrangere, & un Prince que l’on ne connoiſſoit point : & qu’ ils prenoient le chemin des Matenes qui touchent l’Armenie & la Cilicie. Ce Prince n’eut pas pluſtost sçeu cette nouvelle, que comme l’on croit aiſément ce que l’on deſire, il ne douta preſques point que cette Princeſſe que l’on ne connoiſſoit pas ne fuſt Mandane : & que ce Prince inconnu, ne fuſt auſſi le Roy de Pont. De ſorte qu’allant en diligence pour en advertir Ciaxare, il rencontra Cyrus : qui luy voyant tant de marques de joye dans les yeux, ne pût s’empeſcher de luy en demander la cauſe. Si bien qu’encore que le Roy d’Aſſirie fuſt en quelque façon fâché de dire une bonne nouvelle à ſon Rival, il luy aprit pourtant ce qu’il croyoit sçavoir de la Princeſſe Mandane : ce qui donna d’abord une ſi grande joye à Cyrus. qu’il penſa embraſſer ſon plus mortel ennemy pour luy en rendre grace. Mais un moment apres, un ſentiment de douleur ſe meſla à la ſatisfaction qu’il avoit : voyant que Ciaxare entendroit parler de Mandane par ſon Rival pluſtost que par luy : car il ne douta point que ce ne fuſt elle ; tant à cauſe qu’il jugeoit que le Roy de Pont auroit bi ? creû trouver un Azile aupres d’Abradate, qui avoit touſjours haï les Medes : que parce que la Riviere d’Halis ſur laquelle on sçavoit bien que Mandane avoit eſté, traverſe en effect la Mantiane : & l’on sçavoit de plus, que les Matenes eſtoient alliez d’Abradate. Ainſi croyant ce que le Roy d’Aſſirie croyoit, il luy dit qu’il faloit en diligence advertir Ciaxare de la choſe, & monter à cheval à l’heure meſme : afin d’aller vers les frontieres d’Armenie, qui confinent avec la Mantiane, pour s’informer de la marche d’Abradate ; pour le ſuivre ; & pour le combatre. Ils furent donc enſemble chez Ciaxare, qui auſſi impatient qu’eux, leur dit, apres les avoir eſcoutez, qu’ils allaſſent promptement delivrer la Princeſſe Mandane. De ſorte que ſans perdre temps, on commanda deux mille Chevaux de la Cavalerie Medoiſe, qui eſtoit la meilleure de toutes : mille de celle du Roy d’Aſſirie, & mille Homotimes, qui eſtoient les meilleures Troupes d’entre les Perſans. Comme ils sçavoient par l’advis qu’on avoit reçeu, qu’Abradate ne menoit que deux mille Chevaux, ils n’en prirent que quatre mille, afin de le pouvoir plus toſt joindre : sçachant bien que la marche des grands Corps eſt touſjours fort lente. Ils n’en auroient pas meſme tant pris, n’euſt eſté qu’ils eurent peur d’eſtre contraints de ſe ſeparer, afin de trouver pluſtost ce qu’ils alloient chercher l’un & l’autre : tous les Princes & tous les Volontaires qui eſtoient à cette Armée furent à cette occaſion, à la reſerve des Rois de Phrigie & d’Hircanie, qui demeurerent aupres de Ciaxare. Tigrane & Phraarte n’y manquerent pas : & jamais il ne s’eſt veû de gens de guerre, partir avec un plus violent deſir de vaincre. Cyrus & le Roy d’Aſſirie avoient dans les yeux une fierté extraordinaire ; & l’on euſt dit qu’ils ſe tenoient ſi aſſurez de delivrer Mandane, qu’ils recommençoient deſja de ſe regarder comme ennemis. Ils agirent pourtant avec ſincerité de part & d’autre, & meſme fort civilement : mais malgré eux leurs regards deſcouvroient une partie des ſentimens de leur ame. Enfin ils prirent congé de Ciaxare : & chargez des vœux & des acclamations de tout le Peuple d’Artaxate, pour l’heureux ſuccés de leur entrepriſe, ils furent avec une diligence incroyable vers les frontieres d’Armenie, & juſques dans le Païs des Matenes, qui avoient alliance aveques tous leurs voiſins, & qui eſtoient demeurez en paix, malgré tout la guerre d’Aſie. Comme ils y furent arrivez, ils aprirent qu’Abradate avoit deſja paſſé, & qu’il alloit vers un coing de la Cilicie : ils sçeurent meſme qu’il y avoit pluſieurs Chariots pleins de Dames, que ces Troupes conduiſoient : de ſorte que leur ardeur ſe renouvellant encore par ces nouveaux advis, ils ſongerent comment ils feroient. Car par la route que tenoit Abradate, il y avoit une Riviere, le long de laquelle il faloit qu’il allaſt aſſez long temps : mais comme ils ne pouvoient pas sçavoir de quel coſté ſeroit Mandane, parce qu’ils sçavoient que les Troupes d’Abradate s’eſtoient ſeparées ; que les unes avoient paſſé un Pont & pris la droite de la Riviere, & que les autres eſtoient demeurées à la gauche, ils reſolurent de ſe ſeparer comme eux. Si bien que Cyrus donnant genereuſement la moitié de ſes gens à ſon Rival, & partageant meſme les Volontaires malgré qu’ils en euſſent ; ils tirerent au ſort, pour voir quel coſté ils prendroient : & Cyrus eut celuy qui eſtoit le plus loing de l’Armenie ; & le Roy d’Aſſirie eut l’autre. Mais auparavant que de ſe ſeparer, ils renouvellerent tous deux les promeſſes qu’ils s’eſtoient faites : de delivrer leur Princeſſe, ſans vouloir tirer aucun avantage de cette liberté, qu’ils ne ſe fuſſent batus enſemble : ainſi apres s’eſtre promis tout de nouveau une fidelité mutuelle, tous ennemis qu’ils eſtoient : ils ſe ſeparerent, & ſe ſuivant des yeux durant quelque temps, chacun ſouhaitoit dans ſon cœur, de pouvoir eſtre plus heureux que ſon Rival. Cyrus impatient de retrouver ſa chere Mandane, alloit à la teſte des ſiens, & les devançoit meſme bien ſouvent d’aſſez loing ; s’informant de ſa propre bouche à tous ceux qu’il rencontroit, s’ils n’avoient point veû paſſer de la Cavalerie & des Chariots. Les uns luy diſoient que ouy, les autres que non : & ſelon leurs differentes reſponses, l’ame de Cyrus avoit de la douleur ou de la joye. Il envoyoit auſſi à la gauche, car il avoit la Riviere à ſa droite, tantoſt Araſpe, tantoſt Feraulas avec quelques Cavaliers ; pour s’informer par les Villages de ce qu’il vouloit sçavoir : & par tous leurs divers raports, il eſtoit touſjours aſſuré qu’il avoit paſſé de la Cavalerie par ce lieu là : mais pour ces Chariots pleins de Dames, les uns diſoient toujours qu’il y en avoit, & les autres qu’il n’y en avoit pas. Il fut meſme advery en un certain endroit où il paſſa, que cette Cavalerie qu’il ſuivoit avoit quitté la Riviere, & avoit pris plus à gauche : de ſorte qu’il fut alors en diligence, par la route qu’on luy enſeignoit : & en effet il arriva en un lieu où comme tous les chemins eſtoient couverts de ſable, en voyoit encore les traces des chevaux toutes fraiches. Il avança donc aveque joye, apres avoir marché dix heures, juſques à ce que retrouvant la Riviere qu’il avoit quittée, il arriva au bout d’un Pont, où il s’arreſta : ne sçachant ſi en cét endroit les Troupes qu’il ſuivoit avoient repaſſé de l’autre coſté de l’eau ; ou ſi celles de l’autre coſté avoient paſſé de eluy où il eſtoit ; ou ſi celles marchoient encore ſeparément. Car comme il y avoit deſja huit ou dix ſtades que le chemin n’eſtoit plus ſablé, & qu’il eſtoit tout couvert de cailloux, on ne pouvoit plus remarquer la piſte des chevaux. Eſtant en cette peine, il paſſa de l’autre coſté du Pont : il envoya encore de ſes gens en divers lieux ; & touſjours inutilement : car on trouva bien quelques Maiſons, mais il n’y avoit perſonne dedans, ſi bien qu’il ne sçavoit à quoy ſe reſoudre. Neantmoins il jugea qu’il valoit mieux n’eſtre pas du meſme coſté qu’eſtoit de Roy d’Aſſirie : de ſorte que repaſſant de nouveau ce Pont, il continua de marcher le long de l’autre bord de la Riviere. Mais à peine eut il fait trente Stades, que Feraulas, qui alloit aſſez loing devant, trouva un homme qui venoit vers luy, qui luy dit qu’il avoit veû faire un grand combat à travers l’eau, il n’y avoit pas plus d’une heure, environ à vingt ſtades de l’endroit où ils eſtoient. Cyrus ayant sçeu la choſe, l’eſprit tout irrité que le Roy d’Aſſirie euſt eſté plus heureux que luy, retourna promptement ſur ſes pas ; repaſſa ſur ce meſme Pont où il avoit deſja eſté, & allant vers le lieu où ce Païſan diſoit avoir veu faire ce combat ; il n’eut pas fait quinze ſtades, qu’il trouva quelques Cavaliers morts : & avançant encore davantage, il vit comme un petit Champ de Bataille, tout couvert d’hommes & de chevaux morts ou mourants, & un Chariot renverſé & rompu. Cét objet luy donna une eſmotion ſi grande, que l’on n’en peut jamais avoir davantage : il cherche ; il regarde ; & trouve enfin un Perſan parmy ces bleſſez qui le reconnoiſt : & qui ſe trouvant en eſtat de pouvoir parler, ne le vit pas pluſtost, que l’apellant ; Seigneur, luy dit il, le Roy d’Aſſirie a delivré la Princeſſe, & fait fuir ceux des ennemis qui n’ont pas eſté taillez en pieces. Le Roy d’Aſſirie a delivré la Princeſſe ! dit Cyrus eſtrangement ſurpris, eh mon Amy sçais tu bien ce que tu me dis ? Ouy Seigneur, reprit il, & il l’emmene dans ſon Chariot : car celuy que vous voyez en eſt un autre qui s’eſt rompu : & l’on a mis les Femmes qui eſtoient dedans, dans celuy de la Princeſſe. Comme je n’ay eſté bleſſé qu’apres que le combat a eſté finy, & que s’a eſté par un de mes compagnons, qui vouloit avoir un cheval que j’avois gagné, j’ay fort bien veû que le Roy d’Aſſirie a fait grand honneur à cette Princeſſe, lors qu’il a aproché de ſon Chariot : & c’eſt ce qui eſt cauſe qu’il n’a pas pris le Chef de ces gens de guerre : parce qu’il n’a pas plus toſt eu ce Chariot en ſa puiſſance, qu’il ne s’eſt plus ſoucié du reſte. Cyrus aprenant cette nouvelle, eut en meſme temps la plus grande joye, dont un cœur puiſſe eſtre capable : & la plus grande douleur, qu’un veritable Amant puiſſe ſentir. Il aprenoit que ſa chere Mandane eſtoit delivrée : mais sçachant que c’eſtoit par ſon Rival, il en avoit une affliction extréme. De plus, il sçavoit que le Roy de Pont eſtoit échapé : ainſi il euſt bien voulu aller apres pour le combatre : neantmoins il ne pouvoit pas sçavoir que Mandane fuſt en la puiſſance du Roy d’Aſſirie, ſans y aller en diligence. Si bien qu’abandonnant le deſſein de pourſuivre un Rival infortuné, il prit celuy de ſuivre un Rival heureux. Il retourna donc encore une fois ſur ſes pas, apres avoir commandé que quelques uns des ſiens euſſent ſoin de ces bleſſez, & de la ſepulture de ces morts : & arrivant au bout de ce meſme Pont qu’il avoit deſja paſſé & repaſſé, il n’heſita pas beaucoup : car il ne creût pas que le Roy d’Aſſirie euſt quitté le coſté de le Riviere qu’il avoit pris : de ſorte qu’il alla tout droit vers le rendez-vous qu’ils s’eſtoient donnez en ſe ſeparant : mais il y fut l’eſprit ſi agité & ſi inquiet, qu’il n’eſtoit pas Maiſtre de ſes propres penſées. La nuit venant tout d’un coup, augmenta encore ſon chagrin, parce qu’il ne pouvoit plus aller ſi viſte : il fut meſme contraint de s’arreſter ; à cauſe qu’ayant abandonné le fil de l’eau afin d’aller par un chemin plus court, ſes Guides s’égarerent dans une foreſt de Cyprés vers le milieu de la nuit qui eſtoit fort obſcure : de ſorte que craignant de s’eſloigner de Mandane au lieu de s’en aprocher, il ſe reſolut d’attendre en ce lieu là, la premiere pointe du jour : auſſi bien ſes chevaux n’en pouvoient plus, ayant marché ſi longtemps ſans repaiſtre. Il fit donc faire alte à ſes gens ; & deſcendant de cheval il s’aſſit au pied d’un arbre, feignant de vouloir repoſer : mais en effet c’eſtoit pour ſe perſecuter luy meſme, par les cruelles agitations que ſon eſprit luy donnoit. Il y avoit des inſtants, où la joye en eſtoit pourtant la Maiſtresse abſoluë : car diſoit il en ſon cœur, Mandane eſt delivrée : elle eſt en lieu où je la verray bien toſt : & ſon Liberateur, pourſuivoit il, ne joüira pas longtemps de cette glorieuſe qualité, ſi mon courage ne trahit mon amour, & ne m’abandonne en cette derniere occaſion. Mais, ô Dieux, reprenoit il, pourquoy faut il que mon Rival ait delivré ma Princeſſe : & pourquoy faut il que vous me mettiez dans la neceſſité de haïr ſon Liberateur, & de m’affliger de la liberté de Mandane, que je deſirois ſi ardemment ? Cependant je ne sçaurois gouſter la joye de ſa delivrance toute pure : car enfin ce redoutable Rival luy a ſans doute deſja parlé de ſa paſſion : elle l’a remercié de ce qu’il a fait pour elle : & peut-eſtre que ce dernier office qu’il luy a rendu (qui ne luy a pourtant aparemment pas couſté une goute de ſang) ſera plus puiſſant dans ſon cœur, que tant de Combats que j’ay faits ; que tant de Batailles que j’ay données & gagnées pour elle ; & que tant de bleſſures que j’ay reçeuës. Ha divine Princeſſe, s’écrioit il, ſoyez un peu plus equitable, & regardez pluſtost le ſervice que le Roy d’Aſſirie vous a rendu, comme un ſimple effet de ſon bonheur, que comme une preuve fort extraordinaire de ſon affection. Mais apres tout, il l’a delivrée, reprenoit il ; & je voy, ce me ſemble, cette Princeſſe, luy donner mille marques de reconnoiſſance. Encore ſi j’eſtois aſſuré que cette admirable Perſonne euſt ſouhaité dans ſon cœur que ç’euſt eſté moy qui luy euſſe rendu ce bon office, j’en aurois quelque conſolation : Mais la liberté eſt un ſi grand bien, qu’il eſt tres difficile de n’aimer pas la main qui nous la donne. O Fortune, rigoureuſe Fortune, s’écrioit il, pourquoy n’as tu pas voulu que j’euſſe la gloire de rompre les chaines de ma Princeſſe ? Il ſemble, adjouſtoit il en luy meſme, que je ſois le plus heureux Prince de la Terre : je gagne des Batailles ; je conqueſte des Royaumes ; rien ne me reſiste ; tout m’obeït : & le Roy d’Aſſirie luy meſme eſt renverſé du Throſne, & contraint de ceder à la force de mon deſtin. Cependant ce Prince infortuné, eſt preſentement mille & mille fois plus heureux que Cyrus, qui paſſe pour le plus favoriſé des Dieux d’entre tous les hommes. Comment oſeray-je, reprenoit il, paroiſtre devant ma Princeſſe ? & comment pourray-je avoir aſſez de reſpect pour elle, pour ne teſmoigner pas au Roy d’Aſſirie l’impatience que j’ay de me voir aux mains aveques luy ? Quand il eſtoit dans Babilone, il m’eſtoit moins redoutable, qu’il ne me l’eſt preſentement : car enfin Mandane ne le pouvoit regarder en ce temps là, que comme ſon Raviſſeur : mais aujourd’huy il a bien changé de termes dans ſon eſprit : il eſt ſon Liberateur : & tout ce que j’ay fait pour elle, ne luy a jamais eſté ſi avantageux, que ce qu’il a fait aujourd’huy. Touteſfois, adjouſtoit il, je ſuis criminel, d’avoir de la douleur en un jour où ma Princeſſe a de la joye ; mais je ſerois inſensé, reprenoit cét amoureux Prince un moment apres, ſi la gloire de mon Rival m’eſtoit indifferente. Peut-eſtre, adjouſtoit il encore, que je m’abuſe : & que l’adorable Mandane eſtant toute juſte & toute equitable, ſe ſouviendra que ſi je ne la delivray pas en revenant des Maſſagettes, lors que je ſauvay la vie à ſon Raviſſeur ; ce fut parce que je ne la connoiſſois point. Que ſi depuis je ne l’ay pas encore delivrée en prenant Babilone : c’eſt parce que le Roy d’Aſſirie l’enleva une ſeconde fois : & que ſi je ne le fis pas non plus à Sinope, ce fut auſſi parce que le Prince Mazare la trompa pour ſon malheur & pour le mien. Ainſi conſiderant que le Roy d’Aſſirie a eſté ſon Raviſſeur des années entieres, pendant leſquelles je n’ay jamais ſongé qu’à la delivrer : il pourra eſtre que cette derniere avanture ne fera pas un ſi grand effet ſur ſon cœur. Non non, adjouſtoit il à l’inſtant, ne nous flattons point : les ſervices paſſez ſont bien peu de choſe, en comparaiſon des ſervices que l’on reçoit preſentement : & mille bonnes intentions inutiles ne ſont rien, à l’égal d’un bon office effectif, quoy qu’il n’aye pas couſté beaucoup de peine à celuy qui l’a rendu. Ainſi malheureux que je ſuis, je dois craindre aveques raiſon, que le Roy d’Aſſirie n’ait plus gagné aujoud’huy dans le cœur de Mandane, que Cyrus n’a fait en toute ſa vie. Apres, quand il venoit à conſiderer, qu’en tirant au ſort pour sçavoir de quel coſté de la Riviere il iroit, il avoit auſſi toſt pû aller du coſté qu’il eſtoit alors que de l’autre, il en eſtoit deſesperé : & toute ſa ſagesse, & toute ſa pieté, ne pouvoient l’empeſcher de murmurer contre le Ciel. Qu’ay-je fait juſtes Dieux, diſoit il, pour avoir merité cette infortune ? N’ay je pas conſervé vos Temples & vos Autels, pendant les guerres que j’ay faites ? Ne vous ay-je pas offert des vœux & des Sacrifices ? Ay-je eſté injuſte, cruel, & ſanguinaire ? j’ay aimé Mandane, il eſt vray : mais je l’ay aimée avec une pureté ſans égale. Je l’ay aimée paſſionnément, je l’avouë : mais l’ayant faite ſi accomplie, & me l’ayant fait connoiſtre, ſuis-je criminel de l’avoir aimée de cette ſorte, & la peut on aimer autrement ? Cependant vous me puniſſez du plus rigoureux ſuplice, dont le plus coupable de tous les hommes pourroit eſtre puny : je voudrois bien n’en murmurer pas, mais je ne puis m’en empeſcher. La fureur s’empare de mon eſprit ; la jalouſie que je ne connoiſſois preſques point, trouble ma raiſon ; & je ne puis ſouffrir enfin, que mon plus redoutable Rival, & mon plus mortel ennemy, ſoit le Liberateur de Mandane. Apres cela, impatient qu’il eſtoit, de voir que le jour ne paroiſſoit pas encore : il ſe leva, & remontant à cheval, malgré tout ce qu’on luy pût dire, il voulut que l’on marchaſt : mais pour en monſtrer l’exemple aux autres, il s’enfonça le premier dans l’eſpoisseur des tenebres : portant dans l’eſprit un chagrin plus noir que ne l’eſtoit l’obſcurité de cette ſombre nuit qui regnoit alors : & qui eſtoit cauſe que l’on ne pouvoit diſcerner aucuns objets, dans cette grande Foreſt.