Artamène ou le Grand Cyrus/Troisième partie/Livre premier

Auguste Courbé (Troisième partiep. 6-297).



Une ſi funeſte crainte ayant mis la fureur dans l’ame de tant de Princes, de tant de Rois, & de tant de perſonnes genereuſes : ils penſerent plus d’une fois perdre le reſpect qu’ils devoient à Ciaxare. Mais venant à conſiderer que les Gardes du Chaſteau dépendoient abſolument de Metrobate ; ils changerent de penſée, & en prirent une plus raiſonnable. Ils furent donc en diligence chez Hidaſpe, afin d’aviſer quel remede l’on pouvoit aporter à un mal ſi preſſant, & de ſi grande importance : puis qu’il s’agiſſoit de la vie du plus illuſtre Prince de la Terre. La crainte qu’ils avoient euë de ne pouvoir ſortir du Chaſteau, ſe trouva meſme mal fondée : Car Metrobate s’étoit contenté de faire donner les ordres du Roy aux portes de la Ville ; pour faire que perſonne n’euſt la liberté de venir du Camp à Sinope ; & que perſonne auſſi ne peuſt aller de Sinope au Camp. Tons ces genereux Protecteurs du plus genereux de tous les Princes, & meſme de tous les hommes ; ne furent pas pluſtost chez Hidaſpe, que cét illuſtre Perſan leur adreſſant la parole avec precipitation ; Seigneurs ; leur dit il, ſoit que vous regardiez Cyrus comme Artamene, ou Artamene comme Cyrus, vous eſtes tous obligez de le ſauver s’il eſt poſſible. Il n’y en a pas un d’entre vous qu’il n’ait obligé : & par conſequent pas un d’entre vous qui ne luy doive ſon aſſistance. Pour nous autres Perſans (dit il parlant d’Aduſius, d’Artabaſe, de Madate, & de luy) nous ſerions des laſches ſi nous n’eſtions pas reſolus de mourir tous pour ſauver ſa vie, ou pour vanger ſa mort. Mais, Seigneurs (s’il m’eſt permis de parler ainſi, dans l’ardeur du zele qui m’emporte) vous ſeriez tous injuſtes, pour ne pas dire ingrats, ſi vous ne faiſiez la meſme choſe que nous. Pour vous autres (adjouſta t’il regardant Ariobante, Megabiſe, & Aglatidas) qui eſtes nais ſubjets naturels de Ciaxare, quand l’intereſt de Cyrus ne vous toucheroit point, la gloire du Roy voſtre Maiſtre vous devroit touſjours toucher : & vous devriez faire toutes choſes poſſibles pour l’empeſcher de reſpandre un ſang, qui tout pur qu’il eſt, noirciroit ſa vie d’une tache ineffaçable. Soit donc que vous ſoyez Phrigiens, Hircaniens, Grecs, Aſſiriens, Medes, Caduſiens, Paphlagoniens, Capadociens, ou Perſans ; haſtez vous de reſoudre ce que nous avons à faire en une occaſion ſi preſſante : ou pour mieux dire encore, haſtons nous d’agir : & ne perdons pas un moment, de peur que Metrobate ne nous previenne. A peine Hidaſpe eut il achevé de parler, que tous ces Rois, tous ces Princes & tous ces Gens de qualité qui l’eſcoutoient, teſmoignerent qu’ils eſtoient reſolus d’employer les remedes les plus violens pour un ſi grand mal : & de hazarder mille fois leurs vies, pour ſauver celle de Cyrus. Ils chercherent donc dans leur eſprit, toutes les voyez imaginables de faire reüſſir leur deſſein : & dans l’ardeur du zele qui les tranſportoit, ils firent cent propoſitions differentes : & meſme quelques unes dont l’execution eſtoit impoſſible : tant il eſt vray que cét accident troubloit leur raiſon, & animoit leur courage : chacun cherchant ſeulement en cette rencontre à ſe ſignaler par le danger de l’entrepriſe. Les uns vouloient que l’on allaſt à force ouverte au Chaſteau demander Artamene : les autres que l’on joigniſt la ruſe à la force : les autres que l’on allaſt tuer Metrobate : quelques uns que l’on fiſt ſouslever le peuple : quelques autres que l’on fiſt avancer l’Armée : & tous enſemble que l’on agiſt, que l’on travaillaſt, & que l’on ſauvast Cyrus. Comme ils regardoient tous Ciaxare comme un Prince preocupé, & qu’ils eſtoient veritablement genereux ; ils ne ſongerent jamais à s’attaquer à la perſonne : mais ſeulement à tirer de ſes mains un Heros à qui il devoit toute la gloire de ſon regne, & la conqueſte de pluſieurs Royaumes. Enfin il fut reſolu que l’on taſcheroit de faire ſortir quelqu’un par deſſus les murailles de la ville avec des cordes : afin d’aller au Camp faire sçavoir aux Perſans, que le fils unique de leur Roy eſtoit en danger de mourir, s’ils ne le ſecouroient promptement : eſperant qu’en ſuitte toute l’Armée viendroit aux portes de Sinope : & que cela pourroit obliger Ciaxare à n’agir pas avec tant de precipitation. Que cependant Ariobante & Megabiſe retourneroient dans le Chaſteau, afin de les advertir s’ils pouvoient, de tout ce qui s’y paſſeroit : & de voir encore s’ils ne pourroient point fléchir le Roy. Que de leur coſté ils aſſembleroient tout ce qu’ils avoient d’Amis dans la ville, en attendant que l’Armée arrivaſt : pour ſe tenir preſts de tout entreprendre, s’ils aprenoient qu’il en fuſt beſoin : & pour ſouslever le peuple, s’il ne s’y trouvoit point d’autre remede. Mais ils connurent bien toſt que leurs ſoins n’eſtoient pas neceſſaires pour cela : car comme on les avoit veus ſortir en tumulte du Chaſteau, & qu’en traverſant les rues on les avoit entendu nommer pluſieurs fois Artamene, & parler comme des perſonnes qui avoient quelque choſe de faſcheux dans l’eſprit : en un moment tout le peuple de Sinope avoit paſſé de l’eſperance à la crainte, & de la joye à la douleur : de ſorte que l’on voyoit dans toute la ville une emotion ſi grande, qu’il n’y avoit perſonne qui fiſt ce qu’il avoit accouſtumé de faire. Les Artiſans ne travailloient plus ; les Femmes parloient en diverſes troupes parmi les ruës ; les Marchands alloient ſur le port raiſonner entr’eux ſur l’affaire dont il s’agiſſoit ; les gens de qualité alloient chercher chez ces Rois & chez ces Princes, à s’éclaircir de ce que l’on faiſoit au Chaſteau : & il y avoit une conſternation ſi tumultueuſe par toute la ville ; qu’il eſtoit aiſé de voir qu’on la feroit paſſer facilement à la revolte declarée. Ce qui augmentoit encore la confuſion, eſtoit l’ordre que Metrobate avoit donné, de ne laiſſer plus entrer ny ſortir perſonne : Car ceux qui eſtoient venus du Camp à la Ville y voulant retourner ; & ceux qui eſtoient allez de la Ville au Camp y voulant revenir ; ils ne pouvoient ſouffrir qu’on les en empeſchast. Les uns voulant faire effort pour rentrer, & les autres pour ſortir ; il y avoit un ſi grand vacarme aux portes, que le bruit s’en eſpandant par toute la ville, produiſit pourtant un bien. Car comme tous les Soldats que Metrobate avoit fait venir de Pterie, eſtoient occupez ou aux portes de la Ville, ou au Chaſteau ; il fut plus aiſé à Madate durant l’obſcurité de la nuit qui eſtoit ſurvenuë, de ſe jetter dans le foſſé, par un endroit de la muraille où l’on ne prenoit point garde. Il fut donc en diligence au Camp, faire sçavoir à tous les Perſans, qu’Artamene eſtoit Cyrus, & que leur Prince eſtoit preſt de mourir, s’ils n’expoſoient leurs vies pour ſauver la ſienne. Lors qu’il y arriva, il trouva deſja tout le Camp en émotion : par le retour de pluſieurs Capitaines, & de grand nombre de Soldats, que l’on n’avoit point voulu laiſſer entrer dans la ville : & qui diſoient qu’aſſurément l’on faiſoit mourir Artamene : & peut-eſtre auſſi tous leurs Chefs & tous leurs Princes. Madate trouva donc dans cette Armée toute la diſposition neceſſaire à la ſouslever : s’il rencontroit des Capitaines, c’eſt à vous, leur diſoit il, à ſauver l’invincible Artamene : vous qui avez partagé ſa gloire, & qu’il à tant favoriſez. S’il parloit à de ſimples ſoldats, c’eſt à vous mes compagnons, adjouſtoit il, à ſauver ce vaillant general, qui s’eſt toujours reſervé la plus grande part des plus grands perils, & qui n’en a jamais voulu avoir aucune à la magnificence du butin, dont il vous a enrichis. S’il voyoit des Phrigiens, il leur diſoit que le Roy leur Maiſtre leur commandoit d’aller à Sinope demander Artamene : s’il voyoit des Hircaniens, il leur diſoit la meſme choſe de la part du leur ; & ainſi à toutes les diverſes Nations dont cette grande Armée eſtoit compoſée. De ſorte que ce diſcours trouvant dans le cœur de tous les Capitaines & de tous les ſoldats une violente paſſion pour Cyrus (car nous ne le nommerons plus guere d’ores en avant Artamene) il n’eſt pas eſtrange ſi Madate alluma en un inſtant un grand feu, d’une matiere ſi diſposée à l’embraſement. Ce nom de Cyrus fut meſme bi ? toſt sçeu de toutes les troupes : Car les trente mille Perſans qui l’aprirent en un moment de leurs Capitaines à qui Madate le dit, le firent retentir par tout : & comme ſi ce grand Corps n’euſt eſté animé que d’un meſme eſprit, chacun ſe rangea ſous ſon Enſeigne, & demanda à eſtre conduit à Sinope. Le Nom d’Artamene & de Cyrus retentiſſent de Bande en Bande, & d’Eſcadron en Eſquadron : & plus de cent mille hommes enfin, parlent, à giſſent, & marchent, pour aller ſecourir celuy qu’ils regardent comme un Dieu, & dans la paix & dans la guerre.

Cependant la Troupe des Rois de Phrigie, & d’Hircanie, ſe groſſissoit à tous les momens dans la ville, de toutes les perſonnes de qualité qui eſtoient à Sinope, & de tous ceux que l’on ne vouloit pas laiſſer retourner au Camp : le peuple auſſi apres avoir ſimplement murmuré, commençoit de prendre les armes, & de s’aſſembler par Compagnies, en diverſes places de la ville. Ariobante & Megabiſe de leur coſté eſtoint au Chaſteau, où le trouble eſtoit encore plus grand que dans le Camp, ny dans Sinope. Metrobate faiſoit tout ce qu’il pouvoit pour obliger Ciaxare à prononcer le dernier arreſt de mort contre Cyrus : & Ciaxare faiſoit luy meſme tout ce qui luy eſtoit poſſible pour achever de s’y reſoudre. Ils voyoient pourtant bien l’un & l’autre les dangereuſes ſuites d’un ſi funeſte deſſein : Mais ſi l’un déguiſoit de pareils ſentimens : l’autre n’oſoit ſe les dire à luy meſme : tant la colere preocupoit ſon eſprit. Joint que le meſchant Metrobate pour deſtruire dans l’ame de Ciaxare toute la juſte crainte qu’il devoit avoir, d’un renverſement univerſel, en toute l’eſtenduë de ſon Empire par la mort de Cyrus, n’oublioit rien de tout ce qu’il croyoit capable de luy faire perdre cette apprehenſion. Seigneur, luy diſoit il, tous ces Rois & tous ces princes qui paroiſſent ſi ardans & ſi zelez pour le ſalut de Cyrus, ne le ſont que parce qu’ils croyent touſjours qu’il pourra ſortir de priſon, & qu’ils eſperent d’en eſtre un jour recompenſez par luy : Mais dés qu’il ſera dans le Tombeau, vous les verrez agir infailliblement d’une autre maniere. Les Courtiſans les plus fidelles, ne ſuivent les Favoris que juſques au bord du Cercueil : & ſi vous voulez faire ceſſer le tumulte du peuple ; diſſiper la faction des Grands ; & remettre le calme dans voſtre Armée ; vous n’avez qu’à faire mourir promptement Cyrus & Artamene tout enſemble : & à faire en ſorte que l’un ny l’autre de ces noms ne ſoit plus jamais prononcé. C’eſt une Victime neceſſaire, pour appaiſer l’orage qui s’eſt eſlevé : eſtant certain que Cyrus ne ſera pas pluſtost en eſtat de ne pouvoit donner ny crainte ny eſperance, que le deſordre ceſſera ; que vous ſerez veritablement Roy de pluſieurs Royaumes ; & paiſible poſſesseur de vos Couronnes. Un diſcours ſi violent & ſi injuſte, ne laiſſoit pas d’eſtre eſcouté favorablement de Ciaxare : Ce n’eſt pas que malgré luy il ne ſe ſouvinst encore de tous les grands ſervices que luy avoit rendu Cyrus, ſous le glorieux nom d’Artamene ; & de la tendre amitié qu’il avoit euë pour ce Prince : Mais il faiſoit effort pour s’oppoſer à tout ce que la juſtice & la pitié luy pouvoient inſpirer : & il n’eſcoutoit plus que la fureur & la vangeance. Tous ces priſonniers qui eſtoient en divers lieux dans le Chaſteau, eſtoient un peu eſtonnez de voir que l’on avoit changé leurs Gardes : & qu’on les traitoit beaucoup plus mal qu’à l’ordinaire. Ils entendoient meſme un fort grand bruit, qui leur donnoit de la crainte & de l’eſperance : Marteſie n’entendoit jamais ouvrir la porte de ſa chambre qu’elle n’euſt des penſées de mort & de liberté tout enſemble : Chriſante de qui l’ame eſtoit ineſbranlable, ſe preparoit à tout d’un viſage égal : Feraulas ſans ſonger à luy, ne penſoit qu’à ſon cher Maiſtre : Andramias accouſtumé de commander aux autres, ſouffroit impatiemment d’eſtre commandé : Araſpe portoit ſes fers en patience : Artucas ſans ſe repentit du ſervice qu’il avoit rendu à Cyrus, ſouffroit ſa priſon ſans murmurer : & Ortalque qui eſtoit un ſerviteur tres fidelle trouvoit quelque conſolation dans ſon infortune, lors qu’il penſoit en luy meſme que c’eſtoit pour ſon illuſtre Maiſtre qu’il ſouffroit. Cependant Cyrus qui voyoit beaucoup d’aparence que l’eſpoir qu’on luy avoit donné de ſa liberté, ſeroit bien toſt ſuivi d’une mort violente, donnoit toutefois toutes ſes penſées à ſa Princeſſe, & ſans accuſer Ciaxare, ſans murmurer de ſon injuſtice, il ſouhaittoit ſeulement que Mandane peuſt eſtre heureuſe apres ſa mort. Ce ſouhait n’eſtoit pourtant pas ſi toſt fait, qu’il s’en faloit peu qu’il ne s’en repentiſt : car, diſoit il en luy meſme tous les ſervices que j’ay rendus ; toutes les peines que j’ay ſoufertes, ne meritent elles pas quelques ſoupirs de ma Princeſſe, & quelque leger ſouvenir de la plus reſpectueuse paſſion qui ſera jamais ? Ouy, ouy, divine Mandane, reprenoit il, je puis pretendre à la gloire d’eſtre pleuré de vous ſans vous offencer : puis que vous avez autrefois eu la bonté de m’avoüer que la nouvelle de ma mort vous avoit couſté quelques larmes. Mais je ſerois pourtant injuſte, ſi je voulois que ma perte troublaſt tout le repos de voſtre vie : vivez donc ſi je meurs ſans perdre abſolument le ſouvenir du trop heureux Artamene, & du malheureux Cyrus : mais vivez pourtant en repos, & n’abandonnez pas voſtre ame à la douleur. Ce ſentiment tendre & paſſionné, n’eſtoit neantmoins pas long temps dans ſon cœur ſans eſtre interrompu par un autre : & il y avoit des momens, où l’image de Mandane toute en pleurs, & toute deſesperée de ſa mort, luy donnoit quelque triſte conſolation, & luy faiſoit trouver de la douceur dans les horreurs du Tombeau. Mais pendant que cét illuſtre Priſonnier ne donnoit toutes ſes penſées qu’à Mandane, toutes choſes eſtoient en une confuſion eſtrange : Metrobate reçeut nouvelle ſur nouvelle tant que la nuit dura, que toute la Ville eſtoit en armes ; que toute l’Armée marchoit vers Sinope ; que les Rois de Phrigie & d’Hircanie avoient un gros de gens conſiderable ; & qu’il y avoit peu d’apparence que le Roy peuſt trouver obeïſſance aucune, ny parmy le Peuple, ny parmy les Soldats, ny parmy les Capitaines. En cette extremité il fit un dernier effort pour obliger Ciaxare à faire mourir Cyrus : & en effet le Roy ſembla s’y reſoudre, & n’avoir plus d’autre intention. Metrobate avoit envoyé ordre à Artaxe, de luy envoyer encore deux mille hommes la prochaine nuit, par un chemin deſtourné qui eſtoit le long de la mer, par où les Troupes de l’Armée ne pouvoient pas l’empeſcher : & c’eſtoit la raiſon pourquoy il ne precipitoit pas encore ſi fort la choſe. Neantmoins entendant augmenter de plus en plus un grand bruit ; recevant continuellement de nouveaux advis de l’augmentation du deſordre : & la pointe du jour luy faiſant voir de ſes propres yeux l’eſtat où eſtoient les choſes ; il perſuada ſi bien Ciaxare, qu’il eſtoit tout preſt de dire qu’on allaſt faire mourir Cyrus ; lors qu’on vint l’advertir que le ſage Thiamis l’un des Sacrificateurs du Temple de Mars, qui s’eſtoit fortuitement trouvé enfermé dans la Ville, venoit à la teſte de tous les Mages de Sinope, & qu’il demandoit à parler à luy. Metrobate voulut alors empeſcher ce Prince de l’eſcouter : Mais un ſentiment ſecret força Ciaxare à ne ſuivre pas le Conſeil de ce méchant homme : & à vouloir entendre Thiamis. L’ordre eſtant donc donné de le faire entrer, ce venerable Vieillard ſuivi de pluſieurs Mages, avec les habillemens dont ils ſe ſervoient aux Temples dans les deüils publics ; parut devant le Roy avec beaucoup de reſpect & de hardieſſe tout enſemble : & le regardant avec des yeux où la melancolie eſtoit peinte ; mais dans leſquels il y avoit pourtant je ne sçay quelle ſevere majeſté, qui inſpiroit de la crainte, & de la veneration, il luy parla en ces termes.


DISCOURS DE THIAMISA CIAXARE.

Seigneur, comme nous devons eſtre les plus fidelles Sujets des Rois nos Maiſtres, nos devons eſtre auſſi les plus hardis, a leur annoncer les veritez importantes au bien de leur Eſtat & de leur Perſonne, quand l’occaſion s’en preſente : C’eſt pourquoy ſans, craindre de vous dépluire, & inſpiré par les Dieux, je viens ſupplier voſtre Majeſté de m’entendre : mais de m’entendre ſans preoccupation. Il y va Seigneur, non ſeulement de voſtre gloire, mais de voſtre Empire ; mais du ſalut de pluſieurs Royaumes ; mais de celuy de toute l’Aſie ; mais de voſtre propre falut. C’eſt pourquoy je vous conjure encore une fois, de m’eſcouter favorablement, & de ne m’interrompre point. J’ay sçeu Seigneur, par la voix publique, qu’Artamene eſt Cyrus : c’eſt à dire ce Prince de qui la naiſſance a eſte precedée par tant de prodiges ; & pour qui le Ciel & la Terre ont interrompu l’ordre de tout l’Univers. Les Temples plus fermes & les plus ſuperbes en ont eſté ébranlez : les lumieres de pluſieurs Lampes ſe ſont confondues & raſſemblées miraculeuſement en une ſeule lumiere : Le Soleil meſme s’en eſt eclipſé : ſa ſplendeur & ſa chaleur s’en ſont en ſuitte redoublées : toutes les Victimes ont annoncé ſa Grandeur : & tous les Aſtres l’ont marquée en caracteres d’or. Enfin Seigneur, nous avons veû des choſes, qui ne nous permettent pas de douter, que la perſonne de Cyrus, ne ſoit une perſonne extraordinaire : & une perſonne de qui la vie ne doit point eſtre ſous la juriſdiction des Rois de la Terre. Je sçay bien que vous me pouvez dire, qu’il ſemble fort eſtrange de voir interceder pour ſa vie des hommes qui par vos ordres ont offert plus d’une fois des Sacrifices, pour remercier les Dieux de ſa mort. Mais Seigneur, c’eſt par là que je pretens vous faire connoiſtre que la prudence humaine eſt une aveugle, qui nous égare en penſant nous bien conduire : & que ce n’eſt point aux hommes à vouloir penetrer dans les ſecrets du Ciel. Il eſt certain, Seigneur, que les Mages d’Ecbatane voyant que les Dieux annonçoient un grand changement en toute l’Aſie, ont creû qu’elle eſtoit menacée d’un grand mal : de ſorte que lors qu’il vint nouvelle de la pretenduë mort de celuy que l’on croyoit qui le devoit cauſer ; l’on en remercia les Dieux, comme de la mort d’un Prince qui devoit, ce nous ſembloit, ſe ſervir d’injuſtes voyes pour vous renverſer du Troſne, & eſtre le plus grand Tiran du monde. Mais aujourd’huy, que nous connoiſſons qu’Artamene eſt Cyrus, nous voyons clairement que nous nous ſommes abuſez : & que tant de ſignes & tant de prodiges ne nous ont eſte donnez, que pour nous faire eſperer la naiſſance du plus Grand Prince de la Terre ; que pour nous faire attendre un bonheur infiny ; & non pas pour nous menacer d’une ſupréme infortune. En effet, qu’à fait l’illuſtre Artamene de puis le premier jour qu’il aborda à Sinope, & que j’eus le bonheur de le voir dans noſtre Temple ; Pour moy en mon particulier, je sçay bien que ſa valeur nous a plus donné de matiere de Sacrifices, pour remercier les Dieux des victoires qu’il a remportées pour vous, qu’il n’y en a eu en Capadoce, en Galatie, & en Medie depuis quatre ſiecles. Les Dieux Seigneur, n’ont pas permis qu’il vous ait ſauve la vie, pour vous rendre Maiſtre de la ſienne : il n’eſt pas nay voſtre Sujet ; & vous le devez traiter comme voſtre égal. Si l’illuſtre Cyrus n’eſtoit pas fils de Roy, & qu’il fuſt nay dans vos Eſtats, vous pourriez diſposer abſolument de ſa fortune & de ſa vie ; ſans en rendre compte qu’aux Dieux : mais il eſt nay Sujet d’un autre Prince qui eſt ſon Pere : & vous ne devez pas uſurper une authorité qui ne vous apartient point. Joint qu’apres tout, Seigneur, ces Perſonnes eminentes que les Dieux promettent, & que les Dieux envoyent pour leur propre gloire, doivent eſtre Perſonnes ſacrées & inviolables. Quand nous nous ſommes reſjoüis de la fauſſe nouvelle de la mort de Cyrus, nous croiyons qu’il deuſt eſtre méchant, & nous le croyons mort par un naufrage, & par la permiſſion des Dieux, ſans y avoir rien contribué de noſtre part : mais aujourd’hui que nous sçavons que Cyrus eſt le plus vertueux d’entre les hommes, & le plus Grand Prince du monde ; c’eſt à nous à le reverer, & non pas à le faire mourir. Enfin Seigneur, quand je ſonge à ce qu’il a fait pour vous ; quand je penſe qu’il a ſauvé la Capadoce en vous ſauvant la vie ; qu’il a tant gagné de Batailles ; tant aſſujetti de Rois ; tant pris de Villes : & que la ſuperbe Babilone qui aſpiroit à la Monarchie univerſelle, a eſté ſoumise par ſa valeur ; j’avouë que je ne puis comprendre par quel mouvement vous agiſſez : Vous, dis-je Seigneur, de qui nous avons touſjours admiré la prudence & la bonté. Mais, me direz vous, pourquoy le ſonge d’Aſtiage luy a t’il predit que Cyrus regneroit en Aſie ? Pourquoy cette Statuë qui repreſentoit un Amour, & qui demeura debout dans ce Temple, dont les fondemens furent ébranlez, marqua t’elle la fermeté de ſa domination ? Pourquoy ces lumieres r’aſſemblées ſignifierent elles que toute puiſſance ſeroit reünie en la ſienne ? Pourquoy le Soleil s’éclipſa t’il, pour reparoiſtre apres avec plus de lumiere & plus de ſplendeur qu’auparavant, ſinon pour faire voir que quand il auroit eſteint toute autre puiſſance, la ſienne ſeroit infiniment plus grande, que toutes les autres ne l’ont eſté ? Pourquoy me direz vous toutes ces choſes, ſinon pour marquer que c’eſtoit un Prince redoutable, dont la perte eſtoit a deſirer ; Non Seigneur, ne vous y abuſez pas : les Dieux donnent de l’eſperance, auſſi bien que de la crainte : ils font des promeſſes comme des menaces : & s’ils ont entendu que Cyrus regneroit, ils ont entendu que ce ſeroit par de juſtes voyes. Ils ont annoncé ſa naiſſance, comme celle du plus grand Conquerant du monde : de qui l’illuſtre main a planté des Lauriers ſur tous les fleuves de l’Aſie : comme celle d’un Prince qui eſt l’amour de toutes les Nations : qui ſurmonte tout ou par la force, ou par la douceur : Mais qui au milieu de tant de Victoires & de tant de Conqueſtes, eſt Maiſtre de ſon ambition : & ſoumet à vos pieds tous ſes Triomphes, & toute ſa gloire. De ſorte Seigneur, que pour accomplir la volonté des Dieux, il faudra que Cyrus regne par voſtre moyen : & je ne sçache nulle autre explication à donner a tous ces prodiges, ſinon que vous ferez un jour regner Cyrus, en luy donnant la Princeſſe Mandane, qui eſt voſtre unique heritiere. Je voy bien que mon diſcours vous irrite, au lieu de vous appaiſer : cependant je ſuis obligé de vous dire de la part des Dieux que je ſers, & que j’ay conſultez par des Sacrifices extraordinaires, depuis la priſon de ce Prince ; que ſi vous le faites mourir, vous renverſerez voſtre Empire ; vous rendrez tous vos Sujets eſclaves de vos ennemis ; & peut-eſtre meſme que…..

Comme Thiamis alloit continuer ſon diſcours & que Ciaxare irrité de la hardieſſe de ſes paroles l’alloit interrompre : l’on entendit un grand redoublement de cris, dans une grande Place qui eſtoit devant la porte du Chaſteau. Ariobante & Megabiſe furent à un Balcon qui y reſpondoit, & virent que c’eſtoit une multitude eſtrange de Peuple & de Soldats meſlez enſemble ; ſans ordre & ſans Chefs, qui demandoient Artamene. Une action ſi hardie obligea encore Thiamis à vouloir dire quelque choſe au Roy : mais il le rebuta tout en colere, & parut encore plus irrité. De ſorte qu’Ariobante envoya Megabiſe adroitement advertir le Roy de Phrigie, que rien ne fléchiſſoit Ciaxare. Cependant quoy que Thiamis euſt eſté refuſé, il ne voulut point ſortir du Chaſteau, & demeura dans une autre chambre : eſperant touſjours de trouver quelque moment favorable, qui le feroit mieux eſcouter. Durant cela Metrobate fut adverty que l’Armée entiere eſtoit aux portes de la Ville, qui vouloit qu’on les luy ouvriſt : il voulut d’abord cacher cette mauvaiſe nouvelle au Roy, mais il falut enfin qu’il la sçeuſt : de ſorte que ce Prince fut en un eſtat le plus eſtrange que l’on ſe puiſſe imaginer. Il eſtoit dans un Chaſteau avec peu de monde, & dans une Ville ſouslevée, de qui les portes eſtoient gardées par des gens qui eſtoient veritablemen à a luy : mis qui eſtoient attaquez dehors par une Armée de cent mille hommes, & dedans par une grande partie des habitans. Cependant dans l’aveuglement où il eſtoit, il accuſoit encore Cyrus de tous ces malheurs : & ne conſideroit pas qu’il n’en eſtoit que la cauſe innocente. Jamais il ne s’eſt rien veû de pareil, ny au dehors ny au dedans d’une ville : toute l’Armée faiſoit retentir l’air du glorieux nom d’Artamene, & de celuy de Cyrus : les Soldats de Metrobate qui deffendoient les Murailles, n’avoient pas peu d’occupation : car on voyoit à la fois cent échelles dreſſées contre ces Murs, ſur leſquelles des Soldats couverts de leurs Boucliers, & formant cette eſpece de Bataillon que les Anciens appelloient Tortuë, ſe preſſoient pour monter & pour gagner le haut, malgré la reſistance des autres. Quelques uns tomboient, & faiſoient tobmer ceux qui les ſuivoient : quelques autres plus fermes & plus heureux, renverſoient leurs ennemis ; s’acrochoient aux Creneaux, & demeuroient apres en eſtat de combattre ſur la Muraille, pour faciliter l’entrée de la Ville à leurs compagnons par cét endroit. Que ſi la valeur de ceux qui eſcaladoient les Murs eſtoit grande, celle de ceux qui portoient les Beliers aux Portes ne l’eſtoit pas moins. Le nom d’Artamene eſtoit le ſignal qui regloit le furieux mouvement de ces terribles Machines ; que mille bras animez par des cœurs qui deſiroient ſauver Cyrus, pouſſoient avec une violence extréme : ce qui n’empeſchoit pas toutefois, que le mouvement n’en fuſt auſſi égal & auſſi reglé, que ſi un ſeul bras les euſt fait agir : tant il eſt vray que lors que des Soldats ſervent par inclination ils ſervent bien. Cette force unie & ramaſſée de tant de perſonnes zelées pour le ſalut de Cyrus, donnoit de ſi grands coups, que non ſeulement les Portes, mais toutes les Murailles en eſtoient ébranlées : & le ſon retentiſſant de ces Beliers, dont la teſte eſtoit de ce Cuivre fin, que l’on appelloit or de Corinthe ; avoit quelque choſe de ſi terrible, que le bruit du Tonnerre ne l’eſt gueres davantage. Plus de cent de ces Machines de guerre, que l’Antiquité apelloit des Baliſtes & des Catapultes, jettoient inceſſamment ſur les Murailles & dans la Ville, une greſle de dards & de pierres : en vain l’on tiroit ſur les Soldats qui montoient aux eſchelles, & ſur ceux qui pouſſoient les Beliers : puis qu’il n’y en avoit pas pluſtost un de mort, qu’il y avoit preſſe à prendre ſa place. Le dedans de la Ville n’eſtoit pas plus tranquile que le dehors : & tout le Peuple eſtoit ſi animé, que l’on ne peut rien imaginer de ſi terrible. Les Rois de Phrigie & d’Hircanie euſſent bien voulu que les affaires n’euſſent pas pris une face ſi eſtrange ; & ils eſtoient au deſespoir d’eſtre contraints de ſe ſervir d’un remede ſi dangereux : n’y ayant rien au monde de plus à éviter, que la rebellion des Peuples. Mais il faloit bien lors tolerer, ce qu’on ne pouvoit empeſcher : ils ne laiſſoient pas toutes fois de retenir cette populace autant qu’ils pouvoient : croyant touſjours qu’il ſuffisoit pour ſauver Cyrus, de donner quelque ſentiment de crainte à Ciaxare. Cependant en fort peu de temps les Portes de la Ville furent rompuës, & les Murailles abandonnées par ceux qui les deffendoient : qui ne sçachant où ſe retirer, furent tuez & par ceux de dehors, & par ceux de dedans auſſi. Cette grande Armée entrant donc avec violence dans Sinope par divers endroits, & ne s’arreſtant point à piller les Maiſons, le Chaſteau ſe trouva en un moment environné de tant de monde, que la ſeule veuë en faiſoit fremir. Metrobate n’euſt plus ſonge qu’à la fuite, s’il en euſt pû trouver les moyens : mais le Peuple gardoit auſſi bien du coſté de la mer que du coſté de la terre ; de ſorte que Ciaxare luy meſme ne penſoit plus qu’à mourir en ſe deffendant, apres avoir fait mourir Cyrus. C’eſtoit en vain que Thiamis & Ariobante vouloient parler : car ce Prince n’eſcoutoit plus rien que ſa fureur & ſon deſespoir. Cependant Metrobate le plus méchant d’entre les hommes, ne sçachant plus que faire, ny qu’imaginer, s’en alla dans la chambre de Cyrus, & contrefaiſant le pitoyable & le genereux, il luy dit que s’il vouloit luy donner ſa parole, de faire deux choſes qu’il luy diroit, il le mettroit en liberté. Ce Prince n’ayant voulu luy rien promettre, qu’il ne sçeuſt auparavant ce qu’il deſiroit de luy : il fut enfin contraint de luy dire, que ce qu’il ſouhaittoit en cette rencontre eſtoit qu’il luy donnaſt le Gouvernement de Pterie pour ſa ſeureté, & qu’il ſe deffiſt de Ciaxare : s’offrant de luy en donner les moyens, & d’executer meſme la choſe. Car Seigneur, luy dit ce méchant homme, c’eſt le ſeul chemin qui vous reſte d’éviter la mort, & de vous rendre Maiſtre de toute l’Aſie. Une propoſition ſi criminelle, donna tant d’horreur à Cyrus, qu’il chaſſa Metrobate de ſa chambre avec injure : & par bonheur un des Soldats qui gardoient cét illuſtre Priſonnier, & qui ſe trouva genereux, entendit toute cette converſation. Ce traiſtre voyant donc qu’il ne sçavoit que faire, ne ſongea plus qu’à perir, & qu’à faire perir avecque luy, tout ce qui eſtoit dans le Chaſteau : Neantmoins comme il s’imaginoit touſjours, que peut-eſtre pourroit il arriver quelque choſe, où la perſonne de Cyrus luy pourroit ſervir, il ne ſe haſtoit pas de le faire tuer comme il le pouvoit. Cependant le bruit ſe redouble : c’eſt en vain que les Rois & les Princes veulent retenir les Soldats : car comme la plus grande partie d’entre eux n’eſtoient pas nais Sujets de Ciaxare ; qu’ils eſtoient de Peuples nouvellement aſſujettis ; & qu’ils eſtoient animez par les trente mille Perſans, qui vouloient delivrer leur Prince ; ils n’avoient pas dans le cœur ce profond reſpect qui doit eſtre ineffaçable de l’ame des Sujets, quels que puiſſent eſtre leurs Rois : De ſorte que tout eſtoit preſt d’aller à l’extréme violence. Ils apportoient deſja des échelles : & je penſe qu’ils euſſent meſme aporté du feu pour embraſer le Chaſteau, s’ils n’euſſent eu peur de bruſler Cyrus, en bruſlant ceux qui le vouloient perdre. Cent hommes portant un Belier, eſtoient deſja preparez pour s’avancer vers la porte du Chaſteau, ſoutenus de deux mille autres pour donner l’aſſaut, quand la bréche ſeroit faite ; & ceux-cy de plus de cent mille : lors que l’on entendit un grand bruit vers la main gauche, qui dans la confuſion des voix, ne laiſſoit pas de faire connoiſtre malgré le tumulte, que c’eſtoient des cris d’allegreſſe. Un moment apres, les Rois de Phrigie & d’Hircanie, accompagnez de Perſode, d’Artibie, d’Aduſius, d’Artabaſe, du Prince de Paphlagonie, de Thimocrate, de Philocles, & de beaucoup d’autres ; virent paroiſtre Thraſibule, Hidaſpe, Aglatidas, & le fidele Orſane, qui conduiſoient Cyrus, qu’ils avoient delivré heureuſement par une feneſtre de ſa chambre, qui donnoit dans les foſſez du Chaſteau, dont ils avoient arraché les grilles, un moment apres que Metrobate l’avoit quitté. Cette veuë fit un effet prodigieux : & tout ce qu’il y eut d’hommes en ce lieu là, prononcerent le nom de Cyrus, ou celuy d’Artamene : parce qu’ils luy donnoient encore indifferemment l’un & l’autre.

Cependant ce Prince genereux, apres avoir veû d’un coup d’œil les Eſchelles, les Beliers, & tous les apreſts faits pour l’attaque du Chaſteau ; ſans rien dire de ſon intention à ſes illuſtres Amis, comme il fut arrivé dans la Place l’Eſpée à la main (car on luy avoit donné une en le delivrant) tout d’un coup ſe ſeparant de ceux qui l’environnoient, & qui le vouloient ſalüer : il s’eſlança vers la porte du Chaſteau : ſi bien que Ciaxare qui s’eſtoit mis à un Balcon pour voir quelle eſtoit la cauſe des cris de joye que l’on entendoit ; vit que Cyrus s’eſtoit ſeparé de ſes Liberateurs : & s’eſtoit mis, comme je l’ay deſja dit, devant la porte du Chaſteau, en poſture de le vouloir deffendre, contre ceux qui n’avoient entrepris de l’attaquer que pour ſa liberté. Cette action qui fut veuë de cent mille perſonnes differentes, cauſa une pareille admiration en leur ame, & ſuspendit les actions de tous également. Ciaxare ne sçavoit pas trop bien ſi ce qu’il voyoit eſtoit veritable, luy qui croyoit un moment auparavant que Cyrus eſtoit priſonnier. Cependant ce genereux Prince s’approchant touſjours davantage de cette Porte ; tenant ſon Eſpée d’une main, & faiſant ſigne de l’autre qu’il vouloit parler : il ſe fit en un inſtant un auſſi grand ſilence, que le bruit avoit eſté tumultueux. Ne penſez pas mes Liberateurs (dit il à Thraſibule, à Hidaſpe, à Aglatidas, & à Orſane) que j’aye accepté la liberté pour m’en ſervir contre le Roy : Non non, je n’aime pas ſi peu la gloire que je ne la prefere à la vie ; & ſi je ſuis ſorti de priſon, ç’a eſté mes Compagnons (dit il en regardant les Soldats) pour venir vous aprendre à reſpecter mieux voſtre Maiſtre. Ne me forcez donc pas à me ſervir contre vous, de cette meſme Eſpée qui vous a quelquefois rendus Victorieux : obeïſſez, obeïſſez aveuglément aux commandemens du Roy : & s’il vous demande ma teſte, il la luy faut donner ſans repugnance. Quoy (adjouſta t’il encore, en redoublant l’ardeur avec laquelle il parloit) vous ay-je apris à vous rebeller contre voſtre Roy ? Et avez vous veû en quelqu’une de mes actions, que je fuſſe capable d’approuver ce que vous faites ? Non non, ne vous y trompez pas : je ne sçaurois vous eſtre obligé d’une action ſi criminelle : & qui me rend coupable auſſi bien que vous : Car enfin apres ce que vous avez fait, je ne ſuis plus innocent : & je trouve que ſans injuſtice le Roy peut faire mourir un homme, qui ſousleve tous ſes Sujets contre luy. Poſez donc les armes ; & ſi vous me voulez ſervir : que tous les Soldats retournent au Camp ; que tous les habitans aillent en leurs Maiſons : & je m’en retourneray prendre mes fers ; apres avoir demandé voſtre grace au Roy. Cyrus ayant ceſſé de parler, il ſe fit un grand bruit dans cette Place : ceux qui n’avoient pas entendu ce qu’il avoit dit, le demandoient aux autres : ceux qui l’avoient oüy, en pouſſoient des cris d’admiration : & tous enſemble diſoient pourtant, qu’il faloit mourir mille & mille fois, pluſtost que de le laiſſer perir. Voyant donc qu’on ne luy obeïſſoit pas, il ſe tourna alors vers le Chaſteau ; & hauſſant la voix autant qu’il pût, en regardant vers le Balcon où eſtoit Ciaxare : Commandez Seigneur, luy dit il, commandez que l’on me laiſſe entrer, afin que je puiſſe mourir en vous deffendant contre vos Sujets rebelles. Traſibule, Hidaſpe, & Aglatidas, qui eurent peur qu’en effet on ne le repriſt, voulurent ſe ranger aupres de luy : mais les regardant avec beaucoup d’émotion, Non, leur dit il, trop genereux Amis, n’aprochez pas davantage : ſi vous ne voulez que ne pouvant me reſoudre de tourner la pointe de mon Eſpée contre vous, je la tourne contre moy meſme. Pendant que ces choſes ſe paſſoient dans cette Place avec tant d’agitation, il y en avoit encore davantage dans l’ame du Roy : car au meſme inſtant qu’il eut veû Cyrus en la genereuſe poſture où il s’eſtoit mis, un Soldat venant ſe jetter à ſes pieds, Seigneur, luy dit il, l’illuſtre Priſonnier que mes Compagnons & moy gardions s’eſt échapé : mais s’il m’eſt permis de le dire, Voſtre Majeſté ne doit pas eſtre en peine : car il eſt trop genereux pour luy vouloir nuire : & c’eſt la fuitte du meſchant Metrobate, adjouſta t’il, qui vous doit beaucoup plus inquieter. Le Roy eſtoit ſi ſurpris & ſi troublé, & de ce qu’il voyoit, & de ce qu’il n’euſt peut eſtre pas eu l’eſprit aſſez libre pour s’informer de ce que cét homme luy vouloit dire : ſi Thiamis & Ariobante qui s’eſtoient raprochez de ce Prince, ne luy en euſſent donné la curioſité. Mais enfin ayant preſſé ce Soldat de parler, il dit au Roy en peu de mots, comment il avoit entendu la propoſition que Metrobate avoit faite à Cyrus de le ſauver, pourveû qu’il luy donnaſt le Gouvernement de Pterie, & qu’il vouluſt faire mourir Ciaxare. Thiamis & Ariobante ne perdirent pas une ſi favorable occaſion : & exagererent comme il faloit, une ſi horrible méchanceté. Le Roy en doutoit pourtant encore : lors que ce Soldat continuant ſon diſcours, Seigneur, adjouſta t’il, pour vous prouver en quel que façon ce que je dis ; je n’ay qu’à vous aprendre que Metrobate n’a pas pluſtost sçeu la fuitte de Cyrus, qu’au lieu de vous en advertir, il n’a plus ſongé qu’à la ſienne. Et comme les Eſchelles eſtoient encore à la feneſtre par laquelle on a delivré Cyrus, il s’eſt ſervy de cette voye pour ſortir du Chaſteau : ayant emmené avec luy une partie de mes Compagnons. Pour moy, dit il encore, je ſerois venu vous advertir au meſme inſtant, de ce que j’avois entendu, ſi j’en euſſe eu le pouvoir : mais eſtant engagé dans l’Antichambre de Cyrus, lors que Metrobate y eſt venu, je n’en ay pû ſortir juſques à ce que par ſa fuitte il n’y a plus eu d’obſtacle qui m’en ait empeſché. Le Roy ſe trouva alors fort troublé : neantmoins ne voulant pas ſe fier tout à fait au diſcours de cet homme, il envoya chercher par tout dans le Chaſteau ſi on ne trouveroit point Metrobate : ou s’il n’auroit point eſté tué, par ceux qui avoient delivré Cyrus. Mais il sçeut que Cyrus avoit eſté delivré, ſans qu’il y euſt eu de reſistance : parce que l’on ne s’en eſtoit aperçeu qu’apres. Il sçeut meſme que lors que Metrobate eſtoit allé la ſeconde fois à la Chambre de Cyrus, ç’avoit eſté avec intention de le faire tüer, quoy qu’il n’en euſt point eu d’ordre : & que l’ayant trouvé ſauvé, il s’eſtoit en effet ſauvé luy meſme, de la façon dont le Soldat l’avoit dit. Quoy Seigneur, reprit Thiamis, vous reſisterez encore au Ciel & à la Terre ? & vous ne voudrez pas voir l’innocence de Cyrus, en voyant le crime de Metrobate ? Je sçay bien (reſpondit Ciaxare tout hors de luy meſme) que Cyrus eſt genereux : mais je ne voy pas auſſi clairement qu’il ſoit innocent. Comme il en eſtoit là, il vit entrer Marteſie, Chriſante, Feraulas, Araſpe, Artucas, Andramias, & Ortalque : car dans la frayeur qui avoit ſaisi les Soldats depuis que Metrobate s’eſtoit ſauvé, qui ſeul les avoit mis dans le Chaſteau, ils avoient abandonné le ſoing de leurs Priſonniers. Ciaxare tout ſurpris de cette veuë, & ne sçachant s’il eſtoit en ſeureté de ſa perſonne parmy tant de gens qu’il avoit mal-traitez ; ſe tint pourtant aſſez ferme : & demanda fierement à tous ces gens qui l’environnoient s’il n’eſtoit plus Roy ? puis qu’ils avoient la hardieſſe de perdre le reſpect qu’ils luy devoient. Seigneur, reprit Chriſante, voyant que nos Gardes nous abandonnoient, nous avons bien jugé que voſtre Majeſté auroit peut-eſtre beſoin de nous : & j’ay creû, adjouſta Marteſie, qu’il importoit à voſtre gloire, & à voſtre conſervation, de vous dire encore une fois, que Cyrus eſt innocent. Voyez Seigneur (luy dit encore Thiamis, le forçant de regarder la derniere action que Cyrus avoit faite, en empeſchant ſes Amis d’approcher de luy) ſi vous avez ſujet d’apprehender les ſerviteurs d’un tel Maiſtre : luy qui a la generoſité de s’oppoſer à ſa propre delivrance, & d’eſtre ennemi de ſes Liberateurs. O Dieux, s’eſcria Ciaxare, que feray-je ; & que puis-je, & que dois-je faire ? Me commander, reſpondit Thiamis, d’aller vous querir le genereux Cyrus : avec intention de le bien recevoir, & de le traitter comme il merite de l’eſtre. Mais il a intelligence avec mon Ennemy, reprit le Roy : Voyez Seigneur, par ce que fait ce Prince, repliqua Ariobante, s’il y a apparence que cette intelligence ſoit criminelle, veû ſa façon d’agir. Mais il en a du moins une avec ma Fille, adjouſta t’il, qui ne peut eſtre innocente. Vous le verrez Seigneur, reprit Marteſie, par le Billet que je vous preſente : & que par bonheur j’ay retrouvé icy dans le Chambre où l’on m’a miſe, qui avoit autrefois eſté la mienne. Ce Billet n’a jamais eſté veu que de Cyrus : qui meſme n’en a point parlé, ny à Chriſante, ny à Feraulas : & la Princeſſe quoy qu’il fuſt fort innocent, ne voulut pourtant pas qu’il demeurait dans ſes mains : c’eſt pourquoy il le remit dans les miennes. Je creus que je l’avois perdu : mais le bonheur a fait qu’il s’eſt trouvé dans une Caſſette que l’on renvoya de Themiſcire à Sinope : & je vous l’aporte Seigneur, afin de vous faire voir ſi Mandane eſt fort criminelle. Ciaxare prenant alors ce Billet, qu’il connut d’abord pour eſtre eſcrit de la main de la Princeſſe ſa fille ; y leût ces paroles, avec beaucoup d’attention quoy qu’avec beaucoup de trouble.


LA PRINCESSE MANDANE A CYRUS.

Puis que vous deſirez que je vous eſcrive ma derniere volonté, je vous diray la meſme choſe que je vous ay deſja dite ; qui eſt que toutes les obligations que je vous ay, & tous les ſervices que vous avez rendus au Roy mon Pere, ne sçauroient jamais m’obliger à manquer à rien de tout ce que peut exiger de moy, la plus rigoureuſe & la plus exacte vertu. Je sçay bien que vous n’avez rien deſiré contre cela ; c’eſt pourquoi vous ne devez pas eſtre ſurpris ſi je continuë de vous dire, que ſi vous ne trouvez les voyes de vous faire connoiſtre au Roy mon Seigneur, & de vous en faire agreer, dans le temps que je vous ay marqué ; il faut que vous vous en retourniez en Perſe, & que vous ne me voiyez jamais. Voila tout ce que je puis : & peut-eſtré plus que je ne dois.

MANDANE.

Le Roy ayant leû cette Lettre, & ayant encore veû Cyrus s’oppoſer à ſes Amis, & commander aux Soldats de mettre bas les Armes : qu’il vive, dit il, qu’il vive cét heureux Cyrus, que ſa propre vertu deffend mieux dans mon cœur, que les cent mille hommes qui ſont armez pour le ſauver. C’eſt à vous ſage Thiamis, dit il en le re-gardant, à donner cette nouvelle aux Soldats : & à vous Ariobante, à donner les ordres neceſſaires pour la ſeureté du Chaſteau. Ha Seigneur (s’ecrierent Chriſante, Feraulas, Andramias, & tous ceux qui eſtoient dans la Chambre) tant que Cyrus vivra, voſtre Majeſté n’a rien à redouter. Cependant Thiamis qui voulut executer promtement les ordres du Roy, & ne luy donner pas loiſir de ſe repentir d’un ſi favorable Arreſt : deſcendit à la porte du Chaſteau, ſuivy de tous les Mages qui l’y avoient accompagné. D’abord qu’on l’ouvrit, Cyrus s’en approcha : & ſe mit en meſme temps en eſtat d’y entrer, & en poſture d’en vouloir deffendre l’entrée aux autres. Tous ſes Liberateurs s’avancerent en un moment : tous les Capitaines & tous les Soldats ſe mirent également à crier, qu’il ne faloit pas ſouffrir qu’il entraſt : & cette multitude de gens armez ſe preſſant & s’avançant, comme ſi elle euſt eu de fiers ennemis à combattre : il ſe fit un retentiſſement d’armes & de voix eſpouvantables. Mais enfin la porte du Chaſteau eſtant ouverte, & ne voyant paroiſtre que des Mages & des Sacrificateurs au lieu de Soldats, ce tumulte s’alentit : chacun demeura à ſa place, & ſe teut, attendant impatiemment ce que Thiamis avoit à dire. Cyrus ſalüa alors ce Mage avec beaucoup de reſpect : & baiſſant ſon Eſpée, & le regardant avec auſſi peu d’émotion que s’il ne ſe fuſt pas agy de ſa vie ; eſt-ce de voſtre main, luy dit il, ſage Thiamis, que je dois reprendre mes fers ? Non, luy reſpondit il, car les Miniſtres des Dieux, ne s’abaiſſeroient pas juſques à executer les injuſtices des hommes. Mais genereux Prince, je viens vous annoncer la liberté que le Roy vous accorde : la fuite de Metrobate a diſſipé la preoccupation de ſon ame : & les Dieux à qui vous eſtes cher, vous ont tiré par voſtre propre vertu, d’un danger qui paroiſſoit preſque inevitable. Venez donc Triompher, venez, luy dit il, achever par voſtre preſence, de remettre dans l’ame du Roy, la tendreſſe qu’il a euë pour vous. Cyrus faiſant alors une profonde reverence à Thiamis, c’eſt ſans doute pluſtost, luy dit il, à vos prieres qu’à ma vertu, que je dois l’heureux changement du Roy : mais ſage Thiamis, me traitte t’il en accuſé juſtifié, ou en criminel à qui il fait grace ? Vous le sçaurez de ſa propre bouche, reprit Thiamis : à peine ce Mage eut il achevé de prononcer ces paroles, que Cyrus ſe tournant vers ſes illuſtres Amis, les pria de le laiſſer entrer ſeul : mais il ne fut de long temps en eſtat d’oüir leur reſponse : car cette heureuſe nouvelle ayant paſſé de bouche en bouche, tout le monde en pouſſa des cris d’allegreſſe. La défiance s’empara pourtant durant quelques momens de beaucoup d’eſprits : & ils ne pouvoient ſe reſoudre à ſe fier à rien, apres tout ce qui eſtoit arrivé. Les uns vouloient avoir des Oſtages ; les autres demandoient ſi Thiamis, de qui la ſagesse & la probité eſtoient connuës de tout le monde, leur en reſpondoit : de ſorte que s’entendant nommer par tant de voix, & par tant de perſonnes differentes ; Non non (leur dit le plus haut qu’il pût ce ſage Sacrificateur) ne craignez rien, en me confiant la perſonne de Cyrus : je ſuis veritablement accouſtumé à conduire les Victimes au pied des Autels : mais je n’en meine point entre les mains des Bourreaux. J’appaiſe les Dieux par des Sacrifices, & je ne ſers point à la vangeance des hommes. Teſmoignez donc vous meſme par voſtre obeïſſance, leur dit il encore, que voſtre zele n’a eu que de bons principes ; & ne nuiſez pas à vôtre illuſtre General en le voulant ſervir. Pendant cela, le Roy de Phrigie, celuy d’Hircanie, Perſode, Thraſibule, Artibie, le Prince de Paphlagonie, Hidaſpe, Artabaſe, Thimocrate, Philocles, Leontidas, Megabiſe, Aglatidas, Orſane, & beaucoup d’autres s’aprocherent ; & demanderent du moins la permiſſion de ſuivre Cyrus dans le Chaſteau : mais Thiamis pour accommoder les choſes, leur dit qu’il eſtoit à propos qu’il n’y en euſt qu’une partie, afin que l’autre tinſt les Soldats & le Peuple dans le devoir : de crainte que quelque terreur panique ne les ſoulevast de nouveau : & ne leur fiſt imaginer que Cyrus ſeroit mal traité, Que de plus, il eſtoit encore à propos de taſcher de prendre Metrobate, qui eſtoit ſorti du Chaſteau : ainſi apres une aſſez longue conteſtation, Cyrus entra, ſuivi ſeulement du Roy de Phrigie, d’Hidaſpe, d’Artabaſe, d’Aduſius, de Thraſibule, & d’Aglatidas : le Roy d’Hircanie & tous les autres demeurant à donner les ordres neceſſaires pour empeſcher une nouvelle émotion. Cependant Thiamis n’avoit pas eſté pluſtost parti d’aupres du Roy, que ce Prince eſtoit entré dans ſon Cabinet : où il avoir fait ſeulement apeller Chriſante & Marteſie. Comme ces deux Perſonnes avoient toutes deux beaucoup d’eſprit & beaucoup d’adreſſe, elles dirent tant de choſes à Ciaxare, qu’elles rendirent enfin ſon ame capable d’eſcouter avec quelque plaiſir la juſtification de Cyrus. Car comme il ne faloit plus faire un ſecret ny de ſa naiſſance, ny de ſa paſſion, il leur eſtoit beaucoup pluſt aiſé qu’auparavant de luy faire voir ſon innocence. Chriſante avoüa alors avec ingenuité, de quelle nature eſtoit l’intelligence qu’avoit euë Cyrus avec le Roy d’Aſſirie : & luy fit ſi bien comprendre que cette intelligence n’avoit pas eſté criminelle, que le Roy luy meſme en ſoupira de douleur : voyant en quel eſtat ce pretendu crime l’avoit conduit. Marteſie de ſon coſté, juſtifiant auſſi ſa Maiſtresse, luy diſoit en peu de paroles, avec tant de ſincerité, comme la choſe s’eſtoit paſſée : que luy meſme ne trouvoit plus avoir ſujet de ſe pleindre. Il n’y avoit que ce Portrait qui avoit eſté trouvé dans la Caſſette de Cyrus, qui luy donnoit je ne sçay quelle idée d’une affection trop galante, pour une Princeſſe d’une auſſi grande vertu que Mandane. Car encore que Marteſie luy euſt dit qu’il avoit eſté fait pour la Princeſſe de Pterie, il n’en avoit point de preuve : mais par bonheur Marteſie s’eſtant ſouvenuë d’une choſe qui pouvoit entierement l’eſclaircir là deſſus : Seigneur, luy dit-elle, Ariobante, qui comme vous sçavez eſtoit frere de la Princeſſe de Pterie, pour qui ce Portrait avoit eſté fait, vous pourra aſſurer que je ne ments pas, & le pourra reconnoiſtre, ſi voſtre Majeſté le luy montre : car je me ſouviens qu’il eſtoit chez la Princeſſe le jour qu’il fut achevé : & que la Princeſſe ſa Sœur eſtant tombée malade le lendemain, elle envoya Ariobante pour le demander comme un remede à ſon mal. Mais le Peintre l’ayant voulu remporter, parce qu’il vouloir retoucher quelque choſe à l’habillement, elle ne pût la ſatisfaire ; & cette Princeſſe mourut de cette maladie ſans l’avoir reçeu, comme je l’ay deſja dit à voſtre Majeſté. Comme Marteſie diſoit cela Ariobante entra qui rendit compte au Roy de l’ordre qu’il avoit donné pour la garde du Chaſteau : c’eſt pourquoy Ciaxare ouvrant la Caſſette de Cyrus, qui eſtoit touſjours demeurée dans ſon Cabinet, depuis le jour que le méchant Metrobate l’y porta : il en tira le Portrait de Mandane ; & le faiſant voir à Ariobante, il luy demanda s’il ſe ſouvenoit de l’avoir veû autrefois ? Ouy Seigneur (luy reſpondit il, apres l’avoir conſideré quelque temps) je l’ay ſans doute veû, & meſme plus d’une fois : car je le vy lors que la Princeſſe eut la bonté de le faire faire pour ma sœur : & je le vy encore porter à Marteſie quelques jours devant que la Princeſſe fuſt enlevée par le Roy d’Aſſirie. Je me ſouviens de plus, que je luy voulus perſuader qu’ayant eſté deſtiné pour ma sœur, elle jouïſſoit d’un bien qui m’apartenoit, puis que je luy avois ſuccedé. Ha ! Seigneur, s’écria Marteſie, je ne me ſouvenois plus de cette derniere circonſtance, qui acheve ce me ſemble de juſtifier pleinement la Princeſſe : puis que voſtre Majeſté sçait bien qu’elle n’a pas veû Cyrus depuis ce temps là : & qu’ainſi elle ne peut pas luy avoir donné ce Portrait. Les choſes eſtoient en ces termes, lors que Thiamis fit advertir le Roy qu’il luy amenoit Cyrus : qui pour paroiſtre avec plus de ſoumission devant Ciaxare, avoit en paſſant dans l’Anti-chambre laiſſé ſon Eſpée à Feraulas, qu’il y avoit embraſſé avec beaucoup de joye : auſſi bien qu’Andramias, Artucas, & Araſpe ; leur demandant pardon des maux qu’ils avoient ſoufferts pour l’amour de luy. Or Ciaxare en cét inſtant ſe ſouvenant de tout ce qu’il devoit à Cyrus, du temps qu’il eſtoit Artamene : & de ce que ce meſme Artamene venoit de faire en ſa preſence ſous le nom de Cyrus : il calma enfin ſon eſprit, & commanda qu’on le fiſt entrer. Marteſie ſuivie de la Fille qui l’accompagnoit voulut ſortir du Cabinet du Roy : Mais Ciaxare la retenant, non non, luy dit il, Marteſie, il faut que vous ayez voſtre part à la paix, comme vous l’avez euë a la guerre. Un moment apres le Roy de Phrigie entra, qui voulut dire quelque choſe au Roy pour s’excuſer : mais Ciaxare luy prenant la main & la luy ſerrant : ne parlons point d’excuſe, luy dit il ; car j’en aurois plus à vous faire de ne vous avoir pas creû, que vous ne m’en devez de ne m’avoir pas obeï. Le ſage Thiamis ſuivit d’aſſez prés le Roy de Phrigie, conduiſant Cyrus qu’il preſenta à Ciaxare : ce Prince voulut alors ſe jetter à ſes pieds, comme s’il euſt eſté criminel, tant le Pere de Mandane eſtoit reſpecté de luy : mais le Roy l’en empeſchant, le releva en l’embraſſant tendrement : & luy demanda ſi Cyrus pourroit bien oublier toutes les injures que l’on avoit faites à Artamene ? Artamene n’oubliera jamais vos biens-faits, luy repliqua t’il, & ne ſouffrira pas que Cyrus ſoit jamais ingrat. Mais Seigneur, pourſuivit il, je ſupplie tres humblement voſtre Majeſté, aujourd’huy que je puis reſpondre preciſément à tout ce qu’elle me peut demander, & ſans luy rien déguiſer de la verité : de me faire l’honneur de me dire, s’il luy demeure quelque ſoubçon de ma fidelité ? & ſi elle m’accuſe encore d’avoir manqué au reſpect que je luy devois : puis que ſi je ne la ſatisfais pas pleinement par mes raiſons, je ſuis encore tout preſt de ſubir tel chaſtiment qu’il luy plaira de m’ordonner. Car Seigneur, quelques ſentimens que l’on vous ait donnez de Cyrus, je puis vous aſſeurer qu’il ſera toute ſa vie ſoumis à vos volontez : mais de telle ſorte, pourſuivit il, que vous n’avez pas plus de droit de commander au moindre de vos Sujets, que ma propre inclination vous en donne ſur moy. Voila Seigneur, quels ſont les veritables ſentimens de ce Deſtructeur de l’Aſie : de cét Uſurpateur qui veut renverſer des Throſnes, & regner par d’injuſtes voyes. Vous pouvez bien juger Seigneur, qu’un Prince qui s’eſt caché a trente mille Subjets du Roy ſon Pere qui eſtoient dans voſtre Armée, n’avoit pas de deſſeins fort ambitieux : luy qui par la crainte de vous offencer, a penſé perdre la vie, ſans faire sçavoir ſa condition. Ceſſez, (luy reſpondit Ciaxare, en l’embraſſant tout de nouveau les larmes aux yeux, ceſſez de vous juſtifier : car plus vous le faites, plus vous me noirciſſez, & plus je parois coupable ; & il eſt bon pour ma gloire que vous ne paroiſſiez pas ſi innocent. Je ſuis aſſez criminel, reprit modeſtement Cyrus, d’avoir eu le malheur de vous déplaire : & d’eſtre la cauſe innocente de la rebellion de vos Subjets. J’oſe toutefois vous ſupplier (adjouſta Cyrus, d’une façon fort reſpectueuse) de me vouloir charger ſeul de leur crime : & de les vouloir tous punir en ma perſonne. Non (luy repliqua le Roy, avec beaucoup de bonté) la veuë de Cyrus, ayant renouvellé dans mon cœur toute la tendreſſe qu’il avoit euë pour luy, je ne feray pas ce que vous dittes : au contraire je les recompenſeray tous en voſtre perſonne, de m’avoir empeſché de commettre une effroyable injuſtice : & de priver toute l’Aſie de ſa plus grande gloire, & de ſon principal ornement. Cependant, adjouſta le Roy, pour remettre le Peuple & les Soldats dans leur devoir, allez reprendre voſtre Charge : commandez leur de s’en retourner au Camp : & preparez les, & preparez vous auſſi vous meſme, à aller dans peu de jours en Armenie, pour y delivrer Mandane de ſa captivité. Ha Seigneur, repliqua Cyrus, je n’en demande pas tant : il ſuffit que j’obeïſſe ſans commander : & que vous m’accordiez ſeulement la liberté de combattre au premier rang, à la premiere Bataille que vous donnerez. Il n’y auroit perſonne, reſpondit le Roy de Phrigie, qui oſast eſtre voſtre General : & il n’y a perſonne qui ne tienne à gloire que vous ſoyez le ſien. Les Dieux, interrompit Thiamis, eſtant les Autheurs de tous les biens qui nous arrivent, il ſeroit, ce me ſemble, à propos de les remercier demain par un Sacrifice ſolemnel. Vous avez raiſon mon Pere, luy dit le Roy, c’eſt pourquoy il faut que Cyrus face ſortir les Troupes de Sinope, afin que nous puiſſions offrir ce Sacrifice avec plus de tranquillité.

Cyrus obeïſſant donc à Ciaxare, apres luy avoir encore fait cent proteſtations d’une fidelité inviolable ; ſortit en effet pour aller donner ordre à toutes choſes. Le Roy de Phrigie & Ariobante demeurerent aupres de Ciaxare, pour luy tenir touſjours l’eſprit en l’aſſiette où il l’avoit : Marteſie demanda permiſſion au Roy de s’en retourner chez Artucas, auſſi toſt que les Troupes ſe ſeroient retirées : ce qu’il luy accorda, jugeant qu’elle ſeroit mieux dans cette Maiſon, que dans un lieu où il avoit point d’autres femmes. Cependant Thiamis ayant accompagné Cyrus juſques à la porte du Chaſteau où il le quitta, apres l’avoir embraſſé, pour aller donner ordre au Sacrifice : les Soldats ne le virent pas plus toſt qu’ils recommencerent leurs cris, & donnerent cent marques de joye : ne doutant plus du tout que ſa paix fuſt veritablement faite. Neantmoins il en uſa avec une moderation extréme : & quand on luy auroit fait grace, & qu’on ne luy euſt pas ſeulement rendu juſtice, il n’euſt pû faire que ce qu’il faiſoit. Car parlant à tous ceux qui s’aprochoient de luy, le Roy vous a pardonné, leur diſoit il, c’eſt pourquoy loüez ſa bonté : & reſolvez vous à vous en rendre dignes, par quelque belle action à la guerre d’Armenie, où il nous menera bien toſt. Cependant le Roy d’Hircanie, & tous ces autres Princes qui eſtoient demeures dans la Ville le ſalüerent, & luy teſmoignerent leur joye : en ſuitte de quoy ayant aſſemblé tous les Chefs, il leur commanda de remener l’Armée au Camp à l’heure meſme : & de ne laiſſer plus dans la Ville que ce qui avoit accouſtumé d’y eſtre. Un moment apres, le Roy luy envoya ordre de changer les Gardes du Chaſteau ; car pour ceux des portes de Sinope, ils avoient tous peri quand la Ville avoit eſté emportée : de ſorte que remettant Andramias en ſa charge, l’on oſta les Soldats que Metrobate avoit mis dans le Chaſteau, dont le nombre n’eſtoit plus gueres grand : à cauſe qu’il s’en eſtoit ſauvé une partie aveque luy. Cyrus ordonna auſſi qu’on le cherchaſt avec ſoin : maiſon le fit inutilement. Ce Prince fut en perſonne à la principale porte de la Ville, voir filer toute l’Armée : afin qu’en voyant toutes les Troupes les unes apres les autres, il peuſt mieux leur recommander leur devoir : Or comme il eſtoit aimé, craint, & reveré de tous les Soldats, ils luy obeïrent ſans murmurer : & s’en retournerent auſſi glorieux, que s’ils euſſent gagné une Bataille : & auſſi contens que s’ils euſſent eſté chargez de butin. En trois heures la Ville fut tranquile ; & toute l’Armée en fut dehors, à la reſerve des Troupes neceſſaires pour la garde des Portes, & pour celle du Chaſteau ; où il s’en retourna rendre conte à Ciaxare de ce qu’il avoit fait dans la Ville. Le Roy d’Hircanie & tous ceux qui n’avoient pas encore veû ce Prince, depuis ce qui s’eſtoit paſſé, luy furent preſentez par Ariobante : & la nuit ayant enfin congedié tout le monde, Cyrus par les ordres de Ciaxare, fut remis en ſon ancien Apartement : où il ne fut pas ſi toſt, qu’il y eut preſſe à luy aller teſmoigner la joye que chacun avoit de le revoir en liberté. Mais apres que tous ces complimens furent reçeus & rendus, & qu’il n’y eut plus que Chriſante & Feraulas aupres de luy : il les embraſſa tous deux, avec une tendreſſe extréme. Et bien mes chers Amis, leur dit il, avons nous fait une veritable paix avec la Fortune ? ou le calme dont nous commençons de joüir, ne ſera t’il qu’une tréve, pour nous donner loiſir de nous preparer à de nouveaux malheurs ? Les Dieux, reprit Chriſante, ont eſprouvé voſtre vertu par tant de differentes voyes, qu’il ſeroit difficile de prevoir ce qui vous doit arriver : Mais enfin, Seigneur, interrompit Feraulas, vous eſtes libre ; vous eſtes connu pour eſtre Cyrus, Ciaxare le sçait ; il n’ignore pas voſtre paſſion pour la Princeſſe ; & la Princeſſe ne vous hait point. Il eſt vray, reprit Cyrus en ſoupirant ; mais la Princeſſe eſt en Armenie : & en la puiſſance d’un Rival. Ouy Seigneur, reprit Feraulas, mais c’eſt un Rival à qui la Fortune a eſté ſi contraire en ambition, qu’il n’eſt pas croyable qu’elle le favoriſe en amour. Ce fut avec de ſemblables diſcours, que Chriſante & Feraulas entretindrent leur cher Maiſtre, juſques à ce qu’il ſe miſt au lict : Mais il n’y fut pas ſi toſt, que tous les prodigieux changemens de ſa fortune luy revinrent dans la memoire : & que l’image de Mandane luy aparoiſſant, l’entretint juſques à plus de la moitié de la nuit : car alors le ſommeil luy ferma les yeux malgré luy : & luy laiſſa pourtant le plaiſir d’avoir l’imagination toute remplie de ſa Princeſſe. Le lendemain au matin, Ciaxare luy renvoya ſa Caſſette : dans laquelle il remit fort ſoigneusement cette magnifique Eſcharpe de Mandane, qu’il avoit euë de Mazare, & qu’il avoit emportée lors qu’il eſtoit ſorti de ſa priſon ; mais il n’y trouva plus le Portrait de la Princeſſe : parce que le Roy l’avoit renvoyé à Marteſie, qui eſtoit retournée chez Artucas, comme je l’ay deſja dit. Il n’oſa pourtant en murmurer qu’en ſecret : & ſur trouver ce Prince, qui ſe preparoit à aller au Temple de Mars, où le ſage Thiamis l’attendoit. Mais afin de faire voir au Peuple que Cyrus eſtoit veritablement bien aveque luy ; il traverſa toute la Ville en luy parlant : tout le monde luy donnant des marques viſibles de la joye qu’il avoit, de revoir en liberté le plus illuſtre de tous les hommes. Tous les Rois & tous les Princes qui eſtoient en cette Cour, ne manquerent pas de ſe trouver à cette ceremonie : & il y avoit une preſſe ſi grande, depuis la Ville juſques au Temple de Mars, qui eſt aſſez prés de la mer : qu’il ne demeura preſque à Sinope, que ceux qui en gardoient les portes. Comme le Roy eut mis pied à terre à huit ou dix pas du Temple (car il y eſtoit allé à cheval) Cyrus qui eſtoit aupres de uy, vit quatre ou cinq hommes qui luy eſtoient inconnus : & qui aportoient ſoin à s’en aprocher. Quoy qu’il n’euſt aucun ſujet de rien ſoubçonner ny de rien craindre : neantmoins inſpiré par le Ciel il attacha fortuitement ſes regards ſur un de ces hommes, de qui la phyſionomie avoit quelque choſe de mauvais. Mais à peine avoit il fait quelque legere reflexion ſur ces gens là, qu’il en vit deux tirer des poignards : dont l’un voulut en donner un coup à Ciaxare, & l’autre s’avança vers luy pour luy en donner autant. Le genereux Cyrus ſans perdre temps, ſe mit entre le Roy & celuy qui le vouloir fraper : & ſe contenta de parer de la main gauche le coup qu’on luy vouloit porter à luy meſme : pendant que de la droite il arracha le poignard des mains de celuy qui en avoit voulu tüer Ciaxare : & luy en donna un coup dans le corps, qui le fit tomber mort à ſes pieds. Au meſme inſtant huit ou dix autres qui ſoustenoient les deux qui s’eſtoient chargez de tüer le Roy & Cyrus, voyant que leurs compagnons avoient manqué d’executer leur deſſein, voulurent dans la ſurprise où tout le monde fut en cette rencontre, faire ce qu’ils n’avoient pas fait : Mais Cyrus au milieu de ce grand nombre de gens qui mirent l’eſpée à la main, démeſla ſi bien les Conſpirateurs, & les attaqua ſi furieuſement, qu’ils perirent preſque tous de ſa main. Car apres avoir mis en un moment le Roy dans le Temple, entre les mains du Roy de Phrigie & de beaucoup d’autres, il les pourſuivit vers le bord de la mer où ils s’enfuyoient ; & où une Barque de Peſcheurs les attendoit, afin qu’ils s’en peuſſent ſervir pour ſe ſauver. Encore qu’il y euſt un monde eſtrange à l’entour de Ciaxare ; toutefois comme la choſe avoit fort ſurpris, & que peu de perſonnes avoient veû la premiere action, il falut aſſez de temps auparavant que l’on sçeuſt ce que c’eſtoit : de ſorte que ſans Cyrus, le Roy euſt infailliblement eſté tüé : & peut-eſtre meſme que ces aſſassins ſe fuſſent ſauvez. Mais Cyrus aidé principalement de Feraulas & d’Araſpe, les pourſuivit, les tua ; & en prit un apres l’avoir bleſſé : qui pluſtost que de ſe laiſſer prendre, s’alloit jetter dans la mer : lors que Cyrus l’ayant joint, & l’ayant pris par les cheveux, non non, dit il, traiſtre, il faut sçavoir qui vous eſtes, & par quel mouvement vous agiſſez. A peine l’eut il arreſté, que malgré le déguiſement de ſon habit & de ſon taint, & malgré tout le ſang dont il eſtoit couvert, il le reconnut pour le méchant Metrobate : qui fit encore tout ce qu’il luy fut poſſible, ou pour s’échaper, ou pour ſe tuër, ou pour ſe jetter dans la mer : mais pluſieurs des Gardes du Roy eſtant arrivez, Cyrus le remit entre leurs mains : & s’en faiſant ſuivre, il fut retrouver Ciaxare, qui eſtoit entré chez Thiamis, de qui la Maiſon touchoit le Temple. Auſſi toſt que Cyrus parut, ce Prince l’embraſſa eſtroitement : & luy devant encore une fois la vie, il luy donna cent marques de reconnoiſſance, & cent témoignages de repentir de ce qu’il avoit fait contre luy. Seigneur (luy dit il, en faiſant aprocher ce perfide qu’il avoit pris) je rends graces aux Dieux de ce qu’ils vous feront voir la difference qu’il y a de Metrobate à moy. A peine le Roy eut il entendu ce Nom, & jetté les yeux ſur cét homme qu’il le reconnut : Ha méchant, luy dit il, eſt-ce toy qui as oſé attenter à ma vie, & à celle de Cyrus ? car le Roy avoit veû toutes les deux actions de ceux qui les avoient voulu tuër. C’eſt moy, reſpondit ce perfide fout furieux, qui las de faire des crimes inutilement, m’eſtois determiné d’en faire deux, qui me fuſſent utiles à quelque choſe. Et de qui laſche, reprit le Roy, attendois tu recompence d’une pareille action ? De tant de Rois & de tant de Princes, repliqua-t’il, qu’Artamene par ſa bonne fortune, vous a aſſujettis : & qui par ce que j’euſſe fait, n’euſſent plus eſté tributaires. Le Roy de Phrigie prenant lors la parole auſſi bien que celuy d’Hircanie, dirent qu’il faloit l’obliger à parler plus preciſément de cette méchante action : mais luy ſans s’en faire preſſer davantage ; & jugeant bien qu’il n’y avoit point d’eſperance de vie pour luy, quand meſme il pourroit échaper de ſes bleſſures : dit qu’il ne faloit point chercher d’autre autheur de la conſpiration que luy : & que pour ſes complices ils eſtoient tous morts. Que ſe voyant perdu, lors qu’il avoit apris que Cyrus eſtoit ſorti de ſa priſon, il en eſtoit ſorti auſſi : que comme il n’avoit jamais agi que par ambition ; il avoit bien jugé que ſa fortune eſtoit ruinée, puis que Cyrus eſtoit libre : & qu’il avoit penſé ne pouvoir manquer d’obtenir une grande recompence du Roy d’Aſſirie, s’il luy oſtoit tout à la fois celuy qui poſſedoit ſon Eſtat ; celuy qui l’avoit conquis ; & celuy qui pouvoit luy diſputer la Princeſſe Mandane. Metrobate dit cela avec une ingenuité ſi inſolente, que l’on ne douta point que la choſe ne fuſt comme il la diſoit : car pour ceux qui l’avoient aſſisté, ils furent reconnus pour eſtre les meſmes Soldats qui eſtoient ſortis du Chaſteau aveque luy, & qu’il avoit fait venir de Pterie. Le Roy ne pouvant dont plus ſouffrir la veuë d’un ſi méchant homme, qui avoit penſé eſtre cauſe de la mort injuſte de Cyrus, & qui en ſuitte venoit d’attenter à leur vie : il commanda qu’on allaſt le mettre en priſon, juſques à ce que l’on euſt reſolu de quel ſuplice on puniroit tous ſes crimes. Mais on ne fut pas en cette peine : car ayant eſté aſſez long temps ſans eſtre penſé, il mourut entre les mains du Chirurgien : qui ne vouloit prolonger ſa vie par ſes remedes, que pour luy faire ſouffrir une mort plus cruelle.

Cependant le Sacrifice fut veritablement un Sacrifice d’action de graces : & Ciaxare ſe ſentit ſi puiſſamment inſpiré par les Dieux, à renouveller ſa tendreſſe pour Cyrus, & à l’augmenter s’il eſtoit poſſible, que ſon eſprit ſe trouva tout à fait tranquile. Le ſage Thiamis, qui depuis le premier jour qu’il avoit veû Cyrus ſous le nom d’Artamene, l’avoit touſjours cherement aimé : fit encore un diſcours au Roy extrémement fort, & extrémement beau, pour le confirmer d’autant plus dans les bons ſentimens où il le voyoit. Il faudroit bien, luy diſoit Ciaxare, que j’euſſe abſolument perdu la raiſon, ſi j’eſtois capable d’ingratitude, pour un homme qui me ſauve la vie en hazardant la ſienne, apres que je l’ay voulu faire mourir. Car ſage Thiamis, luy diſoit il, ce genereux Prince c’eſt contenté de parer de la main gauche le coup qu’on luy portoit : & s’eſt expoſé à recevoir celuy qui me devoit traverſer le cœur, en me couvrant de ſon corps. Non, non adjouſta t’il : ne craignez plus ri ? de moy de ce coſté là : je conſerveray Cyrus toute ma vie comme mon Protecteur : & comme un Prince enfin que les Dieux ont envoyé pour ma gloire, & pour ma felicité. Ce fut en de pareils ſentimens que le Roy ſe retira : voulant touſjours que le Roy ſe retira : voulant touſjours que Cyrus fuſt aupres de luy. Cette action ayant eſté sçeuë non ſeulement de tout ce qu’il y avoit de monde à Sinope, mais de tout le Camp : ce furent des redoublemens d’acclamations eſtranges ; & jamais Artamene n’avoit eſté ſi cherement aimé de Ciaxare, que Cyrus l’eſtoit alors : de ſorte qu’en moins de trois jours, la joye fut remiſe & dans l’ame du Roy, & dans celle de toute la Cour. Ciaxare voulut meſme envoyer en Perte, 48 le Grand Cyrus

envoyer en Perſe, vers le Roy ſon Beau frere, & vers la Reine ſa Sœur : afin de leur apprendre la vie de Cyrus. Il ſe ſouvint lors, qu’à la naiſſance de Mandane, comme la Reine de Perte avoit envoyé s’en reſjoüir avecque luy : il luy avoit mandé par galanterie, qu’il ſouhaitoit que ſa fille peuſt un jour ſe rendre digne d’eſtre Maiſtresse de Cyrus : Si bien qu’il chargea Madate, qu’il y envoya, d’en faire un ſecond compliment à la Reine ſa Sœur. Cyrus de ſon coſté, demanda au Roy la permiſſion d’y envoyer auſſi un des ſiens ; & choiſit Artabaſe pour cela : que Chriſante chargea d’une Lettre, ou pour mieux dire d’un recit : qui contenoit une partie des merveilles de la vie de ſon cher Maiſtre. Afin de rendre par là ſon ſilence excuſable : taſchant de luy faire comprendre, que rien ne pouvoit reſister à la fatalité : & qu’il n’avoit fait, que ce qu’il n’avoit pû s’empeſcher de faire. Apres cela le Roy n’avoit plus rien dans l’eſprit, que l’abſence de la Princeſſe : mais comme il attendoit toutes choſes de la valeur de Cyrus, cette inquietude eſtoit moderée par l’eſperance, & ſon ame eſtoit aſſez tranquile. Cependant comme il faloit ſans doute encore quelque temps, auparavant que de pouvoir marcher vers l’Armenie : & que Cyrus euſt bien voulu sçavoir un peu plus preciſément en quel lieu eſtoit la Princeſſe : il propoſa au Roy d’envoyer Araſpe deſguisé, pour taſcher de deſcouvrir où eſtoient ces femmes dont on avoit parlé à Megabiſe, lors qu’il avoit eſté en ce païs là. Car comme Araſpe sçavoit admirablement bien la langue Armenienne, il eſtoit plus propre qu’un autre à un ſemblable employ. Ciaxare ayant approuvé l’advis de Cyrus, il envoya donc Araſpe en Armenie : avec ordre de venir retrouver le Roy ſur la frontiere, où ſans doute il ſeroit bientoſt. Mais en le congediant, que ne luy dit il point, afin de l’obliger d’employer tous ſes ſoings & toute ſon adreſſe, pour deſcouvrir en quel lieu eſtoit Mandane ? Il ne luy donnoit pas ſeulement des inſtructions neceſſaires, mais cent conſeils inutiles ; & quand Araſpe euſt eu l’eſprit auſſi ſtupide qu’il l’avoit adroit & penetrant ; Cyrus n’euſt pû luy preſcrire un ordre plus exact, de tout ce qu’il avoit à faire : tant il eſt vray que ceux qui aiment fortement ſont preoccupez, & craignent touſjours que l’on ne s’aviſe pas de faire tout ce qu’il faut, pour contenter leur paſſion. Auſſi Araſpe qui eſtoit accouſtumé de vivre avec beaucoup de liberté aupres de Cyrus : ne pût s’empeſcher de luy dire en ſouriant, que ſi Megabiſe euſt eſté auſſi bien inſtruit que luy par Ciaxare, lors qu’il partit pour aller en Armenie, il auroit apparemment raporté plus de certitude qu’il n’avoit fait, du lieu où eſtoit la Princeſſe. Je vous entens bien (luy repliqua Cyrus en l’embraſſant, & en ſouriant à ſon tour) je vous en dis trop Araſpe, je l’avoüe, ſi je conſidere voſtre eſprit : mais je vous en dis trop peu, ſi je veux vous faire comprendre combien ce voyage m’importe. Si vous aviez aimé quelque choſe, pourſuivit il, vous m’excuſeriez ſans doute : mais vous eſtes un inſensible, qui ſerez peut-eſtre puni un jour, par quelque belle Perſonne, de la raillerie que vous faites de vos Amis. Apres cela Cyrus l’embraſſa encore une fois : & ne pouvant pourtant ſe corriger de l’erreur qu’il connoiſſoit bien luy meſme ; il r’appella deux fois Araſpe, pour luy redire une partie de ce qu’il luy avoit deſja dit. Auſſi toſt que ce fidelle Eſpion fut parti, sçachant que le Roy eſtoit occupé avec le Roy de Phrigie, il fut chercher à s’entretenir de ſa chere Princeſſe, avec Marteſie, à laquelle ſeule il en vouloir parler. D’abord qu’elle le vit dans ſa chambre, elle voulut luy rendre grace de l’honneur qu’il luy faiſoit : mais Cyrus ne voulant pas ſouffrir qu’elle continuaſt à le remercier. Non non, luy dit il, aimable Marteſie, vous n’avez pas ſujet aujourd’huy de me faire un compliment : la viſite que je vous fais eſt trop intereſſée pour m’en rendre grace : & je trouve tant de plaiſir à voſtre converſation, que vous ne me devez pas eſtre fort obligée des viſites que je vous rends. Seigneur (luy dit elle en abaiſſant la voix, quoy qu’il n’y euſt que la fille d’Artucas dans ſa chambre, qui s’eſtoit avancée vers Feraulas, auſſi toſt que Cyrus eſtoit entré) je sçay bien la part que je dois prendre à un diſcours ſi obligeant : & pour vous teſmoigner que je l’entens comme je dois, il faut Seigneur, il faut ne vous priver pas plus long temps du plaiſir que vous prenez à entendre parler de la Princeſſe : & vous demander enfin, ſi vous ne croyez pas qu’elle auroit eu bien de la douleur de voſtre priſon, & bien de la joye de voſtre liberté, ſi elle euſt eſté icy ? Je n’oſerois Marteſie (reprit ce Prince amoureux en ſoupirant, & en changeant de couleur) je n’oſerois le croire, de peur de me tromper : & ſi vous n’avez la bonté de diſſiper ma crainte, & de fortifier la foibleſſe de mon eſperance, je ne sçay ce que je penſeray, ny ce que je croiray. Marteſie luy ayant alors preſenté un ſiege avec beaucoup de reſpect ; en ayant auſſi pris un ; & la fille d’Artucas nommée Erenice s’eſtant appuyée contre une feneſtre pour parler à Feraulas ; Seigneur, luy dit elle, je ne penſois pas que connoiſſant comme vous faites la grandeur de l’eſprit de la Princeſſe : & devant connoiſtre auſſi celle de voſtre merite, & des obligations qu’elle vous a vous puſſiez douter que voſtre priſon ne l’euſt affligée, & que voſtre liberté ne l’euſt reſjouïe. Comment voulez vous, reprit Cyrus, que je me fie à rien, apres l’inhumanité que vous avez euë, de ne vouloir ſimplement que me preſter le Portrait de Mandane ? N’ay-je pas lieu de croire, cruelle fille que vous eſtes, que vous n’avez agi ainſi, que par la connoiſſance parfaite que vous avez, des ſentimens de noſtre incomparable Maiſtresse ? Car ſi vous ne sçaviez pas qu’elle n’a pour moy qu’une ſimple eſtime, accompagnée au plus de quelque legere tendreſſe : euſſiez vous pû me voir priſonnier ; malheureux ; abſent de ce que j’adore ; & privé de toute conſolation ; ſans me faire un preſent d’une choſe qui pouvoit charmer tous mes ennuis, & ſuspendre toutes mes douleurs ? Advoüez la verité Marteſie, voſtre cruauté pour moy en cette rencontre, n’eſt elle pas un effet des ſentimens ſecrets que vous sçavez qui ſont dans le cœur de noſtre divine Princeſſe ? Vous eſtes ſi ingenieux avons perſecuter, reprit Marteſie, que je ne sçay ſi je dois, & ſi je pourray deſtruire la tromperie que vous vous faites à vous meſme. Toutefois Seigneur, comme je ſuis ſincere : je vous diray ingenûment, que la cruauté dont vous vous plaignez eſt toute à moy : & que la Princeſſe n’y a point de part. Ce n’eſt pas (et vous le sçavez ſans doute) que je croye qu’elle euſt trouvé bon que je vous euſſe donné un Portrait qu’elle m’a fait l’honneur de me donner : mais apres tout, ce n’eſt point par un ſentiment qui vous ſoit deſavantageux, qu’elle vous eſt un peu ſevere. Elle aimoit la vertu & la gloire, avant que de vous connoiſtre : & vous ne devez pas trouver eſtrange ſi elle les aime encore, apres vous avoir connu. Mais Marteſie, repliqua Cyrus quand vous m’auriez donné le Portrait de Mandane en ſeroit elle moins vertueuſe ? Non Seigneur, reprit elle ; mais je n’en ſerois pas plus raiſonnable. Quoy, adjouſta t’il, Marteſie, ſera plus inhumaine pour moy, que la Fortune ne l’eſt pour un Roy à qui elle oſte des Royaumes ! puis qu’en fin elle luy donne la veuë de la Princeſſe qu’il aime, & la met meſme en ſa puiſſance. Quoy, cruelle perſonne, pourſuivit il, vous pouvez sçavoir que le Roy de Pont voit à tous les momens l’incomparable Mandane : & vous pouvez refuſer à Cyrus la veuë de ſa Peinture ſeulement ! Encore une fois Marteſie, vous avez deſcouvert dans le cœur de noſtre Princeſſe, quelque ſecret mouvement, qui m’eſt deſavantageux. Seigneur, luy reſpondit elle en ſouriant, vous aviez raiſon de me dire que je ne devois pas vous rendre grace de l’honneur que vous me faiſiez de me venir voir, puis que vous aviez deſſein de me quereller. Vous pouvez faire la paix quand il vous plaira, luy dit il en l’interrompant ; & afin de ne faire que ce que vous avez deſja fait : preſtez moy du moins le Portrait de Mandane, juſques au jour que je l’auray delivrée, & que je pourray joüir de ſa veuë : car j’ay sçeu que le Roy vous l’a fait rendre. Seigneur, luy dit elle, vous eſtes bien preſſant : mais ne ſongez vous point quel malheur ce Portrait a penſé cauſer ? Mais ne ſongez vous point, luy dit il, quelle joye vous me donnerez ? Je la comprens bien, luy dit elle, par celle que cette chere Peinture me donne à moy meſme. Ha Marteſie, s’écria t’il, que vous la comprenez imparfaitement, ſi vous jugez de mes ſentimens par les voſtres ! Quoy Seigneur, reprit elle, penſez vous que je n’aime pas la Princeſſe, autant que je ſuis capable d’aimer ? Ouy Marteſie, repliqua t’il, je croy que vous avez pour elle toute l’amitié imaginable : Mais ma chere fille (luy dit il encore, en la regardant malicieuſement) quoy que je ſois perſuadé que Feraulas ait pour moy une affection ſans pareille : je connois pourtant qu’il sçait aimer une perſonne que vous connoiſſez bien d’une maniere plus parfaite, que celle dont il aime Cyrus. Vous eſtes bien bon, luy dit elle alors en rougiſſant, de ſouffrir que Feraulas aime quelqu’un plus que vous : pour moy qui ne ſuis pas ſi indulgente, je vous avouë que quelque reſpect que je vous porte, j’ay quelque peine à ſouffrir que vous diſiez que vous aimez mieux la Princeſſe que je ne l’aime. Mais apres tout, je voy bien qu’il faut faire la paix aveque vous : & pour accommoder les choſes, dit elle en tirant ce Portrait de ſa poche, je vous le preſte juſques à ce que vous partiez pour aller en Armenie. Cyrus ravi de joye ; & recevant cette Peinture avec un reſpect auſſi profond que ſi la Princeſſe l’euſt pû voir : la baiſa en la recevant, & donna tant de marques de ſatisfaction à Marteſie, qu’elle eut lieu de ne ſe repentir pas, de la complaiſance qu’elle avoit. En ſuitte Cyrus qui ne l’avoit point entretenuë de puis ſon départ de Themiſcire, luy demanda cent & cent choſes differentes. Il voulut qu’elle luy racontaſt tout ce qu’il avoit déja sçeu : c’eſt à dire enlevement de la Princeſſe par Philidaſpe : de quelle façon elle avoit eſté conduite à Opis : comment elle eſtoit entrée à Babilone : comment elle y avoit veſcu : de quelle ſorte elle y traittoit le Roy d’Aſſirie : comment elle vivoit avec Mazare : comment elle eſtoit ſortie de Babilone pour venir à Sinope : comment Mazare l’en avoit fait ſortir, feignant de la vouloir mettre en liberté : & comment enfin elle eſtoit tombée entre les mains du Roy de Pont, apres qu’il avoit perdu ſes Royaumes. Marteſie ſatisfit pleinement ſa curioſité : mais elle ne voulut pas luy parler de l’Oracle favorable qu’avoit reçeu à Babilone le Roy d’Aſſirie : de peur de l’affliger de nouveau, par une choſe ſi faſcheuse : De ſorte qu’il y avoit des momens, où il eſtoit preſque heureux. Car lors que Marteſie luy exageroit, avec quelle fermeté Mandane avoit reſisté à la paſſion de trois des plus Grands Princes du monde, & les plus honneſtes gens ; il en avoit une joye incomparable. Et cherchant meſme à l’augmenter, & à ſe faire encore dire quelque choſe qui luy fuſt avantageux : mais apres (diſoit il à Marteſie, en la regardant attentivement, comme s’il euſt voulu penetrer dans le fonds de ſon cœur, pour y connoiſtre la verité de ce qu’il vouloit sçavoir) toute cette noble fierté avec laquelle l’illuſtre Mandane a reſisté à mes Rivaux, n’a ſans doute eſté qu’un pur effet de ſa vertu : & le malheureux Artamene, & l’infortuné Cyrus, n’y ont certainement rien contribué. Voulez vous Seigneur, reprit malicieuſement Marteſie, que j’aye cette complaiſance là pour vous, de ne vous contredire point ? Je veux, luy dit il, sçavoir là verité toute pure ; pourveû qu’elle ne me deſespere pas. Non Seigneur, repliqua t’elle, non, je ne vous deſespereray point, quand je vous diray (ſans le sçavoir pourtant de la bouche de la Princeſſe) que je ne voy pas par quelle raiſon elle auroit ſi opiniaſtrément rejetté l’affection du Roy d’Aſſirie qui ne choquoit point ſa vertu, ſi l’illuſtre Artamene ne luy euſt peut-eſtre diſputé l’entrée de ſon cœur. Mais, luy diſoit il alors tout comblé de joye, la Princeſſe ne vous a pas dit ce que vous me dittes, & ce n’eſt que ſur de foibles conjectures que vous fondez voſtre croyance, & que vous flatez ma paſſion. Cependant Marteſie, adjouſta t’il, je ne murmure point contre Mandane : j’ay plus de gloire que je n’en merite : & quand je ſerois mal traitté ; & quand meſme je ſerois puni de ma temeraire hardieſſe, je ne m’en pleindrois ſans doute pas.

C’eſtoit de cette ſorte que Cyrus s’entretenoit avec Marteſie, toutes les fois qu’il le pouvoit, n’ayant lors que trois choſes à faire : l’une, d’aller au Camp, pour y donner ordre à tout ce qui eſtoit neceſſaire pour la guerre d’Armenie : l’autre de rendre à Ciaxare tous les ſoings & toutes les ſoumissions imaginables : & la derniere, d’aller viſiter Marteſie : luy ſemblant que c’eſtoit en quelque façon voir ſa Princeſſe, que de voir une fille qu’elle aimoit avec une tendreſſe extréme, & qu’elle eſtimoit beaucoup. En effet, Marteſie eſtoit une perſonne excellente en toutes choſes : elle eſtoit de fort bonne condition ; ſa beauté n’eſtoit pas ſimplement de celles qui ont de l’eſclat ; mais encore de celles qui ont de nouveaux charmes plus on les conſidere. Car comme elle avoit beaucoup d’eſprit, & de l’eſprit agreable & ſolide tout enſemble : plus on la voyoit, plus on la trouvoit belle, & plus on la trouvoit charmante. Auſſi Feraulas n’eſtoit il pas le ſeul qui la viſitoit : & durant le ſejour que l’on fut contraint de faire à Sinope, toute la Cour eſtoit chez elle. Tout ce qu’il y avoit de Dames à la Ville, la voyoient aveque ſoin : & tout ce qu’il y avoit de Princes, remarquant avec quelle civilité Cyrus la traitoit, la voyoient auſſi avec beaucoup d’aſſiduité & beaucoup de plaiſir, eſtant certain que ſa converſation eſtoit tres agreable, Non ſeulement elle avoit naturellement de l’eſprit, mais de l’eſprit cultivé : entendant une partie des Langues les plus celebres de l’Europe & de l’Aſie. Entre tous ceux qui la voyoient, Thraſibule, & tous ces illuſtres Grecs qui eſtoient à l’Armée ; c’eſt à dire Thimocrate, Philocles, & Leontidas, la viſitoient tres ſouvent. Le Prince Artibie eſtoit auſſi un de ceux qui la voyoient le plus : de ſorte que la Compagnie eſtoit tres divertiſſante chez elle : eſtant compoſée de perſonnes qui l’eſtoient infiniment. Un jour entre les autres, que Marteſie & Erenice ſa parente eſtoient ſeules, le Prince Artibie accompagné de Thimocrate, de Philocles, & de Leontidas, l’eſtant venuë voir, la converſation fut ſans doute aſſez belle : eſtant certain que les Grecs de ce temps là pour l’ordinaire avoient une delicateſſe d’eſprit, qui n’eſtoit pas ſi comme aux autres Nations. Artibie quoy qu’il ne fuſt que Cilicien, eſtoit un Prince tres accomply : & qui encore qu’il paruſt fort melancolique, ne laiſſoit pas d’eſtre tres ſociable. Thimocrate avoit auſſi reçeu de la Nature tous les avantages du corps, qu’elle peut donner à une perſonne de ſon ſexe : Mais, il avoit de plus un eſprit adroit & galant, qui le rendoit tres agreable. Philocles n’eſtoit pas moins parfait en toutes choſes : & la complaiſance de ſon humeur avoit je ne sçay quoy de bien charmant. Leontidas eſtoit d’une taille avantageuſe & belle : tous les traits de ſon viſage eſtoient nobles : & il avoit dans la phiſionomie je ne sçay quelle melancolie fiere, douce, & chagrine tout enſemble, qui ne déplaiſoit pas. Et quoy qu’il euſt quelque inegalité dans l’humeur, & quelque bizarrerie dans ſes ſentimens ; il avoit pourtant tant d’eſprit, qu’il ne laiſſoit pas de plaire infiniment. Ces quatre perſonnes s’eſtant donc trouvées enſemble chez Marteſie, comme l’amour de Cyrus n’eſtoit plus un ſecret, ce fut le ſujet de la converſation : & apres avoir repaſſé les plus conſiderables evenemens de cette amour (au moins de ceux qui eſtoient venus à leur connoiſſance) chacun le pleignit dans ſes malheurs, ſelon ſes propres ſentimens. Pour moy, diſoit Thimocrate, par où je le trouve le plus à pleindre, c’eſt d’avoir preſque touſjours eſté abſent de la perſonne aimée : car tant qu’il a eſte en Capadoce, la guerre de Bithinie l’a occupé : & depuis ſon retour à Themiſcire, il n’a point veû la Princeſſe qu’il aime. Ce luy eſt ſans doute un grand malheur, reprit Philocles, que d’eſtre abſent : mais puis qu’il peut eſperer d’eſtre aimé, l’abſence n’eſt pas pour luy ſans conſolation : & il n’a pas eſprouvé ce que l’Amour a de plus rigoureux. S’il ne l’a pas eſprouvé, interrompit le Prince Artibie, ny par l’abſence, ny par la haine de la Princeſſe qu’il aime : il l’a ſans doute bien ſenti lors qu’il l’a cruë morte, comme on me l’a raconté. Et quand je me l’imagine dans les frayeurs de trouver ſa Princeſſe reduitte en cendre, par l’embraſement de Sinope : & que je le voy en ſuitte dans la Cabane d’un peſcheur, aprendre de la bouche de Mazare, qu’elle avoit peri dans les flots : que je le voy, dis-je encore, au bord de la mer, chercher avec tant de ſoin le corps de ſa chere Princeſſe : j’avoüe que la compaſſion que j’ay du mal qu’il a ſouffert eſt extréme : & je ſoutiens de plus, que de quelques douceurs dont il puiſſe jouïr un jour, elles n’égalleront qu’à peine le tourment qu’il a enduré. Il eſt certain (dit Leontidas qui n’avoit point encore parlé) que je conçois aiſément que l’abſence eſt un grand mal : que n’eſtre point aimé eſt une choſe fâcheuſe : & que la mort de la perſonne aimée, donne ſans doute une aigre douleur. Mais apres tout, ſi l’illuſtre Cyrus n’a point eſté fort jaloux (comme je ne l’ay pas oüy dire) il doit des Sucrifices de graces à l’Amour : de luy avoir eſpargné un tourment qui ſurpasse de mille degrez tous les autres. Quoy Leontidas, reprit Marteſie, vous pouvez croire que la jalouſie eſt un plus grand mal, que la mort de la perſonne aimée ! Ha Leontidas, s’écria t’elle, ſongez bien à ce que vous dites. J’y ſonge bien auſſi, luy repliqua t’il, & je parle d’une paſſion qui ne m’eſt pas inconnuë. Pour moy, interrompit Erenice, il me ſemble que la jalouſie eſt un aſſez grand mal, pour ne trouver pas eſtrange qu’il ſoit mis par Leontidas entre les plus grands ſuplices de l’amour : Mais que Thimocrate ait oſé parler de l’abſence, comme de la plus rigoureuſe choſe du monde ; il me ſemble, dis-je, que l’on peut aſſurer ſuil a l’ame un peu delicate. Il faudroit l’avoir bi ? inſensible, reprit il, pour ne trouver pas que l’abſence comprend en ſoy tous les autres maux : ce n’eſt qu’à celuy qui n’eſt point aimé, reprit Philocles, qu’il eſt permis, s’il faut ainſi dire, de ramaſſer tous les maux de l’amour en un ſeul : & quiconque n’a point eſprouvé celuy là, ne connoiſt point du tout quelle eſt la ſupréme infortune. C’eſt un mal du moins adjouſta, Thimocrate, dont un homme genereux ne doit pas eſtre long temps tourmenté : puis qu’il n’eſt rien de plus juſte, ny de plus naturel, que de ceſſer d’aimer ce qui ne nous aime point. Il l’eſt encore plus, repliqua Philocles, à celuy qui pleure ſa Maiſtresse morte, de ſe conſoler s’il eſt ſage, par l’impoſſibilité qu’il y a de trouver du remede à ſon mal : à celuy qui eſt abſent, de trouver de la douceur, dans l’eſperance du retour : & à celuy qui eſt jaloux, de chercher ſa gueriſon, par la connoiſſance de la vertu de celle qu’il aime ; ou par celle de ſon propre merite ; ou par le dépit. Vous connoiſſez mal la jalouſie, reſpondit fierement Leontidas, puis que vous croyez qu’elle ſoit capable de raiſonner ſagement : elle qui pervertit la raiſon ; qui trouble les ſens ; & qui renverſe tout l’ordre de la Nature. Les autres maux dont on a parlé, ont du moins cet avantage, qu’on ne les voit qu’auſſi grands qu’ils ſont : Mais la jalouſie eſt d’une nature ſi capricieuſe, ſi bizarre & ſi maligne, qu’elle agrandit tous les objets, comme ces faux Miroirs qu’ont inventé les Mathematiques. Elle fait non ſeulement ſentir les veritables maux, mais elle en ſuppose ; elle en invente ; & en fait ſouffrir qui n’ont fondement aucun, l’avoüe dit alors Marteſie, que Leontidas nous dépeint la jalouſie, d’une façon ſi ingenieuſe, que je ne doute point que s’il a aimé, cette paſſion ne l’ait beaucoup tourmenté. A n’en mentir pas, repliqua t’il, je parle par ma propre experience : & c’eſt ce qui fait que je dois pluſtost eſtre creû, lors que je ſoustiens que la jalouſie eſt le plus effroyable ſupplice que l’on puiſſe endurer. S’il ne faut qu’aporter une ſemblable authorité reprit Thimocrate, pour faire voir que l’abſence comprend tres ſouvent tous les maux que l’amour peut faire ſouffrir, je dois eſtre creû auſſi bien que vous : puis que la meilleure partie de ma vie s’eſt paſſée eſloigné de ce que j’aimois. Je ne vous cederay pas non plus par cette raiſon, reprit Artibie, puis que je n’ay que trop eſprouvé, que la mort de ce que l’on aime eſt la fin de tous les plaiſirs, & l’abregé de toutes les douleurs. Quoy qu’il n’y ait pas de vanité, adjouſta Philocles, à publier que l’on n’a pû eſtre aimé : je ſuis pourtant contraint d’avoüer, que c’eſt par ma propre experience, que j’ay compris parfaitement, que comme la plus grande felicité de l’amour eſt d’eſtre aimé : la plus grande infortune eſt de ne l’eſtre pas. Pour moy, dit Marteſie, je ne m’eſtonne plus que vous ſouteniez tous chacun voſtre opinion ſi fortement : car enfin il eſt difficile de ne ſentir pas ſon propre mal plus que celuy d’autruy : & de n’eſtre pas un peu preocupé en ſa propre cauſe. C’eſt pourquoy je ne vous crois pas bons Juges d’une queſtion ſi delicate : quoy que vous ayez tous beaucoup d’eſprit. Il faudroit donc que vous le vouluſſiez eſtre, reprit Thimocrate, car ſans doute vous avez toutes les qualitez neceſſaires pour cela : c’eſt à dire beaucoup de lumiere, & nul intereſt en toutes ces choſes. Il eſt vray, reprit elle, mais je n’y ay auſſi nulle experience. Neantmoins je vous avoüe (adjouſta t’elle en les regardant tous) que vous m’avez fait naiſtre une ſi grande curioſité de sçavoir les advantures qui ont donné des ſentimens ſi differents, à des perſonnes qui ont tant d’égalité en tant d’autres choſes, que ſi j’oſois j’accepterois l’offre que m’a fait Thimocrate : & je vous obligerois tous, à me les vouloir raconter. Pour moy, interrompit Artibie, qui ne cherche qu’à me pleindre, & à eſtre pleint, je ſuis tout preſt de vous ſatisfaire en peu de mots : & de vous dire en ſuitte les raiſons qui peuvent fortifier ma cauſe. Un Amant abſent, reprit Thimocrate en ſouriant, qui eſt accouſtumé de graver ſes malheurs ſur les eſcorces des arbres, & d’en parler meſme aux rochers, pluſtost que de n’en parler pas : n’a garde de vous refuſer de vous conter ſes déplaiſirs. Et pour moy, dit Philocles, qui n’ay jamais eſté eſcouté favorablement de la perſonne que j’aime ; je troueray ſans doute quelque douceur, à l’eſtre du moins d’une autre, que j’eſtime infiniment. Il n’y a donc plus que le jaloux Leontidas (dit lors Marteſie en ſe tournant vers luy) qui puiſſe s’oppoſer à ma curioſité : Non non Madame, luy dit il, je ne feray point d’obſtacle à voſtre ſatisfaction : car je ne ſuis pas auſſi avare de mes paroles & de mes ſecrets, que je ſuis jaloux de ma Maiſtresse. Mais aimable Marteſie, il faut qu’apres avoir eſcouté le recit de nos avantures, & en ſuite nos raiſons ; vous jugiez ſouverainement, lequel eſt le plus malheureux, ou de celuy qui eſt preſque touſjours abſent de ce qu’il aime : ou de celuy qui n’eſt point aimé : ou de celuy qui a veû mourir la perſonne aimée : ou de celuy qui eſt effroyablement jaloux : afin que du moins le plus infortuné puiſſe avoir la conſolation d’eſtre pleint avec plus de tendreſſe que les autres : & que voſtre compaſſion ſoit le prix de la peine qu’il aura euë de vous dire ſes malheurs & ſes raiſons. Au haſard de faire une injuſtice par ignorance, reſpondit Marteſie, l’accepte la glorieuſe qualité de voſtre Juge : à condition qu’Erenice ma chere Parente me conſeillera. Non, luy reſpondit cette agreable fille, je ne veux point partager cette qualité aveque vous ; & je veux me reſerver la liberté de pleindre peut-eſtre le plus, celuy que vous pleindrez le moins. Come ils en eſtoient là, Cyrus accompagne ſeulement d’Aglatidas entra : & comme il avoit entendu de l’anti-chambre qu’ils parloient tous avec aſſez de chaleur : s’il y a diſpute entre vous, dit il s’adreſſant à Marteſie, vous sçavez bien que voſtre Parti ſera toujours le mien. Vous me faites trop d’honneur, luy reſpondit elle : mais Seigneur, bien loin d’avoir querelle avec de ſi honneſtes gens, vous sçaurez que je ſuis leur Juge. Il eſt vray Seigneur, adjouſta t’elle en riant, que ſi je n’avois pas deſhonoré cette Charge, depuis quelques momens que je la poſſede, je vous ſuplierois de la vouloir prendre : & de vouloir vous donner la peine de juger un fameux different, qui eſt entre le Prince Artibie, Thimocrate, Philocles, & Leontidas. Me preſervent les Dieux, reprit Cyrus, d’avoir une penſée ſi injuſte, que celle de vous dépoſſeder d’un employ ſi glorieux : & je vous prendrois bien pluſtost pour mon Juge, ſi j’avois quelque choſe à diſputer comme eux, que je ne ferois ce que vous voulez que je faſſe. En ſuitte de ce compliment, comme il eſtoit le plus civil Prince du monde ; & que de plus il avoit beſoin de la valeur ne tous ces Capitaines, pour delivrer Mandane, il eut encore en cette rencontre un redoublement de complaiſance & de bonté pour gagner leurs cœurs : luy ſemblant que plus il les flattoit, plus ils combatroient courageuſement pour ſa Princeſſe. Il s’informa donc avec adreſſe, & avec beaucoup de douceur, du ſujet de la contention : & Marteſie le luy ayant raconté en peu de mots. Juges, luy dit elle Seigneur, ſi j’avois tort de croire que vous ſeriez meilleur Juge que moy d’une ſemblable choſe. Je ſerois trop preocupé, reprit il en ſoupirant : & vous agirez ſans doute avec plus d’equité par voſtre ſeule raiſon, que je ne ferois avec toute mon experience. En ſuitte de cela, comme cette matiere touchoit en effet ſon inclination, & ne regardoit que des choſes qu’il avoit ſenties, ou qu’il ſentoit encore : il ne fut pas marri d’employer une apreſdisnée en un divertiſſement ſi proportionné à ſa fortune, n’ayant nulle autre choſe neceſſaire à faire ce jour là : car il avoit eſté au Camp le matin ; & le Roy faiſoit quelques dépeſches pour Ecbatane. Apres donc qu’il eut fait placer Marteſie au lieu où elle devoit eſtre pour bien entendre celuy qui devoit parler : qu’il ſe fut mis aupres d’elle, & que tout le monde ſe fut aſſis par ſon ordre : il voulut que Thimocrate parlaſt le premier, & qu’il adreſſast la parole à Marteſie comme à ſon Juge, quoy qu’elle s’y oppoſast. De ſorte qu’apres un ſilence de quelques momens (pendant lequel Cyrus demanda tout bas à Marteſie, ſi elle ne plaignoit pas un peu un homme qui ſouffroit tous les maux des quatre Amants malheureux qu’elle alloit entendre) Thimocrate commença de parler en ces termes.


HISTOIRES DES AMANTS INFORTUNEZ.

Auparavant que de vous parler de mes malheurs en particulier, je trouve qu’il eſt neceſſaire que je vous conjure de ne vous laiſſer point preocuper par la beauté des diſcours de ceux qui s’oppoſent à la qualité que je veux prendre, du plus malheureux Amant du monde : car je voy fort bien qu’eſtans tous moins infortunez que moy, ils auront plus de liberté d’eſprit que je n’en ay, à vous raconter leurs avantures. Celuy qui n’eſt point aimé, voudra vous faire voir que ce n’eſt pas qu’il ne ſoit fort aimable : & n’oubliera rien pour vous le perſuader indirectement. Celuy qui pleint la mort de ſa Maiſtresse, voulant eſtre pleint, ſe pleindra avec eloquence, dans une ſaison où le temps l’a deſja ſans doute un peu conſolé : & le jaloux Leontidas ne manquera pas d’exagerer fortement ſes ſouffrances imaginaires : puis qu’il eſt poſſedé par une paſſion qui eſt accouſtumée de faire paſſer pour de grandes choſes, les plus petites que l’on puiſſe concevoir. Marteſie voyant que Thimocrate attendoit ſa reſponse, l’aſſura qu’elle ne s’attacheroit pas tant aux paroles, qu’aux avantures effectives, & qu’aux raiſons : c’eſt pourquoy, luy dit elle, ne vous fiez pas trop vous meſme à voſtre eloquence, en feignant de craindre celle d’autruy. En ſuitte de cela, Marteſie luy ayant ordonné de faire le recit de ſon amour & de ſes malheurs, il luy obeït, & commença de cette ſorte.


L’AMANT ABSENT.


PREMIERE HISTOIRE.

L’Abſence dont je me pleins, & que je ſoutiens qui comprend tous les maux que l’amour peut cauſer : eſt un ſuplice ſi grand, à une perſonne qui connoiſt parfaitement de la delicateſſe des ſentimens de cette paſſion : que je ne craindray point de dire, que celuy qui peut eſtre abſent de ce qu’il aime, ſans une extréme douleur, ne reçoit pas grand plaiſir de la veuë de la perſonne aimée : & ne merite pas de porter la glorieuſe qualité d’Amant. Je dis la glorieuſe qualité d’Amant : eſtant certain qu’il y a je ne sçay quoy de beau, à eſtre capable de cette noble foibleſſe, qui fait faire de ſi grandes choſes, aux illuſtres Perſonnes qui s’en trouvent quelqueſfois ſurprises. Mais entre tous ceux qui ont jamais reſſenti cette eſpece de malheur dont je parle, il eſt certain que je penſe eſtre celuy de tous, qui l’ay le plus rigoureuſement eſprouvé : puis qu’il ſemble que l’Amour ne m’ait fait voir la merveilleuſe Perſonne que j’adore, que pour m’en faire ſentir l’abſence, avec toutes les cruelles ſuittes qu’elle peut avoir. C’eſt pourquoy-je ne doute nullement, que je n’obtienne à la fin de mon recit, la ſeule douceur que peuvent eſperer ceux qui ſe pleignent, qui eſt la compaſſion : & que je n’obtienne encore la victoire, en me voyant declaré par mon equitable Juge, le plus malheureux de tous ceux qui me diſputent cette funeſte qualité. Comme je ſuis venu en Aſie, en commandant des Troupes du Roy de Chipre, & envoyé parle Prince Philoxipe : il peut eſtre que vous n’aurez pas sçeu que je ne ſuis pas nay en ce Royaume là. C’eſt pourquoy il faut que je vous die, que Delphes ſi fameuſe par toute la Terre, pour le magnifique Temple d’Apollon, & pour la ſainteté de ſes Oracles, eſt le lieu de ma naiſſance. Je ſuis meſme obligé par la verité, de vous aprendre que je ſuis d’une Race aſſez illuſtre : puis que je ſuis deſcendu de celuy que les Dieux jugerent digne il y a deſja pluſieurs Siecles, de le conduire au pied du Mont Parnaſſe, aupres de la Fontaine Caſtalie, pour y recevoir le premier Oracle qui y fut rendu : & de qui la Fille fut choiſie en ſuitte, pour eſtre la premiere Pithie, de toutes celles qui ont depuis annoncé tant de veritez importantes aux particuliers, aux Villes, aux Provinces, aux Republiques, & aux Rois. Or depuis cela, ceux de ma Maiſon ont touſjours tenu un des premiers rangs dans leur païs : & pour l’ordinaire, le fameux Conſeil de la Grece, que nous appellons l’aſſemblée des Amphictions, ne s’eſt jamais gueres tenu, qu’il n’y ait eu quelqu’un de ma Race eſleu pour cela. Eſtant donc d’une naiſſance aſſez conſiderable, & eſtant fils d’un homme de qui la vertu eſtoit encore au deſſus de la condition, je fus eſlevé avec aſſez de ſoin : & quoy que l’on puiſſe dire que la Ville de Delphes eſt un abregé du Monde ; à cauſe de ce grand nombre de Nations differentes, dont elle eſt continuellement remplie : & qu’ainſi il ſemble qu’il ne ſoit pas neceſſaire à ſes habitans de voyager, pour s’inſtruire des couſtumes eſtrangeres : neantmons mon Pere voulut que j’allaſſe faire mes Eſtudes à Athenes : & que je demeuraſſe encore apres à Corinthe, juſques à ma vingtieſme année : où j’apris en l’un & en l’autre de ces lieux celebres, tout ce qu’un homme de ma condition eſtoit obligé de sçavoir : tant pour les exercices du corps, que pour les choſes neceſſaires à former l’eſprit, & à s’inſtruire à la connoiſſance de tous les beaux Arts. De ſorte que lors que j’eus ordre de retourner à Delphes, l’on peut dire que je me trouvay Eſtranger en mon propre Païs : eſtant certain que je n’y connoiſſois preſque perſonne. Je sçavois bien encore les noms de toutes les Maiſons de qualité de la Ville : je connoiſſois encore un peu les vieillars & les vieilles femmes : Mais pour les jeunes gens de ma volée, & pour les belles Perſonnes, je ne les connoiſſois point du tout. J’arrivay donc à Delphes de cette ſorte : c’eſt à dire regrettant Athenes & Corinthe comme ma Patrie : où j’avois toutefois veſcu ſans nul attachement particulier, quoy qu’en l’un & en l’autre de ces lieux il y ait de fort belles Dames. En entrant à Delphes, j’apris que mon Pere avoit eu une affaire importante, qui l’avoit obligé de partir, pour s’en aller à Anticire, qui eſt une autre Ville de la Phocide ; & qu’il avoit ordonné en partant, que je l’y allaſſe trouver auſſi toſt que je ſerois arrivé. Le ſoir meſme je fus viſité de diverſes perſonnes : Mais entre les autres, un de mes parens nommé Meleſandre, toucha d’abord mon inclination. Et en effet c’eſt un garçon plein d’eſprit & de bonté, & de qui l’humeur agreable m’a eſté un puiſſant ſecours dans mes chagrins. Comme il me plût infiniment j’eus le bonheur de ne luy déplaire pas : & nous liaſmes en ce moment une amitié que la ſeule mort peut rompre. Apres les premieres civilitez, je luy fis sçavoir l’ordre que j’avois reçeu de ne tarder point à Delphes, & de m’en aller à Anticire : mais il me dit qu’il faloit du moins differer d’un jour ce départ : & qu’il y avoit une trop belle ceremonie à voir le lendemain, pour m’en aller ſans l’avoir veuë. Je m’informay alors de ce que c’eſtoit, & il m’aprit qu’il y avoit à Delphes des Ambaſſadeurs de Creſus Roy de Lydie, qui venoient conſulter l’Oracle : & qui aportoient des Offrandes ſi magnifiques, qu’il eſtoit aiſé de juger qu’elles venoient du plus riche Roy de l’Aſie. Puis que ces Offrandes doivent demeurer au Temple, luy dis-je, je les verray à mon retour : Il eſt vray, me repliqua t’il, mais vous ne verrez pas en un ſeul jour, toutes les belles Perſonnes de la Ville aſſemblées, comme elles le ſeront demain au Temple, ny une ceremonie auſſi grande que celle là : car on ne reçoit pas les Offrandes des particuliers comme celles des Rois. Quant à la ceremonie, luy dis-je en riant, je pourrois peut-eſtre m’en conſoler : Mais puis que vous m’aſſurez que je connoiſtray tout ce qu’il y a de beau à Delphes en une ſeule occaſion, je ſuivray voſtre conſeil, & je ne partiray qu’apres demain. Nous nous ſeparasmes de cette ſorte Meleſandre & moy : & le jour ſuivant il me vint prendre de fort bon matin, afin de me faire voir exactement toute la ceremonie, comme ſi j’euſſe eſté Eſtranger, & que nous puſſions eſtre bien placez pour voir tout. Quelque indifference que je luy euſſe teſmoigné avoir pour ces Feſtes, il eſt pourtant certain que je regarday d’abord avec plaiſir tout ce que l’on fit en celle là : & je fus comme les autres voir le Threſor du Temple, que l’on montra aux Ambaſſadeurs de Creſus, avant que d’y avoir placé leurs Offrandes. J’y admiray comme eux un Collier magnifique, que l’on dit avoit eſté autrefois à la fameuſe Helene : & un autre encore, que l’on aſſure qui eſtoit à Eriphile. Je vy ce ſuperbe Throſne d’or, que l’Ayeul du Roy de Phrigie a donné : les ſix vaſes que Giges y envoya, du poids de trente Talents : diverſes Statuës du meſme Metal que divers Princes y ont données : des Gerbes d’or, que ceux de Smirne & d’Apollonie y ont offertes : deux grandes Cuves d’or maſſif, d’un ouvrage merveilleux, & capables de contenir cent muis d’eau, dont on ſe ſert à mettre celle que l’on conſacre à une Feſte que nous appellons Theophanie. Je vis en ſuitte au milieu de tant de richeſſes, que je ne m’arreſte pas à décrire exactement, & qui ont eſté données par toutes les Republiques de la Grece, des Obeliſques d’un ouvrage miraculeux, données par Rhodope : cette fameuſe Perſonne, de laquelle le frere de la sçavante Sapho a eſté ſi amoureux : & qui pour faire voir que c’eſtoit en Egipte où elle avoit paſſé la plus grande partie de ſa vie, avoit offert en Metal & en petit, ces Piramides admirables, dont on parle par toute la Terre. Enfin apres avoir bien regardé toutes ces rares choſes, & mille autres dont je ne vous parle point ; chacun alla prendre ſa place, & la ceremonie du Sacrifice commença. Je penſe qu’il eſt à propos que je ne m’arreſte pas à vous la décrire : tant parce qu’elle eſt fort longue, que parce qu’elle eſt inutile à mon diſcours. Je vous diray donc ſeulement, que l’on fait aller ceux qui doivent conſulter l’Oracle, juſques au pied du Parnaſſe, qui eſt tout contre le Temple : que l’on les oblige à ſe purifier, au bord de la celebre Fontaine Caſtalie : que de là ils partent dans le Temple des Muſes, qui eſt baſti tout contre ce ruiſſeau, & qui touche celuy d’Apollon : & qu’en ſuite la Pithie eſtant ſous un Dais, & ſur un Throſne, reçoit les demandes de ceux qui viennent conſulter le Dieu. Apres quoy elle va ſe mettre ſur le ſacré Trepié : où eſtant inſpirée du Dieu qui l’agite, elle rend les Oracles à ceux qui la conſultent. Mais je vous diray apres cela, que malgré toute la magnificence des Offrandes de Creſus, qui eſtoit tres grande : car il y avoit une Statuë de femme de grandeur naturelle d’un or tres fin, & d’un travail admirable : il y avoit encore trente Vaſes les plus beaux du monde : & une Lampe d’or cizelé, la plus riche que l’on ſe puiſſe imaginer. Mais malgré, dis-je, toutes ces precieuſes choſes, depuis que la compagnie commença de ſe former, je ne les regarday plus avec tant d’attention. Et comme ſi j’euſſe attendu quelqu’un, par un pre-ſentiment de mon malheur, j’eus touſjours la teſte tournée du coſté de la porte du Temple, pour regarder toutes les Dames qui entroient, & pour demander leurs Noms à Meleſandre. Neantmoins comme la preſſe eſtoit fort grande, je ne pouvois pas les diſcerner toutes : & il en paſſoit beaucoup, que je n’avois pas loiſir de conſiderer. J’en vis donc entrer pluſieurs extrémement belles, que je regarday pourtant d’un eſprit tranquile, & ſans que mon cœur en fuſt eſmeu : Mais comme la ceremonie fut achevée, & que pour voir encore mieux toutes les Dames, Meleſandre & moy fuſmes allez nous mettre aſſez prés de la porte, à parler à deux ou trois de ſes Amis, qui nous vinrent joindre : je vy ſortir d’entre des Colomnes de Marbre qui ſoutiennent la voûte du Temple, une Perſonne que ces Colomnes m’avoient ſans doute cachée, tant que la ceremonie avoit duré : mais une Perſonne ſi admirablement belle, que j’en fus eſbloüi, tant elle avoit d’eſclat dans les yeux & dans le teint. Je ne la vy pas plus toſt, que ceſſant d’eſcouter ceux qui parloient, je tiray Meleſandre par le bras : & ſans ceſſer de regarder ce merveilleux Objet dont mes yeux eſtoient enchantez : Meleſandre, luy dis-je en la luy monſtrant, aprenez moy le nom de cette miraculeuſe Perſonne. Elle s’apelle Teleſile, me repliqua t’il ; de qui le nom n’eſt pas moins celebre pas les charmes de ſon eſprit, & par la complaiſance de ſon humeur, que par les attraits de ſon viſage. Au nom de Teleſile, ceux avec qui nous eſtions interrompirent leur converſation ; & la regardant paſſer aupres de nous, nous la ſalüaſmes, & la ſuivismes, afin de la voir plus long temps. Comme elle connoiſſoit fort Meleſandre, & qu’elle l’eſtimoit meſme beaucoup, elle luy rendit ſon ſulut avec un ſousrire ſi agreable, & avec un air ſi aimable & ſi obligeant ; que ſa beauté en augmentant encore, mon admiration s’en augmenta auſſi : & je ſentis dans mon cœur je ne sçay quelle joye inquiette, & je ne sçay quel tumulte interieur dans mon ame, que je ne connoiſſois point du tout, ne l’ayant jamais ſenti juſques alors. Et certes je ſuis oblige de dire, pour excuſer ma foibleſſe en cette rencontre ; que peu de cœurs ont jamais eſté attaquez avec de plus belles ny de plus fortes armes que celles qui bleſſerent le mien. Teleſile eſtoit dans ſa dix-ſeptiesme année : elle avoit la taille noble & bien faite : le port agreable : & quelque choſe dans l’action de ſi libre, do ſi naturel, & qui ſentoit : ſi fort ſa perſonne de qualité ; qu’elle ne laiſſoit pas lieu de douter de ſa condition dés qu’on la voyoit. Elle avoit les cheveux du plus beau noir du monde : & le teint d’une blancheur ſi vive & ſi ſurprenante ; que l’on ne pouvoit la voir, ſans avoir l’imagination toute remplie de Neige & de Cinabre, de Lis & de Roſes : tant il eſt certain que la Nature a mis ſur ſon viſage de belles & d’éclatantes couleurs. De ſorte que joignant à ce que je dis, yeux doux : & brilants tout enſemble ; une bouche admirable ; de belles dents ; & une fort belle gorge ; il n’y a pas lieu de s’eſtonner ſi mon cœur en fut ſurpris. Mais helas, l’Amour qui vouloit ſans doute me faire connoiſtre par la naiſſance de ma paſſion, quelle en ſeroit la ſuitte : fit que je ne vy pas pluſtost Teleſile que je ne la vy plus : car elle ſortit du Temple un moment apres : & le jour ſuivant je partis de Delphes : de ſorte que je ne fus pas pluſtost amoureux que je fus abſent.

Comme nous fuſmes hors du Temple, & que nous l’euſmes perduë de veuë (ce qui arriva meſme dans un inſtant, parce que ſa Maiſon eſtoit fort proche de là) Meleſandre & moy eſtans allez diſner enſemble, & ſes autres Amis nous ayant laiſſez ſeuls : à peine fuſmes nous en liberté, que le regardant attentivement ; Meleſandre, luy dis-je, ſi vous n’aimez point Teleſile, il faut conclurre de là, que vous avez aimé ailleurs, avant que de la connoiſtre, ou que vous n’aimerez jamais rien : car je ne penſe pas qu’il ſoit poſſible, qu’un cœur ſans preocupation ou ſans inſensibilité, puiſſe reſister à une beauté auſſi merveilleuſe que la ſienne. Si Thimocrate, me reſpondit il en riant, n’eſt point amoureux à Athenes ou à Corinthe, je penſe qu’il le ſera bien toſt à Delphes s’il ne l’eſt deſja : & je louë les Dieux, adjouſta t’il, de ce que je ne ſeray point ſon Rival, s’il arrive qu’il aime Teleſile, comme j’y voy quelque apparence. Je ne sçay pas encore bien, luy dis-je, ſi je l’aimeray : mais je sçay bien que j’ay déja beaucoup d’admiration pour elle. C’eſt une grande diſposition à l’amour, me repliqua t’il : mais Thimocrate (adjouſta cét officieux Amy, en prenant un viſage plus ſerieux) ne vous rendez pas ſans combattre : puis que Teleſile eſt une perſonne de qui la conqueſte a pluſieurs obſtacles. Je la combatray, luy dis-je, en la fuyant ; car vous sçavez que je parts demain. Mais, luy dis-je encore, quels ſont les obſtacles qui ſe trouvent à la conqueſte de Teleſile ? Et eſt il poſſible qu’une perſonne qui a tant de douceur dans les yeux, ait plus de rigueur que les autres Dames ? Teleſile, me dit il, a ſans doute paru juſques icy fort indifferente, à tous les ſervices qu’on luy a rendus : Mais ce n’eſt pas par cette raiſon que je vous advertis qu’elle eſt difficile à conquerir : car, adjouſta t’il flateuſement, le merite de Thimocrate pourroit faire, ce que celuy de tous les autres n’auroit point fait. Mais il y a quelque choſe de plus capricieux à ſa fortune : Vous sçaurez donc (pourſuivit il, voyant que je l’écoutois attentivement ſans l’interrompre) que Teleſile qui eſt de fort bonne Maiſon, puis qu’elle eſt fille de Diophante dont vous connoiſſez le Nom, peut eſtre fort pauvre : & peut eſtre auſſi extraordinairement riche. Si vous ne m’expliquez m’ieux cét Enigme, luy dis-je, je ne le comprendray pas : Vous le comprendrez aiſément, repliqua t’il, quand je vous diray que Diophante Pere de Teleſile, a preſentement tres peu de bien ; parce qu’il ſe ruina à la guerre de la Beoce : & qu’ainſi Thimocrate, ſi Teleſile n’a que le bien de ſon Pere elle ſera pauvre, quoy qu’elle ſoit fille unique : eſtant certain qu’encore que cette Maiſon ſubsiste avec quelque eſclat, c’eſt pourtant une Maiſon ruinée. Je voy bien, luy dis-je, par quelle raiſon Teleſile n’eſt pas riche : mais je ne voy pas ſi bien, par où elle la peut eſtre. Vous verrez encore mieux ſa richeſſe que ſa pauvreté, me repliqua t’il, quand je vous diray qu’elle a un Oncle appellé Crantor, qui eſt deſja aſſez vieux ; qui n’a jamais eſté marié ; qui eſt le plus riche homme non ſeulement de Delphes, mais de toute la Phocide, & de qui elle heritera, s’il ne ſe marie point, & qu’il ne donne pas ſon bien à un autre, comme il le peut ſelon les loix. De ſorte que comme Crantor eſt un capricieux avare, qui ne veut ny donner, ny aſſurer ſon bien à ſa Niece ; & qui teſmoigne pourtant par ſes diſcours, avoir aſſez d’amitié pour elle : Teleſile demeure dans cette faſcheuse incertitude, de pouvoir eſtre la plus riche ou la plus pauvre fille de ſa condition. De ſorte que cette incertitude fait, que ſon Pere ne ſonge point encore à la marier & que cependant il ne rebute auſſi perſonne : ne sçachant pas encore quel doit eſtre le deſtin de ſa fille. Ce que je voy de mieux, luy dis-je, pour ceux qui en ſont amoureux, c’eſt : que Crantor ne luy sçauroit oſter ſa beauté : Il eſt vray me dit il, mais comme tous les Amans ne ſont pas deſinteressez, il y en a pluſieurs qui en regardant les beaux yeux de Teleſile, regardent auſſi un peu outre cela les Threſors de ſon Oncle : ſi bien que jamais perſonne n’a eu plus d’Amants que cette fille en a. Car elle a non ſeulement tous ceux que ſa beauté a charmez, mais elle a encore tous les avares riches, & tous les ambitieux pauvres qui ſont à Delphes. Les premiers ſans ſe trop engager, attendent ce que fera Crantor : & les autres taſchent de l’eſpouser pauvre preſentement, dans l’eſperance de l’avenir : Mais ſoit par l’indifference de Teleſile, ou par la prudence de Diophante, tous ces Amants eſperent & n’avancent rien. Voila Thimocrate, quel eſt le deſtin de cette belle Perſonne ; aupres de laquelle je ne vous conſeillerois pas de vous engager legerement. Je remerciay Meleſandre de l’advis qu’il m’avoit donné : & commençant de parler d’autre choſe, nous diſnasmes & paſſasmes le reſte du jour enſemble. Mais quoy que je puſſe faire, je ne pûs m’oſter de l’imagination, la Beauté que j’avois veuë, ny meſme m’empeſcher d’en parler, quoy que l’en euſſe le deſſein. Quand nous rencontrions quelque homme de qualité dans les ruës, eſt ce un des Amants avares de Teleſile ? diſois-je à Meleſandre : & ſi je voyois quelque Dame, je ne pouvois non plus m’empeſcher de dire, qu’elle n’eſtoit pas ſi belle que Teleſile. Enfin malgré moy, & quelques fois meſme ſans que je m’en aperçeuſſe (à ce que m’a depuis dit mon Amy) je la nommay plus de cent fois ce jour là. Cependant il falut partir le lendemain pour aller à Anticire : Mais quoy que ce lieu ſoit en reputation de redonner la raiſon à ceux qui l’ont perduë, il ne me redonna pas la mienne, l’y fus pourtant dix ou douze jours avec mon Pere : car l’Amour qui n’avoit pas encore aſſez fortement imprimé dans mon cœur la beauté de Teleſile pour me faire beaucoup ſouffrir par cette abſence, ne voulut pas que je fuſſe plus long temps eſloigné d’elle. Toutefois je puis dire, que ſi je n’eus pas une grande douleur durant ce voyage, l’eus du moins aſſez de joye de retourner à Delphes : quoy que je n’y euſſe encore aucune habitude qu’avec Meleſandre. Mais à vous dire la verité, mon cœur avoit deſja plus d’intelligence que je ne croyois avec Teleſile : & il fau certainement qu’il y ait quelque puiſſante ſimpathie, qui nous force à aimer en un moment, ce que nous devons aimer toute noſtre vie. Je m’en aperçeus bien entrant à Delphes : car ayant rencontré un Charoit plein de Dames qui s’en alloient à la Campagne, à ce qu’il paroiſſoit par leur equipage, je portay curieuſement les yeux dedans ſans sçavoir pourquoy. Dieux que devins-je, & quel agreable trouble ſentis-je en mon cœur lors que je vy que Teleſile eſtoit à la portiere : & mille fois plus belle encore, à ce qu’il me ſembla, que le jour que je l’avois veuë au Temple ! Le Charoit alloit aſſez doucement, à cauſe de quelque embarras qui eſtoit dans le chemin, qui de luy meſme eſtoit fort eſtroit ; de ſorte que j’eus le loiſir de la conſiderer avec plus d’attention que je n’avois fait la promiere fois : car comme elle ne faiſoit que de ſortir de la Ville, elle n’avoit pas encore abaiſſé ſon voile. Mais helas, je me dérobay moy meſme quelques momens de ſa veuë : parce qu’apres l’avoir ſalüée avec un profond reſpect ; je la regarday avec tant d’attention, & peut-eſtre encore avec un viſage ſi interdit, qu’elle en changea de couleur, & en abaiſſa ſon voile, comme ſi ç’euſt eſté ſeulement pour ſe garantir du Soleil. Auſſi toſt que je fus dans la Ville je m’en allay chez Meleſandre : Et bien, luy dis-je apres les premiers complimens, la Fortune prend autant de ſoin de ma conſervation que pour me preſerver des redoutables attraits de Teleſile, elle part de Delphes quand j’y reviens. Vous eſtes ſi preciſément informé de ce qu’elle fait, me dit il en ſousriant, que les plus anciens de ſes Amants ne le ſont pas ſi bien que vous : car elle s’en va à un perit voyage, qui vient d’eſtre reſolu d’improviſte, chez une de mes parentes avec qui j’eſtois, & que perſonne ne sçait encore. Tant y a, luy dis-je je le sçay pour l’avoir veuë partir : Mais quoy que je ne penſe pas encore eſtre amoureux d’elle, (pourſuivis-je en riant à mon tour, quoy que je parlaſſe ſerieusement) je ne laiſſe pas d’eſtre bien aiſe d’aprendre que ſon voyage ne ſera pas long. Il ne ſera que de quatre jours, me dit il ; & durant ce temps là il faut que je vous faſſe voir tout ce qu’il y de beau à Delphes : afin s’il eſt poſſible, de vous faire trouver du contrepoiſon dans les yeux de quelqu’une de nos Dames, pour taſcher de vous pre-cautionner contre ceux de Teleſile. Je ris d’abord de la plaiſante invention de Meleſandre : & en effet je conſentis à ce qu’il voulut : & il me mena pendant les quatre jours de l’abſence de Teleſile, chez tout ce qu’il y avoit de belles Perſonnes à Delphes Mais, à vous dire la verité, ſon deſſein ne reüſſit pas : & il ne ſervit qu’à me faire sçavoir un peu pluſtost que je n’euſſe fait, qu’il n’y avoit rien à Delphes qui ne fuſt mille degrez au deſſous de Teleſile.

Cependant cette Belle revint de la Campagne : & ſon retour ayant donné un nouveau ſujet de la viſiter à tous ſes Amis, Meleſandre y fut, & m’y mena malgré qu’il en euſt. Je dis malgré qu’il en euſt, eſtant certain qu’il s’en fit preſſer pluſieurs fois ; me diſant touſjours qu’il ne vouloit rien contribuer à la perte de ma liberté. Mais enfin il ceda à mes prieres : je fus preſenté par luy à la Mere de Teleſile, qui me reçeut fort civilement : & je fus preſenté à Teleſile elle meſme, en qui je trouvay mille & mille charmes que je ne m’eſtois pas imaginez : quoy que je me fuſſe formé une idée de ſon eſprit, auſſi accomplie que celle de ſa beauté. Je la vy belle ; je la vy douce & civile ; je la vy modeſte & galante ; je luy trouvay l’eſprit aiſé & agreable : & entre cent mille perfections, je n’aperçeus pas un deffaut. Mais ce qui me plût encore extrémement, ce fut qu’entre tant d’Amants qui l’environnoient, je n’en remarquay point de favoriſé. Elle agiſſoit avec eux d’une certaine maniere, en laquelle il paroiſſoit un ſi grand détachement, qu’elle m’en engagea davantage : & malgré ſa douceur, il y avoit je ne sçay quel noble orgueil dans ſon ame, qui faiſoit qu’elle triomphoit de tous les cœurs, ſans en faire vanité : & ſans rien contribuer par ſes ſoings aux conqueſtes qu’elle faiſoit, elle conqueſtoit pourtant tout ce qui la pouvoit voir. Comme l’Amour avoit reſolu ma perte, il fit qu’elle dit ce jour là ſans en avoir le deſſein, une choſe qui me donna quelque eſpoir, dans ma paſſion naiſſante : car comme je voulois luy faire connoiſtre que j’avois eu intention de la viſiter, dés le premier jour que j’avois eſté à Delphes : Vous avez eſté long temps, me dit elle, à executer un deſſein qui m’eſtoit ſi avantageux ; puis que ſi je ne me trompe, vous eſtiez deſja icy le jour que l’on offrit au Temple les preſens du Roy de Lydie : du moins il me ſemble, ſi ma memoire ne m’abuſe, que je vous vy avec Meleſandre : que je vous regarday comme un Eſtranger qui ne le paroiſſoit pas ; & qui meritoit que l’on euſt la curioſité de sçavoir ſon Nom. Et en effet, adjouſta t’elle fort obligeamment, je m’en informay à une de mes Amies, qui ne pût me ſatisfaire. Un diſcours qui n’eſtoit ſimplement que civil, & preſque pour entretenir la converſation avec une perſonne qu’elle ne connoiſſoit pas : fit pourtant un ſi grand effet en moy, que j’en tiray un heureux preſage. En ſuitte de cela je luy dis pour juſtification, que j’avois eſté à Ancire : que je n’en eſtois revenu que le jour qu’elle partir de Delphes : & que je m’eſtois donné l’honneur de la ſalüer un peu au delà des portes de la Ville. Il me ſembla lors qu’elle s’en ſouvenoit, & qu’elle faiſoit ſeulement ſemblant de n’y avoir pas pris garde : à cauſe qu’elle ne le pouvoit faire ſans teſmoigner en meſme temps s’eſtre aperçeuë de l’attention avec laquelle je l’avois regardée. Et en effet elle a eu depuis la bonté de m’avoüer que la choſe eſtoit ainſi. Mais comme cét innocent menſonge la fit rougir, j’en tiray encore un nouveau ſujet d’eſperer : & je partis d’apres d’elle le plus amoureux de tous les hommes, & le plus determiné de m’attacher à ſon ſervice. Je ne m’amuſay point comme font beaucoup d’autres, à vouloir combattre ma paſſion : au contraire je cherchay dans mon eſprit tout ce qui la pouvoit flater. Je m’imaginay que peut-eſtre eſtois-je ce bienheureux, pour lequel ſon ame ſeroit ſensible : Car, diſois-je, puis que preſques tout ce qu’il y a d’hommes à Delphes l’ont aimée inutilement : je dois eſtre plus en ſeureté que ſi elle n’avoit pas tant d’Amants, puis que c’eſt une marque infaillible, que ſon cœur n’a pas trouvé encore ce qu’il faut pour le toucher. Si je la regardois comme devant eſtre riche, je croyois que cela ſerviroit a mon deſſein, parce que mon Pere ne s’y oppoſeroit pas : & ſi je la conſiderois comme devant eſtre pauvre, l’en eſtois encore bien aiſe : parce que je jugeois que le ſien ne me la refuſeroit point. Enfin je trouvois facilité à toutes choſes : & je craignois meſme tellement que ma raiſon ne s’oppoſast à mon amour, que je ne la conſultay point du tour. Je voulus auſſi faire un ſecret de ma paſſion à Meleſandre, mais il n’y eut pas moyen : le feu que les beaux yeux de Teleſile avoient allumé dans mon cœur, eſtoit trop bruſlant & trop vif, pour ne paroiſtre pas dans les miens : & je donnay trop de marques de mon amour, pour faire qu’il ne s’en aperçeuſt pas. Il ne me propoſoit aucun divertiſſement, où je témoignaſſe prendre plaiſir : la promenade ne ſervoit qu’a me faire reſver : la Muſique me faiſoit joindre les ſoupirs à la reſverie : la converſation m’importunoit : la veuë des autres belles Perſonnes de la Ville m’eſtoit abſolument indifferente : & la ſeule veuë de Teleſile, eſtoit ce qui me pouvoit plaire. Bien eſt il vray qu’elle recompenſoit avec uſure, la perte que je faiſois de tous les autres plaiſirs : & j’eſtois ſi tranſporte de joye quand je la pouvois voir un moment ; que ce fut pluſtost par les marques de la ſatisfaction que j’avois à la regarder, que Meleſandre connut parfaitement que j’eſtois amoureux, que par mes reſveries, & par mes chagrins. Il falut donc le luy avoüer : & le prier en meſme temps de ne s’oppoſer point inutilement à une choſe qui n’avoit point de remede, & de me vouloir ſervir dans mon deſſein. Je luy dis cela d’une certaine façon, qui luy fit bien connoiſtre que ſes conſeils ne ſerviroient de rien : c’eſt pourquoy il me promit ſon aſſistance de bonne grace. Je retournay donc diverſes fois chez Teleſile, en qui je trouvay touſjours plus de charmes, & plus de civilité. La nouvelle conqueſte qu’elle avoit faite de mon cœur, fut bien toſt sçeuë de toute la Ville, & meſme de mon Pere, & de celuy de Teleſile : mais ny l’un ny l’autre n’en furent faſchez : car le mien dans la croyance qu’elle devoit eſtre fort riche, eſtoit bien aiſe que je priſſe un deſſein qui pouvoit reparer dans ſa Maiſon les profuſions de ſa jeuneſſe : eſtant certain que ſa magnificence & ſa liberalité, luy ont oſté beaucoup de bien ; & Diophante auſſi de ſon coſté, craignant que ſa fille ne demeuraſt pauvre, n’eſtoit pas marri qu’un homme comme moy en fuſt amoureux. Il agiſſoit pourtant d’une maniere ſi adroite, qu’il ne paroiſſoit pas qu’il s’en aperçeuſt : & il connoiſſoit ſi parfaitement la vertu de ſa fille, qu’il ne craignoit pas qu’elle s’engageaſt trop, en ſouffrant qu’elle fuſt aimée de gens. Mais entre tous ceux qui la ſervoient, il y en avoit un tres riche, & beaucoup plus riche que moy ; quoy qu’il ne fuſt pas d’une Race ſi conſiderable, qui eſtoit tres aſſidu aupres d’elle. Cét homme qui s’appelloit Androclide, avoit une Sœur qui la voyoit auſſi tres ſouvent : & qui eſtant logée fort pres de Crantor, en eſtoit quelqueſfois viſitée. De ſorte que je sçeus qu’Androclide avoit un fort grand advantage : car ſa Sœur n’agiſſoit pas ſeulement, à ce que l’on m’aſſuroit aupres de Teleſile, mais encore aupres de ſon Oncle : ce qui eſtoit une choſe bien conſiderable pour luy, qui ne regardoit pas moins la richeſſe de Crantor, que la beauté de Teleſile. Pour moy qui n’eſtois touché que de ſes propres richeſſes, & qui preferois le plaiſir de la voir, à tous les threſors du monde : je taſchois ſeulement à toucher ſon cœur, en luy faiſant sçavoir quel eſtoit le ſuplice du mien. Car enfin j’en vins en peu de jours aux termes de ſouffrir tout ce qu’un homme qui aime peut ſouffrir. Dés que je ne la voyois plus, bien loing d’eſperer comme j’avois fait, je deſesperois de tout : ſi je la regardois comme riche, je croyois qu’Androclide l’obtiendroit de Diophante & de Crantor à mon prejudice : & ſi je la regardois comme ne l’eſtant pas, je voyois mon Pere traverſer tous mes deſſeins. Mais ce qui affligeoit le plus, eſtoit une choſe qui m’avoit reſjoüy au commencement : je veux dire l’indifference avec laquelle elle agiſſoit. Car la trouvant pour moy comme pour les autres, cette indifference me ſembloit auſſi rigoureuſe en ma perſonne, qu’elle m’avoit ſemblé douce en celle d’autruy. Touteſfois dés que je la voyois, tous mes chagrins ſe diſſipoient : en effet la veuë de la Perſonne aimée, eſt un remede infaillible pour ſoulager toutes les douleurs : & il y a je ne sçay quel charme ſecret, dans les yeux de ce que l’on aime, qui ſuspend les maux les plus ſensibles. Auſſi ne pouvois-je plus ſupporter les miens, ſi je n’eſtois en ſa preſence : & ma paſſion en vint au point, que non ſeulement j’eſtois tres malheureux, quand je n’eſtois pas aupres d’elle : mais que meſme je n’eſtois pas tout à fait heureux, quand je n’y eſtois pas ſeul, ou que je n’y eſtois pas aſſez bien placé. Ce n’eſtoit meſme plus aſſez, pour diſſiper tous mes ennuis, & pour faire ma felicité entiere, que de la regarder ; je voulois encore en eſtre regardé : & ce n’eſtoit plus enfin que par certains inſtans bienheureux, où mes yeux rencontroient les ſiens, que je ſentois dans mon ame cette joye toute pure, qui cauſe bien ſouvent par ſon excés un ſi agreable deſordre dans le cœur de ceux qui sçavent veritablement aimer. Je veſcus durant quelque temps de cette ſorte, ſans pouvoir trouver nulle occaſion de deſcouvrir mon amour à Teleſile, autrement que par mes ſoins, mes reſpects, & mes regards : car outre que ce grand nombre d’Amans qui l’environnoient continuellement, m’en oſtoit preſques toutes les voyes : je remarquois encore, quoy que je la trouvaſſe touſjours tres civile, qu’elle m’oſtoit avec adreſſe les occaſions de luy parler en particulier. Joint auſſi que durant quelque temps, la Sœur d’Androclide l’obſedoit de telle ſorte, que je ne pouvois jamais l’entretenir, que de choſes abſolument indifferentes. J’avois beau prier Meleſandre qui n’avoit point de paſſion, de feindre d’aimer cette fille qui ſe nommoit Atalie : afin que luy parlant plus ſouvent, il l’occupait, & me donnaſt le moyen d’entretenir Teleſile : tout cela ne ſervoit qu’à faire recevoir cent faſcheuses paroles à Meleſandre, ſans pouvoir me ſervir de rien.

Mais pour commencer de me faire eſprouver les maux de l’abſence, comme nous eſtions en la plus belle Saiſon de l’année, & que Diophante avoit une Terre au pied du Mont Himette, qui eſt le plus beau lieu de toute la Phocide, il y alloit tres ſouvent : & cinq ou ſix petits voyages qu’il y fit, preſques ſans ſujet & ſans raiſon avec toute ſa famille, me donnerent toute l’inquietude dont un cœur peut eſtre capable. Tous les momens me ſembloient des jours : toutes les heures des années entieres : & tous les jours des Siecles : mais des Siecles faſcheux & incommodes, où le chagrin eſtoit Maiſtre abſolu de mon eſprit. Si je sçavois que Diophante euſt mené compagnie aveque luy, j’en eſtois inquiet : parce que je craignois qu’il ne ſe trouvaſt quelqu’un qui parlaſt pour mes Rivaux. Quand il n’y alloit perſonne, la ſolitude de Teleſile me faiſoit pitié ; & l’ennuy que je m’imaginois qu’elle avoit, m’en donnoit beaucoup à moy meſme. Lors Qu’Atalie alloit avec elle, j’en eſtois deſesperé : quand elle demeuroit à Delphes, les converſations frequentes qu’elle y avoit avec Crantor, m’affligeoient auſſi eſtrangement : & je n’avois pas un inſtant de repos, tant que Teleſile eſtoit abſente. Delphes me paroiſſoit un deſert ? Toute la Ville, ce me ſembloit, changeoit de face par ſon départ ; & ſon retour luy donnoit ſelon moy un nouveau luſtre. Si je me promenois quelquefois pour fuir le monde, c’eſtoit touſjours du coſté où elle eſtoit ; & je m’y engageay un jour de telle ſorte en reſvant, que je fis pluſtost un voyage qu’une promenade. Enfin le Soleil n’apporte pas un ſi grand changement en tout l’Univers par ſon abſence, que celle des beaux yeux de Teleſile en apportoit dans mon cœur. Encore, diſois-je quelqueſfois, ſi elle sçavoit ſeulement que je l’aime, j’aurois du moins la ſatisfaction de penſer qu’elle ſongeroit peut-eſtre à moy : & que ſi j’eſtois abſent de ſes yeux, je ne le ſerois pas de ſon ame. Mais helas, pourſuivois-je, je ſuis aſſurément encore plus eſloigné de ſa penſée que de ſa preſence : & le malheureux Thimocrate n’occupe nulle place ny dans ſon cœur, ny dans ſa memoire. Eh que veux-je, adjouſtois-je ſouvent en moy meſme, ne vois-je pas Teleſile en tous lieux ? Elle eſt dans mon eſprit ; elle eſt dans mon ame ; elle eſt dans mon imagination ; elle eſt dans ma memoire ; & elle m’occupe tout entier. Il eſt vray, pourſuivois-je, que Teleſile eſt inſeparable de Thimocrate : mais pour eſtre conſolé pendant une ſi cruelle abſence, il faudroit que Thimocrate je fuſt auſſi de Teleſile : & pour ſoulager mes douleurs, il faudroit enfin qu’elle ſoufrist une partie de ce que je ſouffre : & qu’elle peuſt juger du ſuplice que j’endure, par celuy qu’elle endureroit. Mais ſeroit il equitable, reprenois-je, que la plus aimable & la plus parfaite Perſonne de la Terre, euſt pour moy les meſmes ſentimens que j’ay pour elle ? Non non, je ſuis injuſte dans mes deſirs : & je veux ſans doute des choſes qui ne ſont pas raiſonnables. Je voudrois donc ſeulement, adjouſtois-je, eſtre aſſuré qu’elle ne ſe ſouvinst où elle eſt, de pas un de mes Rivaux : qu’Androclide en particulier n’euſt nulle place en ſa memoire : & que le malheureux Thimocrate en euſt un peu en ſon ſouvenir. L’on me dira peut-eſtre qu’en me pleignant des malheurs de l’abſence, je confonds les choſes : puis qu’il eſt certain qu’il y a pluſieurs ſentimens jaloux qui ſe trouvent meſlez parmy les miens. Mais il eſt pourtant vray que ces cruels ſentimens n’ont jamais eſté dans mon cœur que pendant l’abſence : Et à dire les choſes comme elles ſont, je ne tiens pas qu’il ſoit poſſible d’eſtre abſent de ce que l’on aime, ſans eſtre en quelque ſorte jaloux : & jaloux d’une maniere bien plus cruelle, que ceux qui le ſont par caprice ou par foibleſſe, à la veuë de la Perſonne qu’ils aiment. Car enfin je n’ay jamais pû en la preſence de Teleſile, avoir un ſentiment de cette nature : ma jalouſie a touſjours eſté diſſipée par ſes regards, comme une ſombre vapeur l’eſt du Soleil : & ſon abſence auſſi n’a jamais manqué de faire ſentir à mon ame, tous les maux que l’amour peut cauſer. Cependant il s’épandit ſourdement un aſſez grand bruit dans toute la Ville, que Crantor viſitoit tres ſouvent Atalie : qu’elle agiſſoit puiſſamment pour ſon Frere : & qu’on croyoit que dans peu de jours Androclide eſpouseroit Teleſile. Ce bruit ne vint pourtant point juſques à moy : car Meleſandre durant ce temps là, eſtoit : allé faire un voyage aux champs : & l’abſence m’a toujours eſté ſi fatable, que celle de mon Amy m’eſtoit ſouvent nuiſile, auſſi bien que celle de ma Maiſtresse. Mon Pere qui sçeut la choſe ; qui ne vouloit pas que j’euſſe la honte qu’Androclide me fuſt preferé ; & qui sçavoit bien que tant que je ſerois à Delphes il ſeroit difficile que je ceſſasse d’aimer Teleſile, ny que j’enduraſſe qu’Androclide l’eſpousast, ſans m’y oppoſer par toutes les voyes qu’un homme de cœur amoureux peut imaginer & prendre ; s’aviſa d’une choſe qui me donna une douleur bien ſensible, quoy qu’en apparence elle me deuſt reſjoüir, parce qu’elle m’eſtoit glorieuſe. Nous eſtions alors juſtement au temps où ce fameux Conſeil de la Grece dont j’ay deſja parlé eſtoit aſſemblé : & quoy que mon Pere n’en fuſt pas cette fois là, il y avoit pourtant grand credit. Si bien que pour me faire eſloigner d’un lieu où il apprehendoit qu’il ne m’arrivaſt. quelque malheur : il fit en ſorte que je fus choiſi par les Amphictions, pour eſtre envoyé à Milet, (d’où le Prince Thraſibule eſtoit party, pour des raiſons qui ſeroient trop longues à dire) afin de raporter un recit veritable de ce qui s’eſtoit paſſé en cette fameuſe Ville, qui eſtoit alors diviſée en deux factions oppoſées. Car encore que les Mileſiens euſſent envoyé un Deputé à l’Aſſemblée qui ſe tenoit dans le Temple d’Apollon, comme les reconnoiſſant Juges de leurs differens ; bien que les Grecs Aſiatiques n’euſſent pas accouſtumé de les reconnoiſtre : neantmoins comme il eſtoit du Parti oppoſé au ſage Thales Mileſien, les Amphictions voulurent en eſtre informez par une autre voye, & je fus nommé pour cela. Il eſt certain que jamais homme de mon âge n’avoit eu un pareil honneur : & qu’en toute autre Saiſon j’en aurois eu beaucoup de joye. Car enfin eſtre choiſi par les plus Grands hommes de toute la Grece, pour agir dans une affaire d’auſſi grande conſequence que celle des Mileſiens ; eſtoit une choſe capable de flater la vanité de tout autre, que d’un homme amoureux comme je l’eſtois. Cette abſence avoit donc tout ce qui là pouvoit rendre ſuportable : la cauſe en eſtoit glorieuſe : vray-ſemblablement elle ne devoit pas eſtre fort longue : mes Rivaux meſmes en eſtoient faſchez : & elle pouvoit donner meilleure opinion de moy à Teleſile. Cependant je reçeus cét honneur, avec une douleur eſtrange : & dés que je penſois qu’il faloit m’eſloigner de ce que j’aimois, tout ſentiment d’ambition s’eſloignoit de mon cœur : & l’affliction s’en emparoit de telle ſorte, qu’il ne reſtoit nulle place pour nul autre ſentiment. La choſe n’avoit pourtant point de remede : je ne pouvois la refuſer qu’en me deſhonnorant : & par conſequent qu’en me deſtruisant dans l’eſprit de Teleſile. Mon honneur & mon amour voulant donc que je l’acceptaſſe, il falut ſe reſoudre à obeïr : & meſme à partir trois jours apres. Je fis tout ce que je pus, pour differer au moins mon depart, mais il n’y eut pas moyen : de ſorte qu’il ne me demeura rien à faire, que de bien meſnager le peu de temps que je devois encore eſtre à Delphes. Je laiſſay donc abſolument le ſoin de ce qui regardoit les preparatifs de mon voyage à mes gens : & je ne m’occupay qu’à chercher les voyes de pouvoir parler à Teleſile en particulier : m’eſtant abſolument determiné, apres une aſſez longue conteſtation en moy meſme, de l’entretenir de ma paſſion ſi je le pouvois. Mais je fus ſi malheureux les deux premiers jours, que non ſeulement je ne pûs luy parler, mais que meſme je ne la pûs voir, parce qu’elle ſe trouvoit un peu mal. Le dernier jour que je devois eſtre à Delphes eſtant donc arrivé, j’eus une douleur que je ne sçaurois exprimer : quoy diſois-je, je partiray, & je partiray peut-eſtre ſans voir Teleſile, & ſans qu’elle sçache que je parts d’aupres d’elle le plus amoureux de tous les hommes : Ha ! non non, je ne m’y sçaurois refondre : & la mort a quelque choſe de plus doux qu’un ſemblable départ. Je me levay ce jour là de tres grand matin, quoy que je sçeuſſe bien que quand je devrois voir Teleſile, ce ne pourroit eſtre qu’apres Midy : mais c’eſt qu’en effet je n’eſtois pas maiſtre de mes actions, ny de mes penſées. Je fus dire adieu à diverſes perſonnes : mais en quelque quartier de la Ville qu’elles demeuraſſent, je paſſois touſjours par celuy de Teleſile, ou pour y aller, ou pour en revenir, & ſouvent meſme en allant & en revenant : me ſemblant que ce m’eſtoit quelque que eſpece de conſolation de m’aprocher d’elle, bien que je ne la deuſſe point voir. Je recevois les complimens que l’on me faiſoit ſur mon voyage, avec une froideur qui ſurprenoit tous ceux qui la remarquoient : & j’agiſſois enfin d’une ſi biſarre maniere, que je m’eſtonne que quelqu’un ne fuſt advertir les Amphictions qu’ils avoient grand tort d’avoir choiſi un ſi mauvais Agent, pour une affaire de telle importance.

La choſe n’arriva pourtant pas ainſi ; & l’apreſdisnée eſtant venuë, je fus chez, Diophante, le demander pour luy dire adieu. Il m’embraſſa avec beaucoup de civilité : mais comme je le trouvay à deux pas de ſa porte, noſtre converſation ne fut pas longue ; & je luy demanday la permiſſion d’aller prendre congé du reſte de ſa famille. Il me dit lors que Taxile ſa femme n’y eſtoit pas : mais qu’encore que Teleſile, fuſt ſeule, & un peu malade, il vouloit pourtant qu’elle me viſt : Et en effet il ordonna à une de ſes Femmes de me conduire à ſon Apartement. Diophante voulut me faire la ceremonie de m’y mener : mais je m’y oppoſay comme un homme, qui ne craignoit rien tant qu’un honneur ſi incommode que celuy là : & je penſe que s’il euſt pris garde aux complimens que je luy faiſois pour l’en empeſcher, il euſt aiſément remarqué que je me deffendois de ſa civilité avec un empreſſement & un chagrin, quy luy euſſent pû faire deviner une partie des mes ſentimens. Enfin il me quitta, & je fus par ſa permiſſion, dire adieu à Teleſile : je la trouvay heureuſement ſans autre compagnie que celle de deux filles qui la ſervoient. Comme ſon mal n’eſtoit pas grand. elle gardoit la chambre ſans garder le lict : & un peu de langueur qu’elle avoit dans les yeux, ne faiſant à ce qu’il me ſembloit, que la rendre encore plus aimable, je la trouvay ſi belle ce jour là, que le déplaiſir que j’avois de la quitter, en augmenta encore de beaucoup. Quoy qu’elle euſt eſté advertie que j’allois entrer dans ſa chambre, elle ne laiſſa pas de me teſmoigner d’en eſtre ſurprise : Thimocrate, me dit elle, d’où vient que vous me viſitez, quand perſonne ne me voit ? C’eſt Madame (luy dis-je en la ſalüant, & en m’approchant d’elle avec beaucoup de reſpect) que ne devant bientoſt plus vous voir, quand les autres vous verront, Diophante a trouvé juſte de m’accorder lu grace de pouvoir du moins vous dire adieu, auparavant que je parte pour aller à Milet. Comme je ne l’avois point veuë depuis que j’avois eſté choiſi pour cela, elle me teſmoigna avoir beaucoup de joye de l’honneur que l’on me faiſoit ; & m’ayant fait donner un ſiege, elle m’exagera avec beaucoup de civilité, la part qu’elle prenoit à une choſe qui m’eſtoit glorieuſe. Si l’adorable Teleſile m’euſt fait voir autant de marques de joye dans ſes yeux, pour un bonheur qui me fuſt arrivé ſans m’eſloigner d’elle, j’en aurois reçeu un plaiſir extréme, & je me ſerois eſtimé tres heureux : mais ma capricieuſe paſſion m’ayant fait trouver quelque choſe de cruel, à voir qu’elle ſe reſjoüiſſoit de ce qui m’alloit priver de ſa preſence : je reſpondis à ſon compliment en ſoupirant. Madame, luy dis-je, vous eſtes bien bonne, de prendre part à une choſe qui m’eſt en quelque façon avantageuſe : Mais je ne sçay ſi vous en prendriez autant en mes malheur, que vous teſmoignez en prendre en mon bonheur. Vous me croyez bien peu genereuſe, me repliqua t’elle en ſouriant, de penſer que je ne m’intereſſe pour mes amis que dans leur bonne fortune : en verité Thimocrate, adjouſta t’elle encore en raillant agreablement, vous recevez ſi mal la part que je prens à voſtre joye, que je penſe que s’il vous arrivoit quelque deſplaisir, je pourrois ſans injuſtice ne m’en affliger point du tout : & je ſuis preſque en chagrin, de ce que je ne voy pas qu’il y ait apparence que de long temps je me puiſſe vanger de vous cette ſorte. Car vous allez en un lieu, où l’on vous recevra avec applaudiſſement : & vous reviendrez apres icy chargé de gloire, pour vous eſtre ſans doute aquité dignement de l’employ que l’on vous a donné. Mais puis que je ne pourray me vanger de vous, en ne prenant point de part à vos malheurs, parce que vous n’en avez point : je le feray peut-eſtre en n’en prenant plus à voſtre joye. Comme la vangeance eſt douce, luy repliquay-je, & qu’il me ſemble remarquer qu’en effet vous voudriez bien me punir, je veux vous en donner une ample matiere : & vous apprendre que je ſuis preſentement, le plus malheureux de tous les hommes. Le plus malheureux ! (reprit elle malicieuſement ; car elle commença de s’apercevoir du deſſein que j’avois de luy parler de ma paſſion, qu’elle avoit deſja remarquée) ha Thimocrate, ſi cela eſt, ne me dites pas voſtre infortune ; car je ne vous haï pas aſſez pour m’en reſjoüir : & je ne me porte pas aſſez bien pour me pouvoir affliger, ſans haſarder ma ſanté ; qui à mon advis, eſtant genereux comme vous eſtes, ne vous doit pas eſtre indifferente. Je vous avois bien dit Madame, luy repliquay-je, que vous ne voudriez prendre de part qu’à mon bonheur : & que vous n’en voudriez point prendre à mes deſplaisirs. Mais comme je n’ay garde d’avoir la vanité de croire que mes plus violentes douleurs vous en puiſſent ſeulement donner de mediocres ; je ne feray nulle difficulté de vous deſcouvrir une partie de mes malheurs. Vous eſtes bien plus vindicatif que moy, reprit elle, car je me ſuis repentie un inſtant apres, du deſſein que j’avois de me vanger : & vous perſistez en celuy de me punir, d’une choſe où je n’ay penſé qu’un moment. Je ne cherche pas à me vanger, luy dis-je, au contraire je cherche à vous donner ſujet de vous vanger vous meſme : Non Thimocrate, me dit elle, je ne veux point que vous commenciez à me faire confidence, par une infortune qui vous ſoit arrivée : ny que vous m’apreniez ce que je ne sçay pas, s’il ne vous eſt point avantageux. Vous sçavez deſja ſans doute ce qui fait mon affliction, luy dis-je, & je vous l’ay dit depuis que je ſuis aupres de vous. Vous me l’avez dit ! reprit elle toute ſurprise ; je ne l’ay donc pas entendu. Pardonnez moy Madame, luy repliquay-je, car vous y avez fait reſponce. Je ne m’en ſouviens donc plus, dit elle ; & il faut que ce ne ſoit pas un bien grand malheur, puis qu’il n’a pas fait une plus forte impreſſion dans ma memoire. Cela vient Madame, luy dis-je en l’interrompant, de ce que mon départ vous eſt indifferent : c’eſt ce qui n’a garde d’eſtre, dit elle, puis que je vous ay teſmoigne que je m’en reſjouïſſois. Vous me feriez bien plus de grace de vous en affliger, luy dis-je en changeant de couleur : & il ſeroit meſme bien plus equitable que vous pleigniſſiez le mal que vous faites, que de vous reſjoüir d’un bien apparent que vous ne faites pas. Ha Thimocrate, me dit elle, je n’ay nulle part ny à voſtre joye, ny à voſtre douleur : & je commence de m’appercevoir que vous ne parlez pas ſerieusement. Madame, luy dis-je tout interdit, je ne penſe pas que vous puiſſiez croire ſans me faire un ſensible outrage, que je ne parle pas avec toute la ſincerité poſſible, lors que je vous aſſure que je parts d’aupres de vous, avec une douleur de qui l’excés ne peut eſtre comparé qu’à celuy de la paſſion qui la cauſe. Teleſile demeura ſurprise de mon diſcours : mais le voulant encore tourner en raillerie, afin de ne me maltraiter pas : Thimocrate, me dit elle en riant, je voy bien que vous sçavez que je ſuis preſentement à la mode (s’il m’eſt permis de parler ainſi) & qu’il y a je ne sçay quelle conſtellation capricieuſe, qui veut que tout ce qui ſe trouve de gens de voſtre âge & de voſtre condition à Delphes, facent ſemblant une fois en leur vie, de ne me haïr pas. Mais sçachez je vous ſuplie que je n’ay jamais rien contribué à cela : que je me connois trop bien, pour croire de ſemblables choſes facilement : & qu’en voſtre particulier je vous eſtime aſſez, pour aporter tous mes ſoins à ne vous croire pas. Car Thimocrate, ſi je vous croyois, je ſerois obligée d’éviter voſtre converſation qui m’eſt agreable : c’eſt pourquoy ne prenez pas, s’il vous plaiſt, la peine de continuer une feinte qui vous ſeroit nuiſible, ſi ma veuë vous donne quelque ſatisfaction. Je ne continuëray pas une feinte, luy dis-je, mais je continuëray de vous dire une verité ; en vous aſſurant que j’ay plus d’amour dans l’ame, que tout le reſte de vos Amants enſemble n’en ont. Comme mon Pere, reprit Teleſile en raillant touſjours, ne vous a pas donné la permiſſion de me voir, pour me dire une pareille choſe ; je penſe que je puis ſans incivilité, vous prier de changer de diſcours, ou de vous haſter de me dire adieu. C’eſt une trop cruelle parole, luy repliquay-je en ſoupirant, pour me haſter de vous la dire : & ce ſera ſans doute le plus tard que je pourray, que vous me l’entendrez prononcer : ſi toutes fois il eſt poſſible que je le puiſſe faire ſans mourir. Comme elle m’alloit reſpondre, & qu’elle prenoit un viſage plus ſerieux, qui me faiſoit deſja trembler de crainte : Atalie Sœur d’Androclide le plus redoutable de mes Rivaux entra. Ma Sœur, luy dit elle (car elles ſe nommoient ainſi) je penſois eſtre preſques ſeule à qui vous accordaſſiez le privilege de vous voir pendant voſtre mal ; & cependant je m’aperçoy que Thimocrate en joüit auſſi bien que moy, ne craignez vous point que j’en ſois jalouſe ? Il y a cette difference entre vous deux, luy reſpondit Teleſile, que vous en joüiſſez par ma volonté ; & que Thimocrate n’en joüit que par celle de mon Pere. Si cela eſt, reprit Atalie, je ceſſe de me pleindre. Je n’en fais pas de meſme, luy repliquay-je tout chagrin ; & je ne fais au contraire que commencer de dire la peine que je ſens en ſortant de Delphes. Vous y laiſſez donc quelque choſe, reprit Atalie, que vous preferez à la gloire : Que je prefere à tout, luy repliquay-je. Il eſt bien difficile que vous ayez raiſon de le faire (reſpondit Teleſile, qui n’oſoit preſques plus me regarder) puis qu’il n’eſt rien qui doive eſtre ſi cher. Comme nous en eſtions là, deux de ſes Parentes vinrent encore, & je fus obligé de m’en aller : Mais lors que Teleſile, qui n’oſoit pas me faire une incivilité devant ces Dames, me vint conduire juſques à la porte de ſa chambre : Madame, luy dis-je aſſez bas, ſi je ne meurs point de douleur pendant mon voyage, vous me verrez revenir avec la meſme paſſion pour vous, que j’emporte dans mon cœur. Je prie les Dieux Thimocrate, me dit elle en rougiſſant, que voſtre voyage ſoit heureux : & (pourſuivit elle en abaiſſant la voix, auſſi bien que moy) je ſouhaite encore, que vous reveniez plus ſage que vous ne le paroiſſez eſtre en partant ; afin que Teleſile vous puiſſe donner toute ſa vie des marques de l’eſtime qu’elle fait de voſtre merite. Elle me die cela d’un air modeſte, qui ſans eſtre ny ſerieux ny enjoüé, ne me laiſſoit pas lieu de bien raiſonner ſur ſes ſentimens : joint que dans cét inſtant de ſeparation, je ſentis un trouble ſi grand dans mon cœur, que de pluſieurs je ne fus en eſtat de penſer à rien.

Mais en fin je partis le lendemain, avec un deſespoir que je ne sçaurois exprimer : car m’efluigoant à chaque moment touſjours davantage de Teleſile, je ſentois un mal que je ne sçaurois faire comprendre à ceux qui ne l’ont point eſprouvé : & certes, il me fut advantageux, que l’euſſe mes inſtructions par eſcrit : puis que ſans doute je me fuſſe mal acquité de ma commiſſion, ſi l’on ſe fuſt confié à ma memoire, La ſeule Teleſile l’occupoit : j’avois laiſſé dans ſa chambre une Sœur d’Androclide : j’avois laiſſé à Delphes un nombre infini de ſes Amants : je les repaſſois tous dans mon imagination les uns apres les autres : & les riches, & les pauvres, & les honneſtes gens, & les malfaits : & il y avoit des inſtants, où il n’y en avoit pis un qui me fiſt peur : tant il eſt vray que l’abſence fait voir les choſes d’une cruelle maniere. Quand j’eſtois à Delphes, il y avoit pluſieurs jours où mon ame eſtoit en quel que façon tranquile : car lors que j’eſtois aupres de cette aimable Perſonne, je n’eſtois pas malheureux, pour peu qu’elle me regardaſt. Et quand je n’y eſtois pas, je sçavois du moins où elle eſtoit, & ce qu’elle faiſoit : de ſorte que pourveû que je sçeuſſe qu’Androclide ne la voyoit non plus plus que moy, je ne me ſouciois gueres des autres : car il eſtoit le plus riche, & le plus agreable de tous. Mais lors que je venois à penſer, qu’il m’eſtoit abſolument impoſſible de sçavoir ce qu’elle faiſoit, j’avois un chagrin inconcevable. Le matin n’eſtoit pas plus toſt arrivé, que je me la figurois au Temple, environnée de tous mes Rivaux : l’apres-diſnée je la voyois en converſation avec eux, ou chez elle, ou chez ſes Amies : le ſoir je croyois qu’elle s’entretenoit de tout ce qu’elle avoit veû tout le jour : & en vingt-quatre heures enfin, je ne trouvois pas un moment, où je puſſe raiſonnablement eſperer qu’elle ſe ſouvinst de moy. Car je n’avois pas meſme la penſée que ſes ſonges l’en peuſſent faire ſouvenir : puis que pour l’ordinaire ils ne ſe forment que des meſmes objets dont l’imagination a eſté remplie en veillant. Je veſcus de cette ſorte, ſans nulle conſolation, juſques à ce que je crûs que Meleſandre eſtoit retourné à Delphes : car alors l’avoüe que j’eus quelques momens de conſolation : dans la penſée que j’eus que cét officieux Amy luy parleroit de moy quelqueſfois, puis que j’avois laiſſé une lettre pour luy en partant, par laquelle je l’en priois. Mais ſi cette penſée avoit quelques inſtans de douceur, elle eſtoit auſſi toſt ſuivie d’une autre, qui me donnoit bien de l’inquietude : car ſi j’avois une ſi prodigieuſe envie de sçavoir de quelle ſorte elle parleroit de moy à Meleſandre, apres luy avoir deſcouvert ma paſſion ; que ce ne m’eſtoit pas une petite augmentation de chagrin. Enfin tout ce que je voyois m’emportunoit : je ne trouvois rien de beau ny d’agreable : j’avois une diſposition ſi forte à la colere, que les moindres fautes de mes gens, me faſchoient plus en cette ſaison, que les plus grandes n’avoient accouſtumé de faire en une autre. Je révois preſques touſjours : & ſi un ſentiment d’amour ne m’euſt perſuadé, qu’il faloit m’aquitter avec honneur de l’employ qu’on m’avoit donné ; je penſe que ma negociation ſe fuſt paſſée d’une eſtrange ſorte. Mais venant à conſiderer, que la gloire que j’en pouvois attendre me pourroit ſervir aupres de Teleſile, je fis un grand effort ſur mon eſprit ; & je ne fus pas pluſtost arrivé à Milet, que je commençay d’agir, & avec le plus d’adreſſe, & avec le plus de diligence qu’il me fut poſſible. Je ne m’amuſeray point à vous démeſler cette grande affaire ; qui ſeroit auſſi longue à vous dire, qu’elle eſt inutile à mon amour, qui eſt la ſeule choſe dont j’ay à vous parler. Mais je vous diray ſeulement, que quelque ſoin que j’y apportaſſe, il falut que je fuſſe deux mois entiers dans Milet, ſans pouvoir avoir nulles nouvelles de Delphes ; parce que le vent fut touſjours contraire pour cette navigation. J’avois creû dans les premiers jours, que ma douleur pourroit diminuer par l’habitude : mais mon ame ne ſe trouva pas diſposée à cela ; au contraire, plus j’allois en avant, plus mon chagrin augmentoit : & ceux à qui la longueur de l’abſence en diminuë la rigueur, n’ont aſſurément qu’une mediocre paſſion. Toutes les fois que le ſage Thales, avec lequel j’agiſſois contre la faction oppoſée, m’aprenoit qu’il y avoit quelque obſtacle nouveau, à la concluſion de mon affaire ; j’en paroiſſois ſi touché, que ce ſage homme qui ne penetroit pas dans mon cœur, croyoit que j’eſtois le plus ambitieux de gloire qui fuſt au monde, & le meilleur Agent que l’on euſt jamais pû choiſir. Mais enfin quand il plût à la Fortune, j’eus achevé mes affaires heureuſement ; & je ſortis de Milet, pour m’en retourner à Delphes : apres avoir, s’il m’eſt permis de le dire, acquis aſſez d’honneur dans une negociation ſi importante. Le ſage Thales me fit meſme la grace d’écrire de moy aux Amphictions d’une maniere tres avantageuſe : & je pouvois ſans doute avoir un ſujet raiſonnable de me reſjoüir : mais mon ame eſtoit deſja ſi accouſtumée au chagrin, qu’elle ne pût pas gouſter une joye toute pure : car parmi l’eſperance de revoir Teleſile, la crainte de trouver quelque changement en ſa fortune qui me fuſt deſavantageux, me troubla ſans doute beaucoup. Neantmoins quand je m’imaginois que je la reverrois, & que mes yeux pourroient encore quelquefois rencontrer les ſiens, je ſentois un plaiſir extréme. En un mot, pour abreger mon diſcours, j’arrivay à Delphes : mais j’y arrivay ſi tard que mon Pere eſtoit deſja retiré : de ſorte qu’au lieu de coucher chez luy, je fus coucher avec Meleſandre, afin de sçavoir pluſtost des nouvelles de Teleſile. Comme il ne ſe retiroit jamais de bonne heure, il ne faiſoit que d’entrer dans ſa chambre quand j’y arrivay : une ſurprise qui luy fut ſi agreable, fit qu’il m’embraſſa avec une joye extréme. Je l’embraſſay auſſi, avec beaucoup de tendreſſe : mais ne sçachant encore ce qu’il me devoit aprendre de Teleſile, je n’oſois me reſjoüir : & je cherchois dans ſes yeux, ce qui devoit paroiſtre dans les yeus. Apres l’avoir donc prié de faire ſortir ſes gens : & bien, luy dis-je Meleſandre, Teleſile n’eſt elle pas touſjours Teleſile : c’eſt à dire la plus belle choſe du monde ; & mon abſence n’a t’elle point favoriſé les deſſeins de quelqu’un de mes Rivaux ? J’ay tant de choſes à vous dire, me repliqua t’il, que je ne sçay par où commencer : & il eſt arrivé tant de changement en vos affaires, que vous ne pouvez manquer d’en eſtre eſtrangement ſurpris. Ha Meleſandre, luy dis-je, haſtez vous de me dire en gros ce que c’eſt : Mais ſi par malheur Teleſile eſt ou morte ou mariée, dittes moy ſeulement il faut mourir : afin que mon deſespoir ne ſoit pas long. Teleſile, repliqua t’il, eſt vivante & belle : & meſme ne ſera mariée de long temps à pas un de vos Rivaux.

Ce diſcours ayant remis le calme en mon ame, & n’y ayant plus laiſſé qu’une forte curioſité, de sçavoir quel eſtoit ce changement, j’apris qu’auſſi toſt que j’avois eſté party, tous mes Rivaux s’eſtoient reſjoüis de mon abſence, quoy que la cauſe les en affligeaſt ; parce qu’en effet je leur eſtois le plus redoutable : mais qu’entre les autres, Androclide en avoit eu beaucoup de ſatisfaction. Neantmoins, me diſoit Meleſandre, comme il avoit l’eſprit partagé, entre les richeſſes pretendües de Teleſile & ſa beauté ; il avoit touſjours prié ſa Sœur de ſe contenter de détruire autant qu’elle pourroit tous ſes Rivaux, dans l’eſprit de Teleſile, & de l’y mettre bien : & ſans luy en dire la veritable cauſe, il ne l’avoit jamais priée de pouſſer la choſe auſſi loing qu’elle pouvoit aller. Mais en effet c’eſtoit qu’encore qu’il fuſt amoureux de Teleſile, il ne l’aimoit pourtant pas aſſez pour la vouloir eſpouser : juſques à tant que Crantor luy euſt aſſuré tout ſon bien comme il l’eſperoit par les ſoings de ſa Sœur, qui le voyoit toujours tres ſouvent. Mais afin de vous faire mieux entendre, ô mon equitable Juge, tout ce que Meleſandre me dit : il faut que vous sçachiez qu’Atalie qui n’aimoit pas moins la richeſſe que ſon Frere, fit ſemblant de croire qu’Androclide ne la prioit d’agir aupres de Crantor, que par la ſeule paſſion qu’il avoit pour Teleſile : Si qu’eſtant auſſi paſſionné qu’il l’eſtoit, il l’épouſeroit auſſi bien pauvre que riche. De ſorte qu’ayant remarqué que Crantor ſe laiſſoit inſensiblement toucher à ſa beauté (car certainement cette fille en avoit beaucoup) elle n’oublia rien de tout ce qui pouvoit toucher le cœur d’un avare. Elle ne parloit avec luy que d’oeconomie : elle blaſmoit les deſpences ſuperfluës : & paroiſſoit ſi détachée de tous les plaiſirs, & de tous les divertiſſemens des perſonnes de ſon âge ; que Crantor penſa enfin ce qu’elle vouloit qu’il penſast, & luy propoſa de l’eſpouser. Cette fille qui n’eſtoit pas fort riche, parce qu’elle n’eſtoit Sœur d’Androclide que du coſté de ſa Mere, qui ne l’eſtoit point du tout, eſcouta cette propoſition : & comme elle n’avoit plus de proches parens qu’Androclide (avec lequel elle ne demeuroit pourtant pas : car on l’avoit miſe chez une parente de ſon Frere qui n’eſtoit point la ſienne) elle ne demanda conſeil à perſonne ; & aſſurant Crantor de ſon conſentement, elle envoya un matin prier Androclide de l’aller voir, parce qu’elle avoit quelque choſe à luy dire. Mon Frere (luy dit elle, auſſi toſt qu’il entra dans ſa chambre) s’il eſt vray que vous aimiez fortement Teleſile, j’ay une grande nouvelle à vous aprendre : car enfin je sçay une voye infaillible de vous la faire eſpouser ſi je le veux. Ha ma chere Sœur, luy dit il, que ne vous deuray-je point, ſi les longues converſations que vous avez euës avec Crantor, peuvent l’avoir obligé à faire ce que la raiſon veut qu’il face ! Je vous demande pardon (luy dit il, ſans luy donner loiſir déparler) d’eſtre cauſe que vous entretenez ſi ſouvent un homme d’un autre Siecle : & de qui l’humeur avare n’eſt pas fort agreable ny fort divertiſſante. Mon Frere, dit elle, je voy bien que vous ne comprenez pas par quelle voye vous pouvez eſpouser Teleſile : & que vous ne sçavez pas encore tout ce qu’il faut que je face, pour vous la faire obtenir. C’eſt pourquoy il faut que je vous die, pourſuivit malicieuſement cette Fille, que ce ne peut eſtre qu’en me ſacrifiant abſolument pour vous ; & qu’en me privant de toute ſorte de plaiſir. Je ſeray bien malheureux, reprit Androclide, ſi ma felicité vous doit rendre infortunée : mais encore, luy dit il, quelle eſt cette bizarre voye que je ne puis imaginer ; C’eſt ( dit elle en rougiſſant, & en riant à demy) que Crantor s’eſt aſſurément mis dans la fantaiſie que je ſuis un Threſor : & c’eſt ſans doute par cette raiſon qu’il veut que je ſois à luy. Androclide fut ſi ſurpris du diſcours de cette Fille, qu’il creût ne l’avoir pas bien ouï : Crantor, luy dit il en l’interrompant, veut que vous ſoyez à luy ! & comment l’entend t’il ; & comment le peut il entendre ? Il entend, dit elle ſans s’émouvoir, de vous donner Teleſile, auſſi toſt que je l’auray eſpousé : de ſorte mon Frere : adjouſta t’elle, que c’eſt de ma ſeule volonté que dépend voſtre bonheur preſentement. Car ſi je me reſous de ſatisfaire la paſſion qu’il dit avoir pour moy, il m’a aſſuré qu’il ſatisfera la voſtre : & qu’il obligera Diophante à vous donner Teleſile. Mais mon Frere, pourſuivit elle, eſpouser un homme de l’âge & de l’humeur de Crantor, n’eſt pas une choſe que je puiſſe faire ſans repugnance : neantmoins l’amitié que j’ay pour vous eſt ſi forte, qu’elle me fera vaincre l’averſion que j’ay pour luy : & je vous aſſure que la felicité dont vous joüirez par la poſſession de Teleſile, me conſolera beaucoup plus, que ne feront tous les threſors de Crantor. Pendant qu’Atalie parloit de cette ſorte, Androclide eſtoit ſi ſurpris, qu’il ne sçavoit preſques ce qu’il devoit luy reſpondre : car il l’a raconté depuis à d’autres perſonnes. Comme il avoit quelque confuſion de faire connoiſtre à ſa Sœur, que l’avarice avoit autant de place en ſon ame que l’amour : il prit un biais qu’il creut bien fin & bien adroit. Ma chere Sœur, luy dit-il, je n’ay garde de conſentir que vous vous rendiez malheureuſe toute voſtre vie pour l’amour de moy : & quoy que j’aime paſſionnément Teleſile, je ne l’eſpouseray jamais, en vous obligeant d’eſpouser Crantor. Mon Frere, luy dit elle, s’il y avoit un autre remede à voſtre mal, je n’aurois pas recours à celuy là : mais n’y en ayant point d’autre, je ſuis allez genereuſe pour vous obliger malgré vous. Je sçay bien, luy dit elle encore, que dans le fonds de voſtre cœur, vous voudriez que je fuſſe deſja Femme de Crantor, afin de vous voir Mary de Teleſile : & que ce n’eſt que par generoſité, que vous vous oppoſez à une choſe que vous croyez qui ne me plaiſt pas. Car je ne penſe pas que vous me croiyez l’ame aſſez baſſe & aſſez intereſſée, adjouſta t’elle, pour trouver plus de ſatisfaction dans quelque richeſſe que poſſede Crantor, que de chagrin dans ſon humeur. De ſorte qu’eſtant perſuadée que vous ne pouvez eſtre heureux que par mon moyen ; je sçauray bien ſans vous obliger à y conſentir, prendre les voyes de vous ſatisfaire malgré vous. Ha ma Sœur, luy reſpondit il, je ne ſouffriray jamais une ſemblable choſe : & : ne conſiderez vous point l’extréme vieilleſſe de Crantor ; ſon humeur avare & chagrine, & tous ſes deffauts ? Mon Frere, luy dit elle, je ne veux regarder en cette rencontre, que la merveilleuſe beauté de Teleſile, de qui la poſſession vous rendra heureux. Androclide deſesperé d’entendre parler Atalie de cette ſorte, luy dit que puis que ce n’eſtoit que ſon intereſt qui la faiſoit agir : il la ſuplioit de conſiderer, qu’en eſpousant Crantor, elle cauſeroit un ſensible deſplaisir à Teleſile, puis qu’elle l’empeſcheroit d’eſtre la plus riche perſonne de toute la Phocide. Pour moy, luy dit il, ma Sœur, je ſerois touſjours heureux, par la ſeule beauté de Teleſile : mais je ne sçay pas ſi Teleſile ſe la trouveroit, ſans les threſors de Crantor : & ſi elle ne ſe vangeroit point ſur moy, du mal que vous luy auriez fait. Nullement, reprit Atalie ; car ſi Teleſile n’a pas l’ame avare, elle ne ſe ſouciera pas tant que vous penſez de cette perte : & ſi elle l’a de cette ſorte, elle ſera ravie de vous eſpouser en t’eſtat que ſera alors ſa fortune. Ainſi il n’y a rien à haſarder pour vous, & tout le mal ne ſera que pour moy ſeule : Mais, adjouſta t’elle, ce mal ne ſera peut-eſtre pas long. Androclide repartit encore pluſieurs choſes, & Atalie de meſme ; ſans que ny l’un ny l’autre diſſent jamais leurs veritables ſentimens : chacun taſchant de ſe tromper, & ſe déguiſer finement. Si bien qu’ils ſe ſeparerent de cette ſorte : Androclide conjurant touſjours ſa Sœur de croire qu’il ne conſentiroit jamais à ce mariage : & elle luy diſant touſjours, qu’elle eſtoit reſoluë d’y conſentir. En effet, comme elle s’eſtoit renduë Maiſtresse abſoluë de l’eſprit de Crantor, elle l’envoya prier de lavoir : & elle sçeut conduire la choſe avec tant d’adreſſe, qu’elle luy perſuada qu’il faloit qu’il l’eſpousast ſans ceremonie, à cauſe de Diophante : & que de plus, Androclide ſon frere ſongeant à eſpouser Teleſile ſa Niece, il ne faloit pas non plus luy demander ſon conſentement. De ſorte que Crantor ſans differer davantage l’eſpousa le lendemain, en preſence de cinq ou ſix perſonnes qui dependoient de luy : & la mena le jour ſuivant à la Campagne, afin de laiſſer diſſiper le grand bruit qu’un ſemblable mariage devoit cauſer. Cependant Androclide eſtoit en une inquietude eſtrange : & les beaux yeux de Teleſile ne le pouvoient conſoler, de la perce qu’il craignoit de faire. Mais quand il sçeut que la choſe eſtoit faite, il eut un deſespoir inconcevable. Neantmoins comme il ne la creut pas d’abord, il fut chez une de ſes Amies qui voyoit fort Teleſile, pour s’en eſclaircir : mais il y trouva plus qu’il ne penſoit y trouver : car Teleſile y eſtoit, qui venoit d’y aprendre le mariage de Crantor. Or ce qu’il y eut d’admirable, ce fut qu’Androclide paroiſſoit beaucoup plus affligé que Teleſile ; de qui l’ame genereuſe ne s’ébranla point du tout en cette rencontre : & qui eut l’eſprit aſſez libre pour remarquer que la douleur d’Androclide n’eſtoit pas deſinteressée. Il s’aprocha d’elle tout interdit ; & la ſuplia de croire qu’il n’ayoit rien contribué au deſſein de ſa Sœur : & qu’il voudroit avoir fait toutes choſes, & que ce malheur ne luy fuſt pas arrivé. Je le croy, luy reſpondit froidement Teleſile, & je vous connois aſſez pour n’en douter pas. Mais Androclide, adjouſta t’elle, comme la belle Atalie voſtre Sœur eſt peut-eſtre plus aiſe d’avoir aquis les threſors de Crantor, que je ne ſuis affligée de les avoir perdus ; je trouverois plus juſte que vous allaſſiez vous reſjoüir avec elle, que de vous arreſter à vous affliger aveque moy : qui n’ay pas meſme beſoin de toute la force de ma raiſon pour ſupporter un ſemblable malheur : & qui par conſequent puis aiſément me paſſer du ſecours de la voſtre. C’eſt ſans doute, luy reſpondit Androclide, que je ſuis plus ſensible à vos propres maux que vous meſme : c’eſt aſſurément, repliqua t’elle, que vos inclinations & les miennes ſont differentes, & que par là nous ne voyons pas les choſes de meſme façon. Cependant Teleſile ne fit pas ſa viſite longue, & s’en retoua chez elle : où Diophante & Taxile eſtoient ſensiblement affligez, de la nouvelle qu’ils avoient appriſe : cette ſage Fille les conſola le mieux qu’elle pût : & quoy qu’elle ſentist cette perte, elle ne laiſſa pas de les ſupplier de n’en avoir pas tant de reſſentiment : les aſſurant pour elle, que comme elle n’avoit point d’ambition de cette eſpece, elle ne ſeroit pas long temps affligée, pourveû qu’ils ſe conſolassent. Cependant tous les Amans de Teleſile ſe trouverent un peu ſurpris : qui n’eſtoient pas riches, n’oſoient plus ſonger à eſpouser une perſonne qui ne la devoit plus eſtre, de peur de la rendre malheureuſe, & de ſe rendre malheureux eux meſmes. Joint qu’ils jugeoient bi ? auſſi, qu’elle n’y conſentiroit pas : eſtant bien moins déraiſonnable qu’une fille qui a beaucoup de bien, eſpouse un honneſte homme qui en apeu : que de voir deux perſonnes de qualité qui n’en ont preſques point du tout, ſe marier en ſemble. Mais pour Androclide, quelque riche qu’il fuſt, il trouvoit un grand changement en Teleſile, depuis qu’il y en avoit en ſa fortune : neantmoins comme il euſt eu honte de faire paroiſtre d’abord ſes ſentimens : & que de plus il avoit certainement autant d’amour pour Teleſile, qu’il eſtoit capable d’en avoir : il fut chez elle comme à l’ordinaire, où il trouva tous ſes Rivaux. Car jamais perſonne n’a eſté ſi bien conſolée, qu’elle le fut en cette occaſion : & quand elle auroit perdu tout ce qui luy eſtoit cher au monde, ils n’auroient pas paru plus empreſſez, à prendre part à ſa douleur. Mais à quelques jours de la leurs viſites devinrent moins frequentes : & entre les autres, Androclide diminua beaucoup des ſoins qu’il avoit accouſtumé d’avoir. Il ne luy parloit plus que de choſes indifferentes : & cherchant un pretexte à s’éloigner d’elle, il luy dit qu’il remarquoit que Diophante ſon Pere le ſalüoit froidement : & qu’il avoit meſme sçeu qu’il parloit mal d’Atalie, qui enfin eſtoit touſjours ſa Sœur. Androclide (luy dit Teleſile qui avoit deſja remarqué ſes veritables ſentimens) il n’eſt nullement beſoin d’un ſi grand détour aveque moy : ny de chercher un pretexte pour ne me voir plus. Il eſt permis à chacun, de ſuivre ſes inclinations : & comme aſſurément vous ne pourriez jamais aimer la plus belle Perſonne du monde ſi elle n’eſtoit pas riche : je n’aimerois jamais auſſi le plus riche homme de toute la Grece, s’il n’avoit l’ame encore plus grande que ſa fortune. Ainſi je penſe qu’il nous ſera également avantageux, que vous ne vous obſtiniez pas par une fauſſe generoſité, à rendre quelques devoirs à une perſonne qui a perdu tout ce qui vous la rendoit aimable. Androclide ſurpris de la liberté du diſcours de Teleſile, voulut luy faire des proteſtations contraires à ce qu’elle diſoit : mais ce fut avec un air ſi contraint, & des paroles ſi ambiguës, que l’on euſt dit qu’il craignoit d’en dire trop, & de s’engager plus qu’il ne vouloir. Teleſile le regardant alors avec un ſous-rire qui avoit quelque choſe de fier : Non Androclide, luy dit elle, ne vous donnes point la peine de vous déguiſer plus long temps ; & laiſſez moy joüir en repos d’un Threſor que je prefere à ceux qui touchent voſtre inclination, qui eſt la liberté de pouvoir reſver toute ſeule. Androclide prenant comme on dit cette occaſion aux cheveux, quitta Teleſile ; & s’en pleignant à tout le monde, il ceſſa de la voir, auſſi bien que beaucoup d’autres : de ſorte qu’en peu de jours, la Maiſon de Diophante fut auſſi ſolitaire qu’elle avoit eſté tumultueuſe, & pleine de monde. D’abord Teleſile s’eſtonna de la foibleſſe des hommes : & ſe regardant quelquefois dans un Miroir, elle ſe demandoit à elle meſme, ſi ſa beauté eſtoit changée ? Car j’ay sçeu toutes ces choſes depuis de ſa propre bouche. Mais ſe trouvant encore les meſmes yeux ; le meſme taint ; & la meſme perſonne qu’elle avoit touſjours eſté ; elle concevoit une ſi forte averſion contre tous les hommes, qu’elle eſtoit preſque bien aiſe d’eſtre delivrée de leur converſation.

Mais comme ce changement fit un grand bruit dans la Ville, Diophante pour le laiſſer diſſiper s’en alla aux champs : ſi bien que quand j’arrivay à Delphes je ne l’y trouvay pas : & j’apris de Meleſandre tout ce que je viens de vous dire. Cette abſence me fut ſans doute tres ſensible : car j’avois tellement eſperé de revoir Teleſile, que la privation d’un ſi grand bien, fut cauſe que je fus pluſieurs momens ſans ſentir la joye que je devois avoir, d’aprendre que j’eſtois deffait de tous mes Rivaux, & de pouvoir eſperer que Teleſile m’auroit quelque obligation des ſoins que je luy rendrois à l’advenir ; eſtant certain que je me reſjoüis autant de ſa pauvreté, qu’Androclide s’en affligea : parce que je la regardois comme un moyen propre à luy faire connoiſtre la grandeur de ma paſſion. Mais quand je venois à penſer qu’elle n’eſtoit point à Delphes, l’eſperance m’abandonnoit, & la crainte s’emparoit de mon eſprit. J’apprehendois que la laſcheté de quelques hommes ne les luy euſt fait tous haïr : & je ne trouvois repos en nulle part. Le lendemain je rendis conte de mon voyage : & je reçeus des Amphictions toute la loüange que j’en pouvois eſperer. Mon Pere eſtant ſatisfait de moy, me donna auſſi beaucoup de marques de tendreſſe : tous mes Amis me viſiterent en cette occaſion ; & ſi je n’euſſe point eſté amoureux, j’euſſe ſans doute eſté en eſtat de me divertir. Mais l’abſence de Teleſile troubloit alors toute ma joye ; & l’envie que j’avois de luy témoigner que je n’eſtois pas de l’humeur de ceux qui l’avoient abandonnée, me donnoit une inquietude auſſi incommode, que s’il me fuſt arrivé quelque grand malheur. Durant ce temps là je ne pouvois preſques ſousrir que Meleſandre ; parce que je n’avois la liberté de parler de ma paſſion qu’aveques luy, & qu’il avoit la complaiſance de m’eſcouter favorablement : ce qui eſt ſans doute une des plus ſensibles conſolations, dont l’on peut joüir pendant l’abſence de ce que l’on aime. Mais enfin apres avoir long temps ſoupiré, Diophante revint, & ramena, Teleſile ; reſoluë d’éviter la converſation des hommes, autant que la bien ſeanse le luy permettroit. Je ne sçeus pas pluſtost qu’elle eſtoit revenuë à Delphes, que je fus chez Diophante, qui me reçeut avec beaucoup de civilité : Taxile fit la meſme choſe, auſſi bien que ſon adorable Fille ; avec cette difference touteſfois, que la civilité de Teleſile eſtoit froide & ſerieuse. Neantmoins j’eus une ſi grande joye de la revoir, & de me trouver chez elle ſans pas un de mes anciens Rivaux, que je ne fis reflexion ſur ce que je dis, qu’apres en eſtre ſorti, Cette premiere viſite ne fut pas fort longue : car comme ils eſtoient arrivez tard, la diſcretion ne me permit pas de demeurer davantage aupres d’eux. Ce ne fut donc que des yeux, que je parlay de ma paſſion à Teleſile ; qui ne voulut ny entendre, ny reſpondre, à un langage qu’elle ſeule m’avoit fait aprendre : puis que je n’avois jamais rien aimé qu’elle, & que je n’aimeray ſans doute jamais rien autre choſe. Mais comme je fus retourné dans ma chambre, la froideur de Teleſile me donna de l’inquietude ; & je creus que peut-eſtre s’eſtoit elle trouvée offencée du dernier diſcours que je luy avois tenu en partant. Neantmoins je ne laſſay pas d’eſperer, que ma perſeverance la toucheroit : le lendemain je fis tout ce que j’avois accouſtumé de faire, auparavant que d’aller à Milet : & je fus au Temple où je sçavois qu’elle devoit aller. J’y trouvay Androclide, & la plus grande partie de ceux qui aimoient Teleſile avant mon départ : Mais ils avoient tous changé de place ; car au lieu de ſe mettre vers certaines colomnes de Marbre où Teleſile ſe met toujours, & où elle eſtoit lors que j’entray dans ce Temple, ils eſtoient diſpersez en pluſieurs autres endroits. Pour moy qui n’avois pas changé comme eux, je fus me mettre ſelon ma couſtume, en lieu où je pouvois voir Teleſile, & eſtre veû d’elle : d’abord elle n’y prit pas garde, parce qu’elle prioit les Dieux avec beaucoup d’attention : mais ayant tourné les yeux de mon coſté, je la ſalüay avec je ne sçay quel reſpect, qui fait ce me ſemble que l’on peut diſcerner une reverence de ſimple ceremonie, d’avec une qui s’adreſſe à une perſonne dont l’on eſt amoureux. Teleſile me rendit mon ſalut en rougiſſant : & il me ſembla qu’elle chercha des yeux Androclide, comme pour luy dire qu’elle n’eſtoit pas encore abandonnée de tout le monde. Et en effet s’eſtant aſſez tournée pour rencontrer ſes regards, quoy que ſon action paruſt eſtre ſans deſſein, Androclide changea de couleur & de place : & un moment apres il ſortit du Temple, comme un homme qui avoit honte de ſa laſcheté : & qui euſt eſté bien aiſe que j’euſſe eſté laſche comme luy. J’ay sçeu depuis que certainement ma conſtante paſſion, penſa renouveller la ſienne, Se ſurmonter tous les ſentimens avares de ſon cœur : Mais à la fin il ſe contenta de fuir Teleſile, & de me fuir moy meſme. Ne perdant donc pas une ſeule occaſion de voir la perſonne que j’aimois, il euſt eſté bien difficile qu’elle ne m’euſt pas fait la grace de faire quelque diſtinction de moy à tous les autres qui l’avoient quittée : neantmoins elle s’eſtoit ſi fort reſoluë de ne rien aimer, qu’elle s’obſtina à me traitter avec indifference. Je veſcus donc de cette ſorte durant quelque temps, ſans pouvoir jamais trouver une occaſion de luy parler en particulier, parce qu’elle me les oſtoit toutes : Mais enfin je la trouvay un jour ſur les bords de la riviere de Cephiſe, qui paſſe à Delphes, où les Dames ſe promenent ſouvent à pied : laiſſant leurs Chariots au bout d’une grande Prairie, bordée d’une eſpece d’Aliſiers fort egreables. Elle y eſtoit avec deux de ſes Amies ſeulement ; & lors qu’apres divers tours de la promenade nous euſmous trouvé des hommes de leur connoiſſance, qui leur aiderent à marcher, je demeuray ? eſtat de rendre ce meſme ſervice à Teleſile, & de luy pouvoir parler ſans eſtre entendu que d’elle. Car la liberté eſt beaucoup plus grande à Delphes qu’à Athenes ; & meſme encore un peu plus qu’a Corinthe : à cauſe de ce grand abord d’Eſtrangers qui y viennent de toutes les parties du Monde : & qui y font inſensiblement couler quelque choſe des couſtumes de leur Païs. Mais ô Dieux, que je me trouvay embarraſſé, lors que je voulus commencer la converſation ! je n’avois pas pluſtost reſolu de luy dire une choſe, que j’en penſois une toute contraire : & nous fuſmes aſſez long temps ſans parler ny l’un ny l’autre. Mais enfin pouſſé par ma paſſion, je commençay de l’entretenir par un ſoupir : Pluſt aux Dieux, luy dis-je, adorable Teleſile, que vous vouluſſiez vous épargner la peine d’entendre en des termes mal propres & peu ſignificatifs, les ſentimens que j’ay pour vous : & que vous vouluſſiez prendre celle de lire dans mon cœur, & de deviner mes penſées. Je puis facilement, me dit elle, faire ce que vous ſouhaitez : car Thimocrate, je connois ſi admirablement le cœur de tous les hommes, que je ne sçaurois manquer de connoiſtre le voſtre. Eh Madame, luy dis-je, ne me traittez pas ſi cruellement : & ne confondez pas s’il vous plaiſt, Androclide & Thimocrate. Androclide dit elle, croit eſtre fort prudent : & Thimocrate eſt fort amoureux, luy dis-je, Thimocrate, repliqua t’elle, eſt peut-eſtre un peu plus diſſimulé qu’un autre : mais apres tout, il a ſans doute l’ame pleine foibleſſe comme les autres hommes, dont la plus part commencent d’aimer ſans y penſer ; continuënt par couſtume ; ceſſent de le faire par caprice ; & font preſques toutes choſes ſans raiſon. Ha Madame, luy dis-je, vous connoiſſez mal Thimocrate, ſi vous le croyes tel que vous dittes ! Car enfin j’ay commencé de vous aimer malgré moy, je l’avouë : mais j’ay continué par inclination & par raiſon tout enſemble. Je ſuis parti d’aupres de vous le plus amoureux des hommes : j’ay paſſé cette cruelle abſence, avec toute la douleur imaginable : & je ſuis revenu icy avec une paſſion qui s’eſt encore augmentée depuis mon retour : quoy que dés le premier inſtant que je vous aimay, je ne creuſſe pas qu’il fuſt poſſible qu’elle augmentait. Thimocrate, me dit elle, Androclide diſoit il y a trois mois les meſmes choſes que vous dittes à tout ce qu’il y a de gens à Delphes, lors qu’il leur parloir de moy : cependant cette pretenduë beauté de Teleſile a perdu tous ſes charmes, dés que Crantor m’a oſté l’eſperance de ſes threſors. Il eſt vray, luy dis-je ; mais c’eſt qu’Androclide n’aimoit Teleſile, qu’à cauſe des richeſſes d’autruy ; & que je ne l’adore qu’à cauſe de ſes propres richeſſes. Non divine Perſonne, luy dis-je, ce ne ſont que vos yeux ; ce n’eſt que voſtre eſprit que ; regarde ; & ce n’eſt enfin que pour voſtre ſeul merite que je vous aime ; que je vous ſers ; & que je vous ſerviray toute ma vie. La beauté Thimocrate, me dit elle, quand il ſeroit vray que j’en aurois, eſt un bien que l’on peut perdre toſt, encore plus facilement que tous les autres biens : il a meſme cela de faſcheux, que l’on eſt aſſuré de le perdre infailliblement. Ainſi quand je croirois que voſtre ame ne ſeroit pas ſensible à cette baſſe & honteuſe paſſion, qui s’oppoſe à toutes les grandes actions, & qui fait preferer les richeſſes à la gloire & à la vertu ; je ne m’aſſurerois pas encore en voſtre affection : & je ſuis perſuadée que vous feriez un jour par foibleſſe & : par inconſtance, ce qu’Androclide a fait par avarice. Non divine Teleſile, luy reſpondis-je, vous ne me connoiſſez pas : j’avoüe, adjouſtay-je, parce que je ſuis ſincere, que la perte de voſtre beauté me cauſeroit une douleur inconcevable : mais elle me la cauſeroit principalement pour l’amour de vous : & non pas comme eſtant abſolument neceſſaire à entretenir la paſſion qu’elle a fait naiſtre dans mon cœur. Voſtre eſprit, charmante Perſonne, a des lumieres qui brilleroient encore, quand celles de vos yeux ſeroient eſteintes ? & voſtre ame a des beautez qui raviroient touſjours la mienne, quand meſme vous ne ſeriez plus belle. Mais, pourſuivis-je, Teleſile la ſera touſjours : & elle a encore ſi peu veû de Printemps, que le ſien n’eſt pas preſt de finir. C’eſt par ce peu d’experience, repliqua t’elle en ſous-riant, que je me dois défier de tout : & c’eſt pourquoi Thimocrate, pour ne vous abuſer pas, sçachez que toute maltraittée de la Fortune que je ſuis, je ne laiſſe pas d’eſtre glorieuſe ; & que je ſuis beaucoup plus difficile à perſuader, que je n’eſtois auparavant. Tout m’eſt devenu ſuspect, & je me la ſuis à moy meſme : c’eſt pourquoy changez de deſſein ſi vous m’en croyez. Vous le pouvez faire ſans honte à mon avis ; car quand on ſe jette parmy la multitude, pourſuivit elle en riant, on cache ſa fuitte par celle des autres. Mais ſi vous vous eſtiez obſtiné à me ſervir, & qu’apres vous vinſſiez à changer, vous ſeriez chargé de cette inconſtance toute entiere. Allez donc Thimocrate, allez : laiſſez Teleſile en paix, elle ne veut ny aimer ny eſtre aimée ; & elle ſe trouve ſi riche de ſa propre vertu, qu’elle ne veut rien aquerir davantage. Vous poſſedez pourtant mon cœur malgré vous, luy dis-je : & je le connoiſtray peut-eſtre auſſi malgré vous, reprit elle en riant encore : & ſe meſlant alors dans la converſation des autres perſonnes avec qui nous eſtions, le reſte de la promenade ſe paſſa, ſans que je luy puſſe rien dire de particulier, & ſans que meſme je puſſe parler à propos : Car j’avois l’eſprit ſi occupé à juger ſi j’avois lieu de craindre ou d’eſperer, que je ne sçavois pas trop bien ce que l’on diſoit.

La perſévérance de Thimocrate finit par le faire accéder au ſtatut d’amant unique & reconnu de Teleſile. La jeune fille commence à ſe laiſſer fléchir. Mais Thimocrate ſe voit impoſer par ſon père un nouveau voyage deſtiné à le tenir à diſtance de Teleſile qui, déſhéritée, ne préſente plus d’intérêt d’alliance. A Megare, il fait la connaiſſance d’une autre jeune fille, moins ſéduisante, dénommée Pheretime. Cette fréquentation lui permet de ſatisfaire ſon père, mais elle lui attire également la rancœur de Teleſile qui en a été informée. Heureuſement un entretien permet une clarification & un rétabliſſement de la relation. Toutefois le ſort s’acharne ſur les amants : les occaſions d’abſence ſont multiples & créent un ſentiment de fruſtration.

Mais pour acourcir mon diſcours, je vous diray en peu de paroles, que cent mille ſoins que je rendis, toucherent enfin le cœur de Teleſile, qui sçavoit bien que ſon Pere approuvoit mon affection : & elle trouva quelque choſe de ſi obligeant en mon procedé aupres d’elle, qu’elle eut peut-eſtre autant de reconnoiſſance pour ma reſpectueuse paſſion, qu’elle avoit de mépris pour ceux qui l’avoient abandonnée. En un mot, j’en vins au point avec elle, qu’elle croyoit que je l’aimois, & qu’elle ſouffroit que je le luy diſſe. Cependant Androclide ne pouvant plus endurer ny la veuë de Teleſile ny la mienne, s’en alla aux champs : une partie de ſes autres Amants firent la meſme choſe : & j’eſtois preſques heureux. Car je voyois tous les jours Teleſile ; & elle avoit la bonté de me teſmoigner qu’elle me voyoit agreablement. Elle ne m’avoit pourtant jamais dit preciſément qu’elle ne me haiſſoit pas : mais un jour que j’allay chez elle, & que je trouvay l’occaſion de luy parler ; elle me dit qu’il venoit d’arriver une nouvelle, qui feroit qu’Androclide la haïroit encore davantage, qui eſtoit qu’Atalie eſtoit en eſtat de donner bien toſt un ſuccesseur à Crantor. Elle dit cela comme il eſtoit : mais elle le dit en me regardant avec aſſez d’attention ; afin de voir ſur mon viſage les mouvemens de mon eſprit. Non non, luy dis-je, malicieuſe Teleſile, vous ne trouverez rien dans mes yeux, qui n’exprime les ſentimens de mon cœur : & vous ne pouvez rien trouver dans mon cœur, qui ſoit indigne de la poſſession du voſtre. Je le ſouhaite, me dit elle avec precipitation : A peine eut elle prononcé cette derniere parole, qu’elle en rougit comme d’un crime : & qu’elle voulut en affoiblir le ſens obligeant que j’y pouvois donner : Mais ce fut avec une ſi agreable confuſion, que je mets ce moment là au nombre des plus heureux de toute ma vie. Bien eſt il vray qu’il fut ſuivi d’un aſſez grand malheur : puis que je ne fus pas pluſtost au logis, que mon Pere me fit apeller, & me dit qu’il avoit beſoin de moy, en un voyage qu’il commenceroit le lendemain ; & que je me preparaſſe à partir. Je taſchay inutilement de m’en excuſer, ſans comprendre la raiſon pourquoy on me refuſoit : mais je sçeus un moment apres par Meleſandre, que mon Pere s’eſtoit pleine à un de ſes Amis, de l’amour que je continuels d’avoir pour Teleſile ; luy diſant qu’il l’avoit ſoufferte quand elle devoit eſtre riche : mais qu’il ne la vouloit plus ſouffrir, aujourd’huy qu’elle ne l’eſtoit pas. Ainſi quand l’eus vaincu la rigueur de Teleſile, & que je fus preſques aſſuré du contentement de Diophante, auquel j’avois fait parler par Meleſandre, je vy naiſtre un obſtacle nouveau ; & il falut recommencer d’eſprouver toute la rigueur de l’abſence. Car enfin quitter ce que l’on aime, eſt ſans doute un grand ſuplice : mais quitter ce que l’on aime & dont l’on eſt aimé, en eſt un incomparablement plus grand. Il falut touteſfois s’y reſoudre. & m’en aller avec mon Pere, à l’extremité de la Phocide du coſté de Megare. Je ne sçay ſi je dois dire que l’eus le bonheur de prendre congé de Teleſile ; puis que c’eſt un inſtant ſi rigoureux, que celuy qui ſuit le moment où l’on ſe ſepare de la perſonne aimée ; que je ne puis pas bien déterminer comment on doit parler d’une ſemblable choſe. J’eus meſme le malheur pendant ce voyage que la Republique donna un employ à mon Pere, qui augmentoit de beaucoup le bien de ſa Maiſon : de ſorte que je voyois naiſtre obſtacle ſur obſtacle : & j’eſtois ſi affligé de ma bonne fortune, qu’on ne peut guere l’eſtre davantage de la mauvaiſe. Durant ce temps là, mon Pere me parla pluſieurs fois, pour me détourner de cette amour : & pluſieurs fois auſſi, je fis ce que je pûs, afin de luy perſuader qu’il devoit preferer la vertu de Teleſile à toute choſe. Mais venant à m’apercevoir que plus je teſmoignois de fermeté, plus je reculois mon retour à Delphes : je taſchay de déguiſer mes ſentimens : & de luy faire croire que l’abſence m’avoit guery. Mais helas, qu’il fut trompé en ſon opinion car je ne fus de ma vie ſi amoureux que je l’eſtois alors. Je sçavois que Teleſile ne me haïſſoit pas : j’aprenois par Meleſandre, que mon abſence la touchoit : & je m’imaginois un ſi grand plaiſir à la revoir, que je ne penſois â autre choſe. Cependant je sçeus de certitude que mon Pere ne retourneroit de tres long temps à Delphes, s’il ne croyoit abſolument que je fuſſe guery de ma paſſion : je me fis donc violence ; & commençant de faire plus de viſites qu’à l’ordinaire (car nous eſtions dans une Ville où la Compagnie eſt aſſez grande & aſſez belle, ) je m’attachay à voir plus ſouvent que les autres, une Perſonne aſſez aimable ; mais pour laquelle je n’avois pourtant pas un ſentiment qui peuſt affoiblir la paſſion que j’avois pour Teleſile. Cette Fille avoit de l’eſprit ; mais c’eſtoit un eſprit melancolique & doux qui parloit peu ; qui reſvoit ſouvent ; & qui par conſequent me donnoit lieu de pouvoir plus commodément penſer à Teleſile, lors que j’eſtois aupres d’elle, que ſi j’euſſe eſté avec une Perſonne plus enjoüée & plus brillante. Les viſites que je luy rendis firent ſans doute l’effet que j’en attendois dans l’eſprit de mon Pere ; puis qu’il creut que je n’aimerois plus Teleſile, & que j’aimois Pheretime, c’eſt ainſi que cette Fille ſe nommoit. Mais comme il n’euſt guere plus approuvé cette ſeconde paſſion que la premiere, parce que Pheretime quoy que noble, n’eſtoit pourtant pas des plus illuſtres Races de ſon Païs ; il reſolut de retourner à Delphes. Cependant ſi cette innocente fourbe me reüſſit bien avec mon Pere, elle me reüſſit mal avec Teleſile : à laquelle Androclide, comme je l’ay sçeu depuis, fit sçavoir avec adreſſe, ſans qu’elle sçeuſt que ce fuſt par luy, que j’eſtois fort attaché à Pheretime. De ſorte que lors que je retournay à Delphes, je trouvay ſon eſprit changé : & j’apris par Meleſandre qu’il y avoit : plus de quinze jours qu’elle n’avoit voulu ſouffrir qu’il luy parlaſt de moy comme à l’ordinaire. Diophante meſme me parut changé auſſi bien qu’elle : car ayant sçeu que mon Pere avoit teſmoigné une ſi forte averſion pour ſon alliance, il en avoit l’eſprit aigry : & je fus quelques jours auſſi malheureux qu’on le peut eſtre, en la preſence de ce que l’on aime. Mais enfin ayant trouvé Teleſile un jour chez elle, avec aſſez de liberté pour luy pouvoir parler bas : qu’ay-je fait Madame ? luy dis-je, l’abſence m’a t’elle détruit dans voſtre cœur ? & ſeriez vous capable de la foibleſſe que je vous ay tant entenduë condamner ? Thimocrate, me dit elle, ne me chargez point de voſtre crime ; & contentez vous que Teleſile ne ſe pleigne pas ſans vous pleindre. Ce n’eſt pas qu’elle n’en euſt ſujet : mais c’eſt qu’elle eſt trop glorieuſe pour le faire. Ainſi, dit elle avec un ſous-rire un peu forcé, vous ne devez pas craindre que mes reproches troublent le plaiſir que vous avez à vous ſouvenir de Pheretime. Pheretime ! (luy dis-je tout ſurpris, & comprenant alors le ſujet de ſon changement pour moy) ha Madame, vous ne me connoiſſez pas ; vous ne la connoiſſez point ; & vous ne vous connoiſſez pas vous meſme : ſi vous pouvez croire que je puiſſe penſer à elle en vous voyant. J’ay touſjours penſé à vous Madame ? lors que j’ay eſté aupres de Pheretime : mais je ne me ſuis point ſouvenu de Pheretime depuis que je ſuis à Delphes. Ha injuſte Perſonne que vous eſtes, luy dis-je encore, quel eſt cet ennemy caché, qui a fait un crime d’une choſe dont je pouvois demander recompenſe, puis que je n’ay veû Pheretime, qu’afin de venir pluſtost revoir Teleſile ? Je luy contay alors ſincerement comme la choſe s’eſtoit paſſée : je la ſupliay en ſuitte de me dire qui luy avoit apris cette fauſſe nouvelle : & apres avoir bien prié, preſſé, conjuré, & importuné Teleſile ; elle me nomma la perſonne qui luy avoit dit la choſe, qui eſtoit une Amie particuliere d’Androclide. Cependant comme mon cœur eſtoit fidelle, & que toutes mes paroles eſtoient veritables, je fis ma paix avec Teleſile, à laquelle il ne demeura plus nul ſoubçon de ma confiance. Elle avoit touteſfois un ſecret dépit contre elle meſme, de m’avoir donné quelques legeres marques de jalouſie : ce qui fut cauſe qu’il me falut quelque temps, auparavant que de retrouver dans ſon ame la franchiſe & la quietude avec laquelle elle avoit accouſtumé de vivre aveque moy. Mais enfin je me retrouvay heureux ; & je fis meſme comprendre à Diophante, que je ne devois pas eſtre puny de l’obſtacle que mon Pere aportoit à mon deſſein. Je n’avois donc plus rien qui me faſchast ; ſinon qu’il faloit malgré moy, ne viſiter pas ſi ſouvent Teleſile : de peur que mon Pere ne m’exilaſt de nouveau, comme il avoit deſja fait. Mais ſi je ne la voyois pas chez elle, je la rencontrois ailleurs ; & je la voyois tous les jours. le voulus alors diverſes fois obtenir d’elle la permiſſion de l’épouſer ſans le contentement de mon Pere : mais comme elle eſtoit ſage & glorieuſe, elle ne le voulut jamais ; & me dit touſjours qu’elle sçavoit bien que Diophante n’y conſentiroit non plus qu’elle : & qu’ainſi il faloit attendre en repos que le cœur de mon Pere fuſt, changé. Je ne joüis pourtant pas long temps de ce calme, pendant lequel j’avois de ſi doux moments : & par un caprice de la Fortune, nous fuſmes preſques toujours ſeparez. Tantoſt il y avoit un de mes Amis qui avoit querelle, à qui par un ſentiment d’honneur il falloit que je m’attachaſſe, & que je le ſuivisse hors de Delphes : une autrefois Diophante demeura malade aux champs, où Teleſile le fut trouver : en ſuitte, une Feſte publique l’y retint : & il y eut meſme des abſences ſans ſujet, & où il ſembloit que la Fortune n’euſt autre deſſein que de nous perſecuter. Il y en eut de longues, de courtes, d’impreveuës, de premeditées : je ne revenois pas pluſtost à Delphes qu’elle en partoit : Elle n’y revenoit pas auſſi pluſtost que j’en partois : & je puis dire de plus, que je n’ay jamais quitté Teleſile, qu’il ne me ſoit arrivé quelque malheur. Nous avions touſjours quelque petite querelle, que la ſeule abſence nous cauſoit : & je me ſouviens meſme qu’un jour je fus aſſez bizarre pour me pleindre de ce que je la trouvois trop belle à mon retour. Car, luy diſois-je, adorable Teleſile, ſi mon abſence vous avoit touchée, comme la voſtre m’a affligé, je verrois que la fraicheur de voſtre teint ſeroit un peu ternie : & je verrois encore dans vos yeux quelque impreſſion de melancolie, qui me donneroit une joye eſtrange. Où au contraire j’y voy une joye qui m’inquiete : par la crainte que j’ay qu’elle n’y ait touſjours eſté, pendant que je n’eſtois pas aupres de vous : & que ce ne ſoit pas mon retour ſeul qui la cauſe. En un mot, j’eſprouvay l’abſence de toutes les façons dont on la peut eſprouver ; & je ſouffris ſans doute tout ce qu’un Amant peut ſouffrir. Mais ſoit que je m’eſloignasse par une raiſon qui me fuſt avantageuſe, ou par quelque cauſe qui me deuſt faſcher ; je puis dire n’avoir jamais eu l’ame ſensible, ny à la douleur, ny à la joye, que ces divers ſujets me devoient donner : & n’avoir jamais ſenti en ces faſcheuses ſeparations, nul autre mouvement dan mon cœur, que celuy que mon amour y cauſoit.

Apres donc cent mille douleurs, & une abſence d’un mois je revins à Delphes : ou j’apris qu’Atalie Sœur d’Androclide, & Femme de Crantor, eſtoit morte en accouchant d’un fils, & que ce fils eſtoit mort luy meſme, peu de jours apres ſa Mere : de ſorte que Teleſile ſe retrouva avec plus d’apparence que jamais, de devoir eſtre une des plus riches Perſonnes de toute la Grece : car on sçavoit que Crantor s’eſtoit repenti de s’eſtre marié, & n’avoit pas eſté ſatisfait d’Atalie : ſi bien que mon Pere n’ayant plus à me reprocher le peu de bien de Teleſile, il y avoit lieu de croire que je ſerois bien toſt heureux. Pour moy je ne ſoubçonnay jamais cette admirable Fille de changer de ſentimens en changeant de fortune : mais j’eus un peu de peur que Diophante ne ſe ſervist pour me nuire, du pretexte que Mon Pere luy avoit donné. De ſorte que pour haſter la choſe, apres avoir veû Teleſile, je fus en diligence à une Terre que mon Pere avoit à deux journées de Delphes, & où il eſtoit alors ; pour le ſuplier tres humblement de ſe ſouvenir, qu’il avoit autrefois aprouvé ma paſſion pour Teleſile : mais par malheur je ne l’y trouvay plus : & il falut que j’attendiſſe huit jours auparavant qu’il revinſt : car les gens qu’il avoit laiſſez chez luy, sçavoient ſeulement qu’il y reviendroit, & ne sçavoient pas où il eſtoit allé. A ſon retour, je luy dis ce que j’avois reſolu de luy dire, & il me reſpondit ce que j’avois eſperé : ſi bien que je m’en retournay à Delphes le plus ſatisfait de tous les hommes. Je sçeus meſme en y arrivant, que Crantor eſtoit mort ſubitement depuis un jour : de ſorte qu’apres avoir eſté chez moy, me mettre en eſtat de paroiſtre devant Teleſile, je fus chez elle pour luy faire une viſite de ceremonie. Mais je fus un peu ſurpris d’y trouver toute la Ville : & d’y revoir principalement tous mes anciens Rivaux, & meſme Androclide. Neantmoins comme la bien-ſeance vouloit que l’on rendiſt cette civilité à la condition de Diophante, en une occaſion de deüil ; je fis ce que je pûs pour croire, que la choſe en demeureroit là : & que tous ces Amans avares qui avoient abandonné Teleſile quand elle n’eſtoit plus riche ; n’auroient pas la hardieſſe d’oſer jamais luy parler de leur paſſion, apres une ſemblable laſcheté. Mais je fus bien trompé en mes conjectures : car auſſi toſt que les premiers jours du deüil furent paſſez, Teleſile ſe vit environnée & de tous ceux qui l’avoient quittée auparavant, & tous ceux qui meſme n’avoient pas encore penſé à elle. J’obligeay alors Meleſandre à parler à Diophante, pour luy dire qu’il devoit faire quelque diſtinction de moy aux autres pretendans de Teleſile : mais ſoit que ſe voyant en eſtat de choiſir, il ne vouluſt pas Se haſter, ou qu’il vouluſt ſe vanger de mon Pere ; il reſpondit biaiſant ſans rien conclurre, & me mit au deſespoir. J’avois pourtant la conſolation, de ne remarquer nul changement en l’eſprit de Teleſile : & de voir avec quel mépris elle traitoit tous ceux que ſa richeſſe pluſtost que ſa beauté, avoit rapellez. Mais pour mon mal heur, il revint en ce temps là à Delphes, un homme de grande qualité apellé Menecrate, qui en eſtoit ; qui avoit eſté tres long temps à voyager ; qui devint amoureux de Teleſile & qui n’ayant point de part au crime des autres, me donna auſſi plus d’inquietude. Car comme il eſt bien fait ; que ſa naiſſance eſt illuſtre ; & ſa Maiſon tres puiſſante en biens, je trouvois lieu de m’en affliger. Neantmoins Teleſile agiſſoit ſi ſagement, que ſa ſeule veuë diſſipoit toutes mes frayeurs, & me laiſſoit quelqueſfois aſſez de liberté d’eſprit, pour rire des actions contraintes de tous ces laſches Amants : qui n’oſoient preſques parler, tant la honte les poſſedoit, & abatoit leur eſprit. Toutefois ils ſuivoient touſjours Teleſile, & la voyoient malgré elle : Pour Androclide il fut plus prudent ; car il ne ſongea pas moins à gagner Diophante, qu’à pouvoir appaiſer ſa fille : & je ne sçay de quels moyens ſe il ſervit ; mais je fus adverti qu’il avoit aſſez de part dans ſon eſprit ; & que peut-eſtre ſeroit il bientoſt choiſi par Diophante pour eſtre le Mari de Teleſile. Je fus à l’inſtant meſme chez elle, afin de luy aprendre ma crainte, & de luy demander quelque nouveau teſmoignage d’affection pour me raſſurer : mais j’y trouvay Androclide, qui devenu plus hardi par l’eſperance que Diophante luy avoit donnée, luy avoit parlé de ſa paſſion plus ouvertement qu’il n’avoit fait, depuis la mort de Crantor. Comme je sçeus en bas qu’Androclide eſtoit ſeul avec elle, je montay avec precipitation : & arrivant à la porte de la chambre, je m’arreſtay ; ne sçachant ſi je devois eſcouter ce qu’ils diſoient, ou entrer ſans les eſcouter. Mais comme la porte eſtoit ouverte, & que la Tapiſſerie qui me cachoit, n’empeſchoit pas que je n’entendiſſe ce que l’on diſoit dans la chambre ; j’oüis que Teleſile luy diſoit avec un ton de voix aſſez fier : Non Androclide, ne vous y trompez pas : ce n’eſt point à moy à vous recompenſer des ſoins que vous me rendez, ni de ceux que vous m’avez rendus : car comme ce n’eſt point Teleſile que vous avez aimée, ni que vous aimez, ce n’eſt point auſſi à elle à vous en avoir obligation. J’avoüe qu’entendant un diſcours qui m’eſtoit ſi agreable, je me reſolus de n’entrer pas ſi toſt : & c’eſt la ſeule fois que j’ay pu comprendre que l’on peuſt preferer quelque choſe, à la veuë de la perſonne aimée. J’entendis donc qu’Androclide reprenant la parole, luy dit qu’il n’avoit conſideré les threſors de Crantor que pour l’amour d’elle : dittes pluſtost pour l’amour de vous, luy repliqua Teleſile ; & sçachez que quand vous employeriez toute voſtre vie à me vouloir perſuader que vous m’aimez, je ne le croirois pas. Non non, luy dit elle, Androclide, je ne m’eſtime pas ſi peu, que je veüille un cœur partagé : & partagé encore pour une choſe indigne d’eſtre balancée avec Teleſile, & qui eſt l’objet de toutes les ames baſſes. Enfin je pardonnerois bien pluſtost à un inconſtant qui m’auroit quittée pour une plus belle que moy : qu’à un avare qui m’a abandonnée des que je n’ay plus eſté riche. Car avoüez la verité, luy dit elle, ſi j’avois aſſez de folie pour vous eſpouser, & que par malheur je vinſſe à perdre tout ce qui cauſe voſtre paſſion : qu’il ne me reſtast ny grandes Terres ; ny Pierreries ; ny mangifiques Meubles ; ny ſuperbes Maiſons : & que Teleſile demuraſt ſeulement avec tous les charmes que vous trouvez en elle depuis qu’elle eſt riche ; avoüez la verité Androclide, l’aimeriez vous encore, & la trouveriez vous belle en ce temps là ? Je n’en doute nullement, luy reſpondit il tout confondu : & je ne le crois point du tout, repliqua t’elle. Mais Androclide, adjouſta Teleſile, je veux vous faire voir que je ne ſuis pas coupable du crime que je vous reproche : & que ce n’eſt pas l’eſtat preſent de ma fortune, qui me fait vous parler ſi fortement. Sçachez donc…… je confeſſe que lors que Teleſile en fut là, l’eus un battement de cœur eſtrange : je m’aprochay davantage de la Tapiſſerie : & je fis meſme aſſez de bruyt pour eſtre entendu : ſi ce n’euſt eſté que Teleſile eſtoit en colere, & qu’Androclide eſtoit fort interdit. Mais apres m’eſtre un peu remis, j’entendis que pourſuivant ſon diſcours, sçachez donc, luy dit elle encore une fois, que ce n’eſt point du tout par le changement avantageux qui eſt arrivé à mes affaires, que je vous traitte comme je fais : & que quand je ne ſerois que ce que j’eſtois il y a un mois, je ne vous pardonnerois pas ce que vous avez fait. Car en fin je ne puis jamais eſpouser qu’un homme que j’eſtimeray : & je ne puis jamais eſtimer celuy qui ne m’eſtime que par des choſes que je crois beaucoup au deſſous de moy. A peine Teleſile eut elle achevé de parler, que craignant qu’Androclide ne l’adouciſt par des ſoumissions, j’entray promptement dans la chambre : & ſurpris ſi fort mon Rival, qu’il ne ſe remit pas aiſément. Comme j’avois la joye dans le cœur, à cauſe de ce que j’avois entendu, ma converſation fut, ſi je l’oſe dire, plus agreable que celle d’Androclide : ce n’eſt pas qu’il ſentist avec delicateſſe les mépris de Teleſile, puis que ne l’aimant preſques que par conſideration, ſes ſentimens eſtoient ſans doute plus greffiers, & ſa douleur eſtoit moins vive. Joint qu’il eſperoit touſjours en Diophante : mais auſſi la honte de ſa mauvaiſe action l’interdiſoit, & faiſoit qu’il n’avoit pas la liberté de ſon eſprit. Pour moy il me ſembloit que je le menois en Triomphe ce jour là. Un moment apres il vint beaucoup de Dames ; & la converſation generale ne ſe paſſa pas, ſans que je diſſe pluſieurs choſes piquantes pour Androclide. Il m’en reſpondit auſſi quelques unes qu’il avoit deſſein qui le fuſſent : mais il ne sçavoit par où s’y prendre ; parce qu’il ne me pouvoit rien reprocher : & que j’avois cent choſes veritables à luy faire entendre, qui ne luy plaiſoient nullement. Teleſile prenoit ſans doute quelque plaiſir à le voir mal traité : neantmoins comme elle eſt fort prudente, elle deſtourna la converſation à diverſes fois, de peur qu’elle ne devinſt trop aigre. Ce n’eſt pas que je perdiſſe le reſpect que je luy devois, & que je vouluſſe quereller Androclide chez elle : mais c’eſt qu’il eſtoit ſi aiſé de le toucher ſensiblement, à cauſe qu’il sçavoit bien qu’il eſtoit coupable ; que la raillerie la plus fine & la plus delicate, l’irritoit juſqu’à la fureur : & que de plus j’eſprouvay ce jour là, qu’il eſt fort difficile de n’inſulter pas ſur un Rival malheureux, quand on en trouve l’occaſion, quelque generoſité que l’on puiſſe avoir.

Au ſortir de chez Teleſile, il fut trouver Diophante, qui ſe promenoir vers la Fontaine Caſtalie ; ſi bien que lors que j’en ſortis à mon tour, j’apris fortuitement par Meleſandre que mon Rival eſtoit avec le Pere de ma Maiſtresse : & le lendemain je sçeû que Diophante conſiderant plus le grand bien d’Androclide que le mépris qu’il avoit fait de Teleſile ; & l’excuſant peut-eſtre par une inclination pareille à la ſienne, avoit effectivement commande à ſa Fille, de mieux vivre qu’elle ne faiſoit avec Androclide ; parce qu’enfin il avoit à l’advertir, qu’il eſtoit abſolument reſolu qu’elle eſpousast ou luy, ou Menecrate. Je sçeus cela par une femme qui eſtoit à elle, que Meleſandre m’avoit aquiſe, & qui avoit ouï le diſcours que Diophante avoit fait à ſa Fille : de ſorte que deſesperé de mon malheur, je n’avois plus pour ma conſolation que la ſeule Teleſile : que je sçavois bien qui mépriſoit Androclide ; qui n’aimoit pas Menecrate ; & qui ne me haïſſoit point. Mais ſon extréme vertu me faiſoit pourtant craindre qu’elle ne fuſt pas capable de reſister au commandement abſolu de ſon Pere : car cette meſme Femme qui m’avoit adverti de ce que Diophante avoit dit, ne m’avoit point raporté la reſponse de Teleſile : diſant qu’on ne luy avoit pas donné loiſir d’en faire. Me trouvant donc en cét eſtat, je fus un ſoir chez Meleſandre, afin de refondre aveque luy, quel remede je pourrois trouver à un ſi grand mal : ſes gens me dirent qu’il ſe promenoit derriere le Temple des Muſes, à une grande Place qui y eſt. Je m’y en allay donc auſſi toſt : mais au lieu d’y rencontrer mon amy comme je l’eſperois, j’y trouvay Androclide qui s’y promenoit ſeul. Les gens de Meleſandre m’avoient dit ſi fortement que leur Maiſtre y eſtoit, que comme il eſtoit deſja tard, & que j’avois l’eſprit preoccupé, je creus que c’eſtoit luy. De ſorte que m’en aprochant, & bien, luy dis-je, Teleſile ſera touſjours perſecutée par l’avare Androclide : Androclide (me reſpondit il, m’ayant reconnu à la voix) perſecutera touſjours Teleſile, quand ce ne ſeroit que pour perſecuter Thimocrate. Et Thimocrate (luy repliquay-je fort ſurpris & fort en colere de voir que je m’eſtois trompé (ſe défera aiſément quand il luy plaira, des perſecuteurs de Teleſile, & des ſiens. En diſant cela, je portay la main ſur la garde de mon Eſpée : & Androclide ſans perdre temps, ayant tiré la ſienne & moy la mienne apres luy, il vint fondre ſur moy en prononçant quelques paroles peu diſtinctes, dont je n’entendis pas le ſens. Je ne m’arreſteray point à vous particulariſer un combat qui ſe paſſa preſques tout entier ſans teſmoins ; & ce ſera par l’evenement que vous jugerez de ce que j’y fis. Androclide eſtoit ſans doute brave & adroit ; de ſorte que ſi je n’euſſe eſté plus heureux que luy en cette occaſion, je ne l’euſſe pas vaincu ſans peine. Cependant noſtre combat ne fut pas long : & apres luy avoir donné quatre coups d’Eſpée, qui entroient tous dans le corps ; il laſcha le pied, & fut en parant touſjours, tomber contre une petite porte du Temple, qui ne ſervoit que les jours des Sacrifices à certaine ceremonie. Je fus auſſi toſt à luy, penſant qu’il n’eſtoit que bleſſé, & voulant luy faire avoüer mon avantage : mais je trouvay qu’il n’avoit plus de mouvement, ni d’aparence de vie. Pendant que par un ſentiment de generoſité je voulois effectivement m’éclaircir c’il n’eſtoit plus en eſtat d’eſtre ſecouru, Menecrate paſſa, ſuivy de quelques uns de ſiens : & comme la Lune s’eſtoit dégagée des quelques nuës qui l’obſcurcissoient auparavant, il vit briller mon Eſpée aupres de la porte de ce Temple. De ſorte que sçachant bien que ce n’eſtoit pas un lieu où l’on deuſt voir une pareille choſe, il vint droit à moy : mais ayant aperçeu des gens, je me retiray en diligence ; & meſme ſans pouvoir eſtre reconnu, quoy que Menecrate me fiſt ſuivre par quelques uns des ſiens, qui me perdirent bien toſt de veuë. Pour luy il eſtoit occupé aupres d’Androclide, qu’il reconnut : mais quoy qu’il fuſt ſon Rival, il ne laiſſa pas d’en prendre ſoin. Quelques Sacrificateurs qui logeoient aſſez prés de là, ayant ouï du bruit y accoururent, & furent eſtrangement ſurpris de cette prophanation. Car le lieu où nous nous eſtions battus, eſtoit de l’enceinte du Temple, quoy qu’il ne fuſt fermé que par une Baluſtrade : & la porte du Temple meſme eſtoit toute couverte de ſang ; parce qu’en tombant Androclide avoit gliſſé tout du long. On porta ce bleſſe à la maiſon la plus proche, où il ne fut pas pluſtost, qu’il donna quelques ſignes de vie : de ſorte qu’à force de remedes, il recouvra la parole, & alloüa la verité de la choſe à Menecrate ; & par conſequent mon action fut sçeuë telle qu’elle eſtoit par mes deux Rivaux : c’eſt à dire par deux teſmoins irreprochables. Androclide ſentant bien qu’il n’avoit plus de part à Teleſile, ne voulut pas ſe noircir par un menſonge : & Menecrate m’ayant l’obligation de luy avoir oſté un Rival, que Diophante preferoit à beaucoup d’autres : voulut auſſi m’en recompenſer par ſa ſincerité. Mais cela n’empeſcha pas que ce combat ne fiſt un grand bruit : Androclide avoit beaucoup de parens : le lieu où il avoit eſté bleſſé augmentoit le crime : la Pithie ſe plaignoit hautement le Peuple de Delphes diſoit que cela eſtoit de mauvais preſage : & dés qu’Androclide fut mort (ce qui arriva le lendemain au ſoir) je sçeus qu’il n’y avoit plus de ſeureté pour moy dans la Ville. Auſſi toſt apres le combat, je m’eſtois retiré chez Meleſandre : & la meſme nuit il m’avoit conduit chez un de ſes Amis, qui n’eſtoit pas un homme chez lequel aparemment on me deuſt chercher. De vous dire quelle fut ma douleur, quand je pus raiſonner ſans preoccupation ſur mon avanture, il ne me ſeroit pas aiſé : car quand je vins à connoiſtre qu’il faudroit m’eſloigner, & abandonner Teleſile, en un temps où Diophante la voudroit infailliblement marier bien toſt, & en un temps où elle avoit cent mille Amants ; j’euſſe voulu pouvoir reſſusciter Androclide, tout mon Rival qu’il eſtoit : & quand j’euſſe tué le plus cher de mes Amis, je n’aurois pas paru plus affligé que je l’eſtois, d’avoir tué mon Rival. Teleſile de ſon coſté, en eut une douleur extréme ; & par ſa bonté naturelle, & pour les dangereuſes ſuittes que ce funeſte accident pouvoit avoir. Cependant on me pourſuivit ; on me chercha : & ce fut en vain que mon Pere employa tous ſes ſoings & tous ſes Amis pour pouvoir calmer cét orage. Tout ce qu’il pût faire, fut de tirer les choſes en longueur, & d’empeſcher que l’on ne me condamnaſt pas ſi promptement. Comme le Conſeil des Amphictions eſtoit fini, j’avois moins de protection que s’il euſt encore duré : j’en eus neantmoins aſſez, pour faire que l’on ne me condamnaſt pas à la mort ; & mon Arreſt portoit que j’eſtois banni pour trois ans de toute la Phocide : à peine de perdre la vie, ſi durant ce temps là j’eſtois trouvé en lieu deffendu. Cét Arreſt de grace, fut pour moy un Arreſt de mort : car quand je venois à penſer à la joye qu’en auroient mes Rivaux ; combien j’avois travaillé pour eux ; & comment je m’eſtois deſtruit ; ma raiſon ſe troubloit, & je n’eſtois pas Maiſtre de mes ſentimens. Je diſois hardiment à Meleſandre, que je ne ſortirois point de Delphes ; que j’y voulois demeurer caché : & effectivement j’y fus encore plus d’un mois apres ma condamnation. Je sçavois durant ce temps là, que mes Rivaux voyoient tous les jours Teleſile, ſans que j’euſſe ſujet de me pleindre d’elle, parce qu’elle ne le pouvoit pas eſviter : & quoy que je sçeuſſe par Meleſandre qu’elle eſtoit fort touchée de mon malheur, que par bonté elle nommoit le ſien ; je ne pouvois ſouffrir la privation de ſa veuë. Cependant je penſay eſtre pris trois ou quatre fois : & il falut changer le lieu de ma retraite plus de ſix ; parce que nous eſtions advertis Meleſandre & moy, que l’on avoit deſcouvert où j’eſtois. Et certes il n’eſtoit pas fort eſtrange ni fort difficile : car à mon advis tous mes Rivaux eſtoient les Eſpions de ceux qui me pourſuivoient. De ſorte que Teleſile ne pouvant plus endurer que je m’expoſasse inutilement pour elle : m’écrivit un Billet, par lequel elle me commandoit abſolument de ſortir non ſeulement de Delphes & de la Phocide, mais de m’éloigner meſme le plus qu’il me ſeroit poſſible de toute la Grece. Depuis que j’eſtois caché, j’avois eſcrit tres ſouvent à Teleſile, ſans qu’elle euſt voulu me reſpondre : touteſfois aprenant par Meleſandre que je m’obſtinois à ne vouloir point ſortir de la Ville, quoy que mon Pere y fiſt tous ſes efforts : elle ſe reſolut de le faire, comme je viens de le dire. Apres avoir leû ſon Billet, je luy reſpondis que ſi elle vouloit que je partiſſe, il faloit du moins qu’elle me permiſt de la voir & de luy dire adieu. Meleſandre fit tout ce qu’il pût, pour m’empeſcher de luy demander une grace qui m’expoſeroit beaucoup, & que peut-eſtre Teleſile ne m’accorderoit pas : mais je luy dis que je n’en ferois autre choſe, & qu’abſolument je ne partirois point de Delphes, que je n’euſſe parlé à Teleſile. Ce fidelle Amy fut donc la trouver, & luy dire ma derniere reſolution : elle s’en faſcha ; elle m’en dit preſques des injures, en parlant à Meleſandre : elle luy dit que mon affection eſtoit inconſiderée : que ſa gloire ne m’eſtoit pas chere : que je n’avois point de raiſon : que je luy demandois une choſe qu’elle ne devoit pas m’accorder : & pour concluſion elle proteſta, qu’elle ne s’y pouvoit reſoudre. Mais, luy dit Meleſandre, ſi on trouve Thimocrate, & qu’on le face mourir, le ſoufrirez vous mieux ? Ha Meleſandre, luy dit elle, vous n’eſtes gueres moins faſcheux que voſtre Amy, de me preſſer d’une choſe que je ne veux pas faire : & de me contraindre preſques à la vouloir malgré moy. Enfin apres une aſſez longue conteſtation, elle luy dit, que pourveû qu’il trouvaſt une voye qui ne m’expoſast pas, & qui ne luy fiſt rien faire contre la bien-ſeance, elle ſe reſoudroit à me voir : quand ce ne ſeroit, diſoit elle, que pour me gronder de mon opiniaſtreté. Meleſandre ſongeant alors à ce qu’il avoir à luy dire, luy propoſa de faire une viſite chez une de ſes Parentes, qu’elle voyoit quelqueſfois, qui eſtoit une Perſonne de merite & de vertu, chez laquelle il me meneroit la nuit auparavant qu’elle y deuſt aller. Mais, luy dit elle, que penſeroit de moy voſtre Parente ; qu’en penſeriez vous vous meſme ; & qu’en penſeroit Thimocrate ? Non non, Meleſandre, je ne sçaurois me reſoudre à cette innocente aſſignation : & en effet il ne gagna rien ſur ſon eſprit de tout ce jour là. Mais le lendemain ayant encore penſé eſtre pris, & ayant eſté contraint de changer de nouveau le lieu de mon Azyle ; la crainte d’eſtre cauſe de ma mort l’y fit reſoudre : & elle conſentit à me voir chez la Parente de Meleſandre ; pourveû qu’elle & luy fuſſent preſens à noſtre converſation. De vous repreſenter ma joye, lors que je sçeus que je verrois Teleſile, il ne me ſeroit pas aiſé : elle fut ſi grande que je ne ſongeay pas ſeulement que je ne la verrois que pour luy dire adieu. Mais pour achever promptement de vous apprendre mon malheur, je fus donc mené la nuit chez cette Parente de Meleſandre, où l’adorable Teleſile devoit venir le lendemain, ſuivie ſeulement de cette meſme Femme qui eſtoit de mes Amies, & de noſtre confidence ; car c’eſtoit dans ſon voiſinage. De vous dépeindre combien cette ſcrupuleuse vertu dont elle faiſoit profeſſion, luy donna de repugnance à cette viſite, il ne ſeroit pas facile : Elle entra dans la chambre où j’eſtois ſeul avec Meleſandre & ſa Parente, comme ſi elle euſt fait un crime effroyable ; & ne voulant pas en faire une fineſſe à cette Perſonne : que direz vous de moy, luy dit elle, de venir chez vous avec intention d’y quereller un de vos Amis ? Je diray (luy reſpondit elle, car nous luy avions dit la verité) que vous eſtes bien inhumaine, d’avoir voulu expoſer une vie qui vous doit eſtre auſſi chere que celle de Thimocrate. Madame (dis-je alors à Teleſile, ſans luy donner loiſir de reſpondre) pardonnez s’il vous plaiſt à la violence que je vous ay faite : croyez que ſi j’euſſe pû faire autrement, je n’aurois pas voulu forcer voſtre inclination. Apres cela nous nous aſſismes, & parlaſmes aſſez long temps du malheur qui m’eſtoit arrivé, & de l’opiniaſtreté de mes ennemis à me pourſuivre, ſans que Teleſile me donnaſt lieu de l’entretenir en particulier. Mais quelqu’un ayant voulu parler à la Parente de Meleſandre, pour quelque affaire aſſez importante : elle pria Teleſile de luy donner la permiſſion d’aller trouver ceux qui la demandoient dans une autre chambre. Si bien que ſans perdre temps, Madame (dis-je à Teleſile, pendant que Meleſandre fut vers les feneſtres entretenir la Fille qui l’acompagnoit) vous avez donc reſolu que je parte ; que je m’eſloigne de vous ; & que je m’en eſloigne meſme ſans sçavoir s’il demeurera dans voſtre memoire quelque leger ſouvenir de Thimocrate ? Mais Madame, pourſuivis-je, Thimocrate ne partira pas de cette ſorte : l’affection qu’il a pour vous eſt trop violente, pour ſouffrir qu’il en uſe ainſi : & ſi vous n’avez la bonté de luy dire quelque choſe d’aſſez obligeant pour le conſoler des maux qu’il endurera en ne vous voyant pas, il ne partira point du tout. Je vous diray pour vous ſatisfaire, me repliqua Teleſile, que je pleins voſtre malheur ; que je ſuis au deſespoir d’en eſtre cauſe ; que voſtre abſence me ſera tres fâcheuſe ; & que je ſouhaiteray ardemment voſtre retour. C’eſt beaucoup Madame (luy dis-je avec une action tres reſpectueuse) mais ce n’eſt pourtant pas aſſez pour conſerver la vie d’un homme qui doit eſtre un Siecle eſloigne de vous. Je ne sçay pas, dit elle, ſi ce que je vous dis d’obligeant n’eſt pas aſſez pour vous : mais je ſuis perſuadée Thimocrate, que c’eſt un peu trop pour moy. Neantmoins je ne veux pas me repentir de ce que j’ay dit, reprit elle en ſous-riant : & je vous le rediray meſme encore ſi vous voulez. Pour ne vous donner pas la peine, luy dis-je, Madame, de faire deux fois un meſme diſcours, accordez moy la grace de dire quelque choſe de plus, que ce que vous avez deſja dit : & que voudriez vous dit elle, que je diſſe ? Je voudrois, luy repliquay-je, que l’adorable Teleſile, m’aſſurast, que l’abſence ne me deſtruira point dans ſon cœur : & que Menecrate, ni pas un de mes Rivaux, n’y occuperont jamais nulle place. Je vous promets le premier ſans ſcrupule, repliqua t’elle, & je vous permets d’eſperer l’autre, ſans crainte d’eſtre trompé. Car Thimocrate, j’ay ſi mauvaiſe opinion de tous les Hommes, que je ne sçay pas comment vous eſtes ſi bien avecque moy. Vous me comblez de gloire & de plaiſir, luy dis-je, en ne me refuſant pas ce que je vous ay demandé : Mais Madame, malgré une grace ſi douce & ſi glorieuſe que celle que vous venez de m’accorder, voſtre vertu m’épouvante : & je crains que ſi Diophante veut vous obliger à eſpouser Menecrate ; je crains, dis-je, que Thimocrate abſent ne ſoit pas aſſez puiſſant dans voſtre cœur, pour vous empeſcher de luy obeïr. Thimocrate, me dit elle alors, il me ſemble que vous deviez vous contenter de ce que je vous avois dit, ſans me forcer comme vous faites à ne vous reſpondre pas agreablement. Ha Madame (luy dis-je tout tranſporté de douleur) je vous entens bien : vous ne choiſirez pas Menecrate, mais vous le recevrez il Diophante le veut. S’il le veut abſolument, reprit elle, il faudra bien s’y reſoudre : cela eſtant, luy dis-je, il ne faut plus ſonger à me faire partir de Delphes : j’y demeureray Madame, j’y demeureray : & quoy que vous me puiſſiez dire, je ne m’éloigneray jamais de vous dans une ſi cruelle incertitude. Mais Thimocrate, dit elle, vous avez perdu la raiſon, de parler comme vous faites : Mais inhumaine Teleſile, luy repliquay-je vous avez perdu la bonté, de me reſpondre comme vous me reſpondez. Car enfin que voulez vous que devienne un homme qui vous adore ; & qui s’en allât vous laiſſera dans la diſposition d’eſpouser ſans repugnance celuy de tous ſes Rivaux qu’il plaira à Diophante de vous propoſer ? De quoy voulez vous, cruelle Perſonne, que je tire quelque conſolation, pendant une ſi rigoureuſe abſence ? Me ſouviendray-je agreablement de voſtre beauté, dans la penſée qu’elle fera peut-eſtre la felicité de Menecrate ? Me ſouviendray-je avec plaiſir de la douceur que vous avez eue pour moy en diverſes occaſions, dans la crainte que j’auray que vous ne ſoyez obligée de m’eſtre eternellement rigoureuſe ? Me ſouviendray-je avec ſatisfaction des favorables paroles que je viens d’entendre, dans la penſée de ne les entendre peut-eſtre plus ? Enfin Madame, pourray-je vivre éloigné de vous, dans une incertitude ſi eſtrange ? Non, je ne le pourrois pas : & j’aime mieux mourit devant vos yeux, & par les mains de mes ennemis, que de m’en aller de cette ſorte. Mais encore, dit elle, Thimocrate, que pretendez vous ? Je ne demande pas, Madame, luy dis-je, que vous promettiez au malheureux Thimocrate de l’eſpouser : mais je demande que vous luy aſſuriez que tant que ſon exil durera, vous n’eſpouserez ny Menecrate, ny pas un de ceux qui vous adorent, ou qui vous peuvent adorer. Vous voulez tellement prendre vos ſeuretez (dit elle en ſousriant, malgré la melancolie qui paroiſſoit dans ſes yeux) que quand ceux avec qui vous traittez vous auroient trompé en quelque choſe, vous ne pourriez pas faire autrement. Mais apres tout Thimocrate (dit elle prenant un viſage fort ſerieux) tout ce que je puis eſt de vous dire, que je feray tout ce que la bien-ſeance me permettra de faire pour rompre tous les deſſeins que mon Pere pourroit avoir de me marier : Mais de vouloir que je vous promette de me des-honnorer, en deſobeïſſant ouvertement à mon Pere, c’eſt ce que je ne feray pas. Et peut-eſtre (me dit elle preſques contre ſon intention) que ſi vous vous en rendez digne par une obeïſſance aveugle, je feray plus que je ne vous promettray. Mais enfin Thimocrate, adjouſta cette vertueuſe Perſonne, il ne faut pas meriter noſtre infortune par une foibleſſe : & il ne faut jamais ſe fier tant en ſa prudence, que l’on ne laiſſe quel que choſe à la conduitte des Dieux : qui auſſi bien malgré toutes nos reſistances, nous menent où ils veulent que nous allions. J’avouë que de la façon dont Teleſile me fit ce diſcours, j’avois quelque ſujet d’en eſtre content, cependant je ne le fus pas : & je la preſſay encore ſi opiniaſtrément, qu’elle penſa s’en mettre en colere : voyant que je ne voulois point partir, ſi elle ne me promettoit tout ce que je voulois. Elle appella alors Meleſandre à ſon ſecours & ſa Parente auſſi qui revint où nous eſtions : & quoy que je peuſſe faire je n’en pus jamais obtenir autre choſe. Elle me commanda donc ſi abſolument de partir, & de m’eſloigner le plus que je pourrois, qu’il falut enfin s’y reſoudre : Meleſandre me voulut faire eſperer, qu’auſſi toſt que j’aurois obeï, on travailleroit à faire revoquer mon Arreſt : mais un homme deſesperé de s’en aller, n’eſtoit pas capable de recevoir nulle conſolation. Cependant Teleſile me quitta, ſans que je puſſe prononcer une ſeule parole, car dés que j’eus remarqué par ſon action qu’elle avoit deſſein de ſe retirer, la raiſon m’abandonna ; & je ne sçay plus ny ce qu’elle me dit, ny ce que je fis. Je sçay ſeulement qu’elle me tendit la main, que je luy baiſay aveque reſpect, & qu’elle diſparut à mes yeux un moment apres : de ſorte que n’eſperant plus de revoir Teleſile, je ne ſongeay plus qu’à partir. J’euſſe pourtant bien voulu me battre contre Menecrate : mais Meleſandre me fit comprendre que Teleſile ayant cent Amants, ce ſeroit une bizarre choſe, ſi j’entreprenois de les vouloir tous tuer.

Enfin je partis deux jours apres cette entre-veuë, avec Leontidas que vous voyez icy preſent : que le Roy de Chipre avoit envoyé à Delphes, & qui s’en retournoit en ce temps là. Comme toute Terre m’eſtoit égale où n’eſtoit pas Teleſile, je ſuivis Leontidas, qui avoit fait amitié avec Meleſandre : & je me reſolus d’aller errer par toutes les Iſles de la Mer Egée, comme j’ay fait touſjours depuis, juſques à ce que le Roy de Chipre & le Prince Philoxipe m’ayent fait l’honneur de me donner le commandement de leurs Troupes avec Philocles. Vous jugez donc bien que cette derniere abſence, a pour moy tout ce que l’abſence peut avoir de rigoureux ; car elle doit eſtre encore longue, Menecrate, comme je l’ay sçeu, & cent autres qui ſont venus depuis que je ſuis parti de Delphes, ſont toujours aupres de Teleſile : Diophante la preſſe continuellement de ſe reſoudre, & de choiſir un Mary : Menecrate eſt un fort honneſte homme : mes ennemis ſont touſjours plus animez contre moy : & tous mes Rivaux ſollicitent ſecretement, de peur que l’on n’accourciſſe mon exil, en revoquant mon Arreſt : car il s’eſt eſpandu quelque bruit, que je ſuis la cauſe de la reſistance de Teleſile ; & je ne voy enfin rien qui m’aſſure. Bien que Teleſile juſques icy ne ſoit pas mariée, que sçay-je ce qui doit arriver ; elle ne m’a donné que de l’eſperance : & par conſequent elle m’a donné ſujet de craindre, que ſoit par vertu ou par foibleſſe, elle ne me rende malheureux : ou en obeïſſant à ſon Pere, ou en ſe laiſſant gagner à Menecrate. Voila, ô mon equitable Juge, par quelle experience j’ay connu toute la rigueur qu’il y a d’eſtre eſloigné de ce que l’on aime : & il ne me ſera pas difficile de faire voir par raiſon, auſſi bien que par exemple, que c’eſt un mal qui comprend tous les autres maux. En effet comme l’amour prend naiſſance par la veuë, & qu’elle s’entretient par elle, il s’enſuit ſans doute que l’abſence eſt ce qui luy eſt le plus oppoſé : & que comme il n’eſt rien de plus doux, que de voir ce que l’on aime ; il n’eſt auſſi rien de plus cruel que de ne le voir pas. Les abſences quand elles ſont courtes augmentent l’amour : quand elles ſont longues elles la changent en fureur & en deſespoir : quand elles ont un terme limité, l’impatience fait que l’on n’a point de repos : & quand leur durée eſt incertaine, le chagrin trouble toute la douceur de l’eſperance. Enfin ſoit qu’elles ſoient longues, courtes, ſans terme, ou limitées, premeditées, ou impreveües, je ſoustiens qu’à quiconque sçait aimer, elles ſont inſuportables : & bref, que l’abſence comprend tous les autres maux, & eſt la plus ſensible de toutes les douleurs. En effet, celuy qui ſoustient que n’eſtre point aimé, eſt le plus grand ſuplice de l’amour ; n’a t’il pas tort, de mettre ſa ſouffrance en comparaiſon de la mienne ? puis qu’à parler de ces choſes en general, celuy qui voit ſes ſervices meſprisez, durant un temps conſiderable, doit trouver le remede de ſon mal dans ſon propre mal : & par un genereux reſſentiment, ſe guerit d’une paſſion ſi mal reconnuë. Mais à un Amant abſent & aimé, que luy reſte t’il à faire qu’à ſouffrir ? car de s’imaginer que le ſouvenir des plaiſirs paſſez ſoit doux, c’eſt une erreur en amour quand on eſt abſent : puis qu’au contraire la juſte meſure des douleurs en ces rencontres, eſt celle des felicitez dont on a joüy, & dont on ne joüit plus. Celuy qui regrette une Maiſtresse morte, eſt ſans doute digne de compaſſion : Mais apres tout, il y a encore une notable difference de luy à un Amant abſent, de la façon dont je l’imagine. J’avouë toutefois qu’à ne conſiderer que les premiers jours de cette abſence eternelle, que la mort cauſe entre les Amants qu’elle ſepare, c’eſt la plus grande douleur de toutes les douleurs : mais il faut auſſi que l’on m’accorde, que le plus grand mal de la mort en ces funeſtes rencontres, eſt l’abſence de l’objet aimé. Apres cela je ne craindray point de dire, qu’auſſi toſt que ce grand coup qui eſtourdit la raiſon a fait ſon premier effet, l’ame ſe trouvant en eſtat de ne plus rien craindre, & de ne plus rien eſperer : vient peu à peu malgré elle, dans un certain calme, qui appaiſe inſensiblement le tumulte de ſes paſſions, & qui affoiblit inſensiblement auſſi la douleur de celuy qui la ſouffre. De ſorte que tous les momens de ſa vie les uns apres les autres, emportent, ou du moins diminuënt quelque choſe de ſon déplaiſir. Mais l’abſence où l’eſperance & la crainte, & toutes les autres paſſions agiſent, eſt un ſuplice qui augmente tous les jours ; & qui n’a point de remede que ſa propre fin, ou celle de celuy qui la ſouffre. Mais, me dira t’on, la jalouſie l’emportera du moins ſur l’abſence : Mais (reſpondray-je à ceux qui le diront) qui eſt ce qui a eſté long temps abſent ſans eſtre jaloux ? & quels effets peut cauſer la jalouſie, que l’abſence ne cauſe auſſi bien qu’elle ? Il y a touteſfois cette diſtinction à faire, qu’un jaloux qui voit ſa Maiſtresse a d’heureux momens ; & qu’un Amant qui ne la voit point n’en sçauroit avoir. Et puis il y a une ſi grande difference entre une douleur qui quelqueſfois n’eſt fondée que ſur un caprice, & une que la raiſon appuye & authoriſe ; qu’il ne faut que conſiderer la choſe pour la connoiſtre. Un jaloux, quand il eſt aupres de ſa Maiſtresse, quoy que malheureux, a des inſtants où il a ſans doute quelque plaiſir : ſoit à traverſer les deſſeins de ſon Rival ; ſoit à premediter ſa vangeance ; & ſoit meſme à découvrir quelque intrigue qu’il a voulu sçavoir. Car encore que ces plaiſirs ne ſoient pas plaiſirs tranquiles, ils ſont pourtant touſjours plaiſirs. Mais un Amant abſent eſt en un eſtat ſi malheureux, qu’il ne trouve plaiſir à rien : ainſi je demande du moins, ô mon equitable Juge, que comme j’ay éprouvé l’abſence, de toutes les façons dont on la peut eſprouver ; & que je ſuis le plus malheureux de tous les Amant ; j’aye auſſi le plus de part en voſtre compaſſion, Thimocrate ayant ceſſé de parler, Marteſie ſe tourna vers Cyrus, comme pour luy demander ce qu’il luy ſembloit de ſon recit & de ſes raiſons : & Cyrus reſpondant à ſon intention. En verité, luy dit il en ſoupirant, vous ſeriez injuſte ſi vous refuſiez à Thimocrate la compaſſion qu’il vous demande : car ſon diſcours m’a ſi ſensiblement touché, que je ne sçaurois l’exprimer. Seigneur, luy reſpondit elle, Thimocrate a obtenu ce qu’il ſouhaite de moy, dés le premier de ſes malheurs qui eſt venu à ma connoiſſance : c’eſtant pas poſſible de connoiſtre un auſſi honneſte homme affligé, ſans s’intereſſer dans ſon déplaiſir. Ne prenez pas tant de part à ſa douleur, interrompit Philocles, que vous ne reſerviez quelque ſentiment de pitié pour la mienne. Pour moy, pourſuivit le Prince Artibie, je n’ay que faire de demander que l’on me pleigne, puis que mon mal eſt ſi grand, qu’il ne faut que le sçavoir pour m’en pleindre. Je ne sçay, adjouſta Leontidas, ſi je ſeray pleint ; mais je sçay bien qu’il n’y a point de comparaiſon des maux que j’ ay ſoufferts, à ceux qu’endure Thimocrate. Vous me permettrez d’en douter, repliqua cet Amant abſent : pour en juger, interrompit Erenice, il faut entendre vos malheurs, & pour les entendre, dit Aglatidas, il faut ne parler plus & les eſcouter. Il eſt vray, reprit Marteſie, mais comme Thimocrate par ſes raiſons, pourſuivit elle, a ce me ſemble parlé le premier de Philocles qui ſoustient que n’eſtre point aime, eſt le plus grand mal de l’amour : qu’en ſuitte il a reſpondu â ce que pourroit dire le Prince Artibie, qui croit que le plus rigoureux ſuplice de cette paſſion, eſt de voir mourir ce que l’on aime : & qu’ainſi Leontidas qui met la jalouſie pour le tourment le plus cruel de tous, a eſté nommé le dernier : il me ſemble Seigneur, dit elle regardant Cyrus, qu’il faudroit ſuivre cét ordre ; & que Philocles devroit parler le premier des trois qui reſtent. Cyrus ayant aprouvé ſon opinion, & Philocles s’eſtant placé vis à vis de luy & de Marteſie qui le devoit juger, il commença ſon diſcours en ces termes.


L’AMANT NON-AIME.

SECONDE HISTOIRE.

Comme vous sçavez la fin de mon avanture, auparavant que d’en avoir apris le commencement ny la ſuitte : & que par conſequent cette agreable ſuspension, qui fait que l’on eſcoute meſme quelqueſfois les choſes faſcheuses avec plaiſir, ne ſe peut trouver dans mon recit ; je penſe qu’il eſt à propos de n’abuſer pas de voſtre patience, par une narration extrémement eſtenduë. Je vous diray donc ſeulement, qu’encore que je ſois né Sujet du Roy de Chipre, ma Maiſon ne laiſſe pas d’eſtre originaire de Corinthe : & que j’ay l’honneur d’eſtre allié du ſage Periandre qui en eſt aujourd’huy Souverain. A peine eus-je donc atteint ma dixiéme année, que mon Pere m’envoya en cette Cour là, chez un Oncle que j’y avois, & ſous la conduitte d’un Gouverneur qu’il me donna en partant, avec intention que j’y demeuraſſe : car comme il avoit alors pluſieurs Enfans, il fut bien aiſe que ſon Nom ne s’eſteignist pas en ſon ancienne Patrie comme il alloit faire : n’y ayant plus que mon Oncle qui le portaſt, & qui eſtoit deſja aſſez vieux. Je ne m’amuſeray point à vous dire ce qu’eſt la fameuſe Corinthe : car je parle devant des Perſonnes ſi intelligentes, & ſi bien inſtruites de tout ce qu’il y a au monde digne d’eſtre sçeu, que ce ſeroit faire une choſe abſolument inutile, que de les entretenir de la beauté de la magnificence, & de la ſplendeur de Corinthe. Il n’y a donc perſonne icy qui n’aye ſans doute ouï parler de cet Iſthme celebre ſi connu par toute la Mer Egée : de ce ſuperbe Chaſteau qui commande cette belle Ville, & qui la deffend : de ce Port ſi grand & ſi bon qui l’embellit infiniment : de ce grand commerce qui la rend ſi peuplée ; qui cauſe ſa richeſſe ; qui y met l’abondance & les plaiſirs ; & qui ne sçache en effet que tout ce qui peut rendre une Ville agreable, ſe trouve ſans doute en celle là. Le Prince qui la gouverne, eſt un homme de grand eſprit : la Reine ſa femme qui s’appelle Meliſſe, eſt encore une tres belle Princeſſe, quoy qu’elle ait un fille qui eſt ſans contredit des plus belles & des plus accomplies Perſonnes du monde. Voila donc l’eſtat où eſtoit la Maiſon Royale lors que j’arrivay à Corinthe : ce n’eſt pas que Periandre n’euſt un fils : mais il demeuroit à Epidaure, aupres de ſon Ayeul maternel qui en eſtoit Prince : ainſi tout le divertiſſement de la Cour eſtoit attaché à Meliſſe, & à la Princeſſe Cleobuline ſa fille. Et certes je ſuis obligé de dire, que ſi je fuſſe né avec beaucoup de diſposition au bien, j’eſtois en lieu pour profiter extrémement. Car la Cour de Periandre eſtoit touſjours remplie des plus Grands hommes de toute la Grece : & il aime tellement à faire honneur aux Eſtrangers, que ſon Palais eſtoit touſjours plein de gens de Nations differentes. Mais comme je n’eſtois pas alors en un âge qui me permiſt de chercher la converſation des Sages & des Sçavants ; je m’arreſtay bien plus à aprendre ce qui me pouvoit divertir, que ce qui me pouvoit inſtruire. Le fameux Arion, de qui l’admirable voix, ſoutenuë par les accords raviſſans de ſa merveilleuſe Lire l’a rendu celebre par tout le monde, fut mon, Maiſtre & mon Amy tout enſemble : & j’eus une ſi forte paſſion pour la Muſique, qu’au lieu d’eſtre mon divertiſſement, elle devint preſques mon occupation. En effet mon Gouverneur me reprit quelqueſfois d’une choſe tres loüable de foy ; parce que par l’attachement extraordinaire que l’y avois, je la pouvois rendre blaſmable. Je commençay donc de partager un peu mon cœur : & le celebre Theſpis eſtant venu à Corinthe, je fus charmé de ſa Poëſie, & de ſes belles Comedies. De ſorte que comme j’avois un peu apris à chanter avec Arion ; je devins Poëte avec Theſpis : y ayant, ſans doute, je ne sçay quelle facilité dans mon naturel, qui faut que je me change aiſément en ce que l’aime. La Peinture ayant en ſuitte touché mon inclination, j’apris auſſi à deſſigner : & ſans eſtre excellent en pas une de ces choſes, je puis dire que j’en sçavois un peu de toutes. Ce fut donc de cette ſorte que je me divertis, juſques à ce qu’il pleuſt à l’Amour de troubler mes plaiſirs, par les meſmes choſes qui les avoient faits durant ſi long temps : & voicy comme ce malheur m’arriva. Cleobule, un de ces fameux Sages de Grece, & Prince des Lindes, avoit envoyé vers Periandre, pour une affaire aſſez importante : Mais ſon Agent eſtant mort à Corinthe, je fus choiſi pour aller vers Cleobule (car j’avois deſja plus de vingt ans) & comme ce Prince a une fille nommée Eumetis, que le Peuple apelle quelqueſfois Cleobuline à cauſe de ſon Pere, quoy que ce Nom ne ſoit pas le ſien, & que ce ſoit celuy de l’illuſtre Fille de Periandre : J’avouë que ce voyage me donna quelque plaiſir ; parce que j’avois une ſi forte envie de connoiſtre la Princeſſe des Lindes, que l’on n’en peut pas avoit davantage : ayant tant entendu dire de choſes de ſon eſprit & de ſa vertu, que comme je n’avois encore nul attachement à Corinthe, je fus bien aiſe d’en partir. Comme la Princeſſe Cleobuline me faiſoit l’honneur de m’eſtimer plus que je ne meritois ; & qu’elle avoit un commerce tres particulier avec cette excellente Perſonne, à cauſe de la conformité qui ſe trouvoit en leur eſprit & en leur humeur : elle me fit la grace de luy eſcrire une Lettre, avec intention de me la donner, afin que l’en fuſſe mieux reçeu. Et comme cette flateuſe & Obligeante Lettre a eſté la cauſe de mon amour ; je l’ay ſi bien retenuë, que je ne penſe pas y changer une parole en vous la recitant. Ce n’eſt pas que je ne rougiſſe de confuſion, d’eſtre obligé de vous la dire, pour vous faire mieux comprendre la naiſſance de ma paſſion : Mais puis qu’elle eſt le commencement de mon avanture, il faut que je vous la die. Voicy donc comme elle eſtoit.


LA PRINCESSE CLEOBULINE A LA PRINCESSE EUMETIS.

Quelque part que je prenne à la joye que va recevoir Philocles en vous voyant, & à celle que ſa connoiſſance vous donnera ; je connois bien que je ne ſuis ny aſſez bonne Amie, ny aſſez bonne Parente, pour preferer les intereſts d’autruy aux miens : puis que je ne me reſjoüis pas aſſez, ce me ſemble, de ce que vous aurez le plaiſir de connoiſtre en la perſonne de Philocles, ce que Corinthe a de meilleur : & de ce qu’il verra en la voſtre, ce que la Grece a de plus illuſtre. Ce petit ſentiment jaloux, ne m’empeſchera pourtant pas de vous dire, ce que ſa modeſtie luy fera ſans doute cacher : c’eſt qu’outre toutes les qualitez eſſentielles qui ont accouſtumé de faire toutes ſeules un honneſte homme ; il poſſede encore celle de Diſciple d’Apollon, & de Favory des Muſes. Mais j’entens principalement de ces Muſes galantes, qui ſont tant de vos Amies : Obligez, le donc à vous faire confidence, de ce qu’il cache aveque ſoin à toutes les perſonnes qui ne vous reſſemblent pas : & faites qu’il vous montre des Vers, des Crayons, & des Airs de ſa compoſition. Je l’ay chargé de m’apporter le Portrait de voſtre viſage & de voſtre eſprit : ne le forcez pas s’il vous plaiſt, à vous le dérober malgré vous : & donnez luy tout le temps qui luy ſera neceſſaire, pour s’acquitter dignement d’une ſi agreable commiſſion. Faites de plus un échange de ſes Vers, avec ces admirables Enigmes que vous faites, & qui cauſent une ſi grande inquietude à ceux qui les veulent deviner. Mais apres tout, ſouvenez vous, que je ne fais que vous confier le Threſor que je vous envoye : & que je ne pretens pas vous le donner. Renvoyez le moy donc genereuſement ; & ne détruiſez pas Corinthe, en retenant Philocles aupres de vous. Comme je vous ay deſcouvert ce qu’il vous auroit peut-eſtre caché, aprenez moy auſſi à ſon retour, quel progrés il aura fait dans voſtre eſprit : quelles belles choſes il aura eſcrites aupres de vous : & quelles conqueſtes il aura faites parmy vos Dames. Car il eſt trop modeſte, pour croire que je puiſſe rien apprendre de luy qui luy ſoit avantageux : & trop judicieux auſſi, pour me parler d’autre choſe que de vous quand il remendra. Je vous en dirois davantage ; mais je veux vous laiſſer encore quelques vertus à deſcouvrir en ſon ame, dont je ne vous parle point : quoy qu’elle ſoit plus belle que ſon eſprit. Apres cela vous vous ſouviendrez s’il vous plaiſt, qu’il eſt mon Parent, que vous m’avez promis d’eſtimer tout ce qui m’eſt cher ; & que je ſuis touſjours

CLEOBULINE.


Cette flateuſe Lettre eſtant eſcrite, la Princeſſe comme je fus prendre congé d’elle, me dit avec autant de galanterie que de civilité, qu’elle m’engageoit à bien des choſes, par la Lettre qu’elle eſcrivoit à l’illuſtre Eumetis : mais qu’elle n’en eſtoit pourtant pas en peine ; sçachant bien que je ne la ferois pas paſſer pour perſonne preoccupée. Madame, luy dis-je, ce que vous me dittes me fait peur ; & j’aprehende bien que voulant m’eſtre favorable ; vous ne me détruiſiez. Voyez (me dit elle, en me donnant ſa Lettre ouverte) ſi vous ne ſoustiendrez pas dignement ce que je dis de vous. Je voulus alors m’excuſer de la voir : touteſfois me l’ayant commandé, je me mis en eſtat de luy obeïr. Mais à peine eu— je leû la premiere page, que rougiſſant de honte, & n’oſant plus continuer de lire : Ha, Madame luy dis-je, que faites vous ! & que vous ay-je fait, que vous veüilliez me rendre un mauvais office, d’une maniere ſi ingenieuſe ? Non Madame (luy dis-je encore en la luy voulant rendre) je ne sçaurois me reſoudre de porter moy meſme ce qui me doit deſhonnorer. Vous le verrez du moins, me dit elle en riant, quand ce ne ſeroit que pour vous aprendre comme vous devez eſtre, ſi vous ne voulez pas tomber d’acord que vous ſoyez ce que je dis : & comme je m’en deffendis encore, elle reprit la Let tre & la leût tout haut. J’avouë que j’en eſtois ſi confondu, que je ne pouvois m’empeſcher de l’interrompre : & quoy que la loüange ſoit une douce choſe, principalement aux jeunes gens ; j’eus pourtant peur effectivement que je ne puſſe ſoustenir par ma preſence, le bien que la Princeſſe Cleobuline diſoit de moy. Voyant donc ma reſistance, elle ſe ſervit de ſon pouvoir abſolu pour me la faire prendre, ainſi apres m’avoir commandé de la fermer, il falut que je la priſſe, & que je luy promiſſe de la rendre. Je ne pûs toutefois m’y reſoudre, quoy que je ne puſſe non plus la ſuprimer : Ce n’eſt pas que je ne sçeuſſe bien qu’elle me pouvoit nuire ; eſtant certain que c’eſt une aſſez dangereuſe choſe que les louanges exceſſives dans les nouvelles connoiſſances, meſme aux perſonnes les plus accomplies : mais c’eſt enfin qu’il n’eſt pas aiſé de reſister à la flaterie.

De ſorte que ſans sçavoir bien preciſément ce que je ferois de cette Lettre, je la portay : & je partis avec un homme de qualité appellé Antigene, de meſme âge que moy, qui venoit faire le meſme voyage : & qui eſt aſſurément un auſſi agreable homme qu’il y en ait jamais eu à Corinthe. Nous eſtions Amis fort particuliers en ce temps là : nous eſtions de meſme taille : à peu prés de meſme air & de meſme mine : nous aimions les meſmes choſes : & il ſe meſloit auſſi bien que moy de Vers, de Peinture, & de Muſique. Si la Princeſſe Cleobuline euſt sçeu qu’il euſt deû faire ce voyage, elle auroit ſans douté parlé de luy dans il lettre, car elle l’eſtimoit aſſez, mais il s’en cacha à tout le monde ; ne voulant pas que ſon Pere sçeuſt où il alloit, à cauſe de quelque intereſt de famille, qui ſeroit oppoſé à ſa curioſité. Nous nous embarquaſmes donc Antigene & moy : & nous arrivaſmes à Ialiſſe, qui eſt la Ville où le Prince Cleobule fait ordinairement ſon ſejour. Je luy donnay le Paquet que je luy aportois de la part de Periandre : je luy rendis conte de l’affaire qui eſtoit entre eux : & je luy preſentay Antigene, qu’il reçeut tres bien, & dont il connoiſſoit le Nom. Mais il ſe trouva que la Princeſſe ſa fille eſtoit aux champs, à deux journées du lieu où nous eſtions, accompagnée de beaucoup de Dames de la Ville, avec intention de s’y divertir quelques jours. Trouvant donc cette occaſion, je m’en voulus ſervir : & faiſant connoiſtre à Cleobule que j’avois une Lettre pour la Princeſſe Eumetis : & que eſtois bien faſché de n’oſer partir d’aupres de luy pour la luy aller porter : il me reſpondit ſelon mon intention, qu’il n’eſtoit pas juſte de priver ſi long temps ſa Fille du plaiſir qu’elle auroit, de recevoir des nouvelles d’une Princeſſe qu’elle honoroit beaucoup : mais qu’auſſi ne ſeroit il pas à propos, me dit il fort civilement, qu’il ſe privaſt du plaiſir qu’il avoit de me voir, en me donnant la permiſſion de l’aller porter moy meſme. Qu’ainſi il donneroit ordre à un des ſiens, de la venir prendre de mes mains afin de la luy rendre : & que par cette meſme voye, il ordonneroit à la Princeſſe ſa fille de revenir ; voulant que je viſſe ſa Cour avec tout ſon ornement : car il eſtoit veuf depuis quelques années. La choſe ſe paſſa donc de cette ſorte : on vint prendre la Lettre que j’avois pour cette Princeſſe : je la donnay, & elle la reçeut par une autre main que la mienne ; obligeant celuy qui la luy rendit, de luy faire sçavoir que l’en uſois ainſi, par le commandement du Prince ſon Pere. Cependant il faut que vous sçachiez, qu’il y avoit une Famille de Corinthe, de gens de la premiere qualité, habituée en ce lieu là : dont le Chef ſe nommoit Alaſis, qui avoit une fille appellée Philiſte, que la Princeſſe des Lindes avoit menée avec elle. Cette Perſonne a ſans doute une beauté fort éclatante : Ce n’eſt pas que ce ſoit un viſage dont tous les traits ſoient regulierement beaux : mais elle eſt jeune blonde, blanche, de belle taille, de bonne mine : & comme je l’ay deſja dit, d’un fort grand eſclat, & d’un abord ſurprenant. Cette Perſonne a auſſi beaucoup d’eſprit, & de l’eſprit agreable en converſation : eſtant donc aupres d’Eumetis, lors que celuy qui portoit la Lettre de la Princeſſe Cleobuline la luy rendit : apres qu’elle l’eut veuë, elle ſe tourna vers Philiſte ; & la luy monſtrant, voyez, luy dit elle, ce que la Princeſſe de Corinthe me mande d’un de ſes Parens. Philiſte ayant leû cette Lettre, en verité, dit elle, Madame, ſi Philocles eſt fait comme il eſt dépeint, la Princeſſe Cleobuline a raiſon de l’appeller un Threſor : & vous le redemander bientoſt. Ouy, repliqua t’elle en ſousriant : mais pour le luy pouvoir rendre, il faudra que la belle Philiſte ne le retienne pas par ſes charmes, comme il y a apparence qu’elle fera, s’il eſt vray que la reſſemblance face naiſtre l’Amour. Ce diſcours eſt bien obligeant & bien flateur, reſpondit Philiſte : mais, adjouſta t’elle. Madame, il n’eſt pourtant pas tout à fait mal fondé : car ſi Philocles avoit autant d’envie de me voir, que j’en ay de le connoiſtre, ce ſeroit deſja un aſſez grand commencement d’amitié. Je vous aſſure, adjouſta t’elle, que je prevoy que ſi vous ne retournez bientoſt à ialiſſe, cette curioſité me donnera de l’inquietude. Enfin (dit elle en riant, car c’eſt une perſonne aſſez gaye) ſi Philocles reſſemble ſon Portrait, il a ſans doute tout ce que je luy pourrois ſouhaitter ; ſi je voulois choiſir un Amy agreable ; un Galant accompli ; ou un Mary tres parfait. Et Philiſte, reprit la Princeſſe, a ſans doute auſſi tout ce qu’il faut, pour conquerir le cœur d’un auſſi honneſte homme que Philocles paroiſt l’eſtre, par ce que m’en dit la Princeſſe de Corinthe. Mais, luy dit elle, Philiſte, il ne ſeroit pas juſte, qu’eſtant venu libre, il s’en retournaſt Eſclave : c’eſt pourquoy j’ay preſque envie de n’obeïr point au Prince mon Pere, qui m’ordonne de m’en retourner demain. Ha Madame, luy dit alors Philiſte, ne me deſesperez pas s’il vous plaiſt : car je vous aſſure que je ne sçay pas trop bien ſi je pourrois demeurer aupres de vous, ſi vous ne vous en retourniez point ; j’ay une forte impatience de connoiſtre un homme comme on vous repreſente celuy là. Ce fut de cette ſorte que ces deux Perſonnes ſe divertirent en parlant de moy : car la Princeſſe des Lindes me l’a raconté depuis. Mais pour demeurer dans les termes que je me ſuis preſcrit au commencement de mon diſcours : je vous diray donc que le reſte de ce jour là, & celuy qui le ſuivit, je fus le ſujet de l’enjouëment de Philiſte, qui ne parla que de moy : & tant que le chemin dura, mon Nom entretint toute la Compagnie. Les Filles de la Princeſſe faiſoient la guerre à Philiſte : & teſmoignoient toutes une ſi forte envie de me connoiſtre, que je penſe que ſi j’euſſe sçeu ce qui ſe paſſoit, je m’en ſerois retourné à Corinthe, ſans voir la Princeſſe des Lindes. Enfin elle arriva à Jaliſſe : il eſt vray que ce fut ſi extraordinairement tard, à cauſe de quelque accident qui eſtoit arrivé à ſes Chariots ; que paſſant devant le logis de Philiſte elle l’y laiſſa, quelque reſistance que par reſpect elle luy peuſt faire. Et pour continuer de luy faire encore la guerre, Philiſte, luy dit elle en la quittant, ſouvenez vous que je vous ay priée de cacher demain la moitié de vos charmes, quand vous viendrez au Palais : alors ſans donner loiſir à Philiſte de reſpondre, le Chariot marcha ; & Eumetis fut trouver le Prince Cleobule dans ſon Cabinet, où il eſtoit retiré il y avoit deſja long temps. De ſorte que je n’eſtois plus aupres de luy : & ce ne fut que le lendemain qu’Antigene & moy euſmes l’honneur de la ſalüer. Mais ce qu’il y eut d’admirable, fut que lors que le Prince Cleobule nous fit la grace de nous preſenter à elle, le matin comme elle alloit au Temple, & qu’elle traverſa un Jardin où nous eſtions apres du Prince ſon Pere ; elle trouva tant de conformité entre Antigene & moy, que n’ayant pas entendu nos Noms bien diſtinctement, elle douta lequel des deux eſtoit celuy dont la Princeſſe Cleobuline luy avoit parlé dans ſa Lettre. De ſorte que nous en faiſant un compliment qui nous obligeoit tous deux ; elle me mit dans la neceſſité de me faire connoiſtre, en luy diſant que j’eſtois celuy pour qui la Princeſſe Cleobuline luy avoit parlé, comme en ayant ſeul beſoin. Joint, luy dis-je, Madame, qu’elle n’a pas sçeu qu’Antigene deuſt venir icy : elle redoubla alors ſa civilité : & Antigene ayant fait connoiſtre parce qu’il luy dit, qu’il n’eſtoit pas une perſonne ordinaire ; nous l’accompagnaſmes au Temple : & l’apreſdisnée nous fuſmes chez elle, où elle me parla tres long temps de la Princeſſe Cleobuline, avec tous les teſmoignages d’eſtime & d’amitié qu’il eſt poſſible de rendre. Elle me demanda ſi elle n’eſtoit pas touſjours la plus belle choſe du monde ? Elle s’informa de ſes plaſirs, & de ſes occupations : & paſſant d’un diſcours à l’autre, elle eut la civilité de me dire, durant qu’Antigene parloit à d’autres Dames, qu’elle commençoit de me reconnoiſtre : & qu’elle ſe vouloit un grand mal de ce qu’elle avoit pû douter un moment lequel d’Antigene & de moy eſtoit Philocles. Mais, me dit elle, pour me punir de cette faute, je veux voir ſi une belle Corinthienne que nous avons icy, & qui ſe pique aveque raiſon d’avoir l’eſprit fort eſclairé, vous connoiſtra ſans qu’on le luy die. Car ſi cela arrivé, je ſeray punie de mon erreur. & s’il n’arrive pas, j’en ſeray du moins conſolée. Je reſpondis à cela comme je devois : mais elle ſans m’eſcouter, envoya sçavoir de la ſanté de Philiſte : & luy demander pourquoy elle ne la voyoit pas ce jour là. Celuy qui eut ordre d’aller faire ce meſſage s’en eſtant aquité, revint luy dire à demy bas, mais non pas tant que je ne l’entendiſſe bien : que Philiſte la remercioit tres humblement de la grace qu’elle luy faiſoit : que ſi elle ne ſe fuſt pas trouvée un peu mal, elle auroit eu l’honneur de la voir : mais que ſon Miroir ne luy ayant pas perſuadé le matin qu’elle fuſt en eſtat de faire des conqueſtes, elle ne la verroit point qu’elle n’euſt mieux dormi. Cette Princeſſe ſe mit à rire de ce meſſage : certainement (dit elle en parlant à une Dame, nommée Steſilée, qui eſtoit alors aupres d’elle) Philiſte eſt admirable : & abaiſſant la voix, elle luy dit en peu de mots le meſſage qu’on luy venoit de faire de ſa part, & ce qui l’avoit cauſé. Il faudroit Madame, luy dit Steſilée, que vous luy fiſſiez l’honneur de l’aller viſiter : & que pour la ſurprendre, vous y menaſſiez ces deux Eſtrangers. La Princeſſe qui ne cherchoit qu’à ſe divertir, & qui ne sçavoit pas qu’il y avoit un ſentiment d’envie entre Steſilée & Philiſte, qui faiſoit qu’elle ſouhaittoit qu’elle fuſt veuë negligée, y conſentit ; & nous mena Antigene & moy, chez cette belle Corinthienne. Mais auparavant elle nous dit beaucoup de bien de cette Perſonne : & nous n’euſmes alors gueres moins d’envie de la connoiſtre, qu’elle en avoit de me voir. Pour Antigene, elle n’avoit point oüy parler qu’il fuſt à Jaliſſe, & ne l’avoit meſme jamais veû : car comme je l’ay dit, elle n’eſtoit pas née à Corinthe quoy que ſon Pere en fuſt ; & elle eſtoit née à Jaliſſe.

Nous ſuivismes donc le Chariot de la Princeſſe dans un autre : & comme nous fuſmes arrivez à la porte de Philiſte, elle ſe fit malicieuſement donner la main par Antigene, afin de la mieux tromper ; & m’obligeant d’aider à marcher à Steſilée, & de la ſuivre de bien prés ; nous trouvaſmes que Philiſte eſtoit effectivement en habit de perſonne qui ſe trouvoit mal, quoy qu’elle n’en euſt ny le taint ny les yeux ; & qu’elle fuſt auſſi propre que ſi elle euſt eſté en ſanté parfaite. Cette belle Perſonne eſtoit ſeule dans ſa chambre, fort occupée à accommoder des Pierreries, comme ſi elle euſt eu deſſein de ſe parer le ſoir, ou le lendemain pour aller au Bal. Quoy Philiſte, luy dit la Princeſſe, le croyois vous trouver au lit, & je vous trouve ſans doute preſte d’aller à quelque Feſte publique ! Pardonnez moy Madame (luy dit elle en riant auſſi bien qu’elle) mais vous me trouvez avec le deſſein de me preparer à la guerre ; car vous sçavez bien que c’eſt avec de pareilles armes (dit elle en abaiſſant la voix, & en montrant les Perles & les Diamans qui eſtoient ſur ſa table) que celles qui ne ſe fient pas à la beauté de leurs yeux ont recours aux occaſions importances. En voicy une qui l’eſt beaucoup (luy dit la Princeſſe reſpondant tout haut) car je vous amene deux Philocles au lieu d’un. En diſant cela, elle nous fit avancer Antigene & moy également : mais Philiſte faiſant l’eſtonnée ; deux Philocles Madame ! luy dit elle, ha cela n’eſt pas poſſible : & j’ay bien peine à croire qu’il y en ait ſeulement un en toute la Terre. Non non (luy dit la Princeſſe, qui nous avoit deffendu de rien dire qui peuſt apprendre à Philiſte lequel eſtoit veritablement Philocles) vous n’en ſerez pas quitte à ſi bon marché : car il faut que je voye ſi vous qui aimez tant la Peinture, vous connoiſſez effectivement en Portraits. C’eſt pourquoy, dit elle, je vous donne deux heures à connoiſtre lequel de ces deux illuſtres Eſtrangers, reſſemble au Portrait que je vous ay fait voir dans la Lettre de la Princeſſe Cleobuline. Vous sçavez qu’il eſt de bonne main, adjouſta t’elle, & qu’ainſi il ne peut manquer de reſſembler parfaitement : Mais Madame, luy reſpondit Philiſte, l’avez vous connu, vous qui voulez que je le connoiſſe ? Vous le sçaurez apres, repliqua t’elle ; & s’eſtant alors aſſise à la ruelle de Philiſte, elle voulut que cette belle Perſonne fuſt entre Antigene & moy. Je vous avouë que cette fille me charma d’abord, & par le grand éclat de ſa beauté, & par la maniere dont elle parloit : Je sçavois meſme deſja qu’elle ſouhaitoit de me voir : & le meſſage que j’avois entendu me flatta, & diſposa mon cœur à deſirer ardemment qu’elle ne priſt pas Antigene pour moy. Il me ſembla meſme qu’Antigene deſiroit au contraire, d’eſtre pris pour ce qu’il n’eſtoit pas : & nous eſtions tous deux ſi interdits, qu’à parler ſincerement, nous fuſmes quelques momens, que luy ny moy ne reſſemblions gueres le Philocles de la Lettre de Cleobuline. Mais encore, dit alors la Princeſſe, qu’en croyes vous Philiſte ? & lequel des deux penſez vous eſtre cét homme ſi accompli, qui eſt univerſellement sçavant en toutes les choies agreables : & pour lequel voſtre curioſité vous a déja donné tant d’inquietude ? Comment voulez vous Madame, reprit elle, que j’oſe le nommer apres ce que vous dites ? & pourquoy voulez vous que je me face un ennemy de celuy que je ne nommeroy pas ? Vous ne ſongez pas bien à ce que vous dites, luy repliqua la Princeſſe ; car ſi vous ne dittes rien, vous les deſobligerez tous deux : & de l’autre façon, vous en obligerez du moins un. Pour moy, luy dit Antigene l’eſprit tout eſmeu, je ſuis fort aſſuré que quoy que vous diſiez, je ne ſeray jamais voſtre ennemi : car ſi je ſuis Philocles, je sçay bien que je ne ſuis pas celuy de la Lettre de la Princeſſe de Corinthe : & ſi je ne le ſuis pas, repris-je, je sçay bien auſſi que j’aurois tort de me pleindre de n’eſtre pas pris pour un autre. Non non, dit la Princeſſe, je ne sçaurois ſouffrir que vous parliez davantage : je ne veux point que vous aidiez à Philiſte à vous connoiſtre : elle de qui l’eſprit penetrant ſe vante quelqueſfois de deſcouvrir les ſentimens du cœur les plus cachez. Elle vous voit ; elle vous a entendu parler ; il n’en faut pas davantage. Reſpondez donc preciſément Philiſte, luy dit elle en nous montrant de le main, lequel eſt Philocles, de ces deux pretendus Philocles. Je ne sçay Madame (luy dit Philiſte, avec le plus agreable chagrin du monde) lequel eſt veritablement Philocles : Mais je sçay bien (adjouſta t’elle en ſe tournant cruellement pour moy vers Antigene) que je ſouhaite que ce ſoit celuy cy. Vous faites bien de le ſouhaitter ( luy dit la Princeſſe, ravie qu’elle n’euſt pas deviné) car vous ne pouvez pas faire qu’il le ſoit effectivement : & tout ce qu’il peut pour voſtre ſatisfaction, eſt qu’en effet il eſt digne de l’eſtre. Pleuſt aux Dieux Madame, reprit Antigene avec beaucoup de joye, que ce que vous ditte fuſt vray : & pleuſt aux Dieux, repris-je tout confus, n’eſtre point Philocles, & eſtre à la place d’Antigene. Jamais il ne s’eſt veû de ſentimens plus meſlez que je furent ceux de toutes les perſonnes de cette compagnie : la Princeſſe des Lindes eſtoit bien aiſe que Philiſte n’euſt pas deviné ; & elle eſtoit pourtant marrie & voir qu’il avoit paru quelque leger chagrin dans mes yeux. Philiſte de ſon coſté eſtoit faſchée qu’Antigene ne ſe nommaſt pas Philocles : & qu’on luy peuſt reprocher de s’eſtre trompée. Steſilée eſtoit fort ſatisfaite de ce que Philiſte n’avoit pas bien deviné : Antigene eſtoit ravy de joye, quoy qu’à ma conſideration il n’oſast le teſmoigner : mais pour moy je n’avois que de la confuſion & du deſpit. Cependant ces deux ſentimens qui ont accouſtumé de n’eſtre pas fort propres à contribuer quelque choſe à faire naiſtre & à entretenir l’amour, ſervirent pourtant à ma paſſion : & je creus d’abord que je ne me determinois à faire connoiſtre à Philiſte que je n’eſtois pas tout à fait indigne d’eſtre Philocles, que par un ſentiment de gloire : mais en effet ce fut par un ſentiment fort tendre & fort paſſionné. Belle Philiſte (luy dis-je avec un ſerieux qui paroiſſoit malgré moy ſur mon viſage) vous ne vous eſtes trompée qu’au Nom : eſtant certain qu’Antigene a toutes les qualitez du Philocles de la Princeſſe de Corinthe. Antigene (reprit mon Amy, qui eſtoit deſja devenu mon Rival) n’a pas tant d’obligation que vous penſez, à cette belle Perſonne : & comment l’entendez vous ? reprit la Princeſſe ; c’eſt Madame, repliqua t’il qu’elle n’a pas dit poſitivement qu’elle croyoit que je fuſſe Philocles : & qu’elle s’eſt contentée de ſouhaiter que je le fuſſe. Cela eſt ce me ſemble encore plus obligeant, interrompit Steſilée ; car ſi elle avoit dit ſimplement quelle croyoit que vous l’eſtiez, ce n’auroit eſté qu’une marque de ſon eſtime : mais ayant fait un ſouhait qui vous eſt ſi avantageux, c’en eſt une de ſon inclination. Il n’eſt pas neceſſaire, interrompit Philiſte en ſous-riant, que vous preniez la peine d’expliquer mes ſentimens en ma preſence : car ſi quelqu’un en doute, je les luy expliqueray moy meſme. Non Madame, luy dis-je, ne vous expliquez pas davantage, s’il vous plaiſt : puis que je craindrois qu’Antigene ne mouruſt de joye & moy de douleur, ſi vous luy donniez plus de marques de voſtre inclination : & ſi j’en recevois davantage de voſtre averſion pour le veritable Philocles. Philiſte m’entendant parler ainſi, voulut me dire quelque choſe de civil, pour ſe racommoder aveque moy : mais plus elle vouloit parler, & plus elle s’embarraſſoit. Car voyant l’obligation que luy avoit Antigene, elle ne vouloit pas la diminuer : ſi bien que ne pouvant trouver preciſément à s’exprimer, dans cette juſte mediocrité qu’elle cherchoit, la Princeſſe en rioit avec Steſilée : & prenoit un fort grand plaiſir de remarquer ſon inquietude. De ſorte que s’en apercevant, je voy bien Madame, luy dit elle, que vous vous moquez de moy, de ce que je voudrois en obliger deux au lieu d’un : Mais sçachez, pourſuivit elle toute en colere, que puis qu’Antigene n’eſt pas Philocles pour tout le reſte du monde, il le ſera pour Philiſte : & je ſuis bien trompée, dit elle, ſi quand il n’auroit pas toutes les qualitez que la Princeſſe de Corinthe attribuë au veritable Philocles, ma converſation ne les luy donne en peu de temps. J’en ay grand beſoin, luy dit Antigene, & ce n’eſt que par là que je puis pretendre à quelque gloire : Vous en eſtes deſja ſi couvert, luy dis-je, que je ne vous connois plus : mais enfin pour n’abuſer pas de voſtre patience, le reſte du jour ſe paſſa de cette ſorte : & apres avoir accompagné la Princeſſe juſques à ſa chambre, nous nous retiraſmes enſemble Antigene & moy, car nos Apartemens ſe touchoient. Mais nous nous retiraſmes tous deux ſans nous parler : & apres avoir eſté ainſi quelque temps dans ma chambre où il eſtoit entré : Vous reſvez ſans doute à voſtre gloire, luy dis-je Antigene : je penſe, me dit il, comment je pourray faire, pour ſoutenir le grand Nom que la belle Philiſte m’a donné : Mais vous, pourſuivit il en riant, ne me plaignez vous pas de me voir ſi chargé ? & ne voulez vous point m’inſpirer pour quelques jours ſeulement toutes vos bonnes qualitez, afin de ſauver l’honneur de Philiſte ? Philiſte, luy dis-je, a tant de gloire d’avoir connu voſtre merite comme elle a fait, & d’avoir peut eſtre encore conqueſté voſtre cœur, que je ne la trouve pas fort à pleindre : & Philocles auroit plus de beſoin du ſecours d’Antigene, qu’Antigene n’a, beſoin du ſien. Je voulois par ce diſcours obliger mon Amy à me deſcouvrir ſes ſentimens ; mais il ne le voulut pas : ſi bien qu’agiſſant à ſon exemple, je ne luy parlay plus de Philiſte.

Cependant admirez un peu je vous prie, le caprice de ma fortune : comme Philiſte eſtoit une perſonne fort glorieuſe & un peu bizarre, elle eut un ſi ſensible deſpit de s’eſtre trompée qu’elle en eut effectivement de l’averſion pour moy : & ſe reſolut tellement de faire valoir les bonnes qualitez d’Antigene, que quand il euſt eſté de ſes plus anciens Amis, elle ne ſe fuſt pas plus intereſſée à ſa gloire qu’elle faiſoit : Joint auſſi qu’à mon advis, ſon inclination pancha de ce coſté là. Ce qui cauſoit ſon plus grand deſpit, eſtoit que lors qu’elle avoit nommé Antigene, elle avoit d’eu effectivement avoir connu par fineſſe qu’il eſtoit Philocles : & c’eſt pourquoy elle s’eſtoit haſardée à prononcer ſi hardiment. Car comme elle avoit entendu dire que je ne chantois pas mal, elle avoit pris ſoin d’obſcurcir le ſon de ſa voix & celuy de la mienne en parlant : & ayant trouvé plus de douceur en celle d’Antigene, elle avoit creû qu’il eſtoit Philocles : car pour les choſes que nous avions dittes l’un & l’autre, il y avoit aſſez d’égalité. Cependant je remis cette belle Perſonne pluſieurs fois : & comme toute la Cour sçeut cette petite avanture, tout le monde luy en faiſoit la guerre : ce qui augmenta tellement ſa bizarre reſolution, qu’elle ne pouvoit plus ſouffrir qu’on luy diſt du bien de moy. Ce n’eſt pas qu’elle ne fiſt ſemblant qu’elle n’agiſſoit ainſi que par galanterie : mais en effet je ſuis perſuadé qu’elle eut de l’averſion pour ma perſonne, & de l’inclination pour Antigene, dés le premier moment qu’elle nous vit. Nous voila donc tous deux bien occupez : luy, à faire voir qu’il reſſembloit mieux que moy, au Philocles de la Lettre de la Princeſſe de Corinthe : & moy auſſi à montrer que je n’eſtois pas tout à fait indigne de ſes loüanges. Or il eſt certain, que ſoit à la conſideration de la Princeſſe Cleobuline, ou par mon propre bonheur, la Princeſſe des Lindes me fit la grace de prendre mon parti : & que toute la Cour à ſon exemple, fit quelque difference de Philocles à Antigene. Mais en recompenſe auſſi, la belle Philiſte en fit natablement d’Antigeno à Philocles. Car ſoit en converſation, en promenade, ou en bol, je voyois tous les jours faite mille choſes qui me déplaiſoient, à la perſonne du monde qui plaiſoit le plus, malgré moy. Je dis malgré moy ; parce qu’il eſt certain que je fis tout ce que je pûs pour ne l’aimer pas, mais il me fut impoſſible : & il y avoit je ne sçay quel air galant & enjoüé dans ſon eſprit, qui faiſoit que je ne luy pouvois reſister. De ſorte que je me trouvay tres malheureux, dés les premiers jours de ma paſſion : & plus malheureux que ceux qui le ſont par cent mille accidens qui peuvent arriver en amour ; eſtant certain que l’averſion toute ſimple eſt une choſe que l’on ne sçauroit preſque jamais vaincre par adreſſe. La cruauté ſe laiſſe fléchir par des larmes : la fierté, par des ſoumissions : une humeur imperieuſe ſe gagne par une obeïſſance aveugle : une perſonne inconſtante revient quelqueſfois de ſa foibleſſe par une fermeté ſans égale : & l’on sçait au moins ce qu’il faut faire pour ſe ſoulager. Mais lors qu’il s’agit de vaincre une averſion ſans ſujet, toute la prudence humaine n’y sçauroit rien faire : puis qu’il eſt vray que c’eſt une choſe qui change tous les objets, auſſi bien que la jalouſie. Cependant je ne trouvois pas meſme que je puſſe avoir la conſolation de me pleindre de Philiſte. Car, diſois-je, que veux-je qu’elle face ? elle a un ſentiment qui eſt né dans ſon cœur ſans ſon conſentement, & où ſa raiſon n’a rien contribué : & puis qu’ il y a des gens qui haïſſant les roſes, que tant d’autres perſonnes aiment ; comment puis-je vouloir mal à Philiſte de la haine ſecrette qu’elle a pour moy ? Auſſi fut-ce par ce raiſonnement, que je m’obſtinay à l’aimer : la choſe en vint pourtant aux termes, que quoy que Philiſte ne fuſt pas incivile, elle ne pût touteſfois eſtre diſſimulée : & l’on s’aperçeut en meſme temps, & de quelque legere inclination qu’elle avoit pour Antigene, & d’une aſſez forte averſion qu’elle avoit pour moy. Pour peu qu’il diſt quelque choſe d’agreable, elle le loüoit avec excés : & quand j’euſſe dit les plus belles choſes du monde, elle n’en auroit jamais fait apercevoir les autres, ny fait ſemblant de s’en apercevoir elle meſme. Si elle dançoit dans quelque Aſſemblée avec Antigene, c’eſtoit d’un air qui faiſoit aiſément connoiſtre qu’elle eſtoit menée par une main qui luy plaiſoit : elle en avoit meilleure grace ; ſes yeux en eſtoient plus brillans & plus guais ; elle en dançoit plus légerement & plus agreablement : elle attiroit les regards de toute la Compagnie, & leur donnoit autant de plaiſir, qu’elle me cauſoit de chagrin & d’admiration tout enſemble. Mais au contraire lors que je l’allois prendre, quelque contrainte qu’elle ſe fiſt, ce n’eſtoit plus la meſme perſonne : & je penſe que ſi elle n’euſt eu peur qu’Antigene l’euſt veuë mal dancer, elle n’euſt pas meſme eſté en cadence ; tant elle avoit une action languiſſante & negligée : & la choſe en fut a tel excés, que la Princeſſe luy en parla un jour. Philiſte, luy dit elle, je vous avois priée de cacher la moitié de vos charmes à Philocles ; mais je n’avois pas entendu que vous luy montraſſiez coure voſtre incivilité. & il me ſemble vous ne feriez pas mal de partager un peu plus également les graces que vous faites à quelques autres. Mais Madame, luy reſpondit elle en riant, ne m’avez vous pas dit qu’il ne faloit point que Philocles s’en retournaſt Eſclave à Corinthe ? Ouy, repliqua la Princeſſe ; mais je ne veux pas qu’il s’en aille mal ſatisfait de Jaliſſe : c’eſt pourquoy ſi vous me voulez obliger, encore une fois Philiſte, ſoyez un peu plus égale en vos civilitez. Philiſte rougit à ce diſcours : car elle comprit bien que la Princeſſe l’accuſoit adroitement de quelque complaiſance pour Antigene : neantmoins faiſant ſemblant de ne s’en apercevoir pas, elle luy dit ſimplement qu’elle apporteroit ſoing à ſe corriger : & en effet je fus quelques tours que je la trouvay un peu plus civile. Et comme je ne sçavois pas encore le diſcours que la Princeſſe luy avoit fait, j’eus une joye extréme de ce changement : & Antigene qui n’eſtoit pas moins amoureux de Philiſte que moy, en eut un deſplaisir fort ſensible. Comme il avoit eu pluſieurs occaſions de luy parler, il avoit deſja eu quelques converſations particuliers avec elle : où à mon advis il luy avoit fait comprendre une partie de ſes ſentimens : mais pour moy il ne m’avoit pas eſté poſſible d’en faire autant. Pendant cét heureux intervale où elle fut un peu plus complaiſante, ayant trouvé moyen de l’entretenir à une promenade, je me reſolus de ne perdre pas un temps ſi precieux : de ſorte qu’à la premiere occaſion qu’elle me donna, de pouvoir changer la converſation indifferente, en une un peu plus particuliere ; Eſt il poſſible, luy dis je, belle Philiſte, que vous ne vous ſoyez pas oppoſée au bonheur dont je joüis preſentement ; Et avez vous pû vous reſoudre enfin à connoiſtre Philocles pour ce qu’il eſt ? c’eſt à dire (pourſuivis-je, ſans luy donner loiſir de m’interrompre) pour le plus fidele, & le plus paſſionné de vos Serviteurs : Ha Philocles, dit elle, je vous connois encore bien mieux dans la Lettre de la Princeſſe de Corinthe, que par le diſcours que vous me faites. Le Portrait dont vous me parlez, luy dis-je, eſt un Portrait flaté : & je n’ay pas deû trouver eſtrange que vous n’ayez pas creû qu’il fuſt fait pour moy. Mais le diſcours que je vous fais eſt un diſcours ſincere : j’en ſerois bien faſchée, interrompit elle aſſez fierement, & pour voſtre intereſt, & pour le mien. Vous n’avez donc qu’a vous en affliger, luy dis-je, car il n’eſt pas plus vray que vous eſtes la plus belle Perſonne du monde, qu’il eſt certain que je ſuis……… N’achevez pas dit elle, Philocles, de peur de me forcer à vous reſpondre aigrement : & ſoyez perſuadé, que puis que je ne vous ay pû connoiſtre quand je le voulois, je ne vous connoiſtray pas non plus quand vous le voudrez. Vous me connoiſtrez, luy dis-je, malgré vous en vous connoiſſant : n’eſtant pas poſſible que vous puiſſiez ignorer l’inevitable force des charmes de voſtre beauté, & de voſtre eſprit : & de quelle ſorte ils m’ont attaché à voſtre ſervice. Non Philocles, me dit elle, ne vous y trompez pas : je ne sçay jamais que ce que je veux sçavoir : mes yeux ne me montrent que ce qui me plaiſt : & ma raiſon meſme s’accommode quelqueſfois à mes deſirs, parce qu’ils ne ſont pas injuſtes : & code auſſi quelque choſe à ma volonté. Il me ſeroit peut-eſtre plus avantageux, luy dis-je froidement, que voſtre volonté cedaſt quelqueſfois à voſtre raiſon : que voulez vous que j’y face ? dit elle en riant, & que ne prenez vous le conſeil que vous me donnez, s’il eſt vray que vous en ayez beſoin ? Si ma raiſon me diſoit, luy repliquay-je, que ce fuſt un crime de vous aimer, je penſe que je taſcherois de ne le commettre point, quoy que ce fuſt ſans doute inutilement : & quand la mienne me voudroit perſuader, reprit elle, que Philocles ſeroit le plus aimable de tous les hommes, Philiſte ne l’aimeroit pourtant pas. Par quel chemin peut on donc aller à voſtre cœur ? luy dis-je : je n’en sçay rien moy meſme, reſpondit elle ; & s’il eſt vray qu’il y ait quelque ſentier deſtourné, qui puiſſe un jour y conduire quelqu’un, il faudra que le hazard le luy faſſe peut-eſtre trouver. Puis que cela eſt, luy reſpondis-je, je me reſous à le chercher toute ma vie : Vous ne le trouverez pas en le cherchant, dit elle ; c’eſt pourquoy Philocles ne vous y obſtinez pas plus long temps. Je luy en euſſe dit davantage, mais diverſes perſonnes nous ayant joints, il falut changer de converſation : & depuis cela elle m’oſta avec ſoin toutes les occaſions de luy parler en particulier.

Cependant nous vivions Antigene & moy avec aſſez de contrainte : car nous ne parlons jamais enſemble que de choſes indifferentes : & le nom de Philiſte qui nous eſtoit ſi cher à tous deux, n’eſtoit jamais prononcé par nous quand nous eſtions ſeuls. Antigene remarquant aiſément que la civilité de Philiſte pour moy n’eut pas de ſuitte, ſon déplaiſir te diſſipa bientoſt ; de ſorte que voyant qu’il n’avoit rien à craindre de mon coſté, au lieu de me haïr comme ſon Rival, il me pleignit comme ſon Amy ; & reſolut de me parler un jour ſans déguiſement. En effet eſtant venu un matin dans ma chambre, il me dit qu’il s’eſtimoit le plus malheureux homme du monde, de ce qu’il s’imaginoit que j’eſtois amoureux de Philiſte auſſi bien que luy : qu’il me proteſtoit que s’il euſt eu quelque diſposition à ſouffrir mon amour, il ſe ſeroit reſolu à la mort, pluſtost que de faire obſtacle à ma felicité. Mais qu’ayant veû ſon eſprit ſi eſloigné de tout ce qui me pouvoit eſtre avantageux ; il n’avoit pas creû me faire un outrage, de ne ceſſer pas d’aimer une perſonne que je ne pouvois avoir aimée pluſtost que luy, puis que nous l’avions veüe enſemble la premiere fois : & que le premier moment de ſa veuë, avoit eſté le premier de ſa paſſion. Enfin il me parla avec toute la generoſité qu’un Amant qui ne veut point quitter ſa Maiſtresse peut avoir : & je luy reſpondis auſſi, avec toute la retenuë dont un honme deſesperé, & qui a quelque vertu peut eſtre capable, en parlant à un Rival plus heureux que luy, & pour lequel il avoit eu beaucoup d’amitié. Je luy avoüay donc ingenûment, que je n’avois pas un ſujet legitime de me pleindre de luy : Mais je luy dis en fuite, qu’encore que cela fuſt de cette ſorte, il ne m’eſtoit pas poſſible de n’eſtre pas infiniment faſché de ſon bonheur. Que c’eſtoit une raillerie, de penſer que deux Rivaux puſſent jamais eſtre veritables Amis : & que tout ce que la generoſité & la prudence pouvoient faire en ces rencontres, eſtoit de les empeſcher d’eſtre mortels ennemis. Qu’au reſte, comme j’eſtois aſſez equitable pour ne luy demander pas qu’il abandonnait ſon deſſein : je le ſupliois auſſi, de ne trouver pas mauvais que je continuaſſe le mien. Qu’il pouvoit m’accorder d’autant pluſtost cette liberté, qu’il y avoit peu d’apparence que cela me ſervist à rien : Enfin apres une aſſez longue converſation, nous demeuraſmes d’accord de ne nous plus parler de Philiſte : de faire de part & d’autre tout ce que nous pourrions pour en eſtre aimez : & que celuy de nous deux qui pourroit obtenir cét honneur, obligeroit cette belle Perſonne à prononcer un arreſt de mort, à celuy qu’elle n’aimeroit pas. Depuis cela nous veſcusmes un peu mieux enſemble Antigene & moy ; parce que nous ne nous cachions plus l’un de l’autre : & nous vivions avec aſſez de civilité, pour des gens qui faiſoient toutes choſes poſſibles pour s’entre-deſtruire. Comme le Prince Cleobule me retint aſſez long temps aupres de luy, & que de plus je reçeus de nouveaux ordres de Periandre, qui m’y arreſterent encore davantage ; j’eus le loiſir d’eſſayer une partie des choſes qui ont accouſtumé d’eſtre utiles en amour. Je ſuivois Philiſte en tous lieux : je parlois d’elle eternellement, à toutes les perſonnes de ſa connoiſſance : je ne loüois jamais nulle autre beauté devant elle : & loüois inceſſamment la ſienne, quand je le pouvois faire à propos. Je fis des vers pour ſa gloire, qui furent trouvez plus ſupportables de toute la Cour, que ceux qu’Antigene, fit quoy que peut-eſtre ils fuſſent plus beaux : j’adjouſtay la Muſique à la Poëſie, je fis des airs comme des paroles, & je les chantay moy meſme avec tout l’art dont j’eſtois cupable. Ainſi joignant les charmes de l’harmonie à mes expreſſions, je ſoupiray en chantant : & je taſchay d’enchanter ſon cœur par les oreilles. Je fis une deſpense prodigieuſe en Habillemens, en Bals, en Colations, & en liberalitez : j’aquis l’amitié de tous ſes Amis, & de toutes ſes Amies : Alaſis ſon Pere m’aimoit beaucoup : un Frere qu’elle avoit ne me haïſſoit pas : ſes Femmes & tous ſes Domeſtiques furent gagnez par des preſens que je leur fis : je luy parlay preſques touſjours avec un reſpect qui aprochoit de celuy que l’on rend aux Dieux : je l’entretins de ma paſſion en vers & en proſe : mes larmes luy parlerent auſſi fort ſouvent pour moy : la violence de mon amour me mit quelques fois malgré que j’en euſſe, quelques marques de fureur dans les yeux, & de deſespoir dans mes diſcours, Elle me vit inquiet ; jaloux ; le viſage changé ; & pour tout dire en peu de paroles, le plus malheureux homme du monde, ſans que je puſſe vaincre dans ſon cœur cette puiſſante averſion qu’elle avoit pour moy. Je me ſouviens meſme qu’une de ſes plus particulieres Amies, qui fut depuis aſſez des miennes, luy demanda un jour s’il eſtoit poſſible qu’elle ne m’eſtimast point, puis que j’avois le bonheur d’avoir quelque part en l’eſtime de tout le monde ? Elle luy avoüa lors, qu’elle connoiſſoit bien que je ne meritois pas le mauvais traittement qu’elle me faiſoit : mais qu’apres tout, elle ne pouvoit faire autrement. Que comme il y avoit des gens qui devenoient amoureux, ſans sçavoir preſques par quelle raiſon ils l’eſtoient ; il ne faloit pas trouver eſtrange, s’il y en avoit auſſi quelqueſfois, qui haïſſoient ſans ſujet. Mais, luy diſoit cette Perſonne, ceux qui aiment comme vous dittes, combattent pour l’ordinaire leur paſſion : il eſt vray, repliqua t’elle ; mais c’eſt parce qu’elle pouvoit les obliger à faire des choſes honteuſes. Et n’en faites vous pas d’injuſtes ? reprit ſon Amie ; nullement, reſpondit Philiſte, car je ne ſuis pas obligée d’aimer tous les honneſtes gens qui ſont au monde : & je m’eſtime tres heureuſe, d’avoir un ſi puiſſant ſecours à oppoſer à un ennemy ſi redoutable. Mais, luy dit encore cette charitable Confidente, que ne vous deffendez vous avec les meſmes armes contre Antigene que contre Philocles, ſi vous ne combatez que pour voſtre liberté ? Cruelle Amie, luy dit elle, ne me preſſez pas tant je vous en conjure : & ne me forcez pas de vous dire ce que je n’oſerois penſer ſans rougir. Contentez vous que je vous aſſure ſeulement, que l’amour & la haine ſont deux paſſions tiranniques, qui ſe moquent ſouvent de la raiſon & de la prudence : & tout ce que je puis vous dire, c’eſt que je ne combatray point l’averſion que j’ay pour Philocles, parce qu’elle ne me peut cauſer aucun malheur, & que je combatray l’inclination que j’ay pour Antigene, parce qu’elle pourroit m’eſtre nuiſible. Voila comme cette converſation ſe paſſa, que je ne sçeus que long temps depuis :

cependant nous eſtions tous les jours chez la Princeſſe, où toutes les Dames ſe rendoient : mais entre les autres, Steſilée qui eſtoit ſans doute une fort belle Perſonne, y eſtoit tres aſſiduë. Cette fille avoit de l’eſprit, mais un eſprit jaloux & envieux, qui euſt voulu qu’elle euſt eſté ſeule belle en toute la Terre. Neantmoins j’avois le cœur ſi remply de Philiſte, que je ne m’apercevois pas des choſes les plus viſibles ; de ſorte que ſans sçavoir que cette fille ne pouvoit ſouffrir la gloire de ſa Rivale en beauté, je luy parlois quelqueſfois. Comme elle eſt adroite & ſpirituelle, voulant m’oſter à Philiſte, ou du moins faire croire au monde qu’elle m’avoit effectivement aſſujetti ; elle commença à me faire la guerre de ma paſſion. En ſuitte à me pleindre ; à blaſmer l’incivilité de Philiſte pour moy, & ſon indulgence pour Antigene. Enfin elle conduiſit la choſe avec tant d’art, que ſa converſation me devint agreable, & neceſſaire pour me conſoler. Je luy découvris alors le fonds de mon cœur : je luy montray toutes mes foibleſſes : je la conjuray de me donner part à ſon amitié : je luy demanday des conſeils ; & l’obligeay de ſouffrir que je luy racontaſſe mes malheurs ; la priant d’avoir du moins pour moy quelques ſentimens de pitié, puis que Philiſte n’en pouvoit pas avoir. Elle reçeut cela comme une bonne perſonne) qui ſe laiſſoit toucher à mon mal : & me fit valoir avec tant d’art l’obligation que je luy devoit avoir, d’endurer que je luy fiſſe confidence d’une pareille choſe, que l’en fus abuſé ; & que l’eus effectivement pour elle une amitié tres ſincere. Apres cela je n’avois pas un ſentiment jaloux que je ne luy diſſe : à peine Philiſte m’avoit elle regardé avec indifference ou avec rudeſſe, que je m’en allois pleindre à Steſilée. De ſorte que comme Philiſte m’oſtoit autant qu’elle pouvoit les occaſions de luy parler : & que Steſilée au contraire, m’en donnoit toute la liberté poſſible : en peu de jours toute la Cour remarqua l’attachement que j’avois à parler en ſecret avec cette fille. Et comme on sçavoit qu’il y avoit une haine cachée entre ces deux Perſonnes, l’on ne s’imagina pas que j’euſſe fait ma Confidente de l’ennemie de Philiſte : & on creut que j’avois change de ſentimens : & que les ſoins que je continuois de rendre à Philiſte, n’eſtoient plus que pour cacher la nouvelle paſſion que j’avois pour Steſilée. Antigene en eut une joye extréme : & toute la Cour eſtoit bien aiſe que je me fuſſe guery d’une paſſion par une autre. Steſilée à qui on en faiſoit la guerre quand je n’eſtois pas aupres d’elle, ſe reſjoüiſſoit fort, de voir que ſon deſſein euſt un ſi heureux evenement : & Philiſte ſeule par un ſentiment glorieux où je n’avois point de part, & qui ne regardoit que Steſilée, en eut un deſpit fort ſensible. Ce fier & inflexible eſprit ne ſe porta pourtant pas à s’adoucir pour moy : & elle forma ſeulement le deſſein de me faire haïr de Steſilée ſi elle pouvoit, par quelque voye deſtournée qu’elle ſe reſolut de chercher. Mais afin qu’il ne manquaſt rien à mon malheur, & que n’eſtant pas aimé de la ſeule perſonne que je pouvois aimer, je le fuſſe encore d’une autre pour laquelle je ne pouvois avoir que de l’amitié : il faut que je vous die malgré moy, que Steſilée trouva quelque choſe de ſi beau, de ſi pur de ſi grand, & de ſi vertueux dans la paſſion que je luy diſois avoir pour Philiſte ; qu’inſensiblement elle vint à deſirer que j’euſſe en effet pour elle, ce que je ne pouvois avoir que pour l’autre. De ſorte qu’agiſſant en perſonne intereſſée, elle me donna cent conſeils malicieux & adroits, que je ſuivis, parce qu’ils paroiſſoient bons : & qui me détruiſoient pourtant encore davantage aupres de Philiſte. Comme les choſes en eſtoient donc là, Antigene vint un matin dans ma chambre ; & venant à moy les bras ouverts, mon cher Philocles, me dit il, quel plaiſir prenez vous à me cacher voſtre bonne fortune & la mienne ? Antigene (luy dis-je, ſans reſpondre que froidement aux marques de tendreſſe qu’il me donnoit) s’il eſtoit vray que je fuſſe heureux, vous n’en ſeriez pas ſi aiſe. Je vous proteſte, me dit il, que voſtre contentement m’eſt auſſi cher que le mien : & que je n’auray guere plus de joye s’il arrive jamais que la belle Philiſte m’aime, que j’en ay de ce que vous ne l’aimez plus : & de ce que vous eſtes aimé de Steſilée que vous adorez. Je n’aime plus Philiſte ! luy dis-je tout eſtonné ; ha Antigene ne vous y trompez pas : car c’eſt un ſentiment que je n’abandonneray qu’avec la vie. Mais (me repliqua t’il, encore plus eſtonné que moy) toute la Cour, & Philiſte meſme, vous croyent amoureux de Steſilée : Philiſte, luy repliquay-je tout ſurpris, me croit amoureux de Steſilée ! Ouy, reſpondit il ; & je l’ay creû comme tout le reſte du monde. Ce diſcours m’eſtonna de telle ſorte, que je ne fus jamais gueres plus affligé que je l’eſtois, par la crainte que l’eus que cela ne m’euſt encore mis plus mal avec Philiſte, & par la douleur que j’avois d’eſtre obligé de me priver de la conſolation que je trouvois dans la converſation de Steſilée. Si bien que ſans faire un plus long diſcours à Antigene, je me ſeparay de luy ; en luy proteſtant touteſfois, que je n’avois jamais eſté plus amoureux de Philiſte que je l’eſtois : & que je donnerois bon ordre à deſabuser tout le monde de l’opinion qu’il avoit, que je fuſſe amoureux de Steſilée. Cependant comme j’avois de l’amitié pour cette Perſonne ; que je croyois luy avoir de l’obligation ; & que l’en avois eſté conſolé : je crus que je ne devois pas changer ma forme de vivre avec elle ſans l’en advertir. Eſtant donc allé chez elle par un chemin deſtourné, & apportant ſoing que l’on ne m’y viſt pas entrer ; je la trouvay ſeule dans ſa chambre avec deux de ſes femmes. D’abord qu’elle me vit, elle remarqua aiſément que j’avois quelque nouveau déplaiſir : qu’allez vous Philocles ? me dit elle ; Philiſte vous a t’elle fait quelque nouvelle injuſtice ? Philiſte, luy dis-je, n’a pas beaucoup contribué au mal qui me fait pleindre preſentement : & la belle Steſilée ſans y penſer, y a plus de part que Philiſte. Elle rougit à ce diſcours ; n’oſant pas y donner un ſens auſſi obligeant, que la tendreſſe qu’elle avoit pour moy luy euſt peut-eſtre fait deſirer. Il ne m’eſt pas aiſé, dit elle, de deviner quel mal je vous puis avoir fait ; & je n’en sçache qu’un, que je fuſſe capable de ſouhaitter de vous avoir cauſé ; qui eſt d’oſter de voſtre cœur la paſſion qui vous tourmente : car je ne doute pas que vous n’appellaſſiez ainſi, le remede qui vous gueriroit. Mais Philocles, pourſuivit elle, ne me laiſſez pas plus long temps en peine ; & dittes moy s’il vous plaiſt, comment je puis avoir contribué à la douleur que je voy dans vos yeux. Voſtre beauté, luy dis-je, eſt la veritable cauſe de ce que je ſoufre : Philocles, dit elle en ſous-riant, ſouvenez vous que vous parlez à Steſilée : je m’en ſouviens auſſi, luy dis-je ; & ſi elle n’eſtoit pas ſi belle qu’elle eſt, toute la Cour ne ſe ſeroit pas imaginé comme elle a fait, que l’en ſuis amoureux : Philiſte qui eſt aſſez glorieuſe ne l’auroit pas penſé : & Antigene ne l’auroit pas creû. Mais parce qu’en effet ſa beauté eſt extréme ; & qu’il eſt difficile de comprendre qu’on la puiſſe voir ſouvent ſans luy donner ſon cœur tout entier : on a creû que je l’aimois, & on le croit encore. Toute la Cour m’eſtime heureux d’avoir changé de chaines : Antigene s’en reſjoüit, & Philiſte en eſt en colere : car je l’avois en effet apris en allant chez Steſilée. Enfin, luy dis-je, la choſe en eſt venuë au point, que je ſuis forcé de me priver de la ſeule conſolation que j’avois, qui eſtoit ſans doute de vous entretenir ſouvent. Quoy Philocles, reprit elle toute ſurprise, parce que l’on dit que vous m’aimez, vous me voulez haïr ! Je n’ay garde, luy dis-je, d’eſtre capable d’un ſentiment ſi injuſte : car je vous eſtimeray toute ma vie : & mon amitié pour vous ne ſera pas moins ferme que mon amour le ſera pour Philiſte. Mais aimable Steſilée, comme vous n’avez eu la bonté de ſouffrir ma confidence que pour mon intereſt ; il faut encore que vous enduriez que je me prive de voſtre veuë par la meſme cauſe, afin de deſabuser Philiſte. Les Dieux sçavent, luy dis-je, quelle peine j’ay à m’y reſoudre : Et les Dieux sçavent (reſpondit elle en ſoupirant à demy) ſi vous avez raiſon de prendre cette reſolution. Mais que pourrois-je faire ? luy dis-je ; car enfin ſi Philiſte continuë de croire que je vous aime, ne m’aimera jamais : & voſtre beauté eſt ſi grande, que je ne pourrois pas la détromper, ſi j’attendois plus long temps à le faire. Joint auſſi, luy dis-je encore, aimable Steſilée, que quand l’intereſt de ma paſſion n’y ſeroit pas, le voſtre me devroit touſjours obliger à me priver de voſtre veuë. Car puis qu’il n’a pas pleû au Deſtin que mon cœur peuſt eſtre à vous ; je n’ay garde de contribuer rien à cette croyance que le monde a priſe : & j’ay une amitié trop veritable pour vous, pour me ſervir d’une feinte paſſion qui vous pourroit nuire. De ſorte que je ſuis l’homme de toute la Terre le plus affligé : de voir que de peur de déplaire à une perſonne qui ne m’aime pas : je ſuis forcé d’en quitter une autre, qui m’a donné cent teſmoignages de bonté ; & qui a ſans doute encore celle de me pleindre de ce dernier malheur. Je vous en pleins veritablement, repliqua telle en rougiſſant, & peut-eſtre plus que je ne devrois : Mais je m’en pleins auſſi bien que vous, pourſuivit elle ; car enfin s’il eſt vray que la Cour croye que vous eſtes amoureux de moy, quels contes n’y fera t’on pas à mon deſavantage, ſi vous ceſſez de me voir ainſi tout d’un coup ? Ne penſera t’on pas que vous avez voulu vous moquer de Steſilée, ou que nous en uſons de cette ſorte par fineſſe ? Non non Philocles, il ne faut pas que la choſe change ſi promptement : ou ſi vous voulez qu’elle aille ainſi, il faut que du moins pour ma gloire il paroiſſe que je vous aye mal-traitté. Si cela alloit de cette ſorte, diſois-je, je ne me juſtifierois pas dans l’eſprit de Philiſte : puis qu’elle auroit lieu de croire que je ne vous quiterois que parce que vous m’auriez chaſſé : & en effet c’eſtoit l’intention de Steſilée, que Philiſte le creuſt ainſi. Mais, reprit elle Philocles, croyez vous que la jalouſie ſoit un mauvais moyen pour ſe faire aimer ? Pour moy, adjouſta t’elle, je le croy ſi bon, que je ſuis perſuadée que ſi vous aimiez veritablement quelque autre perſonne que Philiſte, elle vous en aimeroit pluſtost. Ouy, luy dis-je, mais vous ne ſongez pas que ſon affection me ſeroit alors indifferente ſi je ne l’aimois plus. Il eſt vray, repliqua t’elle toute interditte ; mais ſi cette autre eſtoit moins injuſte que Philiſte, vous ſeriez touſjours heureux. Steſilée prononça ces paroles d’une certaine façon, qui me fit connoiſtre que la tendreſſe de ſon amitié, eſtoit d’une nature differente de la mienne : & j’en eus une inquietude ſi grande, que le reſte de la converſation ſe paſſa avec une ambiguité de paroles de part & d’autre, qui nous perſuada pourtant à mon avis, que nous nous entendions bien tous deux. Mais comme je ne pouvois changer mon cœur, & que je ne voulois pas auſſi tromper une perſonne pour qui j’avois une veritable amitié : je me ſeparay d’elle en me pleignant, & en luy donnant ſans doute ſelon ſes ſentimens beaucoup de ſujet de ſe pleindre ; par la cruelle reſolution que je prenois, de ne luy parler plus en particulier, & de ne luy parler meſme que rarement. Cependant comme cette viſite fut sçeuë d’Antigene, & qu’elle fut fort longue, le changement que j’apportay à ma forme de vivre avec Steſilée, ne fit pas l’effet que j’en attendois : & il courut un bruit que cét eſloignement eſtoit une choſe concertée entre elle & moy. De ſorte que Philiſte n’en eſtoit pas deſabusée, & Steſilée ſe pleignoit aigrement, quand elle en trouvoit l’occaſion ; diſant que c’eſtoit une eſtrange choſe, que j’euſſe eu ſi peu de ſoing de ſa reputation, que je l’euſſe voulu ſacrifier pour une perſonne qui ne m’aimoit pas. Pendant ce temps la Philiſte d’autre coſté faiſoit tout ce qu’elle pouvoit pour me faire haïr Steſilée, bien qu’elle ne me vouluſt pas aimer : mais quoy qu’elle peuſt faire, je conſervay toujours beaucoup d’amitié pour elle. Il eſt vray que cela ne ſervit qu’aine perſecuter davantage : car j’eſtois deſesperé de voir que je luy cauſois quelque inquietude. Les choſes eſtoient en ces termes, lors que je reçeus un ordre exprés de m’en retourner à Corinthe : je vous laiſſe donc à juger en quel eſtat eſtoit mon ame. Je laiſſois une perſonne que j’aimois, & qui ne m’aimoit point : j’en abandonnois une autre qui m’aimoit un peu trop, & que je ne doutois pas qui n’achevaſt de me détruire dans l’eſprit de Philiſte pendant mon abſence. Mais par bonheur pour moy, le Pere d’Antigene ayant sçeu où il eſtoit, luy commanda ſi abſolument par une Lettre de s’en retourner, qu’il fut contraint de revenir à Corinthe, ce qui ne me fut pas une petite conſolation : non plus que la nouvelle que j’apris du retour d’Alaſis à ſa Patrie, qui devoit eſtre dans peu de temps : & j’en fis un grand ſecret à Antigene, car je l’avois sçeu par une voye aſſez détournée. Le Prince Cleobule me careſſa fort en partant : & la Princeſſe ſa fille qui eſt ſans doute une admirable Perſonne, me donna une Lettre pour la Princeſſe de Corinthe, qui ne m’eſtoit pas moins advantageuſe, que celle que je luy avois portée. Mais lors qu’il falut dire adieu à Philiſte, ce fut une eſtrange choſe ; & Antigene & moy nous donnaſmes bien de la peine : car nous nous y trouvaſmes enſemble ; & je le contraignis par mon opiniaſtreté, à en partir en meſme temps que moy. J’eus donc la ſatisfaction de l’empeſcher de dire rien de particulier à Philiſte : mais l’eus auſſi le déplaiſir de voir une notable difference dans les adieux de cette belle Perſonne. Toutes les fois qu’elle rencontroit les yeux d’Antigene en cette derniere converſation, je voyois dans les ſiens malgré elle, je ne sçay quel nuage melancolique, qui ſans en diminuer l’éclat, en augmentoit la douceur : & quand par haſard elle rencontroit les miens, je n’y voyois que de l’indifference, ou du chagrin. Elle me dit adieu preſques ſans me regarder : & ſuivit ce me ſembla des yeux le trop heureux Antigene, le plus loin qu’il luy fut poſſible : car je me retournay deux fois apres l’avoir quittée. De vous dire de quelle façon nous veſcusmes durant noſtre navigation Antigene & moy, il ſeroit ſuperflu, eſtant aiſé de vous l’imaginer. Nous reſvions preſques touſjours, & ne parlions jamais de la choſe du monde à quoy nous penſions le plus. J’avois pourtant une ſensible conſolation, de ce que j’emmenois mon Rival ; pour Steſilée, je ne pûs prendre congé d’elle, quoy que j’en cherchaſſe les occaſions ; & le dépit, la douleur y & la gloire, firent qu’elle ne voulut pas me donner de nouvelles marques de foibleſſe. Enfin nous arrivaſmes à Corinthe, où Periandre & la Princeſſe Cleobuline me reçeurent avecque joye : mais il n’y avoit plus de plaiſirs pour moy ; & je fuyois autant la converſation, que j’avois accouſtumé de la chercher. Le ſeul Arion eſtoit ce qui me conſoloit un peu : car comme me il a beaucoup d’eſprit, & qu’il a l’ame tres paſſionnée ; je trouvois dans ſon entretien & dans ſes chanſons je ne sçay quel charme puiſſant, qui ſuspendoit mes douleurs, & qui m’empeſchoit de mourir.

Cependant j’eſtois deſesperé de ce qu’Antigene ne s’engageoit point à quelque nouvelle paſſion ; je veſcus donc pres d’un an de cette ſorte : mais à la fin on sçeut qu’Alaſis Pere de Philiſte venoit avec ſa fille (car il n’avoit plus de femme) habiter à ſon ancienne Patrie. Dieux, que cette nouvelle me cauſa de joye ! il eſt vray qu’elle fut temperée, parce que j’apris en meſme temps, qu’un Frere aiſné de Philiſte avoit eſpousé Steſilée, quelques jours auparavant que de partir de Jaliſſe, & qu’elle venoit auſſi. J’eus ſans doute quelque douleur de ce mariage : neantmoins j’eſperay que comme Steſilée avoit de la vertu, le changement de ſa condition en auroit aporté à ſon ame : & qu’au contraire il me ſeroit avantageux d’avoir une Amie ſi proche parente de Philiſte. Antigene de ſon coſté eſtoit ſi aiſe, que ſa joye paroiſſoit en toutes ſes actions, ce qui ne troubla pas peu la mienne : mais enfin cette belle Compagnie arriva. Je vous laiſſe à penſer ſi j’avois preparé l’eſprit de Periandre, celuy de l’illuſtre Meliſſe, & celuy de la Princeſſe Cleobuline, à bien recevoir une Perſonne qui m’eſtoit ſi chere : & je fus meſme aſſez heureux pour n’ignorer pas que Philiſte sçeuſt que je luy avois rendu cent bons offices. Mais quoy qu’elle avoüaſt m’en eſtre obligée, elle ne m’en aima pas davantage : & elle arriva à Corinthe, la meſme perſonne que je l’avois laiſſée à Jaliſſe : c’eſt à dire belle, tres fiere pour moy, & aſſez douce pour Antigene. Quant à Steſilée, j’y vy un notable changement : car ſa beauté eſtoit un peu diminuée ; & elle avoit une melancolie ſi profonde ſur le viſage, que je n’oſay jamais luy en demander la cauſe. Joint auſſi que comme je ne cherchay pas à luy parler en particulier, elle de meſme l’evita de ſon coſté. Cependant il n’eſt rien que je ne fiſſe pour divertir Philiſte : car elle n’oſoit pas refuſer ouvertement mes civilitez, parce que ſon Pere m’ayant quelque obligation, l’auroit trouvé fort mauvais. Je luy fis donc voir tout ce qu’il y a de beau à Corinthe : & le pauvre Arion chanta ſi ſouvent aupres d’elle pour l’amour de moy ; que je ſuis eſtonné qu’une Voix & qu’une Lire qui ont trouvé de la compaſſion parmi les Dauphins & parmi les flots, ne purent m’adoucir la fierté de ſon ame inſensible. Cependant elle demeura inébranlable ; Steſilée de ſon coſté, quoy que reſoluë de ne me donner jamais nulle marque d’affection particuliere, ne laiſſoit pas d’eſtre determinée à entretenir l’averſion de Philiſte pour moy : & en effet cette injuſte Perſonne depuis leur alliance, luy avoit perſuadé que j’avois effectivement eſté amoureux d’elle. De ſorte que Philiſte qui eſtoit glorieuſe, me mal-traittoit encore un peu plus à Corinthe, qu’elle n’avoit fait à Jaliſſe. Je ne pouvois donc jamais aller chez Philiſte, que je ne trouvaſſe que Steſilée eſtoit dans ſa chambre : ou que Philiſte ne fuſt dans celle de Steſilée, ce qui me donnoit bien du chagrin. Car je ne penſe pas qu’il y ait rien de plus incommode, que de voir touſjours enſemble une perſonne que l’on aimé, & de qui l’on n’eſt point aimé ; & une autre de qui l’on n’eſt aimé, & que l’on ne peut aimer : & de laquelle encore la perſonne que l’on aime croit que l’on eſt amoureux. Cependant j’eſprouvay ce ſuplice tres long temps, ſans trouver conſolation en nulle part, & ſans pouvoir obtenir une favorable parole de Philiſte : il me ſouvient qu’un jour comme j’eſtois aupres de cette cruelle Fille, & que quelqu’un fut venu demander Steſilée ; je voulus profiter de cette occaſion, & la ſupplier de me dire s’il eſtoit poſſible qu’elle peuſt ſe ſouvenir de toutes les peines qu’elle m’avoit fait ſouffrir à Jaliſſe, ſans en avoir quelque leger ſentiment de repentir ? & je me mis alors à repaſſer la naiſſance de ma paſſion ; & cent mil le petites choſes qui avoient fait une ſi forte impreſſion dans mon cœur, que je les ſentois comme ſi elles fuſſent venuës d’arriver. Mais Philiſte ſans preſques m’eſcouter, me reſpondoit hors de propos : & d’une façon aſſez deſobligeante, pour faire perdre patience à tout autre qu’à moy. Comme je voulus m’en pleindre aveque reſpect, en verité Philocles (me dit elle, avec un ſous-rire malicieux) vous me devez pardonner : car je ne me ſouviens point de ce que vous me dittes. Je sçay bien, adjouſta t’elle, que j’ay eu l’honneur de vous voir à Jaliſſe : mais de s’imaginer que je me ſouvienne icy ny de ce que vous m’y diſtes ; ny de ce qui s’y paſſa quand vous y eſtiez, ce ſeroit s’abuſer : car je charge ma memoire de fort peu de choſes : & le paſſé à l’advenir ſont deux temps où mon eſprit ne s’occupe guere à penſer. Quoy, luy dis-je, injuſte Perſonne, il ne vous ſouvient point que je vous ay dit auſſi ſouvent que je l’ay pû, que je vous aimois paſſionnément ? Vous en devez eſtre bien aiſe, reprit elle, car quand je m’en ſouviendrois, vous n’en ſeriez pas mieux aveque moy. Et venant alors à luy repaſſer les endroits où je l’avois entretenuë de ma paſſion ; tantoſt dans un Jardin ; une autrefois chez la Princeſſe des Lindes ; & diverſes fois chez elle : je vy qu’en effet elle ne ſe ſouvenoit pas de la moitié des choſes que je luy diſois : ce qui m’affligea plus que ſi elle m’euſt dit cent paroles faſcheuses ; n’y ayant rien de ſi offençant, ny qui marque davantage le mépris ou l’indifference, que l’oubli. Quoy, luy dis-je, fort touché & fort affligé, je me ſouviendray de toutes les actions de Philiſte ; de toutes ſes paroles ; & meſmes juſques à ſes regards : & Philiſte ne ſe ſouviendra pas de cent mille tourments qu’elle m’a fait endurer, & de cent mille preuves de paſſion que je luy ay données ! ha cruelle Perſonne : m’écriay-je, je ſuis bien encore plus malheureux que je ne penſois l’eſtre ! Et que penſiez vous ? (dit elle, en riant de ma colere & de mes pleintes) je penſois du moins n’eſtre que haï, luy dis-je, mais par ce cruel oubli où vous eſtes de tout ce qui me regarde, je voy bien que je ſuis encore en un eſtat plus deplorable que je ne croyois, puis qu’aſſurément je ſuis meſprisé : Ouy, luy dis-je encore, vous avez une ame, non ſeulement inſensible pour moy, mais une ame morte, s’il m’eſt permis de parler ainſi. Vous me regardez ſans doute ſans me voir ; vous m’eſcoutez ſans m’entendre ; & je ne sçay ſeulement ſi vous m’oyez à l’heure que je parle. Ouy, me reſpondit elle, & je comprens fort bien que vous me dittes la plus bizarre choſe du monde : mais je ne vous promets pas de m’en ſouvenir quand je ne vous verray plus. Au nom des Dieux, luy dis-je, ne me traittez pas de cette ſorte : haïſſez moy ſi vous ne me pouvez aimer, & n’oubliez pas ſi cruellement tout ce que je fais pour vous, ny tout ce que je dis. Quoy Philocles, me dit elle, vous aimeriez mieux eſtre haï qu’oublié ? N’en doutez nullement, luy reſpondis-je. Mais cependant, repliqua t’elle, rien n’eſt plus eſloigné de l’amour que la haine : Pardonnez moy, luy dis-je, car tous les extrémes ſe touchent : & ce cruel oubly dont je me pleins, l’eſt infiniment davantage. Il y a du moins quelque ſentiment dans une ame qui haït : & il n’eſt pas abſolument impoſſible que l’amour naiſſe parmi le feu de la colere. Mais d’un eſprit froid & inſensible, qui ne conſerve nul ſouvenir de tout ce que l’on a fait pour l’obliger : le moyen d’en eſperer de la tendreſſe & de la reconnoiſſance ? Et le moyen enfin que vous puiſſiez aimer ceux à qui vous ne penſerez jamais ? Apres tout, interrompit elle, je ne puis comprendre qu’il ne vaille mieux eſtre oublié, que d’eſtre haï : c’eſt belle Philiſte, luy dis-je, que vous n’avez jamais eſté ny haïe, ny oubliée ; mais pour moy à qui vous avez fait connoiſtre ces deux ſentimens par experience : je vous declare que j’aime encore mieux que vous vous ſouveniez de moy en me haïſſant, que de ne vous en ſouvenir point du tout. La haine eſt pourtant, à mon advis, un grand obſtacle à l’amour, dit elle : & l’oubly, repliquay-je, en eſt encore un bien plus grand puis qu’enfin il eſt abſolument impoſſible que l’amour naiſſe dans l’oubly : & qu’elle peut naiſtre parmy la colere & malgré la haine. En un mot, je trouve quelque choſe de ſi inhumain, pourſuivis-je, à chaſſer meſme de ſon ſouvenir un Amant malheureux : que je ne trouverois pas ſi cruel de le faire mourir effectivement. Chaſſez moy donc de voſtre cœur, ſi vous ne m’y pouvez ſouffrir : mais laiſſez moy du moins occuper quelque place en voſtre memoire. Ne vous ſouvenez de moy, ſi vous voulez, que pour en dire du mal ; que pour vous pleindre de mon opiniaſtreté à vous aimer malgré vous : cherchez meſme les voyes de vous vanger, & vangez vous en effet : Mais de grace, ne m’oubliez pas juſques au point de ne vous ſouvenir meſme plus que mon amour vous importune. Eſt-ce trop Philiſte, luy dis-je, que ce que je vous demande ? Ouy, me repliqua t’elle, car la haine eſt une paſſion inquiette, qui trouble tout le repos de ceux qu’elle poſſede : où l’oubly au contraire, eſt un certain endormiſſement d’eſprit qui n’a rien de faſcheux : & qui fait que l’on paſſe ſa vie fort doucement. Au moins (luy dis-je tout irrité, & n’eſtant plus Maiſtre de mon reſſentiment) oubliez les plaiſirs que vous donne la converſation d’Antigene, auſſi bien que les chagrins que vous cauſe celle de Philocles : mon ſecret eſt bien encore meilleur que cela, reprit elle avec une raillerie piquante, car je me ſouviens touſjours de ce qui me plaiſt, & ne me ſouviens jamais de ce qui me faſche. Comme je luy allois reſpondre la Princeſſe Cleobuline arriva, & je ſortis bien toſt apres, m’eſtant impoſſible de pouvoir demeurer davantage aupres d’une perſonne qui me refuſoit toutes choſes juſques à ſa haine : & qui n’avoit que de l’indifference pour moy, ſans que j’en puſſe comprendre la raiſon. Il ſembloit, à cela prés, que la Fortune me vouluſt favoriſer autant qu’elle pouvoit : mais en effet c’eſtoit pour me faire mieux connoiſtre l’opiniaſtreté de mon malheur, comme vous le sçaures bien toſt.

Il arriva donc qu’Antigene fut obligé d’aller à Thebes, pour quelque affaire importante : de ſorte que pendant ſon abſence j’avois du moins la conſolation de ne voir point de Rival favoriſé aupres de Philiſte : & de pouvoir luy parler avec plus de liberté. Mais plus je l’intretenois, plus j’augmentois ſon averſion : & la choſe alla à tel excés, qu’elle ne me pouvoit plus ſouffrir. Cependant je ne laiſſois pas d’agir comme ſi je n’euſſe point perdu l’eſperance : je cultivois l’amitié de ſon frere ; & celle d’Alaſis fort ſoigneusement : & je l’aquis de telle ſorte, qu’ils teſmoignoient l’un & l’autre ouvertement, qu’ils euſſent eſté bi ? aiſes que l’euſſe eſpousé Philiſte. Mon Oncle qui ſouhaittoit cette alliance, & qui sçavoit que j’eſtois fort amoureux de cette Perſonne, leur en fit parler, apres en avoir eſcrit à mon Pere : & ne m’en parla à moy, qu’apres qu’ils eurent reſpondu favorablement. Ainſi je ne voyois nul obſtacle à mon bonheur que la ſeule Philiſte : mais il eſtoit ſi grand, qu’il en eſtoit invincible. En effet, ſon Pere ne luy eut pas pluſtost commandé de me regarder comme celuy qui devoit eſtre ſon Mary : & ne luy eut pas plus toſt teſmoigné qu’il vouloit eſtre obeï ſans reſistance, qu’elle entra en un deſespoir extréme. Elle employa Steſilée aupres de ſon frere, mais ce fut inutilement : & elle sçeut enfin que ſes larmes, ſes pleintes, & ſes prieres ſeroient inutiles. Cependant comme il s’épandit un aſſez grand bruit de ce Mariage dans la Cour, tout le monde s’en reſjoüiſſoit pour l’amour de moy : & tout le monde fut chez elle pour luy en faire compliment. Mais pour éviter une ſemblable perſecution, elle feignit de ſe trouver mal durant quelques jours : & par cét artifice malicieux, elle me priva de ſa veuë auſſi bien que les autres. Steſilée pendant cela, eſtoit touſjours aupres d’elle : où par un ſentiment que l’on ne sçauroit exprimer, elle me nuiſoit autant qu’elle pouvoit, & ſervoit Antigene à mon prejudice. Comme le chagrin de Philiſte fut tres violent, elle devint malade effectivement en feignant de l’eſtre : & elle la fut de telle ſorte, que les Medecins crûrent qu’elle en mourroit. Neantmoins eſtant enfin eſchapée malgré elle, s’il faut ainſi dire, elle revint en eſtat de pouvoir ſouffrir la converſation. Mais quoy qu’on pût pourtant faire, elle demeura avec une ſanté languiſſante : & une melancolie ſi grande, que ſon humeur n’eſtoit pas connoiſſable. Je la voyois alors comme les autres ; car elle n’oſoit pas m’en empeſcher : mais je la voyois preſques ſans plaiſir, par l’opinion que j’avois que j’eſtoit cauſe de ſon mal. Durant ce temps là, diverſes perſonnes luy parlerent en ma faveur : & la Princeſſe Cleobuline entr’autres voulut sçavoir au vray par quel mouvement elle agiſſoit aveque moy comme elle faiſoit : mais il luy fut impoſſible d’en sçavoir autre choſe, ſinon qu’elle meſme n’en sçavoit rien. Elle tomboit d’accord avec la Princeſſe, que j’eſtois d’une Maiſon qui honnoroit la ſienne par noſtre alliance : que j’avois plus de bien qu’elle n’en pouvoit eſperer : que j’avois acquis quelque eſtime dans le Monde : que meſme je la meritois : & que j’avois ſans doute pour elle une affection tres forte, puis qu’elle avoit pû reſister à tous ſes mépris. Mais apres tout cela, elle diſoit touſjours, qu’il luy eſtoit impoſſible de m’aimer jamais : qu’il y avoit quelque choſe dans ſon cœur qu’elle ne pouvoit vaincre, qui s’oppoſoit à tout ce qui pouvoit m’eſtre avantageux, & qui le deſtruisoit meſme entierement. Mais, luy diſoit la Princeſſe, n’eſt-ce point que le choix ſecret que vous avez fait d’Antigene, eſt la ſeule choſe qui deffend l’entrée de voſtre cœur à Philocles ? nullement, luy diſoit elle : & quand je n’aurois aucune complaiſance pour Antigene, & que mon cœur ſeroit abſolument libre, j’aurois touſjours la meſme averſion pour Philocles. Car enfin comme je ne haïs point par raiſon, & que c’eſt un ſentiment dont moy meſme ne comprens point la cauſe, il n’y en faut point chercher. La Princeſſe qui me faiſoit l’honneur de m’aimer, voyant le caprice de Philiſte, fit ce qu’elle pût pour me deſtacher de ſon affection : mais mon ame eſtant auſſi fortement portée à l’aimer, que la ſienne l’eſtoit à me haïr, elle n’en pût venir about. J’avoüois malgré moy à la Princeſſe, qu’il y avoit à Corinthe d’auſſi belles Perſonnes que Philiſte ; d’auſſi ſpirituelles, & d’auſſi nobles : mais je luy diſois en meſme temps, qu’il n’y en avoit point que je puſſe aimer. Ainſi trouvant autant d’impoſſibilité à me la faire oublier, qu’il y en avoit à l’obliger de ne me haïr plus ; nous eſtions tous deux malheureux : & la ſeule Steſilée dans le fonds de ſon cœur, trouvoit quelque maligne ſatisfaction à noſtre infortune : prenant ſans doute quelque plaiſir à voir un homme qu’elle avoit aimé, ne l’eſtre point de ce qu’il aimoit : & à voir auſſi celle, qui ſelon mon opinion l’avoit empeſchée d’eſtre aimée, eſtre malheureuſe par ma paſſion, auſſi bien que par la ſienne. Cependant Alaſis eſtoit ſi irrité contre Philiſte, qu’il luy fit dire qu’il ne la verroit plus, qu’il n’eſt sçeu qu’elle eſtoit reſoluë de m’eſpouser, & de bien vivre aveques moy. Son frere ne luy eſtoit pas plus favorable : & tout enfin l’affligeant, & ne luy laiſſant nulle eſperance ; elle menoit une vie ſi melancolique, que l’on ne parloit plus d’autre choſe dans toute la Cour. Il eſt vray qu’elle ne ſouffroit pas ſeule, & que je partageois ſes maux d’une façon bien cruelle : quelqueſfois je me reſolvois à ne l’aimer plus, & je m’imaginois preſques que je le pourrois faire : Mais helas à peine avois-je pris la reſolution de n’aller plus chez elle, que mes pas m’y conduiſoient malgré moy. Antigene eſtoit cependant touſjours abſent : & je n’avois que la ſeule Philiſte pour cauſe de mes inquietudes.

Un jour que je fus chez elle, & que contre ſa couſtume Steſilée n’y eſtoit pas : apres que quelques Dames que j’y trouvay s’en furent allées, nous fuſmes l’un & l’autre quelque temps ſans parler : Philiſte révant tres profondément ſans me regarder, & moy la regardant touſjours, ſans oſer preſques commencer de l’entretenir. Je voyois ſur ſon viſage une alteration ſi grande, que j’en eſtois tout eſmeu : Mais lors qu’elle vint à lever les yeux, & que je les vy tous couverts de larmes, qu’elle ne pouvoit qu’à peine retenir, quoy qu’elle fiſt tout ce qui luy eſtoit poſſible pour cela ; j’en fus ſi ſensiblement touché, que l’on ne peut l’eſtre davantage. Madame, luy dis-je tout hors de moy ; oſerois-je prendre la liberté da vous demander, ſi ces larmes que je voy, ont une cauſe que je puiſſe sçavoir ? Vous pouvez meſme encore plus, dit elle avec une action languiſſante ? car vous les pouvez faire tarir. Moy Madame ! luy dis-je ; ouy, reprit elle, & ſi vous eſtiez auſſi genereux que vous devriez l’eſtre, je ſerois bien-toſt en repos, & vous auſſi. Car enfin, pourſuivit elle, pourquoy ne me haïſſez vous pas ? Mais Madame, luy repliquay-je, pourquoy m’aimez vous point ? c’eſt parce que je ne le puis, dit elle ; & c’eſt par cette meſme raiſon, luy dis-je, que je ne sçaurois non plus ceſſer de vous aimer, que vous ceſſer de me haïr. Connoiſſez du moins, dit elle, par cette impoſſibilité, que je ne ſuis pas coupable : connoiſſez auſſi par la meſme raiſon, luy reſpondis-je, que je ſuis bien malheureux, puis que je ne puis vivre ſans vous, & que vous ne pouvez vivre aveque moy. Je comprens pourtant beaucoup mieux ; luy dis-je encore, par quelle cauſe je vous aime, que je ne comprens par quelle cauſe vous ne pouvez ſouffrir ma paſſion : ne cherchez ni raiſon ni excuſe à ce que je fais, dit elle, car je n’y en cherche pas moy meſme. Peut eſtre, luy dis-je, que le temps & mes ſervices vous changeront : non Philocles, repliqua t’elle, ne vous y trompez pas : juſques icy j’ay conſervé encore quelque bien-ſeance : j’ay inventé des pretextes pour differer le mariage que mon Pere a reſolu de faire de vous & de moy : j’ay faint d’eſtre malade ; & je la ſuis devenuë en effet : Mais apres tout, s’il ne change, & ſi vous ne changez, je me reſous à luy deſobeïr ouvertement : & par conſequent à eſtre blaſmée de tout le monde : cependant je ne sçaurois faire autre choſe. Quoy Madame, luy dis-je, vous eſtes abſolument déterminée de vous oppoſer à mon bonheur ? n’appellez point ainſi, dit elle, un Mariage qui vous ſeroit deſavantageux auſſi bien qu’à moy : car quelle douceur trouveriez vous à me voir dans une melancolie continuelle, & à recevoir cent marques d’indifference ? Non Philocles, vous ne ſeriez point heureux : & ſi vous eſtiez ſage, vous en uſeriez autrement. Je ſuis meſme aſſez genereuſe, dit elle, pour ne vouloir pas punir cruellement, un homme qui m’aime comme vous m’aimes ; & voſtre intereſt ne ſe trouve pas moins que le mien en cette rencontre. Je sçay bien adjouſta t’elle, que je ne vous eſpouseray jamais, quand toute la Terre entreprendroit de m’y faire conſentir : Mais je sçay bien auſſi, qu’aimant la gloire comme je l’aime, je vous aurois beaucoup d’obligation, ſi vous ne me reduiſiez pas dans la faucheuſe neceſſité de faire une reſistance ouverte à mon Pere : & que de vous meſme vous priſſiez la reſolution de m’abandonner. De vous abandonner Madame ! (luy dis-je avec une douleur extréme) eh Dieux ! comment vous pourrois-je obeïr ? Mais aimerez vous mieux, dit elle, que je vous regarde comme mon perſecuteur ? que de l’indifference où je ſuis pour vous, je paſſe à la fureur contre vous, & au deſespoir contre moy meſme ? & qu’enfin vous me rendiez auſſi malheureuſe, que vous eſtes infortuné ? Vous pouvez bien juger, me dit elle, que ſi je vous pouvois aimer, j’obeïrois à mon Pere ; car ſi cela eſtoit, que manqueroit il à mon bonheur ? mais ne le pouvant pas, quelle juſtice y a t’il à vouloir de moy des choſes qui n’en dépendent point ? y a t’il jamais eu de domination ſi tirannique, que celle que l’on pretend avoir ſur mon ame ? Penſez à vous Philocles, penſez à vous : & s’il vous reſte quelque raiſon, ſervez vous en pour adoucir vos malheurs, & pour faire ceſſer les miens. Quoy Madame, luy dis-je, vous pretendriez que je vous laiſſasse dans la liberté d’eſpouser Antigene ! Ha ! non non, je vous aime trop pour y conſentir. Si j’eſtois perſuadé, pourſuivis-je, que le meſpris que vous avez pour moy, fuſt cauſé par une ſimple averſion naturelle que vous ne pourriez vaincre : j’ay une paſſion ſi reſpectueuse pour vous, que je ſerois capable de me reſoudre à mourir, en me reſolvant de ne vous donner plus jamais aucune marque de mon amour & de ne vous perſecuter plus. Mais injuſte Perſonne que vous eſtes, cette averſion que vous avez pour moy, eſt fortifiée par l’inclination que vous avez pour Antigene : & vous ne voulez bannir Philocles, que pour luy donner la place qu’on luy deſtine. Cependant sçachez que c’eſt ce qui n’arrivera jamais : Antigene a eſte mon Amy, il eſt vray ; mais dés qu’il a eſté mon Rival, il a deû ſe preparer à voir rompre tous les nœuds de cette amitié. J’ay retenu juſques icy mon reſſentiment : je l’ay veû favoriſé, je l’ay veû aimé : mais je ne le verray point Mary de Philiſte. C’eſt pourquoy ſi ce n’eſt que pour vous donner à Antigene, que vous voulez vous oſter à Philocles, changez de deſſein Philiſte : & pour obliger Philocles à n’attaquer pas Antigene, rendez-le heureux. Il faudroit que les Dieux changeaſſent mon cœur, reſpondit elle ; & comme je ne penſe pas qu’ils le faſſent, tout ce que je puis eſt de vous dire, que quand Antigene ne ſeroit plus au monde, & que je ne l’aurois jamais connu, je ſerois pour vous ce que je ſuis. Mais avoüez du moins la verité, luy dis-je, Antigene auroit la gloire d’eſtre choiſi par la belle Philiſte, ſi Alaſis y conſentoit : je ſuis trop ſincere, repliqua t’elle, pour vous nier ce que vous dittes. Ha cruelle Perſonne, luy dis-je, voulez vous me deſesperer ? Mais vous meſme Philocles, dit elle, voulez vous me faire perdre la raiſon ? Quel droit avez vous ſur mes volontez ? vous ay-je donné quelque eſperance, depuis le temps que je vous connois ? Non, luy dis-je, mais vous m’avez donné beaucoup d’amour. En ſuis-je coupable ? reprit elle ; & ne vous ay-je pas prié mille fois, de n’en avoir plus pour moy ? Enfin dit elle encore, tout ce que vous me pourriez dire ſeroit inutile : car je ne ſeray jamais à Philocles. Et je jure par les Dieux, interrompis-je, qu’Antigene ne ſera jamais poſſesseur de Philiſte, tant que Philocles ſera vivant. J’aimeray encore mieux ce malheur là que l’autre, repliqua t’elle ; le voulez vous ainſi ? (luy dis-je, l’eſprit remply de colere, de jalouſie & d’amour tout enſemble) je vous l’ay deſja dit, reſpondit elle : puis que cela eſt, pourſuivis-je, sçachez que vous pouvez vous delivrer du malheureux Philocles. Il ne vous perſecutera plus ; & ne vous verra meſme plus ſi vous voulez : & par quelle voye, dit elle, puis-je obtenir un ſi grand bonheur ? en rompant avec Antigene, luy dis-je, & en me promettant ſolemnellement de ne le voir jamais non plus que moy. Car de s’imaginer que je vous quitte, & que je vous laiſſe en eſtat de paſſer cent heureux jours avec mon Rival, c’eſt ce qui n’arrivera jamais. Je sçay bien, Madame, que je ſors en quelque façon du reſpect que je vous dois : Mais quiconque n’a plus de raiſon, n’eſt plus aſſubjetti à aucune bien-ſeance. Parlez donc Madame : voulez vous que Philocles ne vous voye plus ? vous le pouvez preſentement. Quand vous ſeriez mon Mary, reprit elle, que pourriez vous faire davantage que ce que vous faites ? Si je poſſedois cét honneur, luy dis-je, je me confierois à voſtre vertu : Mais n’eſtant que l’objet de voſtre averſion, je ne me dois fier qu’à moy meſme. Ainſi Madame, ſi vous voulez que je n’oblige pas Alaſis à vous forcer d’accomplir la parole qu’il m’a donnée : eſcrivez une lettre à Antigene, qui luy deffende abſolument de vous voir à ſon retour, & je vous laiſſeray en paix. A condition toutefois, que la promeſſe que vous me ferez ſera ſincere : & que vous n’eſpouserez jamais Antigene. Vous me dittes de ſi eſtranges choſes, me reſpondit elle, qui je ne sçay comment je les puis endurer : Vous m’en reſpondez de ſi cruelles, repliquay-je, que je m’eſtonne comment je les puis entendre ſans mourir. Quoy qu’il en ſoit, luy dis-je, Antigene ne profitera point de ma diſgrace : Mais puis que je ne puis eſtre à vous, reprit elle, que vous importe à qui je ſois ? Que m’importe ! luy dis-je, Madame ; Ha, que vous connoiſſez mal la paſſion qui me poſſede ! de croire qu’il n’y ait aucune difference entre un Rival aimé, & un autre qui ne l’eſt pas. Je sçay bien, pourſuivis-je, que perdre la poſſession de ce que l’on aime, eſt un mal fort grand : mais en voir joür un Rival, & un Rival aimé, en eſt un incomparablement plus terrible. Ainſi ne penſez pas que je puiſſe jamais changer de ſentimens : donnez moy du moins quelques jours, dit elle, à raiſonner ſur une propoſition ſi bizarre : je vous les accorde Madame (luy dis-je en ſouspirant) puis revenant tout d’un coup de mon tranſport ; & veüillent les Dieux, pourſuivis-je, que pendant ce temps là vous puiſſiez changer de ſentimens pour moy.

Ce fut de cette ſorte que je quittay Philiſte, que je laiſſay dans une inquietude extréme : car elle voyoit que je luy avois donné un moyen de ſe delivrer de mes importunitez : mais pour l’accepter, il faloit quitter Antigene, qu’elle ne haïſſoit pas. D’autre part, elle craignoit que ſi elle s’obſtinoit davantage là deſſus, il n’arrivaſt de deux choſes l’une : ou que ſon Pere la forçaſt à m’eſpouser, comme il y avoit grande aparence qu’il feroit : ou que je ne tuaſſe Antigene. De mon coſté, je n’eſtois pas moins en peine qu’elle : car je voyois Philiſte ſi malade, ſi changée, & ſi melancolique ; que je craignois d’eſtre enfin cauſe de ſa mort. De plus, j’imaginois quelque choſe de ſi faſcheux, à violenter ſes inclinations, en l’eſpousant malgré qu’elle en euſt, par l’authorité de ſon Pere, que je ne m’y pouvois reſoudre. Quelques fois un genereux dépit me faiſoit avoir honte de ma laſche perſeverance : mais un moment apres, l’amour reprenoit ſa premiere place : & chaſſoit auſſi toſt de mon cœur tout autre ſentiment. Il y avoit des inſtans, où la colere me tranſportoit de telle ſorte, que je ne la voulois eſpouser que pour la mal traiter apres, & pour l’oſter à Antigene : toute autre voye ne me ſemblant pas ſi ſeure que celle là. Il y en avoit d’autres auſſi, où devenant un peu plus tranquile, je ne voulois agir que par de ſimples ſoumissions : mais quoy que je vouluſſe & que je penſasse, je voulois touſjours qu’Antigene n’eſpousast point Philiſte. Cependant Alaſis qui ſe faſchoit du procedé de ſa fille, commença de vouloir haſter noſtre mariage : & de luy faire dire par ſon frere, qu’il vouloit abſolument qu’elle y conſentist. Se voyant donc alors au deſespoir, elle m’envoya querir : & la trouvant toute en larmes, Philocles, me dit elle, vous avez vaincu : Ha Madame, luy dis-je, ſeroit il bien poſſible ? ouy dit elle, & pourveu que vous rompiez avec mon Pere, je vous promets de rompre avec Antigene. Eh Dieux Madame, luy dis-je, que cette victoire eſt funeſte, & qu’elle me couſtera de l’armes ! Mais Madame, adjouſtay-je, vous voulez bien faire la moitié de ce qu’il faudroit pour me rendre heureux : que n’achevez vous ? & que ne dittes vous que vous romprez avec Antigene, pour ne rompre jamais avec Philocles ? Demeurez, dit elle, dans les termes de voſtre propoſition, ſi vous ne voulez que je me porte à quelque reſolution deſesperée. Philiſte prononça ces paroles d’une maniere qui me donna de la pitié malgré ma colere : de ſorte que faiſant un grand effort ſur moy meſme ; mais Madame, luy dis-je, qui m’aſſurera que vous romprez avec Antigene ? Cette Lettre, dit elle, que vous luy rendrez, ou que vous luy ferez rendre. Mais de grace, adjouſta t’elle, comme je fais pour vous tout ce que je puis, faites pour moy tout ce que vous devez, & ne me voyez plus je vous en conjure. En diſant cela, elle me quita, & rentra dans ſon Cabinet : mais ſi paſle, ſi changée, & avec tant de douleur dans les yeux, que je connus aiſément malgré la mienne, qu’Antigene eſtoit encore mieux avec elle que je ne penſois. De vous dire en quel eſtat eſtoit alors mon ame, il ne ſeroit pas aiſé ; je ſortis de ſa chambre, & m’en allay chez moy, où je ne fus pas ſi toſt, qu’ouvrant la Lettre de Philiſte, j’y l’eûs ces paroles.


PHILISTEA ANTIGENE.

Si Philocles ceſſe de me voir comme il me l’a promis, je vous conjure par le pouvoir que vous m’avez donné ſur vous, de faire la meſme choſe. C’eſt par cette ſeule voye, que je puis m’empeſcher d’eſtre à luy : & c’eſt ſeulement par ſa volonté que la mienne n’eſt pas entierement tiranniſée par mon Pere. Pour n’eſpouser pas celuy que je n’aime point, il faut me priver de celuy que j’euſſe ſans doute aimé, s’il m’euſt eſté permis de le faire. Mais qu’y ferois-je ? ma cruelle deſtinée le veut ainſi. Cependant ſouvenez vous que je pretens eſtre obeïe : & que je ne veux point du tout, ni que vous querelliez Philocles, ni qu’il vous querelle à ma conſideration. Car comme il ſe prive de tout ce qu’il aime pour l’amour de moy, qui eſt moy meſme : il eſt juſte que vous en faſſiez autant que luy, pour le repos de

PHILISTE.


Dieux que cette Lettre me donna de divers ſentimens ! tanſtost j’avois quelque plaiſir à penſer qu’Antigene ne verroit plus Philiſte : & un moment apres j’eſtois tres affligé, de voir combien j’eſtois mal dans ſon eſprit. Je penſay cent & cent fois, changer de reſolution : & cent & cent fois auſſi je demeuray déterminé à ſuivre celle que j’avois priſe. Et en effet, j’obligeay un de mes Amis d’aller trouver Alaſis, & de le ſuplier tres humblement de ne vouloir pas forcer Philiſte : & de luy donner du moins quelque temps à ſe reſoudre. Qu’auſſi bien faloit il que je fiſſe un voyage, pour une affaire qui m’eſtoit ſurvenuë, qui me forçoit à partir de Corinthe dans peu de jours. D’abord cét homme ſoubçonna quelque choſe de la verité, & voulut abſolument que ſans s’arreſter à l’ave rſion de ſa fille je l’eſpousasse : mais à la fin il creût ce que je luy fis dire : & je partis ſans dire adieu à perſonne, pour m’en aller où eſtoit Antigene.

Je fis ce voyage, comme vous pouvez penſer, avec une douleur extréme : auſſi toſt que je fus à Thebes, je m’informay du lieu où logeoit Antigene, & je fus l’y chercher : mais on me dit qu’il eſtoit allé dans les Jardins qui ſont au delà du Chaſteau de la Cadmée. M’en eſtant donc fait montrer le chemin, j’y fus, & je le trouvay effectivement avec de fort belles Perſonnes, qui ſe promenoit dans de grandes Allées dont les Paliſſades eſtoient fort eſpaisses. Comme je le connus d’une Allée je paſſay dans une autre, ne voulant pas luy parler devant tant de monde : & arrivant vis à vis de l’endroit où il eſtoit, j’entendis à travers la Paliſſade, que la converſation de ces Dames & de luy, eſtoit fort galante & fort enjoüée : & il me ſembla que pour un homme amoureux à Corinthe, il eſtoit un peu bien guay & bien galant à Thebes. Mais comme je ne l’eſtois pas tant que luy, je ne voulus pas me meſler dans une converſation de perſonnes où je ne connoiſſois que mon Rival : & je m’en retournay l’attendre à ſon logis. Comme il revint fort tard ce ſoir là, il s’en falut peu qu’il ne laſſast ma patience : j’avois pourtant une ſi forte envie de luy donner une mauvaiſe nouvelle, que je l’attendis. Il ne fut pas pluſtost venu, que montant à ſa chambre où ſes gens qui me connoiſſoient m’avoient mis, je m’avançay vers luy avec aſſez de froideur : mais je fus fort ſurpris de voir qu’il s’en vint à moy avec un viſage preſque auſſi ouvert, du temps que nous n’eſtions pas Rivaux. Philocles, me dit il, eſt à Thebes ! Eh Dieux, eſt il bien poſſible ? Ouy, luy reſpondis-je, & il y eſt ſeulement pour Antigene, & par les ordres de Philiſte. Eſtes vous preſentement aſſez bien enſemble, me dit il, pour vous donner de ſemblables commiſſions ? Vous le verrez par ſa Lettre, luy dis-je en la luy donnant, Antigene rougit en la prenant de ma main : & s’aprochant de la table où il y avoit des flambeaux ; j’avoüe, dit il, que je ne puis comprendre tout cecy : Mais apres avoir leû cette Lettre, ſans une auſſi grande eſmotion que le m’eſtois imaginé qu’il la devoit avoir : Non non, Philocles (me dit il, repaſſant quelques paroles de la Lettre de Philiſte) Antigene ne vous querellera point : & quand vous le voudriez quereller, vous n’en viendriez pas à bout. Je confeſſe que le diſcours d’Antigene me ſurprit : mais apres m’avoir embraſſé, enfin, me dit il, les Dieux m’ont gueri : & quoy que je ne puiſſe l’avoüer ſans quelque honte, il faut pourtant pour voſtre repos que je vous avouë ma foibleſſe : & que je vous die que je ſuis auſſi amoureux à Thebes, que je l’eſtois à Corinthe. Quoy, luy dis-je, Antigene aimé de Philiſte eſt inconſtant, & Philocles haï & meſprisé eſt fidelle ! Cela eſt ainſi, repliqua t’il, ſans que je puiſſe en dire d’autre raiſon, ſinon que ſans doute les Dieux n’ont pas voulu que je fuſſe plus long temps Rival d’un de mes plus chers Amis. Je ne crûs pourtant pas d’abord aux paroles d’Antigene : & le lendemain il me fit voir la Perſonne qu’il aimoit alors, qui en effet eſtoit un miracle de beauté. Je m’en informay encore dans la Ville avec adreſſe : & je sçeus qu’effectivement depuis qu’il eſtoit à Thebes, il en avoit touſjours paru fort amoureux. Nous renoüaſmes donc noſtre ancienne amitié : & je m’en retournay à Corinthe, avec la permiſſion de faire sçavoir ſon inconſtance à Philiſte : eſperant que peut eſtre cela me pourroit ſervir. Mais helas cette eſperance fut bien mat fondée ! car ne pouvant ſe vanger ſur Antigene de ſon infidelité, elle s’en vangea ſur moy : & me traitta plus cruellement, qu’elle n’avoit encore fait. En ce temps là ſon Pere mourut ; ſi bien que n’ayant plus nul eſpoir, & elle agiſſant avec plus d’authorité qu’elle ne faiſoit pendant qu’Alaſis eſtoit en vie, il falut ne la plus voir. Et pour achever mon malheur, cette cruelle Fille qui eſtoit revenuë en ſanté, & plus belle que jamais ; s’en retourna à Ialiſſe, chez une Tante qu’elle y avoit (car ſa Mere eſtoit de ce païs là) & elle y fut mariée quelque temps apres : ſans m’avoir jamais donné que des marques d’averſion, ou à tout le moins d’indifference.

Et par conſequent je pais dire, que non ſeulement j’ay eſté privé de toutes les douceurs de l’amour : mais que l’en ay eſprouvé tous les ſuplices : n’y en ayant point ſans doute qui eſgale celuy là. Auſſi ne pûs-je plus ſouffrir le lieu où je l’avois ſi long temps enduré : & malgré tout ce que l’on me pût dire, je quittay Corinthe, & je m’en retournay en Chipre : où j’ay continue d’adorer comme je fais encore cette rigoureuſe Perſonne. De ſorte que ſans pouvoir jamais eſperer d’eſtre aimé, je voy bien que j’aimeray touſjours : & que par conſequent je ſeray touſjours malheureux. L’abſence eſt ſans doute un mal tres ſensible : mais eſtre abſolument eſloigné du cœur de la perſonne que l’on aime, eſt une choſe bien plus cruelle, que de n’eſtre eſloigné que de ſes yeux. Ce mal a cent mille remedes qui le ſoulagent du moins, s’ils ne le gueriſſent pas : le ſouvenir des choſes agreables, accompagné de l’eſperance du retour, donne certainement d’aſſez douces heures, quoy que Thimocrate en veüille dire : & je ne sçay meſme ſi le plaiſir de revoir ce que l’on aime, apres en avoir eſté privé quelques jours ; n’eſt pas plus grand, que tous les maux que l’abſence peut cauſer. Mais de s’imaginer que l’on n’eſt point aimé, & qu’on ne le ſera jamais : c’eſt un ſuplice que l’on ne peut comprendre, à moins que de l’avoir eſprouvé : & par lequel l’abſence toute ſimple ne peut entrer en comparaiſon de cette grande abſence dont je parle : elle qui comprend toute ſorte d’abſences : puis que meſme en la preſence de ce que l’on aime, me, on eſt eſloigné de ſon cœur & de ſon eſprit. Je confeſſe ſans doute que la mort d’une Maiſtresse, eſt plus rigoureuſe que l’abſence : Mais je n’endureray pas que l’on die, que celuy qui n’eſt point aimé ſoit moins malheureux, que celuy qui pert ce qu’il aime. Ce dernier mal eſt certainement un mal violent : touteſfois ſuivant l’intention de la Nature, il perd quelque choſe ſa force, dés qu’il eſt arrivé à ſon terme. Mais celuy que je ſouffre, contre l’ordre de tout l’Univers, eſt violent & durable. Plus il dure, plus il s’augmente : où l’autre au contraire, deminuë en avançant. L’impoſſibilité de pouvoir reſſusciter une perſonne morte, fait que l’ame ſe repoſe malgré elle dans ſa propre douleur : Elle s’enferme, pour ainſi dire, dans le Tombeau de ce qu’elle aime : & s’aſſoupissant parmi l’eſpaisseur des Tenebres du Cercueil, elle y languit à la fin plus qu’elle n’y ſouffre, & il y a meſme quelque ſorte de conſolation, à arroſer de ſes larmes les cendres de ſa Maiſtresse. Mais un Amant meſprisé, qui ſe voit mort dans le cœur de ce qu’il aime, ne joüit d’aucun repos ; car eſtant perſuadé pour ſon malheur, qu’il n’eſt pas abſolument impoſſible qu’il n’arrive quelque changement en ſes affaires : il forme cent deſſeins differens, qui ne reüſſissant point du tout, le deſesperent tous les jours. Il eſpere autant qu’il faut pour eſtre inquiet, & non pas pour eſtre conſolé. Ainſi faiſant tout ce que les autres ont accouſtumé de faire pour eſtre aimez, il le fait pourtant inutilement. Plus il aime plus on le meſprise ; & ſans pouvoir guerir, & ſans meſme le pouvoir deſirer, il endure un mal incroyable. La jalouſie eſt encore un poiſon bien dangereux ; mais il n’a pourtant pas toute ſa malignité dans le cœur d’un Amant qui a crû quelquefois eſtre aimé. Et ſi la jalouſie peut tenir rang parmi les grands maux, c’eſt ſans doute lors que celuy qui eſt jaloux eſt perſuadé, que la perſonne qu’il aime n’a jamais eu de ſentimens avantageux pour luy. Cependant tout rigoureux qu’eſt ce ſuplice, il n’aproche point encore de celuy que je ſens : Car enfin je ſuis perſuadé, que ſi j’avois crû ſeulement un jour avoir eſté aimé de Philiſte : le ſentiment de cét heureux jour, adouciroit tous mes maux, & fortifieroit mon eſperance pour toute ma vie. Un homme jaloux peut meſme touſjours s’imaginer, que peut-eſtre ce qu’il penſe n’eſt pas : car cette paſſion pour l’ordinaire, n’inſpire que des ſentimens incertains & mal affermis. Mais quand par une longue experience, on sçait de certitude qu’il y a une averſion invincible, dans le cœur de la perſonne que l’on aime : que reſte t’il à faire qu’à deſirer la mort ? Car enfin les ſoins, les ſervices, les ſoupirs, les larmes, & toutes les autres choſes que font les Amants les plus fidelles, ne vont qu’à taſcher d’obtenir le bien d’eſtre aimé ; c’eſt la ſeule recompenſe de l’amour : c’eſt le ſeul ſentiment qui donne le prix à toutes les faneurs : ſans celuy là tout le reſte n’eſt rien : & c’eſt pour l’aquerir que l’on ſouffre des années entieres. Faut il donc s’eſtonner ſi eſtant privé de ce qui eſt le terme & le ſouhait de tous les Amans qui ont aimé, qui aiment, & qui aimeront ; je ſoutiens que je ſouffre plus, que perſonne ne sçauroit ſouffrir ? & que par conſequent, ce ſeroit me faire une injuſtice extréme, que de ne me pleindre pas plus que tous les autres malheureux. Ce fut de cette ſorte que Philocles acheva de raconter ſon Hiſtoire, & de dire ſes raiſons : qui ſemblerent ſi fortes à Marteſie, qu’elle ne pût s’empeſcher de dire tant de choſes contre Philiſte, que Philocles fut contraint de prendre ſon parti, & de la vouloir encore excuſer. Pour moy, dit Cyrus, quoy que je la blaſme, je ne laiſſe pas de la pleindre auſſi bien que Philocles : car il faut que les Dieux ſoient bien irritez contre elle, de luy avoir fait regarder comme un malheur, ce qui pouvoit la rendre tres heureuſe. Mais puis qu’elle eſt elle meſme la cauſe de la perte de ſon bonheur, reprit Erenice, il me ſemble Seigneur, qu’elle a merité de le perdre. Ainſi Philocles, interrompit Aglatidas, en eſt ſans doute plus à pleindre : car ſi la Fortune avoit toute ſeule traverſé ſes deſſeins, il ſe conſoleroit plus aiſément, que de voir que Philiſte les a détruits. Ce mal eſt grand, reprit Thimocrate : mais quand je ſonge à celuy que je ſouffre, il me paroiſt bien petit. Je le trouve pourtant plus inſupportable que le voſtre, luy repliqua le Prince Artibie, & neantmoins mille degrez au deſſous du mien : eh pleuſt aux Dieux que l’adorable Perſonne dont je regrette la perte, fuſt en eſtat de me le faire endurer. Ce ſouhait eſt bien eſtrange, adjouſta Leontidas ; je ne sçay toutefois ſi ceux que j’ay faits ſouvent dans mes jalouſies, ne vous le paroiſtront point davantage. Ce n’eſt pas encore à vous à parler, intérrompit Marteſie ; & ſi vous le trouvez bon Seigneur, dit elle en regardant Cyrus, le Prince Artibie ſuivant l’ordre que vous avez approuvé, parlera devant Leontidas. Vous eſtes leur Juge, repliqua Cyrus ; & ce n’eſt qu’a vous qu’ils doivent tous obeïr : auſſi crois-je que le Prince Artibie s’y diſpose : En effet, apres avoir r’apellé en ſon eſprit toutes les funeſtes idées de la mort de ſa Maiſtresse, le viſage luy changea ; ſes yeux devinrent encore plus melancoliques qu’auparavant : & apres avoir ſoupiré deux ou trois fois, il commença ſon recit de cette ſorte.


L’AMANT EN DEUIL.

TROISIESME HISTOIRE.

Le ſouvenir des malheurs, eſt ſans doute aſſez agreable, à ceux qui ne les ſouffrent plus : & qui comme des gens échapez du naufrage, racontent les perils qu’ils ont évitez, n’eſtant plus en lieu, ny en eſtat de les pouvoir craindre. Mais le mal que je ſouffre eſtant un mal eternel, ou qui du moins ne finira qu’avec ma vie : il ne me ſeroit pas aiſé d’avoir l’eſprit aſſez libre, pour vous pouvoir raconter exactement, la naiſſance & le progrés de ma paſſion. Joint que quand il ſeroit poſſible de trouver quelque douceur à ſe pleindre de ſemblables maux : il n’y en auroit point à ſe ſouvenir des plaiſirs paſſez & dont l’on ne peut plus jamais joüir. Diſpensez moy donc, je vous en conjure, de m’eſtendre ſur tout ce qui ne ſera point funeſte : & ne trouvez pas mauvais, que mon ame accouſtumée à ne penſer qu’à la mort, ne vous entretienne que de choſes melancoliques : & ne rempliſſe voſtre imagination, que d’Urnes, de Cendres & de Tombeaux. Je ne vous diray point par quelles raiſons le Prince de Cilicie mon frere m’envoya à Thebes : car cela eſtant inutile à vous faire connoiſtre quelle a eſté ma paſſion, il ſuffit que vous apreniez que j’y fus deux années entieres. Mais il ſera peut-eſtre à propos que vous sçachiez ſeulement, que la Princeſſe ma Mere eſtoit de la Race de Cadmus fils d’Agenor, ſi illuſtre parmi les Thebains ; afin que vous ayez moins de peine à croire, qu’un Cilicien n’ait pas eſté traité en Barbare parmi des Grecs. Je fus donc à Thebes avec un equipage digne de ma naiſſance : j’y fus reçeu avec beaucoup d’honneur : & en peu de jours je connus tout ce qu’il y avoit de Grand & de beau en ce lieu là. Celuy qui eſtoit alors Boeorarche, c’eſt à dire Capitaine General de la Boeoce, avoit un fils nommé Polimnis, à peu prés de meſme âge que moy, avec qui je fis une amitie tres particuliere : & qui me fit voir tout ce qu’il y avoit de Dames de qualité dans Thebes, parmi leſquelles j’en trouvay grand nombre d’admirablement belles. Mais dans toutes les Compagnies où je me trouvois, je n’entendois parler que de la maladie d’une Fille de la Ville, que l’on diſoit eſtre la plus belle choſe du monde. Et comme je demanday à Polimnis s’il eſtoit vray que cette Perſonne que l’on diſoit qui eſtoit en danger de mourir, fuſt plus belle que tout ce que j’avois veû à Thebes ? Il m’aſſura de nouveau, qu’elle avoit plus de beauté toute ſeule, que toutes les autres enſemble. J’apris en ſuitte qu’elle eſtoit ſa parente : qu’elle eſtoit deſcenduë d’Eteocle Neueu de Creon, & fils d’Iocaſte, qui avoient porté la Couronne avec tant d’infortunes : & que cette Perſonne avoit toutes les qualitez qui pouvoient la rendre accomplie. Je commençay donc de m’intereſſer à ſa conſervation ſans la connoiſtre : & il n’y avoit point de jour, que je ne demandaſſe à Polimnis comment ſe portoit ſa belle Malade ? Sans en avoir pourtant, comme vous pouvez penſer, une plus grande inquietude, que celle que l’amour des belles choſes en general peut cauſer : & que la compaſſion naturelle peut inſpirer à un homme qui a l’ame tendre, & l’imagination aſſez vive. Cependant il eſtoit aiſé de connoiſtre ſes Amans ; car ils eſtoient tous ſi melancoliques, que les plus diſcrets faiſoient voir leur paſſion par leurs larmes, ou à tout le moins par leurs ſoupirs. Un jour que Polimnis & moy paſſions devant la porte de Leontine (car cette belle Perſonne ſe nommoit ainſi ; & c’eſtoit la meſme qui avoit gueri Antigene de l’amour de Philiſte) nous y viſmes entrer beaucoup de gens avec precipitation : & nous en viſmes auſſi ſortir quelques autres, le viſage tout couvert de pleurs. Polimnis arreſtant une des Femmes de Leontine, qu’il vit eſtre fort affligée, elle luy dit que ſa Maiſtresse ſe mouroit : & qu’elle alloit querir une de ſes Amies qu’elle avoit demandée, auparavant qu’elle perdiſt la parole. Polimnis qui eſtoit parent de cette Perſonne, & qui l’aimoit fort, me demanda la permiſſion d’entrer chez elle : mais bien loin de la luy refuſer, je luy dis que j’irois auſſi. En effet nous entraſmes dans cette Maiſon, où il n’y avoit plus aucune ceremonie à obſerver, tant le mal de Leontine y cauſoit de deſordre. Toutes les portes eſtoient ouvertes : tous les Domeſtiques eſtoient en larmes : diverſes chambres où nous entraſmes eſtoient pleines de monde : & apres avoir traverſé pluſieurs Apartemens, où nous trouvions touſjours des perſonnes affligées, nous arrivaſmes enfin à ſon Antichambre. Mais Polimnis n’y ayant point encore trouvé de gens qui puſſent luy dire bien preciſément en quel eſtat eſtoit ſa Parente : il m’y laiſſa, & entra dans ſa chambre, dont la porte eſtoit ouverte, & qu’il vit toute pleine de gens qui n’y devoient pas pluſtost entrer que luy : car dans la douleur que le mal de Leontine cauſoit, tout eſtoit en confuſion. Apres l’avoir veû entrer, je ne sçay par quel ſentiment je fus pouſſé : mais je sçay bien que ſans en avoir l’intention, je m’approchay de cette porte ; & que voyant encore entrer d’autres gens, j’entray comme eux ; & me meſlant parmi la preſſe, je vy d’abord un grand Pavillon de Drap d’or, retrouſſé tout à l’entour : & ſur un lict qui eſtoit deſſous, l’incomparable Leontine evanouïe. Mais Dieux que cét Objet me ſurprit & me toucha ! & que la veuë d’une ſi grande beauté en un ſi pitoyable eſtat, cauſa de trouble en mon ame ! Elle eſtoit couchée negligeamment ſur le coſté ; la teſte un peu renverſée ; ſes cheveux à demi dénoüez ; la gorge un peu deſcouverte ; le bras droit pendant hors du lict ; le gauche nonchalamment eſtendu ſur ſa couverture ; les yeux fermez, & la bouche un peu entre-ouverte ; ſans donner nul ſigne de vie, que par une reſpiration foible & precipitée, qu’à peine pouvoit on diſcerner. Cependant quoy que la paſleur de la mort fuſt ſur le viſage de Leontine, je puis pourtant dire que juſques alors je n’avois jamais rien veû de ſi beau : eſtant abſolument impoſſible, de trouver une plus grande beauté que la ſienne. Je vous laiſſe donc à juger ſi j’eus de la douleur, de la voir en cét eſtat : & de remarquer que tous les remedes qu’on luy faiſoit ne ſervoient de rien. Je la vy durant une heure, à ce qu’il me ſembloit, toute preſte à expirer : Polimnis qui m’aperçeut s’eſtant aproché de moy, voulut me faire ſortir à diverſes fois, afin de s’oſter devant les yeux un objet ſi triſte : mais voyant qu’on ne prenoit pas garde à nous, & que nous y pouvions demeurer, je l’y retins ſans sçavoir pourquoy ; car j’eſtois ſi touché de voir Leontine en cét eſtat, quoy que je ne l’euſſe jamais veue en un autre, que je m’en eſtonnois moy meſme. Mais enfin comme on perdoit preſque tout à fait l’eſperance, je vis en un moment je ne sçay quel luſtre incarnat ſe meſler à la blancheur de ſon teint : & chaſſer cette pâleur mortelle, qui s’eſtoit eſpandue ſur ſon viſage. Un moment apres elle ouvrit les yeux : mais quoy qu’elle les refermaſt auſſi toſt, je vis pourtant briller quelque choſe de ſi eſclattant, que j’en fus eſbloüy. En ſuitte elle ſoupira, & changeant de poſture avec aſſez de vigueur, elle donna un ſigne evident d’un amendement notable. De ſorte que les Medecins reprenant quelque eſperance, firent ſortir tout le monde de ſa chambre, à la reſerve de ceux qui la pouvoient ſervir : afin qu’elle euſt plus d’air, & qu’ils peuſſent mieux l’aſſister. De vous dire comment Leontine à demy morte, fit naiſtre une paſſion immortelle dans mon cœur, ce me ſeroit une choſe impoſſible : & il ſuffit, ô mon equitable Juge, que vous sçachiez que j’aimay Leontine toute mourante qu’elle eſtoit : & que la compaſſion attendrit tellement mon cœur, que l’Amour le bleſſa ſans reſistance. Depuis cela, je fus plus ſoigneux que Polimnis, d’envoyer sçavoir de ſes nouvelles ; & meſme plus ſoigneux que tous ſes anciens Amants.

Cependant il plût aux Dieux de la redonner à la Terre : elle veſcut, elle guerit, & revint en ſanté parfaite : mais ſi belle, ſi charmante, & ſi merveilleuſe en toutes choſes, que je m’eſtimay heureux d’eſtre ſon eſclave. Polimnis me mena chez elle, dés qu’elle fut en eſtat d’eſtre veuë ; j’en fus reçeu avec beaucoup de civilité : & je trouvay des graces dans ſon eſprit qui n’euſſent pas eu meſme beſoin de celles de ſa beauté pour captiver le mien, s’il peuſt pas deſja eſté à elle. Je ne vous diray point, ſuivant ce que je me ſuis propoſé, que je fis toutes les choſes qu’une amour naiſſante a accouſtumé de produire : & que je fis tout ce que je pûs pour luy plaire, pour la divertir, & pour en eſtre eſtimé. Mais je vous diray ſeulement, qu’encore que je ne reüſisse pas trop mal en ces trois choſes : je fus pourtant tres long temps, ſans recevoir nulles marques de complaiſance pour la paſſion que l’avois dans j’ame. Leontine eſtoit tres civile : mais comme elle l’eſtoit pour tout le monde, mon amour n’eſtoit gueres ſatisfaite. Neantmoins, quoy que je creuſſe fortement, qu’elle ne m’aimoit point du tout, je ne laiſſois pas de l’aimer infiniment ; & en effet je m’en aperçeus quelque temps apres ſa gueriſon : car eſtant allée à la compagne, avec quelques unes de ſes Amies, il courut un bruit à Thebes qu’elles s’eſtoient noyées, au paſſage du Fleuve Iſmene, leur Chariot s’eſtant renverſé au milieu de cette riviere. L’on racontoit meſme toutes les circonſtances de ce funeſte accident. On diſoit que Leontine avoit eſté trouvée morte, à cinq ou ſix ſtades de l’endroit où le Chariot avoit eſté rompu : & il n’y avoit preſque point lieu de douter de cette tragique nouvelle. De vous dire comme je la reçeus, il ne me ſeroit pas facile : j’en perdis la parole, & j’en penſay perdre la vie. Je ne sçaurois non plus vous raconter bien preciſément ce que je dis & ce que je fis : car ma raiſon ſe troubla de telle ſorte, que ma douleur aprit à tout le monde, ce que j’avois eu bien de la peine à cacher : parce que l’humeur de Leontine n’eſtoit pas d’aimer ces Adorateurs publics, qui font vanité de leur paſſion. Comme il y avoit deux journées de Thebes juſques au lieu où l’on diſoit que ce malheur eſtoit arrivé, il falut quelque temps pour en avoir des nouvelles : Mais Dieux ! toutes les heures meſurent des Siecles, car je les paſſay ſans eſperance : & ſi Polimnis qui sçavoit mon amour, ne m’en euſt empeſché, j’aurois eſté moy meſme au lieu où l’on diſoit que Leontine s’eſtoit noyée. Mais enfin l’impatience m’ayant pris, je ſortis à cheval de la Ville, ne sçachant ce que je voulois faire : ſi ce n’eſtoit que je voulois du moins aller le long du chemin par où l’on devoit raporter le corps de Leontine. Polimnis qui sçeut que j’eſtois ſorty me ſuivit ; & me voulant conſoler, il me diſoit qu’apres tout j’eſtois heureux, de ce que ſa Parente ne m’avoit pas eſté plus favorable : puis que ſi elle m’euſt aimé, j’en euſſe eſté encore plus infortuné que je n’eſtois. Ha injuſte Amy, luy dis-je, vous ne sçavez pas aimer ! Quoy, pourſuivis-je, vous croyez qu’il fuſt poſſible que je fuſſe plus affligé que je ne ſuis ! Non non, luy dis-je encore une fois, vous ne sçavez ce que c’eſt qu’amour. Helas (diſois-je encore, ſans plus ſonger que Polimnis eſtoit la) Leontine n’eſt plus ! Leontine la plus belle choſe du monde a peri miſerablement ! elle ne m’aimoit pas, il eſt vray : mais elle m’auroit peut-eſtre aimé. Et puis, quand elle ne l’auroit pas fait, & que je pourrois en eſtre aſſeuré preſentement, devrois-je ceſſer de la pleindre ; & ne ſuffit il pas que je l’aimois, pour la regretter eternellement ? Non non, (pourſuivois-je en me retournant vers Polimnis) il ne faut pas d’autre raiſon, pour vous prouver que je dois eſtre inconſolable : j’aimois Leontine, & je l’ay perduë : que faut il davantage pour ſe deſesperer ? Nous ne regrettons gueres ceux qui nous aiment, quand nous ne les aimons pas : & nous ne laiſſons pas de regretter ceux que nous aimons, encore qu’ils ne nous aiment point. Pleurons donc, pleurons eternellement l’incomparable Leontine. Comme j’en eſtois là, je vis que Polimnis ſans m’eſcouter s’arreſtoit, & jettoit les yeux dans une grande plaine où nous eſtions : car la Beoce eſt un païs extremement plat & fort deſcouvert. Je m’arreſtay donc comme luy ; & regardant du meſme coſté, je vy paroiſtre un Chariot, qui eſtoit eſcorté par quelques hommes à cheval. Apres que Polimnis & moy euſmes regardé quelque temps, pendant quoy ce Chariot approchoit touſjours : nous le reconnuſmes pour eſtre celuy de la belle Perſonne dont je regrettois la perte. Ha Polimnis, luy dis-je tout hors de moy, voicy le corps de Leontine que l’on raporte ! En diſant cela cette funeſte idée s’empara ſi fort de mon eſprit, que mon ame ſe trouva trop foible pour pouvoir ſuporter une ſi grande douleur. Je voulus pourtant pouſſer mon cheval vers ce Chariot, qui s’approchoit touſjours : mais ne sçachant ce que je faiſois, & perdant abſolument la raiſon, je reculois au lieu d’avancer. Polimnis s’eſtant aproché de moy m’a dit depuis qu’il me vit le viſage tout changé : les yeux égarez : & que luy tendant la main, je luy dis en paroles peu diſtinctes ; du moins Polimnis je la verray morte : & qu’apres cela il vit que j’abandonnois la bride de mon cheval : & que s’il ne m’euſt ſoustenu je fuſſe tombé. Il me prit donc par le bras ; & un de mes gens qui m’avoit ſuivi luy ayant aidé, il me mit à terre fort doucement à deux pas du chemin, où je demeuray éuanoüi. Polimnis ſe trouva alors bien embarraſſé, de voir ſon Amy mourant, & de voir arriver ſa Parente morte : mais comme il eſtoit fort occupé aupres de moy, & que ce Chariot commença d’approcher ; il fut eſtrangement ſurpris d’y en tendre rire des Femmes, dont il y en avoit meſme une qui chantoit. Il ſe leva donc pour regarder ce que ce pouvoit eſtre : & il vit Leontine à la portiere du Chariot, qui l’ayant reconnu le fit arreſter, pour luy demander ce qu’il faiſoit là ? mais ayant en meſme temps jetté les yeux ſur moy, Bons Dieux, dit elle, Polimnis, n’eſt-ce pas le Prince Artibie que je voy ? Ouy, luy repliqua t’il, c’eſt luy meſme, & qui a grand beſoin de ſecours : Mais, luy dit il, comment eſtes vous reſſuscitée, vous que l’on croit morte à Thebes ? Il n’eſt pas temps de vous le dire, repliqua t’elle ; & il vaut mieux aſſister voſtre amy. En diſant cela, elle deſcendit du Chariot, comme firent auſſi toutes ſes Amies : & ordonnant à un de leurs gens d’aller en diligence à la premiere Maiſon querir de l’eau pour me faire revenir de mon evanoüiſſement : Leontine s’aſſit charitablement aupres de moy, & me porta meſme la main ſur le bras, à ce que l’on m’a dit depuis, pour connoiſtre mieux en quel eſtat j’eſtois. Cependant celuy qui eſtoit allé querir de l’eau eſtant revenu, & m’en ayant jetté ſur le viſage, je revins à moy peu à peu. Mais Dieux que je fus ſurpris, de me voir en cét eſtat ! & de voir l’admirable Leontine vivante ; moy qui pendant ce long ſincope n’avois eu l’imagnation remplie que de ſa mort. Comme Polimnis vit que je revenois il s’approcha de Leontine ; qui ſe tournant vers luy ſe mit à luy demander ce qui pouvoit m’avoir cauſé cét accident : c’eſt vous inhumaine Parente, luy dit il, & alors il luy conta en peu de mots, la fauſſe nouvelle de ſa mort, & ma veritable douleur. Mais quoy qu’elle fiſt ſemblant de ne le vouloir pas croire : elle m’a pourtant fait la grace de me dire depuis, qu’elle en avoit eſté plainement perſuadée ; principalement par la maniere dont je la regardy quand je fus revenu ; par la confuſion que j’eus, de me voir en cét eſtat : & par cent choſes que je fis ou dis en cette occaſion. Mais enfin apres que je me fus bien aſſuré que Leontine eſtoit vivante, & que je l’eus remerciée du ſecours qu’elle m’avoit donné ; elle ne voulut pas que je remontaſſe à cheval : & faiſant preſſer toutes ſes Amies, elle me donna une place dans ſon Chariot, que je fus contraint d’accepter : car je ne me remis pas aiſément de ma foibleſſe, & de la douleur que j’avois euë. En nous en retournant à Thebes, j’apris que ce qui avoit donné fondement au bruit qui avoit cour de ſa mort, eſtoit qu’effectivement elle avoit trouvé le fleuve Iſmene deſbordé : & que l’ayant voulu guayer, elle avoit penſé y perir : mais que par bonne fortune n’ayant pas voulu s’obſtiner de le paſſer, elle eſtoit revenuë ſur ſes pas ; & avoit eſté ſi heureuſe, que ſon Chariot n’avoit verſé que fort prés du bord : de ſorte qu’elle & ſes Amies avoient eſté promptement ſecouruës, & en avoient eſté quittes pour la peur, & pour eſtre un peu moüillées. Que cependant elles avoient tardé un jour, pour ſe remettre de cette frayeur ; s’eſtant reſoluës de n’achever point leur voyage, que le Fleuve ne fuſt abaiſſé. Qu’ainſi il eſtoit à croire, que quelqu’un ayant ſeulement veû le Chariot renverſé, avoit ſemé ce funeſte bruit. Cependant cét accident me fut favorable : & le ſilence de mon évanoüiſſement perſuadent mieux Leontine que toutes mes paroles n’avoient pû faire ; je la trouvay, ce me ſembla, un peu moins rigoureuſe qu’à l’accouſtumé : & s’il m eſtoit permis de me ſouvenir de choſes agreables, je pourrois vous dire que je fus deux mois avec toute la douceur que l’eſperance d’eſtre aimé peut donner

Mais comme cela c’eſt pas, je vous diray ſeulement qu’apres tant d’heureux jours. Antigene, comme vous l’avez sçeu par Philocles, arriva à Thebes, & y devint amoureux de Leontine auſſi bien que beaucoup d’autres l’eſtoient. Comme il a un eſprit agreable, adroit, & galant, il me donna de la jalouſie, que je ne pûs jamais cacher, quelque ſoing que l’y apportaſſe : & je penſe meſme que l’en teſmoignay un jour quelque choſe à Leontine : de ſorte que comme cette belle perſonne avoit une vertu delicatte, elle s’offença bien plus de ma jalouſie, qu’elle ne s’eſtoit offencée de mon amour, lors que je l’en avois entretenuë. Si bien que pour m’en corriger, & pour m’en punir tout enſemble, elle traita encore Antigene plus civilement qu’à l’ordinaire. Enfin la choſe en alla au point, que comme Leontine sçavoit bien qu’elle n’aimoit pas Antigene : elle croyoit que le monde ne le croiroit pas ; & ne ſe ſoucioit point pour ſe vanger de moy, de le traitter plus favorablement, qu’elle n’avoit jamais traitté perſonne. Mais comme on ne liſoit pas dans ſon cœur, on creut qu’elle preferoit Antigene à tous ſes autres Amants : & tous les Amis que j’avois faits à Thebes venoient m’en conſoler ; de ſorte que j’en conçeus une douleur meſlée de deſpit, qui me fit reſoudre à vaincre ma paſſion. Je la combattis donc, & je la vainquis, ou du moins je creus que je j’avois vaincuë, car je ne pouvois plus voir Leontine ſans colere : je la fuyois avec ſoing ; & effectivement je penſe que je la haïſſois, & que je paſſay d’une extremité à l’autre. Je priay donc Polimnis que nous allaſſions à la chaſſe durant quelque temps, à une belle Terre qu’avoit ſon Pere a cent ſtades de Thebes, au delà du mont Helicon. Nous y fuſmes donc, & mon ame eſtoit, ce me ſemble, aſſez tranquile, & aſſez deſtachée de Leontine : lors qu’il arriva un des Amis de Polimnis, un jour que nous eſtions en feſtin & en joye, avec diverſes perſonnes de qualité du voiſinage. J’avois meſme ce jour là, injuſte que j’eſtois, raillé deux ou trois fois de la complaiſance de Leontine pour Antigene ; ſans avoir, ce me ſembloit, ſenti dans mon cœur d’autre ſentiment que le plaiſir d’avoir dit une choſe malicieuſe, contre une perſonne que je haïſſois, ou que je penſois haïr. Apres donc que cét homme fut arrivé, il s’en vint à moy, & penſant m’obliger (car mes ſentimens eſtoient devenus aſſez publics depuis ma jalouſie. ) Et bien, me dit il, enfin le Prince Artibie ſera vangé, & Antigene ne poſſedera point Leontine : comment, luy dis-je, eſt-ce qu’elle l’a quitté pour un autre, comme elle m’avoit quitté pour luy ? Non dit il, mais c’eſt qu’elle eſt morte effectivement cette fois cy. Leontine eſt morte ! luy dis-je ; ouy, repliqua-t’il, elle eſt morte à Chalcis où ſon Pere l’avoit menée : En effet je sçavois qu’elle eſtoit en l’Iſle d’Eubée pour quelques jours : car comme elle n’eſt ſe parée de la Beoce que par un tres petit bras de mer, toutes les Maiſons de qualité ont des alliances d’un lieu à l’autre ; & Leontine avoit une Tante à Chalcis. Cét homme me dit donc qu’il eſtoit venu nouvelle certaine à Thebes, que Leontine eſtoit morte : & qu’il y avoit meſme un de ſes Amis qui luy avoit aſſuré dans le Temple d’Apollon Iſmenien, qu’il avoit veû faire ſes funerailles à Chalcis. Je le regarday alors ſans luy rien dire : puis le quittant bruſquemant, je m’eſloignay de la Compagnie l’eſprit fort troublé, & ſans sçavoir moy meſme ce que je ſentois. Je ſouffris pourtant beaucoup : & je fus me perdre dans un Bois qui eſtoit derriere la maiſon où j’eſtois, afin que Polimnis ne me peuſt trouver s’il me cherchoit. Je fus donc plus d’une heure en un eſtat que je ne vous sçaurois repreſenter : Mon ame eſtoit affligée : mon cœur eſtoit ſensiblement touché ; & ma raiſon meſme ne s’opoſoit pas au trouble de mon eſprit. Je voulus pourtant me perſuader, que perdre celle qui m’avoit maltraitté & que je haiſſois, eſtoit pluſtost un bonheur qu’une infortune : Mais helas mon imagination ne me repreſenta pas pluſtost cette admirable Perſonne dans le Tombeau, que ma haine finit, & que mon amour recommença. Je ne la conſideray plus, ni comme inconſtante, ni comme injuſte : & je ne la regarday que comme la plus belle choſe du monde : & que comme la Perſonne de toute la Terre que j’avois le plus aimée. Je voulus neantmoins faire encore quelques legers offerts, pour m’opoſer à ma douleur : mais il me fut impoſſible de la vaincre : & l’Amour revint dans mon ame avec toute la rigueur dont il eſt capable, puis qu’il y revint ſans l’eſperance. Dés que je m’imaginois que Leontine n’eſtoit plus, tout autre ſentiment s’eſloignoit de mon eſprit : & le deſespoir s’emparoit ſi fort, que je n’eſtois plus Maiſtre de mes actions. Je m’apercevois ſans m’en pouvoir empeſcher, que je marchois tantoſt viſte, tantoſt lentement ; je me taiſois en m’arreſtant : je parlois apres fort haut, quoy que je fuſſe ſeul : il y avoit des inſtans où je pleurois avec amertume & avec abondance : & il y en avoit d’autres où j’avois le cœur ſi ſerré, que je ne pouvois pleurer. Mais enfin Polimnis ayant sçeu la nouvelle de la mort de Leontine par le meſme homme qui me l’avoit apriſe ; m’eſtant venu chercher, m’ayant trouvé, me vit en un eſtat ſi déplorable, qu’il m’a dit depuis qu’il n’avoit jamais veû un plus grand changement en ſa vie, que celuy qu’il remarqua ſur ſon viſage. Quoy, me dit il en m’abordant ; le Prince Artibie pleure la mort d’une perſonne qu’il haïſſoit, & eſt plus affligé que moy, qui ay plus de raiſon de l’eſtre que luy ! Ma haine, luy dis-je en ſoupirant, eſt morte avec Leontine : & mon amour eſt reſſuscité, pour me punir de l’avoir haïe. Enfin la douleur fit un ſi prodigieux renverſement dans mon ame, que je n’avois jamais eſté plus amoureux que je l’eſtois : ni par conſequent plus infortuné. Je fus deux jours de ſette ſorte, au bout deſquels la fiévre me prit tres violente. Mais pour mon ſoulagement, je sçeu que la nouvelle de la mort de Leontine eſtoit encore fauſſe : qu’il eſtoit veritablement mort à Chalcis une fille admirablement belle, qui ſe nommoit Leontine : mais qu’elle n’eſtoit que parente de celle de Thebes qui ſe portoit bi ?  : & li’apris ainſi que la ſeule conformité du nom & de la beauté, avoit abuſé ceux qui avoient ſemé la nouvelle de la mort de ma chere Leontine. Polimnis ne sçeut pas pluſtost la choſe, que venant à moy les bras ouverts, courage (me dit il en m’embraſſant & en ſous-riant) il faut recommencer de haïr Leontine, puis qu’elle n’eſt pas morte : & alors il me conta le cauſe cette erreur ; ce qui me donna une ſi grande émotion, que paſſant en un moment de la douleur à la joye, la fiévre m’en redoubla, & je penſay mourir la nuit ſuivante. Touteſfois les Dieux qui n’eſtoient pas encore las de me perſecuter, me redonnerent la ſanté : & ramenerent Leontine à Thebes où je retournay auſſi. J’euſſe bien voulu recommencer de la haïr, mais il me fut impoſſible : quoy, diſois-je quelqueſfois, pourquoy faut il qu’une fauſſe nouvelle qui n’a rien changé dans le cœur de Leontine, ait ſi fort changé le mien ? & pourquoy la haïſſois-je il y a quelque temps, ou pourquoy ne la sçaurois-je plus haïr ? Cependant il falut ceder malgré moy, à cette paſſion reſſuscitée, qui s’eſtoit renduë Maiſtresse de mon eſprit : j’en avois quelqueſfois de la honte, & j’en avois auſſi quelqueſfois de la joye : me ſemblant qu’eſtre au monde ſans aimer Leontine, eſtoit la plus injuſte choſe de la Terre.

Cependant comme elle avoit sçeu par Polimnis que mon mal avoit eſté cauſé pour l’ amour d’elle : comme effectivement elle ne me haïſſoit pas, elle changea ſa forme de vivre avec Antigene, & aveque moy : elle me donna ce qu’elle luy oſtoit : & s’il n’euſt eſté obligé de partir de Thebes bien toſt apres ; il euſt eſprouvé à ſon tour, quelle eſt la douleur d’en voir un autre plus aimé que ſoy. Je touchay donc le cœur de Leontine : elle ſouffrit que je luy parlaſſe de ma paſſion : & elle m’avoüa enfin que ſi ſes Parents y conſentoient, elle prefereroit le ſejour de la Cilicie, à celuy de la Grece, quoy que ce ſoient des Païs bien differents en beauté. Je ne fus pourtant pas ſans traverſes : car le Pere de Leontine ne vouloir point marier ſa fille hors de ſa Patrie : & il n’eſt point de ſuplice que je n’aye eſprouvé par cét obſtacle, qui paroiſſoit invincible : puis que ſi le Pere de Leontine ne vouloit pas donner ſa fille à un Eſtranger, le Prince de Cilicie mon Frere n’euſt pas ſouffert non plus, que je fuſſe demeuré ſimple Citoyen de Thebes. J’eus donc le deſplaisir de voir Leontine perſecutée par ſes Parens pour l’amour de moy : ayant enfin connu que la reſistance qu’ils faiſoient à mes deſſeins, l’affligeoit ſensiblement. Cependant apres mille & mille traverſes, Polimnis entreprit la choſe ſi ardemment, qu’il ſurmonta cét obſtacle : & fit reſoudre les Parens de Leontine à me la donner, pourveû que le Prince de Cilicie conſentist à mon Mariage. J’envoyay auſſi toſt vers luy : & par l’entremiſe de la Princeſſe ma Mere qui eſtoit de Thebes, l’obtins ſon conſentement. Me voila donc le plus heureux de tous les hommes : jamais Leontine n’avoit eſte ſi belle qu’elle eſtoit : & comme elle vivoit alors aveque moy avec plus de franchiſe qu’à l’ordinaire, elle me fit voir dans ſon ame des ſentimens qui m’eſtoient ſi avantageux, que je ne penſe pas qu’il y ait jamais eu de felicité égale à la mienne. On ne parloit donc que de Feſtes & de plaiſirs : tous les preparatifs de noſtre Mariage eſtoient faits, tant pour le feſtin qui devoit eſtre ſuperbe, que pour les habillemens qui eſtoient magnifiques, pour les Jeux publics qui devoient eſtre ſolemnels, ou pour le Bal qui devoit eſtre general durant trois jours. Enfin ce jour que je croyois devoir eſtre ſi heureux pour moy arriva : & je vy le matin Leontine parée admirablement : qui toute modeſte qu’elle eſtoit, eut pourtant la bonté de me faire voir durant un moment dans ſes yeux, qu’elle prenoit quelque part à ma joye. Elle fut conduitte au Temple par ſon Pere, ſuivie de toutes les Dames de la Ville : & je l’y attendis, ſuivant la couſtume, accompagné de tous mes Amis. Mais à peine fut elle arrivée au pied de l’Autel, qu’elle fut priſe, à ce qu’elle dit, d’un battement de cœur effroyable : un moment apres elle s’aſſit, ne pouvant plus demeurer à genoux ; & ſe trouvant tres mal, elle fut contrainte de ſe plaindre à celles de ſes parentes qui eſtoient les plus proches d’elle. Comme je la regardois touſjours, je la vy rougir tout d’un coup ; & je remarquay enfin qu’elle eſtoit malade : Mais helas, pourquoy m’arreſter plus long temps à des circonſtances inutiles ! Leontine ne pût achever la ceremonie : elle eut la bonté de m’en faire excuſe : on la reporta chez elle dans une chaize : où un grand tremblement l’ayant priſe, la fiévre ſuivit bien toſt. Et malgré ſa jeuneſſe, & tout l’art des Medecins ; & malgré tous mes vœux, le ſeptiesme jour elle fut malade à l’extremité. Vous jugez bien qu’en l’eſtat qu’eſtoient les choſes, j’eus la liberté de la voir durant ſon mal, à toutes les heures où la bien-ſeance le permettoit. Je la vy donc ſouffrir avec une patience admirable : & ne teſmoigner avoir autre regret à la vie, que celuy de m’abandonner. Elle me cachoit meſme une partie de ſon mal, de peur de m’affliger trop : & quoy qu’elle creuſt touſjours mourir dés le premier moment qu’elle tomba malade, elle ne me parla de ſa mort, que le dernier jour de ſa vie. Mais ô jour funeſte & malheureux, que vous fuſtes long & terrible pour moy ! Je la vy donc ſouffrir preſques ſans ſe pleindre : & je reçeus de ſa belle bouche cent aſſurances d’une affection toute pure & toute innocente. Elle me demanda la continuation de la mienne apres ſa mort ; & apres avoir invoqué les Dieux, elle me parla autant qu’elle le pût ; m’ordonnant de leur part & de la ſienne, de me conformer à leur volonté. Elle me regarda encore quand elle ne pût plus parler ; & ayant meſme perdu la veuë, elle tendit encore la main du coſté qu’elle m’entendoit pleindre : & luy donnant la mienne tout deſesperé, elle la ſerra foiblement ; puis un moment apres la laiſſant aller ; & faiſant un grand ſoupir, elle expira, ſans avoir meſme perdu ſa beauté, ny fait une action indecente. Ne me demandez point, ô mon equitable Juge ce que je ſentis, & ce que je devins : vous eſtant aiſé de vous imaginer qu’un homme qui l’avoit tant regrettée lors qu’il n’en eſtoit point aimé : qui l’avoit meſme tant pleurée, lors qu’il la penſoit haïr : ſe deſespera lors qu’il la vit mourir de ſes propres yeux, en un temps où il en eſtoit aimé, & tout preſt de la poſſeder. Auſſi en fus-je touché à tel point, que ſans Polimnis je me ſerois ſans doute tué dans les premiers momens de ma douleur : mais il prit un ſoing de moy ſi grand, que je puis preſques l’appeller la cauſe de toutes les douleurs que j’ay ſouffertes depuis ce temps là, & de toutes celles que je ſouffriray encore à l’avenir. Il me ſembla que tout l’Univers changeoit de face : je ne voyois plus rien comme j’avois accouſtumé de le voir : ou pour mieux dire, je ne voyois plus que Leontine morte, ou mourante. Lors que l’on m’eut arraché par force d’aupres de ce beau Corps, ſon image me ſuivoit en tous lieux ; & tout éveillé que j’eſtois, elle m’aparoiſſoit en cent manieres differentes. Son Tombeau me fut plus ſacré que nos Temples : ſon beau Nom preſques auſſi ſaint que celuy de nos Dieux ; & ma douleur me devint ſi chere, que je haïſſois tous ceux qui vouloient entreprendre de me conſoler. Quoy que la veuë des lieux où je l’avois entretenuë autreſfois augmentaſt mon deſplaisir, je les viſitois pourtant tres ſouvent : toutes les perſonnes qu’elle avoit tendrement aimées, eſtoient les ſeules que je pouvois endurer ; car excepté celles là, quand j’euſſe eſté ſeul en tout l’Univers, je n’euſſe pas eſté plus ſolitaire. Enfin quiconque n’a pas éprouvé ce que c’eſt que de voir mourir ce que l’on aime, ne connoiſt ſans doute point du tout la ſupréme infortune. J’avoüe que l’abſence eſt un grand mal : mais quelle abſence peut entrer en comparaiſon avec cette terrible abſence qui n’a jamais de retour ? & qui met la perſonne aimée en des lieux de tenebres & d’obſcurité, que l’eſprit humain ne peut penetrer : en des triſtes lieux d’où l’on ne peut jamais recevoir aucunes nouvelles : & qui pour tout dire en peu de paroles, fait que la Perſonne aimée n’eſt plus en l’eſtre des choſes. En verité c’eſt un ſentiment ſi eſtrange que celuy que j’ay, toutes les fois que je penſe que Leontine toute belle & toute parfaite, n’eſt plus qu’un peu de cendre : que je m’eſtonne qu’il y ait des gens qui oſent me diſputer le premier rang parmi les infortunez. Je sçay bien encore que n’eſtre point aimé eſt un fort grand malheur : mais perdre une perſonne qui nous aime, & la perdre pour toujours, en eſt un beaucoup plus ſensible. Car enfin celuy qui n’eſt point aimé, ſouhaitte un bien qu’il n’a jamais eſprouvé, & dont il ne connoiſt pas les douceurs : au lieu que voir mourir une perſonne qui nous a honnorez de ſon affection, c’eſt perdre un threſor que l’on poſſede, & dont on sçait toute la richeſſe. Apres tout, l’eſperance peut encore trouver place dans le cœur de l’Amant de toute la Terre le plus mal-traitté : mais dés qu’une Maiſtresse eſt dans le Tombeau, il n’y a plus rien à eſperer ; & l’ame ſe trouvant abandonnée de tout ſecours, demeure dans un deſespoir ſi horrible, qu’il eſt aſſurément inconcevable à quiconque ne l’a pas ſouffert. Je n’ignore pas non plus, que la jalouſie eſt un ſuplice effroyable : cependant qui conſiderera bien ce qui fait le tourment d’un jaloux, verra que la ſeule crainte de perdre ce qu’il aime, eſt ce qui fait ſa plus grande inquietude : car s’il eſtoit aſſuré de ne perdre point ſa Maiſtresse, il ſeroit plus en repos ; & il ne ſe ſoucieroit pas tant d’avoir des Rivaux dans ſa paſſion. Or eſt il que la mort va tout d’un coup, où la jalouſie ne fait ſeulement que vous donner quelque crainte d’aller. De plus, un Amant jaloux a cent choſes a faire, qui en l’occupant le ſoulagent : Mais voir ce que l’on aime dans le Cercueil, eſt un miſerable eſtat qui vous laiſſe dans un funeſte repos, pire cent mille fois que toutes les peines du monde. Vous ne sçavez où aller ny que faire : tout l’Univers vous eſt indifferent : plus le paſſé a eſté agreable pour vous, plus il vous rend le preſent inſupportable : & l’advenir en toute ſa vaſte eſtenduë, ne vous donne rien de plus doux à eſperer que la mort. De plus, la jalouſie eſtant de ſa nature une paſſion chancelante & incertaine, fait craindre & eſperer cent fois en un jour : & donne par conſequent quelques momens de relaſche à l’eſprit. Mais la mort de la perſonne aimée, eſt un mal touſjours également rigoureux, à qui le temps ne peut rien oſter : car enfin Leontine ſeroit morte pour moy dans un Siecle ſi je vivois, comme elle l’eſt aujourd’huy. Au reſte, que l’on ne s’imagine pas, que l’habitude adouciſſe un pareil mal ; c’eſt aux mediocres douleurs, que l’accouſtumance peut quelque choſe : Mais dans les grandes & violentes afflictions, plus elles durent, plus elles ſont inſupportables, & plus elles redoublent. Apres cela je diray encore, que l’impoſſibilité de trouver du remede à une ſemblable douleur, n’eſt un ſujet de conſolation qu’en la bouche des Sages & des Philoſophes : car en l’ame d’un Amant, c’eſt le plus effroyable ſuplice de tous les ſuplices. Ouy, la cruelle penſée de sçavoir que tous les Rois de la Terre ; que toute la valeur des Heros ; que toute la prudence humaine, ne sçauroit reſſusciter une Amante morte ; eſt proprement ce que l’on peut appeller l’abregé de toutes les douleurs que peut cauſer l’amour. Declarez donc, ô mon equitable Juge, que je ſuis le plus digne de vos plaintes, par la grandeur de mes infortunes : & j’avoüeray auſſi que les malheurs de Thimocrate, de Philocles, & de Leontidas, meritent plus voſtre compaſſion que les miens, par la grandeur de leur merite. Ainſi rendant juſtice à l’infortune & aux infortunez tout enſemble ; j’auray autant de ſujet de me loüer de voſtre equité, que j’en ay me pleindre de mon deſtin. Le Prince Artibie acheva ſon diſcours avec un ſaisissement de cœur ſi grand, qu’à peine pût il en prononcer les dernieres paroles dinſtinctement, tant le ſouvenir de la mort de Leontine toucha fortement ſon eſprit. Sa melancolie paſſa meſme de ſon ame, dans celle de toutes les illuſtres Perſonnes qui compoſoient cette Compagnie : & il fut pleint avec tendreſſe de ceux meſme qui luy diſputoient le premier rang parmi les infortunez. Ils ne manquerent pas de prendre garde à cét ingenieux & paſſionné ſilence, par lequel il avoit ſuprimé le reſte de ſes avantures, depuis la mort de la belle Perſonne qu’il aimoit ; comme ayant voulu dire tacitement, qu’apres cette mort il n’avoit plus de part à la vie : & qu’il comptoit pour rien tout ce qu’il avoit veſcu, ou pluſtost langui depuis, Ils ne ſe rendirent pourtant pas : & apres que cette humeur ſombre qu’un recit ſi funeſte avoit cauſé dans leur eſprit ſe fut un peu diſſipée, chacun ſoustint encore ſon opinion, & la ſoustint meſme avec chaleur. Mais Cyrus qui voyoit qu’il eſtoit deſja aſſez tard, dit à Marteſie qu’il eſtoit temps que Leontidas diſt ſes avantures & ſes raiſons, ſi elle les vouloit juger ce jour là : de ſorte que leur impoſant ſilence à tous, en qualité de leur Juge qu’elle eſtoit ; elle ordonna ſeulement à Leontidas de parler, ce qu’il fit de cette ſorte.


L’AMANT JALOUX.

QUATRIESME HISTOIRE.

Comme la douleur agit differemment, ſelon les divers temperamens de ceux qu’elle poſſede ; qu’elle eſt tantoſt muette, & puis tantoſt eloquente : vous ne devez pas vous eſtonner ſi elle ne fait point en mon eſprit, ce qu’elle a fait en celuy du prince Artibie, qui n’a pû s’eſtendre dans ſa narration par l’excés de ſes deſplaisirs. Pour moy qui ne ſuis pas de ceux que la douleur fait taire, & qui au contraire ne parle jamais tant, que lors que j’ay ſujet de me pleindre, je n’en sçaurois uſer de cette ſorte : & je ne sçaurois ce me ſemble, vous perſuader en peu de paroles, la grandeur de mes ſouffrances. Je ne vous diray pourtant rien d’inutile ſi je le puis : c’eſt pourquoy je vous aprendray en peu de mots que je ſuis de l’Iſle de Chipre : & que j’ay l’honneur d’eſtre d’une Maiſon aſſez illuſtre. Je vous diray en ſuitte, que je partis ſi jeune de cette belle Iſle, qui eſt conſacrée à la Mere des Amours, que je n’eus pas le temps d’y rien aimer : car la guerre qui eſtoit alors entre ceux de Samos, de Prienne, & de Milet, m’ayant donné envie d’aller aprendre en ce lieu là, un meſtier que la profonde paix dont on joûiſſoit en noſtre Royaume, ne me pouvoit enſeigner : je quittay ma Patrie, & dans le choix des trois Partis, la reputation du vaillant Polycrate qui s’eſtoit fait Souverain dans l’Iſle de Samos, m’attira dans le ſien, quoy qu’il ne fuſt peut-eſtre pas le plus juſte : ſi ce n’eſt que l’on veüille dire, que le droit des Conquerans, ſoit le plus ancien de tous. Ainſi ç’a donc eſté dans cette Iſle fameuſe, & dans la Cour de cét illuſtre Prince, que mon amour a pris naiſſance, & que la jalouſie m’a ſi cruellement traité. La reputation de l’heureux Polycrate eſt ſi grande, que je n’ay pas beſoin de vous former l’idee de ce Prince, pour vous faire connoiſtre ce qu’il eſt, & quelle doit eſtre ſa Cour : je diray touteſfois en peu de mots, que la Juſtice à, la place de la Fortune, auroit eu peine à trouver en toute la Grece un homme plus accompli que celuy là, pour diſtribuer ſes faveurs equitablement : & pour le rendre parfaitement heureux, ſans donner ſujet d’en murmurer. Auſſi l’eſt il de telle ſorte, que jamais perſonne ne l’a tant eſté : il eſtoit nai Citoyen de Samos, & il eſt devenu Souverain ſans eſtre haï : il a toute l’authorité des Tyrans les plus abſolus, & il poſſede pourtant l’amitié de ſes Peuples, comme s’il en eſtoit le Pere : tous ſes deſſeins de guerre luy ont reüſſi : il s’eſt rendu redoutable, non ſeulement ſur la Mer d’Ionie, mais ſur route la Mer Egée : les plus Grands Rois font gloire d’eſtre ſes Alliez, & tous les Voiſins l’aiment ou le craignent : il eſt beau, de bonne mine, & de beaucoup d’eſprit : & d’humeur auſſi douce durant la paix, qu’il eſt fier durant la guerre. Vous jugez donc bien que la Cour de Polycrate doit eſtre agreable & galante ; puis qu’il eſt certain que pour l’ordinaire, tel qu’on voit eſtre le Prince, telle eſt ſa Cour. Quand j’arrivay à Samos, il eſtoit preſt de s’embarquer, pour aller combattre le Prince des Mileſiens : de ſorte qu’apres luy avoir eſté preſenté par un homme de condition nommé Theanor, que j’avois connu a Paphos, je m’embarquay le lendemain aveque luy, ſans avoir veû perſonne à Samos que les Officiers des Galeres : avec un deſquels nommé Timeſias, j’eus querelle en m’embarquant : & deux autres petits démeſlez pendant le voyage. Cette Campagne ne fut pas longue, mais elle fut heureuſe : & nous revinſmes apres avoir vaincu tous ceux que nous avions combattus. Polycrate fut reçeu à ſon retour à Samos, avec beaucoup de magnificence : & comme j’avois eu le bonheur d’en eſtre aſſez aimé pendant noſtre navigation, j’eus ma part aux plaiſirs qu’il vouloit prendre à ſon retour. Le ſoir meſme que j’arrivay à Samos, apres toute la magnificence de l’Entrée qu’on avoit faite à Polycrate ; Theanor pour lequel j’avois autant d’amitié, que d’averſion pour Timeſias ; commença de me vouloir faire voir comme à un Eſtranger, toutes les belles choſes de ſa Ville. Il me mena dans le Temple de Iunon, à qui cette Iſle eſt conſacrée, qui eſt ſans doute un des plus grands & des plus beaux du monde ; & qu’ils eſtiment d’autant plus à Samos, que l’Architecte qui l’a baſti eſtoit Samien. De là nous fuſmes nous promener vers un ſuperbe Aqueduc, qui ſurpasse tout ce que j’ay veû de grand au monde : car il a falu percer de part en part une Montagne, qui a cent toiſes de hauteur : au deſſus de laquelle l’on a fait un chemin qui a plus de ſept ſtades de long, huit pieds de large, & autant de haut : & aupres de ce chemin l’on a creuſé un Canal de vingt coudées de profondeur, par lequel on conduit dans la Ville l’eau d’une des plus belles & des plus abondantes fontaines du monde. Apres avoir bien admiré le prodigieux travail d’Eupaline (car l’Entrepreneur de cét Aqueduc qui eſtoit de Megare ſe nommoit ainſi) nous rentraſmes dans la Ville, pour aller nous promener ſur une levée, haute de vingt toiſes, & longue de deux ſtades & davantage, qui s’avance du Port dans la Mer, & qui eſt bordée des deux coſtez, de deux Baluſtrades de cuivre de Corinthe à hauteur d’appuy : ce qui fait le plus bel objet du monde, quand on aborde à Samos. Comme nous n’eſtions qu’au commencement de l’Automne, & que la Saiſon eſtoit encore fort belle grand nombre de Dames vinrent s’y promener vers le ſoir, ſuivant la couſtume du païs ; il y en vint meſme plus qu’à l’ordinaire : car comme nous avions pris quatre Galeres aux Ennemis, c’eſtoit faire honneur à Polycrate, que de teſmoigner quelque curioſité de voir les marques de ſa victoire. Tout ce qu’il y avoit preſques de Dames à Samos, ſe vinrent donc promener où nous eſtions : & tout ce qu’il avoit d’hommes de condition, & de ceux qui venoient d’arriver, & de ceux qui n’avoient pas eſté au voyage, y vinrent auſſi. Le Prince Polycrate voulut meſme y faire un tour ou deux : & certes je n’ay jamais rien veû de plus beau, que le fut cette promenade. La Mer eſtoit fort tranquile : & quoy que le Soleil fuſt couché, il y avoit pourtant encore aſſez de jour quand nous y arrivaſmes Theanor & moy ; pour pouvoir diſcerner la beauté de toutes les Dames. Comme je n’en connoiſſois encore aucune, je les regardois toutes indifferemment : & je me divertiſſois à voir les unes s’appuyer ſur cette ſuperbe Baluſtrade, & regarder les Galeres gagnées ſur les Ennemis : & les autres moins curieuſes & plus ſolitaires, regarder ſeulement du coſté de la pleine Mer. Quelques unes faiſoient cent civilitez à quelques Capitaines qu’elles n’avoient point encore veûs depuis leur retour : quelques autres s’attachoient à une converſation plus particuliere : quelques unes encore ſans avoir autre deſſein que de voir & d’eſtre veuës, ſe promenoient par troupes : & toutes enſemble n’avoient autre intention que de ſe divertir, & de paſſer le ſoir agreablement. Theanor n’eſtoit pas peu occupé à me nommer toutes les belles : car pour les autres je luy eſpargnois cette peine, en ne m’informant pas qui elles eſtoient. Comme ce divertiſſement m’eſtoit nouveau, & qu’il y avoit long temps que je n’avois veu de Dames, je ne pouvois me reſoudre à me retirer qu’il ne fuſt fort tard : cependant la nuit venant peu à peu, à peine ſe pouvoit on plus connoiſtre. Neantmoins il ne laiſſoit pas d’arriver encore des gens ; parce que la Lune alloit commencer de ſe lever. Theanor m’ayant quitté pour parler à quelques Dames, je me promenay quelque temps ſeul : & apres divers tours marchant derriere deux hommes que je creus ne connoiſtre pas, je vy briller & tomber quelque choſe de la poche d’un des deux. Mon premier ſentiment fut de le luy dire : mais ſans sçavoir la raiſon pourquoy, le ſecond fut de relever ce que j’avois veu tomber, & puis de le luy rendre quand j’aurois veu ce que c’eſtoit. Je me baiſſay donc en diligence ; & trouvant à terre ce que j’y cherchois, je vy, autant que l’obſcurité me le pouvoit permettre, que c’eſtoit une Boiſte de Portrait.

Le temps que je fus à la relever ; à regarder ce que c’eſtoit ; & à reſoudre moy meſme ſi je verrois ce qui eſtoit dedans au clair de la Lune, auparavant que de la rendre, ou ſi je la rendrois ſans la voir ; fit que celuy qui avoit perdu cette Boiſte, ſe meſla parmi d’autres perſonnes : ſi bien qu’au lieu de voir encore deux hommes devant moy : j’y vy pluſieurs Dames : & par conſequent je me vy dans l’impoſſibilité de rendre ce que j’avois trouvé à celuy qui l’avoit perdu. Je cherchay apres cela Theanor, pour luy raconter mon avanture : mais l’obſcurité nous ſepara ſi bien, que je ne pûs le rejoindre : & ſans attendre, comme beaucoup d’autres firent, que la Lune qui ſe levoit eſclairast encore davantage, je m’en allay en diligence à une Maiſon où j’avois loge en abordant à Samos : & où ſuivant mes ordres mes gens m’attendoient. J’y fus donc fort promptement, & avec aſſez de curioſité de voir ce que j’avois trouvé : je ne fus pas pluſtost dans ma chambre, que m’apprachant de la Table & des flambeaux, je me mis à regarder cette Boiſte, que j’avois tirée de ma poche dés le haut de l’Eſcalier, afin de ne perdre point de temps : & je vy qu’elle eſtoit d’or, avec un cercle de Rubis & de Diamants tout à l’entour que je ne m’arreſtay gueres à regarder, quoy qu’ils fuſſent tres beaux. Mais l’ayant ouverte en diligence, je fus bien plus eſbloüy de l’eſclattante beauté que je trouvay dedans, que je ne j’avois eſté des Pierreries qui ornoient cette Boiſte. J’y vis donc un Portrait d’une jeune & belle Perſonne : mais un Portrait ſi vivant, que je jugeay bien qu’il eſtoit impoſſible que ce fuſt un Portrait flatté. Il eſtoit touché hardiment, quoy qu’il fuſt pourtant tres fin ; & l’on voyoit bien par l’excellence de l’Art, que le Peintre avoit pris plaiſir à travailler d’apres un ſi beau Modelle. Auſſi faut il avoüer, que rien au monde ne peut eſtre plus beau que ce Portrait : je le regarday donc avec admiration : & r’appellant les idées de tout ce que j’avois veû de belles à la promenade, je ne me ſouvins point d’y avoir veû perſonne qui reſſemblast à cette Peinture : & en effet cela eſtoit ainſi. J’ouvris & fermay cette Boiſte pluſieurs fois, ne pouvant me laſſer d’admirer une ſi belle choſe : en ſuitte j’eus quelque compaſſion de celuy qui l’avoit perduë : & il y eut auſſi quelques momens où je luy portay envie. Car enfin je m’imaginay, que ce Portrait eſtoit un Portrait donné à ce luy qui l’avoit perdu : & je l’eſtimois ſi heureux d’eſtre aimé d’une ſi belle Perſonne, que l’en eſtois preſques en chagrin. Neantmoins apres avoir bien encore des fois ouvert & fermé la Boiſte, & m’eſtre bien repreſenté quelle inquietude devoit eſtre celle de celuy qui avoit laiſſé tomber ce Portrait : je me couchay, & je dormis, quoy que ce ne fuſt pas ſans ſonger à la Peinture que j’avois trouvée. Le lendemain au matin je me levay : mais avec une ſi forte curioſité de sçavoir qui eſtoit cette belle Perſonne qui eſtoit peinte, & qui eſtoit celuy qui avoit fait une perte ſi conſiderable ; que cela ſe pouvoit preſque deſja nommer une curioſité jalouſe. Je m’habillay donc en diligence, & je fus chez Theanor, que je trouvay preſt à ſortir : il me fit alors excuſe de ce qu’il m’avoit perdu le ſoir dans la preſſe : mais ſans luy donner loiſir de continuer ſon compliment, & ſans prendre garde d’abord qu’il eſtoit fort melancolique : je luy dis que noſtre ſeparation m’avoit eſté ſi heureuſe ; que j’avois pluſtost ſujet de l’en remercier que de m’en pleindre. Car (luy dis-je, en luy baillant la Boiſte du Portrait ouverte) voyes ce que je trouvay hier au ſoir : & aidez moy, je vous en conjure, à deſcouvrir qui eſt l’heureux Amant qui a pourtant eu le malheur de perdre une choſe ſi precieuſe : & aprenez moy en ſuitte, le nom de cette belle Perſonne ſi vous le sçavez. Theanor rougit, à la veuë de ce Portrait : & apres l’avoir pris, il fut auſſi long temps à le regarder ſans me reſpondre, que s’il n’euſt pas connu de qui il eſtoit. Mais enfin l’ayant preſſé de parler ; pour le nom de cette belle Perſonne, me dit il, ſi vous n’eſtiez Eſtranger à Samos, vous ne l’ignoreriez pas : car la belle Alcidamie l’a rendu trop celebre, pour faire qu’il ne ſoit pas connu de tout ce qu’il y a de gens raiſonnables dans noſtre Iſle. Mais pour celuy de cét heureux Amant que vous dittes qui l’a perdu ; je ne le sçay point : & peut-eſtre, adjouſta t’il, eſt-ce une Peinture qu’elle a donnée à quelqu’une de ſes Amies. Mais, luy dis-je, c’eſt un homme qui l’a laiſſée tomber, & non pas une Dame : cela peut eſtre encore, me repliqua t’il, ſans que pour cela ce ſoit une galanterie d’Alcidamie, car elle a des Parens qui pourroient avoir ſon Portrait ſans choquer la bien-ſeance : & ſi vous m’en croyez, dit il, vous ne montrerez cette Peinture à perſonne, de peur de vous faire une ennemie d’une auſſi belle Pille que celle là. Ce n’eſt pas mon deſſein, luy dis-je, de la deſobliger : mais j’aurois du moins bien envie de sçavoir à qui eſt veritablement ce Portrait. Je m’en informeray, me dit il, & je vous en rendray compte : mais cependant, encore une fois, n’en parlez pas ſi vous m’en croyez : & ſi vous vouliez meſme, dit il encore, me laiſſer ce Portrait, je penſe qu’il ſeroit mieux en mes mains qu’aux voſtres : car je vous voy une curioſité inquiete (adjouſta t’il en ſousriant à demy) qui me fait craindre que vous ne puiſſiez vous empeſcher de le montrer à quel qu’un. Pour n’en parler pas, luy dis-je, & pour ne le montrer point, je vous le promets : mais pour la Peinture je ne la rendray qu’à celuy qui l’a perduë : encore ne ſera-ce pas ſans peine, parce qu’elle me plaiſt infiniment. Theanor fit encore tout ce qu’il pût, pour ne me rendre point ce Portrait : mais je m’opiniaſtray de telle ſorte à vouloir qu’il me le rendiſt, qu’il fut contraint de le faire : en ſuitte de quoy nous fuſmes enſemble au lever de Polycrate, & de là au Temple avequez luy.

L’apres-diſnée ce Prince eut la bonté de me preſenter à la Princeſſe Herſilée ſa Sœur, qui eſt une Perſonne fort acconplie, chez laquelle il y avoit alors beaucoup de Dames : & entre les autres, une Perſonne appellée Meneclide, dont l’on diſoit que Polycrate eſtoit amoureux. J’y vy de plus, la merveilleuſe Alcidamie : mais ſi belle, que je n’ay jamais rien veû de ſi aimable. La Princeſſe Herſilée qui voulut me traitter en nouveau Favory du Prince ſon Frere, me fit mettre aupres de cette belle Perſonne : de qui l’eſprit ſeconda ſi puiſſamment les charmes de ſa beauté, que je ne pus conſerver ma franchiſe. Theanor entrant dans la Compagnie, & me voyant aupres d’Alcidamie, comme je viens de le dire, m’en parut un peu interdit : neantmoins je ne fis pas alors une grande reflexion là deſſus : car j’avois l’eſprit ſi inquiet, qu’Alcidamie ſans doute n’eut pas lieu de trouver ma converſation fort agreable. Quel eſt (difois-je en moy meſme, en regardant tous les hommes qui avoient ſuivy Polycrate chez la Princeſſe ſa Sœur) cét heureux & malheureux Amant, qui a perdu le Portrait que j’ay trouvé ? Apres je venois à penſer combien cette Fille euſt eſté eſtonnée, ſi tout d’un coup je luy euſſe montré ſa Peinture que j’avois ſur moy. En ſuitte je ſongeois combien un homme ſeroit infortuné d’aimer une auſſi belle Perſonne que celle là, de qui le cœur ſeroit deſja engage. Enfin je penſay cent mille choſes differentes en fort peu de temps : & l’on peut preſques dire, que la jalouſie quia accouſtumé de ſuivre l’amour, dans l’ame de tous ceux qui en ſont capables, la preceda dans la mienne : eſtant certain du moins que je fis tout ce que les jaloux ont accouſtumé de faire, auparavant que j’euſſe donné nul teſmoignage d’amour par aucune autre voye. Je m’informay adroitement, qui eſtoient les Amants d’Alcidamie : eſperant par là venir à la connoiſſance de celuy à qui apartenoit le Portrait. Mais ceux à qui je le demanday, me dirent qu’il n’y avoit pas un homme de qualité dans Samos qui ne l’euſt aimée : de ſorte que mes conjectures ne trouvant point où s’apuyer, mais, leur dis-je, n’en a t’elle choiſi aucun ? C’eſt ce qui n’eſt pas aiſé à deſcouvrir, me repliquerent ils ? car Alcidamie a un eſprit adroit, capable de bien déguiſer ſes ſentimens ſi elle veut : & tout ce que nous vous en pouvons dire, c’eſt que ſi elle a quelque Amant favoriſé, il faut qu’il ſoit auſſi diſcret qu’elle eſt habile, puis qu’il eſt certain qu’il n’y en a aucun bruit dans la Cour. Deux ou trois jours ſe paſſerent de cette ſorte, pendant leſquels je voyois touſjours Alcidamie, ou chez ſe Princeſſe, ou au Temple, ou à la promenade, ou chez elle : car je forçay Theanor à m’y mener. Je dis que je l’y forçay, eſtant certain qu’il s’en excuſa autant qu’il pût : Cependant je le conjurois continuellement d’apprendre, s’il y avoit moyen, à qui apartenoit le Portrait d’Alcidamie : & il me reſpondoit touſjours, que cette curioſité inutile devoit du inoins eſtre bien intentionné : & que quand il le sçauroit il ne me le diroit jamais, ſi je ne luy promettois auparavant de bien uſer de cette connoiſſance, & ne deſobliger point Alcidamie. Comme je ne penſois pas encore eſtre fort amoureux, je luy promettois tout ce qu’il vouloit : de ſorte qu’à quelques jours de là, il vint un matin dans ma chambre ; & feignant d’eſtre bien aiſe, Leontidas, me dit il, j’ay enfin deſcouvert à qui appartient le Portrait que vous avez trouvé : & il eſt à une perſonne de ſi grande importance, que vous devez eſtre ravi de luy pouvoir donner la joye de le revoir. Je rougis au diſcours de Theanor, qui me voyant changer de couleur, en changea auſſi : & me demanda pourquoy je ne le remerciois pas de s’eſtre mis en eſtat de pouvoir ſatisfaire ma curioſité ; C’eſt, luy reſpondis-je, Theanor, que j’ay changé de ſentimens : & que je crains preſentement autant de sçavoir à qui eſt cette Peinture, que je j’ay deſiré, parce que je ne puis plus me reſoudre à la rendre. Je m’y ſuis pourtant engagé, reſpondit Theanor tout ſurpris : car je n’ay pas creû que vous vouluſſiez sçavoir a qui elle eſtoit, avec autre deſſein que celuy de faire cette action de juſtice. Mais, luy dis-je, encore Theanor, à qui eſt cette Peinture ? Je ne ſuis plus en termes de vous le dire, repliqua-t’il, puis que vous ne la voulez point rendre : car la perſonne qui m’a permis de vous confier ſon ſecret, ne me l’a permis qu’à condition que vous luy rendiſſiez ce qui eſt à elle : autrement il n’eſt pas juſte de vous aprendre une choſe auſſi ſecrette que celle là. Mais, luy dis-je, celuy à qui eſt cette Peinture, eſt il amoureux d’Alcidamie ? Eſperdûment, me repliqua t’il : & ce Portrait, luy repliquay-je, luy a t’il eſté donné par cette belle Fille ? Quand vous me l’aurez rendu, me dit il, vous le sçaurez : mais juſques alors je n’ay ordre de vous rien dire. Cruel amy, luy repliquay-je, j’aime encore mieux ce Portrait que voſtre ſecret : & ſi j’ay à rendre cette Peinture, j’aime mieux auſſi que ce ſoit à la perſonne qui l’a donnée, qu’à celle qui l’a perduë. Ha Leontidas, me dit Theanor, ne faites pas ce que vous dittes, ſi vous ne voulez me deſobliger ſensiblement.

Comme nous en eſtions là, on me vint dire que Polycrate me demandoit, de ſorte que je fus contraint de quitter Theanor. Mais Dieux, que je paſſay tout le reſte du jour avec chagrin ! car enfin je ne doutois plus apres ce que Theanor m’avoit dit, que toutes mes conjectures ne fuſſent bien fondées : & que ce Portrait n’euſt eſté donné par Alcidamie, à celuy qui l’avoit perdu. Je commençois meſme de ſentir que je n’eſtois plus Maiſtre de ma raiſon ; & qu’il faloit me reſoudre d’aimer Alcidamie malgré moy. Ne ſuis-je pas bien inconſideré, diſois-je, de ne m’oppoſer pas à une paſſion naiſſante, qui apparemment ne me peut cauſer que de la douleur ? Je sçay qu’Alcidamie aime ailleurs : que veux-je donc obtenir d’elle ? Leontidas ſouffrira t’il un Rival dans le cœur de cette belle Perſonne ; ou ſera t’il aſſez fort pour l’en chaſſer ? Mais quel eſt ce Rival ? diſois-je ; Helas pourſuivois-je, je n’en sçay rien. Peut eſtre eſt-ce un homme indigne de cét honneur : peut eſtre eſt ce Theanor luy meſme : & quoy qu’il en ſoit, adjouſtois-je, c’eſt un Amant peu paſſionné, puis qu’il ne s’eſt pas fait connoiſtre par ſa mort, apres une telle perte. Cependant Theanor n’eſtoit pas moins en inquietude que moy : car pour vous deſcouvrir la verité, il eſtoit amoureux d’Alcidamie : & c’eſtoit veritablement luy qui avoit perdu ce Portrait, & qui n’avoit oſé me l’advoüer. Car comme j’eſtois avez jeune, il n’avoit pû ſe reſoudre à confier d’abord à ma diſcretion : & il avoit creu pouvoir tirer cette Peinture de mes mains par adreſſe, & ſous le nom d’un autre. Mais remarquant enfin que je devenois ſon Rival, il ne sçavoit quelle reſolution prendre, & nous eſtions tous deux bien embarraſſez. Car Theanor sçavoit qu’Alcidamie le haïroit eſtrangement, ſi elle aprenoit que ce Portrait trait fuſt à luy : & je craignois auſſi extrémement que la choſe ne fuſt de cette ſorte. Je m’informay alors à diverſes Perſonnes ſi Theanor avoit eſté amoureux d’Alcidamie : & je sçeus pour mon malheur, qu’il l’avoit eſté, & qu’il l’eſtoit encore, le vous laiſſe donc à juger, combien j’eſtois affligé : j’aimois Theanor par inclination, par raiſon, & par devoir : eſtant certain qu’il m’avoit rendu office de fort bonne grace aupres de Polycrate ; & qu’il avoit pris mon parti avec beaucoup de chaleur contre Timeſias, dont je vous ay deſja parle : de ſorte que je connoiſſois bien que c’eſtoit choquer la generoſité, que de ne combattre pas ma paſſion. Auſſi fis-je tout ce que je pûs pour m’y reſoudre, mais il ne fut pas en mon pouvoir : & l’amour s’emparant abſolument de mon ame, affoiblit tellement l’amitié que j’avois pour Theanor, qu’il y avoit des momens où malgré moy j’en avois quelque confuſion. Alcidamie pourtant eſtoit touſjours la plus forte dans mon cœur : & il m’eſtoit plus aiſé de me reſoudre à perdre mon Amy, que de quitter ce que j’aimois alors ſans comparaiſon plus que luy. Je ne cherchay donc plus qu’à colorer cette infidelité : pour cét effet je creus que je devois luy dire le premier quelle eſtoit ma paſſion, feignant d’ignorer la ſienne. Je fus donc le chercher, & je le trouvay ſeul dans ſa chambre : mais ſi inquiet, que je ne l’eſtois pas plus que luy ; car il commençoit de ſoubçonner que j’eſtois ſon Rival. Theanor à ce que je voy, luy dis-je en l’abordant, eſt auſſi melancolique que Leontidas, quoy qu’il ne ſoit pas ſans doute auſſi amoureux : Comme nous avons preſques touſjours eſté à la guerre depuis que nous nous connoiſſons, me reſpondit il aſſez froidement, nous ne nous ſommes gueres entretenus de choſes galantes : & je ne sçay pas pourquoy vous preſupposez que vous eſtes plus amoureux que moy, ou que je ne le puis eſtre autant que vous. C’eſt (luy dis-je un peu interdit, car je ſentois bien que ce que je faiſois n’eſtoit pas trop genereux) que s’il eſtoit vray que vous aimaſſiez auſſi fortement quel que belle Perſonne, qu’il eſt certain que j’aime eſperdûment l’incomparable Alcidamie, vous vous en ſeriez pleint à moy, comme je m’en viens pleindre à vous. J’avois bien creû (repliqua Theanor, avec une froideur qui me ſurprit) que voſtre cœur n’échaperoit pas à cette Belle : Mais Leontidas (adjouſta t’il apres avoir un peu reſvé) vous n’aimez pas ſeul cette charmante Fille : & le Portrait que vous avez trouvé, devoit, ce me ſemble, vous avoir gueri de cette paſſion naiſſante. Au contraire, luy dis-je, c’eſt luy qui me fait plus malade : car quand je ne voy plus Alcidamie je le regarde : & il conſerve ſi bien le ſouvenir de ſa beauté dans mon ame, que je n’ay garde de l’oublier. Apres cela Theanor fut quelque temps ſans parler : puis prenant un viſage fort ſerieux, il me dit que m’aimant comme il faiſoit, il eſtoit au deſespoir de me voir engagé en une affection, qui ne pouvoit me donner que de la peine : & que s’il luy euſt eſté permis de me nommer le Rival à qui eſtoit la Peinture que j’avois ; il m’auroit fait avoüer, que je ne devois point continuer d’aimer Alcidamie. Quand vous me l’auriez fait avoüer, luy dis-je, cela ſeroit inutile : parce que preſentement nia paſſion ne dépend plus de ma volonté : & quand ce ſeroit vous, luy dis-je tout hors de moy, qui ſeriez cét heureux Rival dont vous parlez ; & quand ce ſeroit meſme Polycrate, il faudroit que je continuaſſe d’aimer Alcidamie. Aimez donc Alcidamie, me reſpondit il en rougiſſant, mais n’eſperez pas d’en eſtre aimé ſi promptement : & ne vous perſuadez point qu’elle vous donne ſi toſt ſon Portrait : car je puis vous aſſeurer que celuy que avez, n’a pas eſté obtenu ſans peine, quoy qu’elle ne haiſt pas la Perſonne à qui elle le donna. Cruel Amy, luy dis-je, pourquoy voulez vous que j’aye autant de jalouſie que d’amour ? c’eſt reſpondit il, que je voudrois vous guerir de vôtre amour par voſtre jalouſie. Non non, luy dis-je, ce n’eſt point à ce qui l’entretient à la deſtruire : & plus vous me ferez connoiſtre qu’Alcidamie a favoriſé cét heureux Rival, plus j’auray d’envie de troubler ſa felicité, & plus je m’opiniaſtreray à aimer Alcidamie. Encore une fois, aimez Alcidamie, me dit il ; mais encore une fois auſſi ſouffrez que je vous die, que vous n’en ſerez pas aimé facilement. J’avouë que la froideur de Theanor me penſa deſesperer : car apres avoir bien raiſonné, je conclus en moy meſme que cette froideur eſtoit un effet de l’aſſurance qu’il avoit de l’affection d’Alcidamie. De ſorte que tout d’un coup ne regardant plus Theanor comme cét Amy officieux, avec qui j’avois du moins reſolu de garder quelque bien-ſeance : je le regarday comme un Rival favoriſé, c’eſt à dire comme un ennemy mortel. Si bien que changeant de deſſein, de viſage, & de ton de voix ; Au nom de Dieux Theanor, luy dis-je, nommez moy celuy à qui eſt le Portrait que j’ay trouvé, afin que je sçache bien preciſément qui je dois haïr. Je ne le puis, repliqua t’il, que vous ne m’ayez rendu la Peinture d’Alcidamie : la Peinture d’Alcidamie ! (repris-je ſans sçavoir preſques ce que je diſois, tant la jalouſie m’avoit deſja troublée le ſens) non non, je ne le sçauray point à ce prix là, ce funeſte ſecret que je veux aprendre ; car ne voulant sçavoir le nom de mon Rival, que pour luy oſter le cœur d’Alcidamie, je n’ay garde de luy en rendre le Portrait. Du moins, dit Theanor, me promettrez vous une choſe juſte, qui eſt de ne montrer cette Peinture à perſonne : puis que vous feriez plus de tort à Alcidamie, qu’à voſtre Rival : qui à mon avis, adjouſta t’il, ne ſera point voſtre ennemy, qu’il ne sçache que vous ſoyez plus favoriſé que luy. J’avoüe qu’alors je penſay perdre patience : & je ne sçay s’il ne fuſt arrivé du monde, ce que nous euſſions fait Theanor & moy. Mais diverſes perſonnes eſtant venuës, nous nous ſeparasmes : & je ſortis de chez Theanor le plus chagrin de tous les hommes. Infailliblement, diſois-je, ce cruel amy eſt aſſuré du cœur d’Alcidamie, qu’il ne craint point de le perdre : où il meſprise ſi fort Leontidas, qu’il ne ſe ſoucie pas qu’il ſoit ſon Rival. Mais peut-eſtre, adjouſtois-je, eſt-ce que mes conjectures me trompent : & que ceux qui m’ont aſſuré que Theanor aime Alcidamie, ſe ſont trompez eux meſmes. Enfin, concluois-je, ou Theanor n’aime point Alcidamie, ou il en eſt aimé : & veüillent les Dieux que ce ſoit le premier. Dans cette incertitude où j’eſtois, je pris la reſolution, pour m’en eſclaircir d’entretenir cette belle Perſonne ; & de luy parler de Theanor de diverſes ſortes, pour taſcher de deſcouvrir ſes veritables ſentimens. Ainſi ſans avoir encore pû trouver les voyez de luy faire connoiſtre ma paſſion, je cherchay ſeulement celles de luy parler de mon Rival.

Je fus donc chez la Princeſſe Herſilée, où je sçeus qu’elle eſtoit. D’abord je ne pûs eſtre aupres d’elle : mais apres que diverſes perſonnes furent entrees & ſorties, je fis enfin ſi bien que je me trouvay proche d’Alcidamie : qui me reçeut ſuivant ſa couſtume avec aſſez de civilité. Peu de temps apres Polycrate arriva, ſuivy preſques de tout ce qu’il y avoit de gens de qualité à Samos : à la reſerve de Theanor, de qui la melancolie l’avoit empeſché d’y venir. Comme la converſation generale eut duré quel que temps, Polycrate qui avoit à entretenir la Princeſſe ſa Sœur en particulier, la tira vers des feneſtres qui donnent ſur la pleine Mer, & s’y appuyant l’un & l’autre, ils me laiſſerent dans la liberté d’executer mon deſſein. Il ſembla meſme qu’Alcidamie contribuaſt à le faire reüſſir : bien eſt il vray que ce fut d’une façon qui redoubla mon inquietude. Comme il y avoit peu que j’eſtois à Samos, elle n’avoit lieu de me parler raiſonnablement que de choſes generales : & comme elle avoit remarqué que Theanor eſtoit plus de mes Amis qu’aucun autre, elle devoit auſſi pluſtost m’en parler, que de ceux avec qui je n’avois nulle habitude particuliere. Apres avoir donc eſté tous deux quelques moments ſans rien dire : qu’avez vous fait de voſtre Amy, me dit elle, & d’où vient que Theanor n’eſt point icy, aujourd’huy que toute la Cour y eſt ? Cette demande que je n’attendois pas me ſurprit : & je ne pûs oüir le nom de mon Rival, de la bouche d’Alcidamie, ſans en changer de couleur : car enfin je m’eſtois bien preparé à luy parler de Theanor, mais je n’avois pas creû qu’elle m’en deuſt parler la premiere. Madame, luy dis-je, je l’ay laiſſé ſi melancolique dans ſa chambre, que je ne penſe pas qu’il ſoit preſentement d’humeur à chercher la converſation. Vous eſtes donc un mauvais Amy, dit elle en ſous-riant, de l’avoir quitté en cét eſtat. C’eſt que ſon humeur eſtoit ſi ſombre, luy dis-je, que ma preſence l’importunoit : & peut-eſtre meſme plus que celle de beaucoup d’autres n’euſt pû faire. En verité Leontidas, vous me mettez en peine, repliqua t’elle, car Theanor eſt un fort honneſte homme : & s’il luy eſtoit arrivé quelque grand malheur, l’en ſerois extrémement faſchée. Madame (luy dis-je, touſjours plus inquiet, plus curieux, & plus jaloux) comme il n’y a pas long temps que je ſuis à Samos, je n’y sçay pas encore bien les nouvelles du monde : mais pour vous qui les sçavez toutes, je m’imagine que vous n’ignorez pas le mal de Theanor, qui a mon advis, vient de quelque paſſion violente. Alcidamie qui creut lors que je luy voulois parler pour Theanor, changea de couleur ; & me regardant plus ſerieusement qu’auparavant, je n’ay point sçeu, dit elle, que voſtre Amy fuſt amoureux, & je ne penſe pas meſme qu’il le ſoit. Mais enfin Leontidas, s’il n’a point d’autre cauſe de ſa melancolie que celle là, je ne le pleins plus tant que je faiſois. C’eſt peut eſtre (luy dis-je en le regardant aſſez attentivement) que vous sçavez qu’il n’eſt pas à pleindre : & qu’il n’eſt pas haï de la perſonne qu’il aime. Je ne sçay, me reſpondit elle, s’il eſt haï ou s’il eſt aimé : car je ne ſuis ny ſa Maiſtresse ny ſa Confidente. Pleuſt aux Dieux que la moitié de ce que vous dittes fuſt vray (luy dis-je en l’interrompant aſſez bruſquement) car Leontidas en ſeroit plus heureux qu’il n’eſt. Leontidas, dit elle en ſous-riant, vous eſtes d’une Iſle conſacrée à la Mere des Amours, où la galanterie eſt une Loy ; où l’on ne parle que d’aimer ; où l’on n’entretient les Dames que de choſes flateuſes, douces, & obligeantes. Mais pour nous qui reverons une autre Divinité ; qui ſommes un peu moins galantes qu’elles ; & meſme ſi vous lé voulez, un peu plus fieres : j’ay à vous apprendre comme à un Eſtranger, qu’il ne faut pas dire de ſemblables choſes à toutes nos Dames, qui s’en offenceroient peut-eſtre plus que moy ; parce qu’elles ne sçauroient pas excuſer la couſtume de voſtre Païs comme je fais. A toutes vos Dames ! repris-je avec precipitation ; ha divine Alcidamie, vous ne connoiſſez pas Leontidas, ſi vous croyez qu’il die jamais à nulle autre perſonne qu’à vous, qu’il eſt eſperdûment amoureux. Serieuſement, me dit elle, Leontidas, corrigez vous de cette mauvaiſe habitude, ou je m’en pleindray à voſtre Amy ; & le prieray de vous l’oſter s’il eſt poſſible. Il ne le pourroit pas, luy reſpondis-je, quand il l’entreprendroit : J’éviteray donc voſtre converſation, reprit elle, juſques à ce que vous ayez apris nos couſtumes. C’eſt l’uſage par tout, luy repliquay-je, d’adorer les Belles comme vous : & c’eſt auſſi l’uſage general, reſpondit elle, excepté en Chipre, que les Belles dont vous entendez parler, ſont glorieuſes & fieres : & ne ſouffrent pas qu’on leur die de ſemblables choſes. Mais eſt il poſſible, luy reliquay-je, que toutes les Belles ſoient inexorables à Samos ? & n’y en a t’il jamais eu qui ayent ſouffert d’eſtre aimées ; qui ayent permis d’eſperer qu’elles aimeroient un jour, qui ayent donné leurs Portraits ; & fait pluſieurs autres choſes tres agreables pour ceux qui les reçoivent ? Je n’en connois point (dit elle, ne sçachant pourquoy je luy faiſois ce bizarre diſcours) & quand j’en connoiſtrois, leur exemple ne ſeroit pas ſuivi par Alcidamie. Mais enfin encore une fois Leontidas, deffaites vous de cette mauvaiſe habitude, ſi vous voulez que je vous accorde ma converſation. Alcidamie dit cela d’une façon qui me fit craindre qu’elle ne me banniſt : & quoy que ma jalouſie me perſuadast qu’elle n’eſtoit fiere envers moy, que pour eſtre fidelle à mon Rival, le dépit ne chaſſa pourtant pas l’amour de mon cœur : de ſorte que prenant la parole, Si ce n’eſt qu’une mauvaiſe habitude, luy dis-je, vous ſeriez injuſte de pretendre me l’oſter ſi toſt : c’eſt pourquoy je vous conjure de me donner quelques jours. Alcidamie qui eſtoit bien aiſe de tourner la choſe en raillerie, dit qu’elle m’accordoit la reſte du jour : mais je preſſay tant, & dis tant de choſes, que j’en obtins huit ; au delà deſquels je ne devois plus luy rien dire de trop galant, ny de trop paſſionné : me diſant touſjours en riant, qu’elle s’en pleindroit à Theanor, ſi je luy manquois de parole. Ce fut de cette ſorte qu’au lieu de parler de mon Rival, Alcidamie m’en parla : & qu’au lieu de bien deſcouvrir ſes ſentimens pour luy, je déclaray mon amour à Alcidamie.

En ſortant de chez la Princeſſe, je me trouvay aſſez heureux durant quelques momens, d’avoir pû faire sçavoir que j’aimois : mais venant à repaſſer tout ce qu’Alcidamie m’avoit dit, il me ſembloit avoir remarqué, qu’elle n’avoit jamais nommé Theanor ſans changer de viſage : & qu’enfin je n’avois pas lieu de douter qu’elle ne l’aimaſt, ce qui me donnoit une inquietude eſtrange. Si je n’euſſe point eu d’obligation à Theanor, j’euſſe cherché des voyes plus violentes de m’éclaircir avec que luy, que celle que je prenois : mais luy devant autant que je faiſois, je ne sçavois quelle reſolution prendre ; & j’eſtois tres malheureux. Que me ſert, diſois-je, d’avoir le Portrait d’Alcidamie, ſi Theanor poſſede ſon cœur ? Quittons donc, quittons un deſſein qui nous fera faire cent laſchetez inutilement Mais peut-eſtre, diſois-je en ſuitte, ce Portrait eſt il dérobé : Mais s’il eſt dérobé, adjouſtois-je, il l’eſt touſjours par un homme amoureux d’Alcidamie : & quoy que ce fuſt un grand bonheur pour moy, que la choſe fuſt ſeulement ainſi ; ce m’eſt touſjours un grand malheur d’eſtre Rival d’un homme qui m’a obligé. Cependant Theanor n’avoit pas l’ame moins en peine que moy : car il faut que vous vous ſouveniez que je vous ay deſja dit qu’il avoit aimé, & qu’il aimoit encore paſſionnément Alcidamie : de laquelle il n’avoit jamais pû obtenir la moindre choſe, comme je l’ay sçeu depuis. Ce n’eſt pas que le Portrait que j’avois trouvé ne fuſt à luy : mais c’eſt qu’il ne luy avoit pas eſté donné par Alcidamie ; qui ne sçavoit pas meſme qu’il l’euſt. Car il faut que vous apreniez, que cette belle Perſonne avoit fait faire ſon Portrait, pour le donner à une de ſes Amies nommée Acaſte : & qu’elle l’avoit fait faire avec un fort grand ſoing. Et en effet, elle le luy avoit donné : mais à quelque temps de là, Polycrate devant s’embarquer pour s’en aller à la guerre, chacun allant dire adieu à ſes connoiſſances, il fut grand nombre de perſonnes de qualité chez Acaſte, pour prendre congé d’elle : & entre les autres Theanor y fut, comme elle venoit de ſortir, pour aller faire quelque viſite. Et comme il ne trouva perſonne en bas, il monta dans ſa chambre, & vit ſur ſa Table le Portrait d’Alcidamie qu’elle y avoit oublié : de ſorte qu’aimant paſſionnément comme il faiſoit, & eſtant preſt de s’eſloigner de Samos, il fit ce que je penſe que j’euſſe fait comme luy, ſi j’euſſe eſté à ſa place : c’eſt à dire qu’il oſta la Peinture de la Boiſte où elle eſtoit, qui eſtoit trop riche pour la prendre : & ſortit ſi heureuſement, qu’il ne fut veû de perſonne. Un moment apres Timeſias qui eſtoit Parent d’Acaſte, & qui aimoit auſſi Alcidamie, entra dans la meſme Maiſon, ſans trouver perſonne non plus que luy : & fut à la chambre de ſa Parente, qu’il trouva au meſme eſtat que Theanor l’avoit laiſſée : je veux dire ouverte, & ſur la Table la Boiſte de Portrait, qu’il avoit oublié de refermer. De ſorte que Timeſias qui l’avoit veuë pluſieurs fois entre les mains de ſa Parente, ne pût comprendre pourquoy la Peinture n’y eſtoit plus : ſi bien que faiſant du bruit pour faire venir quelqu’un à luy ; des femmes qui eſtoient dans une Garde-robe proche de là ſortirent : & il leur demanda d’où venoit que cette Boiſte de Portrait eſtoit ſur la Table, ſans que la Peinture fuſt dedans ? Ces femmes toutes ſurprises, dirent qu’elles n’en sçavoient rien : qu’il n’y avoit pas un quart d’heure qu’elle y eſtoit ; & qu’elles l’avoient meſme veuë depuis que leur Maiſtresse eſtoit ſortie. En ſuitte elles accuſerent Timeſias comme Amant d’Alcidamie de l’avoir priſe : & ſe mirent à le prier de la remettre dans ſa Boiſte. Luy s’en deffendit avec chagrin : & pendant cette conteſtation, Acaſte revint chez elle, & aprit la choſe. D’abord elle creut ce que ſes Femmes luy dirent : & s’imagina que ſon Parent qu’elle sçavoit eſtre tres amoureux d’Alcidamie, l’avoit effectivement priſe : & quoy qu’il luy peuſt dire, elle ne voulut jamais le croire : de ſorte qu’elle s’en faſcha extrémement contre luy. Neantmoins comme il luy jura fortement qu’il n’avoit pas pris ce Portrait, on s’informa qui eſtoit venu chez Acaſte : Mais ſes femmes qui vouloient s’excuſer de leur negligence, jurerent & proteſterent auſſi bien que les autres Domeſtiques, qu’il n’y eſtoit venu que Timeſias. Cependant Theanor pour ne laiſſer nul ſoubçon de luy, retourna chez Acaſte, pour luy dire adieu : & ſans luy teſmoigner qu’il y eſtoit deſja venu auparavant, elle luy fit ſes pleintes de la perte qu’elle avoit faite : & il luy reſpondit malicieuſement au lieu de la conſoler, que s’il en euſt perdu autant, il en ſeroit mort de douleur. Enfin il partit avec ce threſor caché : & faiſant ſervir à ce Portrait une Boiſte qu’il avoit, qui s’y trouva aſſez juſte ; parce que l’on fait preſque tous les petits Portraits de meſme grandeur : il s’embarqua auſſi ſatisfait, que Timeſias eſtoit chagrin : Car il s’imaginoit bien que c’eſtoit quelqu’un de ſes Rivaux qui avoit dérobé cette Peinture. Cependant Alcidamie ayant sçeu la choſe, ſoubçonna d’abord Acaſte de l’avoir donné à ſon Parent : mais enfin elle luy fit bien connoiſtre que cela n’eſtoit pas : car eſtant touſjours perſuadée qu’il l’avoit priſe elle rompit avec luy à ſon retour. Alcidamie de ſon coſté, qui eſt fort glorieuſe, trouva tres mauvais qu’il euſt eu la hardieſſe de faire ce larcin : & le traitta fort mal, toutes les fois qu’il luy voulut parler, apres qu’il fut revenu. Comme elle vivoit tres civilement avec Theanor, quoy qu’elle ne le favoriſast pas : elle s’en pleignit à luy comme aux autres, & luy teſmoigna ſe tenir tellement offencée de la hardieſſe de Timeſias, qu’il n’eut jamais celle de luy dire que c’eſtoit luy qui avoit fait ce precieux larcin, de peur de ſe charger de la haine qu’il voyoit qu’elle avoit pour ſon Rival : qui eſt le meſme qui devint mon ennemi dés le premier jour que j’arrivay à Samos. Voila donc de quelle façon Theanor ſans eſtre favoriſé, avoit eu le Portrait d’Alcidamie : car j’ay sçeu toutes ces choſes bien preciſément depuis ce temps là : & voila auſſi la raiſon pourquoy il ne pouvoit ſe reſoudre à me dire que ce Portrait fuſt à luy : parce qu’il sçavoit de certitude, qu’Alcidamie le haïroit, dés qu’elle sçauroit la choſe. D’abord ma ſeule jeuneſſe l’en empeſcha : mais en ſuitte apprenant que j’eſtois amoureux d’Alcidamie, il creut qu’il eſtoit bon que je m’imaginaſſe qu’elle aimoit, & qu’elle avoit donné ce Portrait à quelqu’un : eſperant que cela m’obligeroit à me delivrer de cette paſſion. Il ne pouvoit pourtant ſe reſoudre à me dire ce menſonge ouvertement : & il me le laiſſoit ſeulement croire ſans m en deſabuser. De plus, il jugeoit bien qu’encore qu’il m’euſt advoüé qu’il aimoit Alcidamie, je n’euſſe pas ceſſé de l’aimer, apres ce que je luy avois dit : ſi bien que ne voulant pas me donner des armes pour le combattre, & pour le deſtruire dans ſon eſprit, en m’avoüant que ce Portrait eſtoit celuy qu’il avoit dérobé, ou en me diſant avec menſonge qu’Alcidamie le luy avoit donné : il ne sçavoit quelle reſolution prendre non plus que moy : & nous fuſmes quelques jours à nous fuir avec autant de ſoing, que nous avions accouſtumé de nous chercher. Durant ce temps là, je voyois Alcidamie autant qu’il m’eſtoit poſſible : & me ſervant du privilege qu’elle m’avoit donné, je luy parlois de ma paſſion : & elle feignoit touſjours de croire que ce n’eſtoit encore que par habitude : me priant de nouveau de me ſouvenir de conter bien les jours qu’elle m’avoit accordez.

Cependant apres avoir eſté un jour ſans la voir, je ſus me promener ſeul dans des Jardins publics qui ſont à la Ville, & qui ſont auſſi beaux que ceux du Prince Polycrate : pour y reſver avec plus de liberté, je pris une Allée fort couverte, où quelque temps apres ne pouvant m’empeſcher de regarder le Portrait d’Alcidamie, je le tiray de ma poche : & trouvant un ſiege de gazon contre une Paliſſade, je me mis à le conſiderer avec beaucoup de plaiſir. Mais à quelques momens de là, je le regarday avec beaucoup de chagrin : par la cruelle penſée que j’avois, qu’il euſt eſté donné à celuy qui l’avoit perdu : & je penſe meſme que ma jalouſie me fit prononcer quelques paroles, qui obligerent Timeſias qui ſe promenoit ſans que l’en sçeuſſe rien dans une Allée qui touchoit celle où j’eſtois, à regarder qui eſtoit celuy qui parloit : car comme je n’avois parlé qu’à demy haut ; & que je n’avois prononcé que trois ou quatre mots, il ne me connut pas à la voix. Il s’aprocha donc de la Paliſſade : & paſſant curieuſement : les yeux à travers l’eſpaisseur de branchez & des feüilles, il vit d’abord que je tenois un Portrait : & un inſtant apres, il connut que c’eſtoit celuy d’Alcidamie : & le meſme qu’elle avoit autrefois donné à Acaſte, & que l’on avoit creû qu’il avoit pris. Car il sçavoit bien qu’Alcidamie n’avoit jamais eſté peinte que cette ſeule fois là : n’ayant plus voulu ſouffrir de l’eſtre, depuis la perte de cette Peinture, quoy que ſon Amie l’en euſt preſſée. Comme il n’y avoit pas fort long-temps que j’eſtois à Samos, & que je n’avois nulle converſation particuliere avec Timeſias, depuis nos dernieres broüilleries, il ne s’eſtoit pas aperçeu que je fuſſe amoureux d’Alcidamie : de ſorte qu’il fut eſtrangement ſurpris, de voir le Portrait de la Perſonne qu’il amoit, entre les mains de ſon Ennemy : & un Portrait encore qui l’avoit fait haïr d’Alcidamie, & que l’on avoit creû qu’il avoit pris. Ce qui l’embarraſſoit le plus, c’eſtoit qu’il sçavoit bien que je ne connoiſſois pas encore Acaſte ni Alcidamie, lors qu’il avoit eſté perdu puis qu’il le fut auparavant que je fuſſe à Samos ; de ſorte qu’il ne pouvoit que penſer de cette avanture. Neantmoins eſtant reſolu de s’en eſclaircir, il fit le tour de l’Allée en diligence : & paſſant dans celle où j’eſtois, il me trouva encore ſi attentif à regarder ce Portrait que je tenois à la main, que tout ce que je pûs faire, fut de refermer la Boiſte, auparavant qu’il fuſt prés de moy. Comme nous eſtions en civilité, quoy que nous ne nous aimaſſions pas, je me levay lors qu’il approcha : & apres nous eſtre ſalüez aſſez froidement, je me preparois à continuer ma promenade, ſans m’arreſter aveques luy : lors que m’abordant, le viſage aſſez eſmeu ; Leontidas, nie dit il, quoy que vous ne ſoyez pas mon Amy particulier, comme vous eſtes homme d’honneur, j’eſpere que vous me direz une verité que je veux sçavoir de vous, & qui m’importe extrémement. Je ne sçay pas, luy repliquay-je, ſi je vous diray la verité que vous voulez sçavoir : Mais je sçay du moins que je ne vous diray pas un menſonge. Aprenez moy donc, reſpondit il, qui vous a donné un Portrait d’Alcidamie, que le hazard vient de me faire voir entre vos mains, en me promenant de l’autre coſté de cette Paliſſade. Bien que la curioſité, luy dis-je, que vous avez de regarder ce que je fais, ne meritaſt peut-eſtre pas tant de ſincerité : je vous diray touteſfois, que la Fortune toute ſeule me l’a donné, & que je n’en ay obligation à perſonne. Timeſias entendant cette reſponce, creût que je ne voulois pas luy dire ce qu’il vouloit sçavoir : de ſorte que s’en faſchant, je sçay bien, me reſpondit-il, que vous le devez tenir de la Fortune, pluſtost que de l’incomparable Alcidamie, qui ſans doute ne vous l’a pas donné : Mais je demande par quelles mains cette aveugle Fortune l’a mis entre les voſtres. Comme je ne me ſuis pas obligé (luy reſpondis-je l’eſprit fort irrité, parce qu’il me vint un ſoubçon que Timeſias eſtoit mon Rival) de vous dire toutes les veritez que je sçay : & qu’en qualité d’homme d’honneur, je ne ſuis ſeulement engagé qu’à ne vous dire pas un menſonge : je ne vous diray plus rien du tout ; & vous en penſerez ce qu’il vous plaira. Vous me direz pourtant, repliqua t’il bruſquement, de qui vous avez eu cette Peinture : Leontidas, reſpondis-je en le regardant fierement, n’eſt guere accouſtumé de dire ce qu’il ne veut pas que l’on sçache : principalement à des gens qu’il ne met pas au nombre de ſes Amis. Auſſi eſt-ce comme voſtre ennemy (me repliqua t’il en mettant l’Eſpée à la main) que je veux vous faire avoüer qui vous a donné ce Portrait, & meſme vous le faire rendre. A peine eut il achevé de parler, & eut il fait cette action, que ſans luy reſpondre je mis auſſi l’Eſpée à la main, & que nous commençaſmes de nous battre : comme il eſt tres adroit, & que je fus fort heureux, nous fuſmes quelque temps ſans nous rien faire : mais paſſant tout d’un coup ſur luy, apres luy avoir fait une legere égratignure au bras gauche, nous diſputasmes la victoire opiniaſtrément. Et lors que nous euſmes eſté chacun à noſtre tour, tantoſt deſſus tantoſt deſſous : à la fin comme j’eſtois preſt d’avoir l’avantage tout entier, & que je taſchois de racourcir mon Eſpée pour faire avoüer ma victoire à Timeſias ; Policrate qui venoit ſe promener en ce meſme lieu arriva., ſuivi de beaucoup de monde, & de Theanor meſme : qui ne sçachant du bout de l’Allée qui c’eſtoit, fut le premier de tous à nous venir ſeparer. Dans la fureur où j’eſtois, de voir que l’on m’arrachoit d’entre les mains mon ancien ennemy & mon nouveau Rival, j’en voulus quereller Theanor : mais Polycrate arrivant un moment apres, il fallut changer de diſcours : & luy demander pardon de ce que contre ſes ordres nous nous eſtions encore querellez Timeſias & moy. Comme il m’aimoit alors plus que mon ennemy ; que j’eſtois Eſtranger ; & que l’autre eſtoit ſon Subjet ; ce fut à luy que s’adreſſerent ſes reprochez : mais Timeſias qui vouloit ſe juſtifier, & arriver à ſa fin, luy dit, Seigneur, ſi vous sçaviez la cauſe de noſtre querelle, vous m’excuſeriez ſans doute : & vous avoüeriez que je n’ay fait que ce que j’ay deu faire. J’ay peine à croire, repliqua Polycrate, que vous ayez raiſon de quereller Leontidas : & c’eſt pour cela, pourſuivit il, que je veux aprendre toutes les particularitez de ce démeſlé. Seigneur (luy dis-je tout deſesperé de ce que l’on alloit sçavoir que j’avois cette Peinture entre les mains ; & craignant que Policrate ne m’obligeaſt à la rendre) vous perdrez un temps que vous pouvez mieux employer à toute autre choſe : & il ſuffira que vous ſoyez ſeulement perſuadé que nous n’avons fait l’un & l’autre, que ce que des gens de cœur eſtoient obligez de faire. Mais quoy que je puſſe dire, Polycrate ſollicité par Timeſias, qui ſouhaitoit d’eſtre juſtifié du larcin de ce Portrait, voulut eſtre eſclaircy de la choſe, & ſe fit dire ce que c’eſtoit. Alors Timeſias le faiſant ſouvenir de la perte du Portrait d’Alcidamie (car toute la Cour avoit sçeu qu’il avoit eſté pris) le faiſant, dis-je, ſouvenir qu’il avoit eſté accuſé comme Amant d’Alcidamie, d’avoir fait ce precieux larcin, & qu’Alcidamie l’en avoit mal traitté : il luy dit en ſuitte, qu’il m’avoit veu ce meſme Portrait entre les mains ; & qu’il avoit ſeulement voulu sçavoir de qui je le tenois, pour ſe juſtifier aupres d’elle : sçachant bien que ce n’eſtoit pas moy qui l’avoit pris qu’il n’ignoroit pas que je n’eſtois pas encore à Samos quand il fut dérobé à Acaſte. Pendant le diſcours de Timeſias, j’eus des ſentimens bien differens : car j’eus une joye extréme de connoiſtre certainement par ce qu’il diſoit, que ce Portrait n’avoit point eſté donné à celuy qui l’avoit perdu : & je fus quelques moments, que ma jalouſie diminua d’autant que mon amour augmenta. Mais voyant en ſuitte avec quelle ardeur parloit mon ennemy, & que j’allois ſervir à ſa juſtification, & peut eſtre à le remettre bien avec Alcidamie, l’en eſtois deſesperé. Cependant apres qu’il eut ceſſé de parler, comme il ſembloit avoir quelque raiſon, Polycrate qui a infiniment de l’eſprit, n’imaginant pas la verité de la choſe ; & croyant ſeulement que j’avois voulu cacher le nom de celuy qui m’avoit donné le Portrait : me dit qu’il ne vouloit pas m’obliger à dire devant tout le monde qui il eſtoit, mais ſeulement à luy en particulier : & que ſi meſme je ne voulois pas de luy dire, il ſuffiroit encore pour la juſtification de Timeſias, que j’avoüaſſe publiquement que quelqu’un qui vray-ſemblablement pouvoit l’avoir pris chez Acaſte, me l’avoit donné. Je vous laiſſe à penſer quelle joye j’eus de ne pouvoir juſtifier mon Rival, & mon Ennemy tout enſemble ; de ſorte que je commençay alors de conter avec toute l’ingenuité que la verité peut avoir, comment j’avois trouvé ce Portrait en me promenant : me gardant bien de faire connoiſtre les ſoubçons que j’avois que c’eſtoit Theanor qui l’avoit perdu : car outre qu’en effet ce n’eſtoient que des ſoubçons, je n’avois pas encore bien déterminé dans mon eſprit, auquel de ces deux Rivaux j’euſſe mieux aimé nuire. D’abord mon diſcours ſurprit un peu Polycrate : de ſorte que pour l’apuyer mieux, je luy dis que Theanor qu’il voyoit aupres de luy, sçavoit bien que je ne mentois pas : puis que je l’eſtois allé trouver, pour luy dire l’avanture que j’avois euë le premier ſoir que nous eſtions arrivez à Samos : que je luy avois montré ce Portrait, & l’avois meſme prié par un ſentiment de curioſité, de s’informer qui pouvoit l’avoir perdu : & de me nommer meſme la perſonne pour qui il avoit eſté fait. Ainſi Theanor fut contraint de me ſervir de teſmoin, & Polycrate ne douta point du tout que la choſe ne fuſt comme je la diſois : de ſorte que ne pouvant pas trouver que j’euſſe eu tort de ne dire point un menſonge à Timeſias : & trouvant auſſi que Timeſias avoit ea ſujet de croire que je ne parlois pas ſincerement : il nous commanda de nous embraſſer. Mais auparavant Timeſias ſupplia Polycrate de vouloir que je rendiſſe à Alcidamie le Portrait que j’avois trouvé : Vous me ferez croire, dis-je alors en riant à Timeſias, que c’eſt peut-eſtre vous meſme qui avez perdu ce Portrait en vous promenant : & que vous repentant d’un larcin qui ne noirciroit pourtant pas voſtre reputation quand vous l’auriez fait, vous voulez qu’il ſoit reſtitué. Timeſias rougit de colere à ce diſcours ſans y reſpondre : & ce qu’il y eut d’admirable fut que quelques perſonnes creurent que la choſe eſtoit ainſi, & le publierent : & à mon advis Theanor y contribua tout ce qu’il pût. Pour moy qui fus ravy de voir que Polycrate rioit de ce que le diſois, je luy dis en luy adreſſant la parole, que ce ſeroit une eſtrange choſe, ſi n’ayant rien pris à perſonne, on m’obligeoit à rendre ce que la Fortune toute ſeule m’avoit donné. En que n’ayant point fait de crime, je ne devois pas eſtre puni : ny eſtre traité de la meſme ſorte que le pourroit eſtre le veritable voleur du Portrait. s’il eſtoit connu. Timeſias voulut encore dire quelque choſe : mais Polycrate prenant la parole, & voulant tourner toute cette querelle en galanterie, me dit que pour toute punition de m’eſtre battu, il vouloit que du moins je monſtrasse cette Peinture. Seigneur, luy dis-je, il eſt ſi glorieux à Alcidamie qu’elle ſoit veuë, que je n’en feray pas de difficulté : pourveû que vous me faſſiez l’honneur de m’aſſurer de me la rendre : & comme il me l’eut promis je la luy monſtray. mais à peine l’eut il veuë, que regardant la Boiſte, Leontidas, me dit il, ne vous eſtonnnez pas du chagrin de Timeſias : car par la magnificence des Pierreries dont cette Boiſte eſt ornée, il s’eſt ſans doute imaginé que vous eſtiez peut-eſtre ſon Rival ; quis qu’on ne fait gueres une telle deſpence pour une Perſonne indifferente. Seigneur, luy repliquay-je, j’ay trouvé ce Portrait dans la Boiſte où vous le voyez : mais pour montrer que je ne ſuis pas avare, je ſuis preſt de la rendre ſans peinture à Timeſias, ſi c’eſt luy qui l’a perduë. Polycrate craignant que ce diſcours n’aigriſt la converſation, nous commanda alors abſolument de nous embraſſer : ce que nous fiſmes ſans incivilité, quoy que ce fuſt aſſez froidement. En ſuitte de quoy me rendant le Portrait d’Alcidamie, apres avoir conſideré avec autant d’attention que s’il n’euſt jamais veû la Perſonne qu’il repreſentoit : il me dit en riant qu’un Amant d’Alcidamie ſeroit bien heureux d’eſtre en ma place : & d’avoir obtenu de la Fortune, ce qui ne ſeroit pas ſi aiſé d’obtenir d’elle. En ſuitte il fut chez la Princeſſe ſa Sœur où il voulut que j’allaſſe : mais pour Timeſias, il ſe retira bien faſché que ſon combat n’euſt pas eſté plus heureux : & bien aiſe touteſfois de s’imaginer que ce qu’il avoit fait pourroit deſabuser Alcidamie. La choſe n’alla pourtant pas ainſi : car effectivement cette belle Perſonne s’imagina touſjours, que Timeſias avoit autreſfois pris ce Portrait, & l’avoit perdu depuis en ſe promenant : & que c’eſtoit ſeulement pour le recouvrer qu’il s’eſtoit battu contre moy.

Je vous laiſſe à juger quel bruit fit cette avanture dans la Cour : comme nous arrivaſmes chez la Princeſſe où Theanor ne vint pas, on l’y sçavoit deſja : parce que quelqu’un de la compagnie avoit devancé le Prince, & l’y avoit publiée. Alcidamie qui s’y trouva par hazard ne me vit pas pluſtost qu’elle rougit : comme ſi elle euſt eu quelque confuſion de sçavoir que j’avois ſa Peinture. D’abord que Polycrate entra, il me fit appoecher de la Princeſſe Herſilée, aupres de laquelle eſtoit Alcidamie : & leur racontant ce qu’elles sçavoient deſja ; il ne faudroit plus, dit il, pour achever cette avanture, ſinon que Leontidas fuſt effectivement amoureux d’Alcidamie, auſſi bien que Theanor & Timeſias le ſont : dont l’un eſt ſon Amy, & l’autre ſon ennemy, pourvoir un peu comment un homme nai en l’Iſle de Chipre ſe démeſleroit de toutes ces choſes, Seigneur ; luy dis-je en rougiſſant & en ſous— riant, s’il ne faut que cela pour rendre cette avanture belle, vous pouvez n’y ſouhaitter plus rien. N’eſcoutez pas Leontidas, interrompit Alcidamie, comme s’il parloit ſerieusement : car Seigneur, comme vous le sçavez, c’eſt la couſtume de ſon Païs, de traiter de cette ſorte toutes les Dames. Il y a deſja ſix jours, pourſuivit elle, que je taſche de l’en corriger : & il m’a promis que dans deux au plus tard, il ne me parlera plus ainſi. Quoy, dit Polycrate parlant à Alcidamie, il y a ſix jours que Leontidas vous dit de ſemblables choſes de voſtre conſentement ? Ouy, Seigneur, repliqua t’elle en rougiſſant, mais c’eſt à condition qu’il ne m’en dira plus jamais. Nous en croirons ce qu’il vous plaira, dit alors la Princeſſe Herſilée en ſous-riant : Non feray pas moy (reprit Polycrate en regardant Alcidamie) car je ſuis perſuadé, que puis que Leontidas vous a dit une fois qu’il vous aime, il vous le dira touſjours. Mais il me le dira inutilement, repliqua Alcidamie, puis que je ne l’eſcouteray point : Cependant Seigneur, luy dit elle encore, il n’eſt pas temps de railler, lors que j’ay à me pleindre d’une injuſtice que vous m’avez faite. Car enfin, adjouſta t’elle, vous n’avez pas encore ordonné a Leontidas de me rendre men Portrait. Policrate qui imagina quelque plaiſir, comme je j’ay sçeu depuis, à me voir en peine, luy reſpondit que c’eſtoit parce que ce ne devoit pas eſtre à la priere de Timeſias, mais à la ſienne, qu’il devoit accorder une choſe de cette nature. S’il ne faut que cela, dit elle, je vous ſupplie tres humblement de luy ordonner donc de me le rendre a l’heure meſme : je ne puis, dit alors Polycrate, que l’en prier ; car je ne ſuis pas ſon Maiſtre. Vous me pouvez commander toutes choſes, luy dis-je, mais pour celle là, elle ſeroit ſi injuſte, que je n’apprehende pas que vous me l’ordonniez. Et quelle injuſtice y a t’il, repliqua Alcidamie, à me rendre ce qui m’apartient ? En verité, dit la Princeſſe, vous y avez moins de part que Leontidas : car ne l’avez vous pas donné à Acaſte ? Ouy Madame, reprit elle, mais puis que je l’ay donné à Acaſte, il n’eſt pas à Leontidas. Pour moy, diſoit Polycrate, je trouve qu’Alcidamie n’a pas tort : & je trouve, adjouſta la Princeſſe Herſilée, qu’elle n’a pas grande raiſon. Car enfin Acaſte a ſi mal conſervé ſon Portrait, & Leontidas l’a ſi bien deffendu, qu’il me ſemble mieux entre ſes mains qu’entre les ſiennes. Ha Madame, luy dis-je, que je vous ſuis obligé, & quelles graces ne vous dois-je point rendre ! Durant que je la remerciois, & que je luy exagerois mes raiſons, pour me la rendre encore plus favorable je vy que Polycrate parloit bas à Alcidamie, & qu’il rioit avec elle. Il me ſembla meſme que depuis cela, je les vy ſous-rire une fois ou deux d’ intelligence : & en effet Polycrate avoit fait la guerre à Alcidamie, de ce qu’elle avoit avoüé que je luy avois parlé d’amour : & luy avoit dit pour m’obliger, qu’il croyoit qu’effectivement je fuſſe amoureux d’elle. Mais pour l’eſprouver, luy dit il, obſtinez vous tout aujourd’huy à vouloir qu’il vous rende voſtre Portrait. Comment, luy dit elle. Seigneur, tout aujourd’huy ! (luy parlant touſjours bas) ce ſera toute ma vie, ou du moins juſques à ce qu’il me l’ait rendu. Cependant comme je n’avois pas oüy ce qu’il avoit dit ; & que tant que dura encore la converſation, je vy Polycrate ſous-rire à diverſes fois, en attendant Alcidamie qui me preſſoit de luy rendre ſa Peinture, j’en eus quelque legere inquietude : Mais enfin comme la Princeſſe eſtoit de mon parti, & qu’elle eſtoit ravie que l’amitié que Polycrate me teſmoignoit, euſt diminué celle qu’il avoit eue autreſfois pour Timeſias qu’elle n’aimoit point : elle dit qu’abſolument elle ne permettroit pas que je rendiſſe cette Peinture. Car (dit elle obligeamment pour moy a Alcidamie) vous n’y avez plus de droit, puis que vous l’avez donnée à Acaſte : elle n’y en a non plus que vous, puis qu’elle l’a perduë par ſa negligence : & Leontidas y en a plus que vous deux, puis qu’il l’a trouvée par ſa bonne fortune, qu’il l’a conquiſe par ſa valeur ; qu’il empeſchera bien que celuy qui l’a priſe, quel qu’il ſoit, ne la poſſede jamais : & que de plus il la merite. Polycrate qui vouloit encore ſe divertir, dit alors à Herſilée qu’il ſeroit beaucoup plus juſte que ce Portrait demeuraſt en ſes mains : Mais ſans luy donner loiſir d’en dire les raiſons, l’arreſt de la Princeſſe fut ſuivi : Alcidamie declarant pourtant touſjours, ſans perdre le reſpect qu’elle devoit à Herſilée, qu’elle n’y conſentoit pas. Enfin le Prince ſe retira, & je me retiray auſſi, dés qu’il fut à ſon Apartement.

Ce fut lors qu’apres avoir repaſſé en ma memoire, tout ce qui m’eſtoit arrivé ce jour là, je me trouvay plus de malheur que de bonne fortune, l’eſtois veritablement ravi, de ce que le Portrait que j’avois, n’eſtoit pas un Portrait donné : & de ce que je pouvois preſques dire alors qu’il eſtoit à moy, & le regarder ſans en faire plus un ſi grand ſecret. Mais auſſi j’eſtois tres affligé, de ne pouvoir plus douter que mon meilleur Amy, & mon plus mortel ennemy ne fuſſent mes Rivaux. Car je connoiſſois bien que Theanor ne m’avoit voulu perſuader que ce Portrait avoit eſté donné à celuy qui l’avoit perdu, que pour me faire changer de deſſein : & je ne pouvois pas ignorer, veû la façon dont Timeſias avoit agi, qu’il ne fuſt encore tres amoureux d’Alcidamie. Apres, venant à me ſouvenir de l’attention avec laquelle Polycrate avoit regardé ce Portrait : comment au lieu de prendre mon parti, en parlant à Alcidamie il avoit pris le ſien : & comment il luy avoit parlé bas, & ry diverſes fois d’intelligence avec elle. Venant, dis-je, à me ſouvenir de toutes ces petites choſes, je m’imaginay que peut-eſtre ce Prince en eſtoit il amoureux : de ſorte que je trouvay, à parler ſincerement, que je n’eſtois gueres moins jaloux de mon Maiſtre, que de mon Amy & de mon Ennemy. J’euſſe pourtant eu cette conſolation, ſi j’euſſe sçeu la prendre en ce temps là, que je ne croyois pas fortement qu’Alcidamie aimaſt ni Polycrate, ni Theanor, ni Timeſias : mais je l’aprehendois de telle ſorte, que l’on peut dire que la crainte que j’en avois me tourmentoit plus, que ſi j’euſſe sçeu avec certitude qu’elle en euſt aimé un tout ſeul. Car ſi la choſe euſt eſté ainſi, toute ma jalouſie n’euſt eu au moins qu’un meſme objet : au lieu que par ma jalouſe prevoyance, je ſouffrois preſques tous les maux que j’euſſe pû ſouffrir, ſi Alcidamie les euſt aimez tous enſemble, ou les uns apres les autres. De quelque coſté qu’elle ait l’ame ſensible, diſois-je, j’ay grand ſujet de craindre que quelqu’un de ces trois redoutables Rivaux ne touche ſon cœur : Theanor eſt un fort honneſte homme, ſage, complaiſant, diſcret, & capable par ſon eſprit de faire toutes les choſes que l’amour la plus paſſionnée peut inſpirer : mais de les faire ſans eſclat, & de me deſtruire ſans que preſques je n’en aperçoive. De ſorte que ſi Alcidamie ſe plaiſt à eſtre aimée de cette maniere, j’ay ſujet de tout apprehender de ce coſté là. Au contraire, pourſuivois-je, ſi elle aime le bruit, la valeur, & la liberalité, Timeſias eſt un enjoüé, un brave, & un magnifique, qui touchera ſon inclination aiſément. Mais ô Dieux, adjouſtois-je, ſi elle eſt ambitieuſe, que ne trouvera t’elle point en Polycrate ? Si ſon ame aime la gloire, il en eſt tout couvert : ſi elle aime les richeſſes, comme il eſt le Roy de la Mer, il peut luy en acquerir de nouvelles, ſi les ſiennes ne ſuffisent pas à la contenter : & repaſſant alors en mon eſprit toutes les bonnes qualitez de Polycrate, je ſouffrois des maux qui ne ſont pas imaginables. Principalement quand je venois à ſonger au prodigieux bonheur de ce Prince, qui ne l’avoit jamais abandonné, quoy qu’il euſt pû entreprendre : Non non, diſois-je, nous n’avons qu’à nous informer ſeulement ſi Polycrate aime Alcidamie : car ſi cela eſt, il en eſt aimé, ou le ſera ſans doute bientoſt, veû qu’elle eſt ſa bonne fortune. Apres, quand je venois à penſer, que de ſes trois Rivaux, il n’y avoit que Timeſias, contre lequel je peuſſe teſmoigner tout mon reſſentiment : & que des deux autres, l’un eſtoit mon Amy, & l’autre mon Maiſtre, je perdois preſques la raiſon : de ſorte que je paſſay la nuit avec beaucoup d’inquietude. Neantmoins je n’avois pas abſolument determiné en mon eſprit, que Polycrate fuſt amoureux d’Alcidamie : ce n’eſt pas que je ne ſois contraint d’avoüer, que du ſimple ſoubçon dans mes jalouſies, je ne paſſe aiſément à la croyance de la choſe que je ſoubçonne : car je commence d’ordinaire à craindre ; puis à ſoubçonner ; & peu de temps apres à croire que ce que j’ay craint, & que ce que j’ay ſoubçonné, eſt effectivement arrivé, ou qu’au moins il arrivera bien toſt. Ayant donc paſſé une nuit tres faucheuſe, je vy entrer Theanor le matin dans ma Chambre : qui s’eſtant reſolu de ne me dire jamais la verité, & de taſcher touſjours de me guerir de la paſſion que j’avois pour Alcidamie ; me vint dire qu’il eſtoit bien aiſe de l’avantage que j’avois remporté le jour auparavant ſur mon Ennemy : mais qu’il eſtoit bien faſché de ce qu’il remarquoit que je m’attachois touſjours de plus en plus, à aimer Alcidamie. Que s’il luy euſt eſté permis de me dire les veritables raiſons qui m’en devoient empeſcher, il eſtoit aſſuré que je n’y penſerois plus. La plus forte de toutes, luy dis-je tout hors de moy, eſt que j’entendis hier dire au Prince Polycrate, que vous en eſtes amoureux, auſſi bien que Timeſias : Mais Theanor, je n’y sçaurois plus que faire ; il faut malgré moy, que je ſois voſtre Rival : & puis qu’il eſt bien permis à Timeſias d’aimer Alcidamie, il me ſemble que vous devez ſouffrir que Leontidas faſſe la meſme choſe. Quand l’ay commencé de l’aimer, pourſuivis-je, je ne sçavois pas que vous l’aimaſſiez : Mais aujourd’huy que l’Amour eſt Maiſtre de mon cœur, il n’eſt plus temps de le vouloir combattre. Theanor voyant que je sçavois ſa paſſion, ne la voulut pas nier abſolument : il me dit donc qu’il eſtoit vray qu’il avoit aimé Alcidamie, comme tout le reſte de la Court l’avoit aimée : Mais qu’il eſtoit vray auſſi, que par des raiſons qu’il ſouhaittoit que je devinaſſe, il faiſoit tout ce qu’il pouvoit pour vaincre ſa paſſion. Enfin il sçeut ſi bien à travers l’obſcurité de ſes paroles ambiguës, me faire entendre clairement, que la raiſon pour laquelle il ſe retiroit de cette amour, eſtoit parce que le Prince Polycrate en avoit une ſecrette pour Alcidamie, que je ne l’entendis que trop. Ha mon cher Theanor (luy dis-je en l’embraſſant tout mon Rival qu’il eſtoit, parce que Polycrate m’eſtoit encore plus redoutable que luy) je sçay deſja ce que vous dittes : & pluſieurs choſes me l’ont apris. Theanor qui penſoit avoir inventé ce qu’il venoit de me dire, afin de me deſtacher du ſervice d’Alcidamie, fut bien ſurpris de m’entendre parler ainſi : & par un ſentiment jaloux, craignant à ſon tour d’avoir dit une verité, en penſant dire un menſonge : il me preſſa de luy aprendre ce que je sçavois de cette amour de Polycrate, qu’il penſoit eſtre ſi ſecrette, diſoit il, que perſonne du monde ne la sçeuſt que luy. Mais moy qui n’eſtois pas moins curieux qu’il l’eſtoit, luy juray qu’il ne sçauroit pas ce que je sçavois, s’il ne me diſoit le premier, comment il pouvoit expliquer tout ce qu’il m’avoit dit autreſfois du Portrait d’Alcidamie, qu’il m’avoit aſſuré avoir eſté donné à celuy qui l’avoit perdu. Theanor ſe voyant alors preſſé, par l’extréme envie qu’il avoit d’eſtre eſclaircy de ce que je luy avois dit sçavoir de l’amour de Polycrate pour Alcidamie : & par la honte auſſi de m’avoüer qu’il m’euſt dit un menſonge, ſe reſolut d’en dire un autre, qui confirmaſt le premier, & qui ſervist à ſon deſſein. Il dit me donc (apres avoit eſté quelque temps ſans parler, comme s’il euſt eu peine à ſe reſoudre de me faire cette confidence. & apres m’avoir fait jurer ſolemnellement que je n’en parlerois jamais) que Polycrate eſtoit amoureux d’Alcidamie, il y avoit tres long temps. Que cette amour eſtoit meſnagée par une Perſonne de la Cour, qui ſe nommoit Meneclide, que tout le monde croyoit que Polycrate aimoit, mais qu’elle n’eſtoit que la Confidente de l’autre. Qu’Alcidamie, quoy que tres vertueuſe, reſpondoit touteſfois à cette paſſion avec beaucoup de complaiſance : & qu’en fin le Portrait dont il s’agiſſoit, eſtoit un Portrait donné, bien qu’il paruſt eſtre un Portrait dérobé. Et comment, dis-je en l’interrompant, cela eſt il poſſible ? c’eſt, me dit il, que Polycrate devant faire un voyage, ſupplia Alcidamie de luy donner ſa Peinture, à quoy elle conſentit neantmoins comme elle ne vouloit pas ſe faire peindre en ſecret, de peur que cela eſtant deſcouvert ne paruſt trop miſterieux : elle fit ſemblant de vouloir donner ſon Portrait à Acaſte : avec intention d’en faire faire deux à la fois. Mais le Peintre eſtant tombé malade comme il n’y avoit encore que celuy qui eſtoit pour Acaſte qui fuſt achevé ; & le départ de Polycrate preſſant, Alcidamie donna ce Portrait à Acaſte, n’oſant pas faire autrement apres le luy avoir promis. Mais le Prince eſtant allé chez Acaſte pour luy dire adieu ; & ayant remarqué qu’elle oublioit ce Portrait ſur la Table de ſa Chambre, quoy qu’elle en ſortist pour aller chez la Princeſſe Herſilée : il me commanda d’y aller, & de le luy dérober, ce que je fis : car en ce temps là nous eſtions fort mal Alcidamie & moy, & je ne me ſouciois pas que Polycrate l’aimaſt. Quoy Theanor, luy dis-je, vous eſtes le voleur du Portrait d’Alcidamie, & vous m’aſſurez qu’elle avoit promis de le donner à Polycrate ? Ouy, me repliqua t’il : mais, luy dis-je encore, ce ne fut point Polycrate qui le perdit, le ſoir que je le trouvay : car il y avoit deſja longtemps que ce Prince s’eſtoit retiré, quand cette avanture m’arriva. Theanor fut alors aſſez embarraſſé à me reſpondre : touteſfois apres y avoir un peu ſongé ; non non, me dit il, ne vous y trompez pas : le Prince Polycrate eſt accouſtumé quelqueſfois quand il eſt nuit, & qu’il veut avoir quelque converſation particuliere avec quelqu’un, pour quelque intelligence de galanterie, de retourner peu accompagné à cette promenade : & ce fut infailliblement luy que vous ne connuſtes pas, qui laiſſa tomber ce Portrait ce ſoir là. Mais, luy dis-je, il me ſouvient que je vous trouvay ſi melancolique le lendemain au matin, qu’aviez vous donc dans l’eſprit ? le deſplaisir, repliqua t’il, de voir que l’abſence n’avoit point changé le cœur de Polycrate : car dés l’inſtant qu’il fut deſcendu de ſa Galere ; il envoya sçavoir des nouvelles d’Alcidamie. Et que vous importoit cela, adjouſtai-je, puis que vous ne l’aimiez plus ; & pourquoy vous en affliger ſi elle vous eſtoit indifferente ? Je vous ay dit qu’elle me l’eſtoit quand je m’embarquay la premiere fois, me reſpondit il, mais je ne vous ay pas dit qu’elle me le fuſt encore à noſtre ſecond retour. Je ne m’eſtonne donc plus, dis-je à Theanor, ſi Polycrate vouloit que je rendiſſe le Portrait d’Alcidamie : & alors je luy contay, pour ſatisfaire ſa curioſité à ſon tour, comment ce Prince c’eſtoit obſtiné à vouloir que je remiſſe cette Peinture entre les mains d’Alcidamie : comment il luy avoit parlé bas, & ry d’intelligence avec elle, durant qu’elle me la demandoit opiniaſtrément. Enfin je luy dis avec beaucoup d’exactitude, toutes les petites obſervations que j’avois faites, qui me paroiſſoient alors de ſi grandes preuves de l’amour de Polycrate, par la preocupation que j’avois dans l’eſprit, que je n’en doutois point du tout. Pour Theanor qui n’eſtoit pas ſi ſusceptible de jalouſie que moy, & qui sçavoit mieux les choſes que je ne les sçavois : il fut ravi d’aprendre que je ne sçavois rien qui le peuſt inquieter. Mais, luy dis-je, Theanor, à quoy vous reſolvez vous ? à vaincre ma paſſion (me dit il, croyant que je ſuivrois l’exemple qu’il me donnoit) car apres tout, pourſuivit il, eſtre Rival de ſon Souverain, eſt une trop eſtrange choſe. Je ſuis fort aiſe de voſtre ſagesse, luy dis-je, & je ne m’eſtimeray pas tout à fait malheureux, ſi mon Ami ceſſe an moins d’eſtre mon Rival. Eſtant Eſtranger comme vous eſtes, repliqua t’il, vous vous expoſez à quelque faſcheuse avanture, d’aimer en meſme lieu que Polycrate, à qui vous avez de l’obligation : eſtant ſon Rival comme vous eſtes, luy dis-je à demi en colere, vous prenez bien du ſoin à luy en vouloir oſter un : & il me ſemble toutefois, pourſuivis-je, que ſi vous aviez à ſervir un Amant d’Alcidamie, ce devoit plus toſt eſtre moy qu’aucun autre : ſi ce n’eſt que l’ambition puiſſe plus ſur voſtre ame que l’amitié. Theanor ſouffrit ce diſcours ſans y reſpondre aigrement : tant parce qu’il vouloit ne rompre pas aveque moy, que parce qu’il ſentoit bien qu’il avoit tort de me vouloir tromper comme il faiſoit. Cependant nous nous ſeparasmes de cette ſorte : il me laiſſa un peu moins jaloux de luy, mais beaucoup plus de Polycrate : qui tout aimable qu’il eſtoit, me devint inſuporable : tant il eſt vray que la jalouſie change les objets.

Apres que Theanor fut ſorty, je fus chez Alcidamie, où je trouvay Timeſias, qu’Acaſte y avoit mené pour taſcher de luy perſuader qu’elle l’avoit accuſé à tort d’avoir dérobé ſa Peinture : & quoy qu’Alcidamie ne le vouluſt point croire, neantmoins ſa Parente la preſſa tant de ſouffrir qu’il euſt l’honneur de la voir à l’avenir, qu’enfin elle le luy permit. De ſorte que lors que j’arrivay chez elle, Timeſias qui eſtoit preſt d’en ſortir, la remercioit de la grace qu’elle luy accordoit : Comme j’oüis les dernieres paroles de ſon compliment, je compris aiſément ce que c’eſtoit : & j’en eus un ſi grand chagrin, que toute la Compagnie s’en aperçeut. Apres qu’il fut ſorti, Alcidamie ſe tournant vers moy, c’eſt vous, dit elle, que Timeſias devroit remercier, de la permiſſion que je luy accorde de me revoir : puis que ſans voſtre querelle j’aurois touſjours creû qu’il avoit pris mon Portrait, & ne la luy aurois jamais donnée. Si c’eſt l’intention, luy dis-je, qui donne le prix aux bons offices, Timeſias ne doit point me rendre grace de celuy là ; car je n’ay pas eu deſſein de le ſervir. Un moment apres Polycrate arriva, ſuivi de Theanor, & de beaucoup d’autres, & meſme de Timeſias, qui voulant promptement profiter de la permiſſion qu’il avoit obtenuë, r’entra dans la Chambre d’Alcidamie avec le Prince Polycrate, preſque auſſi toſt qu’il en fut ſorti. Me voila donc ſelon ma penſée, au milieu de trois Rivaux, dont le moindre m’eſtoit tres redoutable : de quel que coſté que je me tournaſſe, je ne voyois que des objets faſcheux : car comme il eſtoit tres difficile qu’Alcidamie ne regardaſt pas ſouvent ou Polycrate, ou Theanor, ou Timeſias, ſans en avoir meſme le deſſein : je ſouffrois ce que je ne sçaurois exprimer. J’euſſe voulu fixer ſes yeux, s’il m’eſt permis de parler ainſi, & les attacher ſi fort dans les miens, qu’ils n’euſſent regarde que moy : Mais helas, je n’eſtois pas aſſez heureux pour cela. Car vous sçaurez qu’Alcidamie eſt une Perſonne de qui l’égalité d’humeur fait deſesperer ceux qui la ſervent : elle a une certaine civilité ſans choix, comme ſi elle ne faiſoit nul diſcernement des gens qui la viſitent, quoy que ce ſoit le plus delicat eſprit du monde. Mais elle s’eſt mis dans la fantaiſie, qu’il faut tout gagner & tout acquerir par cette innocente voye : de ſorte que par conſequent elle eſt & douce & civile pour tous ceux qui l’aprochent : & ſans eſtre Coquette l’on ne peut pas avoir une complaiſance plus univerſelle que celle qu’elle a. Il ne paroiſt jamais qu’elle s’ennuye, avec les perſonnes qui l’importunent le plus : & elle eſt ſi fort Maiſtresse d’elle meſme, qu’elle ſe change comme il luy plaiſt : & sçait varier ſa converſation comme bon luy ſemble. Je vous laiſſe donc à penſer ce que je ſouffris ce jour là : quand Polycrate l’entretenoit, je ne pouvois l’endurer : & il me ſembloit que la joye qu’elle en avoit, la faiſoit paroiſtre plus belle. Si elle regardoit Timeſias, je croyois que c’eſtoit pour le r’engager plus fort qu’auparavant : & ſi elle ſe tournoit vers Theanor, je craignois que ſes regards ne l’empeſchassent de guerir de ſon amour, comme il m’avoit dit en avoir le deſſein. Quand Polycrate parloit à Meneclide, qui eſtoit chez Alcidamie, je croyois que c’eſtoit par fineſſe, & comme à la confidente de ſa paſſion : & ſi Alcidamie me vouloit faire quelque civilité, & m’engager dans la converſation generale ; je la regardois comme une perſonne qui me vouloit tromper, & je luy reſpondois avec chagrin. Enfin, je vous le confeſſe, j’euſſe voulu qu’Alcidamie n’euſt paru belle qu’à mes yeux : ou qu’elle euſt eſté inviſible à tout le reſte de la Terre. Je voulois pourtant qu’on l’eſtimast, & ſa gloire ne m’eſtoit pas indifferente : mais apres tout, je ne voulois point qu’on l’aimaſt : & je penſe que j’euſſe meſme pluſtost ſouffert qu’on l’euſt haïe. La converſation fut tout ce jour la fort agreable pour toute la Compagnie, excepté pour moy : le Prince Polycrate me raillant de mon chagrin, dit que j’eſtois ſans doute tres propre à eſtre un Amant diſcret, puis qu’il n’euſt pas eſté aiſé de deviner à me voir ſi melancolique, que j’avois le Portrait d’une des plus belles Perſonnes du monde. C’eſt Seigneur, luy dis je avec precipitation, que ce n’eſt pas eſtre fort heureux, que de ne tenir le Portrait de la belle Alcidamie, que des mains de la Fortune : & ſi je l’avois reçeu des ſiennes, cette Peinture me ſembleroit plus achevée, & me ſeroit encore plus precieuſe qu’elle n’eſt, quoy qu’elle me le ſoit beaucoup. Pour la pouvoir un jour recevoir de ſes mains, dit Polycrate en ſous-riant, il faudroit qu’elle ſortist des voſtres, & qu’elle rentraſt dans les ſiennes : ainſi il euſt falu la luy rendre hier comme je le diſois : & vous pouvez encore me la rendre aujourd’huy, dit Alcidamie. Si j’eſtois aſſuré que vous me la donnaſſiez demain, luy repliquay-je, je vous la rendrois ſans doute : mais je ſuis trop malheureux pour me priver d’un bien que je poſſede, par l’eſperance d’un plus grand, que peut-eſtre vous ne m’accorderiez pas. En ſuitte Meneclide teſmoigna avoir de la jalouſie, de ce que j’avois un Portrait d’Alcidamie, & de ce qu’elle n’en avoit point : & meſme de ce qu’elle n’en pouvoit pas avoir ſi toſt : car le ſeul Peintre qui faiſoit bien des Portraits à Samos, eſtoit allé à Epheſe. Cette agreable conteſtation alla ſi avant entre ces deux belles Perſonnes, qu’Alcidamie, pour appaiſer Meneclide luy donna un Cachet d’Emeraude admirablement beau, où le Chiffre de ſon Nom eſtoit gravé, qu’elle portoit ce jour là attaché au bras, avec un ruban de couleur de feu. Le preſent eſtoit ſi magnifique, pour la beauté de l’Eſmeraude, & pour celle du travail, qui eſtoit du fameux Theodore, que Meneclide ne le voulut point recevoir, qu’à condition qu’elle prendroit un Bracelet qu’elle portoit alors, dont les fermoirs eſtoient de Rubis, avec un tres beau Diamant au milieu. Ainſi cét eſchange s’eſtant fait en ma preſence, j’eus encore la hardieſſe de dire, que je preferois la Peinture d’Alcidamie à l’un & à l’autre de ces preſens magnifiques. Ce n’eſt pas que Theanor, pour continuer ſa feinte, ne me fiſt ſigne que je ne devois pas me declarer ſi fort devant Polycrate : mais je n’eſtois pas Maiſtre de ma paſſion, & il faloit que du moins ma jalouſie fuſt ſoulagée, par les marques d’amour que je donnois devant mes Rivaux. Cependant je vous diray, pour n’abuſer pas de voſtre patience, que le huictieſme jour eſtant arrivé, auquel Alcidamie ne devoit plus ſouffrir que je luy parlaſſe comme eſtant amoureux d’elle : je luy en parlay ſi long temps, & ſi ſerieusement, qu’elle connut bien qu’elle n’avoit qu’à ſe preparer à une longue perſecution. Tout ce que je luy avois dit juſques là, pouvoit eſtre expliqué à ſimple galanterie : mais il n’en alla pas ainſi de cette converſation : car il me fut impoſſible de ne luy paroiſtre pas jaloux, dés que je luy parus amoureux : & je penſe meſme que je ſongeay bien plus à la conjurer de n’aimer point mes Rivaux, qu’à la prier de ſouffrir que je l’aimaſſe. Depuis cela je veſcus touſjours avec un chagrin qui avoit quelqueſfois des redoublemens eſtranges : ce n’eſt pas, ſi je l’oſe dire, que je ne trouvaſſe quelque apparence de bonté pour moy dans le cœur d’Alcidamie, mais je ne m’y pouvois fier : & je penſe qu’à moins que de demeurer ſeul avec elle dans une Iſle inhabitée, & où n’abordaſt meſme jamais aucun Vaiſſeau, je n’aurois pas creû eſtre en ſeureté de mes Rivaux. J’eſtois dons tres malheureux : car il faloit malgré moy, que je viſſe Polycrate tous les jours ; que je ſouffrisse la veuë des viſites de Theanor, qui ne pût à la fin ſi bien cacher ſes ſentimens, que je ne connuſſe qu’il eſtoit touſjours plus amoureux d’Alcidamie : & il faloit auſſi que pour n’eſtre pas contraint de quitter Samos, je ſouffrisse encore Timeſias, qui eſtoit mon ennemy mortel. A dire le vray, quiconque n’a pas eſprouvé ces trois ſortes de jalouſies, ne connoiſt pas ce qu’eſt veritablement la jalouſie : la mienne n’en demeura pourtant pas encore là : car vous sçaurez qu’il y avoit alors dans la Cour un homme d’aſſez baſſe condition, qui avoit meſme eſté Eſclave chez le Philoſophe Xanthus, du temps que le fameux Eſope l’eſtoit auſſi : & qui fut affranchi le jour que cét illuſtre Autheur de ces belles Fables qui ſont ſi celebres, le fut par leur commun Maiſtre. L’humeur agreable & divertiſſante de cét homme, l’avoit introduit dans la Cour, & luy avoit acquis la liberté de railler impunément de tout le monde : comme je vous ay dit qu’Alcidamie ſouffroit meſme ceux qui l’importunoient, il vous eſt aiſé de penſer qu’elle ne chaſſoit pas ceux qui la divertiſſoient. De ſorte que cét ancien Amy d’Eſope, qui ſe nommoit Hiparche, eſtoit continuellement chez elle. Or comme il sçavoit les nouvelles de toute la Cour, & qu’il les contoit agreablement ; il avoit touſjours quelque choſe à luy dire en ſecret, & elle avoit auſſi touſjours quelque choſe à luy demander en particulier : ſi bien qu’il n’y avoit point de jour que je ne les viſſe parler bas enſemble, & rire bien ſouvent, ſans que je puſſe jamais sçavoir de quoy c’eſtoit. Tant y a que je vis tant de fois ce que je dis, que malgré ma jalouſie pour Theanor, pour Timeſias, & pour Polycrate, je fus encore jaloux d’Hiparche : qui eſtoit autant au deſſous de moy, que le Prince Polycrate eſtoit alors au deſſus. Cette eſpece de jalouſie m’incommoda meſme plus que les autres parce qu’elle me portoit quelqueſfois juſques à avoir du mépris pour Alcidamie. Pour moy je sçay bien que depuis ce temps là, Hiparche ne me fit point rite, quelques plaiſantes choſes qu’il dit : & je connus certainement, qu’il n’eſt pas poſſible d’eſtre jamais bon Bouffon pour ſon Rival.

Je vivois donc de cette ſorte, lors que Polycrate (qui effectivement eſtoit amoureux de Meneclide, quoy qu’il ne le teſmoignast pas ouvertement, par quelque raiſon d’Eſtat, qui vouloit qu’il le diſſimulast pour un temps) fit un deſſein d’aller faire une promenade ſur la Mer : ou pluſtost une belle Peſche, où toutes les Dames ſe devoient trouver. La Princeſſe Herſilée les en convia toutes : & quoy que la feſte fuſt ſans doute faite pour la belle Meneclide ; je creus neantmoins qu’elle eſtoit pour Alcidamie : avec qui elle avoit une amitié tres particuliere en ce temps là. Car depuis l’avanture du Portrait, Acaſte qui avoit eſté autrefois ſa principale Amie, ne l’eſtoit plus tant : & Meneclide avoit la premiere place dans ſon cœur. Toutes choſes eſtant donc preparées pour cette Peſche, & le jour en eſtant pris, on fut contraint de la differer : parce qu’il arriva un ambaſſadeur d’Amaſis Roy d’Egipte qui aimant fort Polycrate, luy envoyoit dire que ſa bonne fortune luy donnoit de l’inquietude : & qu’un tres sçavant homme luy ayant aſſuré qu’il eſtoit impoſſible qu’il peuſt touſjours eſtre heureux : il luy conſeilloit de ſe preparer au malheur, par quelque perte volontaire : afin que s’il luy devoit arriver quelque choſe de faſcheux, ſon ame n’en fuſt pas ſi ſurprise. Polycrate reçeut cét avis avec beaucoup de teſmoignages de reconnoiſſance, des ſoins qu’un ſi grand Roy prenoit de luy : je n’en uſa pourtant pas comme on l’a publié en Aſie : car j’ay sçeu que l’on a dit qu’il monta ſur une Galere avec cét Ambaſſadeur d’Egipte : & qu’eſtant bien avant dans la Mer, il y jetta de deſſein premedité un Cachet d’un prix ineſtimable : afin de ſe cauſer à luy meſme un ſujet d’affliction. Mais la choſe n’alla pas ainſi : & voicy poſitivement, ce qui a donné fondement à cette nouvelle, qui s’eſt eſpanduë, non ſeulement en Aſie, mais par tout le Monde. Le lendemain que cét Ambaſſadeur fut arrivé, & qu’on l’eut traité avec toute la magnificence poſſible : Polycrate voulut que la belle Peſche ſe fiſt pour luy donner ſa part de ce divertiſſement. Comme c’eſtoit à la fin de l’Automne qui eſt ordinairement tres belle à Samos : la Mer eſtoit auſſi calme qu’il le failoit pour s’y promener agreablement : mais non pas auſſi de telle ſorte, qu’il n’y euſt lieu d’eſperer que l’on ne jetteroit pas les filets inutilement dans la Mer : car le trop grand calme n’eſt pas fort bon à la peſche. Douze Galeottes peintes & dorées, furent deſtinées pour cette belle & grande Compagnie : elles avoient toutes des Tentes magnifiques ſur la Poupe : & mille Banderoles ondoyantes de diverſes couleurs les environnoient de toutes parts. Mais entre les autres, celle qui fut deſtinée à porter le Prince Polycrate, la Princeſſe Herſilée, l’Ambaſſadeur d’Egypte, la belle Meneclide, l’incomparable Alcidamie, & les principales Dames de la Cour, eſtoit la plus belle & la plus galante choſe du monde. Pour moy qui croyois que toute cette magnificence eſtoit un effet de l’amour de Polycrate pour Alcidamie, je la remarquay mieux qu’aucun autre, mais elle ne me donna pas meſme plaiſir : je fus pourtant dans la meſme Galeotte où eſtoit Alcidamie, plus belle ce jour là que l’on ne peint Galathée, Thetis, ny Venus. Tous les filets qui devoient ſervir à cette Peſche eſtoient de ſoye ; tous le Peſcheurs eſtoient habillez en Tritons, & toutes les Dames en Nereïdes : & pour leur faire avoit le plaiſir de peſcher de leur propre main ; comme nous fuſmes à un endroit où la mer eſt extraordinairement poiſſonneuse : Polycrate leur fit preſenter à toutes, des Lignes, dont le baſton eſtoit d’Ebene, avec un fil de ſoye bleuë, & des hameçons d’or. Ce Prince qui eſt naturellement tres civil, mais qui de plus cachoit autant qu’il pouvoit, la paſſion qu’il avoit pour Meneclide : prit une de ces Lignes, & il donna à Alcidamie, auparavant que d’en donner à cette autre belle Perſonne : ce qui, comme vous pouvez penſer, m’affligea extrémement : de ſorte que pendant que tout le monde ne ſongeoit qu’à ſe divertir, j’eſtois tres inquiet & tres jaloux. Theanor & Timeſias qui n’avoient pû eſtre dans cette meſme Galeotte, eſtoient dans une autre : mais ſi attachez à regarder celle où eſtoit Alcidamie, qu’ils ne sçeurent guere, à mon advis, ſi la Peſche avoit eſté bonne dans la leur. Pour moy je n’avois qu’une occupation, qui eſtoit de regarder ce que faiſoit Polycrate : & pour mon malheur je n’eſtois gueres moins inquiet quand il parloit à Meneclide, que quand il entretenoit Alcidamie : parce que je m’imaginois que c’eſtoit la Confidente de ſon amour. Je vy donc que pendant que l’Ambaſſadeur d’Egipte entretenoit la Princeſſe Herſilée ſous la Tente, & que beaucoup de Dames par des divertiſſemens differents, eſtoient toutes occupées : les unes à regarder peſcher ; les autres à peſcher elles meſmes avec leurs Lignes ; & les autres à s’entretenir ou entre elles, ou aveque des gens de la Cour ; ou avec quelques uns de ceux qui avoient accompagné l’Ambaſſadeur : Je vy, dis-je, que Polycrate apres avoir preſenté une Ligne à Alcidamie, comme je l’ay deſja dit, en donna une autre à Meneclide : & j’ay sçeu depuis qu’il luy avoit dit fort galamment en la luy donnant, que ſi elle eſtoit auſſi heureuſe à prendre des poiſſons, qu’elle eſtoit adroit à prendre des cœurs, la peſche ne pourroit manquer d’eſtre bonne. Or je ne sçay comment Meneclide prenant cette Ligne, l’embarraſſa dans le ruban où elle portoit attaché au bras droit le Cachet que la belle Alcidamie luy avoit donné : mais je sçay bien que ſe dénoüant tout d’un coup, elle fit un grand cry : & que ſi Polycrate ne ſe fuſt baiſſé en diligence, & ne l’euſt repris, il fuſt tombé dans la Mer. Comme il l’eut encre les mains, il en teſmoigna beaucoup de joye, auſſi bien que Meneclide, qui l’aimoit infiniment, & pour ſa beauté, & pour la main qui le luy avoit donné : mais pour luy qui le conſideroit ſeulement, parce qu’il avoit eſté attaché au bras de Meneclide : il luy dit, au lieu de le luy rendre, qu’il le luy conſerveroit juſques à la fin de la peſche, de peur qu’elle ne le perdiſt. Et m’apellant alors, n’eſt il pas vray Leontidas, me dit il, que j’ay plus de droit à ce Cachet, que vous n’en avez au Portrait d’Alcidamie ? & que ſi je voulois, je pourrois ne le rendre point à la belle Meneclide ? car enfin vous avez trouvé cette Peinture en un lieu où elle n’euſt pas eſté perduë, quand vous ne l’euſſiez pas priſe ; mais ſi je n’euſſe heureuſement pris ce Cachet, il eſtoit aſſurément perdu pour toujours : & toute ma bonne fortune qui fait tant de bruit à la Cour d’Egipte, ne l’auroit pas fait retrouver. Seigneur (luy dis-je tout irrité, parce que je croyois qu’il n’aimoit ce Cachet, qu’à cauſe qu’il avoit eſté à Alcidamie) vous me fuſtes ſi contraire, lors qu’il s’agit du Portrait dont vous parlez : que j’aura y bien de la peine, malgré le reſpect que je vous dois, à vous eſtre favorable. Il faut donc, dit il, que ce ſoit la belle Alcidamie qui m’aſſiste : & qui perſuade Meneclide de me laiſſer joüir de ce qu’elle a penſé perdre. Seigneur, reprit elle cruellement pour moy, je ne m’oppoſeray jamais à tout ce qui vous ſera avantageux : & je trouve en effet que Meneclide a rendu le Cachet que je luy ay donné ſi precieux qu’elle l’a porté ; que vous avez raiſon de le vouloir conſerver. Si le Prince interrompit Meneclide, eſt de mon advis, il ne le conſiderera que de la meſme façon que je le conſidere : c’eſt à dire, parce qu’il vient de vous. Enfin apres avoir bi ? conteſté, Meneclide conf Stit à demy que Polycrate portaſt le reſte du jour ſon Chachet : de ſorte que ſe l’attachant au bras, il ſembloit eſtre auſſi glorieux que s’il euſt fait une grande conqueſte. En effet il en eſtoit auſſi aiſe, que j’en eſtois affligé : car de la façon dont je croyois voir la choſe, il me ſembloit que ce Cachet n’avoit eſté donné à Meneclide, qu’afin qu’il fuſt donné à Policrate. Je creus meſme que Meneclide l’avoit détaché, & laiſſé tomber exprés : & je m’imaginay alors tout ce qui me pouvoit affliger.

Apres que l’on eut pris tout le plaiſir que la Peſche peut donner : que l’on eut veû à diverſes fois, tirer les Filets ſi chargez de poiſſons bondiſſans qu’ils en rompoient, & redonné la liberté à ces beaux priſonniers, que l’on ne prenoit que pour le ſeul divertiſſement de les prendre, & pour voir leurs bonds, & leurs belles eſcailles d’argent : que l’on eut, dis-je, veû pluſieurs Dorades ſe prendre aux Lignes que tenoient les Dames : il y eut en chaque Galeotte une Colation magnifique, & une Muſique agreable. En ſuitte de quoy le Soleil ne pouvant plus incommoder les Dames on leva les Tentes : & cette illuſtre Compagnie joüit avec ſatisfaction du plus beau ſoir qui fut jamais. Toutes les Dames avoient levé leurs voiles : leur beauté eſtoit en ſon plus grand eſclat : & la converſation ſuccedant aux autres plaiſirs, quoy que celuy de la Muſique duraſt toujours ; chacun parloit par diverſes Troupes : & j’eſtois ſans doute le ſeul, qui ne m’entretenois avec perſonne qu’avec moy meſme. Je vis alors Polycrate, parlant tantoſt à l’une, tantoſt à l’autre, s’arreſter enfin entre Alcidamie & Meneclide : qui voyant aprocher la fin du jour, luy redemanda ſon Cachet. Et comme il fit difficulté de le luy rendre, elle l’en preſſa encore : mais ce Prince s’en deffendant touſjours, luy faiſoit entendre qu’il avoit bien de la peine à reſoudre de ſe deffaire ſi toſt d’une choſe qu’elle avoit portée. Seigneur (luy dit elle en ſous-riant, à ce que j’ay sçeu depuis, car je ne voyois alors que leurs actions, & n’entendois pas leurs paroles) ce Cachet eſt ſi beau, & d’un travail ſi admirable, qu’il n’y a que le Prince Polycrate au monde qui peuſt le demander comme une faveur, & que l’on ne ſoubçonnaſt d’une paſſion un peu moins galante que l’amour. Pour vous monſtrer, dit il, que je ne ſuis pas avare, je vous rendray le Cachet, à condition que vous me donnerez ſeulement le ruban qui l’attache. En diſant cela, il le deſnoüa quoy qu’elle y reſistast : & il voulut luy rendre le Cachet tout ſeul. Comme elle s’en deffendoit, & qu’elle diſoit pour s’en excuſer, qu’elle ne pourroit comment l’attacher, ſi elle n’avoit pas ce ruban : le Cachet échape des mains de Polycrate, & tombe en un inſtant dans la Mer, ſans qu’il fuſt en ſon pouvoir de l’empeſcher : car ils eſtoient appuyez ſur une petite Baluſtrade peinte & dorée, qui eſt tout à l’entour de la Poupe des Galeres & des Galeottes. Polycrate eſtoit deſesperé de cét accident : Meneclide en eſtoit tres faſchée : & quand il fut sçeu tout le monde prit part au déplaiſir que le Prince avoit, d’avoir cauſé cette perte à Meneclide : ainſi je fus le ſeul qui m’en reſjoüis, & qui fus ravi qu’il ne joüiſt pas d’une choſe qui avoit eſté à Alcidamie : car je n’avois point compris qu’il le vouluſt rendre, lors qu’il l’avoit laiſſé tomber. Voila, diſoit il, cét heureux Polycrate, qui commence d’eſprouver la mauvaiſe fortune d’une maniere aſſez eſtrange : puis qu’enfin, pourſuivit il, le premier malheur qui m’arrive, eſt un malheur ſans remede. Mais plus il paroiſſoit affligé, plus il m’affligeoit : & plus la jalouſie s’augmentoit dans mon ame. L’Ambaſſadeur d’Egipte pour le conſoler, ſouhaitoit qu’il ne luy arrivaſt jamais de plus grandes infortunes : & tant que le reſte du jour dura, ſoit dans la Galeotte, ſoit dans le Palais apres noſtre retour, l’on ne parla d’autre choſe. Le lendemain au matin je sçeus par Theanor, qui me le dit malicieuſement pour m’affliger, que Polycrate, pour reparer la perte que Meneclide avoit faite, avoit envoyé dés le ſoir deux autres Cachets de Diamants à Alcidamie les plus beaux du monde : la ſuppliant d’en vouloir garder un, & de donner l’autre à Meneclide : afin que du moins elle peuſt avoir en celuy là, ce qu’elle eſtimoit le plus en celuy qu’il luy avoit perdu : c’eſt à dire quelque choſe qui euſt eu l’honneur d’eſtre à elle. Cette galanterie penſa encore me deſesperer : & quoy que j’apriſſe preſques en meſme temps, par un autre que par Theanor, qu’Alcidamie avoit fait grande difficulté d’accepter ce qu’on luy avoit envoyé ; & qu’il avoit falu que Polycrate employaſt l’authorité de la Princeſſe ſa Sœur pour le luy faire prendre ; je n’en eſtois pas moins jaloux. Car enfin je Voyois qu’Alcidamie avoit un Cachet qui venoit de Polycrate : & je croyois aſſurément, que celuy qu’elle devoit donner à Meneclide, n’eſtoit que pour cacher la verité de la choſe : & pour la recompenſer en quel que ſorte, des ſervices qu’elle leur rendoit. De plus, ce ruban qui eſtoit demeuré entre les mains de Polycrate, & que je sçavois qu’il conſervoit ſoigneusement, augmentoit encore mes ſoubçons : & je n’avois pas un moment de repos. Il arriva meſme encore le lendemain une choſe qui m’affligea extraordinairement : & dont toute la Terre a entendu parler, comme du plus merveilleux cas fortuit, & de la plus grande marque de bonheur, que l’on ait jamais veû arriver à perſonne. Polycrate, deux jours apres cette belle feſte, s’eſtant levé aſſez matin avec intention d’aller à la Chaſſe : eſtoit ſur un grand Perron de Marbre qui eſt au milieu du Chaſteau, tout preſt de monter à cheval, lors qu’un vieux Peſcheur s’aprochant de luy avec un profond reſpect, luy preſenta un poiſſon qu’il avoit pris, d’une grandeur prodigieuſe : que deux autres Peſcheurs portoient, ſur une claye de joncs marins. Comme ce poiſſon eſtoit admirablement beau, & extraordinairement grand, Polycrate le regarda avec plaiſir : & faiſant magnifiquement recompenſer celuy qui le luy avoit offert, il monta à cheval, & fut à la Chaſſe, comme il en avoit eu le deſſein. Mais à ſon retour, un de ſes Officiers prenant la liberté de s’aprocher de luy, comme il vouloit rentrer dans le Chaſteau, luy preſenta le Cachet de Meneclide, qu’il avoit laiſſé tomber dans la Mer le jour de la Peſche : & quel on avoit retrouvé en accommodant ce merveilleux Poiſſon dont on luy avoit fait preſent : qui ſans doute l’avoit englouty, à l’inſtant qu’il eſtoit tombé dans l’eau. J’eſtois alors aſſez prés de Polycrate : de ſorte que je pus remarquer aiſément, quelle agreable ſurprise fut la ſienne, d’apprendre une avanture ſi prodigieuſe : & de revoir en ſa puiſſance, une choſe qu’il avoit cruë abſolument perduë. En effet ce bonheur eſtoit ſi extraordinaire, que quand Polycrate n’euſt point eſté amoureux, il en auroit touſjours eu de la joye : mais comme il l’eſtoit infiniment de Meneclide, & qu’il fut ravy de luy pouvoir rendre une choſe qui luy eſtoit tres chere : il teſmoigna la ſienne avec tant d’excés, que j’en fus plus jaloux que je n’avois encore eſté ; m’imaginant touſjours que tout ce que je luy voyois faire, eſtoit fait pour Alcidamie. Il fit donner à cét Officier qui luy avoit rendu le Cachet, de quoy l’enrichir pour toute ſa vie : il redoubla encore ſa liberalité au Peſcheur qui luy avoit preſenté le poiſſon : & me choiſissant malheureuſement pour moy entre les autres, croyant me faire grace : il m’ordonna d’aller porter cette agreable nouvelle à Alcidamie & à Meneclide, en attendant qu’il peuſt les voir. Cependant toute la Cour admiroit cette merveilleuſe advanture, & ne pouvoit ſe laſſer d’en parler : apres cela (diſoit l’Ambaſſadeur d’Egipte parlant à Polycrate) vous pouvez deffier la Fortune : car enfin que vous ayez laiſſé tomber dans la Mer un Cachet, que le plus beau de ſes Poiſſons ait pris : que ce meſme Poiſſon ſe ſoit laiſſé prendre à un Peſcheur aſſez raiſonnable pour vous en faire un preſent : & qu’en ſuitte il ſe ſoit trouvé un Officier aſſez fidelle pour vous rendre une choſe ſi precieuſe, eſt un bonheur ſi grand, qu’il en eſt preſque incroyable : & qu’il vous doit perſuader, que vous ſerez touſjours heureux. Si cela eſt ainſi, reſpondit civilement Polycrate, vous devez vous en reſjoüir, comme d’une choſe qui vous marque la proſperité du Roy voſtre Maiſtre, puis que je ne m’eſtimerois pas heureux s’il ne l’eſtoit point. Cependant je fus m’aquitter de ma commiſſion malgré moy : mais ce fut d’une façon qui fit bien connoiſtre à Alcidamie & à Meneclide que je trouvay enſemble, que j’avois l’eſprit fort troublé. Je trouvay encore pour m’affliger davantage, qu’Hiparche, qui n’avoit pas eſté à la chaſſe, eſtoit avec elles : & que Timeſias & Theanor, qui nous avoient quittez dés la porte de la Ville, y eſtoient deſja. Je leur fis donc ce recit d’une maniere, qui donna un juſte ſujet à la raillerie d’Hiparche : car voyant avec quelle melancolie je leur aportois une nouvelle de joye & de plaiſir : il leur dit cent choſes malicieuſes pour moy, & plaiſantes pour elles : & ſi Meneclide n’euſt adroitement deſtourné la converſation, mon chagrin auroit peut-eſtre eſclatté, plus que je n’euſſe voulu. Apres cela, il falut aller rendre conte à Polycrate, de ce que ces Dames m’avoient dit : mais quoy qu’elles m’euſſent chargé l’une & l’autre de cent civilitez pour luy, je les paſſay toutes legerement : & je luy dis ſeulement en peu de mots, que Meneclide eſtoit fort aiſe de pouvoir eſperer qu’elle auroit bientoſt ſon Cachet. Polycrate eſtoit alors entré dans ſon Cabinet ſans y eſtre ſuivy de perſonne : de ſorte qu’y eſtant ſeul aveques luy, apres avoir eſté quelque temps ſans parler, il me demanda tout de nouvau, avec une curioſité extréme, ce qu’avoient preciſément dit Meneclide & Alcidamie ? Et quoy que je ne luy répondiſſe pas trop à propos, il me faiſoit touſjours demandes ſur demandes, & mettoit mon ame tellement à la gehenne, que je fus tous preſt de perdre le reſpect à diverſes fois. Mais enfin ce Prince remarquant le trouble de mon eſprit, me demanda ce que j’avois ? & comme je ne luy reſpondis qu’en biaiſant, il ſe mit à réver : & en ſuitte me regardant attentivement, Leontidas, me dit il, vous eſtes amoureux, ou je ſuis le plus trompé de tous les hommes. Mais ſi cela eſt, pourſuivit ce Prince, je voudrois bien pour voſtre repos, que ce ne fuſt pas d’Alcidamie : car c’eſt une perſonne de qui l’humeur indifferente vous donnera bien de la peine. Pour moy, entendant parler Polycrate ainſi, je creus qu’il vouloit ſeulement sçavoit mes veritables ſentimens : & je fus ſi interdit, que je ne pouvois luy reſpondre. Ce Prince voyant le deſordre où j’eſtois, en ſous-rit : & m’embraſſant avec beaucoup de bonté, Leontidas, me dit il, ne craignez pas de me deſcouvrir voſtre foibleſſe, puis que je ſuis reſolu de vous aprendre la mienne : & pour vous y obliger, adjouſta t’il sçachez que ce Polycrate que l’on croit ſi heureux, a un tourment ſecret qui trouble bien ſouvent toute ſa bonne fortune. Seigneur, luy dis-je alors tout tranſporté, il me ſemble qu’Alcidamie ne vous eſt pas fort contraire : Alcidamie en effet, me dit il, m’eſpargne quelqueſfois quelques rigueurs de Meneclide : mais apres tout, elle ne fait rien pour moy, que d’empeſcher que ſon Amie ne me mal-traite : & elle ne l’oblige pas à m’eſtre abſolument favorable. J’avouë que lors que j’entendis parler Polycrate de cette ſorte, je creus d’abord que c’eſtoit pour me tromper : toutefois ce Prince s’eſtant à la fin aperçeu de ma défiance ; & ayant meſme deviné une partie de mes ſentimens : il eut la bonté de me commander de les luy dire, & j’ eus la hardieſſe de luy obeïr : apres avoir neantmoins en quelque façon connu malgré toute ma preocupation, que je m’eſtois abuſé. Polycrate aprenant donc mon erreur, la diſſipa de telle ſorte, qu’il ne demeura nul ſoubçon dans mon ame : & je connus enfin que tout ce que Theanor m’avoit dit eſtoit faux : ce qui me mit en une colere ſi eſtrange contre luy, que je n’eſtois pas Maiſtre de mon reſſentiment. Je ne dis pourtant pas à Polycrate tout ce que je sçavois : & je creus qu’il ſeroit plus noble de me vanger par moy meſme, que de le faire par l’authorité de ce Prince. Comme il m’aimoit veritablement, afin de me bien guerir de ma jalouſie, il me fit le Confident de ſa paſſion pour Meneclide : & pour achever de m’obliger, il m’offrit ſon credit aupres d’Alcidamie. En effet il luy parla pour moy ſi avantageuſement, lors qu’il fut le lendemain reporter le Cachet de Meneclide, que cela obligea cette belle Perſonne à me conſiderer davantage. Cependant eſtant allé chercher Theanor, afin de luy teſmoigner mon reſſentiment, j’appris qu’il eſtoit allé aux champs pour quelques jours : & je sçeus meſme encore que Timeſias s’eſtoit trouvé mal, auſſi toſt qu’il avoit eſté chez luy, & qu’il ne ſortoit point. Si bien que me voila ſans jalouſie pour Polycrate, & deffait de deux Rivaux pour quelques jours : pendant leſquels eſtant favoriſé du Prince, je liay une amitié aſſez eſtroite avec Alcidamie, & je fus prés d’une ſemaine aſſez heureux.

Mais helas, le commencement de ma bonne fortune, fut celuy de mon plus grand ſuplice : car tant que je n’avois point creû eſtre aimé d’Alcidamie, ma jalouſie, quoy que grande, n’avoit pourtant rien eſté, en comparaiſon de ce qu’elle devint, depuis qu’elle m’eut fait la grace de ſouffrir mon affection, & de me permettre d’eſperer un jour quelques teſmoignages de la ſienne. Car la regardant alors, comme une choſe où j’avois quelque droit, j’eſtois beaucoup plus tourmenté. Il falut que j’augmentaſſe mon Train, afin d’avoir plus d’Eſpions à obſerver ce qu’elle faiſoit, & ce que faiſoient mes Rivaux. Quand Theanor fut revenu, je le querellay ; nous vouluſmes nous battre ; & le Prince Polycrate nous accommoda, J’eus encore pluſieurs démeſlez avec Timeſias, & pluſieurs ſoubçons d’Hiparche : enfin j’en vins aux termes, que j’euſſe voulu qu’Alcidamie n’euſt veû perſonne. Je la ſuivois en tous lieux, ou la faiſois ſuivre : j’eſtois touſjours chagrin & touſjours reſveur : car encore qu’Alcidamie euſt eu la bonté de me donner quelque eſperance, elle ne laiſſoit pas de conſerver l’égalité de ſon humeur pour tout le monde : & d’avoir une civilité univerſelle, qui me faiſoit deſesperer, & qui faiſoit auſſi que je la perſecutois eſtrangement. En effet il m’eſtoit abſolument impoſſible, de ne luy donner pas eternellement des marques de mes ſoubçons, quand meſme je n’en avois pas le deſſein : ſi elle euſt eu l’indulgence de m’en vouloir guerir, peut-eſtre l’auroit elle fait : mais comme au contraire ma jalouſie l’irrita, elle fit tout ce qu’il faloit faire pour la rendre incurable. C’eſt à dire qu’elle ne ſe priva pas un moment de la converſation de pas un de mes Rivaux : qu’elle ne perdit jamais nulle occaſion de promenade ny de divertiſſement : & qu’elle veſcut enfin comme bon luy ſembla, & comme ſi je n’euſſe point eſté jaloux. Ce n’eſt pas que je ne connuſſe quelques fois, qu’elle ne faiſoit rien de mal à propos, & que toutes les autres perſonnes de ſa condition ne fiſſent : mais je penſois qu’elle devoit avoir pitié de ma foibleſſe ; donner quelque choſe à mon capricé ; & ſe contraindre un peu davantage. Cependant cette inhumaine Fille vint à me regarder comme ſon perſecutur : & à me traitter ſi cruellement, que je sçeus qu’elle avoit raillé de mes ſoubçons & de mes ſoins avec Polycrate, & meſme avec Hiparche : ce qui renouvella toutes mes jalouſies juſques à celle du Prince. De ſorte que l’eſprit tout aigri, je fus la viſiter un jour que je la trouvay ſeule : Neantmoins quand j’eſtois aupres d’elle, la moitié de ma feureur me quittoit : & je luy parlois preſques touſjours avec beaucoup de reſpect. Cette converſation commença donc d’abord par des choſes indifferentes, quoy que ce ne fuſt pas ma couſtume de l’en entretenir quand j’eſtois ſeul avec elle : mais ne sçachant pas où commencer à me pleindre, de crainte de l’irriter trop ; je gagnois temps en parlant quelqueſfois hors de propos, dont Alcidamie ne pût s’empeſcher de rire. Comme je le remarquay, j’en rougis de colere : & ne pouvant plus cacher mes ſentimens, vous devriez, luy dis-je, Madame, m’eſtre bien obligée, de vous donner ſi ſouvent matiere de divertir le Prince Polycrate, & de railler avec Hiparche. Ces deux Perſonnes ſont ſi differentes, dit elle, que j’ay peine à croire qu’une meſme choſe les puiſſe divertir également : & j’ay bien plus de peine, luy dis-je, à comprendre, comment ils peuvent eſtre tous deux dans un meſme cœur. Ils y peuvent eſtre, reſpondit elle fierement, & meſme avec beaucoup d’autres encore : car enfin Leontidas, il y a quelqueſfois dans un meſme cœur, de l’amour, de la haine, du mépris, de l’amitié de l’indifference, & de l’averſion. Je le sçay bien, luy dis-je, & je sçay auſſi quelle part je dois pretendre à toutes ces choſes : Comme vous n’ignorez pas ſans doute (reprit elle avec un ſon de voix malicieux) le prix des ſervices que vous rendez, il vous eſt aiſé de le deviner. Je le devine bien mieux, repliquay-je, par le caprice d’autruy que par moy meſme : & vous le devineriez encore plus preciſément, repliqua t’elle par voſtre propre caprice, que par nulle autre choſe, s’il eſtoit poſſible que vous le puſſiez connoiſtre. Appellez vous caprice, luy dis-je, Madame, de vous adorer ſeule en tout l’Univers ? de ne regarder que vous ; & de ne ſouhaiter rien que d’en eſtre aimé ? Je sçay bien, dit elle, que ne regardez que moy : & peut eſtre ſi vous me regardiez un peu moins, en ſeriez vous regardé plus favorablement. Quoy Madame, repliquay-je, vous croyez qu’il ſoit poſſible d’aimer parfaitement, & de ne chercher pas autant que l’on peut la veuë de la Perſonne aimée ? Je croy dit elle, que pour ſe faire aimer il faut plaire : & non pas s’occuper touſjours à deſtruire tous plaiſirs de la Perſonne que l’on aime. Mais ſi la Perſonne que l’on aime, aimoit, reſpondis-je, elle ne trouveroit point de plaiſir à perſecuter celuy qu’elle auroit jugé digne de ſon affection : & elle en trouveroit beaucoup, à avoir pitié de ſa foibleſſe, & à la vouloir guerir. Pour moy, dit elle, je ne ſuis pas ſi bonne : car je ne sçaurois avoir compaſſion des maux que l’on ſe fait ſoy meſme volontairement. Ha Madame, luy dis-je, que vous connoiſſez peu celuy dont vous voulez parler ſi vous croyez qu’il ſoit volontaire : Non non, ne vous y trompez pas s’il vous plaiſt : la jalouſie eſt une paſſion tirannique auſſi bien que l’amour, qui naiſt malgré nous dans noſtre cœur ; qui s’y augmente de la meſme ſorte ; & qui nous deſtruit enfin, ſans que nous y puiſſions que faire. Puis que c’eſt un mal incurable, dit elle, & il ne faut penſer qu’à le cacher ſi bien, que perſonne ne s’en aperçoive. Je voudrois le pouvoir faire, luy dis-je, mais le moyen de vous voir eternellement environnée de perſonnes qui vous ſont agreables, ſans en teſmoigner du chagrin ? Quoy, dit elle : vous voudriez que je ne viſſe jamais que des perſonnes incommodes ! Que je fuſſe toujours en des lieux faſcheux & peu divertiſſans ; que je haïſſe la Muſique ; que je n’aimaſſe point la promenade ; que la converſation me dépleuſt ; & que je paſſasse enfin toute ma vie en ſolitude ! Je n’en ſouhaitterois pas tant, luy dis-je, mais je vous avoüe que je voudrois bien, s’il eſtoit poſſible, que le Prince Polycrate, Theanor, Timeſias, & meſme Hiparche, ne fuſſent pas ſi bien aveques vous que Leontidas. Alcidamie rougit à ce diſcours : & apres avoir eſté quelque temps ſans parler, elle commença de me dire, qu’elle trouvoit qu’il eſtoit à propos de me faire voir quel rang toutes ces Perſonnes là tenoient dans ſon cœur : & alors elle me dit qu’elle eſtimoit Polycrate comme un Grand Prince, qui de plus aimoit paſſionnément Meneclide ſon Amie. Que pour Theanor, elle n’avoit pour luy ni haine ni amitié : que pour Timeſias, elle avoit plus de diſposition à le haïr qu’à l’aimer : & que pour Hiparche, elle aimeroit touſjours ſa converſation, & n’aimeroit jamais ſa perſonne. Quand j’entendis parler Alcidamie de cette ſorte, j’en fus tranſporté de joye, & je voulus l’en remercier : mais elle m’en empeſchant, non non, me dit elle, ne vous haſtez pas Leontidas : je ne vous dis pas cela pour vous ſatisfaire, mais pour me ſatisfaire moy meſme : C’eſt donc pour ma propre gloire, adjouſta t’elle, que je vous aſſeure que toutes les perſonnes que vous m’avez nommées, n’ont nulle place particuliere dans mon cœur : mais c’eſt pour voſtre repos, que je veux vous dire par bonté toute pure, afin que vous ne ſoyez pas abuſé, que vous n’y en aurez jamais non plus qu’eux. Quoy Madame, luy dis-je, vous n’aimerez jamais Leontidas ? non pas du moins, repliqua t’elle, tant qu’il ſera jaloux : & comme je ne penſe pas qu’il puiſſe jamais ceſſer de l’eſtre, je ne penſe pas auſſi pouvoir jamais avoir nulle effection particuliere pour luy. Mais ſongez, luy dis-je, cruelle Perſonne, que cette jalouſie n’eſt qu’un effet d’amour : ſi vous m’aimiez donc un peu moins, repartit elle, je vous aimerois davantage. Car enfin Leontidas, adjouſta t’elle encore, je vous declare que j’aimerois incomparablement mieux eſpouser un homme qui me haïroit, qu’un autre qui m’aimeroit avec jalouſie : C’eſt pourquoy ne vous obſtinez pas plus longtemps à me ſervir, puis que ce ſeroit inutilement. Mais, luy dis-je, ſi vous m’aviez aſſuré que je ſerois choiſi par vous, pour eſtre ce bien heureux dont vous parlez, ma jalouſie ceſſeroit : nullement, dit elle, & je n’ay garde de m’expoſer à un ſemblable peril. Il eſt pluſieurs Amants qui ne ſont point du tout jaloux, qui le deviennent quand ils ſont Maris : Mais je ne penſe pas que ceux qui le ſont, quand ils n’ont encore aucun droit à la Perſonne qu’ils aiment, ceſſent de l’eſtre quand ils l’eſpousent. Ainſi Leontidas, vous avez mis un obſtacle invicible à vos pretenſions pour moy, & quelque eſtime que je puiſſe avoir pour vous, je vous la dis encore une fois, je ne vous eſpouseray jamais. Entendant parler Alcidamie de cette ſorte, je voulus luy proteſter que je ne ſerois plus jaloux mais en luy parlant ainſi, j’avoüe que malgré moy je voulois encore avoir certaines precautions qui faiſoient aiſément connoiſtre, que je n’eſtois pas encore en eſtat d’eſtre abſolument gueri du mal qui me tourmentoit. Cependant je ne pûs faire changer de reſolution à Alcidamie : & depuis cela, je n’en pûs tirer autre choſe. Je voulus durant quelques ours faire effort ſur moy meſme, pour ne paroiſtre point jaloux : je faiſois ſemblant d’eſtre gay, autant que je le pouvois : je parlois à Theanor, je ſalüois Timeſias plus civilement qu’à l’ordinaire ; je voulus meſme railler une fois ou deux avec Hiparche : mais à vous parler ſincerement, ce fut d’une maniere qui fit effectivement plus rire Alcidamie, que ſi j’euſſe dit de fort plaiſantes choſes. Cela me mit tellement en colere, que je luy en fis des reproches tout bas : que voulez vous que j’y face ? me reſpondit elle, vous eſtes ſi mal déguiſé, qu’il n’eſt pas poſſible que je n’en rie. Cette façon d’agir m’offença extrémement : neantmoins elle vivoit touſjours ſelon ſa couſtume ; c’eſt à dire qu’elle eſtoit douce, civile, & complaiſante pour tout le monde : & je veſcus auſſi comme j’avois accouſtumé, l’eſprit fort inquiet, & tres malheureux.

Ne sçachant donc plus que faire, & sçachant bien qu’effectivement Alcidamie avoit pris la reſolution qu’elle m’avoit ditte, je fus conſulter le Philoſophe Xanthus, que je connoiſſois fort : & le conjurer de me dire, par quelle voye on pouvoit ceſſer d’eſtre jaloux. Que sçachant à quel point il connoiſſoit toutes choſes, je me doutois pas qu’il ne peuſt m’enſeigner ce que je voulois sçavoir : puis qu’il y avoit aparence qu’un homme qui paſſoit toute ſa vie à connoiſtre la nature des paſſions, me pourroit donner les moyens de vaincre ma jalouſie. Le mal dont vous vous plaignez, me reſpondit il, n’eſt pas ſi aiſé à guerir que vous vous l’imaginez, & je ne sçache qu’un remede pour cela : bien eſt il vray qu’il eſt infaillible, pour ceux qui s’en peuvent ſervir. Haſtez vous donc, luy dis-je, de me l’apprendre : car quelque difficile qu’il ſoit, je me reſoudray à le faire. Vous n’avez qu’à ceſſer d’aimer, repliqua t’il ; puis que ſans ce que je dis, ceux qui ont une fois l’ame fortement atteinte & faifie de cette dangereuſe paſſion, ne s’en peuvent jamais abſolument delivrer. Mais, luy repliquay-je tout en colere, il faudroit donc m’enſeigner en meſme temps, comment on peut ceſſer d’aimer : en ceſſant de voir ce que l’on aime, reſpondit il. Vos remedes ſont bien faſcheux, luy dis-je. Les maux que vous avez ſont bien grands, reprit il ; & dans les maladies de l’eſprit, auſſi bien que dans les maladies du corps, quand elles ſont extrémes il faut avoir recours aux extrémes remedes. Eſt il poſſible, luy dis-je, que la jalouſie ne ſe puiſſe guerir par nulle autre voye ? Non pas quand elle eſt violente, reprit il, & qu’elle eſt plus forte que l’amour qui la fait naiſtre. Car enfin cette paſſion déregle tellement la raiſon, & l’affoiblit de telle ſorte, qu’elle ne peut jamais juger de rien equitablement. Un homme jaloux avec excés, eſt comme un malade à qui la Nature ne preſte plus nul ſecours, & à qui les remedes ſont inutiles. Dans les autres paſſions, la raiſon reçoit quelqueſfois les choſes qu’on luy dit, comme il les faut recevoir : mais un jaloux ne trouve nul ſecours de ce coſté là : parce que n’eſtant accouſtumée qu’à le tromper, elle ne peut luy faire diſcerner la verité. Tant y a qu’apres une fort longue converſation, où Xanthus me dit touſjours que pour ceſſer d’eſtre jaloux, il faloit ceſſer d’aimer : & que pour ceſſer d’aimer, il faloit ceſſer de voir ce que l’on aimoit ; je le quittay, & je fus me promener ſeul, fort occupé à determiner ce que je voulois aire. Je n’en vins pourtant pas à bout ce jour là : & je penſe que ſi l’impitoyable Alcidamie n’euſt encore augmenté ma jalouſie par ſon procedé, j’euſſe encore eſté long temps irreſolu. Mais la grande feſte de Iunon eſtant arrivée, où toute l’Iſle de Samos eſt en reſjouïſſance : elle me donna tant de nouveaux ſujets de me pleindre, en toutes les Aſſemblées où je la vy : & elle me perſuada ſi bien, que tant que je ſerois jaloux, je ſerois touſjours haï, que je me reſolus enfin, ne pouvant ceſſer de l’eſtre, à ceſſer d’aimer ſi je le pouvois, & à m’eſloigner de Samos. J’inventay donc un pretexte pour en ſortir : & ne diſant la verité qu’au Prince Polycrate, de qui j’eſtois le moins jaloux ; je quittay ſon Iſle malgré toute la reſistance qu’il y fit, & je la quittay meſme ſans y dire adieu à perſonne. Mais afin qu’il ne manquaſt rien à mon malheur, en paſſant devant le logis d’Alcidamie, j’y vy entrer Timeſias & Hiparche : & je connus par le Train de Theanor, qu’il y eſtoit deſja devant les autres. Je m’imaginay alors ſi bien la joye qu’auroient mes Rivaux de mon abſence, que je penſay ne partir pas : neantmoins faiſant un grand effort ſur mon eſprit, je m’embarquay, & je m’en retournay en Chipre, un peu auparavant que le Prince Philoxipe fuſt amoureux de la belle Polycrite. Depuis cela j’ay mené une vie tres inquiette & tres malheureuſe : car enfin l’abſence ne m’a point gueri : & je ſuis toujours amoureux & touſjours jaloux, & par conſequent le plus infortuné de tous les Amans. Depuis meſme que je ſuis eſloigné d’Alcidamie, je ne ſuis pas ſeulement jaloux de mon Maiſtre, de mon Amy, de mon ennemy, & d’un autre homme de qui la condition eſt fort au deſſous de la mienne : je le ſuis encore de tous ceux que je m’imagine qui la peuvent voir : & quand vous me voyez quelquefois reſveur & melancolique ; c’eſt que je les repaſſe tous les uns apres les autres dans ma memoire, & que je m’imagine qu’Alcidamie les traite mieux qu’elle ne m’a traitté. Que Thimocrate ne pretende donc pas, que l’abſence toute ſeule aproche de la rigueur de la jalouſie, puis qu’il n’y a nulle comparaiſon de l’une à l’autre : le ſouvenir du paſſé, & l’eſperance de l’advenir (comme l’a fort bien remarqué le Prince Artibie) donnent cent conſolations à un Amant abſent quand il eſt aimé : mais un Amant jaloux ne trouve rien ny dans le paſſé, ny dans l’advenir, qui ne luy donne de l’inquietude. Un Amant abſent ne ſouhaite jamais que des choſes agreables, & dont l’eſperance eſt douce : comme la veuë de ſa Maiſtresse ; ſa converſation ; & pluſieurs ſemblables avantages : au lieu que la jalouſie fait ſouvent deſirer de ne la voir jamais, tant il eſt vray qu’elle déregle la raiſon. Je sçay bien encore, que n’eſtre point aimé eſt un grand mal : mais c’en eſt encore un plus grand, de croire non ſeulement n’eſtre point aimé : mais de s’imaginer que la perſonne que l’on aime en aime cent mille autres au lieu d’un. La mort meſme, toute effroyable qu’elle eſt en la perſonne aimée, ne tourmente pas tant que la jalouſie : un Amant qui pleure ſa Maiſtresse morte, a du moins la triſte conſolation d’eſtre pleint de tout le monde : il donne de la compaſſion, à ſes plus mortels ennemis : où au contraire un Amant jaloux, ne donne pas le moindre ſentiment de pitié à ſes plus chers Amis. Tout ce que peuvent faire les plus diſcrets, eſt de n’en parler pas : mais pour l’ordinaire tout le monde en raille ouvertement : cependant quoy qu’il s’en aperçoive, il ne sçauroit y remedier. De plus, cette eſpece de douleur, qui eſt cauſée par la mort, a des bornes : il n’arrive plus jamais rien de nouveau à celuy qui la reſſent ; mais un Amant jaloux ſouffre tous les jours cent mille ſuplices qu’il n’a pas preveus, quoy que bien ſouvent il les invente luy meſme, & qu’il ſoit ſon propre Bourreau. Quand la mort a ravi ce que l’on a de plus cher, il y a du moins encore cét avantage : que toutes les paſſions d’une ame, à la reſerve de l’amour, demeurent en paix : & que l’on pleure avec quelque eſpece de tranquilité. Mais dans un cœur que la jalouſie poſſede, elles y ſont eternellement en trouble & en confuſion : la haine en diſpute l’Empire à l’amour : la crainte chaſſe l’eſperance : la fureur prend la place de la tendreſſe : le deſespoir la ſuit bien ſouvent : on ſe reprent cent fois en un jour de ſes propres ſouhaits : on deſire la mort, non ſeulement à ſoy meſme, mais à ſa Maiſtresse : on ne voit plus les choſes comme elles ſont : car au lieu que dans l’ordre de la Nature, les ſens ſeduisent quelquefois l’imagination ; icy au contraire, l’imagination ſeduit les ſens : & force bien ſouvent les oreilles & les yeux à criore (s’il faut ainſi dire) qu’elles entendent, & qu’ils voyent, ce qu’effectivement ils ne voyent ny n’entendent. Cependant la connoiſſance de ces erreurs, ne guerit pas l’eſprit de ceux qui en ſont capables : & la jalouſie enfin a quelque choſe qui tient bien plus du Sortilege, de l’Enchantement, & de la Magie, que d’une ſimple paſſion. Prononcez donc en ma faveur, ô mon equitable Juge : & ne refuſez pas voſtre pitié au plus malheureux Amant du monde.

Leontidas ayant ceſſé de parler, Marteſie voulut encore ſuplier Cyrus, de prononcer l’Arreſt de ces quatre illuſtres Amants : mais s’en eſtant deffendu, avec une civilité tres obligeante ; & luy ayant meſme refuſé de la conſeiller : elle fut contrainte d’agir par ſes propres ſentimens. Apres donc qu’elle eut un peu reſvé, comme pour repaſſer dans ſon eſprit ce qu’elle venoit d’entendre : elle parla avec beaucoup de grace en ces termes, quoy que ce ne fuſt pas ſans rougir.


JUGEMENT DE MARTESIE.

Je sçay bien que la curioſité de sçavoir les avantures de quatre illuſtres Perſonnes, m’a fait accepter la qualité de leur Juge avec injuſtice : mais je sçay bien auſſi, que vous m’avez tous ſi admirablement bien dit vos raiſons, & ſi parfaitement bien dépeint vos ſouffrances ; qu’il n’eſt preſque pas poſſible, que je m’abuſe dans mon opinion.

Je déclare donc hardiment, que Thimocrate tout abſent qu’il eſt, puis qu’il eſt aimé, eſt le moins malheureux des quatre : que Philocles quoy que non-aime, n’eſt pourtant pas le plus infortuné de tous ; puis qu’apres tout, ce qui fait ſon mal, pourra peut-eſtre cauſer un jour ſa gueriſon. Et pour Leontidas, je ſoustiens qu’il eſt le moins à pleindre, bien que je ſois perſuadée qu’il ſouffre plus que tous les autres enſemble : Et je declare enfin, que le Prince Artibie en pleurant ſa Maiſtresse morte, eſt le plus digne de compaſſion ; & celuy de tous pour qui j’ay le plus de pitié, quoy que je ſente auſſi les malheurs des autres : à la reſerve du jaloux Leontidas, pour qui j’ay beaucoup d’eſtime, & point du tout de compaſſion.

A peine Marteſie eut elle achevé de prononcer ſon Arreſt, que Leontidas prenant la parole ; ne vous ay-je pas dit, luy repliqua t’il, que c’eſt un de mes malheurs, de n’eſtre pleint de perſonne ? Quoy qu’il en ſoit, reprit Cyrus, je trouve que Marteſie a eſté fort equitable en ſon jugement : le reſpect que j’ay pour elle, dit Thimocrate, m’empeſchera de m’en pleindre : je ne ſuis pas ſi raiſonnable que vous, pourſuivit Philocles, puis que je vous advouë que je m’en pleins un peu : Je vay bien plus loing encore, adjouſta Leontidas, car je m’en pleins infiniment : & pour moy, dit Artibie, je m’en louë beaucoup : puis qu’il eſt vray que la pitié que cette illuſtre Perſonne a de mes maux, eſt la premiere conſolation que j’ay eſprouvée, depuis la perte que j’ay faite. Comme il eſtoit deſja fort tard, Cyrus ſe leva ; & apres qu’il eut encore fort loüé Marteſie ; qu’Aglatidas & Erenice eurent fait la meſme choſe ; & qu’il eut encore un peu parlé bas de ſa chere Princeſſe, avec cette excellente Fille : il ſortit, ſuivi de tous ces illuſtres malheureux, & fut retrouver Ciaxaxare, l’eſprit tout rempli de ſa propre paſſion, & de l’Image de Mandane, que rien ne pouvoit eſloigner de ſon cœur.