Artamène ou le Grand Cyrus/Seconde partie/Livre premier

Auguste Courbé (Seconde partiep. 6-297).


ARTAMÈNE
OV
L E   G R A N D
C Y R V S.
SECONDE PARTIE.
LIVRE PREMIER.




LE peu de soing que cét illustre Prisonnier avoit pour sa liberté, n’empeschoit pas ses Amis d’y songer : & depuis qu’Hidaspe avoit sçeu qu’Artamene estoit Cyrus, il n’avoit plus d’autre pensée. Ce sentiment n’estoit pourtant pas particulier à Hidaspe, à Adusius, à Artabase, à Chrisante, & à Feraulas, qui estoient nais Sujets du Roy son Pere, & qui devoient estre les siens : Mais le Roy de Phrigie ; celuy d’Hircanie, Persode, Thrasibule, & beaucoup

d’autres, n’en avoient pas moins d’empressement. Si bien que pour ne perdre point de temps, Chrisante fut le lendemain au marin au lever du Roy de Phrigie : pour luy apprendre par un recit moins estendu, que celuy du jour precedent, tout ce qu’il avoit desja raconté de la merveilleuse vie de son cher Maistre : à la reserve des choses dont ce Prince avoit esté le tesmoing. Mais comme ils jugerent qu’il estoit à propos de ne laisser pas Ciaxare sans qu’il y eust quelqu’un aupres de luy, qui peust l’empescher de prendre une resolution violente contre Artamene ; le Roy de Phrigie dit qu’il valoit mieux qu’il y allast, & comme estant le plus affectionné, & comme estant un des plus puissans sur l’esprit du Roy des Medes. Qu’ainsi il faloit que Chrisante achevast de luy dire en peu de mots le reste de la vie d’Artamene, dont il avoit veû la plus grande partie : & qu’en suite il pourroit tout à loisir en aprendre toutes les particularitez, à ceux qui en avoient desja sçeu le commencement, d’une façon plus estenduë. Chrisante trouvnt que ce Prince avoit raison, satisfit sa curiosité : & le charma si puissamment par son recit, quoy que ce ne fust qu’un simple abregé de la vie d’Artamene ; qu’il redoubla encore de beaucoup l’estime qu’il avoit pour luy : & fit qu’il s’en alla encore avec plus de diligence chez Ciaxare, afin d’observer tous ses sentimens. Cependant Chrisante & Feraulas s’estant rendus chez Hidaspe, où le Roy d’Hircanie, Persode, Thrasibule, Artabase, Adusius & tous ceux qui avoient escouté Chrisante les attendoient : ils ne les virent pas plustost, qu’ils les presserent d’achever de leur apprendre la fuite de la belle vie d’Artamene. Ces Princes voulurent alors envoyer chez le Roy de Phrigie : mais Chrisante

leur aprit ce qui c’estoit passé entre eux : si bien que n’ayant plus d’obstacle qui les empeschast de satisfaire leur curiosité ; ils s’assirent au mesme instant : & Feraulas prenant la parole, poursuivit de cette sorte, la narration que Chrisante avoit commencée leur jour auparavant.


SUITE
DE L’HISTOIRE
D’ARTAMENE.



LOrs qui je repasse en ma memoire, toutes les grandes actions que Chrisante vous raconta ; j’ay quelque peine a m’imaginer, qu’il soit possible que j’aye encore quelque chose à vous aprendre, & lors que je pense aussi, à tout ce qui me reste à vous dire, je ne puis presque concevoir, que Chrisante vous ait rien apris : tant il est vray que la vie de mon Maistre est extraordinaire, & emplie de choses merveilleuses. Je m’assure Seigneur (dit Feraulas au Roy d’Hircanie) que vous n’avez pas oublié, qu’apres le combat qu’il fit contre Philidaspe, dont il remporta tout l’avantage ; il se retira chez ce mesme Sacrificateur, qu’il avoit veû dans le Temple de Mars, lors qu’il estoit abordé à Sinope : & que de là il envoya vers le Roy & vers la Princesse faire ses excuses, du combat qu’il avoit fait : mais vous n’avez rien sçeu, si je ne me trompe, de ce qui suivit cét

accident. Aribée qui protegeoit Philidaspe, fit toutes choses possibles, pour donner toute la faute à Artamene : mais à vous dire la verité, si Aribée parloit pour Philidaspe, les grands services de mon Maistre, parloient encore plus efficacement pour luy. Jamais rien n’avoit fait plus de bruit dans la Cour, que ce combat y en fit : tout le monde en cherchoit la cause, & personne ne la pouvoit trouver. Ce n’est pas qu’universellement parlant, toute la Cour ne s’imaginast que l’ambition estoit le sujet de cette querelle : mais comme personne ne l’avoit veuë naistre, l’on ne sçavoit point le particulier de la chose, dont il estoit permis de penser ce que l’on vouloit. Le Roy fut extremement fasché de ce malheur : car comme c’estoient deux hommes de grand service, il voyoit qu’il avoit pensé les perdre tous deux : & craignoit mesme encore d’en perdre quelqu’un, parce que leurs blessures estoient assez grandes : principalement celles de Philidaspe, qui se trouverent beaucoup plus dangereuses que celles d’Artamene. Mais bien que le Roy s’interessast pour tous les deux ; il y avoit neantmoins une notable difference dans son esprit : & quand il venoit à penser, qu’il devoit la vie à Artamene ; & qu’en suite c’estoit par sa valeur qu’il avoit remporté tant d’illustres Victoires ; il n’estoit pas possible, que malgré tout ce qu’Aribée luy pouvoit dire, il ne preferast Artamene à Philidaspe. Il parut donc extrémement fasché de la chose, mais il ne creût pas la devoir punir : tant parce que c’estoient deux personnes qu’il aimoit, & ausquelles il avoit de l’obligation ; que parce qu’enfin Artamene & Philidaspe n’estoient point nais ses Sujets : & par consequent devoient estre traitez d’une maniere moins rigoureuse.

Toutefois pour garder quelque formalité en cette occasion ; il voulut que la Princesse luy vinst demander leur grace : ce qu’elle fit par le commandement absolu du Roy, bien que ce ne fust pas sans repugnance. Apres cette petite ceremonie, il envoya sçavoir de leur santé : & il manda à Artamene, qu’il luy avoit rendu un plus mauvais office en s’exposant ; que s’il avoit hazardé une Bataille legerement. Il fit faire aussi un compliment assez obligeant à Philidaspe : & de cette sorte, la chose s’appaisa plus facilement que l’on ne l’avoit pensé. Ce qui fascha le plus Philidaspe en cette occasion, ce fut de voir que presque toute la Cour prit le party d’Artamene : excepté quelques anciens amis d’Aribée, qui prirent le sien pour plaire à ce Favory.

Cependant, Seigneur, il est temps de vous dire ce que pensa la Princesse en cette rencontre : car encore qu’elle eust demandé la grade de ces deux illustres Criminels, parce que le Roy l’avoit voulu : elle ne sçavoit pourtant pas encore bien, si en son particulier, elle la leur devoit accorder. Je m’en vay sans doute vous dire des choses assez secrettes d’elle : & qui vous devroient donner quelque curiosité de sçavoir comment je les ay sçeuës : c’est pour quoy il vaut mieux vous advertir d’abord, que long temps depuis une de ses Filles nommée Martesie, avec laquelle j’ay eu une amitié assez grande me les a dites : car en ce temps-là, nous n’estions encore qu’en simple civilité l’un pour l’autre : & j’ignorois absolument, ce que je m’en vay vous aprendre. Lors que ce combat se fit, vous pouvez vous souvenir que le jour auparavant, la Princesse avoit fait tout ce qu’elle avoit pû, pour tascher de lier une estroite amitié, entre

Artamene & Philidaspe : & qu’elle les avoit priez, de vivre du moins comme s’ils s’aimoient, puis qu’ils ne se pouvoient aimer. Si bien que venant à sçavoir qu’ils s’estoient batus, elle en fut surprise & en colere : luy semblant que s’estoit avoir manqué de respect pour elle. Martesie dont je vous ay parlé, estoit sans doute celle de toutes ses Filles qu’elle aimoit le plus : & en laquelle elle se confioit davantage. Mais comme jusques-là elle n’avoit pas eu de grands secrets, elle avoit eu plus de part en sa liberalité qu’en sa confidence : & je croy enfin, que ce que la Princesse pensa d’Artamene en cette occasion ; fut le premier, & l’unique secret, qu’elle confia à Martesie : puis qu’à mon advis, elle n’en a jamais eu d’autre. Il y avoit desja long temps, que la Princesse regardoit mon Maistre avec estime : & j’ay sçeu en effet depuis par Martesie, que des la premiere fois qu’il vit la Princesse, elle le loüa extraordinairement : & qu’en cent autres rencontres depuis celle là, elle l’avoit entendu parler de luy d’une façon dont elle ne l’avoit jamais oüy parler de personne. Elle le trouvoit de bonne mine, elle luy trouvoit l’esprit agreable ; elle le loüoit de sagesse ; elle admiroit sa valeur ; elle ne pouvoit concevoir sa bonne Fortune ; & elle disoit enfin qu’Artamene estoit un miracle : & un protecteur que les Dieux avoient envoyé au Roy son Pere pour la deffence de sa vie, & pour la gloire de son Regne. Mais en cette derniere occasion, la colere ayant un peu agité son esprit, elle fut contrainte d’ouvrir son cœur à Martesie. Je ne sçay (luy dit elle le soir mesme que ce combat fut arrivé) si à l’exemple du Roy, je pourray bien pardonner à Artamene & à Philidaspe : car enfin, Martesie, fut-il jamais

rien de plus offençant, que leur procedé envers moy ? je les prie de s’aimer, & ils se querellent ; je ils se battent ; & se battent mesme dés le lendemain que je leur ay fait cette priere. En verité je ne pense pas que jamais l’on ait entendu parler d’une pareille inconsideration : & je ne pense pas aussi que je la leur puisse pardonner. Il faut bien croire, Madame, reprit Martesie, qu’il y a quelque chose de caché en cette avanture que l’on ne comprend point : & qui peut-estre les justifieroit si vous la sçaviez : car enfin ils ont de l’esprit & du jugement, & beaucoup de respect pour vous. Ils me l’ont mal tesmoigné en cette occasion, repartit brusquement la Princesse, aussi pretenday je bi ? leur faire voir que je suis sensible aux injures. Mais vous l’estes aussi aux bien-faits, reprit Martesie ; & cela estant, que deviendront les services de ces deux braves Estrangers ? Mais Martesie, je voudrois donc bien sçavoir, luy dit la Princesse, ce que je dois penser de la hardiesse d’Artamene, & de celle de Philidaspe : & je voudrois bien sçavoir aussi lequel a esté l’agresseur. L’evenement du combat, m’a bien apris qu’Artamene a eu l’avantage : mais personne ne m’a dit lequel est le plus coupable. Je pense Madame (luy respondit Martesie, qui estoit seule avec elle dans son Cabinet) que l’on peut aisément les condamner tous deux sans injustice : car ne les aviez vous pas priez tous deux de s’aimer ? Oüy, reprit la Princesse, mais encore qu’ils ne puissent estre innocens ny l’un ny l’autre, il est pourtant assez difficile qu’ils soient tous deux esgalement coupables : & c’est ce que je voudrois sçavoir precisément. Ce n’est pas, adjousta t’elle, que je ne croye presque

qu’Artamene est le moins criminel. Et pourquoy, Madame, respondit Martesie, le croyez-vous ainsi, puis que vous n’avez pas plus de preuves en faveur de l’un que de l’autre ? Je ne sçay, reprit la Princesse, mais il me semble que j’ay plus de sujet de soubçonner l’humeur violente de Philidaspe, de m’avoir manqué de respect, que non pas la sagesse d’Artamene. & puis, adjousta t’elle encore, il semble que la victoire qu’il a remportée, soit une marque infaillible que son party estoit le plus juste : Enfin, luy dit elle en rougissant, je ne sçay pas bien par quelle raison, mais je souhaite que ce soit plustost Philidaspe qu’Artamene qui ait le plus failly : & je seray tousjours bien aise, qu’un homme à qui j’ay de grandes obligations, ne me donne pas un si grand sujet de pleinte. Il est vray, luy respondit Martesie, qu’Artamene est un homme incomparable : & qui merite sans doute que vous l’estimiez, preferablement à tout autre. Mais Madame, adjousta-t’elle, comment est-ce qu’un homme d’une vertu si extraordinaire, cache le lieu de sa naissance & sa condition ? Il est à croire, dit la Princesse en rougissant, qu’il faut qu’elle soit au dessous de son courage : car si cela n’estoit pas, il n’en useroit pas ainsi. Mais, adjousta Martesie, qu’est-ce qui l’a amené en cette Cour, & qu’est-ce qui l’y retient ? car enfin j’ay entendu dire, qu’il n’a jamais rien demandé au Roy. Jamais rien, respondit la Princesse, que la permission d’aller combattre ses ennemis : cependant, dit-elle, ses services n’ont pas esté petits : ny ses actions mediocrement esclatantes. Et là, cette grande Princesse se mit à repasser, ce que mon Maistre avoit fait à la premiere Bataille, lors qu’il avoit sauvé la vie du Roy son Pere, contre tant d’

ennemis qui l’environnoient : les prodigieux avantages qu’il avoit remportez en toutes les autres : le merveilleux combat où il s’estoit trouvé seul vainqueur de deux cens ennemis ; & où il avoit eslevé un Trophée si glorieux : le combat qu’il avoit fait avez Artane : la prise de Cerasie : les Batailles qu’il avoit gagnées contre le Roy de Pont : ces Armes esclatantes qu’il avoit prises, pour se faire mieux remarquer, à ceux qui avoient conspiré contre sa vie : ces Armes simples qu’il avoit choisies en suite, pour se cacher à ceux qui avoient ordre de l’espargner : l’action genereuse qu’il avoit faite, en rendant l’argent, & laissant emporter les Boucliers à ces vaillans Soldats qui n’avoient pas voulu les laisser : & tant d’autres, dont elle se souvenoit aussi precisément, que si elles fussent venuës d’arriver. Cependant, dit-elle à Martesie, il ne paroist nulle ambition dans l’esprit d’Artamene : & je ne conçoy point, ny ce qui le retient icy, ny ce qu’il y pretend. Ce n’est pas que le Roy mon Pere n’ait beaucoup fait pour luy : mais apres tout, ses services font encore infiniment au dessus de ses recompenses : & c’est pour cela Martesie, que je souhaite qu’il soit plus innocent que Philidaspe. Car encore que ce dernier ait du cœur & de l’esprit, & qu’il ait aussi fort bien servy en diverses rencontres ; il y a pourtant une notable difference entre eux. L’humeur turbulente de Philidaspe ne me plaist pas : & de plus, je pense qu’il est plus ambitieux, & plus interessé qu’Artamene.

Ce fut de cette sorte, Seigneur, que cette premiere conversation se passe : Cependant comme le Roy pardonna à ces deux illustres Criminels, la Princesse creût qu’elle ne devoit pas faire esclater son ressentiment : si bien qu’elle ne laissa pas d’envoyer sçavoir

de leur santé. Celle de Philidaspe fut long temps assez mauvaise, & mesme sa vie assez douteuse : pour mon Maistre, ses blessures furent tousjours en assez bon estat : & trois sepmaines apres s’estre batu, il fut remercier le Roy, de la grace qu’il luy avoit accordée : & la Princesse de l’honneur qu’elle luy avoit fait, de la demander pour luy. elle estoit alors dans son Cabinet, où il n’y avoit que ses Femmes : si bien que comme il voulut la remercier, & exagerer la reconnoissance qu’il en avoit ; ne pensez pas, luy dit elle, qu’encore que j’aye demandé grace pour vous, je vous l’aye accordée en mon particulier : Non Artamene, luy dit elle d’un ton de voix assez imperieux, il n’y a encore que le Roy qui vous a pardonné ; & Mandane n’est pas satisfaite. S’il ne faut que mourir à ses pieds, luy respondit Artamene, je suis tout prest de le faire : Mais Madame, quel est le crime que j’ay commis ? & comment est-il possible qu’un homme qui vous respecte, autant qu’il respecte les Dieux qu’il adore, puisse vous avoir offensée ? dites moy donc, luy dit-elle, si ce n’est pas avoir failly, que d’avoir mesprisé la priere que je vous avois faite, de vivre bien avec Philidaspe ? Mais Madame, adjousta-t’il vous aviez aussi prié Philipe, de vivre bien avec Artamene. Il est vray, respondit-elle & je ne pretends pas le justifier en vous accusant : je veux seulement sçavoir, si vous estes le plus coupable, ou si vous estes le moins criminel. Je ne le sçay pas moy-mesme, (reprit Artamene en changeant de couleur) & le sujet de nostre querelle est mesme si douteux dans nostre esprit, que nous ne nous le sommes pas expliqué l’un à l’autre ; & peut-estre ne nous l’expliquerons nous jamais. vous estes vous connus ailleurs

qu’icy ? luy demanda la Princesse ; non Madame, respondit Artamene ; & nostre connoissance & nostre aversion, ont commencé en cette Cour, & presque en mesme moment. Mais apres tout, Madame, poursuivit-il, ce n’est point à moy à m’informer par quels sentimens vous voulez que j’ayme Philidaspe : & c’est seulement à Artamene à vous demander pardon, de n’avoir pû vous obeïr. Comme je ne fais gueres de prieres injustes, repliqua-t’elle, je n’ay gueres accoustumé d’estre refusée : & je ne pensois pas qu’Artamene & Philidaspe deussent estre les premiers à me desobliger. Mon Maistre qui vit que la Princesse paroissoit avoir de la colere, en fut tres sensiblement touché : Ha ! Madame, luy dit-il, si j’eusse creû ne pouvoir me vanger sans vous irriter, je ne l’aurois sans doute pas fait : Mais est-il possible que l’on ne puisse obtenir pardon d’un crime qui n’a pas esté volontaire ? & la Princesse Mandane est-elle plus inexorable que les Dieux, qui se laissent fléchir par des larmes & par des prieres ? La Princesse qui estimoit veritablement Artamene, & qui avoit desja quelque disposition à l’aimer ; voyant qu’il paroissoit assez troublé, eut peur qu’il ne se tinst offencé de ce qu’elle estoit plus severe que Ciaxare : de sorte que faisant effort sur elle mesme, elle le voulut appaiser, & luy pardonner de bonne grace. Allez, luy dit-elle, Artamene, allez ; vous avez esté assez puny, par la seule inquietude que je voy dans vostre esprit : & je ne veux point vous ordonner d’autre chastiment, que celuy de ne vous exposer plus en un pareil danger. Ha ! Madame, luy dit-il, vous estes bien bonne de me pardonner ! & bien rigoureuse de vouloir tousjours conserver celuy qui s’oppose à tout ce que je veux. Je vous

promets, luy dit elle, que si Philidaspe pretend quelque chose du Roy à vostre prejudice, de prendre vostre party contre luy : Non Madame, repliqua Artamene, je ne pretens rien du Roy : j’en reçoy plus de bien que je n’en desire : & si Philidaspe ne me dispute jamais rien que des Charges & des recompenses, nous ne nous battrons plus jamais ensemble. Et quelle autre chose, reprit la Princesse, vous pourroit il disputer ? A ces mots Artamene se trouvant embarrassé, ne pût s’empescher de rougir, en regardant la Princesse d’une maniere tres passionnée : & je ne sçay si sa response n’eust point expliqué malgré luy, une partie de ses sentimens les plus cachez, si le Roy ne fust pas arrivé. Mandane qui avoit beaucoup d’esprit, & qui observoit tout ce que je veux. Je vous promets, luy dit elle, que si Philidaspe pretend quelque chose du Roy à vostre prejudice, de prendre vostre party contre luy : Non Madame, repliqua Artamene, je ne pretens rien du Roy ; j’en reçoy plus de bien que je n’en desire : & si Philidaspe ne me dispute jamais rien que des Charges & des recompenses, nous ne nous battrons plus jamais ensemble. Et quelle autre chose, reprit la Princesse, vous pourroit il disputer ? A ces mots Artamene se trouvant embarrassé, ne pût s’empescher de rougir, en regardant la Princesse d’une maniere tres passionnée : & je ne sçay si sa response n’eust point expliqué malgré luy, une partie de ses sentimens les plus cachez, si le Roy ne fust pas arrivé. Mandane qui avoit beaucoup d’esprit, & qui observoit tousjours assez exactement toutes les actions d’Artamene, prit garde au trouble de son ame : mais comme le Roy estoit avec elle, il ne luy fut pas possible d’y faire alors une plus longue reflexion. Ciaxare luy dit apres plusieurs autres choses, qu’il vouloit absolument qu’Artamene & Philidaspe vescussent bien ensemble à l’avenir : & que pour cela, il faloit qu’Artamene l’accompagnast, à une promenade qu’il vouloit faire. Que comme il passeroit devant le logis de Philidaspe, il le verroit en passant, parce qu’Aribée l’en avoit prié ; & que là, il les feroit embrasser. Artamene eust bien voulu ne le pas faire : mais Ciaxare qui s’aperçeut de la repugnance qu’il y avoit, luy dit que les vainqueurs n’avoient point de mesures à garder, avec leurs ennemis vaincus : que de plus, il faloit que la Princesse fust de cette promenade & de cette visite : que ce fust luy qui la conduisist : & que de cette sorte, la chose se feroit avec plus de bien-seance, & plus d’avantage pour luy.

La Princesse qui vit que le Roy le souhaitoit n’y resista point : & creût en effet qu’elle ne devoit pas empescher que cét acconmodement ne se fist. Pour Artamene, il parut fort agité ; & il n’obeït qu’avec peine. Car enfin dans les soubçons qu’il avoit, ce luy estoit une avanture facheuse que celle de s’accommoder avec Philidaspe ; & celle d’aller chez luy ; & d’y conduire luy mesme la Princesse : neantmoins, ce mal n’ayant point de remede, il salut necessairement s’y resoudre. Le Roy & la Princesse monterent dans leur Chariots, & sortirent de la Ville : car Philidaspe n’y estoit point rentré depuis ses blessures. Et apres avoit fait leur promenade, ils descendirent au lieu où il estoit : & le Roy se mit à parler bas à Mandane au pied de l’escalier, durant un assez long temps. Mon Maistre pendant cela, s’aprocha de Martesie : mais si inquiet, & l’humeur & le visage si changez, qu’il n’estoit pas connoissable.

Martesie qui s’en aperçeut, ne pût s’empescher de luy en faire la guerre, luy disant que sa haine estoit trop violente ; & que s’il sçavoit aussi bien aimer que haïr, son amitié devoit estre la plus belle chose du monde. N’en doutez pas, luy dit-il, Martesie ; & s’il est vray que j’ayme quelque chose, je l’ayme sans doute encore plus fortement, que je ne haï Philidaspe. Vous me donnez une grande curiosité, luy dit-elle tout bas, & je voudrois bien sçavoir si vous aimez, & qui vous aimez. Je ne puis, luy repliqua-t’il en rougissant, satisfaire que la moitié de vostre curiosité ; n’estant pas juste que vous sçachiez, ce que je n’ay jamais dit à personne ; & ce que je ne diray peut-estre jamais. Comme ils en estoient là, la conversation du Roy finit, & mon Maistre fut obligé de donner la

main à la Princesse, qui avoit remarqué fort aisément, l’inquietude d’Artamene. Le Roy trouva Philidaspe en assez bon estat ce jour-là ; mais si surpris de voir Artamene dans sa chambre ; qu’il s’en salut peu que ses playes ne se r’ouvrissent, à la veüe de celuy qui les luy avoit faites, tant il sentit d’esmotion. Ciaxare luy dit alors, que pour l’empescher de retomber en un pareil malheur avec Artamene, il vouloit qu’ils s’embrassassent : le naturel violent de Philidaspe, eut beaucoup de peine à se contraindre en cette occasion : neantmoins voyant que le Roy le vouloit ainsi ; que la Princesse se plaignoit de luy ; & que la moitié de la Cour estoit presente ; il se retint & obeït. Mandane donc faisant aprocher Artamene, luy dit que c’estoit à celuy qui estoit le plus en santé, à faire le plus de chemin ; & en effet elle le poussa doucement vers Philidaspe ; qui l’embrassant par force, luy dit que les Rois devoient estre obeïs dans leur Estats. Vous avez raison, luy respondit mon Maistre ; & c’est pour cela que je fais ce que le Roy & la Princesse m’ordonnent. Quiconque, Seigneur, auroit bien observé leurs mouvemens, auroit aisément remarqué, qu’il y avoit quelque grand secret dans leur cœur : cette visite ne fut pas longue ; mais tant qu’elle dura, Artamene regarda tousjours la Princesse Mandane, ou Philidaspe ; qui de son costé estoit si interdit, qu’il ne regardoit presque personne. Le Roy s’estant retiré, & la Princesse l’ayant suivy, l’on s’en retourna au Palais ; où Mandane ne fut pas plustost arrivée, qu’elle tesmoigna ne vouloir plus voir personne. Pour Artamene, il fut encore quelque temps chez le Roy : mais avec tant d’inquietude, qu’il fut contraint d’en sortir, & de s’en aller dans sa Chambre. Il n’y fut

pas plustost, que repassant dans son esprit, tout ce qui luy estoit arrivé, il ne sentist un desplaisir, dont il ne se pouvoit consoler. Quoy, disoit il ne souspirant, il ne me sera pas permis de haïr mon ennemy ! & Mandane voudra eternellement violenter toutes mes inclinations ! quel interest caché peut elle avoir en cette rencontre, qui l’oblige à vouloir que j’ayme Philidaspe, & que Philidaspe m’aime ? n’est-ce qu’un simple dessein de conserver la vie de deux hommes, qu’elle ne croit pas inutiles au service du Roy son Pere ? ou n’est-ce point qu’ayant quelque estime particuliere pour Philidaspe, elle veüille luy oster un ennemy, qu’elle ne croit pas estre des moins redoutables ? & que faisant semblant de nous traiter esgalement, il y ait pourtant une grande inesgalité, aux sentimens qu’elle a pour nous ? Mais helas, reprenoit-il, que je suis injuste, d’expliquer de cette sorte, les actions & les paroles d’une Princesse, qui m’a toujours si bien traité ! dequoy me puis-je pleindre raisonnablement ? Artamene comme Artamene, peut il pretendre, quelque chose de la Princesse de Capadoce, qu’il n’ait obtenuë ? Elle le loüe ; elle le reçoit avec civilité ; elle souffre sa conversation sans chagrin ; elle luy offre sa protection aupres du Roy ; elle prend soing de sa vie ; elle demande sa grace quand il a failly ; & il n’est rien enfin, que l’illustre Mandane ne face pour Artamene. Mais helas ! si Artamene est content comme Artamene, Cyrus n’est gueres satisfait comme Cyrus. Cét Artamene, adjoustoit-il, que la Princesse favorise, n’est pas veritablement celuy que je veux qui le soit : celuy là, semble n’aimer que la guerre, & ne chercher que la gloire : & celui que je voudrois qu’elle connust, & qu’elle favorisast, n’aime que

Mandane, & ne cherche que son affection. Seigneur (luy dis-je, car j’estois aupres de luy, lors qu’il s’entretenoit tout haut & tout seul de certe sorte) le moyen que cét amoureux Artamene que vous desirez qui soit favorisé le puisse estre, si Mandane ne le connoist point ? Voulez vous, Seigneur, que la plus vertueuse Princesse du monde vous aime, ne sçachant pas seulement que vous l’aimez ? Et voulez vous, reprit Artamene, que la plus vertueuse Princesse du monde, souffre que je luy parle d’amour, principalement n’estant qu’Artamene ? Non Seigneur, luy dis-je, mais Artamene est Cyrus : Vous avez raison, me repliqua-t’il, mais ne m’est il pas aussi dangereux de paroistre Cyrus qu’Artamene ? comme Artamene, peut-estre se contenteroit-elle de me chasser avec quelque compassion : mais comme Cyrus, elle pourroit me punir avec haine & avec colere. Je voy bien, luy respondis-je, que vous n’avez pas tort en beaucoup de choses : Mais apres tout, si vous voulez estre aimé, il faut que l’on sçache que vous aimez : autrement, vous n’en viendrez jamais à bout. Quant vous auriez gagné cent Batailles, pousuivis-je, & conquesté des Royaumes & des Empires ; apres tant de victoires & tant de conquestes, vous ne triompheriez point du cœur de Mandane, si Mandane ne sçavoit qu’elle eust triomphé du vostre. L’amour, Seigneur, en cette rencontre, ne peut jamais naistre sans l’amour : La Princesse vous loüera ; la Princesse vous estimera ; mais elle ne vous aimera point. Car enfin toutes les grandes choses que vous avez faites sont à vous : & la seule conqueste de vostre cœur, est ce qui luy peut appartenir, & ce qui luy peut plaire. Si vous voulez que vos Victoires vous servent,

faites luy sçavoir qu’elle a vaincu le Vainqueur des autres ; & que celuy à qui rien ne peut resister, a cedé à ses charmes & à sa beauté. Mais Feraulas, me dit-il, le moyen d’oser parler ? & le moyen de ne craindre pas la colere d’une personne, de qui la modestie est extréme ; de qui la vertu est severe jusqu’à la rigueur ? Je ne dis pas, Seigneur, luy repliquay-je, qu’il soit à propos de parler d’amour ouvertement à la Princesse : mais je voudrois du moins luy en dire assez, pour luy faire deviner le reste. Mais si en le devinant, me respondit-il, elle venoit à me haïr que deviendrois-je ? Ne craignez pas cela, luy repliquay-je, & sçachez, Seigneur, que l’amour n’a jamais fait naistre la haine. Mandane vous peut commander de vous taire ; Mandane vous peut mesme chasser ; mais elle ne vous sçauroit haïr parce que vous l’aimez. Ce n’est, Seigneur, que la maniere de se faire entendre qui peut estre dangereuse, & qu’il est necessaire de bien choisir : il ne faut donc pas parler d’estre aimé, en descouvrant que l’on aime : il ne faut rien demander, rien esperer, & rien pretendre, que le seul soulagement de faire sçavoir son mal, à celle qui le cause : & quand on en vie ainsi, croyez moy, Seigneur, qu’il est bien difficile que l’on soit haï, quelque vertu qui puisse estre en la personne aimée. Enfin, poursuivis-je, tant que Mandane ne sçaura point que vous l’aimez, il est indubitable que vous n’en serez point aimé : où au contraire, si vous luy donnez lieu de deviner vostre passion, peut-estre que malgré toute sa severité elle vous aimera. Mais Feraulas, me dit-il, si elle me bannit ? Non non, luy dis-je, ne craignez pas un si rude traitement : tant de grandes actions que vous avez faites,

luy parleront tellement en vostre faveur, qu’elle ne sera pas si inhumaine : & si je ne me trompe, la chose reüssira mieux que vous ne pensez. Tant y a Seigneur, qu’apres avoir passé une partie de la nuit à raisonner sur cette matiere, Artamene se resolut de chercher quelque occasion favorable de faire connoistre à la Princesse la passion qu’il avoit pour elle, sans toutefois s’en expliquer ouvertement.

Mais helas, durant que nous prenions cette resolution, Mandane en prenoit une autre que nous ne sçavions pas, & qui s’opposoit bien à nos desseins ! le vous ay dit, Seigneur, qu’elle s’estoit retirée dans son Cabinet, où elle ne fut pas plustost, qu’elle apella Martesie ; & luy demanda ce qu’Artamene luy avoit dit, pendant qu’elle parloit au Roy, en entrant chez Philidaspe ? (car elle avoit pris garde à leur entretien. ) Cette Fille luy obeïssant, luy raconta parole pour parole, toute cette conversation : & joignant en suitte ses sentimens à ceux de mon Maistre ; pour moy Madame ; dit-elle à la Princesse, veû la façon dont Artamene m’a respondu, lors que je luy ay tesmoigné vouloir sçavoir s’il aimoit, & qui il aimoit ; je crois qu’il est amoureux. Mandane rougit a ce discours, car elle avoit commencé d’en soubçonner quelque chose : mais voulant sçavoir le sentiment de Martesie sans descouvrir le sien ; & de qui pensez vous qu’il le puisse estre ? luy demanda-t’elle ; pour moy, Madame, adjousta cette Fille, j’y ay tousjours songé depuis cela, sans pouvoir demeurer d’accord avec ma propre raison : Car enfin Artamene ne visite personne avec attachement : il ne parle à pas une de mes Compagnes, qu’autant que la simple civilité le veut : il passe toute sa vie chez le Roy ou chez vous : & si Artamene estoit d’une autre

condition qu’il n’est, il ne seroit pas difficile de s’imaginer, de qui il seroit amoureux. Car Madame, luy dit-elle en sous-riant, Artamene ne voit que vous, ou ne parle que de vous : il vous loue, il vous estime & l’on peut presque dire qu’il vous adore. Il vous suit au Temple ; il vous suit à la promenade & à la Chasse ; il vous accompagne aux Festes publiques, quand le Roy vient chez vous il y vient ; quand il n’y vient point, il ne laisse pas d’y venir ; il rougit toutes les fois qu’il aproche de vous, ou que vous estes seulement eu lieu où il est ; enfin, dit elle en riant, si Artamene estoit Roy, ou que la Princesse Mandane fust Martesie, je croirois qu’il seroit amoureux d’elle. Je pense, dit la Princesse en l’interrompant, qu’Artamene vous a rendu quelque mauvais office ; car si vous m’aviez fortement persuadé ce que vous dites, vous jugez bien qu’il n’en seroit pas plus heureux : & que vous ne pourriez pas avoir trouvé une meilleure voye de vous Vanger de luy. Je serois bien marrie, Madame (repliqua Martesie, en prenant un visage plus serieux) d’avoir causé aucun mal à Artamene : mais comme vos interests me font plus chers que les siens, je crois estre obligée de vous dire encore, que je ne sçay, Madame, si vous ne devriez point durant quelques jours, vous donner la peine d’observer un peu ses actions, pour vous esclaircir de mes doutes. La Princesse rougit à ce discours, plus qu’elle n’avoit encore fait : & baissant la voix, comme si elle eust eu peur d’estre entenduë de Martesie mesme à qui elle parloit ; comme vous estes sage & discrette, luy dit-elle, je vous advoüeray que depuis ce matin, j’ay quelque soubçon de ce que vous dites : Et j’ay une si grande confusion, de ne m’estre pas aperçeuë plustost

de la folie d’Artamene, que je ne puis vous l’exprimer. Car enfin en un moment j’ay veû cent choses que je n’avois point veuës : ou pour mieux dire, je les ay veuës d’une autre façon, que je ne les voyois auparavant. Vous souvient il, Martesie, du premier jour que je vy Artamene, apres qu’il eut sauvé la vie du Roy mon Pere ? ne vous sembla-t’il pas qu’il me regarda avec une attention extraordinaire & passionnée ? & qu’il ne considera presque point tant de belles personnes qui m’accompagnoient ? Ne vous souvenez vous pas encore, de la façon avec laquelle il me pria d’obtenir du Roy la permission de combattre ses Ennemis, & la maniere dont il prit congé de moy ? Ne le voyez vous pas encore, lors que je priay de ne prendre point d’Armes remarquables ? Ne voyez-vous pas, dis-je, de quelle sorte il me resista ; de quel air il me demanda l’Escharpe que je luy refusay ; & en quels termes il s’expliqua, lors que je luy dis que je voudrois qu’Artamene ne fust, ny trop prudent, ny trop temeraire ? Il ne m’est pas possible, Madame, me dit-il, que je puisse regler mes sentimens, à cette juste mediocrité que vous desirez. Ne vous souvient-il point aussi, poursuivit-elle, du jour que Philidaspe & Artamene se trouverent ensemble à me dire adieu ? Pour moy j’admire que je n’expliquay point mieux en ce temps là, les inquietudes que je vy sur son visage : Ne vous remettez vous pas encore, la joye qui parut dans les yeux du mesme. Artamene, à son retour ? & une certaine conversation que j’eus, & avec luy, & avec Philidaspe ? Mais sur toutes choses, dit-elle, vous souvenez vous quels furent les sentimens d’Artamene, lors que je voulus l’obliger à aimer Philidaspe ? Pour moy, interrompit Martesie, je

croy, Madame, par tout ce que vous venez de dire ; & par mille autres petites choses, que j’ay remarquées en mon particulier) & que vous ne pouvez pas avoir veuës : que non seulement Artamene est amoureux ; mais qu’il est jaloux de Philidaspe : & que peut estre encore Philidaspe est aussi amoureux de vous qu’Artamene. Vous n’estes pas trop sage, luy dit la Princesse, de vouloir me faire recevoir tant d’ouvrages tout à la fois : Non Martesie, adjousta-t’elle, Philidaspe n’est qu’ambitieux : & je ne voudrois pas pour mon repos, le pouvoir soubçonner d’un autre sentiment. Ce feroit avoir trop de crimes à punir, pour une personne qui n’aime pas les suplices : c’est pourquoy ne songeons qu’à Artamene. Mais pour celuy-là, dit-elle, il faut y donner ordre : & m’empescher s’il est possible de recevoir un sensible desplaisir. Car enfin, poursuivit la Princesse, j’ay de l’estime pour Artamene ; je luy ay de l’obligation ; & je serois bien faschée qu’il me mist dans la necessité de le mal-traiter. C’est pourquoy Martesie, je vous ordonne tant qu’il fera aupres de moy, de faire avec adresse que toutes vos Compagnes y soient aussi, & de ne m’abandonner point du tout. Comme il faudra bien tost qu’il parte, & que le commencement de la Campagne aproche, cette contrainte ne durera pas long temps.

Apres cela, elle congedia Martesie, & demeura seule dans son Cabinet : Mais Dieux, que de facheuses & de tyranniques pensées, s’emparerent de son esprit pour le troubler ! & que cette profonde tranquilité dont elle avoit joüy jusques alors, se retrouva peu en son ame ! elle demeura pourtant dans la resolution qu’elle avoit prise avec Martesie ;

Vous pouvez donc bien juger, Seigneur, qu’Artamene ne pût pas exécuter celle qu’il avoit formée, de descouvrir sa passion à la Princesse ; puis qu’elle luy en osta toutes les voyes qu’il avoit accoustumé d’en avoir. Bien est-il vray que durant trois semaines ce fut avec tant d’adresse, qu’il ne creut point que Mandane eust nulle part à la chose : & il s’imagina que le hazard tout seul la faisoit. Cependant toutes les fois qu’il se souvenoit combien il avoit perdu d’occasions favorables, malgré l’assîduité de Philidaspe aupres d’elle, il en estoit au desespoir. Mais lors qu’il venoit à penser, que ce n’estoit point Philidaspe qui l’empeschoit d’exécuter ce qu’il avoit resolu ; il croyoit encore qu’il y avoit plus de malignité en son destin. Bien est il vray, qu’il ne fut pas longtemps sans cet obstacle : puis que vingt jours apres la visite du Roy & de la Princesse chez Philidaspe, il vint les en remercier : & occuper aussi opiniastrement la place qu’il avoit accoustumé de tenir chez Mandane, comme il faisoit auparavant. Ce fut lors que Martesie n’eut plus de besoin d’estre si soigneuse : & ce fut lors qu’Artamene desespera entierement de pouvoir entretenir sa Princesse en particulier. Il y avoit mesme eu plusieurs conversations generales, où Mandane avoit dit beaucoup de choses, qui pouvoient aisément faire connoistre à Artamene, que ce seroit un dessein bien dangereux, que de luy parler d’amour : car encore que ce n’eust esté qu’en parlant d’autruy, qu’elle eust explique ses sentimens ; il ne laissoit pas de croire que ce pouvoient estre les siens, veû l’air dont elle avoit parlé : & ainsi il ne pouvoit nullement douter, que ce ne fust s’exposer à un grad péril, que de descouvrir sa passion à la Princesse.

Cette difficulté qu’il trouvoit, & qu’il n’avoit pas preveuë aussi grande qu’il la rencontroit alors, luy donnoit une douleur bien sensible : & l’on peut dire que si sa bouche ne parloit pas d’amour à la Princesse, toutes ses actions en parloient pour luy. Aussi ay-je sçeu depuis par Martesie, qu’il en fut parfaitement entendu : & que la Princesse expliqua comme il faloit, ses inquiétudes ; ses melancolies ; ses impatiences ; ses changemens de visage ; & ses resveries : & qu’elle ne douta plus du tout, qu’Artamene ne fust passionnément amoureux d’elle. Mais admirez, Seigneur, comme quoy la prudence humaine est bornée ! si mon Maistre eust parlé d’amour à la Princesse, en l’estat qu’estoient les choses, il estoit perdu pour tousjours Elle l’auroit mal-traité, & l’auroit banny d’aupres d’elle infailliblement, quelque estime qu’elle eust pour luy, & quelques grands services qu’il eust rendus au Roy son Pere. Mais parce qu’il ne luy en parla point ; & que cependant elle voyoit bien qu’il souffroit, & qu’ainsi il avoit beaucoup de respect pour elle ; cette Princesse le souffrit & en eut pitie : & reçeut malgré elle dans son cœur je ne sçay quelle tendresse que l’on pouvoit peut-estre desja nommer amour. Ce n’est pas que cette vertueuse personne la creust telle : car il est certain que si cela eust esté, elle se seroit surmonté elle mesme, à quelque prix que ce fust. Ce n’est pas aussi qu’elle ne s’observast avec soing : mais apres tout, c’est que l’amour porte je ne sçay quel aveuglement, dans l’esprit des personnes les plus esclairées ; qui les empesche de pouvoir connoistre les autres, & de se connoistre elles mesmes. Il y avoit pourtant des momens, où elle se faisoit plusieurs questions

en particulier, ausquelles elle ne pouvoit pas respondre bien precisément : elle s’estonnoit quelquefois de voir, que malgré elle Artamene luy revenoit en la pensée ; & de ce que la connoissance de son amour, ne luy donnoit pas davantage de colere. Quoy, disoit-elle en elle mesme, je sçauray qu’un homme que j’ay veû arriver à la Cour comme un simple Chevalier, est amoureux de moy, & je souffriray encore sa veuë & sa conversation ! Ha non Mandane, cette scrupuleuse vertu dont vous faites profession, ne le doit point du tout souffrir : & s’il est vray que l’amour ne puisse estre sans esperance ; il faut punir Artamene, & de sa temerité, & de sa folie. Car que peut-il esperer sans me faire outrage : que peut-il desirer sans extravagance ? & que peut-il pretendre sans m’offencer ? Mais helas ! reprenoit elle, il ne me dit rien qui me fasche, ny qui me doive fascher ; il ne me demande rien qui me puisse desplaire ; je luy dois la vie du Roy ; & le Roy luy doit plusieurs Victoires ; je luy dois mesme peut-estre tout le repos de mes jours : puis qu’il est à croire que le Roy de Pont auroit vaincu sans luy : & et que je ferois maintenant, ou sa Femme, ou sa prisonniere. Ne haissons donc pas Artamene parce qu’il nous aime : & pourveû qu’il ne nous le die jamais, ne luy disons rien de fascheux. Helas (disoit-elle quelque-fois, en parlant à Martesie) pourquoy faut-il qu’Artamene se soit mis un pareil sentiment dans le cœur ? & que n’est il demeuré dans les bornes d’une simple estime ? Pour moy, Madame, luy dit Martesie, j’ay peine à croire que vous songiez bien à ce que vous dites : & je ne sçaurois m’imaginer, quelque vertu qui soit en vostre ame, que vous aimassiez mieux qu’Artamene ne vous aimast

point du tout, que de vous voir aimée de luy comme il vous aime, tant qu’il ne vous le dira point. Vous me pressez beaucoup Martesie, reprit la Princesse, mais je vous diray toutefois, que j’estime si fort Artamene, que quand je ne considererois que luy, je devrois tousjours souhaiter pour son repos, qu’il ne fust pas amoureux de moy le sçay bien, Madame, reprit Martesie, qu’à ne considerer que luy, la chose est comme vous la dites : mais je sçay bien aussi, qu’à ne considerer que vous, il vous est en quelque façon avantageux. de voir que le plus Grand Homme du Monde, & le plus accomply en toutes choses, vous estime & Vous aime jusques à l’adoration. Je ne doute point, repliqua Mandant, que l’estime d’Artamene ne me soit glorieuse : & je vous avoüeray de plus, que je la prefere à celle de tout le reste de la Terre. Mais je voudrois, Martesie, que cette estime ne fust suivie que d’une amitié telle qu’un Homme de sa condition la doit avoir, pour une personne de la mienne. Dites moy Madame, je vous en conjure, adjousta Martesie, si vous voudriez bien qu’Artamene que vous estimez tant, aimast quelque autre plus que vous ? Vous m’embarrassez un peu, repliqua la Princesse ; mais je pense toutefois que pourveu qu’Artamene m’estimast plus que tout le reste du monde, je ne me soucierois pas qu’il m’aimast un peu moins. Ha Madame, reprit Martesie, vous vous abusez ! & l’on ne sçauroit avoir cette indifference, pour l’affection de ceux de qui on desire l’estime. Et en effet, Madame, vous auriez grand tort de vouloir que celuy de tous les hommes qui a le plus d’esprit, & le plus de jugement, ne vous aimast

pas plus que tout le reste de la Terre. Et puis, Madame, que manque t’il à l’illustre Artamene ? une Couronne (luy respondit la Princesse en rougissant) & cela suffit Martesie, pour faire que je craigne la passion d’un homme qui n’est pas Roy ; pour faire que toutes ses actions me soient suspectes à l’advenir ; & pour faire que je me la fois à moy mesme. Car enfin, dit elle, j’ay un ennemy qui a une intelligence secrette dans mon cœur : & que j’estime assez, pour aprehender de l’aimer, s’il n’y avoit pas un obstacle invincible, qui sans doute me deffendra, de tout ce que les grandes qualitez d’Artamene pourroient entreprendre contre moy : & qui fera que malgré son amour, son merite, & ma reconnoissance ; je ne laisseray pas de conserver ma liberté toute entiere. Voila, Seigneur, où en estoient les choses en ce temps-là : Artamene aimoit passionnément sans le pouvoir dire : Philidaspe n’estoit pas moins amoureux, ny moins secret, estant obligé par diverses raisons, de desguiser ses sentimens : Ciaxare les aimoit tous deux, mais incomparablement plus, Artamene que Philidaspe : & Mandane quoy qu’elle ne le pensast pas, aimoit sans doute desja un peu mon Maistre : & estimoit assez Philidaspe, quoy qu’il y eust beaucoup de choses dans son humeur qui choquassent la sienne.

En ce temps-là le Fils du Roy d’Armenie, appelle Tigrane, vint à la Cour de Capadoce : & fit grande amitié avec Artamene. Cependant comme le commencement du Printemps approchoit, il vint un advis certain, que les Rois Alliez avoient défia mis leurs Armées en campagne : cette nouvelle fit haster toutes les levées, & donner tous les ordres necessaires, pour faire qu’en fort peu de temps

toutes choses fussent prestes pour recevoir les Ennemis. Il y avoit bien desja un Corps d’Armée assemblé, dans la Plaine de Cerasie ; mais selon les apparence, il n’estoit pas en estat de pouvoir resister aux Rois de Pont & de Phrigie, bien qu’il fust assez avantageusement retranché. Voila donc Artamene contraint de partir ; & de partir sans pouvoir dire qu’il aimoit, ce qui ne luy fut pas un petit desplaisir. il fut prendre congé de la Princesse, avec beaucoup de précipitation : parce qu’il estoit venu un second advis, qui assuroit que l’Armée de Ciaxare alloit estre enfermée entre celle du Roy de Pont, & un puissant secours de Phrigie, qui devoit arriver dans peu de jours. Si bien que mon Maistre ne pouvant tarder un moment, de peur d’arriver trop tard, fut contraint de partir en tumulte ; & de renfermer toute sa passion dans son cœur. Il en parut toutefois encore assez dans ses yeux ; & il en tesmoigna assez par sa douleur, pour faire que la Princesse s’en aperçeust. Allez Artamene, luy dit elle en luy disant adieu, soyez aussi heureux que vous l’avez esté : & si vous voulez obliger le Roy mon Pere, ne songez pas plus à la perte de ses Ennemis, qu’à la conservation de vostre vie Mandane luy dit cela devant tant de monde, qu’Artamene n’osay respondre, que comme tout autre que luy y eust respondu ; c’est à dire avec beaucoup de respect & de reconnoissancc : & il la quitta, sans s’expliquer que par des regards dérobez, & par des souspirs qu’il retenoit, aussi tost qu’ils estoient poussez. Pour Philidaspe, il ne partit pas en mesme temps : car il devoit commander des Troupes qui n’estoient pas encore prestes. Mon Maistre s’en alla donc, accompagné de toute la jeunesse de la Cour, qui le voulut suivre en une occasion, qui selon les apparences, devoit estre dangereuse : &

le Prince Tigrane mesme, voulut estre de là partie, & se ranger parmy les Volontaires, dont il fut le Chef. Nous fismes une diligence extréme : mais comme Artamene n’avoit pû estre parfaitement informé de l’estat où estoient les Ennemis ; comme nous fusmes à cinquante stades de la Plaine de Cerasie, il envoya Chrisante aux nouvelles, accompagné de dix ou douze seulement : afin d’aprendre si les partages estoient libres ou occuppez : & si son Armée estoit desja enfermée par celle du Roy de Pont, & par les Troupes de Phrigie. Cependant il falut faire alte, à un petit Vilage deshabité, où l’on eust pû se deffendre, en cas que les Coureurs des Ennemis y fussent venus : Nous trouvasmes parmy ces Mafures quelques Paisans cachez, qui nous assurerent de nouveau, que les Rois Confederez avoient deux Armées tres puissantes : & que si la nostre n’estoit desja enfermée, elle la feroit bien tost. Artamene voyant donc les affaires de la guerre, en aussi mauvais estat que celles de son amour, estoit en une affliction que je ne vous puis exprimer : il ne pouvoit souffrir, que des Ennemis qu’il avoit si souvent battus, fussent en termes de le vaincre : & il se resolut du moins, de mourir plustost mille fois, que de survivre à sa deffaite si elle arrivoit. Non, disoit-il en luy mesme, je ne sçaurois me resoudre à revoir ma Princesse apres avoir esté vaincu : & si le malheur veut que je le sois, il faut se preparer à la mort. Moy, dis-je, qui apres de grandes Victoires, n’ay osé l’approcher qu’en tremblant : & qui n’ay jamais eu la hardiesse, apres avoir vaincu des Rois, de luy faire connoistre seulement, qu’Artamene estoit son Esclave.

Mais Dieux, adjoustoit-il, mourray-je sans que l’illustre Mandane sçache que je seray mort pour elle ? & n’auray-je point cette triste consolation, de pouvoir esperer qu’elle n’ignorera pas absolument les maux que j’ay soufferts depuis le premier moment que je l’ay veuë ? Peut-estre que si elle aprend mon amour en aprenant ma mort, la connoissance qu’elle en aura, n’irritera pas son esprit : & qu’elle pardonnera aisément à un homme, qui n’aura perdu le respect qu’en perdant la vie. Aprenons luy donc en mourant, poursuivit-il, que nous n’avons vescu que pour elle : Mais pour amoindrir nostre faute, faisons luy connoistre nostre condition : sans luy aprendre pourtant veritablement qui nous sommes. Il suffira qu’elle sçache qu’Artamene estoit de naissance Royalle, sans sçavoir que Cyrus & Artamene n’estoient qu’une mesme chose. Ne mettons point nous mesmes, poursuivoit-il, d’obstacle à la compassion que nous attendons de sa bonté : & n’arrestons pas les l’armes, que nous esperons de la tendresse de son cœur. Je sçay bien, disoit-il encore, que les plaisirs du Tombeau ; font des plaisirs peu sensibles : mais du moins si j’ay à perdre la Bataille & la vie, je perdray l’une & l’autre plus doucement par cette esperance : & je murmureray moins, de la rigueur de ma destinée. Cette pensée, Seigneur, flatta de telle sorte le desespoir d’Artamene, que sans differer davantage, il se mit à escrire à la Princesse ; & à luy descouvrir ce qu’il luy avoit caché si soigneusement durant si long temps. Apres avoir leû & releû sa Lettre, & en avoir esté satisfait, il ferma avec beaucoup de soing, les Tablettes dans lesquelles il l’avoit escrite : & m’ayant fait appeller en particulier, Feraulas (

me dit-il, le visage tout changé) il s’agit de me rendre un service d’importance : & de me le rendre, avec beaucoup d’exactitude. Seigneur, luy dis-je, je m’estimerois bien heureux, si j’avois trouvé ce qu’il y a si long temps que je cherche : je veux dire un moyen de vous faire connoistre parfaitement, le zele que j’ay pour vostre service. Vous, le pouvez sans doute, me repliqua t’il ; mais je crains que le courage de Feraulas ne me resiste : & ne puisse pas sans peine se resoudre à ne combattre point, en l’occasion qui va s’en presenter. j’avoüe, Seigneur, luy dis-je, qu’il ne m’est pas aisé de concevoir, ce que vous me voulez ordonner : & qu’il me seroit assez difficile de ne partager pas un peril, où je vous verrois exposé. Il le faut pourtant, me dit-il, & soit que vous me consideriez comme vostre Maistre, comme vostre Prince, ou comme vostre Amy ; il faut que vous ne me resistiez point davantage. Vous sçavez (me dit-il, avec une bonté extréme) que je connois le cœur de Feraulas : & que je n’ay pas besoin d’en avoir de nouvelles prevues, pour me le faite estimer. C’est pourquoy ne vous inquiétez pas pour cela : & croyez que vous ne m’avez jamais plus obligé, que vous m’obligerez aujourd’huy. Enfin, adjousta-t’il encore, quoy que je puisse vous commander de faire ce qui me plaist, je ne laisse pas de vous dire en cette rencontre, que je vous en prie. A ces mots, ne pouvant souffrir qu’il continuast davantage ; Seigneur, luy dis-je, vous me donnez de la confusion : c’est pourquoy ne differez pas plus long temps à me dire ce que vous voulez que je face, afin que je me haste de vous obeïr. Il faut, me dit-il, mon cher Feraulas, que vous ne combattiez point du tout, que je ne vous

en aye donné la permission : que vous vous teniez tousjours au lieu le moins exposé, afin d’entendre l’evenement du combat que nous allons sans doute faire ; & s’il arrive que j’y sucombe & que j’y meure (comme assurément si je suis vaincu j’y mourray) que vous alliez en diligence porter cette Lettre à l’illustre Mandane : & quoy qu’elle vous puisse dire, ne luy dittes pas que j’estois Cyrus. Vous pourrez luy avoüer ma condition : mais non pas precisément le lieu de ma naissance. Voila mon cher Feraulas, tout ce que je veux de vous : n’y manquez donc pas je vous en conjure : & soyez moy aussi fidelle, en cette derniere occasion, que vous me l’avez tousjours esté ; & que j’ay tousjours eu dessein d’estre reconnoissant de vos services. Seigneur, luy dis-je les larmes aux yeux, ce m’est une cruelle chose, de recevoir sa conmandement de vous, que je ne dois exécuter qu’apres vostre mort : mais j’espere, Seigneur, que la Fortune en ordonnera autrement, je le souhaite, me respondit-il, mais les choies ne s’y disposent pas. Cependant ne manquez à rien de ce que je vous ay dit, adjousta-t’il en m’embrassant, & tesmoignez moy en cette importante rencontre, qu’il n’est point de service si difficile, que vous ne soyez capable de me rendre. Je luy promis, Seigneur, tout ce qu’il voulut : car le moyen de resister à un Prince afligé, amoureux, & inébranlable en ses resolutions ?

A quelque temps delà Chrisante revint, & amena deux prisonniers qu’il avoit faits : qui apurent à Artamene que l’Armée de Phrigie n’arriveroit que le lendemain : & que celle du Roy de Pont, dans laquelle estoit aussi le Roy de Phrigie, ne vouloit point combattre la sienne, que l’autre ne fust arrivée : qui

par le chemin qu’elle avoit pris, l’enfermeroit infailliblement entre les deux. Artamene à cette nouvelle eut du moins beaucoup de joye, d’aprendre que cela n’estoit pas encore : & que par un partage que Chrisante avoit reconnu, & que les ennemis n’avoient pas gardé, il luy seroit facile de passer. En effet, estans montez à cheval un moment apres le retour de Chrisante, nous marchasmes avec tant de diligence, & si à propos ; que la nuit favorisant nostre dessein, & cachant nostre marche, nous nous rendismes au Camp, sans avoir rencontré personne. Je ne m’arreste point, Seigneur à vous exagerer laioye que receurent tous les Officiers & tous les Soldats, lors qu’ils virent Artamene : luy qu’ils regardoient comme un Dieu, & qu’ils croyoient tous invincible. Aussi tost qu’il fut arrivé, il fit la reveuë de son Armée : qui ne se trouva monter qu’à seize mille hommes seulement. De sorte que bien que toutes ces Troupes fussent effectivement les meilleures de toute la Capadoce, Artamene ne laissoit pas d’estre fort embarrassé. Car enfin l’Armée du Roy de Pont qui avoit quitté ses retranchemens, & de qui l’Avant-garde estoit à veuë de celle de mon Maistre, estoit de vingt mille hommes : & celle qui devoit arriver le foie à trente Stades de luy, estoit de quinze mille hommes effectifs. Se voyant donc réduit en cette extrémité ; & jugeant bien qu’auparavant que Ciaxare le peust sçavoir, les ennemis l’auroient forcé de combattre, & l’auroient vaincu : il prit une resolution aussi hardie, que personne en ait jamais pris. Bien est il vray, qu’outre les raisons que j’ay dites, il y en eut encore une autre, qui à mon advis, ne fut pas de petite consideration dans son esprit. Il sçavoit que Philidaspe devanceroit

le Roy, & viendroit le joindre avec les premieres Troupes qui seroient en estat de marcher ; Or Seigneur, dans les sentimens qu’il avoit pour luy, il ne pouvoit se resoudre à luy donner l’avantage de l’avoir desgagé d’un si grand peril. Apres avoir donc bien examiné la chose, il tint Conseil de guerre : mais comme les opinions d’Artamene faisoient tousjours toutes les resolutions des Conseils où il se trouvoit, la Henné fut suivie sans contredit, quoy qu’elle fust extrémement hardie. Il dit donc à tous le Chefs, Que s’ils estoient une fois enfermez, entre l’Armée du Roy de Pont & celle de Phrigie, il n’y avoit plus de salut pour eux. Qu’ainsi il faloit, s’il estoit possible, les combattre separément. Que d’aller attaquer celle du Roy de Pont la premiere, il estoit à craindre que pour peu que l’ennemy tinst la chose en balence, & tardast à donner la Bataille, l’autre Armée ne vinst les enveloper au milieu du combat, & infailliblement les deffaire. Que d’attendre dans leurs retranchemens qu’ils fussent secourus, ce serait attendre une chose sans aparence : qu’ils ne le pouvoient estre à temps : & que sans doute ils y seroient forcez, avant que Ciaxare peust estre à eux. De sorte qu’en l’estat qu’estoient les choses, le mieux qu’ils pouvoient faire, estoit d’aller combattre l’Armée de Phrigie, sans que celle du Roy de Pont s’en aperçeust : & cela par un moyen qu’il en avoit imaginé. Que cette Armée n’estant pas plus forte que la leur ; & estant lasse & fatiguée d’une assez longue marche ; pourroit estre deffaite assez facilement : & les laisser peut estre en termes de faire encore peur au Roy de Pont.

Tant y a Seigneur, que tout ce qu’Artamene proposa fut aprouvé, & fut suivy. Il envoya quelques-uns des siens battre l’estrade du costé que l’Armée de Phrigie devoit venir : & sçachant de certitude, qu’elle arriveroit le soir mesme à trente stades du lieu où il estoit campé, aussi tost que la nuit commença de paroistre, il fit marcher toute son Armée sans Trompettes & sans bruit : & ne laissa dans son Camp que la Garde avancée, tous les Valets, & ceux qui ne pouvoient combattre : leur ordonnant qu’aussi tost qu’il seroit un peu esloigné, ils allumassent grand nombre de feux, pour abuser les Ennemis ; & pour oster tout soupçon de son entreprise au Roy de Pont. Je demeuray donc, Seigneur, en ce lieu-là malgré moy : avec un commandement absolu d’Artamene, si je ne le voyois pas revenir le matin, de m’en aller en diligence à Sinope, m’aquitter de ma commission. Ce n’est pas, Seigneur, comme vous pouvez penser, qu’un Camp où il n’y avoit presque personne, fust un lieu de grande seureté : mais enfin Artamene creut que son dessein reüssiroit : & que si cela n’estoit pas, je me pourrois sauver facilement, pourveû que je me retirasse aussi tost que je sçaurois sa mort.

Cependant, Seigneur, quoy que je ne suivisse point mon Maistre, je ne laissay pas de sçavoir tout ce qui se passa en cette dangereuse occasion : Mais pour n’oublier rien de ce que j’en ay veû ; je vous diray qu’auparavant que de partir, Artamene voulant donner cœur aux Officiers & aux Soldats ; les flatta ; les loüa ; & leur promit recompense. C’est icy, leur dit-il, mes Compagnons, qu’il est necessaire de vous souvenir de vostre ancienne vertu, : & du commandement que je vous fais, de combattre avec autant d’ardeur, que si toute

la Terre voyoit vos actions. Je ne pourray pas en cette rencontre, estre le spectateur de vostre courage : je ne pourray pas non plus, veut montrer par mon exemple, ce que vous aurez à faire : je ne pourray pas mesme d’abord vous exciter par ma voix : puis qu’il faut surprendre l’ennemy dans l’obscurité de la unit : & le vaincre sans qu’il ait presque loisir de se recueiller. Vous serez donc les seuls tesmoins de vostre hardiesse, & de vostre fidelité : ne pensez pourtant pas mes Compagnons, que les tenebres puissent empescher, que nostre valeur ou nostre lascheté ne soient connuës. La Victoire de nos Ennemis, deposera en general contre nous, s’ils la remportent : & je déposeray au contraire avantageusement pour vous, lors qu’à la pointe du jour, je verray vos mains victorieuses m’aporter les despoilles sanglantes des Phrigiens morts ; leurs Enseignes rompuës ; & les testes tranchées de nos Ennemis. Voila mes Compagnons, par où te connoistray si vous aurez fait vostre devoir : ce sont les marques que je vous en demande : & ce sont les marques que moy mesme je vous veux donner de ma propre valeur.

A ces mots Artamene s’estant teû, tous les Chefs & tous les Soldats leverent leurs Javelines ou leurs Espées, pour tesmoigner leur apropation ; & par un murmure bas & confus, assurerent mon Maistre qu’ils luy obeïroient exactement. Ils marcherent donc en diligence : & apres avoir pris chacun une Escharpe blanche pour se reconnoistre dans l’obscurité, ils furent à cette expedition, sans autres armes que leurs Javelines & leurs Espées : parce

que le combat se devant faire de nuit, les Arcs & les fléches leur eussent esté inutiles.

Artamene fut si heureux, qu’il trouva les Ennemis bien avant dans leur sommeil, ce qui ne facilita pas peu son entreprise : Comme ils sçavoient que l’Armée du Roy de Pont estoit en presence de la nostre, ils n’imaginerent point du tout, qu’ils pussent estre attaquez : de sorte qu’ils dormoient profondément, sans aucune crainte de surprise. Leur Garde avancée ne laissa pourtant pas de faire son devoir : mais elle fut poussée avec tant de promptitude, qu’auparavant que les Soldats fussent recueillez ; qu’ils se fussent rangez sous leurs Enseignes ; & qu’ils se fussent mis en deffence : il y en avoit desja beaucoup de tuez. Celuy qui commandoit ces Troupes, & qui s’apelloit Imbas, estoit extrémement vaillant : aussi le monstrra t’il bien en cette occasion, puis que malgré cette surprise & le desordre de son Armée, il r’assembla un gros assez considerable : & s’opposa si fortement & si genereusement à Artamene ; qu’il y eut des moments où il desespera de la victoire. Jamais il ne c’est rien entendu dire de pareil, à ce que m’ont raporté ceux qui se trouverent en ce combat : car apres que le premier choc fut passe, où Artamene avoit tant recommandé le silence ; il commença de se faire connoistre à la voix, afin d’encourager les siens : & comme tous luy vouloient respondre, & se vouloient faire entendre à luy ; de toutes ces voix esclattantes, qui ne parloient que de mort & de Triomphe ; il se fit un bruit si grand & si espouvantable, que les Ennemis creurent qu’ils avoient esté mal advertis : & que les nostres estoient plus de trente mille hommes. La nuit quoy qu’obscure, parce que la Lune

n’esclaircit point ; ne l’estoit toutefois pas si fort, qu’à la faveur des Estoiles, l’on ne s’entrevist les uns les autres : & ce fut aussi par cette sombre lumiere, qu’Artamene ne laissa pas de garder quelque ordre, en un combat où il y avoit tant de desordre & tant de confusion. Comme il vit donc qu’il y avoit un gros qui faisoit ferme, & qui luy resistoit ; il se douta bien qu’Imbas, qu’il connoisoit pour homme de cœur, & qu’il sçavoit qui commandoit cette Armée ; retenoit ce gros en son devoir : mais comme il ne le pouvoit voir distinctement pour l’attaquer, il s’avisa d’une ruse qui luy reüssit. Il se mit donc à crier aussi haut qu’il le pût ; Si le vaillant Imbas veut vaincre, que ne vient il combattre Artamene, & luy disputer la Victoire en personne ? A ces paroles, le hazard qui se mesle de toutes choses, fit qu’Imbas se trouvant fort proche de luy, se tourna de son costé : & allant à Artamene l’Espée haute ; je ne pensois pas, luy dit-il, avoir un si illustre ennemy si prés de moy : ny une si legitime excuse de ma deffaite si elle arrive. A ces mots ils s’aprochent ; ils se battent ; & se parlent de temps en temps, de peut que la presse ne les separe, & qu’ils ne se connoissent plus : mais à la fin Mon Maistre estant le plus fort & le plus heureux, luy fit sauter l’Espée des mains : & luy saisissant la bride ; il le menaça de le tuer s’il ne se rendoit. Imbas se voyant en cét estat, ne fit aucune difficulté de se rendre : & Artamene l’ayant donné en garde à quatre des siens, fut achever de vaincre tout ce qui resistoit encore. L’on voyoit la Cavalerie d’Artamene, renverser l’Infanterie Phrigienne sous les pieds de ses chevaux : & l’on voyoit presque toute l’Infanterie Capadocienne, estre devenuë Cavalerie :

parce que dans le desordre où avoient esté leurs ennemis, comme ils avoient voulu monter à cheval, les nostres les en avoient empeschez : & les tuant, avoient pris leurs chevaux dont ils se servoient apres contre leurs Compagnons. Il y en avoit quelques-uns, qui passoient d’un simple sommeil, à un sommeil eternel sans s’eveiller : les autres à moitié armez, estoient contraints de se deffendre : d’autres se servant de l’obscurité de la nuit s’en-fuyoient sans honte ; d’autres sans armes ne laissoient pas de disputer leur vie avec opiniastreté : & tous ensemble estoient en une confusion estrangge. Enfin, Seigneur, apres un combat de deux heures, Artamene ne trouva plus rien qui luy peust resister : & faisant sonner sourdement la retraite, chacun se rassembla sous ses Enseignes : & tous ensemble reprirent le chemin du Camp. Cette entreprise fut si judicieusement conduite, & si heureusement executée ; qu’à la pointe du jour je vy revenir Artamene, à la teste de ses Troupes : qui s’estant fait rendre son Prisonnier, par ceux à qui il l’avoit baillé à garder, le faisoit marcher aupres de luy : mon Maistre tenant une Espée qu’il avoit arrachée à un des Ennemis, & qu’Imbas qui la reconnut, luy assura estre celle de son Lieutenant General. Jamais, Seigneur, il ne s’est veû une pareille chose, ny un plus magnifique Triomphe que celuy-là : il n’y avoit pas un Capitaine, ny pas un Soldat, qui n’eust quelque marque de Victoire entre les mains : l’on en voyoit, qui tenoient des Boucliers à la Phrigienne ; d’autres des Cottes d’armes toutes sanglantes ; quelques-uns des Enseignes à demy rompuës ; d’autres des faisseaux de javelots sur leurs espaules ; d’autres encore des testes de Soldats

morts, qu’ils portoient par les cheveux ; un grand nombre d’autres menoient des Prisonniers enchainez ; le Prince Tigrane avoit deux Enseignes des Ennemis qu’il leur avoit arrachées ; & tous enfin portoient une marque assurée qu’ils s’estoient trouvez au Combat. Comme Artamene les vit tous de cette façon, il en eut une joye extréme : il les loüa ; il les carressa ; & pour s’aquitter de sa parole, leur fit voir le General de l’Armée ennemie qu’il avoit fait prisonnier ; & l’Espée de son Lieutenant qu’il portoit. Artamene estoit dans cette glorieuse occupation, lors qu’on vint l’advertir qu’il paroissoit environ cinquante Chevaux, qui venoient du costé de Sinope : il envoya aussi tost les reconnoistre : mais il se trouva que c’estoit Philidaspe : qui estant jaloux de la gloire d’Artamene, estoit party de la Cour sans congé : & n’avoit pû souffrir que son Rival se trouvast en une occasion dangereuse où il ne seroit pas. Je pense toutefois, Seigneur, qu’il se repentit de sa diligence, lors qu’il aprit qu’il n’auroit point de part à la Victoire, qui venoit d’estre r’emportée sans luy. Il arriva donc aupres d’Artamene, comme tous ces Chefs & tous ces Soldats tenoient encore ces illustres marques de leur avantage : & comme il avoit sçeu la chose, par ceux qui l’estoient allé reconnoistre ; s’il eust ose il ne seroit pas venu si avant : mais la bienseance ne le souffroit pas. Mon Maistre ne le vit pas plustost qu’il en fut esmeû : neantmoins comme il n’est jamais plus doux ny plus civil qu’apres la Victoire, il fut au devant de luy. Jugez, luy dit-il, Philidaspe, de ce que nous eussions fait, si vous y eussiez esté ; parce que nous avons fait vous n’y estant pas. Je ne sçay pas, respondit-il, si j’eusse partagé la gloire avec vous ;

mais je sçay bien que j’eusse partagé le peril, lien reste encore assez, luy repliqua Artamene, puis que nous avons devant nous une Armée de vingt mille hommes à combattre. La premiere Victoire que vous avez remportée, respondit Philidaspe, n’est pas un presage assuré de la seconde : & peut-estre qu’en partageant le peril avec vous, je ne partageray pas la gloire. Nous le verrons bien tost, respondit Artamene ; car je ne pense pas qu’il soit à propos de laisser fortifier nos ennemis, auparavant que de les combattre. Il faut profiter des faveurs que la Fortune nous a faites : c’est une capricieuse, qui ne veut pas qu’on les neglige : & qui les oste quelquefois pour tousjours, lors qu’on ne les prend pas dés qu’elle les presente. Vous la connoissez mieux que moy, respondit Philidaspe, qui n’ay jamais reçeu aucun bien d’elle : voyons donc (repliqua Artamene, qui se sentit un peu piqué de ce discours) si les maux ou les biens que j’en ay reçeus, m’ont apris à la bien connoistre. Apres cela, il se tourna vers tous les Chefs & vers tous les Soldats ; & leur parlant avec une hardiesse, & une joye dans les yeux, qui sembloit estre d’un heureux presage : N’est il pas vray, leur dit-il, mes Compagnons, que les Vainqueurs ne sont jamais las ? & que vous l’estiez davantage, auparavant que d’avoir combatu, que vous ne l’estes maintenant, que vous avez vaincu vos Ennemis ? Mais mes chers Compagnons, ne nous trompons pas nous mesmes : nous n’avons encore que commencé de vaincre : & il faut achever d’abattre, tout ce qui pourrait s’opposer à nous. Que le nombre de nos Ennemis, ne vous espouvante point : car je puis vous assûrer, que nous leur allons estre plus

redoutables, qu’ils ne nous le doivent estre : estant bien plus difficile combattre des Soldats qui viennent de vaincre ; que d’autres qui n’auroient pas combatu. Le brait de nostre Victoire, devancera nostre Armée, & affaiblira le cœur de nos Ennemis : la crainte & la douleur les auront à demy deffaus, quand nous arriverons à eux : & si les conjectures ne me trompent, cette seconde Victoire ne nous coustera pas trop cher. Le Vaillant Philidaspe qui vient d’arriver, nous la rendra encore plus facile : & La Fortune qui aime à favoriser les entreprises dangereuses & extraordinaires ; ne nous abandonnera pas en celle-cy. Allons donc mes Compagnons, allons : car si vous aimez le travail, vous n’en pouvez jamais trouver de plus glorieux : & si vous cherchez, le repos, vous ne pouvez aussi jamais establir plus fondement le vostre, qu’en mettant vos Ennemis en estat de ne le pouvoir plus troubler. Artamene ayant parlé à peu prés de cette sorte, tous les Officiers & tous les Soldats aplaudirent à la resolution qu’il sembloit avoir prise : en suite dequoy, il fit la reveüe de ses Troupes, pour voir combien il en avoit perdu, & trouva qu’il ne luy manquoit que cinq cens hommes, quoy qu’il en eust deffait quinze mille. Apres cela, il commanda que chacun fist un leger repas, & se preparast à combattre dans deux heures. Cependant il traitta tousjours fort civilement avec Philidaspe : Mais comme il vouloit que le bruit de sa premiere Victoire devançast ses Troupes, & commençast de luy embaucher la seconde ; il renvoya au Roy de Phrigie, Imbas General de l’Armée qu’il avoit

deffaite, & qu’il avoit pris, comme je l’ay desja dit. Ordonnant au Heraut qui le devoit conduire, de dire à ce Prince, que ce vaillant Homme s’estoit si bien deffendu, & avoit tesmoigné tant de cœur dans sa disgrace, qu’il ne pouvoit se resoudre de luy donner le desplaisir d’estre prisonnier pendant une Bataille : ny se priver luy mesme de la gloire de le vaincre une seconde fois, si le bonheur luy en vouloit. Philidaspe l’entendant parler ainsi, & ne pouvant s’empescher de le contredire ; voulut luy representer qu’il vaudroit mieux ne se deffaire pas d’un homme qui pouvoit tousjours servir à quelque chose apres la Bataille, si le succés n’en estoit pas heureux. Si nous sommes vaincus, repliqua Artamene, nous n’aurons que faire de prisonniers, puis que nous serons, ou morts ou prisonniers nous mesmes, & que ceux que nous avons pris, feront delivrez malgré nous : & si nous sommes vainqueurs, aujousta-t’il, nous n’aurons que faire non plus, d’avoir des ostages entre nos mains, pour porter nos ennemis à ce que nous voudrons ; puis qu’eux mesmes feront sous nostre puissance. Toujours m’avoüerez vous, repliqua Philidaspe, que vous donnez un vaillant homme à nos Ennemis : il est vray, respondit Artamene, mais en leur en donnant un, nous en gagnons plusieurs qu’il faudroit laisser à garder celuy-là. Tant y a, Seigneur, que mon Maistre fit ce qu’il vouloit faire, & que Philidaspe se teût. Cependant le Roy de Pont & celuy de Phrigie furent étrangement surpris, lors qu’à la pointe du jour on les advertit dans leurs Tentes, que l’on entendoit de grands cris de joye dans l’Armée d’Artamene : & que mesme ceux qui s’en estoient aprochez, disoient y avoir remarqué quantité d’Enseignes

Phrigiennes. Ces Princes ne pouvoient s’imaginer, comment il estoit possible qu’ayant veû des feux toute la nuit dans le Camp de leur Ennemy, il eust pû aller combattre & deffaire les Troupes qu’ils attendoient. Ils ne pouvoient croire non plus, qu’Imbas eust trahy son Roy & son Party, pour prendre celuy des Capadociens : De sorte que dans cette incertitude, ils ne sçavoient que dire ny que penser, Tous les Capitaines & tous les Soldats n’en estoient pas moins en peine : & tous ensemble voyoient tousjours bien que cela ne leur pouvoit pas estre avantageux, Mais comme ces Princes alloient envoyer reconnoistre de nouveau ce que c’estoit ; ils virent arriver Imbas : qui poussé par sa propre generosité ; & ayant interest d’excuser sa deffaite parla valeur de ses Ennemis ; exagera leur courage si fortement ; & parla de celuy d’Artamene avec de si grands eloges ; qu’il en porta la frayeur dans l’ame de tous ceux qui l’escoutoient. C’est assez, luy respondit le Roy de Pont, que de dire que c’est Artamene qui vous a vaincu, pour oster la honte de vostre deffaite : & c’est assez aussi, adjousta le Roy de Phrigie, de dire qu’Artamene veut encore combattre, pour nous obliger à ne fuir pas un ennemy, dont on peut estre vaincu sans deshonneur. Vous direz donc à Artamene, dit le Roy de Phrigie au Heraut, que nous allons nous preparer à le recevoir comme il merite de l’estre : & à luy rendre grace, si nous le pouvons : en taschant de nous mettre en estat de luy pouvoir renvoyer à nostre tour, des prisonniers apres la Bataille. Cependant Artamene qui s’estoit resolu de finir la guerre par cette journée, n’oublioit rien de tout ce qui la luy pouvoit rendre heureuse : il ne rencontroit

pas un Capitaine, à qui il ne promust recompense de la part du Roy ; il ne voyoit pas un Soldat passer aupres de luy, qu’il ne l’appellast par son nom, & qu’il ne luy dist quelque chose d’obligeant : & par son action & par ses paroles, il leur inspira un si ardant desir de gloire, qu’il n’eust pas esté aisé de les retenir : tant il est vray qu’il avoit un art puissant pour exciter leurs cœurs, & pour se rendre Maistre de leurs esprits. Apres donc que toutes les Troupes eurent fait un repas assez leger ; & qu’à la teste de l’Armée, l’on eut offert un Sacrifice aux Dieux ; Artamene la fit marcher en bataille droit à l’Ennemy : & marcha le premier, avec le Prince Tigrane & Philidaspe, qui ne le voulut point abandonner, afin qu’il ne peust rien faire, qu’il ne fist aussi bien que luy. J’advoüe, Seigneur, que voyant les choses en cét estat, je ne pûs me resoudre de continuer d’obeïr exactement à Artamene : je me mefiay donc parmy toute cette jeunesse de la Cour, qui formoit un Corps de Volontaires, & qui suivoit mon Maistre : mais je ne sçay comment il me vit, & me fit signe delà main, aussi tost qu’il m’eut aperçeu. Je quittay alors mon rang, & comme il s’avanca quinze ou vingt pas, Seigneur, luy dis je en l’abordant, ne me refusez pas la permission de combattre : Non, me respondit-il, je ne vous la donneray point : & vous m’avez fasché de me desobeir. Je ne le feray plus, luy dis-je, Seigneur, puis que vous ne le pouvez souffrir ; & je m’en vay me retirer, Du moins Feraulas, me dit-il, si je meurs en cette occasion, vous pourrez assurer à la Princesse, que le jour de ma mort aura esté bien marqué du sang de ses Ennemis ; & qu’en une mesme journée, j’aurai esté Vainqueur & vaincu. A ces mots ce cher & bon Maistre, me commanda de nouveau tout haut de suivre ses

ordres : afin que personne ne pensast lié de mon courage & de ma retraite, qui me peust estre desavantageux, Apres cela je le quittay : & luy rejoignances siens, continua de marcher vers l’Armée des Rois Alliez : qui de leur costé, se preparoient à combattre. Ils taschoient de persuader à leurs Soldats, que la deffaite de leurs Troupes leur feroit avantageuse : puis que la fatigue que leurs Ennemis avoient euë à les vaincre, devoit les avoir affaiblis. Mais quoy qu’ils pussent dite, le Nom d’Artamene les estonnoit plus, que la voix de leurs Princes ne les s’assuroit. Cependant ces deux Corps d’Armée paroissant animez d’un mesme esprit, & d’une mesme fureur, s’avancerent & s’aprocherent à la portée de la fléche : l’air en fut en un moment tout obscurcy : le fracas des traits qui se rencontrent, qui se choquent, & qui se brisent en ces occasions. se joignit au bruit esclattant de cette harmonie guerriere, dont on se sert dans tous les combats : & frapant l’oreille de tous les Soldats de l’un & de l’autre Party, redoubla dans le cœur des uns & des aimes, un ardant desir de vaincre. Apres avoir vidé leurs Carquois, ils s’aprocherent davantage : ceux qui portoient des Javelots, les lancerent avec une force extréme : les Espées suivirent bien toit : & ces deux Armées venant aux mains & se meslant, tous ceux qui les composoient firent ce qu’ont accoustume de faire de vaillans Soldats, conduits par de vaillans Capitaines. C’est à dire que tout se mesla ; que tout combatit ; que tout voulut vaincre ; & que chacun à son tour, attaqua & fut attaqué. L’aigle gauche de l’Armée d’Artamene, enfonça la droite de celle des Rois Alliez : & la gauche de ces Princes esbranla fort la droite d’Artamene, Pour luy, il fit non seulement ce qu’il avoit accoustumé

de faire, mais il fit encore ce qu’il n’avoit jamais fait. Le Prince Tigrane se signa la aussi en cette occasion : Philidaspe à leur exemple, fit tout de que l’on pouvoit attendre d’un homme de grand cœur : & mon Maistre luy mesme m’a dit souvent, malgré la haine qu’il avoit pour luy, qu’il estoit digne d’une immortelle loüange. Il ne font donc pas s’estonner, si la plus petite Armée eut l’avantage sur la plus grande, ayant trois hommes il extraordinaires qui la soustenoient. Il faut pourtant avoüer que le gain de cette Bataille, apartint tout entier à Artamene : non seulement parce qu’il combatit cent fois plus vaillamment qu’aucun autre ; non seulement parce qu’il donna tous les ordres avec jugement ; non seulement parce qu’il anima les siens ; qu’il les s’allia quelquefois ; qu’il les soustint ; qu’il les deffendit ; & qu’il fut par tous les lieux où il estoit besoin d’estre ; mais encore parce qu’il fit une chose qui mit plus les Ennemis en déroutte, que tout ce que les autres avoient fait. Mon cher & invincible Maistre qui s’estoit resolu de vaincre ou de mourir : & de conserver d’autant plus soigneusement, tout l’honneur de sa premiere victoire, qu’il n’ignoroit pas que s’il perdoit la Bataille, il seroit accusé de l’avoir un peu legerement hazardée : Artamene, dis-je, voulant donc triompher ou se perdre ; ne s’amusoit pas en cette occasion, à choisir les Ennemis qu’il combattoit, & à espargner mesme leur sang, comme il faisoit presque tousjours : estant certain qu’en cent occasions differentes, il a mieux aimé s’exposer à estre blessé, pour tascher de prendre de vaillants hommes prisonniers, que de les tuer comme il le pouvoit aisément faire : mais en celle-cy, il attaquoit tout ce qui s’opposoit à son passage ; il blessoit tout ce

qui ne se rendoit pas ; & il soit tout ce qui luy resistoit opiniastrément. Rencontrant donc un gros de Cavalerie qui faisoit ferme ; il le charge, il l’enfonce ; & le met en suitte : sans prendre garde que le Roy de Pont, ce genereux Rival dont il estoit si estimé & si aimé, estoit celuy qui luy faisoit le plus de resistance. Mais enfin l’ayant blessé au bras droit ; & ce Prince se voyant hors de combat, & hors d’apparence d’estre desgagé par les siens, puis qu’il alloit estre envelopé par ceux d’Artamene ; se voyant, dis-je, en cet estat, & reconnoissant mon Maistre ; il aima mieux se rendre à luy qu’à aucun autre. Et dans cette pensée, se voyant pressé de toutes parts, & prest de perir ; il faut se rendre Artamene, il faut te ceder, luy cria ce Prince blessé, & il faut mesme te confesser en se rendant & en te cedant, que tu mérites de vaincre. A ces mots, Artamene le reconnoissant, s’approcha encore plus prés de luy : & voyant qu’il ne pouvoit plus soustenir son Espée, il escarta ceux qui le pressoient ; & l’abordant fort civilement ; Vous cedez plustost à ma fortune qu’à ma valeur, luy repliqua-t’il ; mais il faut du moins que j’use comme je dois de cette bonne fortune : & que je tasche de vous tesmoigner, qu’elle est accompagnée de quelque vertu. En disant cela, il se tourna vers Chrisante, qui combattoit alors aupres de luy : & luy remettant le Roy de Pont entre les mains, allez Chrisante, luy dit-il, allez conduire le Roy dans nostre Camp ; car il y fera mieux servy que dans le sien, où tout est en confusion : Mais ayez en soing, adjousta t’il, comme d’un Prince qui feroit nostre Vainqueur, si tous ses Soldats estoient aussi vaillants que luy. Chrisante obeïssant à son Maistre, & s’accompagnant de cent Cavaliers, se chargea de la conduite

du Roy de Pont : auquel Artamene dit encore en le quittant, avec beaucoup de civilité ; Seigneur, j’irois moy-mesme vous servir, si la necessité de mon devoir me le permettoit : mais comme je voy encore quelques-uns des vostres les armes à la main, vostre Majesté me pardonnera si je la quitte : & si je vay achever de me mettre en estat de luy rendre apres mes devoirs, avec plus de respect & plus de loisir, A ces mots s’abaissant jusques sur l’arçon, il tourna bride : & ce Prince vaincu recevant la loy d’un Vainqueur qui le traitoit de si bonne grace ; suivit Chrisante sans songer plus à sa liberté. Cependant le Roy de Phrigie ayant sçeu bien tost apres, que le Roy de Pont estoit prisonnier, en entra en une fureur estrangge : & quoy que ce Prince soit desja assez esloigné de sa premiere jeunesse, il a pourtant beaucoup de vigueur, & beaucoup de generosité : si bien qu’aprenant cette perte, il redoubla ses efforts, pour tascher de la reparer. Il rassembla donc ce qu’il pût des siens, & fut luy mesme en personne aux lieux les plus dangereux : Artamene ayant apris en quel endroit combattoit ce Prince, y fut accompagné de tout ce qui le pût suivre ; de tout ce qu’il rencontra en son passage ; & recommença alors un nouveau combat. Par tout ailleurs l’on ne voyoit que des Ennemis morts où mourans ; Que des Soldats qui jettoient leurs armes pour fuir, ou qui se rendoient ; & la victoire estoit entierement du costé d’Artamene. Cependant la nuit tombant tout d’un coup, l’on ne discerna plus du tout l’endroit où il y avoit encore combat, de ceux où il n’y en avoit plus : & Philidaspe que la foule avoit separé d’Artamene, malgré la resolution qu’il avoit prise de ne l’abandonner pas ; achevant de vaincre tous ceux qui luy avoient resisté ; ne

voyant point mon Maistre pour donner les ordres, fit à l’instant sonner la retraite.

apres, chacun se retrouva sous son Enseigne : & le party d’Artamene se trouva Maistre du Champ de Bataille, & du bagage des Ennemis qui l’avoient abandonné. Mais pour le Vainqueur l’on ne le voyoit en nulle part : tous les Capitaines se demandoient les uns aux autres où il estoit : & tous les Soldats vouloient sçavoir ce qu’estoit devenu leur General. Les uns disoient, je ne l’ay point veû depuis qu’à la teste de nostre Compagnie, il a enfoncé un Escadron qui luy resistoit : les autres adjoustoient, je ne l’ai point rencontré, depuis que je luy ay veû tuer un vaillant homme qui j’avoit attaqué : & tous enfin marquoient la derniere fois qu’ils l’avoient veû, par quelque action heroïque. Mais encore que tout le monde l’eust veû durant le combat, personne ne sçavoit ce qu’il estoit devenu : l’on ne le trouvoit en nul endroit ; il n’estoit point dans son Camp ; il n’estoit point dans son Camp ; il n’estoit point au Champ de Bataille ; & ainsi il sembloit demeurer confiant, qu’il faloit qu’il fust mort ou prisonnier.. Philidaspe mesme en paroissoit fort empressé : & soit que ce fust par generosité, ou par un sentiment tout contraire, il s’en informa avec un grand soing. Pour moy Seigneur, je n’eus jamais une douleur si grande : Chrisante n’en avoit pas une mediocre : & je puis dire qu’il n’y avoit personne en toute l’Armée, qui ne s’affligeast bien plus de cette perte, qu’il ne se réjouïssoit du gain de deux Batailles. Cependant comme l’on sçavoit que Philidaspe avoit desja commandé des Armées, avec la qualité de General ; tous les Officiers ne firent point de difficulté de prendre les ordres de luy : car pour le Prince Tigrane,

comme il ne devoit pas tarder en Capadoce, il n’avoit voulu accepter nul employ : & ne vouloit estre que Volontaire. Mais tous ces Capitaines n’avoient rien de plus pressant dans l’esprit, que d’estre pleinement esclaircis de la fortune de leur General : ils dirent à Philidaspe qu’il faloit s’informer du Roy de Pont, en quel lieu il croyoit que le Roy de Phrigie se seroit retiré, afin d’y envoyer un Heraut, demander, si Artamene ne seroit point prisonnier. Car enfin il s’estoit trouvé deux Soldats qui assuroient avoir veû d’assez loing Artamene à l’entrée de la nuit, poursuivre les ennemis, du costé que le Roy de Phrigie avoit fait sa retraite. Ce fut moy, Seigneur, qui reçeus l’ordre d’aller vers le Roy de Pont que l’on avoit logé & pensé dans la Tente de mon Maistre : il m’assura qu’on trouveroit le Roy de Phrigie, à la Ville la plus proche de Cerasie au delà de la riviere de Sangar. Mais, Seigneur, je ne vy jamais un Prince plus raisonnable que celuy-là : Car dés le mesme instant que je luy eus fait connoistre la crainte que l’on avoit qu’Artamene ne fust prisonnier ; si cela est, me dit-il, ne craignez rien pour vostre Maistre. & se faisant donner de quoy escrire, bien qu’il fust assez blessé au bras droit ; il fit une Lettre au Roy de Phrigie, par laquelle elle prioit, si Artamene se rencontroit par hazard en sa puissance, de le traiter avec toute la civilité possible. L’on envoya donc aussi tost un Héraut vers le Roy de Phrigie : & Chrisante & moy suivis d’un nombre infiny d’autres de toutes conditions, ayant fait allumer force flambeaux, fusmes chercher parmy les morts, ce que nous souhaitions ardemment de n’y rencontrer pas, & ce que nous craignions estranggement d’y trouver. Helas ! disois-je à Chrisante, les Dieux auroient-ils esté si favorables à Artamene, pour

luy estre si contraire ? A quoy bon luy faire remporter deux illustres Victoires en un jour, pour le faire perir de cette sorte, & pour laisser Philidaspe son ennemy, joüir du fruit de ses travaux ? Cependant la pointe du jour estant venuë, nous continuasmes de chercher, & de chercher avec soing : bien aises pourtant, de voir que nous cherchions inutilement. Comme nous sçavions le costé où l’on avoit veû Artamene la derniere fois ; Chrisante & moy fusmes encore allez loing, sans que nous sçeussions bien precisément nous mesmes, pourquoy nous nous escartions tant : Mais le Destin qui nous conduisoit, sçavoit bien ce que nous ignorions. Comme nous commencions de desesperer de pouvoir rien aprendre de nôtre cher Maistre ; & que nous nous resolutions de nous en retourner ; nous entendismes quelques voix plaintives qui nous appelloient. Nous fusmes en diligence de ce costé là, & nous y trouvasmes deux Soldats fort blessez, l’un à la jambe & l’autre à la cuisse : qui ne pouvant se soustenir, estoient demeurez en ce lien toute la nuit, en attendant qu’il passast quelqu’un pour les secourir ; ayant reçeu ces blessures l’un & l’autre en cet endroit, comme ils poursuivoient les Ennemis. Mais quoy que ces blessures fussent grandes, & que leur foiblesse fust extréme, par la perte de leur sang ; la premiere chose qu’ils nous dirent, ne fut point de nous demander secours, bien qu’ils fussent de nostre Party : au contraire l’un des deux prenant la parole & nous regardant, (car il sçavoit bi ? que nous estions à Artamene) : Allez, nous dit-il, allez vers le bord de cette riviere, que vous voyez à deux cens pas d’icy, & cherchez y avec foin pour voir si vostre illustre Maistre n’y est point en mesme estat que nous. Nostre Maistre (

luy dismes nous tout à la fois Chrisante & moy) helas ! mes Amis, que nous en pouvez vous aprendre ? Nous le vismes hier au soir fort tard, me respondit le Soldat qui avoit desja parlé, poursuivre le Roy de Phrigie, qui se retiroit en combattant : mais comme ils passerent aupres de nous, nous connusmes qu’Artamene estoit blessé, bien que le jour fust prest de finir, car nous vismes sa Cotte d’armes toute sanglante. Nous estions, comme vous le voyez, couverts des buttions qui nous environnent, & qui nous desroberent à la veuë de ceux du Party contraire. Le Roy de Phrigie avoit gagné le devant d’assez loing : mais nous eusmes beau crier : car de tous ceux qui suivoient Artamene, aucun ne s’arresta pour nous secourir : & nous vismes qu’environ à l’endroit que je vous ay marqué, il se fit encore un grand combat : où, si je ne me trompe, je vy tomber l’illustre Artamene. Du moins fuis-je bien assuré, que je ne vy personne demeurer debout, que quelques-uns qui passerent la riviere à la nage, entre lesquels je suis certain qu’Artamene n’estoit pas. Ce Soldat n’eut pas si toit achevé de parler, que Chrisante & moy commençasmes de courir, vers le lieu qu’il nous avoit monstrré, avec un redoublement de crainte que je ne vous puis exprimer : & je pense que nous eussions abandonné ces deux pauvres Soldats sans les secourir, n’eust esté que nous vismes paroistre quelques-uns des nostres, entre les mains desquels nous les remismes pour en avoir soing. Cependant, Seigneur, nous arrivasmes sur le bord de cette riviere, qui est celle de Sangar, qui separe le Royaume de Pont de celuy de Bythinie. Comme nous y fusmes, nous vismes que toutes ses rives estoient couvertes de morts : il y avoit un

petit Pont de bois, qui paroissoit avoir esté rompu de nouveau : & comme le cours de cette riviere n’est pas fort rapide, on la voyoit aussi loing que la veuë se pouvoit estendre, du costé qu’elle descend, toute couverte en ces deux bords, de Soldats tuez & d’armes rompuës. Toutes ses eaux mesmes en avoient changé de couleur : toutes les herbes de ces rivages estoient teintes de sang : & l’on ne pouvoit rien voir de plus funeste que cét objet. Nous reconnusmes aussi tost grand nombre de gens de nostre Party : & nous en discernasmes aussi beaucoup de celuy du Roy de Phrigie. Mais, ô Dieux ! je fremis encore, quand je me souviens de la surprise que j’eus, lors que suivant l’une de ces rives un peu plus bas, je reconnus le cheval de mon cher Maistre, que je vy mort au bord de l’eau. Il avoit les deux pieds de devant dans la riviere, comme s’il eust voulu la passer, & qu’il eust esté tué en cette action, d’un coup de trait qu’il avoit au travers du flanc. Helas ! m’escriay-je. Chrisante, il n’en faut plus douter, nostre illustre Maistre a pery, ou par le fer, ou parles flots : & de quelque façon que la chose soit arrivée, nous avons perdu le Grand Artamene. De vous dire, Seigneur, quel fut nostre estonnement, & quelle fut nostre douleur, c’est ce qui n’est pas possible : nous reconnusmes fort bien ce Cheval, qui estoit tres-remarquable. Nous vismes de plus à deux pas de là, l’habillement de teste de mon Maistre, que je reconnus aussi tost à un grand Panache, dont il estoit couvert : & comme la riviere est estroite, je reconnus encore de l’autre costé de l’eau, son Bouclier, qui estant de bois par dedans, flottoit le long de cette rive, & s’estoit accroché par ses courroyes, à quelques joncs, & à quelques roseaux qui la bordent. Enfin,

Seigneur, nous ne doutasmes point que nostre cher Maistre n’eust pery : principalement apres que nous eusmes visité fort exactement, & fort inutilement tout ensemble, les deux costez de cette riviere, la longueur de plusieurs stades (car je la passay à la nage) & principalement encore, quand nous fusmes retournez au Camp, avec ces tristes & funestes marques de la perte d’Artamene : & que nous eusmes sçeu, que le Heraut que l’on avoit envoyé vers le Roy de Phrigie estoit revenu, sans en avoir apris aucunes nouvelles. A ce redoublement d’affliction, nous recourusmes Chrisante & moy une seconde fois, tout le long de ces funestes rivages qui nous firent tant verser de larmes : Nous suivismes ces bords beaucoup plus loing qu’il n’estoit vray-semblable que ces vagues eussent pû porter le corps de nostre cher Maistre : & comme cette riviere se jette dans la mer assez prés de là, nous creusmes qu’elle auroit jetté avec elle le corps d’Artamene dans ces Abismes. Enfin, Seigneur, nous retournasmes une autre fois au Camp tous desesperez : nous creusmes absolument qu’il estoit mort, & toute l’Armée le creut comme nous. Jamais jour de victoire ne fut si triste que celuy-là : & la perte de vingt Batailles n’auroit pû causer une constrernation esgale à celle que l’on voyoit dans toutes nos Troupes. Tout le monde soupiroit, tout le monde gemissoit : & les Capitaines avoient beaucoup de peine à retenir les Soldats, & à les empescher de se desbander. Ils s’imaginoient presque que tous ces morts dont le Champ de Bataille estoit couvert, alloient ressusciter pour leur arracher d’entre les mains les Lauriers qu’ils avoient r’emportez : & ils publioient hautement qu’il n’y avoit plus d’esperance

de vaincre, puis qu’Artamene ne vivoit plus. Les uns disoient qu’il ne faloit plus servir, parce qu’il n’y avoit plus de recompense à attendre ; Les autres qu’il ne faloit plus s’exposer, pour des gens qui ne s’exposoient pas comme Artamene : Enfin, disoient ils tous, nous regrettons un General, qui nous faisoit presque vaincre sans peril ; qui faisoit tousjours plus luy mesme, qu’il ne nous commandoit de faire ; qui nous recompensoit magnifiquement des moindres services ; qui nous laissoit tout le butin, apres avoit partagé le danger ; & qui par sa douceur & par sa familiarité charmante, estoit tout ensemble nostre Compagnon & nostre General. Voila, Seigneur, ce que disoient les Soldats : pendant que tous les Capitaines pleuroient publiquement comme eux : ou cachoient du moins leur douleur dans leurs Tentes. Tous les prisonniers que nous avions faits, en furent sensiblement affligez : & ne pouvoient se consoler de leur captivité, sçachant qu’ils ne feroient plus sous la puissance d’Artamene, dont ils avoient esperé un traitement favorable. Le Roy de Pont en son particulier, en fut extraordinairement affligé : & tesmoigna plus de douleur, de la perte de celuy qui l’avoit blessé, qui l’avoit vaincu, & qui l’avoit fait prisonnier, que de la perte de deux Batailles, & de celle de sa liberté. Philidaspe mesme, malgré tous leurs desmeslez, & toute son aversion, tesmoigna estre touché d’une avanture si pitoyable : & s’il eut de la joye, il la desguisa si bien qu’elle ne parut point sur son visage.

Mais pendant que tout le monde pleure, & que tout le monde le pleint, je parts du Camp tout desesperé, sans en parler à personne, non pas mesme au sage Chrisante : & je m’en viens à Sinope, pour m’aquitter de la triste commission

que mon Maistre m’avoit donnée, d’aller porter ce qu’il avoit escrit à la Princesse de Capadoce. Je fis une telle diligence, que l’arrivay icy quatre heures plustost que celuy que Philidaspe envoyoit au Roy, pour l’advertir de ce qui s’estoit passe, & pour prendre de nouveaux ordres : Mais comme je ne voulois voir que Mandane, je fis le tour de la Ville par dehors : & je fus mettre pied à terre à la porte qui est la plus proche du Chasteau, & qui comme vous sçavez n’en est qu’à vingt pas. Apres avoir dit à ceux qui m’arresterent à cette porte, que je venois de Themiscire, ils me different passer : de sorte que j’entray mesme dans le Chasteau sans estre connu, parce qu’il estoit presque nuit : & ainsi montant par un Escallier dérobé, qui respondoit à l’Apartement de la Princesse, j’entray dans son Antichambre, sans que personne m’eust veû. Je luy fis pourtant dire auparavant par Martesie que je demanday la premiere, que Feraulas avoit quelque choie a luy dire en particulier : l’ay sçeu depuis par cette Fille, que la Princesse avoit esté extrémement triste tout ce jour-là ; & qu’elle tut fort esmuë, quand on luy dit que je voulois parler à elle, sans que personne entendist ce que je luy voulois dire. Que me peut vouloir Feraulas : dit-elle à Martesie ; car si Artamene est vainqueur, c’est au Roy à qui il doit rendre compte de sa victoire : & s’il est vaincu, adjousta-t’elle en soupirant, je ne sçauray que trop tost son infortune. Madame, luy respondit cette Fille, je ne puis vous dire rien de ce que vous voulez sçavoir : car je n’ay pas plustost veû Feraulas, que sans luy donner presque le loisir de me dire qu’il vouloit parler à vous, je suis venue vous en advertir. Qu’il entre

donc, dit elle, dans mon Cabinet où je m’en vay, & où vous me l’amenerez, Martesie ayant reçeu cet ordre, me vint querir où elle m’avoit laissé ; & me conduisît aupres de la Princesse, sans que j’eusse la force d’ouvrir la bouche, tant j’estois accablé de douleur. Je ne vy pas plus tost j’illustre Mandane, que malgré moy j’eus le visage tout couvert de larmes : la Princesse me voyant en cet estat, changea de couleur : & prenant la parole la premiere, avec precipitation ; Artamene, me dit-elle, a t’il perdu la Bataille, & nos Ennemis font ils nos Vainqueurs ? Artamene, luy dis-je, Madame, a vaincu vos Ennemis ; a mis de sa main le Roy de Pont dans vos fers ; & a gagné deux Batailles en un mesme jour : Mais Madame, adjoustay-je en redoublant mes pleurs, Artamene a pery à la derniere : & a finy sa vie, en finissant aussi la guerre. Artamene (reprit-elle, avec un ton de voix où la douleur paroissoit sensiblement exprimée) a pery en cette occasion ! Ouy, Madame, luy repliquay-je, & Artamene n’est plus. Voicy (luy dis-je, en luy presentant la Lettre que mon Maistre luy avoit escrite) ce qu’il me donna un peu auparavant que d’aller combattre : & ce qu’il m’ordonna de ne remettre entre vos mains qu’apres sa mort, si elle arrivoit en cette funeste Bataille. A ces mots, la Princesse ne pût retenir ses larmes non plus que moy : elle s’assit aupres d’une Table où il y avoit de la lumiere : & elle s’y plaça de façon, que je ne luy voyois point le visage, parce qu’elle vouloit me cacher ses pleurs. Mais quoy qu’elle peust faire, je ne laissay pas de m’apercevoir malgré mon affliction, que la sienne n’estoit pas mediocre. Je dois tant de choses à Artamene (

me dit elle en prenant ce qu’il luy avoit escrit) que je serois ingratte si sa perte ne me touchoit sensiblement : & si je ne faisois pas apres sa mort, tout ce qu’il a pu desirer de moy. Car (dit elle, en se tournant un peu de mon costé) je m’imagine que cét Homme illustre, aura voulu me recommander les siens : & me demander pour eux, les recompenses qu’il n’a jamais demandées pour luy. Je ne sçay, Madame, luy dis-je, ce que mon Maistre vous a escrit : mais je sçay bien que ceux qui ont eu l’honneur d’estre à luy ne demandent plus que la mort, & ne pretendent plus rien à la Fortune ny à la vie. Cependant, la Princesse apres avoir essuyé les larmes qu’elle ne pouvoit retenir, se mit à lire ce que mon Maistre luy mandoit : qui à ce que Martesie m’a dit depuis, estoit à peu prés en ces termes.

ARTAMENE
A LA PRINCESSE
DE CAPADOCE.


AVparavant que de lire ce qu’un Prince malheureux vous escrit ; souvenez vous de grace, que celuy qui prend la liberté de vous parler, ne vous parlera plus jamais : & qu’il n’a pû se resoudre de perdre le respect qu’il vous devoit, qu’apres avoir perdu

la vie pour, vostre service. Mais Madame, comme il n’a pû s’exposer à vous desplaire tant qu’il a vescu, il n’a pu aussi se priver de la consolation qu’il reçoit, d’esperer que vous sçaurez du moins apres sa mort, qu’il n’a vescu que pour vous, & qu’il n’a adore que vous. Ouy, Madame, Artamene qui par sa naissance n’est pas absolument indigne de la Princesse de Capadoce ; se l’est si fort trouvé par ses deffauts, de la Princesse Mandane ; qu’il n’a jamais osé luy dire qu’il l’a aimée, dés le premier moment qu’il l’a veuë : & que son amour a fait tout le bonheur de ses armes, & tout le tourment de sa vie. Non, divine Princesse, ce n’a esté que pour vous, que je suis demeuré desguisé & inconnu dans cette Cour : que l’ay combattu ; que l’ay vaincu ; & que j’ay renoncé à tout le reste de la Terre : quoy qu’il y en ait une des plus nobles Parties, où je devois un jour commander. Ce qui m’afflige le plus presentement, c’est que je ne puis sçavoir si je mourray vainqueur ou vaincu : si c’est le premier, recevez sans vous irriter une declaration d’amour, qui ne vous est faite que par un homme qui vous aura donné la victoire au prix de son sang : & si c’est le dernier, pleignez du moins un malheureux, qui fera mort pour vostre service, & mort en vous adorant. Comme te n’ay jamais rien esperé, te pense que vostre vertu ne se doit pas offencer, de ma respectueuse passion : & que vous ne devez pas trouver mauvais que je vaut la descouvre, puis que la premiere fois que je vous en escris, fera la derniere que j’escriray en toute ma vie. Il m faut point, Madame, d’autre responce

à ce que je vous mande, que quelques legeres marques de douleur & de pitié : ne me les refusez donc pas je vous en conjure : & pour me pardonner ma hardiesse, souvenez vous, s’il vous plaist, Madame, que si j’eusse vescu, vous eussiez peut-estre tousjours ignoré, ce que te ne vous ay apris qu’en entrant au Tombeau.

ARTAMENE.

Tant que la lecture de cette Lettre dura, les larmes de la Princesse se redoublerent de telle sorte, qu’elle fut contrainte de l’interrompre à diverses fois : Mais apres qu’elle eut achevé de lire, sentant bien qu’elle ne pourroit gueres mieux retenir ses plaintes que ses pleurs ; & ne voulant pas que je fusse le tesmoin de son excessive douleur ; Feraulas, me dit elle, vous voyez que je ne suis pas mesconnoissante ; & que je n’ay pas oublié que l’illustre Artamene avoit sauvé la vie du Roy mon Pere : puis que je m’afflige bien plus de sa perte, que je ne me resjoüis des glorieux avantages qu’il a r’emportez. Mais, adjousta-t’elle en soupirant, que pourroit-on moins faire pour luy, que de marquer par des larmes, un jour qu’il a rendu memorable par le gain de deux Batailles ; par la prise d’un Roy ennemy ; & par la paix qu’il donne à toute la Capadoce ? La Princesse ne pouvoit presque prononcer ces paroles, tant la douleur la pressoit : de sorte que pour demeurer avec plus de liberté ; allez, me dit elle, Feraulas, pleurer vostre illustre Maistre ; & revenez icy demain au matin, car je seray bien aise de vous revoir. Je fis alors une profonde reverence pour m’en aller : & l’estois desja la porte du Cabinet, lors qu’elle me r’apella, Feraulas,

me dit elle, aprenez moy auparavant que de vous retirer, d’où estoit l’illustre Artamene ; & precisement en quelle condition il estoit nay. Il estoit Prince, Madame, luy dis-je, & s’il eust vescu, il eust sans doute esté Roy d’un grand Royaume. Mais, Madame, c’est tout ce que mon Maistre m’a permis de vous dire de luy : m’ayant expressément deffendu de vous aprendre son Nom. C’en est assez, dit-elle, pour la gloire d’Artamene : & trop, pour le repos de Mandane. A ces mots se sentant encore plus pressée de son desplaisir, elle me congedia ; & demeura seule, avec sa chere Martesie.

Je ne fus pas plustost sorty, à ce qu’elle m’a dit depuis, que luy donnant ce que mon Maistre luy avoit escrit ; Voyez, luy dit-elle, voyez la cause de mon excessive douleur : & considerez, je vous en conjure, si jamais il y eut rien de plus pitoyable, ny de plus surprenant. Martesie obeissant à la Princesse, voulut commencer de lire tout bas, ce qu’elle luy avoit donné : mais Mandate ne le pouvant endurer ; non luy dit elle, Martesie, je veux entendre ce que je n’ay fait que voir confusément ; & ce que j’ay peut-estre mal leû. Martesie se mit donc à lire tout haut : mais Dieux, que cette lecture fut interrompuë de fois ! & qu’Artamene eust esté heureux, s’il eust sçeu les sentimens que Mandane avoit pour luy ! Qui m’eust dit il y a seulement une heure, disoit la Princesse à Martesie, vous recevrez une declaration d’amour sans colere ; vous pleurerez celuy qui vous l’aura faite ; & vous aimerez cherement sa memoire ; ha Martesie ! je ne l’aurois jamais creû. Cependant je suis contrainte de vous advoüer ma foiblesse : & de vous confesser que je ne sens que de la douleur & de la compassion

pour le malheureux Artamene. Je ne suis pas mesme faschée qu’il ait eu de l’affection pour moy : & je ne sçay, adjousta t’elle en souspirant, s’il ressuscitoit, si j’aurois la force de me repentir de ce que je dis : & il tout ce que je pourrois sur moy mesme, ne feroit pas de luy cacher mes sentimens. Ouy, Martesie, poursuivit la Princesse, je m’aperçoy qu’Artamene avoit plus de part en mon cœur que je ne pensois ; & peutestre plus que je ne devois luy en donner. Car enfin je sens que mon ame est troublée ; je sens que la douleur me possede ; & je sens malgré moy que la certitude de sa passion ne m’offence pas. Je sens, adjousta-t’elle encore, que la connoissance de sa condition, mesle quelque secret & foible sentiment de joye à ma douleur : je repasse toute sa vie & toutes ses actions en ma memoire : & contre mon gré, & sans mon consentement, je ne puis m’empescher d’estre en quelque façon bien aise, lors que je trouve en toutes ces choses, des circonstrances qui me confirment ce qu’il ma dit de sa naissance & de son amour. Enfin Martesie, pour ne vous desguiser pas la verité, je pense que comme Artamene m’aimoit beaucoup sans que je le sçeusse avec certitude, je l’aimois aussi un peu sans le sçavoir : & que ce que je nommois estime & reconnoissance, dit-elle en rougissant, ne se devoit peutestre pas apeller ainsi. Je sçay mesme que diverses fois, poursuivit-elle, j’ay souhaité une Couronne à Artamene, sans sçavoir precisément pourquoy je la luy souhaitois : & je sçay de plus, que quelque inquietude que j’eusse, des soupçons que j’avois de sa passion ; je n’eusse peut-estre pas absolument voulu qu’il ne m’eust point aimée. Mais Dieux ! ce qui est

le plus considerable & le plus fascheux, c’est que je sçay bien, que de la façon dont je sens sa mort, elle troublera tout le repos de ma vie. L’illustre Mandane s’arresta à ces paroles ; & Martesie quoy que sensiblement touchée de la perte d’Artamene, voulant toutefois consoler la Princesse, luy dit que les Dieux avoient tousjours acoustumé de mesler les biens & les maux : & de n’envoyer jamais gueres les uns sans les autres ; & qu’ainsi en cette occasion, il faloit se resoudre d’acheter la victoire un peu cher. Ha Martesie ! luy dit-elle, puis que cette victoire couste la vie d’Artamene, elle couste trop ; quand mesme elle me donneroit une Couronne. Car enfin ma cher Fille, il n’est pas aisé de se consoler, de la perte d’un Prince comme luy ; d’un Prince, dis je, qui possedoit toutes les bonnes qualitez ; qui n’en avoit point de mauvaises ; & qui nous aimoit. Mais, luy dit alors Martesie, s’il eust vescu vous ne l’eussiez pas sçeu : où s’il vous l’eust dit, vous vous en fussiez offencée : je l’advouë (reprit la Princesse, avec precipitation) je m’en ferois offencée, & offencée mortellement : Mais Martesie, il ne me la dit qu’en allant à la mort : je ne l’ay sçeu qu’apres qu’il n’a plus esté en estat de pouvoir sçavoir ce que j’en penserois : & s’est cela principalement, qui cause toute ma tendresse, & qui fait ma plus aigre douleur. Toutes les grandes actions d’Artamene poursuivit elle, & toutes ses hautes vertus, ont este des choses qui ont veritablement merité & gagné mon estime : Mais je vous advouë que le respect qu’il a eu pour moy, touche plus sensiblement mon cœur. Les combats qu’il a faits ; les Batailles qu’il a gagnées ; & tant d’autres actions esclatantes, qu’il a faites si vous voulez, pour meriter mon aprobation ;

ne m’apartiennent pas de telle sorte, que la gloire ne les ait pù partager avec moy : mais qu’Artamene m’ait aimée, & se empesché de me le dire jusques à la mort, par un pur sentiment de respect ; c’est Martesie, c’est ce qui est absolument pour Mandane ; c’est ce qui me fait voir parfaitement, qu’Artamene l’estimoit & la connoissoit ; & c’est enfin ce qui m’oblige d’aimer la memoire d’un homme, qui avoit sçeu accorder la raison avec l’amour : & m’aimer sans m’offencer & sans me desplaire. Madame, luy dit alors Martesie, je trouve bien qu’il est juste que vous cherissiez la memoire d’Artamene : mais je ne sçay s’il l’est que vous vous haïssiez vous mesme, en vous affligeant demesurément. Je ne sçay, répliqua la Princesse, s’il est juste ; ny mesme s’il est de la bien-seance : mais je sçay bien que je ne sçaurois faire autrement, le n’aurois jamais fait, Seigneur, si je vous redisois tout ce que Mandane dit en cette rencontre : elle se mit au lit sans vouloir manger ; & passa la nuit sans dormir.

Le soir mesme le Roy sçeut la Victoire & la mort d’Artamene, par celuy que Philidaspe avoit envoyé à Sinope pour l’en advertir : ce Prince tesmoigna avoir une douleur extreme, de la perte de mon Maistre : toute la Cour & toute la Ville s’en affligerent ; & l’on eust dit qu’il estoit venu nouvelle que l’on avoit perdu la Bataille, & que tout le Royaume alloit estre renversé. Enfin il n’y eut qu’Aribée seul, qui dans son ame en estoit bien aise, quoy qu’il n’osast pas le tesmoigner : Comme le Roy ignoroit que la Princesse sçeust cet accident, il envoya le luy dire ; & tut luy mesme le lendemain au matin pour s’en consoler avec elle : car il sçavoit bien qu’elle estimoit beaucoup Artamene.

Cette conversation fut fort tendre & fort touchante du costé du Roy, & fort sage & fort retenuë de la Princesse : ne descouvrant de sa douleur, que ce que la compassion & l’interest de l’Estat en devoient raisonnablement eau fer dans son ame, pour une semblable perte. Mais dés que le Roy fut party, elle m’envoya chercher : & comme je ne pouvois plus demeurer à Sinope, l’on me trouva que je me preparois à aller prendre congé d’elle. Comme je fus dans sa Chambre, Madame, luy dis je en m’aprochant de son lit, je viens vous demander la permission de m’en retourner au Camp : & qu’y voulez vous aller faire ? reprit la Princesse ; je veux, luy repliquay-je, aller voir si Chrisante n’aura point apris depuis mon départ, ce qu’est devenu le corps de mon illustre Maistre, que nous n’avons jamais pû trouver. Quoy, me dit la Princesse en soupirant, l’infortuné Artamene ne recevra pas mesme les honneurs de la Sepulture ? Non, Madame (luy dis-je, les yeux tous couverts de pleurs) si Chrisante n’en a rien sçeu depuis que je suis party. Elle me pressa alors de luy raconter exactement tout ce que je viens de vous aprendre : c’est à dire tout ce que j’avois veû le long de la riviere de Sangar ; & tout ce que je sçavois de la mort de mon Maistre. Apres que je luy eus tout dit, & que par un recit si funeste, je luy eus fait moüiller tout son beau visage de larmes : elle me pressa de nouveau, de luy vouloir dire son Nom. Car, dit elle, quelle bonne raison peut il avoir euë, de me le vouloir cacher ? le n’en sçay rien, Madame, luy respondis-je, & je vous advouë que je ne la comprens point du tour, veû la Grandeur de sa naissance. Mais enfin, ce n’est pas à moy à examiner les motifs par lesquels

mon Maistre a agy : & c’est à moy Madame, à executer ponctuellement ses dernieres volontez. Vous avez raison, dit elle, & j’ay tort de vous presser d’une chose injuste & inutile : il suffit que je sçache qu’Artamene estoit de naissance Royalle : & qu’il n’y a point de Prince au monde, quelque Grand qu’il puisse estre, qui ne deust desirer d’avoir un Fils qui luy ressemblast. Cependant, me dit elle, croyez Feraulas, & asseurez Chrisante, que tous ceux qui ont esté à l’illustre Artamene, doivent attendre toutes choses de la Princesse Mandane ; & que ce qu’elle n’a pas fait pour luy, elle le veut faire pour les siens. Vous estes trop genereuse, Madame, luy dis-je ; mais je vous ay desja dit, que nous ne demandons plus rien aux Dieux, que le corps de nostre cher Maistre ; & la gloire de nous enfermer dans son Tombeau. Ces paroles toucherent extraordinairement la Princesse : de sorte que me tendant la main, allez Feraulas, me dit elle, vous estes digne du Maistre que vous avez perdu : cherchez bien ces glorieuses & funestes reliques, que jusques icy vous n’avez pû trouver : & si vous les rencontrez, faites que l’on m’en advertisse : afin que l’oblige le Roy à rendre des honneurs funebres à Artamene, proportionnez à son merite, & aux services qu’il en a reçeus. Apres cela elle me congedia en soupirant, & voulut me faire donner des Pierreries : mais je les refusay, & je partis de Sinope pour m’en retourner au Camp : afin d’y errer du moins sur les pas de l’invincible Artamene, si je ne pouvois faire autre chose. Cependant comme le Roy, bien que tres affligé de la perte de mon Maistre, ne voulut pas pourtant perdre le fruit de toutes ses victoires ; & qu’il craignit que le Roy de Phrigie ne remist de nouvelles

Troupes en campagne, & ne reprist le Roy de Pont : il envoya le lendemain que je fus party de Sinope, un commandement à Philidaspe, d’amener ce Roy prisonnier à la Cour. De sorte que le jour d’apres que je fus arrivé au Camp, Philidaspe prenant six mille hommes, se mit en chemin pour le conduire luy mesme. Il laissa le commandement de l’Armée par les ordres de Ciaxare, à Artaxe frere d’Aribée : & s’en alla avec intention de triompher, & de profiter des glorieux travaux de mon illustre Maistre. Chrisante non plus que moy ne voulut point retourner à la Cour : & nous demeurasmes l’un & l’autre au Camp, pour continuer de nous informer tout le long de cette malheureuse riviere de Sangar, & par tous les lieux d’alentour, de ce que nous avions perdu ; & pour nous pleindre de nostre infortune. Le Prince Tigrane qui vit qu’il n’y avoir plus rien à faire à l’Armée, s’en retourna seul à Sinope, fort affligé de la perte d’Artamene. Pour Philidaspe, quelque genereux qu’il fust, je pense que s’il n’estoit pas bien aise de la mort d’Artamene ; il avoit du moins certains sentimens qui ressembloient assez à celuy-là : & qui produisoient à peu prés, les mesmes effets dans son cœur. Il partit donc du Camp, d’une façon qui n’estoit pas ordinaire, & qui estoit assez magnifique : pour le Roy de Pont, il avoit des agitations bien differentes dans son ame : car il avoit une extréme douleur de la perte de la Bataille ; beaucoup de desplaisir de la mort de celuy qui l’avoit gagnée ; quelque despit de suivre Philidaspe comme son Vainqueur, luy qui ne avoit pas esté ; & une extréme confusion, de paroistre vaincu & : prisonnier, devant la Princesse qu’il aimoit. Mais parmy tout cela, il avoit pourtant une secrette

joye, de ce qu’il la reverroit : Cependant Philidaspe marcha, avec assez de diligence : & comme il fut à une journée de Sinope, il ordonna une espece de petit Triomphe, où l’on voyoit par tout des marques de deûil, aussi bien que des marques de Victoire, à cause de la mort du General ; n’ayant pas osé en user autrement. Or comme à la derniere Bataille, tout le Bagage des deux Rois avoit esté pris, il s’y estoit fortuitement rencontré beaucoup de choies, que le Roy de Phrigie avoit autrefois gagnées sur Ciaxare, en une guerre qu’ils avoient eue ensemble : & Philidaspe se servit de tout ce riche butin, pour en faire une pompe assez superbe, Il fit donc marcher premierement deux mille hommes de guerre, à la teste desquels l’on portoit quantité d’Enseignes gagnées sur les Ennemis : mais pour marquer la mort du General, ceux qui les portoient estoient en deüil. Cinquante Trompettes ou Clairons, suivoient ces Enseignes, avec des Banderolles & des Casaques noires ; en faite l’on voyoit quarante Chariots tendus de noir, tous remplis de Cottes d’armes magnifiques ; d’habillemens de teste, avec des Panaches de diverses couleurs ; de Boucliers de cent façons differentes ; d’Espées ; d’Arcs ; de Carquois ; de Fléches ; & de javelots de diverses Nations : & tout cela avec un meslange si adroit & si bien entendu, & toutes ces choies si bien entassées, avec ordre & avec confusion tout ensemble ; qu’à ce que nous ont dit ceux qui s’y trouverent, l’on ne pouvoit rien voir de plus beau ny de plus superbe. Six autres Chariots suivoient ces quarante premiers, tous remplis de ce que Ciaxare avoit autrefois perdu : c’est a dire de Pavillons magnifiques ; de grands Vases d’argent cizelé d’un

prix inestimable, par leur grandeur prodigieuse, & par leurs belles graveures ; un Throsne d’or enrichy d’Onices & de Topases, & plusieurs autres choses rares & precieuses. Derriere ces Chariots, marchoit le Roy prisonnier, à cheval, mais sans espee ; environné de cent Gardes, avec des Casaques de deüil ; & suivy de quinze cens Captifs, tous enchainez quatre à quatre. Immediatement apres, marchoit Philidaspe seul, le Baston de General à la main, vestu de deüil, & son Cheval caparaçonné de mesme. Le reste des Troupes le suivoit, marchant en mesme ordre que les premieres. Comme ce petit Triomphe arriva dans une grande Plaine qui n’est qu’à vingt stades de Sinope, ceux des premiers rangs virent une Lictiere, qui croisant leur chemin à cent pas devant eux, le rangea & s’arresta, comme pour laisser passer les Gens de guerre. Mais à peine furent ils vis à vis de cette Lictiere, que faisant alte tout d’un coup, ils se mirent à crier tous d’une voix en rompant leur ordre, C’est Artamene, c’est Artamene. Cette voix ayant passé du premier rang au second ; du second au troisiesme ; & ainsi successivement à tous les autres : le glorieux Nom d’Artamene fut en un instant en la bouche des Amis & des Ennemis ; des Capitaines & des Soldats ; des Vaincus & des Vainqueurs. Tout fit alte ; tout s’arresta ; & un moment apres tout le monde voulut s’avancer, pour s’esclaircir de ce que c’estoit. Philidaspe qui eut peur que ce ne fust un artifice du Roy de Phrigie, pour mettre ses Troupes en confusion, & pour tascher d’enlever le Roy de Pont, commanda que chacun demeurast à sa place, & s’avança vers le lieu où ce bruit avoit commencé. Mais Dieux, quelle surprise fut la sienne !

lors que s’aprochant de cette Lictiere, il vit que c’estoit effectivement Artamene qui estoit dedans ; qui tendoit la main aux Soldats ; & qui caressoit tous ceux qui s’estoient aprochez de luy. Cette veuë luy donna sans doute un estonnement, & peut-estre une douleur, qu’il n’avoit jamais esprouvée : mais comme il a l’ame grande, & qu’en effet il a de l’esprit, & de la generosité ; il en cacha une partie : & sans tesmoigner trop de froideur, ny aussi trop de joye ; il descendit de cheval, & s’aprocha de mon Maistre. Artamene (luy dit-il en l’abordant, & en luy presentant le baston de General) ne pouvoit ressusciter plus à propos : & celuy qui estoit mort en un jour de Victoire, devoit en effet ressusciter en un jour de Triomphe. En l’estat où je suis (repliqua Artamene en sous-riant, & en le salüant tres-civilement) l’on me prendroit bien Plustost pour estre du nombre des Vaincus, que de celuy des Vainqueurs : & je pense, à vous dire la verité, que presentement je ne suis gueres Propre, ny à suivre un Char, ny à le mener. Les Chars de Tromphe, respondit Philidaspe, ne font Pas difficiles à conduire : car pour l’ordinaire, la Fortune prend le soing de les guider. Artamene n’eut pas loisir de respondre à cette attaque assez delicatte : car tous les Officiers malgré ce que Philidaspe leur avoit commandé, quitterent leurs places, & ne les reconnoissant plus, vinrent salüer leur General. Toutes les Troupes n’osant absolument quitter leurs rangs, à cause des prisonniers qu’elles conduisoient, se presserent de telle sorte, que du moins tous les Soldats pouvoient voir la Lictiere où estoit Artamene : & le Roy de Pont impatient d’embrasser son illustre Vainqueur, luy en envoya demander la permission, par un de ceux qui estoient destinez à sa

garde. Ce Soldat s’estant approché d’Artamene, luy dit ce que le Roy de Pont souhaitoit : mais mon Maistre avec une modestie sans égale, luy faisant signe de la main ; c’est à Philidaspe, luy dit-il, & non pas à Artamene, qu’il faut demander cette permission : puis qu’il a reçeu les derniers Ordres du Roy, & qu’il commande vos Troupes. Philidaspe confus & presque fasché de la civilité que mon Maistre luy faisoit en cette rencontre ; luy dit qu’il n’avoit plus de pouvoir où il estoit, & que c’estoit à luy à commander : je n’aime gueres, respondit Artamene, à commander aux autres, quand je ne suis pas en estat d’executer moy mesme ce que je leur commande : il faut pourtant aujourd’huy, respondit Philidaspe, que vous enduriez cette incommodité : car je ne pense pas qu’il y ait icy personne qui veuille occuper vostre place. Vous la tiendriez mieux que moy, repartit Artamene : tous vos Soldats, repliqua Philidaspe, n’en tomberoient pas d’accord : & je pense qu’ils auroient raison. Enfin Seigneur, apres que cette contestation eut assez duré, Artamene reprit les marques du commandement qui luy apartenoit : & se tournant vers ce Carde, Mon compagnon, luy dit il, dittes au Roy de Pont que si je pouvois marcher, j’irois luy faire la reverence où il est : & qu’il peut faite tout ce qui luy plaira. Ce genereux Prisonnier vint donc avec une joye extreme, salüer celuy qui l’avoit rendu captif : le ne pouvois, luy dit il en l’aprochant, me consoler de vostre perte : & je n’ay presque senty celle de ma liberté, que depuis le moment que je vous ay creû mort. Seigneur (luy respondit mon Maistre, avec beaucoup de douceur) si je n’estois pas encore assez blessé pour

ne me pouvoir soutenir, Artamene ne recevroit pas le Roy de Pont d’une maniere si incivile : & il luy feroit sans doute connoistre, que la vertu malheureuse, ne laisse pas de luy estre en veneration. Ne parlons plus de malheur, respondit le Roy de Pont, mes chaines ne font presque plus pesantes, puis que c’est vous qui me les donnez : & je n’ay pas besoin de toute ma vertu pour future Artamene comme mon Vainqueur. Ceux qui comme vous ont merité de vaincre, luy respondit mon Maistre, ne doivent s’affliger que mediocrement d’estre vaincus : & c’est plustost en vostre propre valeur qu’en la mienne, que vous trouvez la consolation de vostre infortune. Le Roy de Pont s’estant un peu reculé, pour faire place à ceux qui vouloient encore salüer Artamene ; mon Maistre voulut sçavoir si la victoire n’avoit pas esté entiere. Il demanda des nouvelles du Roy & de la Princesse : il s’informa mesme de la pluspart des Capitaines : & il eut aussi la bonté de demander où estoit Chrisante, & où j’estois. Il caressa des yeux ceux à qui il ne pût parler : & assura les Soldats en sous-riant, qu’il ne leur demanderoit point sa part du butin. Tout le monde eust bien voulu sçavoir ce qui estoit arrivé à mon Maistre : mais il leur representa que le lieu n’estoit pas propre : & les conjura d’avoir un peu de patience. Apres que cet agreable tumulte fut appaisé, Artamene envoya vers le Roy, pour l’advertir qu’il estoit vivant : & qu’il estoit à la teste de six mille hommes, qui amenoient le Roy de Pont, afin de l’aquitter de son ancienne promesse : & pour luy dire aussi, qu’il attendoit precisément ses ordres. Cependant il ne laissa pas de marcher, & de s’avancer lentement, jusques à dix stades de Sinope.

Je vous laisse à juger, Seigneur, de combien de pensées differentes l’esprit de mon Maistre estoit agité : il voyoit bien qu’il retournoit à la Cour d’une façon tres glorieuse : puis qu’il y retournoit apres avoir gagné deux Batailles en un mesme jour, & apres avoir fait un Roy prisonnier. Mais il sçavoit que ce Roy estoit son Rival ; & peu s’en faloit, qu’il ne se repentist de l’avoir pris. La veuë de Philidaspe, renouvelloit aussi dans son esprit, le souvenir de tous leurs anciens different : & n’excitoit pas de petits troubles en son ame. Mais l’incertitude où il estoit, de sçavoir si j’aurois donné sa lettre à la Princesse, le tenoit en une inquietude estrangge. Il y avoit des moments, où il le desiroit : d’autres où il le craignoit : & d’autres où il demeuroit incertain entre les deux : & où il ne pouvoit regler ny determiner ses propres souhaits. Philidaspe de son costé, n’estoit pas sans peine il voyoit ressusciter son ennemy tout couvert de gloire : & le regardoit presque plus comme son Vainqueur, que ne faisoit pas le Roy de Pont : qui n’avoit point d’autre inquietude, que celle de la perte de sa liberté. Ce Prince qui en effet estoit le plus infortuné de tous en ce temps là, n’estoit pas toutefois celuy qui sentoit alors le plus son malheur : car il ne sçavoit pas que Philidaspe & Artamene fussent ses Rivaux t au contraire, il esperoit que mon Maistre le serviroit, & aupres du Roy, & aupres de Mandane ; si bien qu’il l’aimoit avec une tendresse extréme. C’estoit de cette sorte que ces trois illustres Amants de la Princesse de Capadoce, s’entretenoient en eux mesmes : pendant que celuy que mon Maistre avoit envoyé devant à Sinope, y alloit porter l’heureuse nouvelle de sa resurrection. Je

vous laisse à juger Seigneur, de quelle façon elle y fut reçeuë : le Roy en eut une joye que l’on ne sçauroit exprimer : & il se fit dire plus de cent fois la mesme chose, par celuy qui luy annonça cette agreable nouveauté. A l’instant mesme Ciaxare en envoya advertir la Princesse, qui en tesmoigna une satisfaction qui n’est pas imaginable : toute la Cour en fut ravie ; tout le peuple en fut transporté de plaisir : Aribée luy mesme fut contraint de faire semblant de se resjoüir, comme il avoit semblant de s’affliger : & le Prince Tigrane qui avoit fait dessein de s’en aller, differa son départ pour revoir Artamene : & ne s’en alla que quinze jours apres son retour. Le Roy qui voulut obliger mon Maistre, luy manda qu’il ne vouloit pas qu’il entrast dans la ville en tumulte & sans ceremonie : & qu’il luy ordonnoit de faire camper ses Troupes aupres d’un Chasteau qui n’est qu’à six stades d’icy, qui se rencontroit sur sa route, & où il vouloit qu’il logeast : l’assurant qu’il iroit l’embrasser là dés le mesme soir : en effet la chose alla comme il voulut, & il falut obeïr. Le Roy fut donc luy mesme mener ses Medecins & ses Chirurgiens à Artamene, qu’il carressa si extraordinairement, qu’il ne s’est jamais rien veû de semblable. Il reçeut aussi assez bien Philidaspe : mais non pas comme mon Maistre, qui avoit esté contraint de se mettre au lict, des qu’il avoit esté arrivé. Pour le Roy de Pont, il luy avoit fait donner le plus bel Apartement du Chasteau : & comme un peu auparavant que Ciaxare arrivast, ce Prince l’avoit prié de tascher d’obtenir du Roy, qu’il n’entrast point dans Sinope comme les autres prisonniers : mon Maistre qui croyoit ne pouvoir assez dignement reconnoistre la generosité de cét illustre

Captif, en tout ce qui ne regardoit point son amour, ne manqua pas de luy rendre l’office qu’il desiroit. Car comme Ciaxare luy dit qu’il n’eust pas elle juste qu’il fust entré dans Sinope comme s’il n’avoit point vaincu : Artamene le supplia de vouloir luy accorder pour recompense de tous les services, que le Roy de Pont entrast de nuit aussi bien que luy. Il suffira Seigneur, luy dit il, que le peuple voye le butin & les autres prisonniers : sans augmenter le malheur d’un Grand Prince à qui j’ay de l’obligation, par une pompe inutile : & sans me couvrit moy mesme de confusion en mon particulier, par des honneurs que je ne merite pas. Le Roy eut beaucoup de peine à se resoudre à ce qu’il vouloit : mais enfin il falut qu’il cedast à celuy qui estoit si accoustumé à vaincre. Artamene supplia mesme Ciaxare, de vouloir voir le Roy de Pont son prisonnier : il le fit à la priere de mon Maistre ; & l’entreveuë de ces deux Princes ennemis, se fit avec toute la civilité possible de part & d’autre.

Cependant le Roy qui brûloit d’impatience de sçavoir où Artamene avoit esté ; comment il estoit échape, & revenu si heureusement & si à propos ; ne sçeut pas plustost par ses Chirurgiens qui avoient veû les blessures de mon Maistre pendant qu’il estoit allé voir le Roy de Pont, qu’elles estoient absolument sans danger ; qu’il l’en pressa extraordinairement. Il eust bien voulu se dispenser de ce recit, en un jour où il avoit l’esprit fort agité de diverses pensées : mais l’impatience de Ciaxare n’y pût consentir : & il falut qu’il luy racontait exactement, tout ce que je m’en vay vous dire, que j’ay sçeu depuis de sa propre bouche. Pour vous faire donc sçavoir ce qui estoit arrivé à

mon Maistre, il faut retourner au Champ de Bataille : & vous dire que lors que ces deux Soldats dont je vous ay desja parlé, l’avoient veû passer, il estoit vray, comme ils l’avoient creû, qu’il estoit desja blesse à l’espaule gauche : & que cependant il ne laissa pas de poursuivre le Roy de Phrigie, jusques au bord de la riviere de Sangar. Comme ce Prince qui se retiroit, eut passe un petit pont de bois, qui estoit en cet endroit dont je parle ; la multitude de ceux qui fuyoient, & qui vouloient passer tout à la fois aussi bien que luy : fit que ce pont rompit, lors qu’il n’y avoit pas encore la moitié des siens de l’autre costé de l’eau. Mais ce qui sembla luy rendre un mauvais office, luy en rendit sans doute un bon : parce que cet accident arresta mon Maistre : & l’empescha de continuer de le poursuivre. Cependant ceux qui estoient demeurez au deça du pont rompu, redoublant leur valeur par le desespoir de se sauver, se deffendirent opiniastrément ; d’autre costé Artamene qui estoit en colere que ce Prince luy fust échappé, les attaqua avec une ardeur inconcevable ; & de part & d’autre ils commencerent un nouveau combat. Quelques uns de ceux qui avoient suivy le Roy de Phrigie, & qui s’estoient arrestez à l’autre bord de la riviere, comme s’y croyant en sureté, taschoient de secourir les leurs à grands coups de traits, qu’ils tiroient de l’autre costé du fleuve, sans que l’on peust aller à eux, à cause de sa profondeur ; ny leur rendre la pareille, parce qu’Artamene n’avoit point alors d’Archers aupres de luy. Enfin presque tous ceux qui combattoient estans morts, & le jour allant finir ; un de ces traits qui estoient tirez de l’autre costé

de l’eau donna dans le flanc du cheval d’Artamene : cet animal le (entant blessé, se mit à courir de toute sa force le long de la riviere : & maigre toute la resistance de son Maistre, il l’emporta allez loin de ce peu de gens qui restoient des siens, & qui n’y prirent pas garde. Puis tout d’un coup se cabrant, & s’eslançant du costé de l’eau, comme s’il eust voulu guayer le fleuve ; il tomba mort, & pensa noyer mon Maistre : parce que depuis qu’il combatoit aupres de ce Pont rompu, il avoit esté blessé à la cuisse : de façon qu’il ne luy fut pas si aisé de se dégager de dessous cet animal, & de se retirer de l’eau. Neantmoins malgré le sang qu’il avoit perdu, & la pensanteur de ses armes, il en vint à bout : Mais comme il se vit hors de ce peril, il se retrouva dans un autre : car il s’aperçeut qu’il estoit beaucoup plus blessé qu’il ne pensoit l’estre : luy estant absolument impossible de se soustenir. De plus, la nuit estoit arrivée ; & il ne voyoit plus personne à l’entour de luy. Il entendit bien encore durant quelque temps, le bruit de gens qui fuyoient, & qui ne passoient pas trop loing du lieu où il estoit : mais comme il ne sçavoit s’ils estoient Amis ou Ennemis ; il fut quelques moments à deliberer en luy mesme, s’il les appelleroit ou non ; pendant quoy il ne les entendit plus : & demeura sans sçavoir que faire ny que devenir ; sentant bien qu’il n’avoit pas la force de pouvoir retourner au Camp, quand l’obscurité de la nuit luy eust permis d’en retrouver le chemin ; au lieu qu’elle ne luy permit pas mesme de pouvoir retrouver son Calque & son Bouclier, qu’il avoit perdus en tombant, quoy qu’il les cherchait avec grand soing. Il s’assit donc au pied d’un

arbre, resolu d’attendre le jour en ce lieu là : & certes il eust esté difficile d’imaginer en le voyant en un si deplorable estat ; qu’il avoit gagné deux Batailles ce mesme jour ; fait un Roy prisonnier ; & donné la chasse à un autre. Mais enfin apres avoir esté quelque temps de cette façon, le hazard voulut qu’un cheval qui estoit demeuré sans Maistre en ce combat, errant le long de ce fleuve, vint passer aupres de luy : & comme cet animal l’aperçeut à la faveur des Estoiles, il voulut s’en reculer avec impetuosité : mais par bonheur sa bride qu’il portoit traînante, luy embarrassa les pieds, & le fit broncher si prés de mon Maistre, que portant la main avec diligence à cette bride, il en saisit les resnes & le retint. Ce cheval qui ne se trouva pas estre des plus fougueux, s’arresta tout court : & Artamene sentant bien qu’il s’affoiblissoit par la perte du sang : & considerant qu’il estoit fort esloigné de son Camp, monta sur ce cheval, quoy qu’avec beaucoup de difficulté : & se resolut d’aller vers un lieu où il voyoit quelque lumiere à travers les arbres : & où il luy sembloit apercevoir quelque Bastimens. Jugeant enfin, qu’il valoit encore mieux aller demander du se cours mesme à ses Ennemis ; que de se laisser mourir au pied d’un Arbre, fans estre assisté de personne. Joint qu’il sçavoit qu’il y avoit une partie de la Bythinie, qui n’estoit pas fort affectionnée au Roy de Pont : de qui le Pere l’avoit usurpée, sur ceux qui en estoient les Princes legitimes.

Enfin ne pointant faire autre chose, il marcha droit vers le lieu où il voyoit cette lumiere : comme il en aprocha, il connut que c’estoit un assez beau Chasteau, dont l’on avoit abatu les Fortifications, & qui n’avoit plus ny

Tours ny Murailles. Artamene y entra donc sans resistance ; mais à peine le bruit des pas de son cheval eut-il frapé les oreilles de ceux qui estoient dans cette Maison ; qu’Artamene entendit crier grand nombre de Femmes ; comme si elles se fussent imaginées, qu’il y avoit deux mille hommes qui les alloient prendre. Mais mon Maistre les ayant r’assurées, par la foiblesse de sa voix ; il vit paroistre une Femme assez avancée en âge, & de fort bonne mine, sur je haut du Perron : à laquelle quatre belles Filles esclairoient avec des flambeaux. Cependant Artamene estant desja descendu de cheval, quoy qu’avec beaucoup de peine ; vit que cette Dame le regardoit avec une attention extraordinaire : & qu’apres l’avoir consideré de cette sorte, sans luy donner le loisir de parler, elle s’escria tout d’un coup, ha mon Fils ! ha Spitridate, est-il possible que je vous revoye ? A ces mots, tout ce qu’il y avoit de gens dans cette Maison, accourut pour secourir Artamene ; ceux qui avoient pris des armes les laisserent pour le soustenir : toutes ces Femmes s’approcherent pour le regarder : & cette Dame qui avoit parlé, voulant embrasser mon Maistre, il s’esvnoüit, & demeura comme mort entre ses bras : ce qui, comme vous pouvez juger, l’affligea extrémement : dans la croyance qu’elle avoit qu’il estoit son Fils. Elle commanda donc qu’on le portail dans une Chambre ; qu’on le desarmast ; qu’on le mist au lict ; & qu’on le pensast : car comme il estoit tout couvert de sang, elle avoit bien connu qu’il estoit blessé : & que son esvnoüissement n’estoit venu que de là. Par bonheur il se trouva chez elle un jeune Chirurgien,

que la déroute de l’Armée dit Roy de Pont y avoit fait venir. Cependant quoy qu’Artamene n’eust pas eu la force de respondre à cette Dame qui l’avoit nommé Spitridate, il ne laissa pas de s’en souvenir, en revenant de cette foiblesse : Mais il fut bien estonné, lors qu’il vint à ouvrir les yeux, de voir qu’il estoit dans une belle Chambre ; dans un lict assez magnifique ; & quantité de Dames à l’entour de luy ; entre lesquelles il y en avoit une admirablement belle. Il vit aussi cette mesme personne qui l’avoit nommé Spitridate, mais il la vit toute en larmes : & pour les blessures qu’il avoit, & pour les Armes qu’elle luy avoit veuës. Mon Maistre malgré sa foiblesse, n’eut pas plustost recouvré la veüe & la raison, qu’il salüa ces Dames avec beaucoup de respect ; il voulut mesme parler, pour leur faire un compliment, & pour leur tesmoigner sa surprise : mais cette Dame avancée en âge le prevint : & luy dit en soupirant, helas est il possible que je vous revoye ; & que les Dieux en m’accordant ce bonheur, le meslent de tant d’amertume ? Car enfin je vous retrouve, apres avoir pleuré si long temps vostre absence : mais je vous retrouve blessé : & je vous retrouve avec des Armes qui font celles de nos Ennemis : & avec lesquelles vous avez peutestre tué vostre Pere ou vostre Frere (eux qui estoient à la Bataille, où sans doute vous vous elles trouvé, veû les marques que l’on vous en voit) car nous n’avons point encore de leurs nouvelles. Ha Spitridate ! quelque sujet de pleinte que vous pussiez avoir du Roy, il ne faloit point apres cinq années d’exil, revenir à vostre Patrie les armes à la main. Mon Maistre entendant parler cette Dame de cette sorte, en fut estranggement surpris : &

quoy qu’il ne peust pas parler sans incommodité ; neantmoins il ne laissa pas de la vouloir desabuser. Si j’estois celuy que vous pensez que je sois, luy respondit il, croyez Madame, que je ne le desadvoüerois pas : mais comme je ne le suis point du tant, il faut aussi que je ne vous laisse pas dans vostre erreur, bien qu’elle me peust estre avantageuse. Quoy, s’escria cette Dame, vous n’estes pas mon Fils ? Non Madame, luy respondit mon Maistre ; & bien loing d’avoir assisté un Fils, vous avez secouru va Ennemy. Mais un Ennemy qui n’a pourtant rien fait, qui raisonnablement vous doive irriter en particulier contre luy : puis qu’il n’a eu autre dessein, que de bien servir le Roy dans le party duquel il est engagé. Je voy bien mon fils, luy dit elle en l’interrompant, que vous avez de la confusion de ce que vous avez fait : & que vous ne vous resoudrez point à m’avoüer ce que vous estes, que nous n’ayons sçeu des nouvelles des deux personnes qui vous font si proches, & que vous avez peut-estre combatües sans les connoistre. J’y consens, luy dit elle en le quittant ; aussi bien n’est il pas fort à propos de vous donner nulle esmotion en l’estat où vous estes. Apres cela cette Dame sortit de la Chambre, & laissa mon Maistre dans un estonnement estrangge : voyant qu’on le prenoit pour ce qu’il n’estoit pas. Il passa toutefois la nuit assez doucement : car comme il avoit perdu beaucoup de sang, la fiévre ne luy prit pas d’abord : & la lassitude l’ayant fait dormir, il se trouva le lendemain aussi bien qu’un homme qui avoit deux grandes blessures se pouvoit trouver. Cette Dame ne manqua pas de le visiter de bon matin, & de recommencer ses pleintes : elle voyoit

bien qu’il y avoit quelque difference, entre Artamene & Spitridate : mais elle croyoit que depuis cinq ans qu’il y avoit qu’elle n’avoit veû son Fils, ce petit changement pouvoit estre arrivé en luy. Mon Fils, disoit-elle à une Fille qu’elle avoit, n’estoit pas du tout si grand qu’il est quand il partit ; il n’avoit pas mesme l’air du visage si haut & si noble : mais il estoit jeune ; & cinq années apportent bien du changement à un homme de son âge. Cependant Artamene qui ne voulue rien devoir à un mensonge, luy dit encore tant de choses, qu’elle commença de douter un peu de son opinion : il luy demanda alors la permission d’envoyer un Billet au Lieutenant General de l’Armée de Capadoce, mais elle n’y voulut pas consentir. Non, luy dit elle, je ne suis pas encore en estat de me resoudre sur mes doutes : mes yeux me disent que vous estes mon Fils : vos paroles m’assurent que vous estes mon Ennemy : & lequel que vous soyez des deux, il pourroit estre enfin que vous auriez tué mon mary. A ces mots les larmes luy venant aux yeux ; si vous estes mou Fils, luy dit elle, je vous dois pardonner, & je vous dois secourir : & si vous estes Amplement l’Ennemy du Roy à qui nous obeïssons presentement, je vous dois encore quelque compassion : Se comme malheureux, & comme ayant de la generosité, en ne me voulant pas tromper : C’est pourquoy, adjousta-t’elle, je ne puis manquer en vous assistant. Je sçay bien, mon Fils, qu’estant party d’aupres du Roy de Pont, comme vous en estes party, il faut vous cacher comme un criminel : Mais mon Fils, poursuivit elle encore, je suis vostre Mere. Et puis, l’on nous a assurées, que ce Prince a esté fait prisonnier : de plus, vous sçavez

bien que la Princesse sa sœur ne vous fera pas prendre pendant son absence : au contraire, nous en recevons tous les jours cent assistances secrettes, à vostre consideration. Parlez donc je vous en conjure : ne vous déguisez point icy : dittes nous precisément la verité : & s’il est possible que vous ne soyez pas Spitridate, dittes nous vostre veritable Nom, & vostre veritable naissance. Mon Maistre se trouva alors fort embarrassé : car de dire qu’il estoit Artamene, il n’y avoit point d’apparence. Il en eust sans doute esté plus respecté : mais il en eust aussi esté mieux gardé : & ç’eust esté perdre tous ses travaux, & n’avoir rien fait du tout : que de mettre en la puissance des Ennemis un homme comme luy. Il la suplia donc instamment, de croire qu’il n’estoit point Spitridate : & de ne l’obliger pas à luy dire son Nom. Il l’assura que c’estoit une chose qu’il n’avoit pas accordée au Roy qu’il servoit : & une chose que pour diverses raisons, il ne pouvoir absolument faire. Cette conversation estant un peu longue & fascheuse, les playes de mon Maistre recommencerent à saigner ; la fiévre luy prit ; & il fut huit jours assez mal : pendant lesquels on ne luy parla de rien que de guerir : & pendant lesquels il fut admirablement bien assisté par cette Dame : quoy qu’il y eust cent moments tous les jours, où elle le croyit tantost son Ennemy, & tantost son Fils.

Mais enfin ayant eu nouvelles que son Mary & son autre Fils estoient eschapez de la Bataille, & avoient suivy le Roy de Phrigie : son ame estant plus tranquile, elle se trouva aussi plus capable de raison. Et comme le lendemain qu’elle eut reçeu cette bonne nouvelle mon Maistre se porta mieux ; elle voulut essayer encore une chose, pour descouvrir

Texte en gras s’il estoit son Fils. Elle employa donc cette belle Personne que mon Maistre avoit remarquée entre les autres, lors qu’il estoit arrivé, & qui estoit Fille de cette Dame. Comme elle l’eut laissée aupres de luy, avec deux de ses Femmes ; il se vit encore expose à une nouvelle espreuve. Mon Frere, luy dit elle ; Madame, luy respondit il en l’interrompant, il me seroit glorieux de porter ce Nom : mais comme je ne suis point Spitridate, il faut que je ne le reçoive pas : & que je me contente de la qualité de vostre tres-humble Serviteur. Quel que vous puissiez estre, repliqua cette belle Fille, vous meritez davantage que ce que vous dites : puis qu’en l’estat qu’est nostre fortune, il est peu de personnes plus malheureuses que nous. Cependant pour aider à m’esclaircir du doute où je fuis, aussi bien que tout le reste de nostre Maison ; je vous prie de vous donner la peine d’ouvrir cette Boitte : & de voir quelque chose, qui peutestre vous surprendra agreablement. En disant cela, elle luy presenta effectivement une Boitte de Portrait assez magnifique : & se mit à la regarder avec une attention extréme. Artamene qui ne sçavoit pourquoy elle vouloit qu’il ouvrist cette Boitte, ne laissa pas de luy obeïr : & fut en effet fort agreablement surpris, par la veuë du Portrait d’une personne admirablement belle. Mais comme il n’avoit jamais veû celle qu’il representoit ; & qu’il avoit dans le cœur une autre image, qui ternissoit la beauté de celle là : il ne parut en ses yeux, ny en ses actions nulle esmotion extraordinaire : & il regarda cette Peinture comme une belle chose, qui ne luy donnoit ny grande joye, ny grande inquietude. Cette belle Fille voyant la tranquilité avec laquelle Artamene regardoit

ce Portrait : ha s’écria-t’elle, genereux Inconnu, je pense que vous avez raison : & je ne doute presque plus, que vous ne soyez point Spitridate : car Spitridate, adjousta-t’elle, ne pourroit jamais estre capable de regarder cette Peinture, avec une pareille froideur : non pas mesme quand il feroit inconstrant. A ces mots, elle quitta mon Maistre : & s’en allant retrouver sa Mere, il n’en faut point douter, luy dit elle, celuy que vous prenez pour Spitridate ne l’est pas : il a regardé le Portrait que je luy ay monstrré sans joye & sans esmotion : il n’en a ny pasly ny rougy : son ame est demeurée tranquile : ses yeux n’en ont point paru ny plus guais ny plus tristes : & il est impossible enfin, que cet homme soit Spitridate. Non Madame, luy dit elle, il n’est point mon Frere, puis qu’il n’est point Amant de la Princesse de Pont : & il n’est point amoureux, puis qu’il a pû voir ce Portrait avec tant d’indifference. Luy, dis-je encore une fois, qui ne l’a seulement jamais entendue nommer sans rougir : qui ne l’a jamais veuë sans changer de couleur : & luy enfin qui a esté le plus amoureux de tous les hommes. Ce fut de cette sorte que cette Fille parla : & ce fut en effect, ce qui commença de desabuser le plus cette Dame. Mon Maistre aprit ce que je viens de vous dire, d’une des Femmes qui avoient soing de luy : & qui voulant l’obliger, luy raconta ce quelle avoit entendu. Tant y à Seigneur, que cette Dame s’estant enfin laissé persuader qu’Artamene n’estoit point Spitridate ; se resolut de ne laisser pas de le bien traiter : & son merite avoit desja si puissamment gagné son cœur ; que le voyant un matin en assez bon estat, Genereux Estranger, luy dit elle, puis que vous n’avez pas voulu estre Spitridate, il faut

vouloir ce qui vous plaist : & perdre une seconde fois un Fils, que je pensois avoir retrouvé. Ne vous offensez pas de grace, de la ressemblance qu’il a aveque vous : car de quelque condition que vous puissiez estre, son Nom ne vous sçauroit estre honteux : puis que ses Peres en perdant la Couronne de Bythinie, luy ont au moins laissé la noblesse de leur sang. Madame, luy dit alors Artamene, je vous demande pardon, si je ne vous ay pas rendu tout le respect que je vous devois : Ne vous excusez point, dit elle, d’une chose où vous n’avez point failly : & puis, adjousta cette Dame en soupirant, des Princesses qui vivent sous la domination d’un Usurpateur ; ne font pas en termes d’exiger si regulierement, tout ce que l’on devroit peut-estre à leur condition dans un autre temps. Quoy qu’il en soit, poursuivit elle, si vous n’estes pas mon Fils, vous luy ressemblez ; & par cette seule raison, je me trouve obligée de vous rendre la liberté. Si vous estiez mon Fils, vous ne feriez pas en seureté dans cette Maison ; & ne l’estant point, vous n’y feriez pas non plus en asseurance. Ainsi il vaut mieux que vous en partiez : & que vous me disiez où vous voulez que je vous face conduire. Mon Maistre ravy de joye de la generosité de cette Dame, la remercia : & luy protesta qu’il la serviroit toute sa vie ; & peut estre plus importamment qu’elle ne croyoit. En suitte de quoy il la pria de luy vouloir presser une Lictiere, pour le reporter au Camp de Ciaxare. Mon Maistre n’estoit pas encore trop bien : mais l’amour luy redonnant de nouvelles forces, pour pouvoir retourner vers le lieu où il sçavoit qu’il entendroit parler de Mandane, il voulut partir dés le lendemain : & partit en effet, accompagné du jeune Chirurgien qui l’avoit pensé ; &

de deux autres qui avoient ordre s’ils rencontroient quelqu’un du Party du Roy de Pont, & du Roy de Phrigie, de dire qu’Artamene estoit un Parent de leur Maistresse, que l’on reportoit chez luy ; & qui avoit esté blessé à la derniere Bataille. Mon Maistre en partant reçeut cent civilitez de toutes ces illustres Personnes, qu’il leur rendit avec usure : leur promettant de leur faire bien tost sçavoir de ses nouvelles. Mais comme il prit le chemin du Camp, il sçeut par quelques Soldats qui alloient à la petite guerre, & ausquels il fit demander où estoit l’Armée, que Philidaspe en estoit party le jour auparavant, pour aller conduire le Roy de Pont à Sinope. Si bien que changeant sa routte, il prit celle de Philidaspe : qu’il r’atrapa aisément, parce que des Chariots & des Prisonniers, marchent encore plus lentement qu’une Lictiere. Il arriva donc, comme vous l’avez sçeu, dans cette Plaïne que traversoit Philidaspe : Et voila, Seigneur, quelle avoit esté l’avanture de mon Maistre ; & ce qui l’avoit fait croire mort. Comme la chose avoit esté fort extraordinaire, Artamene eut la curiosité depuis, de demander au Roy de Pont, s’il estoit vray qu’un Prince appelle Spitridate luy ressemblast ? & l’assura qu’il avoit pensé y estre trompé plus d’une fois ; & qu’il n’estoit pas possible de voir deux personnes avoir jamais tant de conformité d’air, de troits, & de taille, que Spitridate & luy en avoient.

Mais pour reprendre le fil de mon discours où nous l’avons laissé ; apres que Ciaxare eut escouté de la bouche de mon Maistre, tout ce que je viens de vous raconter ; il admira son bonheur & s’en resjouït : & apres une assez longue conversation, il le quitta, & s’en retourna à Sinope. Ils resolurent

toutefois auparavant, que le lendemain tout le butin & tous les Prisonniers entreroient dans la Ville : & que le soir estant venu, le Roy de Ponty feroit conduit, & qu’Artamene y entreroit en mesme temps. Cependant Ciaxare ne fut pas plus tost party, que mon Maistre envoya dire au Roy prisonnier, qu’il avoit obtenu ce qu’il avoit souhaité, ce qui luy donna beaucoup de joye. En suite, Artamene songea à renvoyer la Lictiere qu’on luy avoit prestée : mais en la renvoyant, il fit choisir parmy toutes ses Pierreries, qu’il avoit envoyé querir à Sinope, ce qu’il y avoit de plus beau : & en bailla une quantité fort grande à un des siens : avec ordre de les presenter à cette jeune & belle Personne, qui luy avoit monstrré un Portraict ; & de la supplier de vouloir recevoir cette foible marque de sa reconnoissance : n’osant pas parler de rançon à la Princesse sa Mere, apres la haute generosité qu’elle avoit euë. Il recompensa aussi magnifiquement le Chirurgien qui l’avoit pensé ; & tous ceux de cette Maison qui l’avoient servy ; & tant par la richesse de ses presens, que par la façon dont ils virent que le Roy & toute la Cour traitoient Artamene ; ils jugerent bien que leur Maistresse n’avoit pas connu la véritable condition de son Prisonnier. Apres que mon Maistre eut donc donné tous les ordres necessaires, la nuit estant deja bien advancée, il demeura seul, & en liberté de s’entretenir de sa passion : Me voicy enfin, disoit-il en luy mesme, eschapé de beaucoup de perils : & il y a peu de gens qui n’admirent ma bonne fortune. Mais durant que ce bonheur excite peut-estre l’envie contre moy, je ne laisse pas de m’estimer le plus malheurex homme du monde ; & je le seray tousjours sans

doute, jusques à ce que je puisse obtenir quelque tesmoignage d’affection de ma Princesse : ou que du moins elle n’ait reçeu la mienne favorablement. Helas ! disoit-il encore, peut-estre que si Feraulas luy a donné ce que je luy avois commandé de luy presenter, elle l’aura leû avec chagrin : & que bien loing d’avoir de la compassion, elle n’aura eu que de la colere. Peut-estre aussi, adjoustoit il, qu’elle m’aura pardonné : & que la pitié attendrissant son cœur, elle aura reçeu la declaration que je luy ay faite, sans s’en irriter, & sans m’en haïr. Mais quand cela seroit, poursuivoit il, qui sçait si ce qu’elle m’a pardonné lors qu’elle m’a pardonné lors qu’elle m’a creû mort, me le sera aujourd’huy qu’elle sçait que je suis vivant ? Peut estre encore que Feraulas ne luy aura pas donné ce que je luy escrivois : & qu’ainsi je suis aussi innocent dans son esprit, que je l’estois en partant. Mais aussi, reprenoit ce Prince, je suis aussi malheureux ; car enfin si elle ne sçait point que je l’aime, le moyen que j’ose jamais le luy dire ? que veux je donc ? disoit-il encore ; & que puis-je vouloir ? je crains qu’elle ne sçache mon amour, & je le souhaite : j’ay de la crainte & de l’esperance : je desire passionnément de revoir Mandane, & je l’aprehende : & je suis enfin si prés de la surpreme felicité, ou de la surpreme infortune ; qu’il n’est pas aisé que mon ame n’en soit point esbranlée : & que l’incertitude où je suis, du bien ou du mal qui me doit arriver, ne trouble pas ma raison. Ce fut en de pareilles pensées, qu’Artamene passa une partie de la nuit : neantmoins le sommeil l’ayant surpris malgré luy, il se trouva le lendemain au matin en assez bon estat : & les Chirurgiens du Roy, assurerent qu’en fort peu de jours, il quitteroit

non seulement le lict, mais la Chambre, & seroit en parfaite santé. Il reçeut tout ce jour là, les visites de toute la Cour ; & envoya faire un compliment à la Princesse Mandane, qui le reçeut avec beaucoup de civilité, & le luy rendit de mesme. Ce fut pourtant d’une maniere, que quoy que mon Maistre se fist redire plusieurs fois parole pour parole, tout ce qu’elle avoit dit à celuy qui luy avoit parlé de sa part ; il n’y pût rien trouver qui fortifiast son esperance, ny qui deust aussi accroistre sa crainte. Le matin fut employe, à faire entrer dans Sinope, apres que chacun eut quitté le deüil, tout le butin & tous les prisonniers, que Philidaspe conduisit : & la Princesse qui estoit à une des fenestres du Chasteau, vit entrer toutes ces choses, & les regarda avec un esprit qui n’estoit gueres plus tranquile que celuy de mon Maistre. Le soir estant venu, le Roy de Pont fut conduit dans la Ville par ses Gardes, & mis en lieu de seureté : mais en passant sous les fenestres de la Princesse, il la vit à la clarté des flambeaux, & il en fut veû : ce qui donna de la pitié à Mandane, & de la confusion au Roy prisonnier. Artamene suivit d’assez prés le Roy de Pont : mais quelque secret que l’on eust pû garder pour son arrivée, afin de contenter sa modestie ; les Habitans de Sinope n’ayant pas laissé de sçavoir qu’il devoit entrer ce soir là, se tindrent dans les ruës avec des flambeaux allumez ; mirent des Lampes à toutes les fenestres ; & par des cris d’allegresse, & par l’abondance des lumieres, cette entrée de nuit ne laissa pas d’avoir quelque chose d’assez magnifique. Artamene estoit accompagné de tout ce qu’il y avoit de Grand à la Cour, qui le conduisit chez luy où le Roy l’attendoit : Mon Maistre fut pourtant moins heureux

que le Roy de Pont en une chose : car il ne vit point la Princesse, en passant sous les fenestres : parce qu’elle s’estoit mise au lit, & avoit feint de se trouver mal.

Martesie qui dans les premiers momens que sa Maistresse avoit apris qu’Artamene estoit vivant, avoit veû tant de joye dans ses yeux ; ne pouvoit assez s’estonner, de remarquer le trouble de son ame. C’est pourquoy voyant qu’il n’y avoit personne aupres d’elle, & qu’elle pouvoit luy parler en liberté : Me permettrez vous, Madame, luy dit elle, de vous demander si ce n’est qu’une simple incommodité, qui vous à fait mettre au lict ; ou s’il vous est arrivé quelque malheur que l’ignore : & qui trouble la satisfaction que vous devez avoir, en un des plus heureux jours de vostre vie ? Car enfin, Madame, vous voyez la guerre finie glorieusement ; vous voyez dans les fers un Roy que vous ne vouliez pas espouser ; & vous voyez vivant un Prince que vous avez pleuré, lors que vous l’avez creû mort, & que vous avez deû pleurer. je l’advouë ma chere Fille, luy respondit la Princesse, je suis heureuse en beaucoup de choses ; mais je ne la suis pas en toutes : & l’endroit par où je suis infortunée est si senfible ; que je ne joüis point du tout de cette felicité aparente, dont je parois environnée de toutes parts, à ceux qui ne connoissent pas le fond de mon cœur. Mais encore, Madame, reprit Martesie, que pouvez vous avoir qui vous fasche ? Le Roy vous aime ; toute la Capadoce vous adore ; la paix va ramener tous les plaisirs à la Cour ; & Artamene sera bien tost guery, à ce que disent les Medecins du Roy. Artamene, reprit la Princesse en soupirant, ne le sera peut estre qu’un peu trop tost : & quoy que je luy souhaite toute sorte de

bonheur ; je voudrois bien qu’il ne fust pas en estat de quitter la Chambre, que je n’eusse auparavant resolu, de quelle façon je dois vivre aveque luy. Comment, Madame (interrompit Martesie toute surprise) Artamene de qui je vous ay veû pleurer la mort avec tant d’amertume, sera peut-estre, dites vous, un peu trop tost guery ! Ha ! Madame, j’ay sans doute mal entendu : ou sans y penser vous vous estes mal expliquée. Nullement, Martesie, reprit elle ; & la bizarrerie de mon destin, fait que je n’aprehende guere moins la veuë d’Artamene, que j’ay desiré sa vie. Car sçachez, luy dit elle en changeant de couleur, que j’ayme la gloire, preferablement à toutes choses : mais que je ne hais pas aussi assez Artamene, pour me pouvoir priver de sa conversation sans repugnance. Cependant vous jugez bien Martesie, qu’apres m’avoir fait sçavoir qu’il a de l’amour pour moy ; je ne dois plus luy donner la mesme liberté qu’il a euë autrefois parmy nous ; & qu’il faut que je vive avec beaucoup plus de contrainte que je ne faisois, dans un temps où je n’avois pas pour luy la tendresse que je sens dans mon cœur, malgré toute ma Vertu. Car enfin Martesie (puis qu’il faut vous descouvrir le fond de mon ame) sçachez que si Artamene eust eu la hardiesse de me parler de son amour, je l’eusse mal traité ; je l’eusse banny ; & je l’eusse peut estre moins estimé : parce que j’eusse soubçonné qu’il n’eust pas eu une véritable estime pour moy. Mais de la façon dont j’ay sçeu cette amour, la compassion ayant attendry mon cœur : je l’ay aprise sans colere ; je l’ay creuë sans difficulté : & comme je ne voyois pas qu’il peust y avoir nulle dangereuse suite en cette affection ; je ne me suis point opposée à sa naissance. je me suis souvenuë

de tous les services d’Artamene : j’ay repassé cent & cent fois dans mon esprit, toutes ses vertus, & toutes ses bonnes qualitez : j’ay r’apellé toutes ses actions dans ma memoire : elles m’ont toutes dit qu’il m’avoit aimée, d’une maniere tres respectueuse : j’en ay plus creû, qu’il ne m’en pouvoit jamais dire : & l’en ay eu plus de reconnoissance, qu’il n’en pouvoit jamais esperer. Enfin, Martesie, sa mort a fait naistre mon amitié, pour ne pas nommer autrement, une affection toute pure : jugez donc si apres avoir abandonné mon ame à une passion toute innocente, il me sera bien aisé de la combattre & de la vaincre. Il le faut toutefois, reprit elle, quand mesme nous en devrions mourir. Mais Madame, luy dit Martesie, Artamene est il plus coupable vivant, qu’il n’estoit dans le Tombeau ? Non, respondit la Princesse ; mais il m’est plus redoutable. Ce n’est pas que je pretende luy oster absolument mon amitié : & tout ce que je pourray faire, sera peut-estre bien assez, si je puis ne luy en donner nulles marques. Mais Madame, reprit Martesie, pourquoy le voulez vous punir, luy qui n’est pas criminel ? Et pourquoy voulez vous aussi vous affliger, en le rendant malheureux ? Attendez Madame, qu’il vous donne sujet de pleinte : & s’il vous dit quelque chose qui vous déplaise, il sera assez à temps de vous priver de sa veuë. Mais Martesie, interrompit la Princesse, comment voulez vous que je le puisse voir, sans une confusion estrangge ? Et comment voulez vous encore qu’en le voyant, je puisse venir à bout de bannir de mon ame, cette affection que j’y avois reçeue, lorsque je le croyois dans le Tombeau ? Pour moy, Madame, répliqua Martesie, je vous advoüe que je ne puis concevoir que vous eussiez raison

s’aimer Artamene mort, & que vous le deviez haïr vivant. Ha Martesie, s’écria Mandane, que mes sentimens sont esloignez de la haine ! & qu’Artamene feroit heureux, si je l’aimois un peu moins ! Car enfin si je ne me deffiois pas de mon cœur, je vivrois aveque luy comme auparavant : j’attendrois, comme vous dites, qu’il me donnast un juste sujet de me pleindre : & je demeurerois en repos. Mais Madame, repliqua Martesie, le ne voy pas qu’il faille vous inquieter si fort : Artamene, à ce qu’il vous escrit, & à ce que Feraulas vous à dit, est Prince : ainsi encore une fois, je ne voy point qu’il y eust tant de sujet de vous offenser, quand mesme il entreprendroit de vous dire ce qu’il vous a escrit. Ha ma chere fille, reprit la Princesse, ce que vous me dites pour me consoler, est ce qui m’afflige encore davantage : car si Artamene n’estoit pas de la condition dont il se dit estre, sa temerité m’auroit offencée : & tout mort qu’il auroit esté, je n’aurois eu au plus, que de la compassion de sa folie & de son malheur : mais icy, je ne voy rien qui m’offense ; & rien pourtant qui ne me fasche. Car apres tout, je ne dois point me choisir un mary : de plus, cette fatale coustume, que les Assiriens qui ont esté Maistres de la Capadoce, ont laissée parmy nous, & qui veut que je n’espouse point un Prince Estranger ; ne me laisse nul pretexte, qui puisse justifier l’affection d’Artamene pour moy : ny moins encore celle de Mandane pour luy. Ainsi Martesie, il la faut vaincre : & c’est à dire qu’il faut se faire une violence extréme ; qu’il faut rendre Artamene malheureux, & me rendre infortunée. Il me semble desja, disoit elle, que je le voy chercher dans mes yeux, de quelle

façon j’ay reçeu sa lettre : mais helas, reprenoit elle tout d’un coup, que dis-je ! Et comment ne pensay-je pas, que Feraulas, s’il l’a veû, luy aura dit qu’il n’a remarqué nul sentiment de colere dans mon esprit ? qu’il m’a veû pleurer ; qu’il m’a veû rougir ; & qu’enfin il a connu que je l’aimois : & que peut-estre mesme je l’aimois, devant qu’il m’eust fait sçavoir qu’il m’aimoit. Ha Martesie, s’écrioit elle, ce malheur nous est arrivé ! Et c’est en vain que je veux cacher mes sentimens à Artamene. Il les sçait, disoit elle, il les sçait : & peut— estre mesme que les imaginant autres qu’ils ne sont, il conçoit des esperances criminelles, & se prépare à m’offenser. Hélas, disoit elle encore, qui vit jamais un malheur égal au mien ? Je passe toute ma vie avec une retenüe qui n’eut jamais d’égale : je me prive presque de tous les plaisirs innocens, bien loing d’en chercher qui puissent estre suspects : je deffens l’entrée de mon ame, à tout ce qui paroist un peu esloigné de la plus severe vertu : je resiste au merite ; aux services ; & à toutes les grandes qualitez d’Artamene : & mon cœur ne se rend qu’au bord de son Tombeau. Cependant peut-estre qu’à l’heure que je parle, Artamene se repent de ne m’avoir pas parlé plustost : peut-estre qu’il croit qu’il eust esté bien reçeu, dés la premiere fois qu’il me vit : & cette vertu severe, dont j’ay fait une si haute profession, ne luy paroist peut estre qu’un artifice. Mais que sais-je ? reprenoit elle tout d’un coup, j’accuse sans doute un innocent, qui apprehende autant ma veuë que je crains la sienne : Non non, Artamene explique les larmes que j’ay versées d’une autre façon : il sçait que la compassion toute seule en fait respandre : il sçait que je luy devois la vie du Roy mon

pere : & que par cette seule raison, je luy devois des soupirs & des pleurs. Demeurons donc, disoit elle, avec un peu plus de repos : satisfaisons nous de nostre innocence : ostons seulement à Artamene toutes les occasions de nous parler en particulier : cachons luy du moins la tendresse que nous avons dans le cœur, si nous ne pouvons vaincre : & quoy qu’il en puisse arriver, resoluons nous plustost à la mort, que de rien faire, de rien dire, ny mesme de rien penser, qui ne soit juste ; qui ne soit vertueux ; & qui ne satisface pleinement, l’amour que nous avons pour la gloire. C’estoit de cette sorte que l’Ilustre Mandane s’entretenoit avec Mattesie, pendant que mon Maistre qui ne sçavoit point si elle avoit veû ce qu’il luy avoit escrit, en estoit tousjours plus en peine. Philidaspe durant ce temps là, ne paroissoit presque point : il vit la Princesse en arrivant à Sinope, mais ce ne fut qu’un moment : & feignant d’aller donner ordre aux Troupes que l’on avoit levées pensant qu’il les deust commander ; & qui s’estoient assemblées aupres d’un Chasteau dont il estoit Gouverneur à soixante stades de cette ville ; la Princesse eut du moins un peu plus de liberté d’entretenir ses pensées : & de songer à la resolution qu’elle vouloit prendre. Cependant les blessures de mon Maistre se guerissant mesme plustost que les Chirurgiens ne l’avoient esperé ; il fut dans peu de jours en estat de quitter non seulement le lict, mais la chambre, & d’aller rendre ses devoirs au Roy & a Mandane. Il eust bien voulu que j’eusse esté aupres de luy, afin de luy dire ce que l’avois fait : mais il creut qu’il eust falu attendre trop long temps. Car encore qu’il m’eust envoyé un ordre de le venir trouver,

il y avoit assez loing de Sinope au lieu où nous estions campez : & hors d’une diligence extraordinaire, je ne pouvois pas si tost arriver. Ainsi se voyant presse par sa passion, & dans une impatience extréme de revoir sa Princesse ; apres avoir esté chez le Roy il fut chez Mandane : & il y fut avec une agitation d’esprit, qui n’eut jamais de semblable, jusques là, il n’avoit senty qu’une crainte respectueuse en l’approchant : mais en cette occasion, il craignit de toutes les façons dont l’on peut craindre. La Princesse de son costé, sçachant qu’Artamene alloit entrer dans sa chambre, en changea de couleur plus d’une fois : & il y eut quelques moments, où ille eut de la colere, de n’estre pas Maistresse absoluë des mouvements de son cœur. Comme elle estoit sur son lict il luy fut un peu plus aisé de cacher le desordre de son esprit qu’à Artamene : qui par malheur pour luy, trouva beaucoup de monde chez la Princesse. Il la salüa avec tout le respect qui luy estoit deû : & elle le reçeut avec toute la civilité que la Princesse de Capadoce devoit à un homme qui venoit de remporter des Victoires, & de faire des Rois prisonniers. Mais ce fut toutefois avec une certaine retenuë, que mon Maistre remarqua : & qui luy fit croire durant quelque temps, qu’elle avoit veû ce qu’il luy avoit escrit. Elle sçait sans doute, disoit il en luy mesme, ce que je souhaite, & ce que je crains qu’elle ne sçache : & un moment apres la Princesse luy disant quelque chose d’obligeant ; le me trompe, adjoustoit il, elle ne sçait encore rien, de ce que je veux qu’elle ne sçache pas, & de ce que je n’oseray jamais luy dire. La Princesse d’autre part, n’estoit pas peu embarrassée : elle

condamnoit toutes ses pensées ; elle se repentoit de tout ce qu’elle disoit : lors qu’elle loüoit Artamene, elle trouvoit qu’il expliqueroit ses loûanges à son prejuoice : & lors qu’elle se faisoit, & qu’elle respondoit avec froideur ; elle craignoit de le desobliger : & presque malgré son intention, elle reparoit cette froideur, par quelque legere civilité, Toute cette visite se passa de cette sorte : & Mandane conduisit la chose avec tant d’adresse ; qu’Artamene ne pût connoistre ses véritables sentimens : & il se retira avec plus d’amour & plus d’inquietude qu’auparavant. En s’en retournant, il trouva chez luy un Capitaine d’Archers à cheval qui l’y attendoit : & qui luy ayant demandé audience en particulier, luy aprit qu’il y avoit environ trois ou quatre heures qu’il avoit rencontré à vingt stades de Sinope, un homme à cheval, qui estoit assez de sa connoissance, & qui venoit à la Ville comme luy. Que luy ayant demandé où il alloit ? cét homme luy avoit paru interdit, & ne luy avoit pas respondu bien à propos. Qu’en suitte estans venus à parler de diverses choses, ils s’estoient querellez & battus : & qu’il estoit arrivé des gens qui les avoient separez. Mais que pendant ce combat, cét homme avoit laisse tomber des Tablettes qu’il avoit ramassées, apres qu’il avoit esté party : & dans lesquelles il croyoit qu’il pourroit peut-estre y avoir des choses qui meritoient d’estre sçeües de luy, veû la confusion qu’il avoit remarqué dans l’esprit de celuy à qui elles estoient : & que cette pensée luy estant venüe, il avoit creû de son devoir de ne les ouvrir point : & de les luy aposter toutes cachetées. Artamene remercia ce Capitaine : & prenant ces Tablettes, il y trouva à peu prés ces paroles.

Ne manquez à rien de tout ce que vous m’avez, promis : & soyez, certain que de mon costé, je ne manqueray pas de faire ce que je dois. Assurez veut aussi bien des Gardes qui vaut ont engagé leur foy, que je suis assuré des Soldats que je vous meneray. Preparez vos gens à garder le respect qu’ils doivent à la personne du monde qui en merite le plus : & promettez leur en suitte, des recompenses dignes de leur service. Au reste, quoy que vous m’ayez, dit, & quoy que je vous aye promis, ma passion ne peut endurer, que ce soit vous seul qui faciez, tout mon bonheur : ainsi attendez, moy auparavant que de commencer l’execution de nostre dessein. Car enfin il pourra estre, que lors que la Princesse verra le Prince d’Assirie à ses pieds, elle luy pardonnera sa violence ; ou du moins l’execusera : & comme elle ignore également, que Philidaspe soit fils de la Reine Nitocris ; il importe que ce soit moy qui luy aprenne l’un & l’autre, aussi tost que nous l’aurons enlevée : afin de diminuer son deplaisir, par connoissance de ma condition. Celuy qui vous porte as Tablettes est fidelle : donnez, luy donc librement vostre response : & hastez vous, si vous voulez, obliger le plus amoureux Prince de la Terre, & le plus reconnoissant.

Artamene apres avoir leû ce que je viens de vous dire, fut surpris d’une estrangge sorte, & demeura dans une peine encore plus estrangge. Il eut pourtant la force de se contraindre pour un moment : il loüa ce Capitaine de sa fidelité ; luy promit de l’en recompenser ;

de le faire connoistre au Roy ; & apres avoir commandé qu’en attendant mieux, on luy donnast un fort beau cheval & de belles Armes ; il le congedia : & luy ordonna toutefois de ne s’esloigner point : afin qu’il sçeust precisément où il seroit, en cas qu’il eust besoin de luy. Apres que cét Officier fut party, Artamene releut ce qu’il avoit desja leû : & reconnoissant l’escriture de Philidaspe, ô Dieux ! s’escria-t’il, Philidaspe est le Prince d’Assirie ! Philidaspe est amoureux de Mandane ! & Philidaspe la veut enlever ! Que vois-je ? qu’aprens-je ? & quel remede y puis-je aporter ? Du moins, disoit-il, je suis assuré de sa propre main, qu’il n’a pas esté plus heureux que moy : la Princesse ne sçait, ny sa condition, ny son amour : profitons de cette ignorance : soyons fidelles à nostre Ennemy, & ne le descouvrons pas de peur qu’en le descouvrant, nous ne le servissions nous mesmes. Il faut faire manquer sa conspiration par une autre voye : & il faut qu’en luy faisant perdre la vie, nous mettions la Princesse en seureté. Il envoya alors s’informer si l’on ne pourroit point descouvrir precisément où estoit Philidaspe : mais quelque soing que l’on y peust aporter, il luy fut impossible de l’aprendre. Quelques uns disoient qu’il estoit dans ce Chasteau où il commandoit : quelques autres assuroient qu’il n’y estoit pas : les uns disoient qu’il estoit allé faire un voyage de quinze jours : & les autres encore, que l’on n’en sçavoit rien du tout. Cependant comme Artamene ne sçavoit pas le temps où cette conjuration devoit esclater, il voyoit bien que la chose pressoit : mais il avoit pourtant quelque peine à se resoudre d’aller aprendre à la Princesse, que Philidaspe devoit estre un jour

Roy d’Assirie. Il se souvenoit alors, que quand il avoit passé à Babilone, ce Prince en estoit party deux jours auparavant : & il se souvenoit encore, qu’il l’avoit veû dans le Temple de Mars, le premier jour qu’il avoit esté à Sinope. Que feray-je, disoit-il, contre ce dangereux Rival ? iray-je advertir le Roy de ce qu’il trame, sans en rien dire à la Princesse ? ou iray-je à la Princesse auparavant que d’aller au Roy ? peutestre que comme la chose la regarde directement, elle s’offencera si je ne l’advertis pas la premiere : Allons donc, allons luy descouvrir la verité de la chose, & ne luy en desguisons rien. Mais que dis-je ? reprenoit il tout d’un coup ; suis-je bien assuré que je veux faire ce que je dis ? non, cela n’a point d’aparence. Quoy ! j’aprendrois moy mesme à la Princesse que mon Rival l’aime ; qu’il est un des plus Grands Princes du Monde ; & qu’il ne manque rien à sa bonne fortune, que le consentement de Mandane ! Quoy, je n’oseray parler pour moy mesme, & je parleray pour mon Ennemy ! l’estoufferay mes soupirs ; je cacheray mes larmes ; & j’iray aprendre à la Princesse, les transports & la passion de mon Rival ! Mais d’un Rival encore qui est bien fait ; qui a du cœur & de l’esprit ; & que j’ay entendu loüer plus d’une fois à Mandane ! Ha non non, il vaut mieux mourir. Mais d’autre part, disoit-il, la conjuration est preste d’esclatter : si je ne montre point ce que Philidaspe a escrit ; & que je me contente de dire qu’il a un pernicieux dessein, & qu’il y faut donner ordre : qui sçait si je seray creû ? l’on sçait que nous ne sommes pas trop bien ensemble : & cette conspiration, si peu d’aparence ; qu’auparavant que j’aye peut-estre persuadé qu’elle est veritable, & qu’il

faut songer à l’empescher, elle sera executée ; la Ville sera surprise ; ma Princesse sera enlevée ; & cét heureux Rival enlevera avec elle, tout ce qui me peut faire aimer la vie. Parlons donc, parlons pour luy, afin de pouvoir agir contre luy : s’il estoit en lieu (poursuivoit-il en luy mesme) où je le pusse trouver, j’irois luy aprendre ma passion, & non pas descouvrir la sienne à la Princesse : & je tascherois apres la luy avoir aprise, de ne le laisser pas en estat de la reveler à personne. Enfin je ferois ce que je serois obligé de faire : il mourroit ou je mourrois, & tous nos differens seroient terminez. Mais helas ! Il se cache ; il est à couvert de ma violence ; & je ne sçay de son entreprise, que ce qu’il faut que j’en sçache, pour avoir de la jalousie ; de la crainte ; de la haine ; & du desespoir. je ne sçay qui sont ceux qui le servent, je ne sçay quand, ny comment ils le doivent servir : & je sçay seulement qu’ils travaillent à ma ruine. Mais que fais-je malheureux ? je perds le temps à discourir inutilement pendant que mon Ennemy avance ma perte, en avançant son dessein : Allons donc, allons parler à la Princesse : allons luy aprendre ce que jamais nul autre Amant que moy, n’a apris à la personne aimée. Peut-estre, adjoustoit-il, tirerons nous quelque avantage de nostre malheur : nous verrons dans ses yeux les mouvemens de son ame : nous descouvrirons les plus secrets sentimens de son cœur ; & peut-estre encore, qu’apres avoir parlé pour autruy, nous trouverons les moyens de parler pour nous mesmes. Va donc malheureux Amant ; va où ta destinée te conduit ; & ne differes pas davantage. Songe qu’il s’agit de tout ton bonheur, ou de toute ton infortune : espere qu’en aprenant l’amour de Philidaspe

à Mandane, tu l’en feras haïr pour toujours : & pense enfin que peut-estre si tu ne te hastes, il executera son dessein ; il l’enlevera ; il la tiendra en sa puissance ; il ne la rendra jamais ; il gagnera peut-estre son cœur ; il obtiendra son pardon ; & la possedera tousjours.

Cette derniere pensée, acheva de luy faire prendre la resolution de ne perdre pas plus un seul moment, & d’aller trouver Mandane : il y fut donc en diligence ; & luy fit demander la grace de pouvoir l’entretenir en particulier. La Princesse qui creut que c’estoit pour luy parler de son amour, s’en offença, & luy fit dire qu’il ne pouvoit pas la voir : parce qu’elle avoit quelque affaire importante qui l’occupoit. Artamene desesperé de cette response, la fit supplier encore une fois, qu’il peust l’entretenir un moment, d’une chose qui regardoit le service du Roy, & le sien ; & qui ne pouvoit souffrir de retardement. Mandane surprise de cét empressement d’Artamene, pensa s’obstiner à refuser de le voir : mais craignant qu’en effet il n’y eust quelque chose d’important à sçavoir pour le service du Roy, elle commanda qu’on le fist entrer : & ordonna à Martesie de demeurer dans son Cabinet, avec une autre de ses Filles. Mon Maistre estant donc entré, & ne pouvant obtenir de sa passion, d’aprendre de sa bouche celle de Philidaspe à la Princesse ; Madame (luy dit-il, apres j’avoir salüée avec beaucoup de respect, & en luy presentant ce que Philidaspe avoit escrit) vous trouverez dans ces Tablettes, la justification de mon importunité. Artamene prononça ces paroles, avec un esprit si troublé ; que Mandane craignit encore, que ce ne fust une nouvelle invention de luy parler de son amour : mais enfin apres

les avoir prises en tremblant, & les avoir ouvertes en changeant de couleur ; elle fut esclaircie de tous ses doutes ; & elle aprit ce qu’elle n’eust jamais creû aprendre par Artamene. D’abord, il parut beaucoup de colere dans ses yeux : & mon Maistre eut la satisfaction de connoistre parfaitement, que Philidaspe n’avoit pas grande part au cœur de Mandane. je vous suis bien obligée, luy dite elle, de m’avoir advertie d’une chose si importante : mais aprenez moy de grace, tout ce que vous sçavez de ce dessein. Artamene luy conta alors, comment ces Tablettes estoient venuës en ses mains : & luy dit en suite, que s’il eust pû trouver Philidaspe, il auroit destruit la conjuration sans l’en advertir. La Princesse le remercia alors aussi civilement que le trouble où elle estoit le luy pût permettre : & ne pouvant assez s’estonner de cette avanture ; que Philidaspe, dit elle, veüille usurper un Royaume, par la force & par la trahison, comme je m’imagine qu’il en a le dessein je n’y trouve rien de fort extraordinaire : mais qu’un Amant commence de descouvrir son amour par un enlevement, c’est ce qui n’a jamais eu d’exemple ; & c’est ce qui vient à bout de toute ma patience. Moy, dis-je (adjousta-t’elle toute esmuë) qui ne pourrois pas me resoudre, de souffrit une declaration d’amour, du plus Grand Prince de la Terre : apres dix ans de services, de respects, & de soumissions. Artamene escouta ces paroles, avec beaucoup de douleur ; & craignant d’en entendre encore de semblables, il l’interrompit ; & luy demanda ce qu’il luy plaisoit qu’il fist ? je veux, luy dit elle, que vous me conduisiez chez le Roy, pour l’advertir de la chose ; & que vous ne m’abandonniez point, en un temps où vostre valeur m’est si necessaire.

Tant que je seray vivant, luy repliqua mon Maistre, ne craignez rien de Philidaspe ; & soyez s’il vous plaist persuadée, Madame, que je ne prens pas moins d’interest que vous, à destruire ses mauvais desseins. je vous en suis bien obligée, reprit la Princesse, mais ne perdons pas davantage de temps ; & allons trouver le Roy. je ne sçay, Madame, adjousta mon Maistre, si le zele que j’ay pour vous, ne m’a point fait manquer au respect que je dois avoir pour luy : & s’il ne trouvera point mauvais, que je vous aye apris la temeraire entreprise de Philidaspe, avant que de l’en advertir. Ce que vous dites n’est pas absolument sans aparence, respondit la Princesse ; c’est pourquoy il luy faut dire que je vous ay rencontré fortuitement, comme vous veniez luy aporter ces Tablettes : & que vous m’avez dit en me donnant la main, ce qu’il y a d’escrit dedans. La Puissance Souveraine, adjousta-t’elle, est delicatte & sensible : & quelques droites qu’ayant esté vos intentions en cette rencontre, il pourroit estre que le Roy n’agréeroit pas vostre procedé : de sorte qu’il est à propos, de luy dire cét innocent mensonge. Ils furent donc à l’Apartement de Ciaxare, & luy aprirent ce qu’ils sçavoient, de la maniere dont ils estoient convenus : Artamene envoya mesme querir ce Capitaine, qui luy avoit aporté ces Tablettes : afin que le Roy entendist de la propre bouche de cét Officier, tout ce qu’il avoit apris de la chose. Ciaxare connoissant l’escriture de Philidaspe, ne douta point du tout qu’il n’y eust une dangereuse conjuration : il se souvint mesme avoir sçeu que le Prince d’Assirie n’estoit point à Babilone depuis un tres long temps : & se confirma

en l’opinion qu’en effet Philidaspe ne mentoit pas : mais pour ses complices qui n’estoient point nommez dans cette Lettre, on ne les pouvoit pas deviner. La Princesse & mon Maistre jugeoient bien, que peut-estre Aribée pouvoit en sçavoir quelque chose : toutefois comme ils sçavoient que le Roy l’aimoit, ils n’ofoient luy dire ouvertement ce qu’ils en pensoient.

Cependant Artamene ayant eu ordre de faire ce qu’il jugeroit à propos, pour mettre la Princesse en sevreté ; fit changer les Gardes du Chasteau & de la Ville : & ayant fait prendre les armes à tous les Habitans, il fit mettre des Corps de garde dans toutes les ruës. Il demanda en fuite permission au Roy, d’aller chastier Philidaspe : mais Ciaxare ne voulut point souffrir qu’il sortist de la Ville ; & la Princesse s’y opposa si fortement, qu’il n’y falut pas songer : joint qu’en effet, l’on ne sçavoit pas precisément où il estoit. Les six mille hommes qui estoient venus amener le Roy de Pont, furent mis en divers postes, aux environs de Sinope : car l’on ne douta nullement, que Philidaspe qui avoit quatre mille hommes aupres du Chasteau dont il estoit Gouverneur, n’eust eu dessein de s’en servir. Aribée en cette occasion, agit avec une finesse extréme : & comme le Roy luy eut dit la chose, ce fut luy qui tesmoigna le plus d’empressement ; qui blasma le plus Philidaspe ; & qui fit le plus de semblant de vouloir tascher de le prendre. Comme l’on ne sçavoit s’il estoit caché dans la Ville, où s’il estoit dans ce Chasteau, l’on se trouva fort embarrassé : neantmoins le lendemain au matin, Artamene pressa tant, qu’on luy permit d’aller avec ces six mille hommes, sommer ce Chasteau de se rendre ; & combattre les quatre mille qui estoient la, en cas

qu’ils se missent en estat de s’opposer à ses desseins. Mais il fut estranggement estonné, lors qu’il vit ce Chasteau sans Garnison ; & que ces quatre mille hommes n’estoient plus campez aupres. Il sçeut seulement, qu’en effet Philidaspe y avoit esté : mais qu’il en estoit sorty la derniere nuit ; & qu’à trente stades de là, il avoit fait desbander toutes ses Troupes ; & estoit allé peu accompagné, vers une Forest qui n’estoit pas fort esloignée. Artamene y fut ; y chercha par tout ; & envoya plusieurs petits Corps separez à l’entour de cette Forest pour en prendre des nouvelles : toutefois il ne pût jamais rien trouver que des Soldats qui fuyoient, & qui ne sçavoient autre chose, sinon que depuis long temps Philidaspe avoit apporté un grand soing à se faire aimer de ces Troupes la : & que depuis quelques jours, ils sçavoient qu’il avoit eu intention de les employer en une occasion importante. Artamene voyant donc qu’il ne pouvoit rien aprendre davantage, s’en retourna à Sinope, pour y rendre conte au Roy & à la Princesse de ce qu’il avoit fait : Cependant l’on ne laissa pas de se tenir tousjours sur ses gardes : & de bien observer tous ceux qui avoient quelque commandement dans les Troupes on dans la Ville. Apres tant de tumulte & tant de trouble, Artamene s’estant trouvé seul dans son Cabinet, se mit à repasser dans sa memoire, ses dernieres avantures : & à s’affliger sensiblement, de cette extréme fierté, qu’il avoit remarquée dans l’esprit de la Princesse, lors quelle avoit apris l’amour de Philidaspe pour elle. Que feray-je, disoit il : & que pourray-je esperer d’une personne, qui parle du plus puissant Prince d’Asie avec tant d’orgueil ? Toutefois, reprenoit il

tout d’un coup ; serois-je plus heureux, si elle avoit parlé moins rigoureusement qu’elle n’a fait ? du moins de la façon dont elle s’est expliquée, je n’ay pas sujet d’estre jaloux : & je n’ay point à craindre le plus grand suplice de l’amour. Mais helas, s’écrioit il, en me guerissant de la jalousie, elle m’a desesperé. Car enfin, si une declaration d’amour, qui luy seroit faite par le plus Grand Prince du monde ; & faite encore apres dix ans de services, de respects, & de soumissions, passe pour un crime effroyable dans son esprit ; que puis-je esperer, moy qui n’ay point encore de Couronne à luy offrir ; moy qui peut-estre ne feray pas trop bien reçeu du Roy mon Pere, quand je retourneray en Perse ; & moy enfin qui suis ce que je n’oserois luy dire ; & ce que je ne puis luy aprendre, sans m’exposer à estre haï ? O Dieux, adjoustoit il, à quoy me servira d’avoir destruit une puissante conjuration, & de voir mon Rival esloigné, si le cœur de Mandane est inflexible, & si rien ne le peut toucher ?

Comme il s’entretenoit de cette sorte, Chrisante & moy arrivasmes, & luy fismes dire que nous estions revenus : à l’instant mesme il commanda non seulement que l’on nous fist entrer : mais il vint au devant de nous, avec une joye que je ne vous sçaurois dépeindre. Pour nous Seigneur, nous en eusmes une si sensible, que nous perdismes une partie du respect que nous luy devions : & en mon particulier, il me fut impossible demeurer dans les termes de ma condition. Apres les premieres carresses ; & apres que Chrisante estant plus fatigué que moy, de la diligence que nous avions faite, se fut allé reposer ; mon Maistre m’embrassant encore, avec une tendresse infiniment obligeante ; & bien Feraulas, me dit il, qu’est devenuë

la lettre que je vous donnay ? est elle encore en vos mains ? ou l’avez vous renduë à la Princesse, pendant un petit voyage que l’on m’a dit que vous avez fait icy ? Seigneur, luy repliquay je, cette demande offence un peu la fidelité de Feraulas : & vous ne pouvez douter de mon exacte obeïssance, sans douter de mon affection. Quoy Feraulas, me dit il, la Princesse a donc reçeu ma lettre ? Ouy Seigneur, luy dis-je, elle l’a reçcuë : Ha Feraulas, s’écria-t’il, ne me desesperez point : & si Mandane vous dit alors quelque chose de bien fascheux, je pense qu’il est bon que je ne le sçache pas. Toutefois (reprit il, sans me donner le loisir de parler) il vaut mieux que je sçache la verité toute pure, afin de ne m’amuser point à trainer une malheureuse vie : & à conserver quelque espoit inutilement. Seigneur, luy dis-je, vous estes plus heurex que vous ne pensez : non non Feraulas, me respondit il, ne me flatez point : & ne faites pas ce que je vous ay dit d’abord. Non Seigneur, luy dis— je, je ne vous deguiseray rien : & alors je me mis effectivement à luy raconter fort exactement, tout ce que la Princesse m’avoit dit. je luy representay sa douleur ; je luy dis que je l’avois entenduë soupirer ; que je luy avois veû respandre des larmes ; qu’elle m’avoit parlé avec beaucoup de tendresse ; qu’elle m’avoit offert de me servir, en sa consideration ; qu’elle s’estoit informée avec beaucoup de foin de sa naissance ; que je ne luy en avois dit, que ce qu’il avoit voulu qu’elle en sçeust ; & qu’en fin si l’on devoit juger de l’estime & de l’amitié qu’elle avoit pour luy, par la douleur qu’elle avoit tesmoignée, je pouvois l’assurer qu’il estoit fort bien dans son esprit.

Ha Feraulas, me dit il, tout ce que vous me dites, n’est que pour Artamene mort : Mais qui sçait si Artamene vivant, & si Artamene devenant Cyrus, pourroit estre aussi heureux ? Il faut l’esperer, luy dis-je, & pour moy je vous advouë, que j’y voy beaucoup d’aparence. Mon Maistre escoutoit alors tout ce que je luy disois, comme si un Dieu eust parle : & je m’aquis un tel credit sur son esprit, par l’agreable nouvelle que je luy donnay ; que depuis cela, il me dit tousjours jusques à ses moindres pensées. Il me fit redire plus de cent fois, tout ce que je luy avois desja dit : il vouloit presque encore, que je luy racontasse ce que la Princesse avoit pensé : & mesme ce qu’elle avoit dit, quand l’avois esté sorty de son Cabinet. Mais je ne pouvois pas le luy aprendre : car je n’avois pas encore lié amitié avec Martesie : bien est il vray que ce fut bien tost apres, que je m’attachay à la servir, & que j’entray dans la confidence. Artamene se trouvent donc beaucoup plus heureux qu’il n’avoit esperé, ne pouvoit se lasser de me parler, & de me faire tousjours de nouvelles questions : tantost sur ce qui estoit desja passé ; & tantost sur ce que je croyois de l’advenir. Neantmoins quelque joye que je luy eusse donnée, il y avoit tousjours quelques moments, où son ame n’estoit pas tranquille : & où il craignoit estranggement, qu’Artamene ne fust plus malheureux vivant, qu’il n’avoit esté dans le Tombeau. Et certes ses soubçons n’estoient pas tout à fait sans fondement : car dans le mesme temps que je l’entretenois, Martesie, qui fortuitement nous avoit veus arriver Chrisante & moy, fut en advertir sa Maistresse. Ha Martesie, luy dit elle, que m’aprenez vous ! & que va aprendre

Feraulas à Artamene ! je m’imagine, poursuivit cette sage Princesse, que pour gagner l’amitié de son Maistre, il luy dira cent choses que je n’ay point dites : & que voulez vous qu’il luy die autre chose, reprit Martesie, fin on qu’il vous a entendu soupirer, & qu’il vous a veû pleurer pour la mort d’un homme que vous pleureriez peutestre encore, s’il mouroit effectivement ? je l’advoüe, luy respondit Mandane ; mais s’il estoit mort il ne pourroit pas sçavoir ma foiblesse : ny la reconnoistre aussi, repliqua cette fille, par des services & par des respects. Quoy qu’il en soit, dit la Princesse, Artamene sçaura par Feraulas, que j’ay fait des choses que l’on ne fait gueres, que pour les personnes que l’on aime : il est vray Madame, interrompit Martesie, mais voudriez vous qu’Artamene creus que vous l’enffiez haï ? luy qui a expose mille & mille fois sa vie pour vostre service ; qui à sauvé celle du Roy vostre Pere ; qui a tant gagné de Batailles ; qui a fait des Rois prisonniers ; & qui vient presentement d’empescher l’effet d’une conspiration, qui s’adressoit directement à vostre personne. Non Martesie, respondit la Princesse, je ne voudrois pas qu’Artamene creust que je fusse stupide, ingrate, & insensible, comme il faudroit que je la fusse, si je le haïssois : mais comme je ne voudrois pas qu’il creust que je le haïsse, je serois bien aisé aussi, qu’il ne s’imaginast pas que je l’aime : & je souhaiterois qu’il le desirast sans le croire, & mesme sans l’esperer : & qu’enfin il se contentast d’une fort grande estime, & de beaucoup de reconnoissance. Ces distinctions font bien delicates, reprit Martesie ; & je pense qu’il n’est pas bien aisé de demeurer dans cette juste mediocrité

que vous imaginez, & que je doute que vous puissiez vous mesme garder : ne me reprochez point ma foiblesse, respondit Mandane, & aidez moy à la cacher en ne m’abandonnant jamais, tant qu’Artamene fera aupres de moy : car je vous advoûe que je ne seray pas marrié qu’il ne me mette pas en estat de le bannir.

Voila Seigneur, de quelle sorte la Princesse & mon Maistre raisonnoient, chacun en leur particulier : & en effect la chose alla comme elle l’avoit resoluë : c’est à dire que durant plus de quinze jours, il fut impossible à Artamene de pouvoir parler un moment seul à la Princesse. Elle conduisit pourtant la chose si adroitement, qu’elle ne fit nulle incivilité à mon Maistre : il ne laissoit pas neantmoins de se trouver tres malheureux : & sans oser le pleindre de Mandane, il se pleignoit incessamment de la rigueur de son destin. Il connoissoit toutefois fort bien, que la Princesse estoit la veritable cause de cette espece de malheur : mais il avoit un respect si grand pour elle, qu’il ne l’aceufoit jamais, que lors qu’il n’y avoit plus de moyen de l’excuser, ny de donner nulle autre cause à ses infortunes. Cependant apres que durant quinze jours, Mandane eut opiniastrément esvité toutes les occasions d’estre seule avec Artamene : enfin la Fortune fit malgré toute sa rigueur, que mon Maistre l’entretint. La Princesse depuis ce que le Prince d’Assirie avoit entrepris contre elle (car nous ne le nommerons plus Philidaspe) n’avoit point sorty de la Ville pour aller prendre l’air : & toutes ses promenades estoient bornées, aux Jardins qui font dans l’enceinte des murailles, & qui ne font pas de fort grande estenduë. Elle y alloit donc ordinairement, lors que le Soleil estoit abaissé :

mais elle y estoit suivie de tant de monde, qu’il estoit impossible à mon Maistre de luy parler que des yeux : encore estoit-ce un langage qu’elle ne vouloir pas entendre, & où elle ne vouloit point respondre : estant certain que depuis le recour d’Artamene, elle avoit esvité ses regards avec beaucoup de soing. Il arriva pourtant enfin que le Roy ayant voulu entretenir la Princesse en particulier en ce lieu là ; tout le monde se retira par respect à un costé du Jardin : & comme cette conversation fut longue, peu à peu ceux qui n’estoient pas absolument attachez à la personne du Roy, ou à celle de la Princesse s’en allerent : Si bien que comme le Roy vint à partir, il n’y eut plus qu’autant de gens qu’il en faloit pour l’accompagner. Mon Maistre voulant le suivre, & Ciaxare voyant que la Princesse demeuroit seule avec ses Femmes Non, luy dit il Artamene, je veux que vous entreteniez ma Fille : & que vous demeuriez pour la divertir, dans la Solitude où je la laisse. Ce Prince ravy de ce commandement, y obeit avec joye : & la Princesse surprise de cette avanture, n’eut pas le loisir de trouver un pretexte pour l’empescher. Elle regarda alors en diligence, si Martesie n’estoit pas aupres d’elle : mais elle ne la vit point. Car il estoit arrivé que cette Fille ayant veû d’abord toute la Cour dans ce Jardin, n’avoit pas creû qu’elle fust necessaire pour empescher Artamene de parler à Mandane : de sorte qu’ayant quelque affaire, elle estoit allée y donner ordre. Il estoit bien demeuré quatre ou cinq de ses Compagnes aupres de la Princesse ; Neantmoins comme elles n’avoient pas eu de commandement particulier de ne s’éloigner jamais d’elle,

tant qu’Artamene y seroit ; mon Maistre n’eut pas plustost commencé d’aider à marcher à Mandane, qu’elles demeurerent dix ou douze pas derriere elle. La Princesse se trouva alors du costé du Parterre qui est directement opposé à la porte du Jardin ; c’est pour quoy encore qu’elle dist qu’elle se vouloit retirer, il faloit tousjours de necessite faire tout ce chemin là.

Elle voulut donc commencer de parler, afin d’en oster les moyens à mon Maistre ; qui emporté par sa passion, & tenté par une occasion si favorable, l’interrompit : & luy dit avec beaucoup de respect ; file peu de service que j’ay eu le bonheur de rendre au Roy, vous açu quelque sorte obligée (comme vous m’avez fait l’honneur de me le dire diverses fois) je vous supplietres-humblement, Madame, de ne vous retirer pas si tost : & de me donner la liberté de vous entretenir une heure en particulier. Si c’est, respondit la Princesse, pour me demander quelque chose qui dépende du Roy mon Pere, j’y consens avec joye : mais si cela n’est pas, je ne croy point que vous puissiez avoir d’affaire, dont vous deviez m’entretenir en secret. La Princesse rougit, en prononçant ces dernieres paroles : & mon Maistre, qu’une si belle crainte rendit plus hardy, continuant de luy parler bas ; ce que je desire de vous, luy respondit-il, est encore plus aisé que vous ne pensez : puis qu’enfin vous en pouvez disposer absolument, sans employer le credit du Roy. Mais, Madame, adjousta-t’il, que craignez vous d’Artamene ? & pourquoy ne voulez vous pas l’entendre ? je crains, luy repliqua-t’elle, qu’il ne me connoisse pas bien ; & qu’il ne desire des choses, que je ne puisse luy accorder : C’est pourquoy, s’

il croit mon conseil, il ne s’exposera pas legerement à estre refusé. Non, Madame, reprit Artamene, aux termes où est mon esprit, la chose ne peut plus aller ainsi : & il faut absolument que je quitte la Cour ; que je m’en aille pour tousjours : que je meure desesperé ; ou que l’illustre Mandane m’escoute une seule fois. je ne veux, Madame, poursuivit-il, que cette seule faveur : je n’en demande point d’autre ; & si vous l’accordez à Artamene, il s’estimera tres heureux. Toutes les fois, repliqua la Princesse, que vous demandez à me parler en particulier, je m’imagine tousjours, que vous me venez aprendre quelque nouvelle conjuration : & qu’il y a encore quelque autre Philidaspe, dont il faut me faire sçavoir les mauvais desseins, & l’en punit s’il est possible. Il est vray, reprit mon Maistre, que ce que j’ay à vous dire, n’est pas si esloigné des desseins de Philidaspe que vous pourriez penser ; puis qu’enfin la mesme cause qui l’a fait agir me fait parler. Mais, Madame, bien loing de songer à vous faire nulle violence, je pense seulement à mourir : & je ne veux rien sçavoir de vous, sinon s’il me fera permis d’esperer de vostre bonté, quelques tesmoignages de compassion, lors que je seray mort par vostre rigueur, comme vous m’en avez accordé, lors que vous m’avez creû mort par la main de vos Ennemis. C’est, Madame, toute la grace que j’ay à vous demander & tout ce que je veux presentement de l’illustre Mandane. La Princesse surprise de ce discours, creût qu’il n’y faloit pas respondre en tumulte : & que dans le dessein qu’elle avoit de satisfaire sa vertu, sans choquer directement l’amitié qu’elle avoit pour mon Maistre ; il faloit un peu plus de temps que cela. C’est pour quoy ayant veû un siege de

gazon assez prés d’elle, elle s’y assit : & mon Maistre demeura debout, se baissant à demy pour l’entendre ; pendant que les Filles de la Princesse, s’apuyant contre une Palissade, s’amuserent à parler ensemble, à sept ou huit pas de leur Maistresse. Comme la Princesse fut assise, & qu’Artamene voulut reprendre son discours, elle l’en empescha : & luy dit, je voy bien que Feraulas a trouvé mes larmes assez precieuses, pour ne vous les cacher pas : & que la compassion que j’ay euë pour Artamene mort, fait la hardiesse d’Artamene vivant. C’est pourquoy comme j’ay contribué quelque chose à vostre faute, je ne veux pas vous traiter aussi severement que si vous n’aviez point excuse : & je pense que les obligations que je vous ay, meritent bien que je ne vous bannisse pas de ma conversation legerement. Mais Artamene, apres la bonté que j’ay euë pour vous, & celle que j’ay encore aujourd’huy il faut se repentir, & il faut se corriger. S’il faut se repentir de vous avoir aimée, respondit mon Maistre, vous n’avez qu’à prononcer l’arrest de ma mort, sans differer davantage : car Madame, c’est ce que je ne seray jamais, & ce que je ne sçaurois faire. Repentez vous du moins, repliqua la Princesse, de me l’avoir dit : & resoluez vous de ne me le dire plus. Quand je vous l’auray dit une fois, respondit mon Maistre, si vous continuez de me deffendre de parler, je ne doute pas que je ne vous obeïsse : & que la mesme m’empesche en peu de jours, de vous importuner de ma passion. Mais, Madame, il faut que je vous la die une fois seulement : il faut que vous connoissiez mon amour telle qu’elle est, puis qu’il peut estre enfin que vous ne la connoissez pas. je vous conjure donc, poursuivit-il, de ne me refuser point : souvenez

vous, Madame, que vous venez de me dire que celuy qui vous parle, a eu le bonheur d’estre pleuré de vous : & pleuré de vous, apres avoir eu la hardiesse de vous escrire qu’il vous aimoit. Il est vray, reprit la Princesse toute confuse ; mais ce fut principalement parce que vous ne me l’aviez jamais dit, que j’eus de la tendresse & de la pitié : demeurez donc dans les mesmes termes où vous avez vescu ; & je demeureray dans la mesme disposition où j’estois. Mais, Madame, respondit Artamene, je ne puis plus r’apeller le passé : & je ne puis plus faire que je ne vous l’aye escrit. Il est vray, reprit Mandane, mais vous pouvez ne me le dire plus. Quand cela seroit possible, Madame, repliqua Artamene, mes yeux & toutes mes actions vous le diroient pour moy : & ma mort mesme, vous le confirmeroit bien tost plus fortement, que toutes mes paroles n’auroient pû faire. Au reste, Madame, ne pensez pas que je me sois rendu sans combattre : je vous ay resisté autant que j’ay pu : & j’ay peut-estre des raisons plus fortes que vous ne pensez, qui m’ont obligé d’en user ainsi. Je vous vy, Madame, & je vous aimay : quoy que je fisse tous mes efforts pour ne vous aimer point ; du moins il me le sembla. Toutefois quoy que je pusse faire, je ne pus jamais rompre mes chaines ; & je les ay tousjours portées, avec autant de patience que de respect. Depuis cela, Madame, j’ay servy le Roy, ou plus tost je vous ay servie ; puis qu’il est vray que je n’ay songé qu’à vous : & que si les Armes de Capadoce ont esté heureuses entre mes mains, il en faut attribuer tout le bonheur à l’ambition que j’avois, de me rendre digne de l’amour que j’avois dans l’ame. Vous sçavez, Madame, comme j’ay vescu : vous sçavez que je ne vous ay jamais

dit une seule parole qui vous peust desplaire : & que je ne vous ay parlé, que lors que j’ay creû ne devoir jamais plus parler. je vous ay caché mon amour jusques à la mort : & il est certain que si je ne vous l’eusse dite au bord du Tombeau, je ne vous en aurois jamais donné nulle connoissance par mes paroles. Mais, Madame ; quis que vos larmes m’ont ressuscité, puis que les Dieux ont voulu faire cesser le desplaisir que vous aviez de ma perte, en me redonnant la vie ; pourquoy me voulez vous repousser cruellement dans le Cercueil ? & pourquoy ne voulez vous pas avoir quelque pitié d’un Prince malheureux, apres avoir eu quelque compassion d’un Prince mort ? C’est, repliqua Mandane, que ce Prince mort avoit expie sa faute en mourant : & que ce Prince vivant, recommence son crime en ressuscitant. Enfin, Artamene (luy dit elle avec un visage fort serieux) je vous advouë que je vous estime ; que je vous ay de l’obligation ; & que vostre mort pretenduë, ma donné une veritable douleur. Mais en mesme temps, je vous declare aussi, que j’ayme la gloire, beaucoup plus que je n’estime Artamene, quoy que je l’estime beaucoup : & que quand j’aurois pour vous toute la tendresse imaginable ; je la combattrois & la vaincrois, plustost que de consentir que vous m’entretinsiez d’une passion, qui me doit estre suspeste. Ha ! Madame, s’escria Artamene, que vous connoissez mal l’amour que vous avez fait naistre en mon cœur ! & que vous sçavez peu de quelle façon je vous aime ! Sçachez, Madame, que la pureté de ma passion, esgale la pureté de vostre ame : Ouy divine Princesse, je vous aime d’une maniere si respectueuse, que je desadvoüerois mon propre cœur, s’il avoit souffert un injuste desir. J’

ayme la gloire de Mandane, autant que ma propre gloire : & si je m’estois surpris dans une pensée criminelle, je n’aurois jamais eu la hardiesse de luy parler de mon amour. Au reste Madame, si ma naissance m’eust rendu indigne de porter vos fers, j’aurois rompu mes chaines en me donnant la mort : & je n’aurois jamais souffert, que l’illustre Mandane eust eu un Esclave indigne d’elle de ce costé-la. Eh pleust aux Dieux qu’Artamene meritast certe glorieuse qualité par sa propre vertu, comme il la merite par sa condition. Cependant, divine Mandane, c’est pour l’amour de vous, qu’Artamene n’est qu’Artamene : & que bien loing de passer pour le Fils d’un Grand Roy, il passe seulement pour un homme que la Fortune a favorisé. Mais Madame, en s’attachant à vostre service, il n’a pas cessé d’estre ce qu’il est : c’est à diré qu’il a tousjours l’ame grande, & incapable d’un injuste sentiment. Ne croyez donc pas s’il vous plaist, que je vous aye si mal connuë, que mon cœur vous ait soubçonnée d’une foiblesse : Non, Madame, je n’ay point creû que la Princesse Mandane deust estre susceptible d’une passion violente : mais j’ay esperé qu’elle souffriroit la mienne, puis qu’elle ne s’oppose point à sa Vertu. Car enfin, Madame, je ne veux rien de vous, que la seule permission de vous aimer, & de vous le dire : Vous en demandez trop de la moitié, respondit la Princesse en rougissant ; & je ferois indigne de cette innocente passion, que vous m’assurez avoir pour moy ; si je vous accordois ce que vous voulez : & si je souffrois que vous me dissiez plus d’une fois, ce que tout autre que vous, ne m’auroit jamais dit sans estre hai. Cette exception m’est bien glorieuse,

Madame, repliqua Artamene, mais cette deffence m’est aussi bien rigoureuse : & je voudrois bien sçavoir quel crime j’ay commis de puis mon retour. Vous m’avez dit, reprit la Princesse, ce que vous ne me deviez pas dire : il faloit donc, Madame, perdre la vie, adjousta Artamene ; car enfin la chose en est arrivée aux termes, que je ne sçaurois vivre sans vous aimer ; ny vous aimer sans vous le dire ; ny me taire sans mourir. La Princesse fut alors un moment sans parler : puis reprenant la parole ; l’advouë Artamene, luy dit elle, que vous me mettez en une facheuse extremité : je vous estime, je vous suis obligée ; & ce ne seroit pas sans peine, que je me resoudrois à vous bannir : Songez donc, je vous en conjure, à regler vos sentimens s’il est possible. Estimez Mandane comme elle le doit estre, elle ne s’en offencera pas : au contraire, comme elle est satisfaite du tesmoignage secret de la pureté de son ame, elle vous advouë ingenûment, qu’elle a quelque joye, qu’Artamene la considere ; & peut-estre qu’Artamene l’ayme : mais elle veut que cette affection ait des bornes. Elle veut donc ce qui n’est pas possible, respondit mon Maistre ; & ce qui est forte quitable, repliqua la Princesse ; car enfin la vertu en doit donner à toutes choses. je vous ay desja dit, Madame, repliqua Artamene, que ma passion ne choque point la vertu ; le temps & vostre silence m’en esclairciront, respondit Mandane en se levant, & ce fera par ces deux choses, que je jugeray si l’affection qu’Artamene a pour moy, est aussi pure qu’il le dit. Quoy, Madame, reprit mon Maistre, vous me deffendez de parler ? Ouy, luy respondit elle en rougissant, si ce n’est pour me dire le veritable Nom d’Artamene. Mon Maistre

demeura surpris à ce discours : neantmoins apres avoir esté un moment sans respondre ; je ne suis pas assez bien dans vostre esprit, reprit il, pour vous le dire : & si j’ay à mourir par vostre rigueur, il vaudra mieux que vous ne vous reprochiez à vous mesme que la mort d’un simple Chevalier, que celle du Fils d’un Grand Roy.

Ils en estoient là, lors qu’il vint du monde qui interrompit leur conversation : & comme la Princesse avoit l’esprit un peu esmeû, elle se retira : & ne fut pas plustost arrivée au Chasteau, qu’elle entra dans son Cabinet, où elle apella Martesie. Cette Fille s’estant renduë aupres d’elle à l’heure mesme, elle se pleignit de ce que contre son ordre, elle l’avoit abandonnée : & luy raconta en suitte, ce que mon Maistre luy avoit dit, & ce qu’elle luy avoit respondu. Mais avec tant d’inquietude, qu’il estoit aisé de juger, qu’il y avoit un assez grand combat dans son cœur : & que quelque innocente que fust la passion d’Artamene, sa vertu scrupuleuse n’estoit pas satisfaite de la conversation qu’elle avoit euë aveque luy. Elle trouvoit qu’elle devoit luy avoir parlé plus rudement : & qu’elle devoit l’avoir banny. Mon Maistre de son costé se pleignoit de Mandane & de luy mesme : il ne trouvoit pas qu’il eust bien exageré son amour : il ne trouvoit pas non plus, que la Princesse l’eust assez bien reçeuë : & quoy qu’elle ne l’eust pas exilé, neantmoins il ne trouvoit pas qu’il y eust grand raport, entre ce que Feraulas disoit avoir veû, & ce qu’il avoit entendu. Toutefois il luy demeura un peu d’espoir : & il vescut avec un peu plus de repos, qu’il n’avoit fait auparavant. Il ne voyoit plus la Princesse qu’elle ne rougist : il ne luy parloit plus, qu’elle n’évitast ses regards : & malgré tout cela,

quoy que toutes leurs conversations fussent interrompuës, & generales ; elles ne laissoient pas de luy donner tousjours quelque legere satisfaction. Mais enfin (pour ne vous arrester pas trop long temps sur cét endroit de mon recit) Artamene vescut avec tant de respect aupres de Mandane ; & elle connut si parfaitement, qu’il n’avoit pour elle que des sentimens pleins de vertu & d’innocence, qu’elle commença de n’esviter plus sa rencontre avec tant de foin : & de luy accorder quelquefois la liberté de luy dire combien il l’estimoit : sans oser neantmoins l’entretenir ouvertement de sa passion. Un jour donc qu’il estoit dans sa Chambre ; emporté par la violence de son amour, & voyant qu’il n’y avoit que Martesie aupres d’elle ; il la supplia les larmes aux yeux, de luy vouloir dire les veritables sentimens qu’elle avoit pour luy. Ce que vous me demandez (luy respondit elle fort obligeamment, & avec beaucoup d’esprit) n’est peut estre pas de si petite importance que vous pensez : & je ne juge point que je sois obligée de faire cette confidence à une personne qui ne m’a pas encore jugée assez discrette pour m’apprendre sa veritable naissance. Ha Madame, repliqua mon Maistre, que me demandez vous, & que voulez vous sçavoir ! Ha Artamene, luy respondit elle, que me demandez vous aussi, & que voulez vous apprendre ! Ce que je veux aprendre, Madame, repliqua-t’il, n’est pas de petite importance : car enfin je voudrois sçavoir, si vous me haïssez, si je vous suis indifferent ; ou si par bonheur vous auriez quelque legere disposition, à souffrir mon amour sans repugnance. Ce que je veux aprendre de vous, repliqua la Princesse, ne m’est guere moins important : car enfin puis que vous n’estes

pas Artamene, je ne dois pas vous considerer comme tel : & je dirois des choses à un Mede, que je ne dirois pas à un Scithe. Comment voulez vous donc que je vous parle, si je ne vous connois point ? Ne suffit il pas Madame, respondit il, que vous connoissiez mon cœur, & que vous sçachiez que je vous adore ? Nullement, respondit elle, & quand je connoistrois ce que vous dittes, cela ne suffiroit pas, pour regler la maniere dont je dois vivre aveque vous. De sorte Madame, interrompit mon Maistre, que selon ce que je fuis, vous agirez plus ou moins obligeamment ? Il n’en faut pas douter, repartit elle : mais Madame, adjousta mon Maistre, de quelque païs que je sois, je seray tousjours le mesme que je suis : ainsi ne vous semble-t’il point, qu’il y aura quelque injustice, si vous venez à me haïr, parce que peut-estre je feray d’un lieu qui ne vous plaira pas ? Ce n’est pas ce que je dis, repliqua la Princesse, & je vous promets que j’estimeray tousjours Artamene également dans mon cœur, en quelque lieu qu’il ait pris naissance : mais il est certain, que l’inegalité de sa condition, en peut beaucoup mettre en mes paroles, & en ma façon d’agir. Que si vous estes, poursuivit elle, de la qualité dont vous vous dittes, & dont je vous crois, comment est il possible, qu’il puisse y avoir un si grand mistere à vostre naissance ? Parlez donc, luy dit elle, si vous voulez que je parle : & dittes moy qui vous estes, si vous voulez sçavoir ce que je pense de vous. Mon Maistre se trouvant alors extrémement pressé, ne pensa jamais prendre sa resolution : Neantmois venant à considerer, qu’apres tout, il faloit enfin se descouvrir pour ce qu’il estoit : & jugeant bien que quelque

bonté que la Princesse peust avoir pour luy, elle ne la luy tesmoigneroit pas, tant qu’elle ne le connoistroit point : il se resolut tout d’un coup, de luy advoüer la verité. je sçay bien Madame, luy dit-il, qu’en vous aprenant ma naissance, je m’expose peut-estre à me voir haï de vous : mais je sçay bien aussi, qu’en vous disant qui je suis, je vous dois bien mieux persuader la grandeur de ma passion, que je n’ay fait par toutes paroles, & par tous mes services : puis qu’il est certain, que si elle n’avoit esté tres violente, dés le premier moment qu’elle a commencé d’estre ; Cyrus ne vous auroit jamais aimée. Cyrus ! reprit la Princesse fort estonnée, & quoy Artamene, Cyrus n’a-fit pas esté noyé ? Non Madame, reprit il, & je puis vous affeurer qu’il n’a pas mesme esté en danger de l’estre. Mais est-il possible, interrompit elle, que vous soyez Cyrus ? Ouy divine Princesse, vous voyez à vos pieds, dit-il en se mettant à genoux, ce mesme Cyrus, de qui la vie a donné tant d’inquietude au Roy des Medes : & de qui la more à cause une joye si universelle par toute l’Asie ; que l’illustre Mandane mesme, toute pitoyable qu’elle est, en a remercié les Dieux, & leur en a offert des Sacrifices. Ouy Madame, poursuivit-il, la premiere fois que j’eus l’honneur de vous voir, ce fut au Temple de Mars : & ce fut là que pas la passion que j’eus pour vous, je pris la resolution de ne ressusciter jamais Cyrus, qu’Artamene n en eust obtenu la permission de Mandane. C’est donc à vous à disposer absolument de son destin : il demeurera dans le Tombeau si vous le voulez ; il en fortira si vous le luy permettez : car enfin, pourveu que vous luy faciez la grace de ne le haïr pas, il ne luy importe d’estre

Cyrus ou d’estre Artamene ; de ne passer que pour un simple Chevalier ou pour un grand Prince ; puis qu’il est vray qu’il n’a point de plus violente ambition, que celle d’estre aimé de vous.

Mandane escouta ce discours, avec beacoup d’attention & beaucoup d’estonnement : d’abord elle ne sçavoit si elle devoit croire mon Maistre : mais ce doute se dissipa en un instant : & elle connoissoit si bien sa haute generosité, qu’elle creut presque sans peine ce qu’il luy dit : & ne douta plus qu’il ne fust effectivement Cyrus. Elle considera mesme, qu’il n’estoit pas plus difficile que l’on eust creû à faux que Cyrus s’estoit noyé, que de croire qu’Artamene avoit esté tué, comme toute la Capadoce l’avoit creû quelques jours auparavant ; & qu’il n’y avoit pas aussi plus d’impossibilité qu’Artamene fust Cyrus, que Philidaspe fust le Prince d’Assirie. Faisant donc tous ces raisonnemens en secret elle fut quelque temps à regarder mon Maistre sans luy respondre : ce qui luy donna tant d’inquietude, que ne pouvant la cacher. je voy bien Madame, luy dit il, que vous ne pouvez me tenir la parole que vous m’avez donnée, de ne changer point de sentimens pour Artamene : & je m’aperçoy par vostre silence, que Cyrus l’a destruit aupres de vous. Cyrus, repliqua la Princesse, à sans doute un peu troublé le calme de mon esprit : je vous assure toutefois, qu’il n’a rendu aucun mauvais office à Artamene. Au contraire, poursuivit elle en soupirant, comme je trouve Artamene plus malheureux que je ne pensois, je me trouve aussi avec plus de disposition à le pleindre. Mais de grace, poursuivit elle, apprenez moy tout ce qui vous est advenu : & ne cachez plus rien des commencemens d’une

vie, dont la suitte a esté si glorieuse. Mon Maistre pour la satisfaire, luy dit effectivement tout ce qui luy estoit arrivé : il luy aprit tout ce qu’Harpage luy avoit apris, des mauvaises intentions d’Astiage contre luy. Il luy dit apres, les offres qu’Harpage luy avoit faites, de faire souslever la Province des Paretacenes, contre le Roy de Medie : il luy conta de quelle sorte il l’avoit refusé, & luy avoit ordonné de ne luy faire plus de semblables propositions. Il luy exagera un peu, la droicture de ses sentimens, en une occasion si delicate & si dangereuse : il luy dit encore comme quoy le desir de voyager pour aller chercher la guerre, l’avoit fait quitter la Perse & changer de Nom : & en peu de mots, il repassa une partie des lieux où il avoit esté : & luy dit enfin comment la tempeste l’avoit jetté à Sinope : & comment il avoit esté au Temple de Mars, où il l’avoit veüe remercier les Dieux de sa mort. Il est vray, dit la Princesse, que j’ay tousjours assisté aux Sacrifices que l’on a faits, pour rendre graces aux Dieux de la perte de Cyrus : mais il est pourtant vray aussi, que je ne me resjoüiffois point de sa mort : & qu’il m’a tousjours semblé, qu’il y avoit beaucoup de temerité à ceux qui osoient se vanter d’expliquer si precisément les Oracles, & les presages des Astres. Quoy Madame, interrompit mon Maistre, je pourrois croire que l’illustre Mandane ne se seroit pas resjoüie de la mort de Cyrus ? Cyrus, dis-je, qu’Astiage a voulu faire mourir dans le Berçeau : Cyrus que les Mages ont assure devoir occuper le Throsne du Roy des Medes, & commander à toute l’Asie : & Cyrus enfin, qui dés son enfance a troublé le repos d’un Roy, qui vous doit estre tres considerable. Il ne vous doit pas sembler estrangge,

reprit la Princeſſe, que je ne me ſois pas reſjoüie de la mort d’un Prince que je ne connoiſſois point, & qui ne m’avoit fait aucun mal : puis que vous avez bien eu la generoſité de ne vouloir pas vous vanger d’un Roy qui vous avoit voulu faire mourir : & de ſervir comme vous avez fait, un Prince qui tient la vie de celuy qui vous l’a vouluë oſter. Mais Artamene, luy dit elle (car je n’oſerois encore vous nommer Cyrus) bien qu’en vous connoiſſant pour ce que vous eſtes, je n’aye pas diminué l’eſtime que je fais de vous ; & qu’au contraire, voyant que je vous ay encore plus d’obligation que je ne penſois, je me trouve engagée à plus de reconnoiſſance : neantmoins j’advoüe que je ne sçay pas trop bien comment je dois agir aveque vous. Si je vous regarde, pourſuivit elle, comme un Prince qui n’a pas voulu ſe vanger de ſon ennemy, parce que les droicts du ſang l’en devoient empeſcher : comme un Prince, dis-je, qui n’a pas laiſſe de m’aimer, malgré toutes les raiſons qui devoient l’en deſtourner abſolument : qui a ſauvé la vie au Roy mon Pere : qui a mille & mille fois expoſé la ſienne pour luy : qui s’eſt veû tout couvert de bleſſures : qui a conqueſté des Provinces ; gagné des Batailles ; fait des Rois priſonniers ; empeſché l’effect d’une dangereuſe conjuration ; qui m’a enfin pû aimer aſſez long temps ſans me le dire, & ſans me deſplaire. Si je vous regarde, dis-je, de cette ſorte, j’advouë Artamene, que ſans choquer la vertu ny la bien-ſeance, je pourrois ſouhaitter que du conſentement du Roy mon Pere, je puſſe vous donner quelque marque de l’eſtime extraordinaire que je fais de vous. Mais ſi je vous regarde auſſi comme ce Prince, de qui la naiſſance a eſté precedée par tant de prodiges ; qui a causé des Eclipses ; qui a redoublé la clarté & la chaleur du Soleil ; qui a esbranlé les fondemens des Temples ; de qui tous les Astres ont fait predire tant de choses ; & que tous les Mages nous ont assuré devoir faire un renversement universel dans toute l’Asie ; J’advoüe, dis-je, que je ne sçay pas trop bien que resoudre. Car quand il seroit vray que je croirois dans mon cœur, que ceux qui ont expliqué toutes ces choses, les ont mal entenduës : & que si les Astres ont predit vostre naissance, c’est parce qu’en effet vous estes un Prince de qui la vertu est assez extraordmaire, pour obliger les Dieux d’en donner des prefages aux hommes. Quand, dis je, je ferois dans ces sentimens, cela ne fuffiroit pas : & Astiage & Ciaxare n’aprouveroient sans doute jamais, que Mandane accordast son affection à Cyrus. Mais Madame, interrompit Artamene, ce mesme Cyrus que vous dites qui est si redoutable à toute l’Asié, est presentement à vos pieds, & vous pouvez disposer de son fort comme il vous plaira. Où font, Madame, adjousta-t’il, où font les conquestes que j’ay faites, pour commencer cette usurpation universelle ? j’ay refusé tout ce que le Roy m’a voulu donner : & si j’ay combatu, si j’ay vaincu, si j’ay conquesté ; il a sans doute joüy du fruit de mes combats, de mes victoires, & de mes conquestes. je ne suis encore Maistre que de mon espée : mais comme vous regnez dans le cœur qui conduit la main qui la porte, ne craignez pas que je m’en serve jamais, à commencer une injuste guerre. C’est à vous, divine Personne, à faire le destin & des Peuples & des Rois : & c’est de vostre volonté, que dépend toute la vie d’Artamene.

Encore une fois, Madame, luy dit il d’une maniere tres touchante, voulez vous que Cyrus ne ressuscite point ? il est prest de vous obeïr. Ouy adorable Princesse, Cyrus qui peut troubler le repos de toute l’Asie ; & esperer de regner sur un grand & beau Royaume ; est prest de renoncer à tous les droits qu’il a à la Couronne de Perse : & de passer le reste de ses jours sous le Nom d’Artamene ; pourveû qu’il puisse esperer que Mandane ne l’en estimera pas moins. Que s’il est vray qu’il faille porter un Sceptre pour vous meriter, choisissez en quel lieu de la Terre vous voulez que j’aille exposer ma vie pour en aquerir un ; je le seray sans doute : & les choses les plus impossibles me paroistront aisées ; pourveû que vous ne m’ostiez pas l’esperance d’estre aimé de vous. Parlez donc divine Princesse : voulez vous que Cyrus ressuscite ? voulez vous qu’Artamene vive ? ou voulez vous qu’ils meurent tous deux ? je vous donne le choix de ces trois choses : parlez donc de grace, & ne me cachez pas vos veritables sentimens. Encore une fois, voulez vous que Cyrus sorte du Tombeau ? je n’oserois le luy conseiller, reprit la Princesse, & je craindrois qu’il n’y rentrast pour tousjours. Voulez vous donc qu’Artamene vive, comme n’estant qu’Artamene ? repliqua t’il. Il ne seroit pas juste, respondit elle, & mesme il ne luy feroit pas avantageux. Vous voulez donc, reprit il, Madame, qu’ils meurent tous deux à la fois ? Nullement, respondit elle, & j’ay eu trop de douleur de la mort d’Artamene, pour esperer de pouvoir me consoler de celle de Cyrus & de la sien ne tout ensemble. Que voulez vous donc qu’ils deviennent ? Repliquat-il ; je n’en sçay rien, luy respondit elle ; & je vous demande quelques jours pour m’y resoudre. Mais du moins, Madame,

bufdo %s@\<en sorte@en sorte@ge | update repartit mon Maistre, vous me permettrez bien d’esperer de n’estre pas haï, soit que vous me consideriez comme Artamene ou comme Cyrus : je vous le permets, luy dit elle en se levant, puis qu’il ne seroit pas juste, que je fusse moins genereuse que vous.

Ce fut de cette sorte, Seigneur, que cette conversation finit : que mon Maistre eut la bonté de me raconter exactement, aussi tost qu’il fut retiré, & qu’il m’eut fait appeller. Feraulas, me dit-il, j’avois bien preveu qu’Artamene ne seroit pas si heureux vivant que mort ; & que la compassion toute seule, avoit fait pleurer l’illustre Mandane. Seigneur (luy dis-je, apres qu’il m’eut dit tout ce que je viens de vous dire) je ne voy pas que vous ayez sujet de vous pleindre : ny que vous deussiez gueres esperer plus d’indulgence de la severité de la Princesse, que ce qu’elle en a eu pour vous. Car enfin, elle ne vous a point encore banny : elle ne vous a point absolument deffendu de luy parler : & elle vous a demandé du temps pour se resoudre. Esperez, Seigneur, esperez : & croyez qu’il est bien difficile, que tant de grandes choses que vous avez faites, ne solicitent pas puissamment pour vous, dans le cœur de l’illustre Mandane. Ha ! Feraulas, me dit il en m’interrompant, il n’est pas aisé de se laisser flatter par l’esperance : & il l’est beaucoup davantage, de se laisser emporter au desespoir. Si vous sçaviez, me disoit-il, quelle est l’inquietude où je fuis, dans l’aprehension d’entendre l’arrest de ma mort de la bouche de Mandane la premiere fois qu’elle me parlera, vous auriez pitié de moy. En l’estat où je suis presentement, je ne sçay si je dois tousjours estre Artamene ; s’il me fera permis d’estre Cyrus ; si l’on souffrira que je vive ; si l’on voudra qui je

meure : & j’ignore si absolument, si je seray le plus malheureux Prince de la Terre, ou le plus heureux : qu’il n’est pas aisé que cette cruelle incertitude, ne mette un grand trouble en mon ame. Car enfin j’en suis arrivé aux termes, que je ne puis plus attendre autre chose, qu’une mort tres inhumaine, ou une vie comblée de beaucoup de felicité. Artamene adjousta encore cent autres raisonnemens à ceux-cy, qui me donnoient de la compassion ; & qui me faisoient voir clairement, qu’il aimoit autant qu’on pouvoit aimer. Mais pendant qu’il me parloit de cette sorte, la Princesse entretenoit Martesie, & s’entretenoit elle mesme, sur ce qui luy estoit arrivé : qui vit jamais, disoit elle, une avanture semblable à la mienne ? je fais des vœux, j’offre des Sacrifices, & je remercie les Dieux de la mort de Cyrus : & ce mesme Cyrus est le tesmoing de ces Sacrifices & de ces vœux : & malgré tout cela, il m’aime ; il me sert ; il s’attache aupres du Roy mon pere ; & fait cent milles belles choses, dont je n’ose presque me souvenir, de peur qu’elles ne rendent Cyrus trop puissant dans mon cœur. Helas justes Dieux ! poursuivoit elle, pourquoy avez vous permis que les hommes expliquassent si mal vos intentions ? & qu’ils creussent que Cyrus devoit renverser le Trosne du Roy des Medes, & commander à toute l’Asie ; luy, dis-je, qui n’employe sa valeur, qu’à l’avantage de celuy qui doit porter quelque jour le Sceptre d’Astiage ? Mais Madame, luy dit Martesie, qui sçait si les Dieux n’ont point entendu que Cyrus regnera en Medie, en espousant une Princesse, qui selon les aparences en fera Reine, si les choses ne changent de face ? Si les Dieux l’avoient voulu, reprit elle, ils n’auroient pas mis dans le cœur d’Astiage,

tant de haine pour Cyrus : ainsi ma Fille, poursuivit la Princesse, ce que vous vous imaginez, n’a pas de fondemens trop vray-semblables. Et quoy qu’il en soit, il faut le deffendre opiniastrément, contre le merite, la naissance, les services, & la vertu d’Artamene : & ne se rendre qu’à la raison toute seule. Mais encore, Madame, luy dit Martesie, que resoluez vous ; & que voulez vous qu’Artamene soit ? sera-t’il tousjours Artamene, ou deviendra-t’il bien tost Cyrus ? je veux, repliqua Mandane, luy permettre de chercher les voyes d’estre Cyrus ; de n’estre plus aprehendé d’Astiage ; d’estre protegé du Roy mon Pere ; & d’obtenir d’eux la permission de m’espouser. S’il le peut, je ne feray point d’obstacle à son bonheur : & peut-estre (si je l’ose dire sans rougir) le partageray-je aveques luy. Mais si dans un terme que je luy veux prescrire (et qui ne sera pas fort long) il ne trouve les moyens de pouvoir faire ce que je dis ; il faudra ma chere Fille, bannir Artamene pour tousjours ; & nous priver peut-estre pour jamais, de toute sorte de plaisir & de repos. Il me semble, Madame, respondit Martesie, que cette resolution est un peu violente : & que vous pourriez (connoissant la vertu d’Artamene & vostre innocence, comme vous les connoissez) ne desesperer pas si fort un Prince, à qui vous avez tant d’obligation. Le Temps, Madame, fait tant de changemens tous les jours : Vous sçavez qu’Astiage est extrémement vieux : & qu’ainsi cét obstacle pourroit cesser en un moment. Non non Martesie, luy dit elle, je ne puis ny ne dois plus souffrir, qu’Artamene apres m’avoir descouvert sa passion & sa naissance, demeure plus long temps caché parmy nous : Si le Roy venoit à le descouvrir, n’auroit il pas

lieu de m’accuser de plus d’un crime ? & ne pourroit il pas s’imaginer, que j’aurois songé à partager avec Cyrus la domination de toute l’Asie, que les Mages luy ont predite ? Quelle meilleure voye, Madame, reprit Martesie, pourriez vous trouver pour empescher Cyrus d’avoir des desseins trop ambitieux, que de le retenir aupres de vous ? tant qu’il ne sera qu’Artamene, & tant qu’il sera amoureux de la Princesse Mandane, il ne sera pas la guerre à Astiage, & il n’attaquera pas Ciaxare. Mais qui sçait Madame, si vous le bannissez, si cette Ame grande & heroïque, pourra souffrir vostre rigueur avec patience ? Qui sçait s’il ne portera point la guerre par toute la Capadoce, & par toute la Medie ? Vous sçavez son bonheur ; vous connoissez son courage ; craignez donc, craignez de l’irriter : & de contribuer vous mesme, à la desolation de toute l’Asie. Songez, Madame, songez bien à ce que vous avez à faire : & ne bannissez pas Artamene legerement. Ma Fille, reprit la Princesse, tout ce que vous me dites est puissant : neantmoins ce que je pense, l’est encore davantage : & j’ay me beaucoup mieux exposer toute l’Asie que ma propre gloire. Car apres tout, si ce renversement doit arriver, c’est que sans doute les Dieux l’auront ainsi resolu : mais que Mandane puisse, ny doive se commettre à pouvoir estre soubçonnée d’une intelligence ce criminelle, en souffrant long temps dans la Cour un Prince desguisé ; bien fait ; de grand cœur ; & dé grand esprit ; & de plus, fort amoureux d’elle ; Ha ! Martesie, c’est ce que je ne sçaurois faire. Ce n’est pas, adjousta-t’elle en rougissant, que s’il faut bannir Artamene, je ne le bannisse avec repugnance, & que je ne m’y resolve, avec beaucoup de douleur : toutefois à

bien considerer ma propre gloire, il m’est mesme important qu’Artamene ne me puisse pas soupçonner de foiblesse. je luy ay dit assez de choses obligeantes, pour craindre qu’il n’en pense plus que je ne veux : & j’ayme mieux enfin qu’il souffre, & que je souffre moy mesme, que de m’exposer à estre moins estimée de luy. Mais Madame, reprit Martesie, pourrez vous bien luy prononcer cét arrest ? je ne sçay, luy respondit elle, & je n’oserois pas l’assurer : neantmoins je seray tout ce qui me sera possible, pour luy cacher la tendresse que j’ay pour luy. C’estoit de cette sorte que l’illustre Mandane premeditoit le cruel arrest qu’elle devoit prononcer à mon cher Maistre ; mais comme il ne le sçavoit pas, il vivoit entre l’esperance & la crainte.

Cependant le Roy de Pont, quoy qu’admirablement bien traité dans sa prison, ne laissoit pas d’estre tres malheureux : car encore qu’il n’eust fait qu’entre-voir la Princesse à une fenestre en entrant dans Sinope, cette veuë n’avoit pas laissé de renouveller dans son cœur les plus vifs sentimens d’amour, dont il se fust jamais trouvé capable : & le souvenir de tant de fois qu’il l’avoit veuë dans cette mesme Ville, le tourmentoit d’une estrangge sorte. Helas (disoit-il, à ce qu’il a conté depuis) que dois-je esperer de ma Fortune ? moy qui dans le temps que j’estois en cette Cour, & en liberté, n’ay jamais pû obtenir un regard favorable de Mandane. Que puis-je donc pretendre vaincu & chargé de fers comme je suis ? je vous dis, Seigneur, une petite partie de ce que pensoit le Roy de Pont, afin que vous n’ignoriez rien de ce qui se passoit à Sinope : Pour Ciaxare, il vivoit en repos, & jouïssoit paisiblement du fruit des victoires d’Artamene. Aribée de son costé, agissoit avec beaucoup de finesse : & faisoit semblant de ne songer

qu’à la conduite des affaires de l’Estat, dont Artamene ne s’estoit jamais voulu mesler ; ayant borné son employ, à tout ce qui regardoit la guerre. En ce mesme temps, il vint nouvelles du Camp, que le Roy de Phrigie n’avoit pû encore r’assembler un Corps considerable depuis sa deffaite : & qu’il couroit un bruit que la Bythinie se vouloit souslever, & secoüer le joug du Roy de Pont. Cette derniere nouvelle, n’estoit pourtant, pas bien assurée : & le Roy prisonnier n’en avoit pas encore entendu parler, lors qu’il envoya un matin prier mon Maistre qu’il le peust entretenir. Artamene qui est naturellement tres civil ; & qui de plus, estimoit beaucoup ce Prince, tout son Rival qu’il estoit : ne manqua pas de faire ce qu’il desiroit de luy : apres avoir demandé au Roy la permission de le voir. Comme il fut entre dans se chambre ; & que ceux qui le gardoient se furent retirez : genereux Artamene, luy dit il, vous m’avez obligé de si bonne grace les armes à la main, que je ne puis croire que vous ne le faciez encore avec plus de joye, aujourd’huy que je suis dans les fers. C’est pourquoy j’ay pris la liberté de faire prier mon Vainqueur, de venir icy : afin de le prier moy mesme, de vouloir estre mon Amy, mon Protecteur, & mon Confident tout ensemble. Comme c’est la Fortune toute seule, respondit Artamene, qui vous a fait perdre la liberté, vous me donnez une qualité dont je ne dois pas abuser : & vous m’en offrez trois autres, que je n’oserois accepter : puis que je ne suis pas digne d’estre vostre Amy : que je ne suis pas assez puissant, pour estre vostre Protecteur : & que je n’ay peut-estre pas toutes les qualitez necessaires, pour avoir l’honneur d’estre vostre

Confident. Mais Seigneur. sans s’amuser à chercher quelle qualité vous me devez donner ; je vous assure avec sincerité, que tout ce qu’Artamene croira devoir faire pour vostre service, il fera avec beaucoup de satisfaction : car enfin vous m’avez obligé ; & peut-estre trop obligé. Le Roy de Pont ne comprenant pas le sens caché de ces dernieres paroles, n’y respondit point : & se mit à le loüer tout de nouveau, & à exagerer sa generalité : & lors qu’il creue luy en avoir assez dit, pour preparer son esprit à ne le refuser pas ; genereux Artamene, luy dit il, vous n’ignorez pas sans doute que ce Prince que vous voyez, porte plus d’une espece de chaines : & que celles qu’il a autrefois reçeuës de la Princesse Mandane, ne sont ny usées, ny rompuës : & qu’elles font beaucoup plus fortes & plus pesantes, que celles que vostre valeur m’a fait porter. Artamene fut fort surpris de ce discours : mais comme le Roy de Pont avoit l’esprit occupé des choses qu’il vouloir dire, il ne le remarqua pas, & continua de parler. je sçay donc bien, luy dit il, que vous n’ignorez pas qu’ayant autrefois esté envoyé pour Ostage aupres de Ciaxare, pendant un Troitté de paix, entre le feu Roy de Pont mon Pere & luy, je fus six mois en cette Cour : que j’y devins amoureux de la Princesse Mandane ; que je n’osay luy descouvrir ma passion que par mes soupirs : & que je partis fort affligé. Vous sçavez aussi comment en m’en retournant, j’apris que non seulement le Roy mon Pere estoit mort, mais qu’un Frere aisné que j’avois l’estoit comme luy : de sorte que dés que mes premieres larmes furent essuyées, croyant qu’estant alors Roy de deux Royaumes, je pouvois pretendre à la Princesse de Capadoce sans l’offenser, j’envoyay

des Ambassadeurs à Ciaxare pour la luy demander en mariage. Vous avez aussi sans doute sçeu, que ce Prince me la refusa, parce que j’estois Estranger : luy, dis-je, qui n’a pas esté assujetty si rigoureusement à cette loy de l’Estat : qui ne peut mesme estre observée en l’occasion qui se presente, puis qu’il n’y a point de Prince en Capadoce, qui puisse espouser Mandane. Sçachant donc toutes ces choses, genereux Artamene, je ne m’arresteray pas à vous les dire avec exactitude : & je vous suplieray seulement, de vouloir m’assister de vos conseils, au malheureux estat où je me trouve. Mais afin que vous le puissiez mieux faire, il faut que je vous ouvre mon cœur : que je vous advouë que j’aime tousjours passionnément la Princesse Mandane : & que tout vaincu que je fuis, je ne puis m’empescher de desirer quelquefois, de pouvoir regner dans son cœur. Dites moy donc de grace ce que je dois devenir ; ce que je dois esperer ; & si l’illustre Artamene, par sa faveur, par sa generosité, & par son adresse, ne pourroit point me donner les moyens de fléchir Ciaxare ; d’adoucir l’esprit de Mandane ; & de me faire vaincre dans les fers. je sçay bien, adjousta t’il, que ce que je dis paroist sans fondement comme sans raison : mais que voulez vous que face un homme amoureux & passionné ? qui n’a que faire de la liberté sans Mandane ; & qui ne veut pas mesme de la vie, sans la permission de l’aimer. Qui ne sçauroit songer à la paix, ayant une si cruelle guerre dans son cœur : ny à parler de rançon à un Prince, avec lequel il ne peut faire aucun Troitté sans Mandane. je sçay bien, adjousta-t’il encore une fuis, que je suis injuste de vous parler ainsi : mais genereux Artamene, si vous avez

aimé vous me plaindrez au lieu de vous pleindre : & vous soulagerez du moins mes maux, si vous ne les pouvez guerir. Mon Maistre escoutà ce discours avec un chagrin & un desplaisir extréme : il eust bien voulu pouvoir dire au Roy de Pont, qu’il ne pouvoit choisir personne plus incapable de luy rendre cét office : & luy aprendre enfin, la veritable cause qu’il avoit, de luy refuser son assistance en cette occasion, Toutefois ne sçachant pas si sa Princesse trouveroit cette franchise raisonnable, il n’osa prendre cette voye : & il falut contre son inclination, qu’il déguisast en quelque sorte la verité. L’estat où vous estes(respondit Artamene au Roy de Pont, apres y avoir un peu pensé) est sans doute digne de compassion : & je vous trouve bien plus à pleindre, des chaines que l’illustre Mandane vous fait porter, que de celles dont la Fortune vous a attaché par mes mains. Cependant comme c’est la Princesse qui vous les a données, c’est à elle seule à vous en soulager : & vous demandez une chose à Artamene, ou il ne peut ny ne doit vous servir. Ne pensez pas Seigneur, adjousta t’il, que ce soit manque de generosité, qui me face agir de cette sorte : & croyez que si vous me connoissiez bien, vous ne me soubçonneriez pas d’une semblable chose : & que vous advoüeriez, que je ne fais que ce que je dois faire. Mais pour vous tesmoigner que j’ay un veritable dessein de reconnoistre les obligations que je vous ay : je vous promets de tascher de vous faire obtenir de Ciaxare une paix aussi advantageuse, que si vous n’aviez pas esté prisonnier : & de n’oublier rien pour vous faire recouvrer la liberté. Mais pour la Princesse Mandane, adjousta-t’il, dispensez moy s’il vous plaist de luy parler de vostre passion, &

de vous y rendre office : cette Personne, poursuivit mon Maistre, fait profession d’une vertu si austere ; & il paroist tant de Majesté & tant de modestie sur son visage ; que quand je serois le plus puissant Roy du monde ; que je ferois sur le Throsne, & qu’elle seroit dans les fers ; je pense, dis-je, que je ne luy pourrois parler d’amour qu’en tremblant, fust pour moy, ou pour autruy. Ainsi Seigneur, en l’estat où la Fortune vous a mis, je ne voy pas que ce fust une proposition que je peusse, ny que je deusse luy Faire, le sçay bien, repliqua le Roy de Pont, que j’ay tort de vous avoir parlé comme j’ay fait : mais genereux Artamene, que puis-je devenir ? mourray-je dans les fers que je porte sans m’en pleindre ? & ne pourray-je du moins obtenir de vous, la permission de voir encore une fois l’illustre Mandane ? Artamene se trouva alors bien embarrassé : car malgré toute la vertu de la Princesse, la jalousie ne laissoit pas de s’emparer de son cœur : il voyoit que le Roy de Pont estoit un Prince fort bien fait, & de beaucoup d’esprit : & il s’imagina d’abord, que cette entreveuê ne se pouvoit faire, sans qu’il en eust du desplaisir. Neantmoins, comme ce premier sentiment, fut bien tost corrigé par un second, qui luy fit voir qu’il n’avoit rien à craindre de ce coste là ; il dit au Roy de Pont, que s’il vouloit obtenir cette faveur, il faloit qu’il l’envoyast demander à Ciaxare, qui peut-estre ne la luy refuseroit pas Mais, luy dit-il, Seigneur, si vous m’en vouliez croire, vous ne le feriez point ; car enfin à quoy vous servira cette veüe ? Vous reverrez la Princesse si belle, que peut-estre en ferez vous plus malheureux. Ha Artamene, s’écria

le Roy de Pont, vous ne sçavez point aimer ? ou pour mieux dire, vous n’avez jamais aimé. Car sçachez que quelque mal traité que l’on puisse estre ; que quelque rigueur qui paroisse dans les yeux de la personne que l’on aime que quelque cruauté qu’elle puisse avoir dans le cœur ; que quelques fascheuses paroles qu’elle puisse dire ; sa veüe a tousjours quelque douceur, & cause tousjours quelque plaisir : & je ne sçay si un Amant mal traité, & qui voit la personne qui le mal-traite ; n’a point de plus heureux momens, qu’un Amant aimé, & absent de ce qu’il aime. Ainsi genereux Artamene, pourveû que je voye Mandane, je seray tousjours consolé : quand mesme elle ne me dira rien d’obligeant. Faites donc je vous en conjure, que Ciaxare ne me refuse pas la grace que j’envoyeray luy demander. je vous ay desja dit, repliqua Artamene, que je ne me sçaurois mesler de rien qui regarde la Princesse : & que tout ce que je puis, c’est de travailler pour vostre liberté : mais je le seray si ardamment, que vous connoistrez sans doute par là qu’Artamene veut s’acquiter de ce qu’il vous doit : & que s’il vous refuse les autres choses que vous souhaitez de luy, c’est qu’il a des raisons invincibles qui l’empeschent de vous les accorder : & qui l’en doivent raisonnablement empescher. Ne voyez vous pas Seigneur, luy dit il encore, que je suis Estranger en Capadoce ? que je n’y ay de pouvoir que celuy que mon espée m’y a donné ? & qu’enfin ce que vous desirez de moy, est une chose où je ne puis ny ne dois pas vous servir ? Le Roy de Pont, quoy que tres-ignorant de la veritable raison, qui faisoit agir Artamene de cette sorte ; ne laissa pas de recevoir ses excuses : & connoissant bien qu’en este, il souhaitoit des choses aparemment impossibles, à la reserve

de la veuë de la Princesse, qu’il espera d’obtenir ; il demanda pardon à Artamene, de l’injuste priere qu’il luy avoit faite. Et comme mon Maistre luy dit, qu’il connoistroit bien tost par les foins qu’il prendroit pour sa liberté, qu’il faisoit tousjours tout ce qu’il croyoit devoir faire : ce Prince amoureux le pria de ne se haster pas tant : car, luy dit-il, genereux Artamene, je doute si je n’aime point encore mieux estre prisonnier à Sinope, que d’estre libre sur le Throsne de Pont & de Bythinie.

Apres cela, Artamene quitta ce Prince, avec beaucoup de chagrin : & presque aussi affligé, que si Mandane eust pû entendre tout ce que le Roy de Pont venoit de luy dire : & qu’elle en eust paru fort touchée. Au sortir de là il fut chez le Roy, qui le carressa fort, & qui se mit à l’entretenir assez long temps en particulier : il luy dit qu’il luy devoit toute la gloire de son regne : & luy exagera en suitte, toutes les faveurs qu’il avoit reçeües du Ciel. Il luy repassa alors son mariage, avec la Reine de Capadoce : tous les démeslez qu’il avoit eus, avec les Princes ses voisins, dont il estoit sorty heureusement : son bonheur d’avoir eu une Princesse pour fille, aussi accomplie que Mandane : & enfin il luy raconta exactement, tout ce que les Mages avoient dit, à la naissance du fils du Roy de Perse. Les menaces qu’ils avoient faites à toute l’Asie, & particulierement au Roy des Medes : combien Astiage en avoit esté troublé : & quelle avoit esté sa joye, lors qu’on l’avoit assuré que Cyrus avoit esté noyé. Mais Artamene, luy dit il alors, vous devez aussi vous resjoüir de sa perte : & venir demain au Temple, pour offrir aveque nous le Sacrifice que l’on fait tous

les ans icy, pour remercier les Dieux de sa mort : car enfin comme il avoit les Astres pour luy, s’il eust vescu il vous eust peut-estre disputé une partie de vos Victoires : puis qu’il ne pouvoit pas se rendre Maistre de toute l’Asie, sans estre vostre Vainqueur. Artamene rougit à ce discours : mais Ciaxare creut que c’estoit par modestie, à cause des loüanges qu’il luy donnoit, & ne laissa pas de continuer de parler, & de repasser encore en suitte, toutes les obligations qu’il luy avoit. je vous laisse à juger Seigneur, si mon Maistre n’eut pas dequoy entretenir ses pensées, lors qu’il fut retourné chez luy ; il voyoit que le Roy de Pont estoit tousjours amoureux : Mais quoy que l’on ne puisse aimer un Rival, celuy là pourtant luy donnoit de la compassion, quoy qu’il luy donnast quelque inquietude. Ce qui le faschoit bien davantage, c’estoit que de la façon dont Ciaxare luy avoit parlé, il jugeoit bien que Cyrus n’estoit pas en termes d’oser ressusciter, quand mesme la Princesse y consentiroit ; de sorte qu’il en avoit une affliction estrangge. Le lendemain au matin Ciaxare l’envoya querir, & le mena au Temple : où il entendit une seconde fois, remercier les Dieux de sa mort. Mais au lieu de faire comme les autres, un remerciement si peu necessaire & si mal fondé : il leur rendit grace, de ce que mesme Sacrifice fait pour sa mort, estoit cause de la naissance de son amour. Imaginez vous, Seigneur, si jamais il y arien eu de plus surprenant, que de voir le veritable Cyrus, sous le faux Nom d’Artamene, estre present à cette ceremonie. Il me dit apres, qu’il avoit esté tenté plus d’une fois, de se jetter aux pieds do Ciaxare au milieu du Temple, & de se faire connoistre pour ce qu’il estoit. Mais

craignant de déplaire à la Princesse, il se retint ; & demeura fort interdit, tant que la ceremonie dura. Il eut pourtant quelque leger sentiment de joye, de voir que Mandane n’y avoit point voulu assister, & avoit fait semblant de se trouver mal : n’ayant pas la force d’aller entendre parler de la mort d’un Prince, qu’elle sçavoit qui estoit vivant.

Cette feinte fournissant un pretexte à mon Maistre de la visiter, il y fut aussi tost que l’heure où l’on la pouvoit voir fut venuë ; & la trouvant sur son lit, sans qu’il y eust personne aupres d’elle que ses femmes, qui ne pouvoient pas entendre ce qu’il disoit, se tenant par respect assez esloignées : je viens Madame, luy dit-il en abaissant la voix, vous rendre grace de ce que vous n’estes pas venuë remercier les Dieux de la mort de Cyrus : & je viens vous demander aussi, jusques à quand vous voulez qu’il ignore, s’il doit vivre, ou s’il doit mourir ? je voudrois sans doute qu’il peust vivre, repliqua la Princesse, & je voudrois mesme qu’il peust vivre heureux : mais à vous dire la verité, je n’y voy gueres d’aparence. Quoy, Madame (reprit Artamene, avec beaucoup de precipitation) m’est-il arrivé quelque nouvelle diferance, & suis-je plus mal avec vous que je n’estois ? Nullement, repliqua-t’elle ; mais je ne voy pas aussi que vous soyez mieux avec la Fortune. Car enfin, le Sacrifice où vous venez d’assister, marque tousjours que les sentimens du Roy continuent d’estre ce qu’ils estoient : & qu’ainsi il y a lieu de douter que malgré tous vos services, vous puissiez entreprendre sans peril, de vous descouvrir pour ce que vous estes. Ce n’est pas, adjousta la Princesse, que j’aye jamais remarqué dans l’esprit du Roy, ces mouvemens violens, que l’on

dit avoir esté en celuy d’Astiage : mais je craindrois, si vous vous estiez descouvert, que le Roy de Medie ne vous demandast à son Fils ; que Ciaxare n’eust pas la force de vous refuser à un Prince, qui luy a donné la vie : & qu’ainsi bien loing d’obtenir Mandane, l’on ne vous mist dans les fers. Laissez donc, luy respondit alors mon Maistre, le malheureux Cyrus dans le Tombeau : & laissez vivre le bienheureux Artamene aupres de vous. La Princesse l’entendant parler de cette sorte, se releva à demy sur le bras droit : & le regardant d’un maniere tres-obligeante, quoy que tres-modeste ; Les Dieux me sont tesmoins, luy dit elle, si je n’ay pas pour vostre vertu, une estime que je n’ay jamais euë pour nulle autre : & si je ne sens pas dans mon cœur une reconnoissance & une tendresse, qui n’y peuvent estre, sans y estre accompagnées de beaucoup d’amitié. Mais enfin, Artamene, il faut que la raison soit plus forte que toutes choses : & il ne faut pas tant considerer ce qui nous plaist, que ce qui nous doit plaire. C’est pourquoy encore que vostre conversation me soit tres-agreable ; que la façon dont vous m’aimez, satisface pleinement ma vertu : neantmoins je suis obligée de vous dire, que si pendant trois mois(et je doute mesme si ce terme n’est point trop long pour la bien-seance) vous ne pouvez trouver les moyens de me faire voir, que vous pouvez ressusciter sans peril, vous vous en retournerez en Perse : que vous y vivrez heureux si vous le pouvez : & que vous ne vous souviendrez plus de la malheureuse Mandane, de peur qu’elle ne trouble vostre repos. Mais Artamene (luy dit elle, sans luy donner le loisir de l’interrompre) pour vous oster tout sujet de pleinte ; sçachez que pendant les trois mois que je

vous donne, je contribueray à vostre bon-heur, autant que je le pourray, & que la bien-seance me le permettra. je vous assisteray de mes conseils ; je tascheray de descouvrir les sentimens du Roy ; je vous diray par quelle voye l’on pourroit peut-estre gagner Aribée, qui peut beaucoup sur son esprit : & je n’oublieray rien, de tout ce que raisonnablement je pourray faire, pour vostre satisfaction : si toutefois la loy de Capadoce n’est pas un obstacle invincible à vos desseins : & que la qualité d’estrangger, n’y soit pas incompatible avec celle de Roy. Mais apres cela, si tous vos foins & les miens font inutiles, il faudra (dit elle en changeant de couleur, ) se refondre à une separation eternelle : & il faudra absolument que la raison triomphe, de tout ce qui luy voudroit resister. Quoy, Madame, reprit Artamene, vous me bannirez, & me bannirez pour tousjours ? Attendez à vous pleindre, luy dit elle, que le temps en soit venu : & ne vous rendez pas malheureux, auparavant que de l’estre. C’est l’estre desja, repliqua mon Maistre, que de voir que vous estes capable de vous resoudre à me le rendre : car enfin. Madame, si j’estois dans vostre esprit, de la façon dont j’y pourrois estre, vous auriez un peu plus d’indulgence pour mon amour : & vous ne pourriez vous resoudre à perdre pour jamais un Prince qui vous adore, avec un respect sans esgal : & qui mourra infailliblement, dés qu’il fera esloigné de vous. Encore une fois, luy dit la Princesse, ne vous affligez point inutilement : & n’attendrissez pas mon cœur sans qu’il en soit besoin. Contentez vous, que si je suis contrainte de vous bannir, je ne vous banniray pas sans douleur ; & que je n’eus gueres plus de desplaisir de la nouvelle de vostre mort, que j’

en auray de vostre absence. Mais apres tout, Artamene la gloire est preferable à toute chose : & tant que je n’agiray contre vous que pour la satisfaire, vous n’aurez point de sujet legitime de vous plaindre de moy. Artamene voyoit bien qu’il n’en pouvoit ny n’en devoit pas esperer davantage d’une personne comme Mandane : Mais quoy qu’il deust y avoir preparé son esprit ; il ne pût toutefois s’empescher d’estre tres affligé. Elle sçeut pourtant le consoler si doucement dans sa douleur, par les charmes de sa conversation, qu’il ne laissa pas de preferer les maux qu’il souffroit en servant Mandane, à toutes les felicitez qu’il eust pû avoir sans elle. Il commença donc de s’assujettir plus qu’auparavant aupres de Ciaxare : il rendit mesme contre son inclination, plus de foins à Aribée ; & il n’oublia rien pour s’aquerir un si grand credit dans la Cour ; que quand il viendroit à se descouvrir, l’on deust aprehender de le perdre. Bien est il vray qu’il estoit si universellement aimé, que le soin extraordinaire qu’il en prit, ne luy aquit gueres de nouveaux Serviteurs : ny n’augmenta gueres le zele de ceux qu’il avoit desja, ce zele estant desja extréme.

Cependant celuy qu’il avoit envoyé porter des Pierreries à la Fille de cette Dame, chez laquelle il avoit esté pris pour Spitridate, & chez laquelle il avoit esté si bien secouru, revint à Sinope : & luy aprit qu’il y alloit avoir une nouvelle guerre en Bythinie. Il luy dit qu’il avoit trouvé ce Chasteau environné de quantité de Troupes : & que lors qu’il avoit parlé à cette Dame, elle avoit esté extrémement surprise, de voir les Pierreries qu’il avoit eu ordre de presenter à sa Fille. Que d’abord elle avoit fait quelque difficulté de souffrir qu’elle les acceptast : mais qu’enfin elle s’y estoit resoluë.

Qu’en le congediant, elle luy avoit fait un present fort magnifique, & l’avoit chargé do luy dire, apres qu’elle avoit apris avec estonnement qu’il estoit Artamene ; que le Roy son Mary alloit tascher de se mettre en estat de respondre un jour à sa libéralité : & de faire en sorte que Spitridate son Fils, qui avoit la gloire de luy ressembler, ne passast pas le reste de ses jours sans se rendre digne de cette ressemblance. Cét homme aprit encore à Artamene, qu’en s’en revenant il avoit trouvé toute la Campagne couverte de Gens de guerre ; qu’il avoit mesme esté arresté durant quelques jours ; & que c’estoit ce qui l’avoit tant fait tarder. Deux heures apres son arrivée, il vint nouvelles assurées d’Artaxe, que toute la Bythinie s’estoit revoltée ; que le Pont alloit faire la mesme chose ; & que le Roy de Phrigie avoit esté contraint de se retirer : parce que Cresus Roy de Lydie, estoit entré à main armée dans ses Estats : joint qu’une partie de ses Troupes avoient changé de Party : & avoient pris celuy luy de ceux qui avoient fait souslever les Peuples, & qui avoient veritablement beaucoup de droit à la Couronne de Bythinie. Enfin l’on sçeut qu’Arsamone Mary de cette Dame, qui avoit si bien reçeu Artamene lors qu’il estoit blessé, & qui l’avoit pris pour Spitridate son Fils, estoit à la teste d’une Armée tres considerable : & que si l’on ne mettoit le Roy de Pont en liberté, pour y donner ordre, & pour s’opposer à ses conquestes ; non seulement la Bythinie que ses Peres avoient usurpée seroit perduë pour luy ; mais que le Pont qui luy apartenoit legitimement le seroit aussi. L’on disoit bien que le Roy de Phrigie faisoit faire de nouvelles levées dans ses Païs : mais en mesme temps l’on disoit aussi, qu’il estoit

menacé en son particulier, d’avoir une longue guerre contre le Roy de Lydie. De sorte qu’il estoit aisé de voir, qu’il alloit infailliblement arriver une revolution universelle, aux Royaumes de Pont & de Bythinie, si l’on n’y remedioit promptement. Artamene trouvant une si belle matiere d’obliger le Roy de Pont ; de s’aquitter envers luy ; de faire une action heroïque ; & de le faire partir de Sinope, où il n’estoit pas trop aise de le voir ; supplia le Roy de vouloir non seulement le delivrer, mais mesme luy donner des Troupes, pour remettre ses Sujets en leur devoir. Il luy representa qu’il luy seroit beaucoup plus glorieux, & mesme plus avantageux d’en user ainsi, que de le retenir prisonnier : puis que s’il arrivoit qu’il perdist ses deux Royaumes, comme il y avoit bien de l’aparence qu’il les perdroit ; il ne seroit pas alors en estat de pouvoir payer sa rançon : de sorte que l’on seroit apres obligé de le garder toujours, ou de le delivrer cruellement, en un temps, où il n’auroit plus nulle esperance de remonter sur le Throsne. Il luy representa de plus, que ce Prince estoit genereux : & qu’en l’obligeant de bonne grace, l’on ne s’exposeroit à rien. Enfin comme Artamene estoit fort puissant sur l’esprit de Ciaxare ; & qu’en effet il sçait persuader tout ce qu’il veut quant il l’entreprend ; le Roy consentit à ce qu’il voulut : à condition toutefois que le Roy de Pont remettroit entre ses mains deux Places considerables de celles qui tenoient encore son Party : & qu’il promettroit solemnellement, de ne faire jamais la guerre contre la Capadoce. Artamene ayant obtenu ce qu’il desiroit, fut au mesme instant trouver le Roy de Pont, qui sçavoit desja son malheur : mais qui ne sçavoit pas le remede que l’on

y vouloit aporter. Il ne vit pas plustost mon Maistre que s’advançant vers luy avec beaucoup de constrance, quoy qu’avec beaucoup de melancolie : genereux Artamene, luy dit il, si en perdant la Couronne de Bythinie vous l’aviez gagnée, je ne serois pas si affligé que je le suis : Mais lors que je songe que mes plus mortels Ennemis triomphent de mon infortune ; je vous advoüe que je n’ay pas assez de patience, pour supporter cét accident sans en murmurer : & pour ne desirer pas la liberté, que je vous avois prié de ne demander pas si tost pour moy. Seigneur, luy respondit Artamene, comme je fais tousjours ce que je dois, j’ay prevenu vos prieres, & peut estre vos souhaits : & je sçay mesme si je n’ay pas esté plus loing que vous n’auriez desiré. Mon Maistre luy raconta alors, ce qu’il avoit fait aupres de Ciaxare : & quoy que par cét article, de ne faire jamais plus la guerre à la Capadoce ; il entendist bien que c’estoit luy dire tacitement, qu’il ne pretendist jamais plus rien à la Princesse : comme il estoit raisonnable, il n’en murmura point ; il s’en affligea en secret sans s’en pleindre ; & remercia fort civilement Artamene de sa generosité : le priant de vouloir remercier le Roy, en attendant qu’il le peust faire luy mesme. Il exagera extrémement cette grande action : & il ne pouvoit assez louer à son gré celuy qu’il jugeoit bien l’avoir faite. Si je remonte au Throsne, genereux Artamene, luy disoit il, je vous devray toute ma gloire & tout mon bon-heur : & je vous proteste que si je puis reconquerir la Bythinie, il ne tiendra qu’à vous que vous n’y commandiez aussi absolument que moy. Vous n’estes, luy disoit il, non plus de Capadoce que de Pont : ainsi il me semble que je

puis sans offenser Ciaxare, esperer le mesme avantage qu’il a eu. Il s’en va demeurer en paix, adjoustoit il, & je m’en vay recommencer la guerre : & par cette raison, je veux croire que le souhait que je fais n’est pas injuste, & qu’il ne vous sçauroit déplaire. Seigneur, luy respondit Artamene, je vous suis fort obligé d’avoir des sentimens si avantageux de moy : mais Seigneur, si vous me connaissiez plus particulierement que vous ne faites ; vous changeriez bien tost d’avis. C’est pourquoy me connaissant mieux que vous ne me connaissez, je ne veux pas abuser de vostre erreur : ny recevoir des graces dont vous vous repentiriez sans doute un jour : joint qu’encore que je ne sois pas nay Sujet de Ciaxare, je ne laisse pas d’estre attaché a son service, par d’assez puissantes raisons, pour ne m’en dégager jamais. Apres que les premiers sentimens de joye, furent passez dans l’esprit du Roy de Pont, pour la liberté qu’on luy rendoit, & pour le secours qu’on luy offroit ; l’amour reprenant sa place dans son cœur, il ne pût s’empescher de donner quelque marque de foiblesse : & de s’affliger en la presence d’Artamene, de la facheuse necessité où il se trouvoit. Car, disoit-il, tant que je seray dans les fers, je connois bien que je ne dois rien pretendre à la Princesse Mandane : & que de plus, si j’y demeure, je me trouveray sans Royaume, & par consequent bien esloigné de mes pretensions. Mais aussi, disoit-il, genereux Artamene, en quittant les fers que vous m’avez donnez, il faudra briser ceux que j’ay reçeus de l’illustre Mandane, ou du moins les porter en secret. Helas, adjoustoit il, pour estre cachez, ils n’en seront pas moins pesants : & je n’en seray pas moins son Esclave. Artamene ne sçavoit

pas trop bien que respondre, à un semblable discours : & tout ce qu’il pouvoit faire, estoit de le destourner avec adresse : & de parler de guerre, au lieu de parler d’amour.

Cependant comme la chose pressoit effectivement beaucoup ; Artamene donna ordre au départ du Roy de pont en fort peu de jours : & ce Prince ne pouvant se resoudre à partir sans avoir parlé à la Princesse, & sans prendre congé d’elle ; en envoya supplier Ciaxare, qui ne voulut pas le luy refuser. Artamene qui se trouva present lors que l’on demanda cette permission au Roy, eust bien voulu s’y opposer, mais il n’osa pourtant le faire : il se trouva mesme fort embarrassé à resoudre s’il devoit se trouver à cette entre-veüe, ou ne s’y trouver pas : toutefois quoy qu’il peust faire, & quelque repugnance qu’il y eust, il voulut estre le tesmoin de cette conversation. Il craignit pourtant beaucoup de ne pouvoir se contraindre, autant qu’il seroit à propos de le faire : Mais apres tout, il ne pût s’empescher d’y aller. Bien est il vray que ce ne fut pas sans en demander permission à la Princesse, qui n’eust pas esté fachée de pouvoir se dispenser de cette visite : Neantmoins Ciaxare l’ayant promis, il n’y avoit point de remede : joint que se souvenant des belles choses qu’il avoit faites pour Artamene, elle s’en resolut plus tost à le recevoir civilement. Le jour du départ de ce Prince estant donc venu, toutes les Dames & toute la Cour se rendirent chez la Princesse, qui l’avoit ainsi ordonné : Artamene fut un des plus diligens à s’y trouver : & le pins empressé sans doute à observer tout ce qui se passeroit en cette entre-veüe. Comme le Traité qui s’estoit fait entre ces deux Rois, eut esté signé de part &

d’autre, le Roy de Phrigie y estant compris s’il le vouloit, & tous les prisonniers rendus : & que ces Princes se furent veus au Temple, où ils jurerent d’en observer les Articles, & de vivre tousjours en paix : Le Roy de Pont ne fut point chez la Princesse comme un prisonnier : au contraire il y fut comme un Prince libre : & servy par les Officiers de Ciaxare, comme si ç’eust esté luy mesme. Ce Prince a sans doute fort bonne mine, & il estoit fort superbement habillé : La Princesse qui peut-estre avoit voulu avoir cette indulgence pour Artamene, n’estoit point extraordinairement parée : bien est il vray qu’elle n’en avoit pas besoin : & elle estoit si belle ce jour là, qu’elle effaça tout ce qu’il y avoit de plus beau & de plus magnifique à cette Audience. Le Roy de Pont estant donc arrivé, la salua avec beaucoup de respect : & elle le reçeut avec beaucoup de civilité. Elle voulut luy ceder sa place, mais il ne le voulut pas : & il prit celle qui estoit au dessous de la Princesse : luy disant de fort bonne grace, que ce n’estoit point au prisonnier d’Anamene (dit il en regardant mon Maistre en sous-riant) à occuper la place de la Princesse Mandane. Je pense Seigneur, luy dit elle, que vostre Vainqueur ne pretend pas vous faire changer de rang ny de condition : & qu’il est trop genereux, pour vouloir que le Roy de Pont ne jouisse pas de tous les honneurs que sa naissance luy donne. Pleust aux Dieux Madame, repliqua ce Prince en soupirant, que toutes les personnes de qui j’ay porte des fers, m’eussent traité aussi favorablement qu’Artamene : car si cela estoit, je ne serois pas aux termes où j’en suis : c’est à dire en estat d’estre tousjours Esclave & tousjours malheureux. Je ne m’estonne pas, dit la Princesse,

que tous ceux qui vont à la guerre, n’y facent pas des prisonniers : puis qu’en fin il faut avoir tout ensemble, beaucoup de cœur, & beaucoup de bonne fortune : Mais je vous advoüe que je ne puis faire que je ne trouve fort estrangge, que ceux qui en font ne les traitent pas bien : Car pour moy je vous assure Seigneur, que de mon consentement ils ne porteroient pas long temps leurs chaines : & qu’ils jouiroient bien tost de la liberté. Je ne doute nullement Madame, repliqua le Roy de Pont, que vous ne soyez capable de cette espece de pitié : mais Madame, il est des Captifs, de qui la liberté ne dépend pas de la volonté des Vainqueurs : & qui seroient tousjours prisonniers, dans une prison sans portes, sans grilles, & sans Gardes. Ceux qui sont de cette humeur, repartit la Princesse, doivent souffrir avec patience, un malheur où il n’y a point de remede : & ne se pleindre de personne que d’eux mesmes. J’en connois aussi Madame, reprit le Roy de Pont, qui en usent comme vous dittes : & qui sans vous accuser des maux qu’ils endurent, se preparent à les souffrir toute leur vie. Je serois bien fachée, luy dit elle, qu’un aussi Grand Prince que vous, eust quelque sujet legitime de se pleindre de moy : mais si ma memoire ne me trompe, j’eus tousjours pour vous dans le temps que vous fustes à la Cour de Capadoce, toute la civilité que je devois au Fils du Roy de Pont. Je l’advoüe Madame, repliqua ce Prince, mais je doute si vous ne m’avez point plus mal traitté lors que j’ay porte la Couronne, que lors que je n’y avois point de part. Je veux croire, reprit la Princesse, que vous avez creû avoir sujet de vous pleindre, puis que vous nous avez declaré la guerre :

mais j’auray beaucoup de peine à me persuader, que vous ayez eu raison de le faire. Si j’ay failly Madame, repliqua ce Prince, j’en ay esté bien puny : j’ay perdu des Batailles ; j’ay perdu la liberté ; & je me voy en termes de perdre encore deux Royaumes : Cependant Madame, tout cela seroit peu de chose, si j’avois pû gagner quelque part en vostre estime. Je sçay bien que perdre des Batailles, & ne paroistre devant vous que comme un Captif, ne sont pas des choses qui aparemment me la doivent faire meriter : Mais Madame, souvenez vous que la gloire de mon Vainqueur, oste toute la honte de ma deffaite : & qu’ainsi tout vaincu & tout prisonnier que je suis, je n’offense point la Princesse Mandane, en luy demandant quelque place en son estime, n’en devant jamais plus pretendre à son affection. Ne soyez pas Madame, adjousta-t’il, moins genereuse que le Roy vostre Pere, & que l’illustre Artamene : ce dernier a demandé ma liberté, & l’autre me l’a accordée : ne me refusez donc pas la faveur que je vous demande : & faites moy la grace de croire, que dés le premier moment que j’eus l’honneur de vous voir ; j’eus pour vous toute l’estime & toute la veneration imaginable. Enfin Madame, je vous ay adorée devant que d’estre Roy : j’ay fait la mesme chose, lors que je suis monté au Throsne : j’ay continué de le faire, mesme en declarant la guerre au Roy de Capadoce ; je ne m’en suis pas repenty, lors que je me suis veû tout couvert de sang & de blessures : j’ay eu les mesmes sentimens, dans les fers que la clemence du Roy vostre Pere vient de m’oster : & je les auray tousjours, soit que mon espée me fasse reprendre le Sceptre, soit que mon malheur me face perdre la Couronne : &

tant que je seray vivant, j’auray pour vous, Madame, une passion tres respectueuse & tres violente. Voila Madame, dit ce Prince en se levant, ce que j’avois envie de vous dire une fois en ma vie, & ce qui me fera mourir moins malheureux, maintenant que je vous l’ay dit : comme mon amour a esté sçeue de toute l’Asie, bien que je ne vous en aye parlé que des yeux ; je ne crains pas de vous offenser, en vous en parlant avec tant de hardiesse, & en une si grande compagnie. Et puis comme je sçay que mon Protecteur, dit il en regardant Artamene, a quelque credit aupres de vous, je veux esperer qu’à sa consideration & à son exemple, vous ne voudrez pas insulter sur un malheureux : ny luy dire des choses fascheuses, la derniere fois qu’il aura peut-estre l’honneur de vous parler. Artamene escouta tout ce discours avec une inquietude qui n’est pas imaginable : il regardoit la Princesse ; il regardoit son Rival ; & quoy qu’il ne peust bien connoistre les sentimens de Mandane, à cause qu’elle avoit les yeux baissez, neantmoins il se les imaginoit quelquefois trop favorables pour le Roy de Pont : & il estoit presque tout prest de se mesler dans la conversation, quoy que la qualité sous laquelle il paroisoit, ne luy permist pas de le faire. Il estoit pourtant bien aise d’aprendre de la bouche de son Rival, qu’il n’avoit jamais parlé d’amour à Mandane : mais il avoit quelque confusion, d’entendre les louanges que ce Prince luy donnoit, sçachant combien leur amour rendoit leur amitié impossible. Enfin apres que le Roy de Pont eut cessé de parler, la Princesse, qui s’estoit levée en mesme temps que luy, relevant les yeux & rougissant un peu, si je ne sçavois, luy dit elle, que c’est presque la coustume de

tous les jeunes Princes, de pretexter leur veritable ambition, d’une passion plus galante, ou d’un simple desir de gloire ; vous me donneriez sans doute en mesme temps beaucoup de sujet de vanité, & beaucoup de sujet de me pleindre de vous. Car Seigneur, je ne puis nier qu’il ne me fust avantageux d’estre estimée d’un Roy qui a tant de bonnes qualitez : & que je n’eusse aussi quelque cause de vous accuser, & peut-estre de vous punir, de me parler comme vous faites. Mais, Seigneur, luy dit elle, je prens tout ce que vous m’avez dit, comme je le dois prendre : & bien loing de vous mal traitter, je vous proteste qu’il ne tiendra pas à moy, que vous ne partiez de cette Cour, aussi libre de l’esprit que du corps : & si mes vœux sont necessaires pour vous faire remonter au Throsne, malgré toutes les choses passées, je ne les espargneray pas. J’aurois mieux aimé, Madame, respondit le Roy de Pont, que vous eussiez escouté les miens, que d’employer les vostres pour moy : mais c’est une chose où il ne faut plus penser, que pour me punir de la temerité que j’ay eue, d’oser aimer la plus merveilleuse Personne du monde. Apres cela, la Princesse luy respondit, & il luy repliqua encore une fois : en suitte de quoy il prit congé d’elle & sortit. Pour mon Maistre, il ne sçavoit s’il devoit demeurer ou suivre ce Prince : il craignoit que le Roy de Pont ne remarquast son chagrin : & il aprehendoit aussi que Mandane ne s’aperçeust de sa jalousie, & ne s’en offençast. De sorte que pour ne s’exposer ny à l’une ny à l’autre de ces choses, il fut chez Ciaxare, où peu de temps apres le Roy de Pont retourna pour luy dire adieu. Ce mot d’adieu ayant un peu remis la tranquilité dans l’esprit d’Artamene, par la joye qu’il eut de voir

partir son Rival ; il recommença d’agir avec luy comme à l’ordinaire : c’est à dire avec beaucoup de civilité. Ciaxare le traita fort bien en s’en separant : on luy donna cent chevaux pour le conduire au Camp : & l’on envoya un ordre à Artaxe qui commandoit l’Armée d’obeïr à ce Prince ; & d’envoyer Garnison dans les deux Places que le Roy de Pont devoit remettre en la puissance de celuy de Capadoce. Artamene suivy de toute la Cour, fut conduire le Roy de Pont à quelques stades de la Ville : & quoy qu’il fust son Rival, & qu’il eust eu mesme quelques momens de jalousie ; ce Prince tesmoigna tant d’amitié à mon Maistre en s’en separant, qu’il en eut de la confusion, & ne pût s’empescher d’en estre esmeû.

Cependant apres son départ, Artamene se trouva plus heureux, qu’il ne s’estoit encore veû : car enfin sa Princesse sçavoit sa naissance & son amour, & souffroit qu’il la vist assez souvent : il n’avoit plus de Philidaspe qui l’importunast : le Roy de Pont estoit party, pour ne revenir jamais : & il y avoit des momens, où il s’en faloit peu qu’il ne se creust absolument heureux. Il y en avoit aussi quelques uns, où il n’estoit pas sans inquietude : car apres tout, il faloit se descouvrir pour ce qu’il estoit : & s’exposer à l’humeur violente d’Astiage, & peut-estre à la colere de Ciaxare, Neantmoins comme l’un estoit esloigné, & qu’il paroissoit estre fort aimé de l’autre, l’esperance estoit plus forte que la crainte dans son cœur, & il ne s’estoit jamais veû si satisfait. Comme la Paix avoit remis la joye dans toute la Capadoce, ce ne furent que divertissemens à la Cour : & mon Maistre ne parut pas moins adroit, ny moins galant, dans les Festes publiques, & parmy les Dames, qu’il avoit paru

courageux dans les Batailles, & prudent dans les Conseils. Le Roy voulut mesme en ce temps-là, revoir l’agreable Ville d’Amasie, qui comme vous sçavez, est scituée sur les bords de l’iris : & en suitte il fut à la superbe Themiscire, où il s’arresta : tant parce qu’il y avoit quelques affaires, que parce qu’en effet la Princesse aimoit assez ce lieu-là. Car comme le Thermodon qui mouille le pied de ses murailles, est un des plus agreables fleuves du monde, elle prenoit souvent plaisir de s’aller promener sur ses bords : & mon Maistre avoit souvent l’honneur de l’y accompagner, & le moyen de luy pouvoir donner cent tesmoignages respectieux de sa passion. Il vescut donc de cette sorte, avec beaucoup de douceur, durant les trois mois qu’on luy avoit accordez : pendant lesquels il avoit si puissamment gagné le cœur de Ciaxare, qu’il espera de pouvoir se descouvrir sans danger. Il en demanda conseil à sa chere Princesse, qui n’osoit presques le luy donner ; par la crainte qu’elle avoit, d’exposer une personne si chere. Elle ne laissa pourtant pas d’aider à luy faire prendre cette resolution : en le faisant souvenir que le terme qu’elle luy avoit donné s’aprochoit : & qu’ainsi il faloit tenter la chose : ou se resoudre à partir. Il n’en falut pas davantage, pour obliger Artamene à hazarder tout, plustost que de quitter sa Princesse : c’est pourquoy apres avoir esté prendre congé d’elle, comme s’il fust alle à la mort ; dans l’incertitude où il estoit, de la façon dont il seroit reçeu de Ciaxare : il s’en alla chez le Roy, avec intention de luy dire qu’il estoit Cyrus, & de luy aprendre que l’amour qu’il avoit pour la Princesse, l’avoit oblige à demeurer desguisé dans sa Cour, sans qu’elle en sçeust rien. Comme il arriva chez Claxare, un de ses

Officiers luy dit, qu’il venoit de recevoir des nouvelles d’Astiage qui le troubloient fort ; & qu’il avoit eu ordre d’aller querir la Princesse : & de l’envoyer advertir qu’il se rendist aupres du Roy. Anamene entendant cela, creut que c’estoit quelque souslevement de Peuples, & n’en imagina rien autre chose ; mais il creut tousjours bien que ce jour là n’estoit pas favorable pour se descouvrir ; & qu’il estoit mesme à propos que la Princesse en fust advertie : de peur qu’estant mandée par le Roy, elle n’en fust surprise ; s’imaginant que c’estoit parce qu’il s’estoit descouvert : & que sur cette opinion, elle ne dist quelque chose à contre-temps qui leur peust nuire. Il retourna donc promptement sur ses pas ; & dit à cét Officier du Roy, qu’il seroit bien aise de conduire la Princesse chez Ciaxare puis qu’elle y devoit venir, le priant de luy remettre sa commission. Cét homme qui sçavoit la faveur de mon Maistre, consentit a ce qu’il voulut ; & l’assura qu’il les attendroit dans l’Antichambre ; & qu’il ne se monstrreroit point à Ciaxare. qu’il n’eust amené la Princesse. Artamene fut donc la prendre à son Apartement, où il luy dit ce qu’il sçavoit : luy faisant comprendre en allant, qu’il faloit differer l’execution de son dessein, jusques à tant qu’ils sçeussent quelle inquietude avoit le Roy.

Comme ils entrerent dans son Cabinet, ils le trouverent qu’il se promenoit seul : mais il ne les vit pas plustost qu’il s’arresta : & adressant la parole à la Princesse, Vous aviez raison ma Fille (luy dit il, le visage tout changé) de ne vous trouver pas au dernier Sacrifice que l’on fit, pour remercier les Dieux de la mort de Cyrus : puis que c’estoit en effet leur rendre grace inutilement : & si j’eusse sçeu ce que je sçay, j’eusse bien changé

l’intention du Sacrificateur. La Princesse & Artamene furent estranggement surpris d’un semblable discours : & ne douterent nullement, que Ciaxare ne sçeust que Cyrus estoit non seulement dans sa Cour, mais dans son Cabinet. Mandane se repentoit desja de la bonté qu’elle avoit eue pour mon Maistre, & se preparoit à tascher de se justifier aupres de Ciaxare : Artamene de son costé estoit au desespoir, de remarquer sur le visage de sa Princesse qu’elle souffroit infiniment : & par un excés d’amour, il songeoit bien plus a sa douleur, qu’au peril où il croyoit estre exposé. Mais voyant enfin que Mandane n’avoit pas la force de parler ; & que le Roy avoit recommencé de se promener sans rien dire, comme s’il eust attendu qu’on luy eust dit quelque chose ; Seigneur, reprit mon Maistre, ceux qui vous ont assuré que Cyrus estoit vivant, vous ont ils apris qu’il ait de mauvais desseins contre la Medie, & contre la Capadoce ? Il ne faut, repliqua Ciaxare, qu’entendre tout ce que les Mages qui sont à Ecbatane, eux qui sont les plus sçavans de toute l’Asie, nous anoncent & nous presagent de Cyrus. Il faut pourtant tascher, poursuivit il de donner quelque remede à un mal qui n’a pas encore fait un & grand progrés, qu’on ne le puisse arrester : & puis que le bonheur ou l’infortune de toute l’Asie sont attachez à la mort ou à la vie d’un seul homme ; il faut faire tout ce que l’on pourra, pour se mettre en estat de pouvoir disposer de sa vie ou de sa mort sans peril. Cyrus, à ce que j’aprens par le Roy mon Pere (adjousta-t’il en s’arrestant, & en regardant la Princesse) n’est pas presentement à la teste d’un Armée de cent mille hommes : c’est pourquoy ma Fille, luy dit-il, je ne m’en mets pas tant en peine : & si je ne me trompe, il ne nous fera pas

tout le mal dont nous sommes menacez. A ces mots, Artamene ne doutant plus du tout que Ciaxare ne sçeust la verité de son avanture, estoit sur le point de l’assurer, qu’il luy respondoit de la fidelité de Cyrus : lors que la Princesse l’interrompant ; Seigneur, dit elle au Roy, il faut esperer en effet, que les Dieux qui sont tous bons, ne souffriront pas que toute l’Asie soit renversée ; & ils seront peut-estre si clemens, que sans qu’il en couste mesme la vie à Cyrus, ils vous laissent jouir en repos, de la felicité de vostre regne. Je le veux croire ma Fille, repliqua le Roy, car enfin tant que Cyrus ne paroistra point les armes à la main, il ne conquestera ny Provinces, ny Royaumes : & dés que nous le verrons à la teste d’une Armée ; Voicy (adjousta-t’il en embrassant mon Maistre) celuy que nous luy opposerons ; & qui nous empeschera sans doute, de suivre le Char de ce pretendu Vainqueur de toute l’Asie. La Princesse & Artamene demeurerent alors aussi surpris, d’entendre ce que le Roy disoit, qu’ils l’avoient esté de ce qu’il avoit dit, au commencement de son discours, mais plus agreablement. Mandane qui n’avoit osé lever les yeux jusques à ce moment là, regarda mon Maistre ; qui reprenant la parole, pour confirmer encore davantage le Roy en l’opinion où il estoit ; Ouy, Seigneur, dit il à Ciaxare, j’ose vous assurer que tant qu’Artamene sera Artamene, vous n’avez rien à craindre de Cyrus, quand mesme il seroit à la teste d’une Armée de cent mille hommes : mais je ne laisse pas de vous estre infiniment obligé, des sentimens avantageux que vostre Majesté tesmoigne avoir de moy. Je ne les sçaurois avoir trop grands, repliqua Ciaxare, & si les Dieux ne vous avoient envoyé à mon secours, je serois sans

doute beaucoup plus en peine que je ne suis, de tout ce que me mande le Roy mon Pere. Alors il se mit à raconter à la Princesse & à Artamene, qu’Astiage luy mandoit que Cyrus avoit esté veû en Perse ; que depuis peu, il avoit passé en Medie : & avoit pris le chemin de la Bythinie & du Pont. Qu’en suitte il avoit fait consulter les Mages, qui avoient assure plus fortement que jamais, que le renversement de toute l’Asie alloit arriver ; & arriveroit infailliblement, si l’on n’appaisoit les Dieux. Que de plus, Astiage luy mandoit, qu’il avoit fait publier par toutes les Terres de son obeïssance, un commandement d’arrester Cyrus si on l’y trouvoit : & de le luy amener vif ou mort : promettant de grandes recompenses, à ceux qui le pourroient prendre ou le tuer. Que pour cét effet, il avoit tait aussi publier, afin qu’il peust estre plus aisément reconnu, que Cyrus portoit des Armes toutes noires : & que l’on voyoit representé à son Escu un Esclave, qui semblant avoir à choisir de Chaines, & de Couronnes, brisoit les dernieres, & prenoit les autres, avec ce mot

PLUS PESANTES, MAIS PLUS GLORIEUSES.

Ciaxare adjousta encore, qu’il avoit desja donné ordre à Aribée, de faire publier la mesme chose dans Themiscire, & en toute l’estendue de la Capadoce & de la Galatie ; afin de ne rien negliger, en une chose il importante. Je vous laisse à juger. Seigneur, de l’estat où se trouverent alors Mandane & Artamene, & de combien de pensées differentes, leur ame estoit agitée. La Princesse avoit une telle impatience que cette conversation finist, qu’elle pensa s’en aller plus

d’une fois sans rien dire : Elle n’eust pas sans doute voulu descouvrir qu’Artamene estoit Cyrus : mais elle avoit aussi tant de repugnance à contribuer quelque chose, à l’innocente tromperie qu’il faloit de necessité continuer, pour mettre mon Maistre en seureté, qu’elle ne trouvoit rien à respondre, à tout ce que le Roy disoit. Mais par bonne fortune Aribée estant entré, pour parler d’une affaire importante au Roy ; Elle se retira, & fut conduite par Artamene jusques dans son Cabinet : où elle entra, sans estre accompagnée que de Martesie. Elle n’y fut pas si tost, que regardant mon Maistre d’un air fort melancolique, & bien, luy dit elle, Artamene, il n’y a pas moyen que Cyrus ressuscite : & il faut mesme qu’Artamene parte bien tost. Ce Prince l’entendant parler ainsi, voulut luy r’assurer l’esprit autant qu’il pût : & luy faire comprendre, qu’il n’estoit pas autant en peril qu’elle pensoit. Que selon les apparences, celuy que l’on avoit pris pour luy en Perse, devoit estre ce mesme Spitridate, pour lequel on l’avoit pris en Bythinie : & qu’ainsi il ne se faloit pas tant alarmer. Parce qu’enfin il venoit peu de Persans en Capadoce : principalement de ceux qui pourroient le reconnoistre : & qu’eu effet il paroissoit bien qu’ils ne le reconnoistroient pas, puis qu’ils prenoient un autre pour luy. Quand cela seroit ainsi, dit la Princesse, ce ne seroit pas assez : car Artamene, je vous ay souffert quelque temps, dans l’esperance que j’avois, que vous pourriez trouver les moyens de vous découvrir sans danger : & dans la certitude où j’estois, que je ne serois pas moins innocente en souffrant la conversation de Cyrus, que je l’avois esté en

endurant celle d’Artamene. Mais aujourd’huy que je voy Cyrus & ma gloire en un danger eminent ; il n’y a plus rien qui puisse m’obliger à avoir cette indulgence pour vous. Quand je n’aurois qu’un seul de ces deux interest, adjousta-t’elle, je devrois faire ce que je fais : mais les ayant tous deux à la fois, il faut Artamene, il faut partir. Dites plustost Madame, interrompit mon Maistre, qu’il faut aller à la mort : car enfin, je ne sçaurois plus vivre sans vous voir. Ouy, ouy Madame, poursuivit il, vous avez trouvé un moyen infaillible, de delivrer toute l’Asie de ce Prince malheureux que les Mages assurent qui la doit conquester : & vous ne pouviez jamais trouver une voye plus certaine, de mettre Astiage en repos. Mais Madame, ne serez vous pas plus inhumaine qu’il ne fut cruel, de me faire mourir de cette sorte ? Il voulut m’oster la vie, il est vray : mais ce fut en un âge où je n’en connoissois pas la douceur. De plus, je ne l’avois ny servy ny aimé : au lieu que vous qui me poussez de vostre propre main dans le Tombeau, apres m’avoir fait l’honneur de me donner quelque place en vostre ame ; sçavez bien que je vous ay voulu servir ; que je vous ay adorée ; que je vous adore ; & que je vous adoreray jusques à mon dernier soupir. Ne seroit-ce point Madame, qu’en effet les menaces des Mages esbranleroient vostre esprit ? & que vous me regarderiez presentement, comme ce Prince redoutable qui doit desoler toute l’Asie ? Si la chose est ainsi Madame, il faut mourir, j’y consents : & pour executer vos volontez, je n’auray pas beaucoup de peine. Il ne me faudra, insensible Princesse, ny fers ny poisons pour vous obeir : & je n’auray pour finir mes tristes jours, qu’à me resoudre à

vous dire adieu. Non ma Princesse (adjousta-t’il, en se mettant à genoux) cette cruelle parole ne sortira jamais de ma bouche qu’avec ma vie : songez donc bien je vous en conjure, si vous voulez que je la prononce : mais ne prononcez pas vous mesme mon Arrest de mort, sans vous consulter encore une fois. Artamene dit tout ce que je viens de vous dire, d’une maniere si passionnée ; & avec tant de violence & de respect tout ensemble, que la Princesse en fut attendrie : je pensois Artamene (luy dit elle en le relouant, & en le faisant rassoir) que la peine que je sens à vous bannir, deust vous consoler de vostre malheur. Quoy Madame, s’ecria t’il en l’interrompant, vous croyez que quelque chose me puisse consoler de la perte de Mandane ? Ha non non, cela n’est pas possible. Vous ne perdrez que sa veüe, luy respondit elle, & vous ne perdrez jamais son estime ny son amitié, si vous ne vous en rendez indigne, par une desobeïssance trop opiniastrée. Mais enfin Madame, luy dit il, quand je vous desobeïray, vous ne pourrez faire autre chose pour me punir, que de faire sçavoir à Ciaxare que je suis Cyrus : & quand cela sera, l’on me mettra dans les fers ; & peut-estre l’on sacrifiera ma vie, pour le repos d’Astiage. Mais Madame, ne vous y trompez pas : j’ayme encore mieux porter des fers en Capadoce, qu’une couronne en tout autre endroit de la Terre où vous n’estes pas : & j’aime mieux aussi mourir de la main d’Astiage, que de celle de Mandane. Mandane, luy respondit la Princesse, ne feroit rien de tout ce que vous dites : mais elle vous osteroit peut-estre son affection, s’il estoit vray que vous eussiez manqué de respect pour elle. Eh Madame, reprit mon Maistre, seroit-

ce manquer de respect, que de vouloir demeurer aupres de vous pour vous adorer ? Enfin Artamene (luy dit elle, d’un visage où il paroissoit de la douleur, & beaucoup de Majesté) il y va de ma gloire, & rien ne me sçavroit fléchir. Si cela est Madame, repliqua-t’il, vous avez raison : & la vie d’Artamene est trop peu considerable, pour estre comparée à une chose si precieuse. Mourons donc Madame, mourons : mais n’ayez pas du moins l’inhumanité, de haster tant l’heure de ma mort. Laissez moy donc expirer lentement & ne me refusez pas la consolation, de jouir encore quelques momens de vostre veuë. Vous sçavez Madame, qu’il me demeure encore quinze jours, de trois mois que vous m’aviez donnez : ne me les ostez pas, si vous ne voulez que je perde patience : & peutestre que je vous desobeïsse. Artamene prononça ces tristes paroles d’une façon si touchante, qu’il fut impossible à Mandane de luy refuser ce qu’il vouloit : aussi bien ne faloit il guere moins de temps, pour pretexter son départ aupres du Roy. Je ne vous dis point Seigneur, tout ce que ces deux illustres Personnes se dirent encore en cette conversation, ny en celles qu’elles eurent en suitte durant cinq ou six jours, car cela seroit trop long : ny ce que mon Maistre dit, lors qu’il fut seul dans sa chambre. Mais je vous diray seulement, qu’il n’y eut jamais de melancolie égale à la sienne : ny peut-estre guere de semblable à celle de Mandane, quoy qu’elle la cachast mieux. Elle le prioit quelquefois, de luy promettre qu’il ne feroit jamais la guerre, ny en Capadoce, ny en Medie : & il luy respondoit tousjours, que le moyen infaillible de s’en assurer, estoit de le retenir aupres d’elle. Enfin elle vouloit pour sa consolation qu’il l’aimast ;

elle vouloit pour son repos qu’il l’oubliast ; mais elle vouloit tousjours qu’il partist. Comme les choses en estoient là, & qu’Artamene estoit chez la Princesse ; Ciaxare l’envoya querir : d’abord elle eut peur que ce ne fust qu’il eust descouvert tout de bon, quelque chose de la verité : & que ce ne fust en effet, pour arrester Artamene, qu’il recevoit cét ordre d’aller chez le Roy. Car ce matin là, Araspe estoit arrivé à Themiscire, venant de la part d’Astiage : mais elle aprit bien tost apres, que le Roy n’envoyoit querir mon. Maistre, que pour luy communiquer une affaire assez importante. Car Seigneur, vous sçaurez qu’Astiage n’envoya Araspe à Ciaxare, que pour luy dire, qu’il vouloit absolument qu’il si remariast : parce que de, disoit il, dépendoit tout le repos de la Medie. Ce Prince adjoustoit, qu’il sçavoit bien, que les Capadociens ne se soucioient pas d’avoir un Roy : & qu’ils aimoient assez la Princesse Mandane, pour estre bien aises qu’elle fust leur Reine. Mais qu’il n’en estoit pas ainsi des Medes : de sorte qu’il estoit à croire, que s’il arrivoit que Cyrus entreprist quelque chose, & se monstrrast à ces Peuples ; ils pourroient se donner à luy, sans croire presque faire rien d’injuste, parce qu’il n’avoit qu’une Fille. Qu’il faloit donc songer à se donner un Successeur : que de plus, il devoit encore considerer, que l’on n’avoit sans doute entrepris d’enlever Mandane, que parce que selon les apparences, elle devoit estre Reine de plusieurs Royaumes : qu’ainsi il valoit mieux luy oster une Couronne, & la laisser avecque deux, que de l’exposer encore à de pareils accidents. Que les loix de Capadoce & de Medie estoient differentes : que les Capodociens

ne vouloient point de Prince Estranger : & que les Medes au contraire, ne souffriroient pas qu’un Sujet de la Reine de Capadoce fust leur Roy. Qu’au reste apres avoir bien pensé a l’Alliance qu’il devoit faire ; il avoit trouvé que Thomiris Reine des Massagettes, estoit celle qui luy estoit la plus propre. Que c’estoit une Princesse de grande beauté ; de grand esprit ; & de grand cœur : qu’il sçavoit que comme elle avoit un Fils âgé de quinze ans, il faudroit qu’elle luy remist bien tost la conduitte de son Estat : & qu’il estoit à croire, que cette Grande Reine accoustumée à la domination, ne seroit pas marrie de trouver une voye de remonter sur le Throsne. Que la proportion de leur âge, estoit telle qu’elle devoit estre, pour esperer dis enfans, & pour avoir une vie heureuse. Que chez tous les Princes voisins, il n’y avoit point de Princesse qu’il peust espouser : qu’une partie d’entre eux estoient ses Ennemis : & que les autres n’avoient point de Filles. Qu’au reste encore que Thomiris eust un Fils âgé de quinze ans, elle n’en avoit pourtant que vingt-neuf. Que de plus, l’Alliance faite avec ces Peuples là, estoit tousjours avantageuse : parce qu’encore qu’ils fussent assez loin de ses Estats, neantmoins l’on pouvoit dire, que les Scubes en general, estoient voisins de tout le monde : puis que n’ayant ny Villes, ny Maisons, & vivant tousjours sous des Tentes ; ils passoient d’un Royaume à l’autre en un instant : comme ils l’avoient bien monstrré, lors qu’autre fois ils avoient envahy toute l’Asie. Qu’ainsi c’estoit se faire de puissans Amis, & s’oster de redoutables

Ennemis, que de faire Alliance avec eux. Qu’apres tout, il le vouloit : & que s’il n’y consentoit pas, il chercheroit d’autres voyes, d’empescher que son Sceptre ne passast dans les mains d’une Fille.

Voila Seigneur, une partie des choses qu’Araspe avoit dites de la part d’Astiage à Ciaxare. Aribée qui s’estoit trouvé present à ce discours, comme ayant la confidence du Roy, & qui avoit bien des desseins cachez dans l’esprit, demeura un peu estonné, à ce que nous avons sçeu depuis : neantmoins apres avoir fait semblant de resver profondement à ce qu’il devoit conseiller à Ciaxare, qui luy commandoit de dire son advis : il approuva tout ce qu’Astiage avoit mandé ; fortifia la chose par de nouvelles raisons ; exagera celles qu’Araspe n’avoit fait que toucher legerement ; & fit enfin resoudre le Roy à faire ce qu’on luy conseilloit. Ce n’est pas que la tendresse extréme qu’il avoit pour Mandane, ne resistast un peu à ce dessein : mais comme il luy demeuroit deux Couronnes ; & qu’on luy faisoit comprendre, qu’il s’agissoit du Throsne de Medie ; il consentit à ce qu’on voulut. Or comme Aribée avoit interest par plus d’une raison, que mon Maistre fust esloigné de la Cour, il dit à Ciaxare qu’il n’y avoit qu’Artamene seul, qui fust capable de faire reüssir heureusement, le dessein de son mariage, avec la Reine des Massagettes. Qu’il avoit toutes les qualitez necessaires pour cela ; qu’il avoit beaucoup d’esprit, & beaucoup de reputation : & qu’ainsi il n’y avoit presque pas lieu de douter, que si l’on envoyoit Artamene vers Thomiris, il ne vinst à bout d’une negociation si glorieuse pour luy, & si importante pour l’Estat.

Ciaxare qui en effet voyoit beaucoup d’aparence, à ce que luy disoit Aribée, aprouva son advis : & peu de temps apres, envoya querir mon Maistre, comme je vous l’ay déja dit D’abord qu’il entra dans son Cabinet, il fut au devant de luy : & le carressant encore plus qu’à l’ordinaire ; Artamene, luy dit il, les Dieux ne vous ont pas rendu propre à tant de choses differentes, pour ne vous employer jamais qu’à une seule : c’est pourquoy afin de ne laisser pas inutiles, les dons que vous avez reçeus du Ciel : il faut qu’apres avoir donné tant d’illustre matiere à vostre valeur, je vous en donne aussi de faire paroistre vostre prudence. Mon Maistre suivant fa coustume & son humeur, respondit aux civilitez de Ciaxare, avec autant de modestie que de soumission : & tesmoignant en suitte beaucoup d’impatience de sçavoir en quoy il le pouvoit servir : Ciaxare luy dit tout ce qu’Astiage luy avoit mandé par Araspe ; tout ce qu’Ariée luy avoit conseillé ; & enfin tout ce qu’il avoit resolu. Il le pria de plus, de vouloir aprendre la chose à la Princesse sa Fille ; & de tascher de faire qu’elle ne l’en aimast pas moins. Car, luy dit il, Artamene, je sçay qu’elle vous estime : & qu’elle recevra mieux une semblable nouvelle par vous que par Aribée, pour lequel elle n’a jamais eu grande inclination. Je vous laisse à juger. Seigneur, combien mon Maistre fut surpris d’une pareille proposition : il ne sçavoit s’il devoit contredire le dessein du Roy, ou l’aprouver : accepter la commission qu’on luy donnoit de parler à la Princesse, ou la refuser absolument : & il fut un assez long temps, où il ne sçavoit pas trop bien que respondre ; tant il avoit de peur d’offencer le Roy ou Mandane ; & de choquer son devoir ou son amour, dans une conjoncture si delicate.

Mais voyant enfin qu’encore que Ciaxare luy fist l’honneur de luy demander son advis, c’estoit pourtant une chose resolue : il luy dit à la fin, que pour ce qui estoit de son mariage, ce n’estoit point a luy à se mesler d’en parler, ny de conseiller un Roy si prudent. Que pour ce qui estoit de l’aprendre à la Princesse, il le seroit puis qu’il le luy commandoit : Mais que pour aller vers la Reine des Massagettes, c’estoit une chose où selon son sens il n’estoit pas propre. S’il falloit l’aller conquerir à force d’armes, luy dit il, je pourrois peut-estre me vanter, de le faire aussi tost qu’un autre : Mais comme il ne faut que la persuader, dispensez moy s’il vous plaist, Seigneur, d’un employ où certainement je suis moins propre que vous ne croyez. Ciaxare l’entendant parler ainsi, creut tousjours que sa modestie toute seule, luy faisoit tenir un semblable discours, c’est pourquoy il ne s’y arresta pas : & il luy dit seulement qu’il se preparast à partir, le plustost qu’il luy seroit possible. Mon Maistre ne pouvant encore se resoudre absolument, ne respondit pas precisément à Ciaxare ; & sans refuser ny accepter l’employ qu’on luy vouloit donner, il le quitta & fut chez Mandane ; avec ordre du Roy de mesnager son esprit avec tant d’adresse, qu’elle ne se plaignist pas de luy. Aussi tost que la Princesse vit Artamene, elle remarqua aisément, qu’il luy estoit arrivé quelque chose de nouveau & de fascheux : & bien, luy dit elle en paslissant, Cyrus est il descouvert ? Non Madame, repliqua-t’il, & je puis dire au contraire, qu’il n’est que trop bien caché, puis qu’on luy veut donner une commission où il est si peu propre. La Princesse devenuë plus curieuse par cette responce, le pressa de luy expliquer cét enigme ; ce qu’il fit fort exactement ; en luy

racontant parole pour parole, toute sa conversation avec Ciaxare. Il eut mesme le soin de luy exagerer les sentimens de tendresse qu’il avoit veus dans l’esprit du Roy, pour ce qui la regardoit : mais apres luy avoir apris, & le dessein de son mariage avec Thomiris ; & le commandement qu’il avoit reçeu, d’aller vers la Reine des Massagettes, pour le faire reussir : il se mit à regarder la Princesse, & à vouloir observer dans ses yeux ce qu’elle pensoit, en une avanture assez extraordinaire. Mais comme elle s’aperçeut de son intention, Non non, luy dit elle, Artamene, la perte d’une Couronne n’excitera pas de grands troubles dans mon esprit : & quand le Roy mon Pere pourroit aussi bien m’oster celles de Capadoce & de Galatie que celle de Medie, vous ne m’en entendriez pas murmurer. J’ay l’ame plus ferme que vous ne pensez : & l’on pourroit m’oster plus d’un Sceptre, que je n’en changerois pas de visage. Ce n’est Artamene, ce n’est que pour la veritable gloire, que mon cœur est sensible : & non pas pour cette gloire passagere, qui dépend du caprice de la Fortune ; & qui est absolument détachée de nostre propre vertu. Ainsi je puis vous assurer, que je ne trouve rien dans le dessein de Ciaxare qui m’afflige, & qui ne soit juste : & je luy suis mesme bien obligée, d’avoir eu la bonté de m’en vouloir faire dire quelque chose. Tout ce que vous dites, Madame, respondit mon Maistre, est extrémement genereux : Mais quoy que vous agissiez en cette rencontre, comme une personne heroïque doit tousjours agir : cela n’empesche pas que je n’aye beaucoup de sujet de me plaindre de la rigueur de mon destin. Je ne voy pas, luy dit alors la Princesse, ce grand malheur dont vous vous

plaignez : Quoy, Madame, adjousta-t’il, l’on employera Artamene à vous oster la Couronne de Medie, & il ne s’en plaindra pas ! luy, dis-je, qui voudroit vous pouvoir donner toutes les Couronnes de l’Univers. Je vous ay desja dit, respondit elle, que ma plus grande felicité, n’est pas inseparablement attachée au Throsne : c’est pourquoy ne craignez pas de me desplaire en obeissant au Roy, Mais peut-estre Artamene (luy dit elle, avec un demy souris) ne sommes nous pas de mesme humeur : peut-estre, dis-je, que Mandane ayant moins d’une Couronne, ne paroistra plus à vos yeux, ce qu’elle leur paroissoit auparavant. Ha ! Madame (s’escria mon Maistre en l’interrompant) songez vous bien à ce que vous dites ? & est il possible que la Princesse Mandane puisse railler innocemment, sur une matiere si delicate ? Ouy, Madame, poursuivit-il, vous en estes capable : mais il est pourtant certaines choses, que l’on ne peut jamais dire sans injustice, encore qu’on ne les croye pas comme on les dit. Cependant, Madame, apres les cruelles paroles que vous venez de prononcer ; je n’ay plus rien à faire qu’à obeïr au Roy : & à aporter autant de soing à vous oster des Couronnes, que j’en devrois raisonnablement avoir de vous en conquester. Encore une fois, Madame, vous avez eu son de me parler comme vous avez fait ; à moy, dis-je, qui ay arresté tous mes regards sur vostre visage : & qui n’ay jamais regarde vos Couronnes, que comme un ornement beaucoup au dessous de vostre Vertu. Ouy, divine Princesse, adjousta-t’il encore, quand vous seriez aussi loing du Throsne que vous en estes prés, je serois pour vous ce que je suis : il ne m’importe de sçavoir, si vous possederez des Sceptres : il suffit que je sçache que vous

les meritez, c’est à ma valeur à faire le reste : & si j’ay dit quelque chose qui tesmoignast de la repugnance, à vous oster la Couronne de Medie : c’est Madame, que de quelque façon que ce soit, je ne puis agir contre vous. Tous mes sentimens se revolteroient sans doute contre moy, si j’en pouvois avoir la pensée : comme au contraire, tous les mouvemens de mon cœur vont à vous servir, sans mesme que ma raison & ma volonté s’en meslent. La Princesse voyant qu’Artamene avoit esté si sensible, à une si petite injure, se repentit de la luy avoir faite : & pour l’appaiser en quelque sorte ; Artamene, luy dit elle, s’il est vray (conme je le veux croire) que la, vertu de Mandane soit effectivement ce que vous aimez le mieux en elle, le voyage que l’on vous propose, doit vous donner de la joye, plustost que de vous donner du desplaisir : car enfin à vous parler sincerement, c’est bien plustost comme devant estre Reine de Medie, que comme Reine de Capadoce, que l’on me refuse à ceux qui me demandent : car encore que la loy de laquelle on se sert pour authoriser ce refus, soit effectivement parmy nous ; neantmoins comme il n’y à point presentement de Prince en Capadoce, elle pourroit peut-estre recevoir quelque explication, ainsi encore une fois, en m’ostant la Couronne de Medie, vous vous osterez peut estre un grand obstacle : & quand je ne seray, & ne pourray jamais estre que Reine de Capadoce, il ne vous sera pas si difficile d’obliger le Roy à consentir à ce que vous desirez : pourveû qu’il puisse souffrir que vous soyez Cyrus. Mais, Madame, luy dit alors mon Maistre, quand voulez vous que je hazarde la chose ? A vostre retour, repliqua-t’elle : & je m’imagine que la Reine des Massagettes, ne vous refusera

pas son assistance, apres que vous l’aurez placée dans le Throsne de Medie. Vous aurez mesme cét avantage, luy dit elle encore, de partir sans que je vous bannisse : & j’auray aussi cette consolation, de voir que du moins en me quittant, vous ne vous plaindrez pas de moy, Ha ! Madame, repliqua-t’il, je n’en seray gueres plus heureux : & l’absence est un si grand mal, à ceux qui sçavent veritablement aimer ; que par quelque occasion que l’on s’esloigne de ce que l’on aime, il s’en faut peu que l’on ne soit esgalement malheureux. Et puis Madame, adjousta t’il, qui m’a dit que durant mon absence, le Roy d’Assirie n’entreprendra rien contre vous ? Vous sçavez qu’il a des intelligences secrettes dans la Cour, que nous n’avons pû descouvrir : vous sçavez ce qu’il a desja tenté une fois : comment donc. Madame, voulez vous que je m’expose au plus effroyable danger, qui puisse menacer ma vie ? Il faut esperer, luy respondit elle, que le mauvais succés de son premier dessein, le rebutera d’un second ; il faut que je songe à le rendre vain s’il l’avoit : & que je vous assure mesme, qu’il en viendroit à bout inutilement, Et puis demeurer ou partir, n’est pas une chose qui fust à vostre choix ny au mien, quand mesme ce nouveau sujet d’absence ne seroit pas survenu : & vous sçavez, & je vous l’ay dit, qu’il faudroit tousjours s’y resoudre. Ainsi Artamene, laissons l’advenir à la conduite des Dieux, & obeïssons au Roy.

Enfin, Seigneur, Artamene se resolut à partir ; Ciaxare de son, costé l’en pressa ; & luy fit preparer un équipage, le plus grand, & le plus magnifique, dont l’on eust jamais entendu parler en Capadoce. Il eut pourtant ordre de ne proposer pas d’abord la chose dont il s’agissoit à Thomiris : Ciaxare ne voulant pas s’exposer à estre refusé.

Mais comme il estoit arrivé que quelques Pyrates avoient pris plusieurs Vaisseaux Marchands sur la Met Caspie, qui apertenoient a des Capadociens : & qu’il s’estoit fait une espece de petite guerre maritime, entre ces Capadociens & ces Pyrates, qui estoient du Pars des Massagettes : ce fut cette negociation qui fut le pretexte de ce voyage : quoy qu’en effet il ne fut entrepris, que pour traiter en secret du Mariage de Thomiris avec Ciaxare. Je ne m’arresteray point à vous dire, toutes les carresses que le Roy fit à mon Maistre en s’en separant, ny toutes celles que toute la Cour luy fit ; Aribée mesme parut estre plus de ses amis qu’à l’ordinaire : & Artamene avoit sans doute en aparence tous les sujets du monde d estre satisfait de luy. Mon Maistre avoit pourtant dans le cœur une inquietude secrette qui ne luy donnoit pas peu de peine : car enfin depuis que Philidaspe, ou pour mieux dire le Prince d’Assirie avoit disparu, l’on n’en avoit eu aucunes nouvelles. L’on avoit mesme sçeu, qu’il n’estoit point retourné à Babylone : & que la Reine Nitocris estoit tousjours fort en peine d’une si longue absence. Il y avoit aussi des momens, ou Artamene ne sçavoit pas trop bien s’il devoit croire que Philidaspe fust en effet ce qu’il avoit dit estre : & il y en avoit d’autres aussi, où il n’en doutoit point du tout. Mais enfin son equipage estant prest, il falut partir, & dire adieu à la Princesse jamais, Seigneur, je n’ay esté plus fortement persuadé qu’en cette rencontre, que les Dieux envoyent quelquefois aux hommes, des pressentimens de ce qui leur doit arriver : car mon Maistre eut une si sensible douleur en quittant Mandane ; & cette Princesse, quoy que tres accoustumé à vaincre ses sentimens,

en parut aussi si affligée ; que quand ils eussent sçeu infailliblement qu’ils ne se reverroient jamais, ils ne l’eussent pas esté davantage. Cét adieu, comme vous pouvez penser, se fit sans autres tesmoins, que la fidelle Martesie ; avec laquelle il y avoit desja quelque temps que j’avois lié une amitié tres estroite. Ce compliment ne fut pas long : & leur conversation se fit presque plustost par leur silence que par leurs paroles. La tristesse qui paroissoit dans les yeux d’Artamene, fut toute l’eloquence qu’il employa à prier sa Princesse de ne l’oublier pas s & la douleur qu’il vit dans ceux de Mandane, fut presque toute la faveur qu’il reçeut d’elle en s’en separant. Voulez vous bien, luy dit il, Madame, que je ne démente pas mes propres yeux ? Et me permettrez vous de croire, que j’ay quelque part à la melancolie que je voy dans les vostres ? Ouy Artamene, luy respondit elle, je vous le permets : & je ne seray pas mesme marrie que vous croiyez qu’il y en a plus dans mon cœur, que vous n’en voyez sur mon visage. Il n’en eust pas falu plus que cela, pour ressusciter mon Maistre s’il eust esté mort : mais je pense aussi Seigneur, qu’il n’en eust guere plus falu pour le faire mourir & de douleur & de joye. Aussi ces deux sentimens opposez, firent tant de desordre en son ame ; qu’il en perdit la parole, & presque la raison. Il quitta donc la Princesse sans luy dire plus rien : & la regardant aussi long temps qu’il le pût, il sortit enfin, & monta a cheval sans sçavoir ny qui estoit aveque luy ; ny quel chemin il tenoit ; ny mesme ce qu’il pensoit. Le premier jour de nostre voyage, se passa de cette sorte : le second ne fut guere moins melancolique : tous les autres furent à peu pres semblables : & depuis Themiscire jusques

au bord de l’Araxe (ce fleuve fameux qui borne le Royaume des Massagettes) je pense que mon Maistre ne sçeut point quelle route nous tinsmes. Il ne sçeut, dis-je, si nous avions pris celle de la Province des Aspires ; si nous avions traverse la Colchide ; ou si nous avions pris le haut des Montagnes. Enfin, je pense qu’il ne sçeut si nous avions esté sur la mer ou sur la terre ; ny si nous avions passé des forests ou des rivieres : tant il est vray qu’il fut entierement possedé par sa passion & par ta melancolie, pendant ce voyage qui est assez long, & où l’on voit d’assez belles choses.

Estant donc arrivez au bord de l’Araxe, nous le passasmes sur de grands bateaux, qui sont destinez à cét usage, pour la commodité de ceux qui voyagent en ce païs là : & nous commençasmes, s’il faut ainsi dire, d’entrer en un autre Monde. Car Seigneur, nous ne vismes plus ny Villes, ny Vilages, ny Maisons, ny Temples : & toute cette grande estenduë de païs qui borde un des costez de l’Araxe, & qui regarde vers les Issedones, n’est que de grandes & vastes Plaines, entremeslées de petites Colines extrémement agreables. un objet si nouveau, força la melancolie d’Artamene : & l’obligea de remarquer avec plaisir, que toutes ces Plaines & toutes ces Colines estoient semées de cent mille Tentes differentes, & par leurs formes, & par leur grandeur, & par leurs couleurs. L’on en voyoit deux ou trois cens en un mesme lieu ; trente ou quarante en un autre ; quelques unes en plus petit nombre, & d’autres mesmes toutes seules, & separées de tout le reste. L’on voyoit aussi grande quantité d’une espece de Pavillons roulans, dont ces Peuples se servent, principalement à la guerre : qui sont de grands chariots couverts de Dais magnifiques, sous lesquels

ils peuvent estre à l’abry de l’incommodité de la pluye & des vents : & à l’ombre aussi, quand il arrive que le Soleil les importune. Un nombre infiny de Troupeaux, paissoient parmy toutes ces vastes Plaines : & adjoustoient encore beaucoup d’agrément, à un si merveilleux objet. Artamene donc, apercevoir bien admiré cette diversité de coustumes, continua son chemin, droit vers le Quartier des Tentes Royalles : car c’est ainsi qu’ils apellent en ce païs là, l’endroit où la Cour fait sa demeure. Ces Tentes changent toutefois de lieu selon les Saisons ; & quoy qu’elles soient assez souvent proche de l’Araxe, à cause de la commodité que ce grand & beau fleuve aporte à son voisinage ; lors que nous y fusmes, il nous falut faire deux journées entieres dans le païs des Massagettes, auparavant que d’arriver où estoit la Reine. Mais Seigneur, à vous dire la verité, ce voyage nous donna assez de divertissement à l’abord : & la veüe de tant de choses nouvelles, ne nous permit pas de nous ennuyer. De plus, tous ces Peuples quoy que confondus par beaucoup de personnes avec les veritables Scithes, n’ont pas leur simplicité en habillemens : au contraire, ils sont tres superbes & tres magnifiques. Car comme leur païs produit une quantité prodigieuse d’or & de cuivre, ils se servent en toutes sortes de choses de ces deux Metaux : n’employant que tres rarement le fer & l’argent, parce qu’ils en ont fort peu chez eux. Ainsi leurs Lances, leurs Carquois, leurs Fleches, leurs Marteaux d’armes, leurs Baudriers, la Bride, le Mors, tout le harnois de leurs chevaux, & cent autres choses qui seroient trop longues à dire, sont toutes d’or, ou du moins ornées avec de l’or : de sorte que tout

ce que nous rencontrasmes, ne nous fit voir que magnificence. Nous sçeusmes en allant, que le Fils de la Reine appellé Spargapise, n’estoit pas alors aupres d’elle : & qu’il estoit allé, accompagné d’Ariante Frere de Thomiris, vers ces Provinces qui regardent le Mont Imaüs, qui comme vous sçavez partage les deux Scithies. Certe absence n’empescha pas que nous ne trouvassions la Cour extrémement grosse : car comme Spargapise n’avoit que quinze ans, & qu’Ariante n’avoit point d’authorité en ce païs là, tout le monde s’attachoit à la Reine, qui depuis fort long temps gouvernoit toutes choses : & qui en effet a de tres grandes qualitez, quoy qu’elle en ait aussi quelques unes qu’il seroit à souhaitter qu’elle n’eust pas. Nous sçeusmes encore qu’il y avoit deux Princes Estrangers dans cette Cour : l’un Prince des Tauroscites apellé Indathirse, & neveu d’un fameux Scithe qui se nomme Anacharsis, qui estoit alors en voyage : & dont en mon particulier, l’avois fort entendu parler en Grece, du temps que nous estions à Corinthe. Pour l’autre qui s’apelle Aripithe, il est Prince des Sauromates : de sorte qu’à ce que nous sçeusmes, ces deux Estrangers rendoient la Cour de Thomiris encore plus belle qu’à l’acoustumée. Enfin Seigneur, nous marchasmes si bien, que nous descouvasmes de fort loing les Tentes Royalles, ou pour mieux dire, la plus belle Ville du monde : estant certain qu’il ne peut jamais tomber un plus magnifique objet sous les yeux. Il y avoit une estenduë de plus de vingt cinq stades en quarré, entierement pleine de Tentes rangées avec ordre & par grandes rües : & pour rendre la chose encore plus superbe, il y avoit symetrie en leur forme, & en leur disposition. Le meslange mesme

des couleurs, y estoit judicieusement observé : & la pourpre, l’or, le blanc, & le bleu, estoient meslez avec une confusion, où il ne laissoit pas d’y avoir de la regularité. Toutes ces Tentes avoient sur le haut, de grosses pommes d’or ou de cuivre, avec des Banderolles ondoyantes : & en divers endroits de cette Ville (s’il est permis de parler ainsi) l’on voyoit des Pavillons beaucoup plus eslevez que les autres : qui paroissoient comme font dans nos Villes, les Palais & les magnifiques Temples. Au milieu de tout cela, estoit le Pavillon de Thomiris, fort remarquable & par sa beauté, & par sa grandeur prodigieuse, & parles Enseignes Royalles, que l’on voyoit arborées, sur le haut de ce superbe Pavillon.

Comme nous arrivasmes donc à quinze ou seize stades de ces magnifiques Tentes, nous vismes paroistre un gros de Cavalerie, à la teste duquel estoit un des plus considerables d’entre les Massagettes : qui venoit recevoir mon Maistre au nom de la Reine. Car dés que nous avions eu passé l’Araxe, elle avoit esté, advertie, qu’un Ambassadeur de Ciaxare, appelle Artamene, estoit entré dans ses Estats : de sorte qu’au Nom de Ciaxare, & à celuy d’Artamene, qu’elle ne connoissoit que trop, comme vous sçaurez apres, elle avoit envoye comme je viens de le dire, un homme de consideration, suivy de beaucoup d’autres, pour le recevoir. Les premiers complimens estans faits, nous continuasmes nostre chemin meslez parmy eux : & en aprochant, nous vismes que tout ce grand quarré de Tentes, estoit enfermé de Barrieres peintes & dorées, où il y avoit en garde, des Soldats de fort bonne mine. Nous vismes aussi qu’il y avoit une petite Riviere, qui se divisoit

en deux petits bras, dont l’un passoit tout le long d’une des faces de cette Ville portative : & l’autre la traversoit par le milieu : se rejoignant apres un peu plus bas comme auparavant. Nous vismes que le Pavillon de la Reine estoit au milieu d’une grande Place, ou quatre grandes rües aboutissoient, avec des Gardes aux deux bouts de toutes les quatre. Enfin Seigneur, l’on conduisit mon Maistre dans une superbe Tente, destinée pour les Ambassadeurs des Rois Estrangers. Comme le train & l’equipage d’Artamene estoit extrémement grand & magnifique, ces Peuples là n’avoient pas moins de curiosité de nous regarder, que nous en avions de les voir. Car corne l’habillement des Medes est beaucoup plus beau que celuy de tout le reste de l’Asie, Ciaxare avoit voulu que nous eussions tous des robes à la Medoise, toutes couvertes d’or : & celle d’Artamene estoit toute semée de pierreries. Comme nous estions armiez apres midy, le reste du jour fut employé à se reposer : & ce ne fut que le lendemain au matin que Thomiris donna audience à mon Maistre. J’avois oublié de vous dire, qu’en envoyant recevoir Artamene, Thomiris luy avoit aussi envoyé un Truchement, qui sçavoit toutes les Langues Asiatiques : mais pour elle, mon Maistre n’en eut pas besoin, car elle sçavoit la Langue Assirienne : qui comme vous ne l’ignorez pas, est la plus generalement entendüe par tout : & qu’Artamene sçavoit assez bien, parce qu’elle ressemble fort à celle de Capadoce. De sorte que mon Maistre ayant esté adverty qu’elle la sçavoit, se prepara à luy parler en cette Langue : aussi tost qu’il auroit fait son premier compliment en celle de Capadoce, pour garder quelque ceremonie : & pour rendre ce respect là au Roy de qui il estoit envoyé.

L’heure de l’Audience estant donc venüe, plusieurs Officiers de la Reine vinrent prendre mon Maistre, pour le conduire chez elle : où les deux Princes que je vous ay nommez, & tout ce qu’il y avoit de Grand & de beau à cette Cour, soit parmy les hommes ou parmy les Dames s’estoit rendu : pour voir cét Ambassadeur, de qui l’on disoit desja tant de choses : quoy que l’on ne peust encore juger en ce lieu la que de sa bonne mine. L’on nous fit passer dans ces superbes Tentes de Thomiris, par trois differentes Chambres richement meublées, auparavant que d’arriver au lieu où estoit la Reine : mais lors que nous entrasmes en celuy la, j’advoüe que je fus un peu surpris, & que j’eus peine à croire que je ne fusse pas plustost à Babylone, à Ecbatane, à Themiscire, à Amasie, ou à Sinope, que dans un Camp de Massagettes : tant il est vray que je ay de magnificence, & de marques de Grandeur. Tout cet Apartement estoit tendu de Pourpre Tyrienne, toute couverte de plaques d’or massif, où estoient representées en bas relief diverses actions de leurs Rois : l’on voyoit pendre au haut du Dôme de cette Chambre, cent lampes d’or, enrichies de pierreries : la Reine estoit sur un Throsne eslevé de trois marches, tout couvert de drap d’or, dont le Dais estoit aussi : l’un & l’autre estant encore orné de plusieurs plaques d’or massif. Il y avoit au pied du Throsne une petite Balustrade d’or, qui separoit la Reine de tout le reste du monde qui l’accompagnoit : toutes les Dames richement vestuës, estoient assises des deux costez de ce Throsne, sur des quarreaux de Pourpre avec de l’or ; & tous les hommes estoient debout derriere elles. Thomiris avoit ce jour là une espece de robe & de manteau à l’Egyptienne, qui semblant avoir

quelque chose de negligé, ne laissoient pas d’estre fort majestueux. L’un & l’autre estoient tissus d’or & de soye de diverses couleurs : car le deüil des Veusves parmy les Massagettes ne passejamais la premiere année. Sa coiffure estoit assez haute par derriere, d’où pendoit un crespe qui apres avoir esté jusqu’à terre, se s’atachoit sur l’espaule ; & se mesloit confusément avec un grand Panache de diverses couleurs qui luy flottoit sur la teste. Ses cheveux qui sont blonds estoient à demy espars, & sa gorge pleine & blanche, à demy cachée, d’une gaze plissée & transparente, qui donnoit beaucoup d’agrément à son habit, l’oubliois de vous dire que sa robe estoit retroussée du costé droit avec une agrasse de Pierreries : ce qui faisoit voir qu’elle estoit doublée de peaux de Tigres admirablement belles, & fort mouchetées. Elle avoit des Brodequins de drap d’or bordez de cette mesme fourrure, & s’attachez sur le devant par des meuffles de Lyon, faits d’or massif, & dont les yeux estoient de Rubis. Enfin l’on peut dire que l’habillement de Thomiris ornoit sa beauté, comme sa beauté ornoit son habillement. Cette Princesse, qui effectivement n’avoit alors que vingt-neuf ans, ne m’en parut pas avoir plus de vingt : elle est d’une taille fort avantageuse, & un peu au dessus de la grandeur ordinaire : elle a la mine haute, mais un peu superbe : les yeux beaux & remplis de feu : le teint si blanc, si vif, & couvert d’une fraischeur si agreable, que la premiere jeunesse n’en peut jamais donner davantage à personne. En un mot, elle a une belle bouche, de belles dents de belles mains, de beaux bras, & et un embonpoint admirable. Je trouvay donc Thomiris une tres belle Princesse : & mon Maistre tout preocupé

qu’il estoit, fut contraint d’adjoüer apres, qu’excepté Mandane (qui certainement estoit encore infiniment plus accomplie) il n’avoit jamais veû de beauté plus esclatante, que celle de Thomiris. Cette Reine se leva, dés qu’elle aperçeut mon Maistre : & descendit mesme le premier degré de son Throsne. Cette Balustrade d’or que l’on ouvrit par le milieu, fit que mon Maistre s’avança jusqu’au bas de ce Throsne : & que mettant le pied sur la derniere marche, il luy baisa la robe, & luy presenta des Tablettes toutes couvertes de Diamants, où estoit la Lettre de Ciaxare : luy disant en peu de mots, & en Capadocien, le sujet de son Ambassade. Elle respondit en sa langue, mais fort peu de chose ; & prenant ces Tablettes, elle les donna au Capitaine de ses Gardes, qui les remit entre les mains du Truchement. Apres cela, elle se remit à sa place : & mon Maistre prit celle qui estoit destinée pour luy a la droite du Throsne, & au delà de la Balustrade. Vous sçavez. Seigneur, que ces especes de depesches, ne servent qu’à authoriser celuy qui les porte : & qu’en ces premieres Audiences, l’on ne parle jamais gueres à fond des affaires qui amenent les Ambassadeurs. Apres donc que pour la ceremonie cette Lettre de Creance eut esté leve, & expliquée à la Reine : & que chacun, comme je l’ay dit, eut commencé de parler en la langue de son Païs ; Artamene fut fort estonné d’entendre que Thomiris luy dit en Assirien. Je ne suis pas peu obligée au Roy de Capadoce, de m’avoir fait connoistre un homme de qui la reputation m’avoit donné une si forte curiosité : car ne pensez pas, luy dit elle, que la Renommée ne passe jamais l’Araxe, pour nous aprendre ce que l’on fait aux lieux d’où vous venez. Vous sçavez qu’elle traverse

les Mers : & vous devez bien croire qu’elle passe ainsi les Fleuves avec joye, quand elle est chargée d’une gloire comme la vostre. Ouy genereux Artamene, adjousta t’elle, nous vous connoissions sans vous avoir veû : vostre Nom a devancé vostre Personne : & nostre estime pour vous, a precedé vostre arrivée. Je crains bien, Madame (respondit mon Maistre en la mesme langue qu’elle avoit parlé) que je ne destruise moy mesme cette glorieuse estime ; & que je ne rende un mauvais office a la Renommée qui m’a tant flatté : puis qu’apres cela vous ne la croirez peut-estre jamais plus : & tiendrez pour suspectes de mensonge, toutes les veritez qu’elle vous annoncera. Mais, Madame, quoy qu’elle m’ait fait grace, elle ne laisse pas de rendre quelque fois justice : c’est pourquoy je supplie tres-humblement vostre Majesté, de ne douter jamais de ce qu’elle dira, lors qu’elle voudra vous assurer, que le Prince que je sers, est un des plus Grands Rois du Monde. Je sçay bien, reprit Thomiris, qu’en effet Ciaxare est un Grand Prince, & un Prince qui a de bonnes qualitez : & je sçay de plus, que la Princesse sa Fille, est aussi admirable en beauté, qu’Artamene l’est en valeur. Mais je sçay aussi, adjoustat’elle, que vostre main à fait trembler la plus grande partie de l’Asie : & que vous avez presques autant gagné de Batailles, que vous avez vescu d’années. Mon Maistre estoit si surpris & si confondu d’entendre parler Thomiris de cette sorte, qu’il ne pût s’empescher de luy tesmoigner son estonnement : car il s’estoit imaginé que les Scithes & les Massagettes qui sont leurs Alliez, ne prenoient gueres de part en tout le reste du monde. Madame, luy dit il, vous me surprenez estranggement : car

comme je ne me souviens point d’avoir veû de Massagettes, ny à la Cour de Capadoce, ny à l’Armée de Ciaxare : je ne puis m’imaginer, par quelle voye vous sçavez une partie de ce qui s’y passe. Il paroist toutefois assez, adjousta-t’il, que vostre Majesté n’en est pas informée bien precisément : puis qu’elle me donne une gloire, qui apartient toute au Roy mon Maistre ; de qui les Armes ont sans doute esté heureuses entre mes mains : mais qui l’auroient autant esté, en celles de tout autre que de moy. Je ne m’arresteray point, Seigneur, à vous redire toute cette conversation ; qui fut beaucoup plus longue, que n’ont accoustumé de l’estre celles des premieres Audiences. La Reine assura mon Maistre en le congediant, qu’il auroit toute la satisfaction qu’il pouvoit esperer de son voyage : & qu’elle contenteroit Ciaxare, en toutes les choses ou elle le pourroit faire raisonnablement. Artamene se retira donc tres satisfait de Thomiris, & fort estonné de trouver si près des Scithes, des Peuples si magnifiques, si civilisez, & si pleins d’esprit. Nous sçeusmes apres que Thomiris avoit cette coustume, d’envoyer diverses personnes, chez tous les Princes Estrangers, qui sans estre connus, luy rendoient compte de temps en temps, de tout ce qui se passoit par toute l’Asie : Et d’autant plus, que la Politique de toutes les deux Scithies & des Massagettes qui les imitent en cela ; est de faire des invasions, lors que l’on y pense le moins : & c’est pour cét effet qu’ils taschent de sçavoir precisément tout ce qui se passe chez tous les Peuples dont ils ont connoissance ; afin de s’empescher d’estre surpris, & de surprendre les autres.

Cependant ces deux Princes Estrangers qui estoient dans cette Cour, donc l’un, comme je l’ay déja

dit, s’apelloit Indathirse, & l’autre Aripithe, & qui estoient tous deux amoureux de Thomiris : voyant avec quelle civilité extraordinaire elle avoit reçeu mon Maistre, le vinrent voir le lendemain. Il leur rendit leur visite un jour apres ; & il trouva que ces deux Scithes estoient fort honnestes gens ; principalement Indathirse Prince des Tauroscithes, & neveu du fameux Anacharsis. Aripithe avoit aussi de l’esprit : mais il estoit un peu soubçonneux & violent : au lieu qu’Indathirse n’avoit rien qui ne sentist la douceur Asiatique ; & rien du tout de sauvage ny de rude. L’un & l’autre de ces Princes parloit la langue Assirienne, aussi bien que Thomiris : ainsi ils purent faire conversation avec mon Maistre : qui d’abord les ravit & les charma de telle sorte, qu’ils le regarderent comme un Dieu : tant sa façon d’agir, sa maniere de parler, sa douceur, sa bonne mine, & sa beauté, leur donnerent d’admiration. La Reine de son costé, en avoit esté tres satisfaite : & en avoit parlé en des termes si avantageux, qu’il n’y avoit pas lieu de douter, que mon Maistre n eust puissamment confirmé par sa presence, la bonne opinion qu’elle avoit desja de luy. Car nous sçeusmes qu’elle avoit dit ces propres paroles, parlant de la beauté & de la bonne mine d’Artamene ; Il faut sans doute, disoit elle, que ces Peuples qui moins raionnables que nous qui n’adorons que le Soleil, & qui se sont advisez de donner des figures à leurs Dieux, ou d’adorer dorer des hommes ; en eussent veû qui ressembloient Artamene. Car il est certain qu’il à quelque chose de Grand & de Divin, qui donne de l’admiration & du respect, en donnant de l’amitié. Enfin, Seigneur, durant les premiers jours que nous fusmes en ce Païs là, l’on peut dire que

tout le monde estoit content : Thomins estoit ravie de voir Artamene dans sa Cour : ces deux Princes Estrangers estoient aussi bien aises de faire amitié avec un homme si illustre : toute la Cour en general, prevoyant bien que la presence d’Artamene augmenteroit les divertissemens, s’en resjouïssoit : ce Peuple qui aime naturellement les hommes vaillans, regardoit Artamenc avec plaisir : & mon Maistre luy mesme esperant de bien reüssir en son dessein, veû la maniere dont on l’avoit reçeu ; n’avoit point d’autre inquietude, que celle de l’absence & de sa passion, qui a dire vray estoit assez forte : mais qui estoit pourtant un peu soulagée, par l’esperance d’un prompt & d’un heureux retour. Cependant pour ne perdre point de temps, durant qu’il faisoit semblant de songer à negocier avec le Conseil de la Reine, des affaires qui estoient le pretexte de son voyage, c’est à dire de ces courses de Pyrates sur la Mer Caspie : il s’informa adroitement, qui gouvernoit l’esprit de Thomiris, afin de decouvrir ses sentimens ; & de pressentir si elle voudroit entendre au Mariage de Ciaxare. Il sçeut donc qu’un homme appelle Terez, avoit assez de credit aupres d’elle, c’est pourquoy il songea à se l’aquerir autant qu’il pût. Mais comme il faut du temps pour cela, il faloit malgré qu’il en eust, qu’il se donnast patience : pendant quoy, il voyoit la Reine tous les jours, & presque à toutes les heures. Elle luy parla de toutes les manieres differentes de faire la guerre : elle s’enquit de la façon dont Ciaxare gouvernoit ses Peuples : elle voulut sçavoir de quelle sorte on vivoit à sa Cour pendant la paix : & sur toutes ces choses, elle trouva tant d’esprit, tant de sagesse, & tant d’agrément en la conversation d’Artamene, qu’elle ne pouvoit assez le louer. Aussi

fit elle tout ce qui luy fut possible, pour l’empescher de s’ennuyer aupres d’elle : car elle luy fit voir toute la magnificence des Massagettes, & tous leurs plaisirs. Elle le mena à la Chasse ; elle fit faire des courses de chevaux, où il signala son adresse ; elle luy fit mesme voir une espece de Dance Scithique, où ceux qui la font habillez comme les veritables Scithes, de magnifiques fourrures de diverses sortes : & dont Pharmome, quoy qu’un peu sauvage, ne laisse pas de plaire extrémement. Elle luy fit voir encore, des combats & des victoires non sanglantes : enfin elle n’oublia rien de tout ce qui pouvoit le divertir. Il vit mesme un de leurs Sacrifices : & il eut la satisfaction de voir que MITRA le Dieu des Persans, quoy que sous un autre Nom, estoit aussi le Dieu des Scithes & des Massagettes ; & mesme plus particulierement qu’à nous : car ils ne sacrifient jamais qu’au Soleil, que nous appelions ainsi ; & ne luy immollent que des chevaux : trouvant, disent-ils, qu’il est juste de sacrifier au plus Grand, & au plus viste de tous les Dieux, le plus noble & le plus viste de tous les animaux. Thomiris vivant donc de cette sorte avec mon Maistre, il estoit carressé de toute la Cour : & selon les aparences, il devoit bien tost estre en estat d’obtenir tout ce qu’il demanderoit. Il remarquoit bien que Thomiris avoit pour luy toute la complaisance imaginable, & nous voyons bien Chrisante & moy qu’elle l’estimoit infiniment : mais nous ne prevoiyons pas que ce qui en aparence devoit avancer les desseins d’Artamene, les reculeroit en effet.

Mon Maistre ayant enfin commencé de parler à Terez, des affaires qui regardoient ces Pyrates de la Mer Caspie : Terez parles

ordres de la Reine, luy dit qu’il auroit satisfaction : mais qu’il faloit se donner un peu de patience : parce que Thomiris seroit bien aise que Spargapise son Fils fust revenu, auparavant que de luy respondre. Enfin apres qu’Artamene par des presents assez considerables creut avoir lieu d’esperer d’estre servy par Terez aupres de la Reine ; il luy dit qu’il eust bien voulu sçavoir, si une proposition de Mariage avec Ciaxare luy desplairoit. Mon Maistre representa alors à ce premier Ministre, la Grandeur d’un Prince qui devoit estre Roy des Medes : l’avantage & la gloire qu’en reçevroient tous les Massagettes : & il n’oublia rien de tout ce qu’il creut propre à persuader son Agent : afin qu’estant bien persuadé luy mesme, il peust agir plus efficacement aupres de Thomiris. Terez escouta Artamene avec plaisir : & tesmoignant aprouver cette proposition, il luy promit de la taire à la Reine, avec toute l’adresse, & toute l’affection possible. Cependant Thomiris qui ne sçavoit encore rien de la chose, vivoit avec mon Maistre comme à l’ordinaire : c’est à dire avec une civilité extréme : ce qui commença de ne plaire pas trop à Indathirse & à Aripithe. Pour moy, je vous advoüe que je commençay aussi de m’apercevoir que Thomiris avoit une estime pour Artamene, qui pouvoit aisé ment faire naistre beaucoup d’affection. Je voyois qu’elle le loüoit tres souvent : qu’elle changeoit de couleur quand il aprochoit d’elle : & qu’elle le suivoit des yeux quand il la quittoit. Neantmoins je ne dis rien de ce que je pensois à mon Maistre : qui estoit trop possedé par sa passion, pour prendre garde à une semblable chose. Cependant Seigneur, ce leger soubçon ne se trouva pas uns fondement : &

nous sçeusmes que cette Grande Reine qui n’avoit jamais rien aime ; qui avoit esté mariée fort jeune ; qui estoit demeurée veusve à quinze ans ; qui avoit refusé tous ce qu’il y avoit de Grand dans les deux Scithies ; & qui avoit defendu son cœur, contre l’amour d’Indathirse & d’Aripithe, depuis plus d’un an qu’ils la servoient, & qu’ils en estoient amoureux ; ne pût s’empescher de le laisser surprendre au merite d’Artamene. Mais Seigneur, admirez un peu par quelles voyes les Dieux conduisent les choses, lors qu’ils veulent qu’elles arrivent : quoy que Thomiris eust sçeu une partie des Grandes actions que mon Maistre avoit faites, elle n’en avoit pas sçeu toutes les particularitez : c’est pourquoy ayant eu unel’, curiosité de les aprendre, elle jetta les yeux sur moy. Si bien que mon Maistre m’ayant un jour envoyé vers elle pour luy dire quelque chose : elle me commanda de luy raconter tout ce que je sçavois de la belle vie d’Artamene. Pour moy qui croyois que c’estoit rendre un bon office à mon Maistre, que d’augmenter l’estune que Thomiris avoit pour luy (car je n’avois pas encore le soubçona dont je viens de parler) je luy racontay exactement tous ses combats ; toutes ses victoires ; & tout ce que sa generosité luy avoit fait faire. Comment il avoit sauvé la vie du Roy de Capadoce en exposant la sienne ; le combat des deux cens ; celuy d’Artamene contre Ariane ; je Siege de Cerasie ; les Batailles qu’il avoit gagnées ; ces Armes remarquables qu’il avoit prises le jour de la Conjuration des quarante Chevaliers, les Armes simples qu’il avoit choisies en suitte, pour se cacher à ceux qui le vouloient espargner ; son combat avec Philidaspe ; & enfin generalement tout ce qui luy estoit arrivé à la guerre :

car pour son amour, vous jugez bien que le ne luy en parlay pas. Elle me demanda encore, quelle estoit sa condition : & je luy assuray qu’elle estoit tres noble : mais que j’avois ordre de n’en descouvrir pas davantage. Tant y a Seigneur, pour vous dire la verité, je croy que si la reputation d’Artamene ; sa bonne mine ; sa beauté ; & son esprit ; avoient fait naistre l’amour dans le cœur de Thomiris ; mon discours l’augmenta, & la rendit si puissante, qu’il n’y eut plus moyen de l’en chasser, ny de la vaincre. Je ne doute pas Seigneur, que vous n’ayez quelque curiosité de sçavoir, par quelle voye je sçeu les pensées les plus secrettes de la Reine : c’est pourquoy auparavant que de vous en dire des choses qui vous surprendroient ; il faut que je vous fasse souvenir, que sous le regne du premier Ciaxare, Pere d’Astiage qui vivoit encore, les Scithes avoient envahi toute la Medie : & qu’apres l’avoir possedée durant vingt huit ans, ils en avoient esté chassez. Or Seigneur, en s’en retournant en leur païs, ils emmenerent grand nombre de prisonniers, de tous sexes, de tous âges, & de toutes conditions : & il se trouva qu’un homme de consideration parmy les Managettes, & qui suivoient le Party des Scithes ; estant devenu amoureux d’une Tante d’Aglatidas que vous connoissez, & qui est un homme de si grand merite ; il l’enleva en s’en allant, & l’espousa lors qu’il fut retourné en son païs. Je vous raconte cecy Seigneur, parce que cette Personne vivoit encore, lors que nous fusmes à cette Cour : & avoit conservé une si forte passion pour tout ce qui touchoit en quelque façon la Medie, qu’il n’est point de bons offices qu’elle ne nous rendist : & Chrisante aquit une confiance si particuliere avec Gelonide (

car elle se nommoit ainsi, depuis qu’elle estoit parmy les Massagettes) qu’elle l’advertit fidelement, de tout ce qui vint à sa connoissance. Comme elle avoit esté fort bien eslevée, & qu’elle sçavoit cent choses que l’on ignoroit en ce païs la, il luy avoit esté aisé de se rendre recommandable : principalement ayant espousé un homme de fort bonne condition : & fort estime parmy ces Peuples. De sorte que par ses bonnes qualitez, elle avoit esté choisie pour estre aupres de la Reine des sa premiere jeunesse : & y estoit encore, quand nous arrivasmes dans la Cour de Thomiris. Gelonide à sans doute de l’esprit. & mesme de la vertu : & c’est pourquoy elle fut contrainte de dire une partie des choses que vous sçaurez à Chrisante : afin qu’il taschast de remedier à un mal, qu’elle ne pouvoit empescher sans son assistance. Nous avions donc sçeu Seigneur, que Thomiris n’eut pas plustost veû Artamene, qu’elle l’estima ; & eut une si forte disposition à l’aimer, que l’on peut presque dire qu’elle l’aima, un moment apres qu’elle eut commencé de l’estimer. Cette Princesse à l’ame Grande, mais naturellement fort passionnée : elle ne veut rien avec mediocrité : ses plus foibles desirs sont des resolutions determinées : & comme elle est persuadée qu’elle ne veut rien que de juste ; elle abandonne sa raison à sa volonté, & fait toutes choses pour la satisfaire. Ainsi il ne faut pas s’estonner, de la violence avec laquelle elle agit, pour faire reüssir tout ce qu’elle souhaite : Neantmoins dans les premiers momens qu’elle s’aperçeut que son cœur commençoit de s’engager ; elle voulut faire quelque resistance : mais ce fut d’une maniere qui augmenta le mal, au lieu de le diminuer. Et comme l’agitation de l’air excite le

feu, & luy fait pousser des flames plus vives : de mesme Thomiris voulant tout d’un coup esteindre cét embrazement naissant, qu’elle sentoit dans son ame ; l’alluma davantage, & fit qu’une petite estincelle, qui n’avoit presque encore ny lumiere ny chaleur, prit une nouvelle force, par l’agitation qu’elle se donna. Enfin elle aporta tant de soing à sçavoir ce qui la tourmentoit : qu’elle s’en esclaircit, & trouva que c’estoit l’amour.

D’où vient (disoit elle à Gelonide, lors qu’il ne luy fut plus possible de celer sa douleur) que la veüe de cét Estanger, me donne de la joye & de l’inquietude ? à moy, dis-je, qui ay passé toute ma vie, sans connoistre ny la haine, ny l’amour : & qui n’ay jamais rien aimé, que la liberté & la gloire. Qu’ay je, disoit-elle, à m’affliger, quand je ne le voy point & quand je le voy ? S’il à de l’esprit & de l’agrément, pourquoy ne souffray-je pas sa conversation. sans chagrin ? Et s’il n’en a pas, pourquoy son absence m’inquiete t’elle ? Ne sçay-je pas qu’Artamene n’est icy que pour quelque temps ? & que la mesme fortune qui me l’a amené, me l’ostera dans peu de jours ? Mais quand cela ne seroit pas, adjoustoit elle, que voudrois-je d’Artamene ? N’ay-je pas sçeu par un des siens, qu’il ne veut pas que l’on die quelle est sa naissance ? De plus, ne sçay je pas encore, que quand toutes ces considerations ne seroient pas assez fortes, il y en à une autre invincible, où je ne sçay point de remede ? Car enfin, disoit elle, quand l’amour seroit une passion absolument permise ; quand Artamene seroit Prince, & Prince de quelqu’une des deux Scithies ; Thomiris devroit elle songer à l’aimer, puis qu’il ne l’aime pas ? Ha non non, ne renversons point l’ordre universel du monde : les Dieux n’ont pas

donné la beauté aux Femmes, pour commencer d’aimer les premieres : au contraire, ils ont voulu que ce rayon de Divinité, qui fait en un moment tout ce qu’il veut faire ; & qui aussi bien que le Soleil, luit & eschausse en un mesme instant ; leur fist des adorateurs, sans leur propre consentement. Ils n’ont pas, dis-je, donné ce rare privilege à mon Sexe, pour faire qu’il soit permis d’y renoncer : & puis qui sçait si le cœur d’Artamene n’est pas desja engagé ? Et qui sçait encore si les Massagettes, que l’on confond si souvent avec les Scithes, n’ont point son aversion ? Je voy bien, adjoustoit elle, qu’il est civil & complaisant : mais apres tout il est Estranger ; il ne nous aime point ; & nous ne le devons point aimer. Gelonide l’entendant parler ainsi, la voulut confirmer en cette resolution : mais Thomiris qui craignoit d’estre guerie d’un mal, qui luy donnoit presque autant de plaisir que de douleur, l’arresta : Non non ma Mere, luy dit elle (car elle l’apelloit souvent de cette sorte en particulier) ne parlez point encore, & ne m’obligez point à vous resister : je ne suis pas bien d’accord avec moy mesme : & quoy que je vienne de dire que je ne dois pas aimer Artamene, ce n’est pas à dire que je ne l’aime point. Il est des fautes excusables, & des erreurs innocentes : l’amour passe bien parmy nous, pour une passion dangereuse : mais non pas pour une passion criminelle. Ainsi quand le dis que je ne dois point aimer Artamene, c’est pour mon repos que je le dis, & non pas pour ma gloire : car je ne doute nullement, que si j’avois pû obliger Artamene à m’aimer & à éspouser, je n’en fusse louée de tous les Massagettes. Les veritables Scithes qui haïssent tous les Estrangers, m’en blasmeroient peut-estre : mais pour

les Peuples sur lesquels mon Fils va regner, & pour les Issedones dont le Royaume est à moy, ils m’en estimeroient davantage. La valeur vaut plus parmy nous qu’une Couronne : & ayant choisi le plus vaillant homme du monde, j’en meriterois plus d’honneur, que si j’avois espousé le plus Grand Roy de la Terre. Spargapise mesme m’en auroit de l’obligation : & si ce Heros pouvoit le conduire à sa premiere guerre, je ne mettrois trois par le bonheur de ses Armes en doute. Ainsi Gelonide, je ne veux rien d’injuste, ny rien de criminel, quand je veux aimer Artamene : Et puis que mes Peuples m’ont desja tant solicitée de fois, de choisir pour Mary ou le Prince des Tauroscithes, ou celuy des Sauromates, je dois facilement penser, qu’Artamene n’auroit pas leur aversion, luy qu’ils regardent avec tant d’estime. Mais Gelonide, l’importance de la chose, c’est qu’Artamene ne m’aime point ; qu’il ne sçait point que je l’aime ; & que peut-estre il aime ailleurs. Pour le premier, disoit elle encore, il ne fait pas un grand tort au peu de beauté dont l’on m’a flattée quelquefois ; car enfin quand il seroit vray que je ne luy déplairois pas ; comme sans doute il ne croiroit point que je deusse recevoir son affection, il combattroit ce foible sentiment, & le vaincroit sans beaucoup de peine. Mais helas, si l’ignorance où il est, de ce que je sents pour luy dans mon cœur, m’empesche de faire un grand progrés dans le sien, n’est il pas encore vray, que si je le luy faisois sçavoir, il passeroit peut-estre d’une legere disposition à m’aimer, à une forte disposition à me haïr, & à me mespriser ? il croiroit peut-estre qu’une passion brutale, seroit Maistresse de mes sens : & Thomiris qui prefere sans doute son courage, son esprit, & sa vertu,

aux charmes de sa personne ; seroit soubçonnée d’une honteuse foiblesse. Helas ! disoit elle, en quel estat suis-je reduite ? si Artamene ne sçait point que je le puis aimer, ou pour mieux dire que je l’aime, il ne m’aimera jamais : & s’il le sçait il ne m’estimera de sa vie. Et puis, s’il est vray que son cœur fuit desja engagé, que veux-je ? & que puis je vouloir ? Non-non, reprenoit elle tout d’un coup, il faut se guerir du mal qui nous tourmente, quelque fâcheux qu’en soit le remede : il faut renvoyer promptement ce dangereux Ambassadeur, que nous voudrions pourtant qui ne partist jamais d’icy : il le faut, je le dois, & je le veux, mais je ne sçay si je le puis. Enfin, Seigneur, apres une agitation fort violente & fort contestée, elle se retira, sans avoir rien resolu : & admirez de grace le caprice de l’Amour & de la Fortune, quand ils se joignent ensemble, pour persecuter une personne.

Mon Maistre à qui le souvenir de Mandane donnoit de cruelles inquietudes ; & à qui l’impatience de son retour n’accordoit pas un moment de repos ; se mit à presser Terez de parler à la Reine : & afin que cette Princesse respondist favorablement, il la vit encore plus qu’à l’ordinaire, & luy parla beaucoup plus long temps. Mais comme il ne pouvoit pas si absolument se contraindre, qu’il n’y eust des momens où son chagrin estoit plus fort que luy ; il luy arrivoit assez souvent de soupirer en parlant à Thomiris ; & de faire paroistre quelque legere inquietude en son esprit. Il luy estoit mesme advenu plus d’une fois, d’examiner toute la beauté de Thomiris, en songeant à celle de Mandane ; & d’attacher fortement ses regards, sur son visage & dans ses yeux. Princesse est belle (disoit il quelquefois en luy mesme en la regardant)

mais ma Princesse l’est bien encore davantage : je ne voy point en celle-cy, cette modestie charmante, & cette douceur incomparable, qui est l’ame de la beauté. Enfin (disoit il encore en soupirant) Thomiris n’est pas Mandane : & je voy ce qu’elle a de beau avec autant d’indifference, que j’ay d’attachement pour l’autre. Cependant, Seigneur, la Reine des Massagettes qui n’entendoit pas ce langage müet, & qui n’interpretoit pas comme il faloit, ny les regards, ny les soupirs d’Artamene : creut que peut-estre il l’aimoit sans oser le luy dire : & ce sentiment ne luy donna pas peu de joye. Ce ne fut pas toutefois une joye tranquile : car, disoit elle, peut-estre que la cause de ses soupirs est à Themiscire, bien loing d’estre parmy les Massagettes. Mais aussi, adjoustoit elle, il peut estre que je fais toute sa douleur, comme il fait toute la mienne : car enfin quand je ne voudrois pas croire mon Miroir, & qu’il me seroit suspect de flatterie ; la passion d’Indathirse, & celle d’Aripithe me persuadent assez, qu’il n’est pas impossible de trouver quelque beauté en Thomiris. Esperons donc, disoit elle, & taschons pourtant de ne nous tromper pas, en l’explication d’une chose, qui nous est si importante. Comme elle en estoit là, Terez suivant ce qu’il avoit promis à mon Maistre, la fut trouver, pour commencer de luy proposer le Mariage de Ciaxare : & comme il ne luy dit pas d’abord la chose fort clairement, & que Terez nomma plusieurs fois Artamene : cette Princesse ne sçavoit pas trop bien ce qu’il avoit à luy dire : quoy qu’elle sçeust bien ce qu’elle eust voulu qu’il eust dit. Mais enfin il luy aprit que ces courses de Pyrates dont on luy avoit parlé, n’estoient que le pretexte du voyage d’Artamene : & que sa

veritable cause, estoit pour tascher de l’obliger à se resoudre d’espouser Ciaxare, Roy de Capadoce & de Galatie, & qui devoit estre Roy des Medes. Thomiris demeura fort surprise à ce discours : neantmoins ne voulant pas descouvrit son inquietude à Terez, quoy qu’il fust bien aupres d’elle, cette Princesse luy dit qu’elle estoit bien obligée à Ciaxare : mais que c’estoit une chose dont elle ne devoit pas prendre sa resolution en tumulte. Que cependant pour avoir un plus de loisir de penser à ce qu’elle avoit à faire ; elle vouloit qu’il dist à Artamene, qu’il ne luy en avoit point encore parlé ; & qu’il tirast les choses en longuer autant qu’il pourroit. Terez promit à la Reine de faire ce qu’elle vouloit : mais comme la liberalité d’Artamene luy avoit acquis un grand credit sur l’esprit de Terez, il dit confidemment à mon Maistre, la veritable responce de la Reine : luy donnant beaucoup d’espoir de sa negociation : parce, disoit il, que si elle ne vouloit pas la chose, elle l’auroit refusée d’abord. Cette esperance ayant donné beaucoup de satisfaction à Artamene, il vit encore plus souvent Thomiris, & commença de remarquer quelque alteration en son esprit. Car, Seigneur, cette proposition de Mariage, donna de si cruelles inquietudes à cette Reine, qu’elle en pensa perdre la raison. Ne doutons plus, disoit elle à Gelonide, de l’indifference d’Artamene pour nous, apres une semblable proposition : & soyons assurées, que quand il nous auroit dit de sa propre bouche qu’il ne nous aime point ; nous ne le sçaurions pas avec plus de certitude. Mais peut-estre aussi, reprenoit elle, n’obeït il pas sans repugnance : & cette melancolie où je le surprens si souvent, ne pourroit elle point estre causée, par la

douleur qu’il à d’estre contraint de parler pour autruy, lors qu’il voudroit parler pour luy mesme ? Cette Princesse n’estoit pourtant pas long temps dans un mesme sentiment : elle se contredisoit cent fois en un jour : mais de quelque façon qu’elle raisonnast, elle aimoit tousjours Artamene. Elle s’imaginoit que si elle le pouvoit espouser, elle porteroit le Nom des Massagettes aux deux bouts de la Terre : & l’ambition se joignant encore à l’amour, elle n’avoit gueres de repos.

Cependant mon Maistre qui ne sçavoit pas ses veritables sentimens, vivoit comme à l’ordinaire : Mais afin qu’il ne manquast rien à son malheur, il arriva qu’Indathirse & Aripithe, qui avoient tous deux de l’esprit, & qui estoient tous deux amoureux ; prirent garde & à l’assiduité d’Artamene aupres de Thomiris, & à ces souspirs qui luy eschapoient. Ils remarquerent aussi, que la Reine avoit je ne sçay quelle inquietude, qu’elle n’avoit point accoustumé d’avoir : & que toutes les fois qu’Artamene aprochoit d’elle, il paroissoit sur son visage une esmotion de joye, qu’ils ne luy avoient jamais veuë avoir pour personne. Enfin, Seigneur, ces deux Princes qui lors que nous estions arrivez à cette Cour, avoient quelque jalousie l’un de l’autre, quoy que la Reine les traitast avec une esgalle indifference ; cesserent tout d’un coup de se regarder avec des sentimens jaloux : & cesserent presques d’estre ennemis, afin de tourner toute leur jalousie & toute leur haine contre mon Maistre. Ils en firent mesme entre eux, une espece de confidence : & Artamene sans y penser, fit voir en ces deux Princes durant quelque temps, ce qui n’a peut-estre jamais esté veû : je veux dire deux Rivaux en bonne intelligence. Ils voyoient qu’il ne paroissoit

point de cause bien importante, au long sejour d’Artamene : & l’insensibilité de la Reine pour eux, leur persuadoit que du moins l’inclination qu’elle tesmoignoit avoir pour Artamene, n’estoit pas née sans qu’il y eust contribué quelque chose. Enfin, ils croyoient que mon Maistre aimoit Thomiris, & que Thomiris ne le haissoit pas : ils en parlerent ensemble, comme d’une chose qui les regardoit esgalement : & ils parurent estre en une amitié fort estroite. Souffrirons nous, disoit Aripithe, que cét Estranger vienne nous faire cét outrage ? & qu’aux yeux de tous les Massagettes, il obtienne en peu de jours, ce que nos soins & nos services n’ont pû obtenir pendant une année ? Je sçay bien, disoit Indathirse, qu’il est infiniment bien fait, & infiniment aimable : mais ce qui excuse peut-estre Thomiris, ne justifie pas Artamene ; qui ne devoit jamais sortir des termes de la condition d’un Ambassadeur. Cependant, Seigneur, lors qu’ils estoient convenus du crime de mon Maistre, ils ne convenoient pas de la punition qu’ils en vouloient faire : car ils estoient trop braves, pour songer à se vanger d’Artamene par une voye lasche. De se battre aussi contre un Ambassadeur, il sembloit que c’estoit chercher les moyens de se faire bannir par Thomiris : qui trouveroit sans doute fort mauvais, que l’on eust violé le droit des Gens, en la personne d’Artamene ; & qu’on l’eust exposée à une guerre Estrangere. Ainsi ils avoient bien de la peine à resoudre ce qu’ils feroient : ils n’estoient pas mesme d’accord en cas qu’il se falust battre contre Artamene, lequel des deux auroit cét employ, qui n’estoit pas moins difficile que glorieux. Indathirse disoit que c’estoit à luy ; Aripithe disoit y avoir autant de droit qu’Indathirse : &

l’on peut dire qu’il ne sçavoient pas trop bien, ny quand, ny comment ils se vangeroient d’un Rival, qu’ils ne pouvoient perdre sans perdre en mesme temps toutes leurs esperances aupres de Thomiris. Ce fut donc principalement cette raison, qui les obligea de differer leur vangeance : & d’observer encore fort exactement durant quelque temps, les actions d’Artamene, & celles de Thomiris. Ils tomberent mesme d’accord, de se rendre conte de ce qu’ils prendroient chacun de leur costé ; & d’agir conjointement, pour se delivrer d’un si redoutable ennemy. C’estoit certainement une plaisante chose de voir Thomiris, Artamene, Indathirse, & Aripithe ensemble : car Thomiris ne pensoit qu’à donner de l’amour à Artamene ; Artamene ne songeoit, ny à Thomiris, ny à Indathirse, ny à Aripithe, & donnoit toutes ses pensées à Mandane : & Indathirse & Aripithe sans se souvenir plus de la jalousie qu’ils avoient euë l’un de l’autre, ne pensoient plus qu’à celle que leur donnoient Artamene & Thomiris.

Cependant mon Maistre à qui les momens sembloient des Siecles, se mit à presser Terez de demander response à la Reine : & la Reine s’en voyant pressée, assura Terez qu’Artamene auroit de ses nouvelles devant qu’il fust trois jours. De vous representer, Seigneur, quelle fut l’agitation de l’esprit de Thomiris pendant ce temps là, ce seroit une chose assez difficile : suffit de vous dire seulement, que cette Princesse estant fort glorieuse, ce ne fut pas sans peine que son ame altiere & superbe se resolut de luy permettre de commander absolument à Gelonide, de pressentir avec adresse, de Chrisante qu’elle voyoit fort souvent s’entretenir avec elle, si mon Maistre seroit

capable de vouloir pour Artamene, ce qu’il demandoit pour Ciaxare. Gelonide fit alors ses derniers efforts pour guerir l’esprit de Thomiris, & pour l’obliger de preferer le Roy à l’Ambassadeur : mais elle luy respondit, qu’elle preferoit la vertu d’Artamene à toutes les Couronnes du Monde. Cependant Gelonide, luy dit elle, agissez pourtant de telle sorte, qu’Artamene sçache que je l’aime, sans qu’il m’en estime moins : & faites si bien que sans choquer directement la passion que j’ay pour la gloire, celle que j’ay pour Artamene ne laisse pas d’estre satisfaite. Gelonide qui estoit infiniment fâchée d’avoir une pareille commission, ne laissa pas d’assurer la Reine que puis que rien ne pouvoit changer ses sentimens, elle luy obeiroit avec fidelité : & elle luy promit cela d’autant plus fortement, qu’elle eut peur que Thomiris ne confiast ce secret à une autre, qui n’en useroit pas si bien qu’elle. L’esperance que Gelonide eust euë de retourner en son Pars, si la Reine eust espousé Ciaxare, faisoit qu’elle estoit doublement affligée de la passion de Thomiris pour Artamene. De plus, elle n’imaginoit nullement, que mon Maistre peust refuser l’honneur qui luy alloit estre offert : & elle prevoyoit bien, que s’il l’acceptoit, cela ne pouvoit presque manquer de causer une guerre entre Thomiris & Ciaxare. Cependant il faloit parler, & parler promptement, car la Reine ne luy donnoit point de repos : enfin ayant envoyé querir Chrisante, elle se resolut de luy confier la verité de la chose : & de luy representer apres la luy avoir dite, que s’il aimoit Artamene, il devoit l’empescher d’accepter l’honneur que Thomiris luy offroit : parce que selon toutes les apparences, il n’en joüiroit pas en repos, & auroit trahy son Maistre

inutilement. Chrisante fort surpris du discours de Gelonide, ne laissa pas de l’assurer aussi tost qu’il fut un peu remis de son estonnement, qu’elle n’avoit rien à craindre : & qu’Artamene n’estoit sans doute pas capable de faire une pareille chose. Mais comme il ne vouloit pas luy respondre plus precisément, sans que son Maistre le sçeust ; il luy demanda du temps : & fut le chercher dans sa Tente, où m’ayant trouvé seul aupres de luy. Seigneur, luy dit il, je ne pense pas qu’il vous fust aisé de prevoir, quelle espece de malheur j’ay à vous annoncer : & à quelle espreuve vostre constrance va estre exposée. La Fortune, luy dit il, Chrisante, n’est pas absolument rigoureuse, lors qu’elle n’envoye que des maux que l’on a preveus : & quand sa malice est extréme, elle accable & surprend tout d’un coup ceux qu’elle veut perdre. Je m’imagine toutesfois, poursuivit il, qu’il n’est pas aisé qu’il m’arrive rien de bien fascheux en cette Cour : si ce n’est que par malheur Thomiris eust une aversion secrette pour moy, qui fust cause qu’elle ne respondist pas favorablement à Ciaxare : & qu’ainsi je fusse contraint de m’en retourner sans rien faire. Seigneur, luy repliqua Chrisante, cette derniere chose pourroit bien arriver : mais ce sera par une raison toute opposée à celle que vous dittes. Je ne vous comprens pas, luy respondit Artamene : vous me comprendrez peut-estre mieux, luy dit Chrisante, quand je vous auray apris que j’ay sçeu par Gelonide que Thomiris vous aime : & vous aime jusques au point d’offrir à Artamene, ce qu’elle refuse à Ciaxare. Mon Maistre fit un grand cry au discours de Chrisante, & fut quelque temps sans le vouloir

croire : Non non, luy disoit il, il faut que Gelonide ait perdu la raison, ou que la vostre ne soit pas en son assiette ordinaire. Thomiris qui depuis plus d’un an voit avec indifference, la passion d’Indathirse & d’Aripithe, ne sçauroit estre capable d’aimer Artamene. Artamene, dis-je, qui ne l’aime point ; qui n’a rien fait ny rien dit qui le luy deust faire croire ; qui au contraire luy fait parler de mariage pour le Roy qui l’envoye ; & qui ne paroist enfin à ses yeux, que comme un simple Ambassadeur de Ciaxare. Encore une fois Chrisante, vous n’estes pas ce que vous avez accoustumé d’estre : ou Gelonide vous a trompé. Seigneur, luy dit il, il n’est arrivé nul changement en mon esprit, Gelonide ne m’a point trompé ; & Gelonide m’a parlé avec beaucoup de sagesse. Ainsi il faut s’il vous plaist, que vous me donniez vostre response : car elle ne m’a donné que jusques à demain pour la luy rendre. Artamene paroissoit estre si confondu, entendant parler Chrisante de cette sorte, qu’il estoit facile de voir que ce n’estoit pas sans peine, qu’il se resoluoit à croire ce qu’on luy disoit : Neantmoins, r’apellant en sa memoire plusieurs choses qu’il avoit veües ou entendües ; & ausquelles il n’avoit pas pris garde auparavant : il ne douta plus qu’il ny eust de la verité en ce que luy disoit Chrisante. Il eust pourtant bien voulu, s’il eust esté en son pouvoir, que Chrisante & moy ne l’eussions pas sçeuë, & s’il luy eust esté possible de nous la cacher, je ne doute pas qu’il n’y eust aporté tous ses soins : tant il est vray que son ame agit genereusement en toutes choses. Mais comme il ne le pouvoit faire, il tascha du moins de se consoler avec nous, en exagerant son malheur.

Qui vit jamais, disoit il, une advanture semblable à la mienne ? lors que j’ay commencé d’aimer l’illustre Mandane, n’estoit il pas à croire que cette humeur douce & pitoyable, pourroit se laisser toucher à la compassion, & estre facilement sensible à la tendresse & à l’amitié ? Cependant combien de choses ay-je faites ; combien de services ay-je rendus ; combien de peines ay-je endurées ; combien de soupirs inutiles ay-je poussez ; combien de larmes ay-je respanduës, sans pouvoir attendrir son ame ? L’on peut presque dire que si je ne fusse mort ; ou du moins que si elle n’eust creû que je l’estois ; Mandane ; l’illustre Mandane, ne m’auroit jamais accordé le moindre tesmoignage d’affection. Encore malgré tout cela, estoit elle resolüe de me bannir, & de me bannir pour tousjours, lors que je suis venu icy. Mais helas, le malheur qui m’a persecuté en Capadoce, ne m’a pas suivy chez les Massagettes sous la mesme forme ! puis qu’il y fait au contraire, qu’une Reine qui paroist avoir de la fierté & de l’orgueil, aime celuy qui ne l’aime point ; offre un cœur qu’on ne luy demande pas ; & veut accorder de son propre mouvement, ce qu’elle pourroit refuser sans injustice, quand mesme on le luy demanderoit. Non non, nous disoit il en nous regardant, cette fâcheuse avanture n’est ny un effet de mon merite, ny un effet de la foiblesse de Thomiris : ç’en est un de mon malheur & de mon destin : qui veut mesme tascher de m’affliger autant par les biens qu’il faut que je refuse, que par ceux que l’on ne m’a pas accordez. Ne pensez pas toutesfois, s’escrioit il, divine Mandane, que la douleur que le sens, toit un effet de la peine que j’ay à n’accepter pas l’affection d’une

Grande Reine, & d’une belle Reine : Non, divine Princesse, ce ne sont pas là mes sentimens : & mon cœur conserve trop cherement l’image de vostre beauté, pour pouvoir estre touché par la sienne. Mais j’advoüe que cette bizarre advanture me desplaist : & que si j’avois à choisir, j’aimerois mieux donner deux Batailles, que de me trouver dans l’insuportable necessité de faire rougir de honte & de confusion, une Reine glorieuse & superbe. Dittes donc à Gelonide, dit il à Chrisante, que je n’ay point creû ce que vous m’avez dit : mais que quand vous me l’auriez persuadé, il n’en seroit rien davantage : puis qu’enfin la fidelité que j’ay pour le Roy que je sers, ne me permettroit jamais d’accepter un pareil honneur. Encore une fois Chrisante, dit il, n’oubliez pas de dire à Gelonide que je n’ay point adjousté de foy à vos paroles : & laissons du moins à Thomiris, une honneste voye de se repentir de bonne grace d’une premiere pensée, qu’elle à peut-estre desja côdamnée elle mesme.

Ce fut de cette sorte Seigneur, que mon Maistre parla à Chrisante : qui ne manqua pas d’aller trouver Gelonide : & Gelonide aussi ne manqua pas de rendre sa response à la Reine. Mais helas, que cette response fit un effet bien contraire à celuy qu’Artamene en attendoit ! & que Thomiris se servit peu de cette honeste voye qu’il luy offrit, de pouvoir corriger ses premieres pensées par les secondes ! Au contraire la difficulté piqua l’esprit de cette Reine, au lieu de le rebuter : & cette ame superbe creut qu’elle estoit doublement obligée de vaincre ce qui luy resistoit. Non non Gelonide (dit elle, apres que cette Dame luy eut rendu la response de Chrisante) Artamene n’est pas aussi difficile à persuader

qu’il le paroist : & peut-estre n’est il que trop persuadé pour ma gloire, & pour faire reüssir mon dessein. Ce n’est point une chose, poursuivit Thomiris, que l’on puisse soubçonner de fausseté : personne ne s’avisa jamais, d’en inventer une semblable : & quand une Princesse advoüe la premiere qu’elle aime ; il n’y a point liéu d’en douter. Ainsi il faut conclurre de là, ou qu’Artamene qui fait semblant de ne croire pas ce qu’on luy dit, aime à se le faire dire plus d’une fois : ou veut qu’on ne luy en parle jamais. Lequel que ce soit des deux, n’est guere obligeant pour Thomiris : si ce n’est qu’en effet Artamene croye qu’il y à plus de modestie d’en user de cette sorte, que de respondre d’abord à une proposition qui luy est si advantageuse. Quoy qu’il en soit Gelonide, il faut que du moins je connoisse le cœur d’Artamene, si je ne le puis gagner : & il faut que je parle avec tant d’adresse, qu’il ne puisse pas se déguiser, quand mesme il seroit aussi fin qu’un Grec. Il faut que vous parliez Madame, reprit Gelonide ; Eh de grace, ne vous hastez pas de faire une chose si peu ordinaire, de peur de vous en repentir apres : consultez vous plus d’une fois auparavant : & ne suivez pas aveuglément une passion, qui vous emportera trop loing si vous n’y prenez garde. Non Gelonide, reprit Thomiris, la passion qui me possede, ne me fera rien faire de criminel : Mais en cette occasion, sçachez que je prefere la sincerité des Scithes mes voisins, à la bien-seance d’Ecbatane, dont vous m’avez tant parlé. Cette vertu apparente, qui fait ses plus grands efforts à déguiser ses sentimens, & à cacher ce que l’on a dans l’ame, n’est pas à l’usage des Massagettes : parmy vous il n’importe presque point, qu’une

femme ait de l’amour, pourveu qu’elle ne le tesmoigne pas : au lieu qu’entre nous autres, nous taschons d’arracher de nostre cœur les sentimens les plus tendres, si nous ne les trouvons pas justes. Ainsi je puis vous assurer, que si je croyois faire un crime, en aimant un homme illustre comme Artamene, je combatrois ma passion au lieu de la cacher : Mais comme au contraire, je croy qu’il n’y a rien de bas, ny rien de lasche, à avoir de l’affection pour un homme, que je tiens digne de commander à tous les autres ; je ne voy pas qu’il faille en faire un mistere aussi grand que vous vous l’imaginez : puis qu’enfin il n’y a que les crimes que l’on doive cacher. Mais Madame, repliqua Gelonide, si Artamene ne respond pas favorablement comme je le croy, ne vous repentirez vous point d’avoir parlé ? je ne sçay point l’avenir, respondit brusquement Thomiris : mais je sçay bien que presentement je veux sçavoir ce que pense veritablement Artamene. Bons Dieux Madame, adjousta encore Gelonide, ne craignez vous point de destruire, ce que vous voulez avancer ? Je crains toutes choses, respondit Thomiris, mais que voulez vous que je face ? je ne suis plus Maistresse de ma volonté, & je n’agis plus que comme il plaist à la passion qui me possede : parce que je la croy juste, & que je luy ay abandonné l’Empire de mon ame & de ma raison. Thomiris dit encore beaucoup d’autres choses, qui faisoient voir le déreglement de son esprit : elle ne pouvoit plus souffrir la veüe ny la conversation d’Indathirse ny d’Aripithe : elle ne songeoit à rien qu’à Artamene : & parce qu’en effet c’estoit la vertu de mon Maistre qui avoit puissamment touché son cœur ; elle croyoit que tous les effets d’une Cause si

noble & si pure estoient innocens. Cependant Artamene n’estoit pas en une petite inquietude, dans la crainte de voit Thomiris, apres la proposition qu’on luy avoit faite : & la Reine de son costé, quelque determinée qu’elle eust paru estre, apprehendoit la veüe d’Artamene, & ne sçavoit pas trop bien comment elle oseroit souffrir ses regards. Cette violente passion qui la possedoit estant neantmoins plus forte que toute sa modestie, fit qu’elle ne pût demeurer plus long temps sans voir l’objet de son affection. Mon Maistre aussi n’osant manquer de luy rendre ce qu’il luy devoit, fut chez elle à l’heure qu’il avoit accoustumé d’y aller : & pour son malheur, il ne trouva personne aupres de Thomiris que ses femmes : qui n’estoient pas un obstacle à une conversation particuliere : parce qu’elles se tenoient tousjours assez esloignées de la Reine, à un des costez de sa chambre. Artamene la salüant donc avec un profond respect, & n’osant presque la regarder, de peur de luy donner de la confusion ; voulut luy parler de choses fort esloignées de celle qu’il apprehendoit : mais comme Thomiris n’avoit que d’une espece de sentimens dans l’esprit, elle faisoit tout servir à son dessein : & il n’y avoit point de discours si esloigné de cette matiere, qu’elle ne sçeust destourner adroitement, & en tirer un sens qui luy fust propre. En effet, apres qu’elle eut rendu le salut à Artamene, avec autant de confusion qu’il en avoit : & qu’apres les premiers complimens, il eut commencé de parler de la beauté du Païs des Massagettes, & de son estenduë : Il est vray, luy respondit elle, que nostre Païs n’est pas laid : mais je ne laisse pas d’estre persuadée, que vous luy preferez la Capadoce : & que

peut estre (adjousta-t’elle en rougissant) vous aimeriez mieux obeïr en ce lieu là, que commander en celuy-cy. Il est sans doute juste, repliqua Artamene un peu interdit, que je demeure dans les sentimens que vous dites : car Madame, je me suis imposé moy mesme la necessité d’obeïr en Capadoce, quoy que je ne sois pas nay Sujet de Ciaxare : & je ne pourrois jamais avoir nul droit de commander aux Massagettes : à moins, luy dit il en sous-riant, que le Roy mon Maistre m’envoyast leur faire la guerre, ce que vostre Majesté sçait bien qui n’a garde d’arriver. Vous sçavez, luy dit elle, que l’on gagne des Couronnes de plus d’une façon : il est des Rois electifs, comme des Rois Conquerans : ainsi qui vous a dit que sans combattre, vous ne pourriez pas regner icy, ou du moins sur les Issedones ? La raison, Madame, me l’a enseigné, repliqua Artamene, sçachant bien que la Couronne des Issedones n’est pas elective : & sçachant plus certainement encore, que tous vos Peuples sont si contens de vostre domination, qu’ils ne changeroient pas facilement de sentimens. Non, Madame, je ne suis pas si peu versé aux diverses coustumes des Peuples, que je ne sçache bien que celles de Sparte ne sont pas celles des Massagettes ; & que ce n’est pas icy où les Rois sont electifs. Mais c’est vous Madame (luy dit il, sans luy donner loisir de respondre) qui pouvez gagner plus d’une Couronne sans combattre : & vostre vertu vous a fait assez d’illustres adorateurs par toute la Terre, pour me pouvoir permettre de dire, que vous pourrez choisir des Sceptres & des Couronnes quand il vous plaira. Et quoy que celles que vous portez soient illustres, croyez Madame, adjousta-t’il, qu’il y en a encore

d’autres, qui ne seroient pas indignes de vous. Pour moy, repliqua la Reine, je suis peut-estre de vostre sentiment en une chose : car vous aimeriez mieux obeïr en Capadoce que regner icy : & moy j’aimerois mieux tout de mesme obeïr icy, que regner en Capadoce. Peut-estre, Madame, repliqua mon Maistre, ne diriez vous pas la mesme chose de Medie, si vous y aviez esté : & les superbes Palais d’Ecbatane, sont si je ne me trompe, preferables à vos plus magnifiques Tentes. Non Artamene, reprit elle, toute la magnificence d’Ecbatane, ne touchera jamais mon esprit : je cherche des vertus solides, & non pas des Throsnes esclattans, & vous estes vous mesme trop raisonnable, pour n’estre pas de mon sentiment. Aussi suis-je persuadée, adjousta-t’elle, qu’encore que nous n’ayons ny Palais, ny Villes, si vous trouviez parmy nous une Princesse illustre en toutes choses, vous la prefereriez à celle qui seroit sur le Throsne mesme d’Assirie, si elle ne l’estoit pas. J’en connoy sans doute, Madame, respondit Artamene, que j’estimerois plus dans les fers, que beaucoup d’autres qui portent des Couronnes : Mais, Madame, lors que je vous parle du Throsne de Medie, je ne suis pas en cette peine là : puis que le Prince qui est destiné à y monter, a beaucoup de bônes qualitez & de grandes vertus. Il a du moins bien sçeu choisir, respondit Thomiris, lors qu’il vous a donné ses Armées à commander : Mais je doute, adjousta-t’elle, s’il a esté esgalement judicieux, de faire un Ambassadeur, d’un illustre Conquerant : puis qu’à mon advis, ce sont des qualitez differentes, que celles qui sont necessaires pour ces deux emplois. Si la fidelité (respondit Artamene fort embarrassé) est une des plus essencielles,

pour cette eſpece d’employ : je puis aſſurer voſtre Majeſté, que j’en ay pour le moins autant que de courage : & que ſi je ne ſuis pas auſſi heureux en ma negociation, que je l’ay eſté à la guerre ; ce ſera Madame, que voſtre Majeſté ne l’aura pas voulu : & ce ne ſera ſans doute jamais par ma faute. Non, Madame, pourſuivit il, je n’oublieray rien pour taſcher de ſatisfaire le Roy qui m’envoye : & ſi je ne le puis, je m’en retourneray avec beaucoup de douleur : mais du moins n’auray-je rien dans l’eſprit qui me reproche nulle infidelité, ny nulle negligence. Vous ne m’avez pourtant pas encore dit (repliqua Thomiris, avec beaucoup d’eſmotion) le veritable ſujet qui vous amene en cette Cour : & ce n’a eſté que par le raport de Terez, que j’en ay sçeu quelque choſe. Ce que vous me reprochez comme un crime, Madame, reſpondu mon Maiſtre, à eſté un effet de mon reſpect ; & ſi je l’oſe dire, de mon adreſſe : Car, Madame, je n’ay pas creu qu’il faluſt commettre legerement l’honneur du Prince que je ſers : ny expoſer auſſi voſtre Majeſté, à deſobliger ouvertement un Grand Roy, ſi elle n’agreoit pas ma propoſition. j’eſpere toutefois, luy dit il encore, qu’elle en uſera autrement : & que malgré tout ce que l’on m’a dit, je ſeray auſſi heureux en negociation, que je l’ay eſté à la guerre. Non Artamene, ne vous y trompez pas, reſpondit la Reine, ce que vous avez propoſé ne sçauroit reüſſir ; & vous y avez mis un obſtacle invincible. Moy, Madame ! interrompit mon Maiſtre ; Vous meſme, reſpondit Thomiris ; c’eſt pourquoy ne vous pleignez pas, ſi Ciaxare n’eſt point ſatisfait. Je vous advouë, Madame, reſpondit ce Prince, que je ne vous comprens pas : Vous m’entendez bien Artamene ( luy dit elle en baissant les yeux & la voix) mais c’est moy qui ne vous entens pas. Vous m’entendrez, Madame, quand il vous plaira, repliqua mon Maistre ; & si je me suis mal expliqué, je suis tout prest d’esclaircir vos doutes, & de me justifier. Vostre crime, respondit Thomiris, est de telle nature, que je ne pourrois vous accuser qu’en m’accusant moy mesme : & c’est ce qui n’est pas bien aisé à faire. Comme je suis fort assuré de mon innocence, repliqua Artamene, je ne doute point de la vostre : & je n’ay garde de soubçonner une Grande Reine, de la plus petite erreur. Non Artamene (luy dit elle tout d’un coup, en portant la main sur ses yeux) je n’ay point erré quand je vous ay creu digne d’une Couronne : Ha ! Madame, s’escria mon Maistre, j’ay sans doute mal entendu : & je pense mesme que de peur de perdre le respect que je vous dois, je ne dois pas vous respondre. Vous me respondez assez, en me respondant point, repliqua la Reine, & je n’ay pas besoin d’un plus long discours pour vous entendre. Mais, Madame, luy dit alors Artamene, si ce que vostre Majesté m’a dit est veritable, je n’ay plus qu’à songer à prendre congé d’elle, & à m’en retourner promptement à Themiscire : afin de ne laisser pas plus long temps dans une esperance inutile, un des plus Grands Rois de la Terre. Ce discours que mon Maistre avoit fait de dessein premedité, pour embarrasser la Reine, la surprit sans doute un peu : & la mit en un estat, où elle ne sçavoit pas trop bien que respondre. Car elle avoit creû qu’en ne laissant nulle esperance à Artamene de reüssir pour Ciaxare, c’estoit en quelque façon avancer le dessein qu’elle avoit de luy persuader qu’elle l’aimoit : mais voyant aussi que cela produisoit un si mauvais

effet, & que cette response déterminée luy ostoit tout pretexte de le pouvoir retenir ; elle se repentit de ce qu’elle venoit de dire : quoy qu’elle ne sçeust pas trop bien comment elle y remedieroit. Il s’en falut peu qu’elle ne se resolust de descouvrir plus ouvertement sa passion à mon Maistre ; & l’amour & la modestie luy ouvrirent & luy fermerent la bouche plus d’une fois. Elle vouloit parler ; & vouloit se taire ; elle changeoit de couleur tres souvent ; elle regardoit Artamene, puis un moment apres, elle esvitoit ses regards : & par une agitation si violente, & une irresolution si estrangge, elle causoit une peine extréme à mon Maistre : qui estoit desesperé de la fâcheuse avanture où la Fortune l’exposoit. Mais enfin Thomiris ne pouvant obtenir d’elle, la force de parler plus ouvertement de sa passion à Artamene : & ne voulant pas aussi qu’il songeast à partir ; chercha à destourner la chose adroitement : si bien que reprenant la parole, Ce n’est pas icy Artamene, luy dit elle, que vous devez recevoir vostre response : comme vous m’avez fait parler par Terez, c’est à Terez aussi à vous la rendre. Cependant ne determinons encore rien : il ne faut qu’un moment, pour faire changer les resolutions les plus fermes : Peut-estre ne voudrez vous plus demain, ce que vous voulez aujourd’huy : & peut-estre aussi ne voudray-je plus moy mesme, ce que je souhaite presentement : quoy que je sois persuadée, adjousta-t’elle, que ce que je desire est esgalement innocent & glorieux.

Côme ils en estoient là, Indathirse & Aripithe qui depuis leur jalousie pour Mon Maistre, estoient devenus inseparables, arriverent, & interrompirent cette conversation. Ces deux Princes remarquerent aisément une

grande agitation dans l’esprit de Thomiris : & virent aussi quelques marques de chagrin sur le visage d’Artamene : qu’ils creurent estre causé par le despit d’estre interrompu en un entretien qu’ils pensoient luy estre tres agreable : mais qui en effet luy estoit plustost tres fascheux. Ces Princes jaloux parlerent peu : Artamene de son costé ne dit pas grand chose : & Thomiris se trouva tellement inquiette ; que ne pouvant souffrir la presence de deux Princes qui l’aymoient, & quelle ne pouvoit aimer ; & l’agreable & pourtant cruelle veüe d’Artamene, qu’elle aimoit, & qui ne l’aimoit pas ; elle les congedia tous : & bannit en mesme temps, l’objet de son indifference, & celuy de son amour. Artamcne sortit donc de chez la Reine avec ces deux Princes : & comme Indathirse luy plaisoit beaucoup, & qu’il ne soubçonnoit rien des sentimens qu’ils avoient pour luy, il ne les quitta pas si tost. Eux de leur costé qui ne cherchoient qu’à descouvrit ses intentions, estant aussi bien aises de faire durer cette conversation, luy proposerent de s’aller promener ensemble. Pendant cette promenade, ils luy firent cent questions malicieuses, sur le temps qu’il devoit encore estre en cette Cour, où il respondoit fort innocemment : de sorte que tantost il fortifioit leurs soubçons ; tantost il les affoiblissoit : mais pour l’ordinaire, il les augmentoit bien plus, qu’il ne les faisoit diminuer. Il faut sans doute, luy disoit Indathirse, que ce soit quelque affaire de grande importance, qui vous retienne si long têps icy : & qui ait obligé le Roy de Capadoce d’envoyer un homme de vostre reputation vers la Reine. Mon Maistre qui croyoit leur faire plaisir de parler avantageusement de Thomiris, respondit à Indathirse, d’une maniere

qui luy donna un sentiment bien opposé à la joye. La Reine, luy repliqua-t’il, est une Princesse si illustre, que quand il ne s’agiroit pas d’une affaire importante, le Roy que le sers auroit deû ne luy envoyer qu’une personne de grande consideration : & s’il a manqué en quelque chose, c’est de n’en avoir pas choisi une plus digne que moy, de traitter avec une si Grande Princesse. je pense, respondit Aripithe, qu’il eust eu peine à en trouver une qui luy eust esté plus agreable : mais ce qui m’estonne un peu, adjousta-t’il, c’est de voir que la Reine vous traitant aussi bien qu’elle vous traitre, ne vous dépesche pas plustost. Les affaires, repliqua mon Maistre, ne se font jamais guere avec diligence, si ce ne sont celles qui regardent les guerres declarées : Celles que vous traittez, respondit Indathirse, ne sont pas à mon advis de cette nature : & elles pourroient plus facilement estre d’amour : puis qu’enfin le Roy que vous servez n’estant point marié ; ayant une Fille qui ne l’est pas, & la Reine aussi estant Veufue : & le Roy son Fils estant desja assez grand ; il ne seroit pas impossible que l’amour fust le sujet de cette negociacion si secrette. Non, reprit Aripithe en l’interrompant, ce n’est rien de ce que vous dittes : les Mariages des Rois ne sont point des amours cachées : & je soubçonnerois plustost toute autre chose que celle là. Vous jugez bien (leur dit alors Artamene en sous-riant à demy) que si j’ay quelques ordres secrets, je ne vous les dois pas dire, ny vous faire voir mes instructions ; ainsi il faut vous laisser dans la liberté de penser ce qu’il vous plaira : & de vous divertir en raisonnant sur une chose douteuse, & que vous ne sçaurez peut-estre jamais. je ne pense

pas, dit alors Indathirse, qu’il y en ait guere de cette nature : les choses les plus particulieres, viennent tousjours à estre sçeües de tout le monde : mais si je ne me trompe, adjousta-t’il, nostre impatience de sçavoir ce qui vous amene icy n’est guere plus forte, que celle que vous devez avoir de la fin de vostre negociation. Car apres tout, la Cour de Thomiris, quoy que tres belle pour nous autres Scithes, qui faisons profession ouvertement d’estre Ennemis declarez de la magnificence, ne la doit point estre pour vous : qui avez sans doute veû la Cour de Medie, & qui vivez en celle de Capadoce, où l’on dit que toutes choses sont & plus superbes, & plus galantes qu’icy. Mon Maistre qui creut encore leur faire une civilité, fortifia leur jalousie lors qu’il leur dit, j’advoüe que la Capadoce a des charmes pour moy, qui ne sont pas mediocres : mais j’advoüe aussi en mesme temps, que toute personne libre & raisonnable, ne peut manquer d’en trouver aussi de fort grands, en la Cour de Thomiris : & quand au lieu d’estre en un aussi beau Païs qu’est le sien, elle regneroit sur ces Peuples qui sont au pied du Mont Imaüs, parmy des rochers & des precipices : elle seule rendroit tousjours le lieu ou elle seroit, infiniment agreable : & empescheroit sans doute que les Ambassadeurs qu’elle feroit attendre long temps, ne s’ennuyassent aupres d’elle. Comme nous sommes Estrangers aussi bien que vous, reprit Indathirse, ce n’est pas à nous à vous faire compliment sur les loüanges que vous donnez au Païs des Massagettes : & pour ce qui regarde la Reine, adjousta Aripithe, ce n’est pas non plus à nous à luy aprendre ce que vous dittes à son avantage : y ayant beaucoup d’apparence qu’estant aussi

adroit que vous l’estes, vous aurez bien sçeu trouver les voyes de luy faire connoistre les sentimens avantageux que vous avez d’elle. Il est des personnes, repliqua Artamene, qu’il ne faut jamais loüer en leur presence : & ce n’est quelquefois guere moins manquer de respect pour une Grande Reine, de la loüer avec trop de liberté, que de dire des injures à une personne de mediocre condition. Mais pour ce qui regarde Thomiris, je pense, leur dit il encore, qu’il n’est pas besoin de luy dire, qu’elle est infiniment estimable, & par consequent infiniment estimée : n’estant pas possible qu’elle ignore les excellentes qualitez qu’elle possede. Vous pouvez vous imaginer Seigneur, combien ces deux Rivaux estoient inquietez, d’entendre parler mon Maistre de cette sorte : ils se regardoient quelquefois d’intelligence : & quelquefois aussi ils regardoient Artamene : & vouloient chercher dans ses yeux, ce qu’ils ne voyoient pas assez clairement dans ses paroles. Pour luy, il avoit l’esprit si occupé de sa passion, & de la fâcheuse avanture où il se trouvoit engagé, qu’il ne prenoit pas garde aux discours, ny aux actions de ces deux Princes : & nous avons sçeu ce que je viens dé vous dire, par un des gens de mon Maistre qui l’avoit suivy, & qui le raconta depuis à Chrisante. Mais enfin Seigneur, Artamene qui avoit quelque impatience d’estre seul, afin de pouvoir entretenir ses pensées en liberté ; fit si bien que la promenade finit : & qu’il se separa de ces deux Princes, qui le quitterent avec encore un peu plus de froideur qu’ils n’en avoient eu en commençant leur conversation. Nous avons sçeu depuis, qu’apres que mon Maistre s’en fut separé, ils raisonnerent

long-temps sur l’agitation qu’ils avoient remarquée, sur le visage de la Reine ; sur le chagrin qui avoit paru dans les yeux de leur pretendu Rival, lors qu’ils estoient arrivez aupres de Thomiris : & sur tout ce qu’il leur avoit dit, pendant qu’ils s’estoient entretenus ensemble. Mais apres avoir bien raisonné sur toutes ces diverses choses, ils conclurent qu’il aimoit Thomiris, & que Thomiris ne le haissoit pas : & penserent & dirent en suite, tout ce qu’une violente jalousie peut faire dire & penser. Mon Maistre de son costé n’avoit pas l’esprit fort tranquile : & la Reine estoit encore la plus affligée. Quelque forte que fust sa passion, elle ne laissoit pas d’avoir de la douleur, de voir qu’elle estoit contrainte de renoncer en quelque façon, à la modestie de son Sexe : Mais ce qui la faschoit le plus, estoit de voir qu’elle faisoit peut-estre une faute inutilement. Elle avoit pourtant beaucoup de peine à s’imaginer, que sa beauté & sa condition ne pussent pas toucher le cœur d’Artamene : & ce leger espoir la força de commander absolument à Gelonide de parler elle mesme à mon Maistre : & de sçavoir precisément ce qu’il pensoit. Gelonide s’opposa encore comme elle avoit desja fait, à un dessein si peu raisonnable : & Thomiris sans se laisser vaincre, voulut estre obeie ponctuellement. Gelonide ne pouvant donc faire autre chose, parla enfin elle mesme à Artamene, apres luy avoir fait preparer l’esprit par Chrisante, sur ce qu’elle avoit à luy proposer : mais à vous dire la verité, ce fut plustost pour luy aider à chercher un pretexte de refuser la Reine, que pour le persuader. Car comme cette Dame estoit affectionnée aux interests de Ciaxare ; & que de plus elle croyoit que la Reine faisoit un

choix disproportionné à sa condition, en choisissant Artamene ; elle agit d’une maniere qui embarrassa un peu moins mon Maistre, que si effectivement elle eust voulu le porter à ce que Thomiris vouloit. Il est pourtant certain, qu’il ne se trouva jamais en une occasion plus fâcheuse : il pria cent fois Gelonde de vouloir bien persuader à la Reine, qu’il avoit pour elle toute l’estime qu’il pouvoit avoir : mais que quand il auroit esté fort amoureux d’elle, il n’auroit jamais pû se resoudre à manquer au respect qu’il devoit au Roy de Capadoce. Enfin Seigneur, il luy dit tout ce qu’un homme d’esprit & un honneste homme peut dire, pour ne couvrir pas de honte & de confusion, une grande & belle Reine. Gelonide & luy, estant donc bien convenus de ce qu’elle avoit à respondre, cette Femme s’en retourna vers Thomiris, qui l’attendoit avec une impatience estrangge : elle ne la vit pas plustost, que faisant sortir tout ce qui estoit dans sa chambre ; & bien Gelonide, luy dit elle, sçauray-je enfin par vostre bouche, si c’est Thomiris ou sa Couronne, qu’Artamene estime indigne de luy ? C’est bien plustost luy, Madame, repliqua Gelonide, qu’il croit indigne de l’une & de l’autre. Mais Madame, adjousta-t’elle, il dit deplus, que quand il pourroit aspirer sans injustice, à l’honneur que vostre Majesté luy veut faire : que quand outre l’estime qu’il a pour vous, il auroit encore une passion demesurée ; la fidelité qu’il doit à Ciaxare, feroit qu’il se resoudroit plustost à mourir, qu’à manquer à ce qu’il doit à son Maistre. Quoy, reprit Thomiris, quand mesme il m’aimeroit, il en useroit ainsi ? Il n’en faut presque pas douter Madame, luy dit Gelonide, & l’amour ne le feroit jamais

manquer à son devoir. Il dit Madame, qu’il vous adoreroit dans son cœur ; qu’il seroit malheureux toute sa vie ; mais qu’il ne seroit jamais criminel. Sa vertu seroit grande Gelonide, reprit la Reine, mais son amour seroit bien petite : aussi ne parle-t’il sans doute de cette passion, que comme d’une chose supposée & imaginaire, qui ne trouble pas sa raison : & que certainement il ne connut jamais, par sa propre experience. j’eusse parlé comme luy, adjousta-t’elle, le jour qui preceda son arrivée : mais aujourd’huy que j’ay changé de sentimens, je suis persuadée que s’il m’aimoit, il en changeroir comme moy : & que sa generosité se trouveroit peut-estre un peu esbranlée ; principalement en une chose, où il ne la choqueroit pas directement. Mais Gelonide, adjousta-t’elle encore, ce n’est pas à moy à le persuader : & ce que mon merite n’a pû faire, mes raisons ne le feroient pas. Vostre merite Madame, repliqua Gelonide, a fait, à ce qu’il assure, dans son esprit, tout le progrés que raisonnablement vous deviez attendre : il advoüe qu’il a de l’estime & de l’admiration pour vous : mais il adjouste qu’il l’a de la mesme façon que l’on en doit avoir pour une Reine de qui l’on seroit nay Sujet, quoy qu’il ne soit pas le vostre. Pour moy, repliqua Thomiris, je ne pourrois pas definir si precisément ce que je sens pour Artamene : car enfin, je sçay de certitude, qu’il n’y a dans mon cœur nul sentiment criminel : & que s’il estoit capable d’en concevoir la moindre pensée, le despit & le repentir me gueriroient du mal qui me persecute. Cependant quoy que cette sorte de foiblesse ne soit pas dans mon ame, je ne me trouve pas tranquile. Artamene m’a presque fait haïr Indathirse &

Aripithe : je ne puis souffrir le Nom de Ciaxare, dont il m’a fait parler, & dont il m’a parlé luy mesme. Tout ce qui me divertissoit m’ennuye : mes propres pensées m’importunent : & sans que je puisse dire si je l’aime, ou si je le dois aimer ; je sçay seulement que je hai mon propre repos : & qu’il sera difficile que j’en trouve en nulle part, s’il ne souffre que je luy donne une Couronne : & que je luy accorde enfin ce que sa vertu merite, & ce que sa naissance luy a refusé. Pour moy Madame, repliqua Gelonide, je pensé qu’Artamene preferera son devoir à son ambition : Mais Gelonide, reprit brusquement Thomiris, s’il est vray que vous croiyez de l’impossibilité en mon dessein, que ne me dites vous qu’Artamene me méprise ; qu’Artamene parle de moy peu respectueusement ; & qu’Artamene est indigne de mon affection ? Peut-estre que si vous agissiez ainsi, le despit feroit en mon cœur, ce que la raison n’y peut faire : mais vous faites parler Artamene avec tant de respect & tant de sagesse, que je ne trouve presque pas de sujet de me plaindre, ny dequoy me desesperer. Car apres tout, si Artamene m’estime il me peut aimer : & s’il vient à m’aimer, ce qu’il croit devoir à Ciaxare, cedera bien tost à ce qu’il croira devoir à Thomiris. Ainsi il faut seulement retenir Artamene en cette Cour, le plus long temps qu’il sera possible, & laisser faire le reste à la Fortune. je croy Madame, repliqua Gelonide, qu’il ne vous sera pas facile : car si je ne me trompe, Artamene vous demandera bien tost son congé. Il peut le demander (respondit cette violente Princesse) mais il ne l’obtiendra pas : & je pense mesme qu’il ne repassera pas l’Araxe facilement, par l’ordre que j’y donneray.

Ce fut de cette sorte que finit la conversation de Thomiris & de Gelonide : Mais afin que Terez ne s’aperçeust pas de ce qu’elle avoit dans l’ame ; elle luy ordonna de dire à mon Maistre, qu’il se donnast un peu de patience, & qu’elle luy respondroit dans peu de jours. Artamene estoit donc fort embarrassé : car Gelonide luy faisoit sçavoir par Chrisante que la passion de la Reine devenoit tousjours plus forte : Terez au contraire luy parloit comme s’il y eust eu beaucoup d’esperance à sa negociation : enfin il ne sçavoit ny que penser ny que resoudre. Il pressa pourtant encore fortement Terez : & luy dit franchement que si on ne luy donnoit response en peu de temps, il se retireroit quoy qu’on peust luy faire dire. Cependant ce mauvais succés l’affligeoit beaucoup : non seulement parce qu’il estoit marry d’avoir troublé le repos de Thomiris ; non seulement parce que Ciaxare seroit peut-estre mescontent de luy ; mais encore parce qu’il apprehendoit que Mandane ne s’imaginast, qu’un sentiment d’interest ne l’eust obligé de n’agir pas fortement en cette rencontre : pour ne s’oster pas une Couronne, en l’ostant à cette Princesse. Il falut pourtant se donner un peu de patience, & attendre le succés d’une chose, qui selon toutes les aparences, n’en pouvoit avoir que de fâcheux.

Thomiris apres avoir fait parler si ouvertement à Artamene, fut deux jours sans vouloir estre veüe de personne, faignant de se trouver un peu mal, afin d’en avoir un pretexte ; Artamene durant ce temps là, bien aise de pouvoir entretenir sa melancolie, alloit ordinairement se promener au bord d’une petite riviere, qui comme je vous l’ay dit, passoit le long des Tentes Royales ; & prenoit assez de plaisir d’y

aller peu accompagné. Il nous laissoit mesme quelquefois sous des Arbres ; & nous commandant de l’y attendre, il se promenoit seul, & s’esloignoit souvent de telle sorte, que nous ne le voiyons plus. Deux jours apres que Gelonide luy eut parlé, Indathirse & Aripithe qui avoient bien pris garde qu’il y avoit un grand secret entre Chrisante & Gelonide, & qui s’imaginoient les choses bien differentes de ce qu’elles estoient ; furent estranggement tourmentez de la jalousie qui les possedoit : & prirent enfin une forte resolution de s’esclaircir de leurs doutes, & de se vanger d’Artamene, à perte de toute consideration. Mais la difficulté fut de tomber d’accord entre eux qui feroit la chose : car, disoit Aripithe à Indathirse, si c’est vous qui parliez à Artamene, & qu’il ne vous satisface pas ; ce sera vous aussi qui en tirerez raison : & qui peut-estre voudrez pretendre un nouveau droit à Thomiris par ce combat Nullement, luy respondoit Indathirse, & je vous promets de ne pretendre jamais rien à Thomiris, que de son consentement : de sorte qu’il vous est aisé de juger, que si j’avois eu un démeslé avec Artamene, ce ne seroit pas un moyen de me mettre bien avec elle si elle l’aime : & ainsi vous serez pas en seureté de sa haine que moy. Aussi, luy disoit il encore, ne sçay-je pas trop bien ce que je veux, en voulant demander à Artamene, la verité de ses sentimens pour Thomiris. Tant y a, Seigneur, que ne pouvant s’accorder à qui combatroit mon Maistre ; ils penserent se battre entre eux : car vous jugez bien que cette union que la seule jalousie avoit faite, n’estoit pas indissoluble. Ils se separerent donc assez mal satisfaits l’un de l’autre : & Indathirse ayant veû Artamene sortir à cheval des Tentes, pour s’aller promener, suivy seulement

de deux ou trois des siens : y monta aussi, suivy d’un nombre esgal de ses gens ; & vint chercher mon Maistre le long de cette riviere où il estoit si souvent. Aussi tost qu’Artamene le vit, il fut au devant de luy : & l’abordant avec civilité, je suis plus heureux que je ne pensois, luy dit il, puis que ne croyant trouver à ma promenade, que la solitude à m’entretenir, j’y trouve encore une conversation agreable. Indathirse respondit aussi devant ceux qui accompagnoient mon Maistre assez civilement : & s’estant joints, & ayant commencé de marcher, Indathirse proposa à Artamene de se promener à pied : ce que mon Maistre ayant bien voulu, ils baillerent leurs chevaux à leurs Gens, & commencerent de marcher seuls, le long de cette riviere. Ils ne furent pas plustost descendus, & un peu esloignez des leurs ; qu’Indathirse regardant Attamene, je ne sçay, luy dit il, si le discours que j’ay à vous faire vous surprendra : mais je sçay bien qu’il ne vous peut jamais tant surprendre, que la chose dont j’ay à vous parler m’a surpris. le n’ay garde, repliqua mon Maistre, de sçavoir si je seray surpris de ce que vous avez à me dire puis que je l’ignore : mais je puis seulement vous assurer, que je n’ay guere accoustumé de l’estre pour les evenemens fâcheux : me preparant tousjours à recevoir la mauvaise fortune d’un esprit assez tranquile. Ce que j’ay à vous dire, reprit Indathirse, n’est pas une chose de cette nature : mais avant que je m’explique davantage, dites moy je vous prie : si en arrivant parmy les Massagettes, vous n’avez point entendu dire la raison pour laquelle j’estois à la Cour de Thomiris ? Comme je suis fort sincere, reprit Artamene, je vous advoüeray que l’on m’assura

quand j’arrivay icy, que vous estiez amoureux de la Reine : & que vous & le Prince des Sauromates estiez possedez d’une mesme passion. Vous avez donc sçeu ce que vous dites, repliqua Indathirse, auparavant que de voir Thomiris ? Il est vray, respondit mon Maistre : & pourquoy donc, adjousta Indathirse, n’avez vous pas deffendu vostre cœur contre les charmes ? Et pourquoy quoy faisant profession de generosité comme vous faites, avez vous voulu desobliger deux Princes, qui vous ont reçeu avec toute la civilité possible ? Car, adjousta Indathirse, je sçay de certitude que la Reine vous aime ; & je juge dés là que vous l’aimez : car enfin cette Princesse ne m’a point refusé son affection opiniastrément durant un an, pour l’accorder à un homme qui ne la luy auroit pas demandée, & qui ne seroit pas amoureux d’elle. j’advoüe, respondit froidement Artamene, que ce que vous me dites me surprend plus que je ne pensois : mais comme je ne suis guere accoustumé de donner des esclaircissemens de cette nature, à ceux qui se pleignent de moy, & qui me parlent de l’air dont je voy que vous me parlez : je ne puis vous dire autre chose, sinon que j’ay trop de respect pour la Reine, pour la soubçonner de la foiblesse dont vous l’accusez : & qu’en mon particulier, si j’ay voulu aporter quelque obstacle à vostre affection, je n’ay rien fait que je ne deusse faire. Quoy ? reprit Indathirse, vous ne me direz pas plus precisément si vous aimez la Reine ; si la Reine vous aime ; & si ce que vous avez à faire à la Cour finira bien tost ? je n’ay rien à vous dire, repliqua mon Maistre, sinon encore une fois, que je n’ay rien fait que ce que j’ay deû faire : & que si par malheur vous n’en estes pas content, vous n’avez qu’à chercher les voyes de vous satisfaire

mieux, car je ne vous en refuseray aucune. je sçay bien, reprit Indathirse, que c’est en quelque sorte violer le droit des Gens, que de s’attaquer à la personne d’un Ambassadeur, que tous les Peuples de la Terre estiment sacrée : mais comme je suis Estranger aussi bien que vous, je ne pense pas estre obligé aux loix du Païs ; ny faire rien contre l’honneur, de vous demander reparation de l’outrage que vous m’avez fait, en me faisant haïr de Thomiris. Il est juste, respondit mon Maistre sans s’esmouvoir, & si vous voulez seulement que nous nous éloignions encore deux cens pas de ceux qui nous suivent, comme vous avez une espée aussi bien que moy, nous terminerons nostre different ; & nous verrons si l’amour que vous avez pour la Reine, vous fera vaincre sans peril. Artamene nous dit apres, que la colere de se voir encore persecuté, par un homme dont il n’estoit point Rival, le transporta de telle sorte ; qu’il n’estoit gueres moins irrité, que s’il eust esté amoureux de la Reine. Indathirse ayant donc accepté ce qu’il luy offroit, ils recommencerent de marcher, jusques à ce qu’ils fussent hors de la veüe de leurs Gens, qui n’y prirent pas garde : & là Indathirse & Artamene ayant mis l’espée à la main, firent un combat, dont je ne puis pas vous dire beaucoup de particularitez ; parce que ce n’a esté que de la bouche des combattans que nous l’avons sçeu ; & que leur modestie ne leur a pas permis d’exagerer leur propre valeur. Ce qu’il y a de vray, c’est qu’Artamene nous dit qu’Indathirse tesmoigna beaucoup de cœur, & mesme beaucoup d’adresse en cette dangereuse occasion : ils se porterent plusieurs fois sans se toucher : mais en fin, comme mon Maistre a tousjours esté destiné à vaincre ; il vit rougir son espée du sang d’Indathirse.

Cette blessure fut pourtant assez legere : neantmoins comme elle estoit au bras droit, elle ne laissoit pas de l’incommoder assez. De sorte que craignant de ne pouvoir pas tenir long temps son espée assez ferme ; il se resolut de passer sur mon Maistre, qui ne refusa pas de venir aux prises aveque luy. Indathirse est d’une taille aussi haute que celle d’Artamene : mais il y a je ne sçay quelle vigueur dans le cœur de mon Maistre ; qui redouble sans doute sa force dans les perils : & qui luy fait tousjours r’emporter la victoire. De sorte qu’apres s’estre disputez quelque temps l’avantage de ce combat, Artamene arracha l’espée à Indathirse : & racourcissant la sienne, il le mit en estat de confesser qu’il estoit vaincu.

Artamene & luy s’estant donc relevez, & mon Maistre tenant les deux espées en ses mains. Vous advoüerez, luy dit il, qu’Artamene ne seroit pas absolument indigne de l’affection de Thomiris ? J’advoüeray sans doute, repliqua Indathirse, que vous avez assez de valeur pour la conquerir, & que j’ay trop peu de bonne fortune pour vous la disputer : & je vous advoüeray en suitte (repliqua mon Maistre, luy rendant son espée, & en l’embrassant) que je ne suis point amoureux de Thomiris ; que je ne l’ay point esté ; & que mesme je ne le seray jamais. Quoy, reprit Indathirse, vous n’estes point Amant de Thomiris ? Non, repartit Artamene, de mon consentement je ne feray point d’obstacle à vostre felicité. Mais si cela est, repliqua Indathirse, pourquoy vous estes vous battu ? Pour vous persuader de meilleure grace la verité, respondit mon Maistre, & pour ne vous laisser pas lieu de douter de mon courage. Indathirse fut si surpris & si charmé de la generosité d’

Artamene, qu’il ne pût s’empescher de le supplier de luy bien expliquer cét enigme : & il l’en pria en des termes si pressans, & si pleins de soumission ; que mon Maistre luy promit de le faire : mais comme il estoit blessé au bras, il falut s’en retourner ou Camp, pour l’aller faire penser. La difficulté estoit de le pouvoir, sans que l’on s’en aperçeust : & n’estant pas possible, Artamene dit à Indathirse qu’il ne se mist pas en peine : & que de peur que Thomiris ne le maltraitast & ne le bannist, il diroit que c’estoit luy qui l’avoit attaqué. Vous estes donc si bien avec elle, luy respondit Indathirse, que vous ne craignez pas sa colere ? Dites plustost, repliqua Artamene en sous-riant, que sa colere m’est si peu redoutable, que je ne crains pas de m’y exposer. Cependant, Seigneur, jugez quelle fut la surprise de ceux qu’ils avoient laissez aupres de leurs chevaux, lors qu’ils les virent revenir, & qu’ils connurent par le sang que perdoit Indathirse qu’ils s’estoient batus. Ce qui les embarrassoit davantage, cestoit qu’ils voyoient qu’ils paroissoient estre mieux ensemble, que quand il les avoient quittez : & en effet Indathirse & Artamene s’aimerent tousjours cherement depuis cela. Mon Maistre donc pour tenir sa parole, apres qu’il eut mis Indathirse dans son Pavillon, envoya Chrisante vers la Reine, pour luy demander pardon d’un combat qu’il avoit fait contre Indathirse : qu’il advoüoit mesme l’avoir fait un peu legerement : & que c’estoit aussi pour cette raison, qu’il demandoit le pardon d’Indathirse aussi bien que le sien. Thomiris fut estranggement surprise de ce combat, & ne sçavoit à quoy en attribuer la cause : & Aripithe qui s’estoit separé mal d’avec Indathirse, estoit bien

fâché de n’oser luy aller demander, ce qu’Artamene luy avoit dit. Cependant la Reine qui ne pouvoit pas se resoudre de se pleindre de mon Maistre, fit esclatter toute sa colere contre Indathirse : disant qu’il l’avoit extrémement offencée, en offençant un Ambassadeur dans sa Cour. Artamene l’ayant sçeu par le retour de Chrisante, fut luy mesme la supplier de ne le refuser pas : où si elle vouloit punir Indathirse, qu’elle n’avoit qu’à se resoudre de le punir aussi de la mesme sorte. Elle voulut le presser de luy dire la cause de ce combat, mais il ne le voulut pas faire : & il la contraignit enfin, de pardonner esgalement à Indathirse & à luy. Aripithe bien fâché d’avoir este prevenu par Indathirse, & plus fâché encore de voir mon Maistre eschapé de ce combat & victorieux, se resolut, à ce que j’ay sçeu, malgré l’interest qu’y prenoit la Reine de le quereller à son tour, & d’en chercher l’occasion. Cependant le Prince des Tauroscithes qui mouroit d’impatience d’estre esclaircy de la bouche d’Artamene, de tout ce qu’il luy avoit dit ; l’envoya sommer fort civilement de sa parole, que mon Maistre luy tint le mesme jour. Il fut donc le voir à la Tente : où il luy advoüa qu’il estoit venu à cette Cour, pour proposer adroitement à la Reine, son mariage avec Ciaxare. Mais que sans qu’il en peust dire la raison, il l’en voyoit fort esloignée : & qu’il commençoit de voir qu’infailliblement il s’en retourneroit sans avoir fait autre chose, que l’affaire qui regardoit les pleintes qu’il avoit faites des Pyrates de la mer Caspie : qui n’estoient que le pretexte de son voyage. Ainsi, luy dit il, Seigneur, vous jugez bien que je ne suis pas coupable : & que je ne le seray mesme pas encore, quand je continuëray

d’agir comme j’ay fait, pour les interests du Roy mon Maistre. Mais ne vous en inquietez pas : car je vous assure que je n’avanceray rien. Et afin de vous mettre l’esprit plus en repos pour ce qui me regarde ; je vous advoüeray que j’aime une Personne de qui je ne quitterois pas les chaines, pour toutes les Couronnes de l’univers. Ind’athirse remercia Artamene de sa generosité & de sa franchise : & apres luy avoir promis une affection eternelle ; d’où peut venir, luy dit il, que vous n’avancez rien en vostre negociation, veû que la Reine vous donne tant de marques d’estime & d’amitié ? Artamene qui voulut cacher la foiblesse de Thomiris à Indathirse, luy dit que c’estoit bien souvent la coustume des Rois, de refuser de bonne grace : & d’adoucir le mauvais succés d’une affaire, par la maniere dont ils agissoient. Mais Indathirse estoit trop interessé en la chose, pour s’y laisser tromper si facilement : & pour ne discerner pas les simples effets de la civilité, d’avec ceux d’une passion violente. Cependant quoy qu’il peust faire, il ne pût jamais obliger Artamene, à luy advoüer ce qu’il sçavoit de l’amour de Thomiris : mon Maistre luy disant toujours qu’il devoit se contenter de sçavoir qu’il n’avoit point de passion pour la Reine : & ne la soubçonner pas d’en avoir une si peu raisonnable.

Cette conversation estant finie, Artamene s’en retourna chez luy : où il ne fut pas si tost entré, que Chrisante vint l’advertir de la part de Gelonide, que la Reine avoit donné des ordres secrets qu’on l’observast soigneusement, de peur qu’il ne s’échapast. je vous laisse à juger Seigneur, combien cette nouvelle l’affligea : neantmoins il falut dissimuler, & agir comme s’il n’en eust rien sçeu. Il retourna

voir la Reine diverses fois, qui ne luy parloit plus comme à l’ordininaire : tantost elle estoit melancolique ; tantost elle passoit de la melancolie jusques au chagrin : & donnoit mesme quelquefois des marques de colere & de fureur. Il y avoit aussi des momens, où elle reprenoit son humeur civile & obligeante : & où il estoit aisé de juger, qu’une mesme cause produisoit des effets si differents. Mon Maistre pressa alors encore une fois Terez : qui luy respondit qu’il estoit au desespoir, de ne pouvoir le servir, comme il en avoit eu le dessein : mais qu’il ne pouvoit plus luy respondre de rien. Il luy dit en suite, que la Reine luy avoit commandé de luy dire, qu’il faloit attendre le retour de Spargapise & d’Ariante : nulle bien-seance ne luy permettant de rien conclurre, ny mesme de le renvoyer, que le Roy son Fils ne fust revenu. Mais il luy dit qu’il avoit sçeu en mesme temps, qu’elle leur avoit envoyé un ordre secret, de ne revenir pas si tost : qu’ainsi il le supplioit de luy pardonner, s’il ne pouvoit luy rendre tous les offices qu’il luy avoit promis. Apres deux advis si surprenans, nous remarquasmes en effet, qu’Artamene n’estoit plus libre : & qu’il y avoit beaucoup de personnes qui l’observoient. Il ne pouvoit plus sortir pour s’aller promener, qu’il ne fust accompagné de grand nombre de gens : & à peine avoit il la liberté d’estre dans sa Tente sans compagnie. La Garde ordinaire estoit non seulement redoublée ; mais l’on avoit mis encore des Corps de garde de distance en distance par dehors, tout à l’entour des Barrieres du Camp. Nous sçeusmes par Gelonide, que la Reine pour pretexter la chose, avoit faint d’estre advertie qu’Artamene avoit des desseins chachez sur ses Païs : & que c’estoit pour cela, que sans

luy faire nulle violence, dans le doute où elle en estoit, elle vouloit qu’on l’observast soigneusement. Ammene se voyant donc en cette extremité, ne sçavoit à quoy se resoudre : il voyoit qu’infailliblement le mariage de Ciaxare ne pouvoit reüssir : il sçavoit que s’il demandoit de nouveau son congé, cela ne serviroit qu’à le faire resserrer plus estroitement : il voyoit par l’ordre que l’on avoit donné à la garde des Tentes Royalles, & par ceux qui veilloient sur ses actions, qu’il n’y avoit nulle apparence de se pouvoir sauver : & il ne voyoit point du tout, par où se tirer de ce labyrinthe. Helas, nous disoit il quelquefois, quand mesme je le pourray faire, que diray-je à Ciaxare, & que diray-je à Mandane ? leur aprendray je que Thomiris a eu de l’amour pour moy ? Et seroit il possible que je pusse faire un discours de cette nature ? Mais si je ne le dis point, que penseront aussi de ma suitte le Roy & la Princesse ? Que diront ils d’un procedé qui leur paroistra si estrangge ? Et ne m’accuseront ils point, d’avoir perdu la raison ? Cependant en l’estat où sont les choses, ce seroit le mieux qui me peust arriver : car du moins l’esperance de revoir Mandame me consoleroit : & mon innocence ne pourroit pas estre long temps cachée. C’estoit de cette sorte que raisonnoit Artamene, lors que Gelonide luy fit dire, qu’elle luy conseilloit de s’en aller le plustost qu’il pourroit : mais outre qu’il ne sçavoit pas trop bien comment il le pourroit faire ; il creût encore qu’il estoit bon de garder quelque forme en sa fuite : & pour cét effet, il fit supplier encore une fois la Reine, de luy donner son congé Mais elle luy fit respondre, que les choses n’estoient pas en termes de cela : & qu’il faloit absolument attendre

le retour de Spargapise. Artamene se voyant donc refusé, & prisonnier s’il faut ainsi dire, estoit en une melancolie estrangge : ce n’est pas que Gelonide ne fist tout ce qu’elle pouvoit, pour luy donner les voyes de s’échaper ; mais il n’y avoit pas moyen d’en venir à bout : ce qui mettoit mon Maistre dans une inquietude si grande, qu’il n’y eut jamais rien de semblable. Car s’il luy eust esté permis de mettre l’espée à la main ; de forcer les Gardes ; & de vaincre tout ce qui se seroit opposé à son passage ; je pense qu’il auroit pû esperer de le sauver : tant il est vray que je luy ay veû faire des choses merveilleuses & incroyables : mais quand il venoit à penser, qu’apres tout, la Reine n’estoit injuste & violente, que parce qu’elle l’aimoit : il n’avoit pas la force de se resoudre à la deshonnorer, comme il eust fait par cette action : ny de tuer les Sujets d’une Princesse, qui n’estoit coupable que pour l’amour de luy. La tristesse s’empara donc si fort de son ame, qu’Indathirse guery de sa blessure, l’estant venu voir s’en aperçeut : & le pressa de telle sorte, de luy advoüer que Thomiris l’aimoit, & que cette amour causoit sa douleur ; qu’en fin il luy dit qu’il estoit vray que la Reine luy avoit fait dire des choses, qu’il ne pouvoit presque expliquer dautre façon : & que s’il vouloit l’obliger sensiblement, il tascheroit de luy donner les voyes de se sauver. Vous voyez bien, luy dit il, genereux Indathirse, que je ne suis pas vostre Rival : puis que je vous demande pour gracc, de me vouloir donner les moyens de m’esloigner de Thomiris. je voy bien, luy respondit ce Prince, qu’en effet vous n’estes pas coupable, & qu’au contraire, je vous ay beaucoup d’obligation : Mais apres tout, luy

dit il, vous causez un trouble si grand en mon ame, que personne n’en sentira jamais un pareil. Car enfin, pour vous descouvrir le fonds de mon cœur, je serois moins affligé que je ne suis, si Thomiris aimoit quelqu’un qui l’aimast : Mais que cette Princesse si belle ; si aimable ; de qui l’ame a tousjours paru si grande ; & qui a tesmoigné une fermeté invincible, à resister à l’amour d’Aripithe & à la mienne : se trouve capable d’aimer un homme qui ne l’aime point ; je vous advoüe que c’est ce que je ne puis souffrir, sans une douleur extraordinaire. Je serois plus jaloux, adjoustoit il, si vous l’aimiez : mais je ne serois pas si affligé. Et en l’estat où je me trouve, pardonnez moy, luy disoit il, si vostre rare merite ne peut justifier Thomiris dans mon esprit : Non, luy disoit il encore, genereux Artamene, je ne la veux plus aimer. Il faut que je m’arrache cette passion de l’ame ou que je meure : & pour faciliter vostre départ, il faut que je premedite le mien. Il faut, dit il, que je die à la Reine que j’ay reçeu ordre du Roy des Tauroscithes mon Pere, de m’en retourner aupres de luy : & que je la supplie de me le permettre. Comme je ne suis pas Artamene, adjousta-t’il en soupirant, elle me le permettra : & pour faire reüssir nostre dessein, vous feindrez de vous trouver mal ; vous viendrez apres la nuit dans ma Tente ; je vous emmeneray avecque moy, suivy de quelques uns des vostres, vous faisant passer parmy mon train, & partant si matin que les Gardes du Camp ne vous puissent reconnoistre : & vous ordonnerez à ceux de vos gens qui demeureront, de dire que l’on n’ose entrer dans vostre Chambre qu’il ne soit fort tard : afin de nous donner le loisir

d’estre desja bien loing, quand on sçaura vostre fuitte. Comme ceux que je sçay qui vous observent, ne vous suivent que le jour, s’assurant la nuit sur les Gardes qui veillent dans le Camp & hors du Camp, la chose apparemment reüssira : & je vous feray prendre un chemin, où si je ne me trompe l’on ne vous cherchera pas. Enfin, luy dit Indathirse, je veux estre vostre Guide & vostre Escorte tout ensemble : Mais ne pensez pas, adjousta-t’il, que ce soit par interest que je vous rende cét office : car encore une fois, dit alors ce Prince affligé, je ne veux plus aimer Thomiris : & je veux que l’absence qui a accoustumé de guerir de semblables maladies, acheve de faire ce que le despit a desja commencé. En un mot Seigneur, pour accourcir mon discours autant que je le pourray, quoy qu’Artamene peust dire, afin de n’oster pas un si illustre Amant à Thomiris, il ne pût jamais en venir à bout : & il falut qu’il acceptast ce qu’Indathirse luy offroit. La chose s’executa avec plus de facilité que nous ne pensions : Indathirse demanda son congé & l’obtint : mon Maistre faignit de se trouver mal : nous sortismes la nuit de sa Tente, pour aller à celle d’Indathirse qui estoit fort proche : nous ordonnasmes à un de ceux qui restoient, & qui estoit un Soldat determiné, de cacher nostre fuitte aussi longtemps qu’il pourroit : & à le premiere pointe du jour, nous sortismes des Tentes Royales, sans que personne nous reconnust, parce que l’on ne voyoit encore guere clair : & que de plus, nous estions meslez parmy le train d’Indathirse. Les Gardes qui le soir avoient reçeu ordre de la Reine de laisser partir ce Prince, ne s’opposerent point à nostre sortie : de sorte que nous nous vismes hors du Camp, & au

delà des Corps de gardes avancez, sans estre reconnus de personne. Mais Seigneur, j’oubliois de vous dire avec quelle peine mon Maistre se resolut d’abandonner ses gens : & si Gelonide qui sçavoit nostre départ ne luy eust assuré qu’elle estoit assez puissante sur l’esprit de la Reine, pour empescher qu’on ne les mal-traitast ; je pense qu’il ne se seroit point resolu à partir : Mais cette vertueuse femme luy promit si absolument de les proteger, qu’enfin il creut son conseil. Artamene ne mena donc que Chrisante & moy, & deux autres des siens, pour le servir : laissant une lettre pour Thomiris, où il taschoit de pretexter son départ & de l’excuser. Cependant nous marchasmes si heureusement, que nous ne fusmes point trouvez par ceux qui sans doute nous chercherent : car Indathirse nous fit prendre un chemin où l’on ne soubçonna pas que nous fussions. Mon Maistre fit encore tout ce qu’il pût pour empescher ce Prince de se destourner comme il faisoit pour estre son Guide ; mais il ne le voulut jamais faire. Or Seigneur comme Indathirse s’estoit bien imaginé, qu’aussi tost que l’on s’aperceuroit de la fuite de mon Maistre, la Reine envoyeroit à cous les passages de l’Araxe : il prit un chemin qui remontoit vers sa source : & fut à un endroit où ce Fleuve se separe en trois, & où il n’est pas impossible de le passer à gué. Ce fut donc jusques au bord de l’Araxe, qu’Indathirse conduisit Artamene, pour lequel il avoit conçeu beaucoup d’amitié, quoy qu’il luy eust causé beaucoup de douleur : Mon Maistre luy demanda lors pardon d’avoir esté en quelque sorte le sujet de ses desplaisirs : & s’embrassant tous deux avec une égale tendresse, ils se separerent, avec une promesse reciproque,

de s’aimer eternellement. Indathirse voulut toutefois regarder passer Artamene : qui estant arrivé à l’autre costé du fleuve, salüa encore le Prince des Tauroscithes, qui fit aussi la mesme chose. En suite dequoy, commençant à marcher en mesme temps, Indathirse prit le chemin de son Païs, bien qu’il s’en fust fort esloigné, & nous suivismes celuy qui pouvoit nous conduire en Capadoce.

Mais, Seigneur, que ce voyage se fit peu agreablement durant les premiers jours ! & qu’Artamene eut de peine à resoudre en luy mesme, ce qu’il diroit à Ciaxare ! Neantmoins apres avoir bien cherché dans son esprit, il fit dessein de luy dire seulement, qu’il n’avoit pas trouvé les choses disposées à parler ouvertement de son Mariage à Thomiris : & que cette Princesse s’estant laissé persuader par des personnes mal intentionnées, avoit fait courir quelque bruit qu’il avoit de mauvais desseins : qu’ayant esté adverty qu’on l’observoit, il avoit esté demander son congé : que luy ayant esté refusé, & ayant sçeu que l’on avoit résolu de l’arrester ; il avoit crû qu’il estoit de son devoir d’empescher que le Roy ne reçeust cét outrage en sa personne. Enfin apres avoir imaginé ce qu’il pourroit dire, l’esperance de revoir Mandane, commença de remettre la joye dans son esprit : & depuis cela, nous ne marchasmes pas un jour, que je ne visse des marques d’une nouvelle satisfaction, sur le visage d’Artamene. Chaque pas qu’il faisoit l’aprochant de Mandane, luy faisoit faire cent reflexions agreables : & ses propres pensées l’entretenoient si doucement ; qu’il n’avoit besoin, ny de la conversation de Chrisante, ny de la mienne pour le divertir. Il marchoit ordinairement trente pas devant, ou trente pas derriere, afin de pouvoir resver avec

plus de liberté : un jour donc que nous n’estions plus qu’à cinq cens stades de Themiscire : & que pour faire une journée extrémement grande, nous estions partis devant le jour : Apres avoir marché plus d’une heure, nous arrivasmes dans une espaisse Forest, comme la premiere clarté commençoit de blanchir les nuës, du costé du Soleil Louant. Il y avoit un des Gens de mon Maistre nommé Ortalque, monté sur un cheval blanc, qu’à cause de l’obscurité nous avions fait marcher le premier : de sorte qu’Artamene alloit apres, & Chrisante & moy avec un autre suivions Artamene. Marchant donc en cét ordre, & cette lumiere naissante commençant de percer l’obscurité de la Forest, & de permettre de discerner les objets qui n’estoient pas trop estoignez ; mon Maistre vit assez avant sur la main droite, un grand & riche Pavillon tendu sous des Arbres : à l’entour duquel plusieurs Soldats estoient en garde : & sembloient en vouloir deffendre l’entrée, à ceux qui eussent eu dessein d’y aller. Cette veuë assez extraordinaire, dôna bien quelque legere curiosité à Artamene : mais il avoit l’esprit si remply de l’image de sa Princesse, que ce premier mouvement ne fut pas assez long, pour luy donner seulement la curiosité de demander ce que c’estoit. Comme il fut un peu esloigné, il ne pût toutefois s’empescher de tourner la teste de ce costé là : & alors à travers les branches & les troncs des Arbres, il vit une femme qui levant le coing de la Tente, sembloit regarder s’il estoit jour. A dix ou douze pas plus avant, celuy des siens que je vous ay dit qui marchoit le premier, & qui se nonmoit Ortalque ; se trouvant à plus de vingt pas d’Artamene, vit un homme armé, qui

montant sur un cheval que son Escuyer luy presenta, s’aprocha de luy, pour luy demander s’il estoit du Païs, et’il ne pourroit point luy enseigner quelque chemin qui traversast la Forest, pour n’estre pas obligé de prendre la Plaine ? Non Seigneur, luy respondit Ortalque, mais peut-estre que ceux qui me suivent, dit il en nous montrant à cét Inconnu, vous en pourront dire quelque chose. Et alors se retournant, afin de rendre cét office à cét Estranger, Artamene qui s’estoit desja aproché, luy demanda ce que ce Chevalier luy disoit ? Mais pendant qu’il luy en rendoit conte, mon Maistre vit venir douze hommes à cheval, qui apres avoir regardé cét Estranger mirent tous l’espée à la main, & s’escrierent en se regardant l’un l’autre, c’est luy mes Compagnons, c’est luy ; il faut en diligence en envoyer advertir nostre Capitaine. Et en effet, un d’eux poussa son cheval à toute bride, vers le lieu d’où ils venoient. Pendant quoy les onze qui restoient attaquerent ce Chevalier inconnu : qui s’estant reculé de quelques pas à l’abord, commanda tout haut à son Escuyer d’aller faire tout partir en diligence : car (luy dit il, parlant d’Artamene & de nous autres, qui avions mis l’espée à la main pour le deffendre, au mesme instant que ces gens là ; voyant l’inegalité du combat) ce secours que les Dieux m’ont envoyé, suffit pour faire ferme durant quelque temps : en suite dequoy je me dégageray facilement, & seray bien-tost à vous. En effet cét Inconnu ne se trompa pas : & la generosité d’Artamene en epouvant souffrir de voir en sa presence un homme seul attaqué par onze, n avoit point balance du tout, sur ce qu’il avoit à faire : & des le premier moment qu’il avoit veû ces Chevaliers se mettre en estat d’en attaquer un ; il avoit

mis l’espée à la main, & nous avoit commandé de faire la mesme chose. De sorte que s’avançant entre ces Chevaliers, & celuy qu’ils vouloient perdre ; il luy avoit donné le temps de dire à son Escuyer, ce que je vous ay desja dit. Artamene ne l’entendit pas, mais je l’entendis fort distinctement, sans y faire nulle reflexion, l’estat où nous estions n’y estant pas propre. Cependant cét ordre donné, ce Chevalier inconnu vint pour dégager mon Maistre d’entre ses Ennemis : mais il trouva qu’il s’estoit desja bien dégagé luy mesme : en ayant tué trois de sa main ; & nous autres ayant aussi secondé sa valeur le mieux qu’il nous avoit esté possible. De sorte que cet Inconnu s’estant joint à nous, il nous fut aisé de vaincre ceux qui restoient ; estant certain, que c’estoit un des vaillans hommes du monde. Il combatit donc comme un homme qui vouloit tesmoigner à son Liberateur, qu’il n’estoit pas indigne de la protection qu’il luy avoit donnée : Mais comme le dernier de ses ennemis fut tombé mort de la main d’Artamene ; & qu’il voulut s’avancer vers luy pour luy rendre grace : Le jour s’estant desja fait grand, il le reconnut (à ce que nous avons pû juger depuis) de sorte que changeant tout à coup de dessein, il se recula de quelques pas : & fut vers Ortalque qui regardoit de tous les costez s’il n’y avoit plus d’Ennemis à combatte. S’estant donc promptement aproché de luy, dites il vostre Maistre, luy dit il avec precipitation, que je suis bien fâché d’estre si incivil, & de paroistre si ingrat : mais comme l’y suis contraint par la force de ma destinée, j’espere qu’il m’en excusera. Apres avoir dit ce peu de mots fort à la haste, il piqua au travers des Arbres, s’esloigna d’Ortalque en peu de temps ; & fut prendre la mesme

route que ces Dames Se ceux qui les conduiſoient avoient priſe.

Ortalque s’eſtant alors aproché de mon Maiſtre, ne manqua pas de luy redire ce que cét Inconnu luy mandoit : ce procedé, comme vous pouvez penſer, ſurprit infiniment Anamene : ne pouvant imaginer pourquoy cét Inconnu ne luy avoit pas auſſi toſt fait ce compliment qu’a un des ſiens ; puis que quelque preſſé qu’il peuſt eſtre, il n’euſt gueres tardé davantage à luy parler, qu’à parler a un de ſes Gens. Il luy ſembloit bien avoir entendu en combatant, un ſon de voix qui ne luy eſtoit pas tout à fait inconnu : mais il ne pût toutefois ſe le remettre. Si bien que pouſſé d’une forte curioſité de sçavoir quelle eſtoit cette avanture ; il ſe mit à regarder parmy ces morts, s’il n’y avoit point quelqu’un de ces hommes qui ne le fuſt pas. Del’qu’en les conſiderant, il s’en trouva un qu’un grand coup qu’il avoit reçeu à la main droite avoit mis hors de combat ; & qu’un autre qu’il avoit reçeu à la gorge empeſchoit de parier, & de ſe pouvoit faire entendre que par des lignes. Ce Chevalier n’eut pas plus toſt veû mon Maiſtre, qu’à ce que nous puſmes juger par ſon action, il le reconnut, quoy que perſonne de nous ne le connuſt : & à dire la verité, cela n’eſtoit pas fort eſtrange : eſtant aſſez ordinaire que les Generaux d’Armée ſoient connus d’un nombre infiny de perſonnes, qu’ils ne connoiſſent point du tout, Ce bleſſé ne vit donc pas pluſtost mon Maiſtre aupres de luy, qu’il teſmoigna une extréme joye, & un merveilleux empreſſement de luy faire entendre ce qui c’eſtoit paſſé : mais plus il faiſoit d’effort pour s’expliquer, plus il embaſſarroit Artamene : car comme il ne pouvoit prononcer une ſeule parole, ny articuler ſeulement une ſilabe : il n’y avoit pas moyen de tirer nulle conjecture de tous les ſignes qu’il faiſoit. Tantoſt il monſtroit vers la route que ce Chevalier inconnu avoit pris, comme diſant qu’il faloit aller apres : tantoſt il monſtroit vers le coſté d’où il eſtoit venu, comme s’il en euſt attendu du ſecours : apres il regardoit & nous faiſoit regarder ce Pavillon que les gens de l’Inconnu avoient laiſſé : s’eſtant contentez d’emmener les Dames qui eſtoient dedans. Enfin par ſes ſignes & par ſes actions, il ne faiſoit que redoubler l’inquietude d’Artamene : qui pour voir s’il ne trouveroit rien dans ce Pavillon qui peuſt l’eſclaicir de ce qu’il vouloit sçavoir, deſcendit de cheval & entra dedans. Mais encore qu’il n’y rencontraſt rien qui peuſt luy donner nulle connoiſſance de ce qu’il cherchoit, il ne pouvoit neantmoins ſe reſoudre d’en ſortir. Il y avoit pourtant des momens, où ſans sçavoir pourquoy, il euſt preſque bien voulu aller apres celuy qu’il avoit ſecouru ſi à propos : il y en avoit d’autres auſſi, où il faiſoit deſſein d’attendre en ce lieu là s’il n’y viendroit perſonne qui peuſt luy donner connoiſſance de cette avanture : & il y en avoit d’autres encore, où il faiſant reproche à luy meſme, il ſe blaſmoit de perdre inutilement des momens qui luy devoient eſtre ſi precieux. Que fais ſe, diſoit il, icy, à m’intereſſer dans les affaires des autres, au lieu de m’aprocher de ma Princeſſe ? & comme s’il euſt eu honte de cette faute, il ſortit du Pavillon ; remonta ſur ſon cheval ; & commanda à un de ſiens de mettre ce bleſſé ſur un autre, & de monter en croupe pour le ſoutenir juſques à la premiere habitation, où il pourroit eſtre penſé, & d’où l’on pourroit envoyer prendre ces morts, qui à leurs armes paroiſſoient eſtre Capadociens. Ce qu’il y eut d’avantageux pour nous en cette occaſion, fut qu’il n’y eut aucun de nous bleſſé, excepté Chriſante, qui eut une legere égratigneure au bras gauche. Artamene s’eſtant toutefois ſouvenu que des douze Chevaliers qui avoient paru d’abord, il y en avoit eu un qui eſtoit retourné ſur ſes pas, comme pour aller querir du ſecours, voulut encore attendre quelque temps pour voir s’il ne viendroit perſonne, malgré tous les conſeils de Chriſante qui s’y opoſoit : car enfin il y avoit lieu de croire que s’il venoit des Gens, ils viendroient en grand nombre : & qu’ainſi Artamene n’eſtoit pas en eſtat de leur reſister. Ce ne fut pour tant pas cette raiſon qui l’empeſcha d’attendre davantage : mais voyant que ce Chevalier bleſſé ſouffroit infiniment ; & que ſa gorge par l’agitation qu’il s’eſtoit donnée en voulant parler, s’eſtoit enflée de telle ſorte, qu’il en avoit preſque perdu la connoiſſance, & qu’il y avoit lieu de craindre que cela ne l’eſtoussast : il marcha en diligence juſques à la premier Habitation. Il n’y fut pas pluſtost, qu’ayant fait appeller un Chirurgien, & fait ſonder la playe que cét homme avoit à la gorge, afin de voir ſi en luy faiſant quelques remedes, il ne pourroit pas recouvrer l’uſage de la voix : il ſe trouva que de plus de crois jours ce Chevalier bleſſé ne ſeroit en eſtat de pouvoir parler. Artamene voyant cela, commanda à ce Chirurgien d’en avoir ſoin, luy fit donner recompenſe devant que d’avoir travaillé ; & continua ſon chemin. Il s’informa pourtant auparavant, de tous ceux qu’il rencontra dans la Maiſon où nous eſtions, s’ils n’avoient point veû de gens armez : & par hazard nous ne trauvaſmes perſonne, ny là, ny ſur noſtre route, qui nous apriſt rien de ce que nous voulions sçavoir. Nous marchaſmes donc tout ce jour là, & tout le lendemain juſques à ſix heures du ſoir, ſans qu’Artamene prononçaſt ſeulement une parole, tant il eſtoit poſſedé par une profonde reſverie. Mais eſtant arrivez au bord du Thermodon, & à la veüe de Themiſcire, où le Roy luy avoit dit qu’il attendroit ſon retour, la joye ſe renouvella dans ſon cœur : & ſe retournant vers moy, qui eſtois le plus pres de luy, avec un viſage aſſez guay, Enfin, me dit il, Feraulas, je voy le lieu ou eſt ma Princeſſe : & par conſequent je puis eſperer de la revoir bien toſt. Mais Dieux ! la retrouveray-je telle que je la quittay ? Et pourray-je bien obtenir de la ſeverité de ſa Vertu, le plaiſir de luy entendre dire qu’elle s’eſt ſouvenüe de moy pendant mon abſence ? Seigneur, luy dis-je, quand la Princeſſe ne vous le dira point, ne laiſſez pas de le croire : car je ſuis bien aſſuré qu’il eſt impoſſible que la choſe ne ſoit pas ainſi. En effet, je pouvois bien luy parler de cette ſorte : car quelques jours auparavant que de partir de Themiſcire, Marteſie avoit eu la bonté de me confier tous les ſentimens avantageux que Mandane avoit pour mon Maiſtre : mais ç’avoit eſté avec des deffences ſi expreſſes d’en parler à Artamene ; que la Maiſtresse l’emportant ſur le Maiſtre en cette occaſion, je n’avois oſé le faire : m’eſtant contenté de luy donner beaucoup d’eſperance d’eſtre aimé, ſans luy particulariſer rien. Joint qu’à vous dire le vray, je le voyois ſi affligé de l’abſence de ſa Princeſſe ; que je ne doutois nullement que s’il euſt sçeu toutes les petites choſes que je vous ay racontées, il n’en fuſt mort de douleur, ou de plaiſir.

Mais enfin Seigneur, apres pluſieurs ſemblables diſcours que mon Maiſtre me tint en aprochant de Themiſcire ; & qui marquoient tous la joye que luy donnoit l’eſperance de revoir Mandane : nous arrivaſmes à cent pas de la porte de la Ville, où nous rencontraſmes un Eſcuyer de la Princeſſe. Artamene ne l’eut pas pluſtost reconnu, que s’avançant vers luy, avec une diligence extréme ; il luy demanda avec beaucoup d’empreſſement, des nouvelles du Roy, & de la Princeſſe Mandane. Ha Seigneur, s’eſcria cét Eſcuyer, que n’eſtes vous revenu quatre jours pluſtost ! A ces mots mon Maiſtre paſlit : & paſſant tout d’un coup de l’eſperance à la crainte, & de la joye à la douleur ; il chercha dans les yeux de cét Eſcuyer, la cauſe d’un ſemblable diſcours. Mais ne pouvant la deviner, quoy, luy dit il, ſeroit il arrivé quelque accident fâcheux au Roy ou à la Princeſſe ? Ouy Seigneur, repliqua cét Eſcuyer, & le plus grand ſans doute, qui leur peuſt jamais advenir : car enfin le Roy a perdu la Princeſſe ſa fille. Quoy, reprit mon Maiſtre tout deſesperé, la Princeſſe eſt morte ? Non, reſpondit il, mais elle eſt enlevée. Je penſe Seigneur, qu’il fut à propos qu’Artamene euſt d’abord tourné ſon eſprit du coſté le plus funeſte : car en effet je ſuis perſuadé, que ſi la penſée de la mort de Mandane, n’euſt precedé d’un inſtant, celle de ſon enlevement, il en ſeroit expiré de douleur. Quoy, s’écria t’il, Mandane eſt enlevée ! Et quel eſt celuy qui a pû concevoir un deſſein ſi injuſte & ſi temeraire ? Philidaſpe, reſpondit cét Eſcuyer, que l’on dit eſtre Prince d’Aſſirie. Philidaſpe ! reprit Artamene : Ouy Seigneur, repliqua t’il, & le malheur a meſme voulu, qu’une partie de ceux que l’on avoit envoyez apres, l’ayant rencontré ont eſté tuez par je ne sçay qu’elles gens qui l’ont ſecouru, du moins en vient on d’aſſurer le Roy. Ha mes Amis, s’écria Artamene en ſe tournant vers nous, il n’en faut point douter, c’eſt nous qui avons tué les Protecteurs de Mandane ; qui avons ſecouru ſon Raviſſeur, & qui l’avons enlevée. Seigneur, luy dit alors Chriſante, ne vaudroit il point mieux entrer dans la Ville, où vous aprendriez plus à loiſir toutes les circonſtances d’un ſi grand malheur ? Artamene malgré ſon deſespoir ayant connu que Chriſante avoit raiſon, ſe mit à marcher : Mais Dieux qu’il eſtoit different de ce qu’il eſtoit un moment auparavant, & que la douleur fit un prodigieux changement en luy ! Il avoit quelque choſe de ſi funeſte dans le regard, & de ſi terrible tout enſemble ; que l’on voyoit aiſément que la colere ſe meſloit à la melancolie : & que la jalouſie agitoit autant ſon cœur que l’amour. Comme nous fuſmes arrivez chez mon Maiſtre, il preſſa l’Eſcuyer de la Princeſſe de luy dire comment ce malheur eſtoit advenu : il sçeut donc que trois jours auparavant cét accident, Aribée avoit obligé le Roy d’aller à la Chaſſe, à cinquante ſtades de Themiſcire : & que pendant ſon abſense la choſe avoit eſté executée. Mais, luy dit mon Maiſtre, comment l’a-t’on pu executer ? L’on n’a pas eu grand peine, repliqua cét Eſcuyer de Mandane, car les Gardes de la Princeſſe eſtoient gagnez : & ce ſont eux meſmes qui l’ont enlevée. Joint qu’il y a auſſi une de ſes Filles que l’on croit qui l’a trahie : par une jalouſie ſecrette qu’elle avoit, de ce que la Princeſſe luy preſeroit Marteſie. Vous sçavez Seigneur, adjouſta t’il, que le Thermodon paſſe ſous les feneſtres de la Princeſſe Mandane, & que meſme ces feneſtres ſont ſi baſſes, qu’il n’eſt pas beſoin d’avoir une échelle pour en pouvoir deſcendre. Or Seigneur, un des Gardes ayant obſervé l’heure que la Princeſſe avoit accouſtumé de ſe retirer, alla juſtement fraper à la porte de l’Anti-chambre, comme elle eſtoit preſte de ſe deſhabiller. Cette Fille qui eſtoit de l’intelligence, luy ayant ouvert la porte, fut dire à la Princeſſe qu’il y avoit un Garde qui diſoit avoir quelque choſe d’important à luy dire : la Princeſſe un peu ſurprise, commanda toutefois qu’on le fiſt entrer : Madame, luy dit il, je viens vous advertir que l’on a deſſein de vous enlever la nuit prochaine : la Princeſſe qui sçavoit qu’elleavoit eſté expoſée une autre fois à ce danger, en parut fort eſtonnée : Neantmoins apres avoir remercié cét homme, elle luy demanda comment il le sçavoit, & comment ce malheur ſe pouvoit éviter ? Pour adjouſter foy à mes paroles, luy dit il, vous n’avez qu’à vous approcher de ces feneſtres, dont je vous feray voir les grilles à moitié limées. Cette ſage Princeſſe voulant donc eſtre eſclaircie de ce que cét homme luy diſoit, auparavant que de faire eſclater la choſe, s’approcha de ces feneſtres ; cette Fille qui eſtoit de l’intelligence ayant pris un flambeau pour luy eſclairer. Mais Dieux ! elle ne fut pas pluſtost aupres, que ce Garde ſecoüant fortement les grilles, les arracha : car elles avoient effectivement eſté limées auparavant. je vous laiſſe à juger, Seigneur, quelle ſurprise fut celle de la Princeſſe : elle commanda à l’inſtant meſme que l’on fiſt prendre les armes à tout le monde : mais helas, elle fut bien eſtonnée, lors qu’elle vit entrer ſix autres de ſes Gardes, qui la prenant avec violence, la mirent entre les mains de ſon Raviſſeur : qui eſtoit dans un Bateau, ſous les feneſtres de la Princeſſe, accompagné de gens armez. Mandane ſe deffendit d’ abord opiniaſtrément : mais enfin il falut ceder. Il y a meſme une de ſes Femmes qui raporte, qu’ayant reconnu Philidaſpe au ton de ſa voix (car on dit qu’il s’eſt changé le taint pour ſe déguiſer) elle luy cria, Ha Philidaſpe, ſi Artamene euſt eſté icy, tu n’aurois pas oſé entreprendre une ſeconde fois ce que tu entreprens. Mais enfin Seigneur, Philidaſpe l’enleva, toutes ſes Femmes criant deſesperément : Ce fut toutefois en vain : car ceux des Gardes qui n’eſtoient pas de l’intelligence voulant entrer, trouverent que ceux qui avoient trahi avoient fermé les portes par derriere : & la confuſion eſtoit ſi grande, que ces femmes de la Princeſſe Mandane crioient toutes du coſté que l’on avoit enlevé leur Maiſtresse, & n’alloient point ouvrir à ceux qui ne purent entrer qu’en rompant les portes, ce qui demanda aſſez de temps. J’oubliois de vous dire que ces Raviſſeurs prirent auſſi cette Fille que l’on croit eſtre de l’intelligence : Mais pour Marteſie, ils ne la vouloient pas emmener : neantmoins comme cette genereuſe Fille ne vouloit pas abandonner ſa Maiſtresse, elle s’attacha ſi fortement à ſa robe, qu’ils furent concraints de la prendre auſſi. Joint qu’ils entendirent ſans doute que la Princeſſe luy crioit, Ha Marteſie, ne m’abandonnez pas. Enfin Seigneur, ce Bateau ayant pris le courant du fleuve, & ramant avec beaucoup de force & de diligence, fut bien toſt à une ſtade d’icy, de l’autre coſté de l’eau : où il y avoit autant de chevaux qui les attendoient, qu’ils eſtoient de gens : de ſorte qu’il ne fut pas poſſible d’y remedier. Car auparavant que l’on euſt apris ce que c’eſtoit ; que le Gouverneur de Themiſcire en fuſt adverty ; & que l’on sçeuſt ſeulement ce que l’on vouloit faire ; ils eſtoient deſja ſi loin, que la choſe n’avoit preſque plus de remede. Neantmoins le Capitaine des Gardes eſtant monté à Cheval, avec deux cens hommes ſeulement, qu’il ſepara en diverſes Brigades ; une de ces Troupes qui eſtoit de douze, rencontra Philidaſpe, qu’ils connurent pluſtost aux armes qu’il portoit, que des Paſſans leur avoient deſignées, qu’ils ne le connurent au viſage. Parce que l’on croit que pour demeurer plus ſeurement en ce Païs, où l’on penſe qu’il a toujours eſté caché il s’eſt changé le taint d’une façon qui le rend méconnoiſſable. Ces douze hommes l’ayant donc reconnu, comme je l’ay dit, & veû un grand Pavillon tendu, où ſans doute eſtoit la Princeſſe : y ayant apparence qu’il campera touſjours juſques à ce qu’il ſoit fort eſloigné : un d’entre eux retourna ſur ſes pas, pour en advertir leur Capitaine : afin qu’il vinſt renforcer les ſiens, que des Inconnus qui avoient pris le Party de Philidaſpe, pouvoient mettre en danger d’eſtre deffaits : mais il fut ſi malheureux, qu’il ne le rencontra point. Deſesperé donc qu’il fut de ne le pouvoir trouver, il retourna à toute bride au lieu où il avoit laiſſé ſes Compagnons aux mains avec Philidaſpe, & avec ces gens que le hazard avoit fait rencontrer en ce lieu là : Mais Dieux, il y trouva dix de ſes Compagnons morts, & n’y trouva point l’onzieſme. Il vit encore le Pavillon tendu, mais il n’y avoit plus perſonne dedans : & il ne trouva nulles marques qu’il y euſt ſeulement eu un des gens de Philidaſpe tué. Ainſi Seigneur, cét homme eſt venu advertir le Roy, qui s’eſt rendu icy en grande diligence, auſſi toſt qu’il a sçeu cét accident : l’on a envoyé par tous les Ports, pour empeſcher Philidaſpe de paſſer, en cas qu’il ait pris le chemin de la Mer : Mais à : vous dire la verité, il n’y a pas grande apparence puis qu’on l’a manqué cette fois là, qu’on le r’atrape une ſeconde. Depuis hier, adjouſta cét homme, il court un Manifeſte dans Themiſcire, par lequel il paroiſt que Philidaſpe ſe dit eſtre Labinet, Fils de la Reine Nitocris, & ſeul heritier du Royaume d’Aſſirie. Il dit de plus,

Que la Capadoce appartenant de droit à la Couronne des Aſſiriens, il a creû ne pouvoir la reconquerir par une plus douce voye, qu’en faiſant la Princeſſe Mandane Reine d’Aſſirie. Que l’on ne doit point aporter contre luy, la loy qui deffend de marier la Princeſſe à un Eſtranger : puis que de droit les Capadociens ſont ſes Sujets. Que s’il n’a pas fait demander la Princeſſe à Ciaxare ; c’eſt qu’il sçait de certitude, que tous les Medes haiſſant les Aſſiriens, Aſtrage & Ciaxare la luy auroient refuſée. Que comme il n’eſt point Eſtranger pour la Princeſſe de Capadoce, la Princeſſe de Capadoce auſſi, n’eſt point Eſtrangere pour luy : de ſorte qu’il eſpere que la Reine Nitocris aprouvera ſon deſſein, & recevra la Princeſſe Mandane avec joye.

Il y a pluſieurs autres choſes, Seigneur, adjouſta-t’il, dans ce Manifeſte, qui ſeroient trop longues à dire. Pendant tout le diſcours de cét Eſcuyer, Artamene n’avoit pas dit une parole : ce n’eſtoit pas qu’il l’eſcoutast avec une attention tranquile : au contraire, l’on voyoit ſur ſon viſage tant de marques de paſſions violentes, qu’il en faiſoit pitié à ceux qui le regardoient. Mais c’eſtoit que ſentant bien qu’il ne pourroit parler ſans en donner de trop viſibles d’une douleur exceſſive, devant un homme qui n’avoit nulle part en ſa confidence : il n’y pût trouver de meilleure invention, que de renfermer toute cette exceſſive douleur dans ſon ame. Chriſante remarquant aiſément l’inquietude de mon Maiſtre, auſſi toſt que cét Eſcuyer eut achevé ſon recit, le fit ſortir avec beaucoup d’adreſſe. Cependant Artamene ne sçachant pas trop bien comment il pourroit ſouffrir la veüe de Ciaxare, ſans luy deſcouvrir trop ouvertement ſon deſespoir, envoya Chriſante pour aprendre ce que faiſoit le Roy : afin d’avoir quelque loiſir de ſe preparer à une choſe ſi difficile. Mon Maiſtre enfin me voyant ſeul aupres de luy, me regarda d’une façon ſi touchante, qu’il euſt inſpiré la pitié, à la perſonne du monde la plus cruelle. Feraulas, me dit-il, Mandane eſt enlevée, & enlevée par Philidaſpe : Philidaſpe, dis-je, que j’ay pû tuer plus d’une fois. Mais Ciel, s’eſcrioit il, eſt il bien poſſible que cette puiſſante averſion que j’ay touſjours euë pour luy, dans le temps meſme que je ne le croyois pas eſtre mon Rival, m’ait permis de meſconnoistre le Raviſſeur de Mandane, & ait pû ſouffrir que mon bras ait aſſisté mon plus mortel Ennemy ? Quoy, Mandane, reprenoit il tout furieux, vous eſtiez dans ce Pavillon que j’ay veû, & cét Inconnu eſtoit Philidaſpe ! Quoy, je vous ay peut-eſtre veüe à l’entrée de cette Tente ! Quoy, je vous ay pû ſauver, & je vous ay moy meſme perduë ! Quoy, j’ay pû tuer ceux qui vouloient vous ſecourir, & j’ay empeſché que l’on n’aittué Philidaſpe ! Quoy, j’ay pû vous delivrer, & je ne l’ay pas fait ! Quoy, j’ay ſervy à voſtre enlevement ! & le traiſtre Philidaſpe qui m’a reconnu ſans doute, a bien pû ſe reſoudre d’accepter le ſecours de ſon Ennemy ! Quoy Mandane, vous n’eſtes plus à Themiſcire, & vous eſtes en la puiſſance de Philidaſpe ! Mais Ciel, n’eſtoit-ce pas aſſez, reprenoit il, que vous y fuſſiez par ſa violence, ſans que j’y contribuaſſe ? Et faloit il que ce fuſt de ma main & par ma valeur, que l’injuſte Philidaſpe vous enlevaſt ? Mais ne penſe pas Philidaſpe, adjouſtoit il, joüir en repos d’une ſi illuſtre conqueſte : en quelque lieu de la Terre que tu te retires, il faut que l’office que je t’ay rendu ce coûte la vie. Oüy, quand tu ſerois dans Babilone, la plus grande & la plus forte Ville du monde, au milieu de tes Gardes, & juſques ſur le Throſne de tes Peres, j’iray te punir de ſon crime. Il faut que ton ſang l’efface de ma memoire : & que ta more ſoit le chaſtiment de ta faute. O Dieux, pourſuivoit il, à quels bizarres malheurs ſuis-je deſtiné ? Ha Thomiris, adjouſtoit il encore, que voſtre injuſte paſſion me couſtera cher ! Et que je ſuis rigoureuſement puny, d’avoir troublé voſtre repos ! Mais vous divine Princeſſe, reprenoit il, que l’on m’a aſſuré avoir prononcé mon Nom, lors que l’on vous a enlevée, vous en ſouviendrez vous en Aſſirie ? Ne vous laiſſerez vous point toucher par les larmes de Philidaſpe ? Ne luy pardonnerez vous point ſon crime ? La magnificence de Babilone, n’eſbloüira t’elle point vos yeux ? Cette grande Cour ne charmera-t’elle point voſtre eſprit ? N’apellerez vous point la violence de Philidaſpe un excés d’amour ? Et ſerez vous aux bords de l’Euphrate, ce que vous eſtiez aux bords de l’Iris & du Thermodon ? Enfin, divine Princeſſe, Artamene ſera-t’il touſjours preferé à Philidaſpe, & Cyrus au Roy d’Aſſirie ? Helas ! diſoit il encore, pourquoy fuſt-ce que les Dieux m’advertirent dés le premier moment que je connus Philidaſpe que je ne le devois pas aimer, pour ne m’advertir pas que je ne devois point le ſervir en une occaſion ſi injuſte ? Et comment eſt il poſſible que mon Rival ait pû ſe déguiſer à mes yeux ? je le connoiſſois, quand je ne le connoiſſois pas, ou du moins quand je ne le devois pas connoiſtre : & je ne l’ay pas connu, en un temps où il m’eſtoit ſi important de sçavoir que c’eſtoit Philidaſpe, & qui eſtoit Philidaſpe. Imaginez vous Feraulas, me diſoit il, ſi les Dieux euſſent permis que j’euſſe sçeu la verité, quelle auroit eſté ma joye : lors qu’apres avoir combattu & vaincu Philidaſpe, j’euſſe eſté dans ce Pavillon, où j’euſſe trouvé ma Princeſſe ; où je l’euſſe delivrée ; & l’euſſeramenée à Themiſcire. Mais imaginez vous auſſi, ma douleur & mon deſespoir, de voir que c’eſt moy ſeul qui ſuis la cauſe de ſa perte ; que c’eſt moy qui l’ay miſe entre les mains de Philidaſpe ; & qui l’ay preſque enlevée. Car enfin j’ay pû le perdre & je ne l’ay pas fait ; j’ay pû me joindre à ceux qui l’attaquoient, & je les ay attaquez ; & j’ay pû ſauver Mandane que j’ay perduë. Mais il faut reparer cette perte s’il eſt poſſible : ou du moins nous vanger de celuy qui nous l’a cauſée. Accordez moy donc juſtes Dieux, aſſez de conſtance pour ſupporter ce terrible accident ſans mourir : je sçay bien que la mort eſt le ſecours de tous les malheureux : & que ce remede me gueriroit de tous les maux que je ſouffre : Mais divine Mandane, vous faites aujourd’huy en moy, ce que les perils les plus effroyables n’ont jamais pû faire. Ouy ma Princeſſe, ce cœur qui n’a point aprehendé la mort, dans les plus ſanglantes Batailles : a quelque crainte d’en eſtre ſurpris, par l’accablement de ſes deſplaisirs. je crains ma Princeſſe, je crains : mais à mon advis cette crainte n’eſt ny laſche, ny foible : & puis que je ne crains la mort, qu’ afin d’expoſer ma vie pour voſtre liberté, vous me le pardonnerez ſans doute, & ne m’en blaſmerez point. Mais helas ! qui sçait ſi jamais vous entendrez parler d’Artamene, & ſi Artamene entendra jamais parler de l’adorable Mandane ? Du moins sçay-je bien, reprenoit-il, que je verray Philidaſpe, tout Roy d’Aſſirie qu’il doit eſtre : & que je ne ſeray pas long temps ſans troubler ſa felicité.

Comme Artamene en eſtoit là, Chriſante revint, qui l’aſſura qu’il pourroit voir le Roy : mais en meſme temps ſon retour ayant eſté sçeu, plus de la moitié de la Cour fut chez luy, & l’accompagna chez Ciaxare : ce qui ne luy pleut pas beaucoup, ne craignant rien davantage, que d’avoir tant de teſmoins de ſa douleur. La veüe du Chaſteau où il avoit veû ſa Princeſſe la derniere fois, redoubla encore ſon deſplaisir : & la preſence du Roy, penſa exciter un trouble ſi grand dans ſon ame ; & faire eſclatter ſa douleur ſi hautement : qu’il s’en falut peu, qu’à la veüe de toute cette grande Aſſemblée, il ne paruſt plus affligé que Ciaxare, quoy que Ciaxare le fuſt beaucoup. Ce Prince ne vit pas pluſtost mon Maiſtre, que ſans ſe ſouvenir plus du ſujet de ſon voyage, il donna ſes premieres penſées, à la perte qu’il avoit faite. Et bien Artamene, luy dit il, Philidaſpe n’a point eſté deſcouvert en ſa ſeconde entrepriſe, comme il le fut en la premiere : & les Dieux ont enfin ſouffert qu’il ait enlevé ma Fille. Je ſouhaite, Seigneur, repliqua mon Maiſtre en ſoupirant, que par ma valeur, ou par ma bonne fortune, je puiſſe vous la redonner bien toſt : & que l’injuſte Philidaſpe ne jouiſſe pas long temps d’un threſor que j’ay pû luy oſter, avec aſſez de facilité. Le Roy ne comprenant pas bien ce que mon Maiſtre luy diſoit, luy en demanda l’explication : & Artamene qui ne pouvoit s’empeſcher de parler de la choſe du monde qui le touchoit le plus ſensiblement ; raconta au Roy comment il avoit rencontré Philidaſpe : comment il avoit veû un Pavillon tendu dans la Foreſt ; comment il avoit tué ceux qui attaquoient le Raviſſeur de Mandane ; & comment enfin il avoit autant ſervy à ſon enlevement que Philidaſpe. Cét eſtrange evenement ſurprit ſi fort le Roy, & augmenta encore de telle ſorte ſon affliction, qu’il ne fut plus capable de prendre garde à celle d’Artamene, qui avoit eſtrangement paru, lors qu’il avoit fait ce recit : mais par bonheur ceux qui l’entendirent creurent que la douleur exceſſive qui paroiſſoit ſur ſon viſage & dans ſes paroles, n’eſtoit qu’un ſimble effet de l’avanture qu’il avoit euë. Joint auſſi, que toute la Cour eſtoit ſi triſte elle meſme du malheur de cette Princeſſe, qu’il n’y avoit perſonne aſſez deſinteressé pour prendre garde ſi exactement à ſes actions. Apres que le recit de ce facheux evenement fut achevé, & que chacun en eut parlé avec eſtonnement : Seigneur, dit alors mon Maiſtre parlant à Ciaxare, ne voulez vous pas me permettre d’aller chercher Philidaſpe ? que je ne puis me reſoudre d’apeller Prince d’Aſſirie : me ſemblant qu’il eſt aſſez difficile de croire, qu’un Fils de la Reine Nitocris, qui eſt une des plus Grandes & des plus ſages Princeſſes du monde, ait pû concevoir un deſſein ſi injuſte. Bien eſt il vray (adjouſta-t’il, emporté par ſa paſſion) qu’il n’eſt pas auſſi à croire, qu’un homme qui ne ſeroit pas de naiſſance Royalle, peuſt avoir oſé entreprendre d’enlever la Princeſſe de Capadoce. Ha ! Artamene, s’eſcria Ciaxare, que l’averſion que vous avez toujours euë pour Philidaſpe, eſtoit bien mieux fondée que vous ne penſiez ! car je ne doute point, luy dit il, que vous ne vous intereſſiez infiniment en la perte que j’ay faite. N’en doutez nullement, Seigneur, repliqua mon Maiſtre, j’y prens part de telle ſorte, que je vous promets de delivrer la Princeſſe, ou de mourir de la main de ſon Raviſſeur. Le Roy apres cela entra dans ſon Cabinet, où il fit apeller Artamene : afin de luy demander s’il eſtoit vray qu’il fuſt revenu ſans train & ſans equipage, comme on le luy avoit aſſuré. Artamene luy dit alors, ce que je vous ay deſja dit : mais comme ce Prince avoit l’ame accablée de douleur, pour la perte de la Princeſſe ; il ne ſentit preſque point le mauvais ſuccés du voyage de mon Maiſtre. Joint qu’ayant tant de beſoin de ſa valeur, en cette fâcheuſe conjoncture, il ne s’amuſa pas à chercher exactement, ſi ce qu’il luy diſoit paroiſſoit entierement vray-ſemblable. Artamene preſſa encore Ciaxare de luy permettre d’aller apres Philidaſpe, quoy qu’il y euſt peu d’aparence de le trouver : neantmoins comme il euſt pû arriver que la Princeſſe ſe ſeroit trouvée mal, & qu’ainſi il n’auroit pû avancer chemin, Ciaxare accorda à Artamene ce qu’il ſouhaitoit : & donna ordre qu’il y euſt le lendemain au matin trois cens chevaux preſts pour le ſuivre. Mon Maiſtre demanda fort à Ciaxare, s’il n’avoit rien deſcouvert de cette entrepriſe : & s’il ne pouvoit point ſoubçonner qui avoit aſſisté Philidaſpe. Mais le Roy luy dit qu’Aribée avoit fait toutes choſes poſſibles, pour en pouvoir tirer quelques conjectures : que neantmoins juſques à l’heure qu’il parlait, il n’en avoit encore rien sçeu.. Mon Maiſtre euſt bien eu envie de dire au Roy, qu’Aribée n’eſtoit pas propre à faire cette perquiſition, à cauſe de l’eſtroite amitié qu’il avoit touſjours eue avec Philidaſpe : mais il voulut attendre que les ſoubçons qu’il avoit, fuſſent fondez ſur quelque que aparence plus ſensible & plus convainquante. Il je ſe para donc du Roy : & ſans pouvoir fermer les yeux de toute la nuit, il attendit la premiere pointe du jour avec une impatience extréme.

Cependant, Seigneur, ſans m’arreſter à vous deſpaindre toutes les agitations d’eſprit qu’il eut, & toutes les peines que ce petit Voyage nous donna, je vous diray ſeulement, qu’en quinze jours que nous employaſmes à chercher des nouvelles de la Princeſſe, nous n’en sçeuſmes rien qui peuſt donner nulle eſperance à mon Maiſtre : & qu’au contraire, nous fuſmes advertis qu’apres avoir pris, à diverſes fois de fauſſes routes, afin d’abuſer ceux qui l’euſſent pû ſuivre ; Philidaſpe eſtoit arrivé avec la Princeſſe, dans une Ville de ſon Royaume, qui eſt vers la frontiere de Medie : & qu’en ce lieu là, à moins que d’avoir une Armée tres conſiderable, il n’y avoit point d’apparence de la pouvoir delivrer. Nous sçeuſmes auſſi avec certitude, que Philidaſpe eſtoit effectivement Fils de la Reine Nitocris : & nous retournaſmes à Themiſcir, ſans avoir fait autre choſe, que sçavoir que Mandane eſtoit entre les mains d’un Prince qui pouvoit, ſi la Reyne ſa mere y vouloir conſentir, mettre une Armée de deux cens mille hommes en campagne. Cette penſée qui auroit affligé tout autre qu’Artamene, luy eſlevoit le cœur, au lieu de le deſesperer : & la condition de ſon Rival, le conſoloit en quelque façon de ſa diſgrace. Tous ceux qui auparavant nous eſtoient allez apres le Raviſſeur de Mandane, revinrent alors ayant cherché inutilement : & nous sçeuſmes ſeulement par eux, que ce Chevalier bleſſé que nous avions laiſſé en chemin, gueriroit de ſes bleſſures. Cependant Aribée, qui comme vous sçaurez par la ſuitte de mon diſcours, n’eſtoit pas innocent de l’enlevement de la Princeſſe, aprehendant que mon Maiſtre n’euſt peut-eſtre trouvé Philidaſpe, ou du moins quelqu’un des Gardes que l’on croit qu’il avoit ſubornez ; pretexta un voyage qu’il voulut venir faire icy, & à Pterie, dont il eſtoit Gouverneur ; ſur ce que quelques Grecs anciens habitans de Sinope avoient entrepris quelque choſe contre le ſervice du Roy. Car Seigneur, je penſe que vous sçavez bien que cette Ville a eſté baſtie par les Mileſiens : & que cette Colonie Greque a changé de Maiſtre plus d’une fois. En effet il ſeroit difficile de bien définir, ce qu’eſt véritablement Sinope : tant elle eſt remplie d’habitans de Nations differentes : ayant tantoſt eſté poſſedée par les Grecs, tantoſt par les Galatiens ; autrefois encore par les Paphlagoniens ; & aujourd’huy par le Roy de Capadoce. Aribée ſe ſervit donc d’un faux bruit de ſedition, pour partir de Themiſcire auparavant qu’Artamene y fuſt revenu : & s’en vint à Sinope, comme je l’ay deſja dit. De ſorte que mon Maiſtre ne le tremuant plus aupres du Roy, ſe trouva en paiſible poſſession de l’eſprit de ce Prince. Mais dans la certitude du lieu où eſtoit la Princeſſe, il n’y avoit plus à balancer, & il falut ſonger à la guerre. Ciaxare envoya pourtant vers la Reine Nitocris, pour luy demander ſi elle aprouvoit l’action du Prince ſon fils, & pour luy redemander la Princeſſe ſa fille. Il envoya auſſi vers Aſtiage, pour luy aprendre ſon malheur, & pour en avoir du ſecours : pendant quoy, il fit lever autant de gens de guerre que ſes deux Royaumes en pouvoient fournir. Bien eſt il vray que les ordres qu’il envoya à Aribée, de faire des levées dans ſon Gouvernement, ne le fortifierent pas beaucoup : car ce traiſtre en avoit affaire pour d’autres deſſeins. Il faiſoit pourtant ſemblant d’executer les volontez du Roy : & faignant de ſe trouver mal, il ne vint point à Themiſcire. Cependant nous sçeuſmes par le retour de celuy que l’on avoit envoyé vers la Reine Nitocris, qu’elle deſadvoüoit faction du Prince d’Aſſirie : & qu’en effet il n’eſtoit point allé à Babilone. En ce meſme temps, ceux que nous avions laiſſez parmy les Maſſagettes revindrent : & nous aprirent que Gelonide les avoit fait ſauver quinze jours apres noſtre départ. Ils apporterent une Lettre de cette vertueuſe Femme à Artamene : par laquelle elle luy diſoit en general, que ſon abſence avoit bien cauſé du trouble à la Cour de Thomiris. Que neantmoins elle n’avoit pas eu beaucoup de peine à obtenir la liberté des ſiens : la Reine luy ayant dit qu’il n’y avoit que le retour & le repentir d’Artamene qui la peuſt ſatisfaire, ou que ſa mort qui la peuſt vanger. Mais à peine nous fuſmes nous reſjoüis du retour des noſtres, que nous apriſmes qu’Aſtiage eſtant deſja aſſez malade, lors qu’on luy avoit apris l’enlevement de Mandane, par le Prince d’Aſſirie ; en avoit eſté ſi touché, tant pour Pintereſt du Roy de Capadoce ſon fils, que pour la haine qu’il portoit aux Aſſiriens ; que la fiévre luy en avoit redoublé, & qu’il eſtoit mort quatre jours apres : declarant qu’il vouloit que tous Ces Subjets priſſent les armes pour la liberté de la Princeſſe Mandane. La nouvelle de cette mort, penſa faire refondre mon Maiſtre à ſe deſcouvrir à Ciaxare pour ce qu’il eſtoit : mais quand il venoit à ſe ſouvenir de tout ce qu’il luy avoit entendu dire parlant de Cyrus, la crainte qu’il ne ſe privaſt luy meſme de pouvoir delivrer la Princeſſe, l’en empeſchoit abſolument. Car, diſoit il, ſi par hazard il n’a point changé de ſentimens, qui sçait s’il ne me banniroit point d’aupres de luy ? & ſi je ne ſerois pas contraint de me donner la mort, pour me delivrer du déplaiſir de n’avoir pû ſervir ma Princeſſe ? Qui sçait s’il ne me ſeroit point mettre aux fers ? & ſi ce bras qui doit agir pour la liberté de Mandane, ne ſeroit point chargé de chaines ? Cependant il falut que Ciaxare le diſposast à aller prendre poſſession du Throſne de Medie, & à s’en aller à Ecbatane : il fit pourtant preceder ſon arrivée par le commandement d’y lever des Troupes, afin de n’y faire pas long ſejour. Les Capadociens furent alors bien affligez, de ſe voir en un meſme temps farts Roy & ſans Reine : principalement sçachant que leur Princeſſe eſtoit entre les mains du Prince d’Aſſirie : prevoyant bien que s’ils retournoient ſous la domination des Aſſiriens, leur Royaume ne ſeroit plus qu’une Province. Cette crainte n’eſtoit pourtant pas univerſelle : & il y avoit encore pluſieurs perſonnes qui conſervoient une affection ſecrette pour la Nation Aſſirienne. Aribée, à ce que l’on croit, avoit touſjours eu cette inclination, meſme dans le temps qu’il eſtoit le plus aimé de Ciaxare : auſſi y en a t il qui diſent, que ſa Maiſon eſt originaire d’Aſſirie. Quoy qu’il en ſoit, quand le Roy fut preſt à partir, ne ſoubçonnant encore Aribée d’aucune trahiſon, il luy envoya commander de ſe rendre aupres de luy, le voulant declarer Regent du Royaume : mais n’oſant ſe confier, & craignant que cét honneur apparent, ne fuſt un artifice pour s’aſſurer de luy ; il manda à Ciaxare qu’il eſtoit malade ; & que s’il vouloit luy faire la grace de luy remettre la conduite de la Capadoce, il n’avoit qu’à luy en envoyer l’ordre. Cependant le Roy eſtant adverty qu’Aribée ne ſe trouvoit point mal comme il diſoit, commença d’entrer en ſoubçon : & donna toute l’authorué à un homme de grande condition, nommé Ariobante ; ce qui acheva d’irriter Aribée, & de le faire reſoudre à tout ce qu’il a fait depuis. Artamene envoya Ortalque vers Artaxe Frere d’Aribée, luy commander de la part de Ciaxare, de continuer de ſervir le Roy de Pont.

Ciaxare fut donc à Ecbatane, & mon Maiſtre l’y accompagna : le Roy de Perſe envoya en ce meſme temps un Ambaſſadeur au Roy de Medie (car doreſnavant nous appellerons Ciaxare ainſi) pour s’affliger aveque luy, & de la mort d’Aſtiage, & de l’enlevement de la Princeſſe ſa fille : & quelques jours apres, un autre pour ſe reſjoüir de ſon heureux advenement à la Couronne, & pour luy offrir un puiſſant ſecours, afin de faire la guerre au Prince d’Aſſirie. Ce fut alors Seigneur, que Chriſante ſe trouva fort embarraſſé : il ne craignoit pas toutefois que mon Maiſtre fuſt reconnu, car il eſtoit ſans doute arrivé un aſſez grand changement en luy, auſſi bien qu’en moy, qui eſtois à peu prés de meſme âge : Mais il ne pouvoit pas douter, qu’eſtant beaucoup plus avancé en âge qu’Artamene, il ne fuſt connu pour ce qu’il eſtoit : de ſorte qu’il falut malgré luy, ſe reſoudre à dire un menſonge. Il dit donc à ces Ambaſſadeurs Perſans, en termes equivoques, que deſesperé de ne pouvoir remener en Perſe le Prince qu’il en avoit emmené, il s’eſtoit reſolu d’errer de Cour en Cour, & de Province en Province : que pendant un voyage qu’il avoit fait en Grece, il s’eſtoit donné à Artamene, & s’eſtoit attaché à ſa fortune. Aduſius que vous voyez icy, qui eſtoit un de ces Ambaſſadeurs, voulut l’obliger à luy raconter les particularitez du naufrage de Cyrus, & à luy dire s’il avoit retrouvé ſon corps : mais Chriſante ſe démeſla de cette converſation avec beaucoup d’adreſſe : luy diſant que ceux qui échapent d’un naufrage, ne sçavent guere ce qui advient à ceux qui y periſſent. Au reſte Chriſante le pria auſſi bien que l’autre Ambaſſadeur, de ne dire pas à Ciaxare qu’il avoit eu l’honneur d’eſtre au jeune Cyrus : de peur que la haine qu’il avoit eüe pour ce malheureux Prince, ne retombaſt en quelque façon ſur luy. Chriſante luy de manda auſſi, ſi la perte de Cyrus n’avoit pas extraordinairement affligé le Roy & la Reine de Perſe ? & Aduſius luy reſpondit qu’ils en avoient eſté fort touchez, & l’eſtoient encore : mais que comme ils eſtoient fort ſages, leur douleur l’eſtoit auſſi : de ſorte qu’elle ne les empeſcheroit pas d’aſſister un Prince qui s’eſtoit rejoüy de la perte qu’ils avoient faite. Qu’ils le faiſoient, & par generoſité, & par politique : joint qu’apres tout, Ciaxare n’eſtoit pas tout à fait condamnable pour ce qu’il avoit fait : veû les ſentimens d’Aſtiage, les predictions des Mages, que les Medes reverent beaucoup, & les menaces des Aſtres. Mais enfin Seigneur, nous apriſmes à quelques jours de là, que la Reine Nitocris eſtoit morte : & que le Prince ſon fils eſtoit allé à Babilone, & y avoit mené la Princeſſe Mandane en Triomphe. Cette nouvelle affligea encore Artamene : car tant que la Reine Nitocris euſt veſcu, il euſt eſté bien plus aiſé de delivrer la Princeſſe r eſtant à croire que cette excellente Reine, n’auroit jamais protegé une injuſtice, bien qu’elle fuſt commiſe par ſon fils. Mais voyant que pour delivrer Mandane, il faloit prendre la premiere Ville du monde, & renverſer toute l’Aſie, il s’en affligea infiniment. Ce n’eſt pas que la grandeur de l’entrepriſe l’eſtonnast : mais c’eſt qu’il aprehendoit que le long temps qu’il faudroit pour l’execution d’un ſi grand deſſein, ne donnait loiſir au Roy d’Aſſirie, d’avoir recours à quelque violente reſolution contre la Princeſſe. Cependant Ciaxare ayant accepté l’offre du Roy de Perſe, Aduſius s’en retourna en diligence, pour en advertir le Roy ſon Maiſtre : & de toutes parts, l’on ne ſongea plus qu’à ſe preparer à la guerre. Le Roy d’Affine qui n’ignoroit pas les apres qui ſe faiſoient parmy les Medes, commença d’agir de ſon coſté, Mazare Prince des Saces, qui comme vous sçavez eſtoit ſon Vaſſal, & qui eſtoit alors dans Babilone, luy promit aſſistance : & vous n’ignorez pas Seigneur, que le Roy d’Arabie fit ce que vous fiſtes : c’eſt à dire qu’il prit le party du Roy d’Aſſirie. Auſſi eſt-ce pluſtost au genereux Thraſibule que je parle preſentement ; qu’à toute cette illuſtre Compagnie : n’y ayant que luy qui ignore tout ce qui me reſte à dire. Le Roy d’Hircanie interrompant alors Feraulas, luy dit qu’en effet c’eſtoit à Thraſibule qu’il devoit d’oreſnavant adreſſer la parole : que neantmoins quoy qu’il sçeuſt une bonne partie de ce qu’il avoit encore à raconter, il ne laiſſeroit pas d’eſtre bien aiſé de s’en rafraichir la memoire. Thraſibule remercia le Roy d’Hircanie, de la bonté qu’il avoit pour luy : & Feraulas reprit ſon diſcours de cette ſorte. Le Roy d’Aſſirie ſe preparant donc à la guerre ſuffi bien que nous, fut non ſeulement aſſuré du ſecours du Roy de Lydie, de celuy du Roy d’Hircanie, & de celuy du Roy d’Arabie : mais encore du Prince des Saces, de celuy des Paphlagoniens ; & des Indiens. Pour le Roy de Phrigie, il fut auſſi puiſſamment ſolicité de prendre le party de celuy d’Aſſirie, ſuivant le Traitté de paix qu’il avoit fait avec la Reine Nitocris. Mais comme il avoit guerre contre Creſus, & que ce Prince devoit aſſister le Roy d’Aſſirie auſſi bien que luy ; il fît dire au Raviſſeur de Mandane, qu’il eſtoit preſt de le ſecourir, pourveû que ſes Troupes ne fuſſent point meſlées avec celles des Lydiens ſes Ennemis : ce qu’on luy promit, & ce qu’on ne luy tint pas. Ce Prince euſt bien voulu ne ſe trouver pas engagé dans le party du Roy d’Affine : Mais n’ayant pas ratifié le Traité de Paix du Roy de Pont. qui l’euſt engage en celuy de Ciaxare ; il ſe reſolut à ce qu’il ne pouvoit empeſcher. Pour le Roy de Pont, il n’eſtoit pas en eſtat de prendre party : car il avoit une guerre civile dans ſon Royaume, qui l’occupoit eſtrangement : & qui le deſtruira ſans doute, ſi elle ne l’a deſja deſtruit. Voila donc, Seigneur, bien des Rois, & bien des Princes engagez dans le party le plus injuſte : De plus, Aribée voyant le Roy d’Aſſirie en poſſession du Throſne de ſes Peres, acheva de ſe declarer : & publiant dans la Province dont il eſtoit Gouverneur, que la Princeſſe avoit conſenty à ſon enlevement ; Il leva des Troupes ; r’apella Artaxe ſon Frere, que l’on avoit envoyé pour ſecourir le Roy de Pont, malgré les derniers ordres du Roy ; & acheva peut-eſtre de deſtruire ce Prince par là. Ayant donc fait un Corps conſiderable, il l’envoya à Babilone : outre cela, le Roy d’Aſſirie dépeſcha un Ambaſſadeur à Creſus, comme je l’ay dit, pour le ſoliciter de ſe joindre à ſon Armée ; luy repreſentant que les Perſans & les Medes, eſtoient deux Nations qui eſtant jointes, pouvoient aſpirer à la domination univerſelle de toute l’Aſie : que de plus, il y avoit touſjours eu Alliance entre les Rois de Lydie & ceux d’Affine : qu’ainſi luy demandant du ſecours, en une occaſion où il s’agiſſoit en effet de la cauſe commune. quoy qu’en aparence la guerre ne ſe fiſt que pour l’enlevement de la Princeſſe Mandane, il ne devoit pas le luy refuſer. Qu’au reſte, la conſideration des droits du Sang, ne le devoit point arreſter : puis que s’il faiſoit la guerre contre Ciaxare, il la ſeroit auſſi pour Mandane : qu’il n’avoit enlevée qu’avec intention de luy mettre la Couronne d’Affine ſur la teſte. Enfin tout le monde sçait, que Creſus Ce laiſſa perſuader : Ainſi Artamene aprit que ſon Ennemy avoit de ſon party ; les Saces ; les Hircaniens ; les Arrabes ; ceux de la baſſe & haute Phrigie ; les Lydiens ; une partie des Capadociens ; quelques Peuples des Indiens ; les Paphlagoniens ; les Siriens ; & les Aſſiriens. Nous sçeuſmes encore, qu’il avoit voulu engager ceux de la Carie dans ſa cauſe, & qu’ils l’avoient refuſé :

Cependant le Roy de Perſe ſolicité puiſſamment par la Reine ſa femme, Sœur de Ciaxare, choiſit deux cens Homotimes (ce ſont les plus Nobles d’entre les Perſans) & à chacun de ces deux cens hommes, il donna permiſſion d’en prendre quatre autres de meſme qualité : de ſorte que de cette façon, ce furent mille Homotimes. En fuite dequoy, Cambiſe ordonna que chacun de ces mille levaſt parmy le Peuple dix Rondeliers, dix Archers, & dix jetteurs de Fondes : ſi bien que cela faiſoit trente mille hommes ſans les Homotimes : mais trente mille hommes choiſis, qui en valoient bien cinquante mille. Hidaſpe que vous voyez, eut la conduite de ce puiſſant ſecours : & Aduſius fut ſon Lieutenant General. Ciaxare, comme vous pouvez penſer, le reçeut avec beaucoup de joye : & Artamene en eut une ſi ſensible, que je ne vous la sçaurois exprimer. Cependant comme il envoyoit touſjours aux nouvelles, l’on sçeut de certitude que Creſus meneroit dix mille chevaux, & quarante mille hommes de pied Archers ou Rondeliers. Que le Roy de Phrigie auroit fix mille chevaux, & vingt mille Piquiers ou Rondeliers. Qu’Aribée envoyoit de Capadoce, quatre mille chevaux, & dix mille hommes d’Infanterie. Que Maragdus Roy d’Arrabie pretendoit avoir cinq mille chevaux. dix mille hommes de pied, & cent Chariots armez. Les Hircaniens devoient avoir auſſi cent Chariots, & quatre mille jetteurs de Fonde. Les Caduſiens huit mille hommes de pied : Les Indiens autant, & les Paphlagoniens quatre mille ſeulement. Et outre cela, le Roy d’Aſſirie avoit vingt mille chevaux, & quarante mille hommes de pied. De ſorte que de cette façon, s’eſtoit quarante cinq mille chevaux, & prés de cent cinquante mille hommes d’Infanterie, ſans les Chariots. De noſtre coſté, nous avions dix mille chevaux, & cinquante mille hommes de pied, Archers ou Rondeliers, tous Sujets naturels de Ciaxare : ſans y comprendre les Troupes que fournirent la Province des Ariſantins ; celle des Struchates, & deux autres : qui toutes quatre enſemble, firent encore dix mille chevaux, & quinze mille hommes de pied. De ſorte que ſi vous joignez à tout cela, les trente mille hommes de Perſe, les mille Homotimes, & cinq mille chevaux, & dix mille hommes d’Infanterie d’une partie de la Capadoce, qui n’eſtoit pas revoltée ; vous trouverez que noſtre Armée eſtoit ſans doute aſſez belle. Elle n’eſtoit pourtant pas ſi forte que celle du Roy d’Affiné : puis qu’elle n’eſtoit que de vingt cinq mille chevaux, & de cent mille hommes de pied, ſans aucuns Chariots armez. Bien eſt il vray que l’on peut conter pour quelque choſe d’avantageux, d’avoir trente mille hommes d’Infanterie Perſienne, & dix mille de Cavalerie Medoiſe. Auſſi mon Maiſtre ne parut il point eſtonné de cette ineſgalité, ny de ce grand nombre de Rois qu’il avoit à combattre : au contraire reprenant un nouveau cœur, en une occaſion ſi importante, & qui luy pouvoit eſtre ſi glorieuſe ; quoy que la captivité de ſa Princeſſe l’affligeaſt infiniment, neantmoins l’eſperance qu’il avoit de l’aller delivrer, ou du moins mourir pour elle, faiſoit que plus aiſément il devenoit Maiſtre de ſon chagrin, en renfermant une partie dans ſon ame. Et quoy qu’il ne fuſt pas encore connu des Medes, ſa reputation, ſa bonne mine, ſa douceur, ſa couttoiſie, & ſa liberalité, luy aquirent bien-toſt un ſi grand credit parmy eux, qu’il en eſtoit adoré. Ce fut en ce temps là, que commença l’amitié qu’il eut pour Araſpe, & celle qu’Aglatidas eut pour luy : Mais j’avois oublié de vous dire, qu’Harpage qui avoit touſjours demeuré en Perſe, depuis le départ de Cyrus, voulant revenir en ſon Païs, ſe ſervit de cette occaſion, apres la mort d’Aſtiage qui l’avoit exilé : & revint en Medie avec Hidaſpe, qui fit ſa paix aupres de Ciaxare, à la recommandation de la Reine de Perſe : ſans qu’il reconnuſt non plus Cyrus, que les Perſans le connurent. Enfin pour abreger un diſcours qui ſembleroit trop long, à tant d’illuſtres Perſonnes qui ont veû une partie des choſes que j’ay encore à dire ; l’Armée de Ciaxare marcha : Artamene eſtant ſon Lieutenant General, & commandant l’Avant-garde. Comme nous fuſmes preſts d’entrer dans le Païs Ennemy, Artamene vit à ſa droite une grande Aigle, qui volant avec rapidité, ſembla prendre la route de Babilone ; comme ſi elle euſt voulu luy monſtrer le chemin qu’il devoit ſuivre. Le vol de cet Oyſeau fut regardé comme une choſe d’un heureux preſage : & Ciaxare ayant fait faire alte, fit offrir des Sacrifices, non ſeulement aux Dieux des Medes & des Perſans, mais encore à ceux des Aſſiriens, afin de le les rendre tous propices & favorables. Je ne m’arreſteray point à vous dire, quelle fut la marche de noſtre Armée : ny comment Artamene par ſa prudence & par ſa conduite, fit que tout ce grand Corps ne ſouffrit point durant ce voyage. je vous diray donc ſeulement, que mon Maiſtre qui mouroit d’impatience de faire quelques priſonniers, pour pouvoir aprendre par eux des nouvelles de Mandane ; voyant que dés que les Coureurs des Ennemis paroiſſoient, & qu’il vouloit aller à eux, ils laſchoient le pied, & ne vouloient point combatte ; s’adviſa d’une ruſe qui luy reüſſit. Ce fut de faire faire le ſoir grand nombre de feux, aſſez loing derriere l’endroit où noſtre Armé eſtoit campée, & de n’en faire point au lieu où elle eſtoit : de ſorte que les Coureurs des Ennemis venant la nuit pour le reconnoiſtre, ou pour taſcher de ſurprendre quelques uns des noſtres ; ſe trouverent eux meſmes eſtrangement ſurpris, lors que venant à rencontrer nos Troupes, ils trouverent ſi prés, ceux qu’ils croyoient beaucoup plus loing. Quelques priſonniers ayant donc eſté faits, nous sçeuſmes que le Roy d’Aſſire devoit laiſſer dans peu de jours la Princeſſe à Babilone, ſous la gaide de Mazare : & qu’il ſeroit bien toſt à la teſte de ſon Année, accompagné des Rois d’Hircanie, de Lydie, de Phrigie, & d’Arrabie : mais quelque impatience qu’euſt Artamene, de ſe voir aux mains avec le Roy d’Aſſirie, que nous n’appellerons plus Philidaſpe, il ne pût pas aller ſi viſte qu’il penſoit.

Car il trouva que ceux qui avoient fuy devant luy à diverſes fois, avoient repaſſé la riviere du Ginde : qui deſcendant des Montagnes Mantianes, paſſe au travers des Dardaniens : & ſe va décharger dans le Tigre, pour s’aller rendre avec luy dans le Sein Perſique. Or, Seigneur, cette riviere eſt fort rapide : de ſorte que les Troupes Aſſiriennes ayant rompu le Pont ſur lequel on la pouvoit paſſer ; Artamene arrivant au bord de ce Fleuve, au delà duquel il voyoit des Gens de guerre, fut au deſespoir de voir qu’il eſtoit impoſſible deleguayer. Il ne ſe laiſſa pourtant perſuader cette verité, qu’apres une experience qui luy penſa eſtre funeſte : car emporté par ſon grand cœur & par ſon amour, il pouſſa ſon cheval juſques au milieu du Fleuve : où la rapidité de l’eau le penſa faire perir. Comme il fut revenu au bord, il y eut un de ces chevaux blancs, qui parmy nous ſont conſacrez au Soleil, qui fauta bruſquement de luy meſme dans la riviere pour la paſſer, mais il y fut englouty. Si bien qu’Artamene ne sçachant quelle voye prendre pour paſſer ce Fleuve, s’adviſa d’un moyen veritablement fort extraordinaire, mais auſſi fort infaillible, qui fut de faire des Canaux pour le diviſer. Enfin il propoſa la choſe & l’executa ; & en huit jours il fit faire un travail ſi prodigieux, que tous les Siecles en parleront avec eſtonnement. Car amuſant touſjours les Ennemis par ſa preſence au bord de cette riviere, il fit faire un grand rampart de terre pour cacher ſes Pionniers aux Aſſiriens, afin qu’ils ne viſſent pas ce qu’ils faiſoient : & ayant fait aprofondir cent ſoixante Canaux qui aboutiſſoient à ce Fleuve ; il fit cent ſoixante petits ruiſſeaux, d’une fort grande riviere : qu’il traverſa apres ſans aucune peine, ſuivy de toute ſon Armée. Ce prodige ſurprit d’une telle ſorte les Troupes Aſſiriennes, qui eſtoient de l’autre coſté de l’eau, qu’elles n’y rendirent aucun combat & s’en allerent en deſordre, porter le frayeur dans le Corps de leur Armée : leur ſemblant qu’il n’y avoit que les Dieux, qui puſſent changer le cours des Fleuves : & ne pouvant pas s’imaginer apres cela, qu’il y euſt rien d’impoſſible à Artamene. En effet je ſuis perſuadé, qu’il eſtoit peu de choſes qui puſſent reſister au courage d’un homme comme luy, que l’amour animoit d’une ardeur vrayement héroïque. Comme Artamene fut paffe de l’autre coſté de cette riviere, il en eut une extréme joye : s’imaginant que puis qu’il n’y avoit plus qu’à combatre pour arriver devant Babilone, rien ne l’en pouvoit plus empeſcher. Nous marchaſmes donc droit à l’Ennemy : qui de ſon coſté, s’eſtoit auſſi advancé vers nous avec aſſez de diligence. Nous eſtions pourtant encore à deux journées de luy, lors que nous viſmes arriver un Vieillard de fort bonne mine, ſuivy detrois cens chevaux, qui demanda à parler à Artamene : & qui luy ayant apris en peu de mots, les juſtes ſujets qu’il avoit de ſe plaindre du Roy d’Aſſiné, luy dit qu’il venoit demander protection à Ciaxare, & luy offrir tout ce qui eſtoit en ſa puiſſance. Enfin Gobrias qui eſt preſentement à Sinope, offrit à Artamene de remettre ſon Eſtat ſous ſon pouvoir : comme en effet, il le fit peu de jours apres : & la Princeſſe Arpaſie ſa Fille, qui eſt une des plus belles Perſonnes du monde, reçeut Artamene magnifiquement, par le commandement de ſon Pere, dans une forte Place qui luy apartient ; & dont Artamene le fit pourtant laiſſer en poſſession. Mais. Seigneur, ce n’eſt pas icy où je me dois arreſter, quoy qu’il y euſt de belles choſes à dire : ce fut encore en ce meſme temps, que le ſage Gobrias engagea Gadate dans le party de Ciaxare : neantmoins ſans m’arreſter à rien qu’à ce qui regarde directement Artamene ; je ne vous diray point non plus, comment le Roy d’Affiné ayant donné un juſte ſujet au vaillant Roy d’Hircanie, & au Prince des Caduſiens de quitter ſon Party ; ces deux Princes ſe rangerent de celuy de Ciaxare, ou pluſtost de celuy d’Artamene : eſtant certain que la reputation de mon Maiſtre, fut la plus puiſſante raiſon qui obligea tous ces Grands Princes à ſe fier en ſa parole. je ne vous diray point que le Roy de Chipre luy envoya auſſi des Troupes, ſous la conduite de Thimocrate & de Philocles :

Mais je vous diray donc ſeulement, que les deux Armées eſtant en preſence, & le jour de Bataille eſtant venu, Artamene fit tout ce qu’il faloit faire, pour preparer ſes Troupes à vaincre. Il les loüa, il les flata ; & il leur commanda de le ſuivre d’un air il imperieux, & ſi obligeant tout enſemble ; qu’il n’y eut pas un Soldat qui n’euſt envie de luy obeïr. En effet, quand ces deux grandes Armées furent hors de leurs Retranchemens, & que de part & d’autre les Chariots armez, les Rondeliers, les Archers, les tireurs de Fondes, les Piquiers, & ceux qui lancent des Javelots, ou qui ſe ſervent de l’Eſpée ſeule, furent rangez en bataille, Artamene au lieu de leur faire un long diſcours pour les encourager, ne leur dit autre choſe ſinon,

Qui fera-ce ma Compagnons, qui me devancera ? Qui d’entre vous me previendra à tuer le premier de nos Ennemis ? Et qui ſera ce enfin, qui ſurpassera Artamene ? Allons mes Compagnons, leur dit il, car je vous profite que je n’auray pas moins de joye de voir que vous me ſurmontiez en valeur, que j’en auray à vaincre les Aſſriens.

Ce peu de paroles prononcées par un homme comme Artamene, firent un ſi grand effet dans le cœur des Soldats, qu’ils firent retentir l’air de voix éclatantes : dont le ſon reſſembloit aſſez à un Chant de Victoire & de Triomphe : Ce jour là Ciaxare par le conſeil d’Artamene, voulut que le mot de la Bataille fuſt, Jupiter Protecteur : de ſorte que le Combat commençant, il ſe fit un ſi grand bruit de part & d’autre, par la confuſion des cris, par le fracas des armes & des traits, & par le hanniſſement des chevaux, qu’il n’eſt preſque rien de plus eſtonnant. Mais Seigneurs, vous le sçavez tous, à la reſerve de Thraſibule : c’eſt pourquoy je vous diray donc ſeulement, ſans vous particulariſer cette grande journée : qu’Artamene ayant cherché le Roy d’Aſſirie avec beaucoup de foin, le trouva enfin : s’eſtant fait dire par un Priſonnier en quel endroit il devoit combattre. Le rencontrant donc dans la meſlée, Voyons, luy dit il, voyons, ſi le Roy d’Affiné eſt plus vaillant que Philidaſpe : & s’il me fera auſſi aiſé de luy oſter la vie, qu’il me le fut de la luy conſerver dans la Foreſt où je le trouvay. Ce Prince entendant ce diſcours, ſe retourna bruſquement : & reconnoiſſant mon Maiſtre à la voix, Artamene, luy dit il, le Roy d’Aſſirie n’eſt peuteſtre pas plus vaillant que Philidaſpe, mais il eſt du moins plus civil : puis que tout Roy qu’il paroiſt aujourd’huy, il ne laiſſe pas de vouloir encore meſurer ſon eſpée avec la tienne, bien que tu ne paſſes que pour un ſimple Chevalier. Avance donc (luy cria mon Maiſtre, qui voyoit que ce Prince balançait ſur ce qu’il devoit faire) & fois aſſuré que le Raviſſeur de Mandane s’eſt bien plus deſhonnoré en l’enlevant, qu’en ſe battant contre Artamene. Je ne devrois pas te combattre, luy reſpondit encore ce Prince, puis que je te dois la vie : Mais qu’y ſerois je ? un ſentiment ſecret qui me pouſſe a ſe haïr, eſt plus fort que ma generoſité. A ces mots ils s’approcherent, & ſe batirent : l’Eſpée d’Artamene fut teinte du ſang de ce Prince : & fila foule & la confuſion du combat general ne les euſt ſeparez ; la mort du Roy d’Aſſirie euſt à mon advis fini la guerre : Mais enfin eſtant arrivé que le bruit s’épandit dans ſes Troupes qu’il eſtait mort ou priſonnier, il y eut un deſordre qui n’eut jamais de ſemblable. Les uns combatoient, les autres fuyoient ; les Rois alliez croyant le Roy d’Aſſirie mort ſe retirerent : Creſus fit partir tous ſes Gens & les ſuivit : & prenant le chemin des Montagnes, ſauva du moins le reſte de ſes Troupes, de la déroute generale. Le Roy de Phrigie qui avoit eu ſujet de meſcontentement, parce qu’une partie des ſiennes avoit eſté miſe en meſme Corps que celles du Roy de Lydie, contre ce qu’on luy avoit promis, & qui eſtoit touſjours amoureux de la gloire d’Artamene ; ſe retira, & ſe retrancha en un lieu fort avantageux, pour voir quelle ſuitte auroit noſtre victoire : le Prince de Paphlagonie fut fait priſonnier ; & preſque tout ce qu’il y avoit de perſonnes conſiderables en l’Armée d’Aſſirie perirent, ou changerent de party. Enfin Seigneur (pourſuivit Feraulas, parlant touſjours à Thraſibule) l’on euſt dit que les Dieux combatoient pour Artamene : eſtant certain qu’il ne s’eſt jamais veû tant de Grands Princes enſemble, opiniaſtrer ſi peu la victoire. Ce n’eſt pas apres tout, qu’elle ne fuſt touſjours difficile à remporter : parce qu’encore que tous n’euſt pas bien combatu, il y en avoit touſjours eu aſſez, pour donner bien de la peine, veû l’inegalité du nombre. Il eſt certain que ſans flater les Perſans, les Homotimes firent des miracles en cette occaſion : & que la Cavalerie Medoiſe, auſſi bien que celle des Hircaniens, y fit un merveilleux effet. Cependant dans ce grand deſordre, le Roy d’Aſſirie qui en toute autre rencontre le ſeroit peut-eſtre fait tuer, avant que de laſcher le pied ; ſe retira dés qu’il eut perdu l’eſpoir de vaincre : & que Maragdus Roy d’Arrabie eut eſté tué apres de luy : craignant ſans doute que ſi le bruit de ſa deſfaite euſt devancé ſon retour à Babilone, il n’y fuſt arrivé quelque eſmotion qui euſt pû faire ſauver la Princeſſe. Cette prompte retraite fut certainement ce qui confirma le bruit de ſa mort : les Troupes Capadociennes Craignant de tomber ſous la puiſſance de Ciaxare, c’eſt a dire ſous celle d’un Maiſtre juſtement irrité, furent celles qui ſe joignirent à une partie des Aſſiriennes, pour faire eſcorte au Roy d’Aſſirie : & je ne ſouviens que mon Maiſtre ayant veû fuir ces Capadociens, ſe mit à leur crier en les pourſuivant, Pourquoy fuyez vous avec les vaincus ? Et que ne venez vous pluſtost triompher avec les Vainqueurs ? Mais ce fut en vain qu’il leur parla, pour les faire revenir à luy : la honte & la crainte empeſchant leur repentir. De vous dire maintenant le nombre des morts ; celuy des priſonniers ; l’abondance des armes & des chevaux ; le grand nombre de chariots ; de Tentes ; & toute la richeſſe du butin, ce ſeroit une choſe inutile : mais je vous diray ſeulement, qu’Artamene obligea Ciaxare à le donner tout entier aux Soldats : & qu’en ſon particulier, il ne ſe reſerva que la liberté de pouvoir donner plus ou moins, ſelon qu’il connoiſſoit que les Capitaines en eſtoient dignes. Tous les Homotimes ny tous les Perſans, ne ſe chargerent point de butin : Artamene voulut pourtant, que les premiers acouſtumez à combatre à pied, priſſent les plus beaux chevaux des Ennemis : & de cette ſorte, il fit la premiere Cavalerie Perſienne qui euſt eſté veüe en Aſie. Mais enfin quoy que cette deffaite de tant de Rois ; & l’amitié qu’il avoit contractée avec tant de Princes, qui en ſa conſideration avoient pris le party du Roy de Medie, deuſt en quelque ſorte le ſatisfaire : neantmoins le Roy d’Aſſirie n’eſtant ny mort ny priſonnier ; & la Princeſſe eſtant touſjours dans Babilone ; il luy ſembloit certainement qu’il n’avoit encore rien fait. Auſſi ne fut il pas long temps en repos : & deux jours apres la Bataille, on prit le chemin deBabilone. Nous sçeuſmes en y allant, que le Roy de Lydie s’eſtoit eſtectiuement retiré : & que celuy de Phrigie, quoy que meſcontent du Roy des Aſſiriens, attendoit pourtant, comme je l’ay deſja dit, de voir comment iroient les choies. Mais comme mon Maiſtre euſt bien voulu oſter un ſi puiſſant appuy à ſon Ennemy ; il détacha un Corps conſiderable ſous la conduite d’Hidaſpe, pour aller combattre ce Prince : & en effet la choſe reüſſit ſi heureuſement à Hidaſpe, qu’apres pluſieurs combats, il força les Retranchemens du Roy de Phrigie, & fit meſme ce Prince priſonnier. Mais comme Artamene luy avoit de l’obligation, du temps de la guerre de Bithinie, il obligea Ciaxare à le bien traiter. Il luy laiſſa le commandement de ce qui luy reſtoit de Troupes apres ſa deſtaite : à condition meſme qu’elles ne ſerviroient point au Siege de Babilone : le Roy de Phrigie ne pouvant ſe reſoudre, diſoit il, de combatre celuy qu’il eſtoit venu ſecourir. En effet Artamene les envoya en attendant, avec autant de Troupes de Medie, s’aſſurer ſeulement d’un paſſage qui eſtoit également advantageux au Roy de Phrigie, s’il vouloit s’en retourner, & à Ciaxare pour n’eſtre pas attaqué de ce coſté là. Il fit encore rendre la liberté au Prince de Paphlagonie, qui depuis ne l’a point abandonné : Enfin Seigneur, nous arrivaſmes à veüe de la ſuperbe Babilone : mais quoy que mon Maiſtre j’euſt trouvée tres forte, lors qu’il y avoit eſté ; elle la luy ſembla encore davantage à cette ſeconde fois : tant parce qu’il s’y connoiſſoit mieux, que parce qu’il y avoit un intereſt bien plus puiſſant. D’abord qu’il aperçeut ce magnifique Palais, qui s’eſleve au milieu de Babilone. C’eſt là, me dit il, Feraulas qu’il faut aller, & qu’il faut delivrer Mandane. D’abord il environna toute la Ville avec ſes Troupes, afin d’empeſcher que perſonne n’en ſortist, & de bien reconnoiſtre par où il la faudrait attaquer : Mais à vous dire la verité, les Murailles en ſont ſi hautes, ſi eſpaisses, & ſi fortes, que les Beliers n’y pouvoient rien faire : joint que de grands & larges foſſez pleins d’eau, empeſchoient que l’on n’en peuſt approcher pour ſe ſervir de ces Machines. De plus, il ſembloit auſſi impoſſible de la pouvoir attaquer par le fleuve : à cauſe de ce merveilleux ouvrage que la Reine Nicocris avoit fait : par lequel elle avoit rendu l’Euphrate tournoyant, beaucoup au deſſus de l’endroit par où il entre dans la Ville pour la traverſer : afin de rompre l’impetuoſité de ce fleuve, & de faire que l’on ne peuſt pas aborder à Babilone ſi facilement. Car de cette façon l’Euphrate ſerpentant comme il faiſoit, il euſt eſté impoſſible à ceux de la Ville d’eſtre ſurpris par des Bateaux chargez de Gens de guerre : ces détours eſtant ſi longs, qu’il faloit un jour entier pour arriver à Babilone, depuis le lieu où ils commençoient.

Je ne m’arreſteray point à vous décrire ce Siege exactement ; à vous dire quel prodigieux travail fut celuy de faire la circonvalation d’une Ville ſi grande ; combien de Tours Artamene fit eſlever de diſtance en diſtance, tant pour aſſurer ſon campement, & pour fortifier ſes Lignes, que pour deſcouvrir ce que faiſoient les Ennemis derriere leurs Murailles : comment ces Tours eſtoient ſur des pilotis de bois de Palmier d’une hauteur prodigieuſe ; ny toutes les Machines qu’il fit preparer pour ce Siege. Je ne vous diray pas non plus, combien la valeur de Mazare parut aux diverſes ſorties que firent les Aſſiegez : ny combien celle de mon Maiſtre ſe fit voir à les repouſſer : Mais je vous diray en peu de mots, que tout ce que l’on peut faire pour attaquer une Place, fut fait inutilement contre Babilone. Artamene deſesperé de cela, voyant que l’hyver commençoit, & que contre l’ordinaire, la campagne eſtoit deſja couverte de neige, ne sçavoit plus quelle reſolution prendre. Car encore qu’il y euſt une multitude infinie de Gens dans cette Ville aſſiegée, l’on sçavoit toutefois qu’il y avoit des vivres pour tres longtemps : ainſi il n’y avoit preſque nul eſpoir de la prendre, ny par la force, ny par la faim : ſi ce n’eſtoit dans un terme ſi long, que la penſée en faiſoit frayeur à mon Maiſtre. En ce malheureux eſtat, il s’aviſa d’une choie, qui luy redonna quelque eſpoir : & il ne creut pas que l’Euphrateluy reſistast plus que le fleuve du Ginde. De ſorte qu’il fit faire avec le conſentement du Roy, deux grandes Tranchées qui aboutiſſoient à l’Euphrate : mais auparavant que d’achever d’ouvrir ces Tranchées, & de donner paſtage à l’eau du fleuve ; il fit mettre vingt mille hommes proche de l’endroit par où l’Euphrate entre dans la Ville, ſe mettant luy meſme à leur teſte : & en envoya autant au lieu par où ce fleuve fort de Babilone. Les choſes eſtant en cet eſtat. il donna alors le ſignal d’ouvrir les Tranchées un peu devant la nuit : de ſorte qu’en moins de deux heures, ce fleuve s’eſtant rendu guéable ; il marcha le premier dans l’eau juſques aux genoux, malgré l’incommodité de la ſaison : (car les chevaux ne font pas propres quand on veut ſurprendre une Ville) & animant par ſon exemple tous ceux qui avoient ordre ce le ſuivre ; ils entrerent courageuſement, & avec impetuoſité, dans la ſuperbe Babilone. L’attaque fut faite par les deux bouts de la Ville en un meſme inſtant ; Hidaſpe n’ayant pas eſté moins diligent qu’Artamene : Mon Maiſtre afin de pouvoir agir plus ſeurement, & de pouvoir aller droit au Palais, où il avoit sçeu par des priſonniers que la Princeſſe avoit toujours logé : prit avec luy le Prince Gadate, & un des Officiers de Gobrias, afin de le conduire droit où il vouloit aller. je ne vous repreſenteray point la ſurprise des Habitans ; l’effroyable deſordre de cette nuit ; les combats qu’il falut rendre en quelques en droits ; la facilité qu’Artamene trouva en d’autres ; & comme quoy une grande ſedition qui eſtoit dans leur Ville aida à leur perte. je ne vous diray pas non plus, de combien de voix l’air retentiſſoit ; la deſolation des femmes ; & l’eſtonnement univerſel du Peuple. Mais je vous diray qu’Artamene ſans ſonger à rien qu’à Mandane, ſe fit conduire en diligence au Palais. D’abord les Gardes firent quelque reſistance : mais tout d’un coup un d’entre eux ayant crié que le Roy eſtoit ſauvé : ils abandonnerent les Portes ; jetterent leurs armes ; & laiſſerent Artamene Maiſtre du Palais. Mais, ô Dieux ! ce fut en vain qu’il appella, & qu’il fut chercher Mandane : il ne vit ny le Roy d’Aſſirie, ny la Princeſſe : & ne pût meſme trouver perſonne qui luy peuſt dire ce qu’ils eſtoient devenus. Pour Hidaſpe, ſelon le commandement que luy avoit fait Artamene, il s’eſtoit aſſuré de toutes les Places publiques, avoit avancé des Corps de Gardes en divers en droits, & s’eſtoit tenu toute la nuit ſous les armes : de ſorte qu’à la pointe du jour, plus de la moitié de l’Armée de Ciaxareſe trouva dans la Ville : & Artamene ſe vit Maiſtre de Babilone, à la reſerve de deux Chaſteaux, qui ſe rendirent dés le meſme jour. Mais ny dans le Palais des Rois, ny dans les Chaſteaux ; ny dans les Temples ; ny meſme dans les Maiſons (car Artamene chercha & fit chercher par tout) le Roy d’Aſſirie ny la Princeſſe Mandane ne ſe trouverent point, & il y eut ſeulement quelques unes des femmes Aſſiriennes que l’on avoit miſes aupres de la Princeſſe, & qui ne l’avoient pas ſuivie ; qui dirent qu’à l’entrée de la nuit le Roy accompagné de pluſieurs des ſiens, l’eſtoit venuë prendre dans ſa chambre, avec les deux Filles de Capadoce qu’elle avoit touſjours avec elle : & l’avoit fait deſcendre par un Eſcalier dérobé, qui reſpondoit dans le jardin ; ſans qu’elles puſſent dire ce qu’ils eſtoient devenus. De vous repreſenter, Seigneur, le deſpoir de mon Maiſtre, ce ſeroit une choſe impoſſible : Quoy, diſoit il, les Dieux ont donc reſolu de me faire ſouffrir tous les malheurs les plus inſuportables ! Quoy je ne delivreray donc point ma Princeſſe, & je ne puniray point mon Rival ! Ha Feraulas ! cela n’eſt pas poſſible. En fin, Seigneur, il fut à propos que Ciazare & tant de Grands Princes qui l’acompagnoient donnaſſent tous les ordres neceſſaires, pour remettre le calme en cette grande Ville : car pour mon Maiſtre, Mandane eſtoit la ſeule choſe où il pouvoit penſer. L’on fut un mois tout entier, ſans sçavoir ce que le Roy d’Aſſirie eſtoit devenu, non plus que la Princeſſe Mandane : pendant le quel Artamene ſouffrit tout ce que l’on peut ſouffrir. Helas ! me diſoit il quelquefois, à quoy me fert de gagner des Batailles ; de prendre des Villes, & de renverſer des Royaumes ; ſi je ne puis pas ſeulement delivrer ma Princeſſe, & punir ſon Raviſſeur ? Encore ſi ce n’eſtoit pas de ma main qu’elle fuſt en ſa puiſſance, je ſerois moins affligé : mais qu’il faille que par ma valeur, le Roy d’Aſſirie ait enlevé ma Princeſſe ; & que cette meſme valeur ne puiſſe faire que je le tuë, ny que je la delivre ; c’eſt ce qui vient à bout de toute ma patience. Car enfin ſauver la vie de ſon Ennemy attaqué par onze Chevaliers ; & ne la luy pouvoir oſter en un jour, où tant d’autres auſſi vaillans que luy ont ſenty la peſanteur de mes coups ; c’eſt Feraulas, c’eſt ce qui me fait voir que les Dieux ont reſolu ma perte, & que je n’ay qu’à m’y preparer, l’oubliois de vous dire que nous trouvaſmes dans Babilone grand nombre de Dames de tres grande condition : qui ayant eſté traitées avec beaucoup de reſpect (parce qu’Artamene avant que d’entrer dans la Ville, avoit commandé expreſſément, que l’on ne fiſt aucune violence aux femmes) vinrent le remercier : & l’aſſurer que la Princeſſe Mandane luy rendroit grace du bon traitement qu’elles avoient reçeu de luy. A ce Nom, mon Maiſtre redoubla la civilité qu’il avoit deſja euë pour elles ; & il eut du moins la ſatisfaction, d’entendre dire autant de bien de Mandane dans Babilone, qu’il en euſt pû entendre dans Themiſcire, & qu’il en pouvoit penſer luy meſme : eſtant certain que cette Princeſſe s’y eſtoit fait adorer. Artamene aprit de ces Dames, que ſon Rival l’avoit tous jours traitée avec beaucoup de reſpect, du moins à ce qu’elles en avoient veû ; mais elles dirent à mon Maiſtre que depuis le commencement du Siege, perſonne n’avoit plus aproché de la Princeſſe : nulle Dame n’ayant eu la permiſſion d’entrer au Palais. je ne vous dis point, Seigneur, toutes les diverſes reflexions, que mon Maiſtre fit ſur toutes ces choſes, car cela feroit trop long ; le vous diray donc ſeulement, qu’il y avoit des momens où il ne sçavoit pas trop bien, s’il avoit plus de douleur d’aprendre que ſon Rival euſt eu quelque rigueur pour Mandane, pendant le Siege de Babilone ; que de ce qu’il l’avoit bien traitée auparavant : & je penſe, à dire la verité, que ce que ces Dames avoient dit, penſant dire une choſe agreable à tous ceux qui eſtoient du party de Ciaxare, ne pleut pas trop à Artamene : tant il eſt vray que la jalouſie trouble la raiſon : & tant il eſt vray qu’il eſt difficile de s’en deffendre, meſme aux perſonnes les plus raiſonnables.

Mais enfin, Seigneur, l’on aporta tant de ſoing à s’informer de ce qu’eſtoit devenu le Roy d’Aſſirie, que l’on sçeut qu’il s’eſtoit retire à Pterie dont Aribée eſtoit Gouverneur : que Mazare l’avoit eſcorté ; qu’Aribée ſon ancien Amy, l’avoit reçeu dans cette Ville ; & que la Princeſſe eſtoit fort eſtroitement gardée en ce lieu là. Cependant nous ne sçeuſmes point alors, & nous ne sçavons point encore aujourd’huy comment il pût ſortir de Babilone. Cette nouvelle donna d’abord beaucoup de joye à Artamene : qui obligea Ciaxare à faire décamper ſon Armée, qui eſtoit touſjours à l’entour de cette ſuperbe Ville : apres y avoir laiſſé une puiſſante Garniſon, & donné tous les ordres neceſſaires pour la conſerver. Nous marchaſmes donc en diligence vers Pterie : & quoy que cette marche fuſt aſſez longue, nos Troupes ne ſouffrirent pas extrémement, tant la prudence d’Artamene ſongeoit ſagement à toutes choſes. Mais, Seigneur, comme nous fuſmes à trois journées de cette Ville, la joye que mon Maiſtre avoit eüe, de penſer qu’il sçavoit du moins où eſtoit ſa Princeſſe & ſon Rival, fut un peu diminuée : Car nous sçeuſmes que le Roy d’Aſſirie, le Prince Mazare, & Aribée, avoient conduit la Princeſſe à Sinope. Artamene venant donc à conſiderer que cette Ville eſtoit au bord de la Mer, à qu’à moins que d’avoir une Armée Navalle il eſtoit impoſſible de l’aſſieger ; celuy fut un redoublement de douleur eſtrange. Car en fin Ciaxare n’en avoit point, & meſme n’en pouvoit pas avoir ſi toſt en eſtat de ſervir. Cependant il eſtoit inutile de venir aſſieger Sinope ſans cela : puis que lors qu’on auroit preſſe la Ville du coſté de terre, le Roy d’Aſſirie euſt touſjours pû ſe ſauver par la Mer, & emmener la Princeſſe : qui eſtoit la choie du monde qui Artamene aprehendoit le plus. Cette fâcheuſe circonſtance, qui faiſoit qu’avec une Armée de plus de cent mille homes, il n’oſoit aſſieger Sinope, luy cauſoit une douleur, que l’on ne sçauroit exprimer : deſesperé donc qu’il eſtoit. il propoſa à Ciaxare de m’envoyer déguiſé dans Sinope, afin de taſſcher de gagner quelqu’un ; & d’eſſayer apres de prendre cette Ville par intelligence. Ciaxare ne pouvant mieux faire y conſentit ; & j’obtins ce que j’avois demandé : car, Seigneur, ce fut moy qui en fis la premiere propoſition à mon Maiſtre, le m’en vins donc icy, apres m’eſtre deſguisé en Perſan : & comme nous avions demeuré aſſez longtemps à Sinope, j’y avois ſans doute beaucoup d’amis. Mais entre les autres, Artucas qui eſt encore preſentement icy, & qui eſt parent de Marteſie, m’avoit touſjours aſſez aimé, quoy qu’il fuſt aucunement attaché au ſervice d’Aribée. Comme je fus entré dans la Ville, & que je me fus caché chez un homme qui m’eſtoit fidelle, je sçeus qu’il me ſeroit impoſſible de faire rien dire à la Princeſſe, comme j’en avois eu le deſſein ; Si j’apris que l’on tenoit touſjours des Galeres en eſtat de ramer, & des Vaiſſeaux tous preſts à faire voile, en cas que l’on en euſt beſoin : principalement depuis que le Roy d’Aſſirie avoit sçeu que nous eſtions ſi prés de luy. l’apris auſſi qu’encore qu’Artucas fuſt Capitaine d’une des Portes de la Ville, il n’avoit pas fort aprouvé la revolte d’Aribée : & qu’il trouvoit fort eſtrange, que la Princeſſe fuſt priſonniere dans une Ville qui eſtoit à elle. Je sçeus encore que le Prince Mazare en avoit tous les ſoing s poſſibles : & qu’il adouciſſoit autant qu’il pouvoit, l’humeur violente du Roy d’Aſſirie. Enfin apres m’eſtre bien conſulté ſur ce que j’avois à faire, je fus un ſoir chez Artucas, qui ne fut pas peu ſurpris de me voir : apres les premiers complimens, l’ayant entretenu en particulier, je luy fis comprendre qu’il eſtoit engagé dans un mauvais Party : non ſeulement parce qu’il eſtoit injuſte, mais encore parce qu’il eſtoit deſtruit. En un mot, je luy dis tant de choſes, que je le rendis capable de prendre la reſolution de tromper Aribée, afin d’eſtre fidelle à ſon Roy. Nous convinſmes donc, qu’il livreroit la Porte du coſté du Temple de Mars : preciſément au jour & à l’heure que je luy marquay. De ſorte qu’eſtant ſorty de Sinope, & eſtant retourné au Camp, je donnay une joye à mon Maiſtre qui n’eut jamais de ſemblable. Vous sçavez, Seigneur (pourſuivit Feraulas, adreſſant la parole au Roy d’Hircanie) que la reſolution fut priſe, qu’Artamene viendroit avec quatre mille hommes ſeulement, afin de ſurprendre Sinope : & que Ciaxare ſuivroit le lendemain avec toute l’Armée. Mais mon Maiſtre s’eſtant avancé pour executer cette importante entrepriſe, vit au ſortir d’un Vallon tournoyant, que la Ville qu’il penſoit venir ſurprendre eſtoit toute enflamée : & il creut que la Princeſſe y avoit pery. Vous avez sçeu comment au lieu de deſtruire Sinope, nous ſauvasmes le peu qui en reſte : comment nous eſtaignismes le feu ; comment Aribée combatit ; comment il penſa eſtre accablé ; & comment eſtant arrivez au pied de la Tour du Chaſteau, le genereux Thraſibule que vous voyez, en ouvrit la porte : & dit à mon Maiſtre qu’il y avoit en ce lieu là une illuſtre Perfonne, qui avoit beſoing de ſecours. Vous n’ignorez pas qu’Artamene eſtant monte en diligence au haut de cette Tour ; croyant que ce fuſt ſa Princeſſe, ne trouva que ſon Rival en ce lieu là : & vous sçavez ſans doute auſſi, comment mon Maiſtre vit une Galere, dans laquelle le Roy d’Aſſirie luy dit que le Prince Mazare enlevoit Mandane.

Enfin, Feraulas qui voulut principalement faire connoiſtre à ces Princes, que ſon Maiſtre n’avoit pas eu une intelligence criminelle avec le Roy d’Aſſirie : Apres leur avoir conté toutes les agitations d’eſprit de ces deux Rivaux, pendant qu’ils regardoient cette Galere du haut de cette Tour, & que la tempeſte duroit : leur raconta fort exactement toute la converſation du Roy d’Aſſirie & d’Artamene, ſur le haut de cette meſme Tour : leur faiſant comprendre que la promeſſe qu’Artamene avoit faite. n’eſtoit point contre le ſervice du Roy : & que l’intereſt de ſon amour, eſtoit la ſeule choſe, qui luy avoit fait ſupprimer la lettre du Roy d’Aſſirie. En ſuitte il leur repaſſa legerement la ſuitte de ce Prince à Pterie ; comment il avoit eſcrit à Artamene ; & la raiſon pour laquelle Artamene avoit caché cette Lettre à Ciaxare. Pat quelle voye ſa reſponse eſtoit venüe entre les mains du Roy : comment Artamene avoit creû & croyoit preſque encore abſolument que la Princeſſe avoit pery. Comment il avoit trouvé Mazare à demy noyé : & enfin tout ce qui eſtoit advenu juſques à l’arrivée de Ciaxare, & juſques à la priſon d’Artamene. En ſuitte dequoy, il les conjura de regarder ce qu’il eſtoit à propos de faire, pour la conſervation d’un homme ſi illuſtre. Car, leur dit il, Seigneurs, tout ce que Chriſante & moy vous avons raconté, n’eſt que pour vous donner une legere connoiſſance de ſa vertu : eſtant certain qu’elle eſt beaucoup au deſſus de tout ce que l’on en peut dire, & meſme de tout ce que l’on peut penſer. Feraulas ayant finy ſon recit, laiſſa tous ces illuſtres Auditeurs avec tant d’admiration, de la merveilleuſe vie d’Artamene ; & tant de joye de ne s’eſtre pas trompez, au jugement qu’ils avoient fait de ſon innocence ; qu’ils ne pouvoient s’empeſcher d’en donner des teſmoignages. l’avois bien creû, diſoit le Roy d’Hircanie, qu’Artamene ne pouvoit eſtre criminel : fit je n’avois point douté, adjouſtoit Perſode, qu’il ne fuſt abſolument innocent. Le mal eſt, reprenoit Hidaſpe, qu’on ne peut le juſtifier aupres de Ciaxare, du crime dont il l’accuſe, qu’en j’accuſant d’un autre qui ne l’irritera guere moins : & je doute meſme, interrompit Chriſante, s’il n’aimeroit point encore mieux, qu’il euſt une intelligence ſecrette avec le Roy d’Aſſirie qu’avec la Princeſſe Mandane. Si la Princeſſe eſtoit morte, reſpondit Aduſius, je ne ſerois pas de difficulté de juſtifier Artamene, en deſcouvrant ſon amour : Mais ſi par bonheur elle eſtoit vivante, reprit Feraulas, mon Maiſtre ne pardonneroit jamais à Chriſante & à moy, d’avoir deſcouvert ſa paſſion à Ciaxare. Pour moy, adjouſta Thraſibule, je trouve qu’il eſt à propos d’agir avec beaucoup de prudence en cette rencontre ; & de ne deſcouvrir l’amour d’Artamene, que lors que l’on fera reſolu de deſcouvrir ſa condition. Mais la connoiſſance de ſa condition, repliqua Chriſante, eſt encore une choſe aſſez dangereuſe à donner au Roy : auſſi ne ſuis je pas d’opinion, interrompit le Roy d’Hircanie, qu’on le doive faire legerement ; & le principal eſt, de mettre les choies en eſtat de ne hazarder rien : & de gagner de telle ſorte le cœur des Capitaines & des Soldats, auparavant que de rien deſcouvrir à Ciaxare ; que l’on ne doive plus rien craindre, en luy parlant pour Artamene. Tous ces Princes aprouvant ce que le Roy d’Hircanie avoit dit, aſſurerent Hidaſpe, Aduſius, Chriſante, & Feraulas, qu’ils periroient pluſtost, que de laiſſer perir leur Maiſtre : & qu’ils n’oublieroient rien de tout ce qui luy pourroit eſtre utile. Thraſibule eſtoit au deſespoir, de ne pouvoir ſervir que de ſa perſonne : & de n’avoir que ſon propre courage dont il peuſt reſpondre. Comme ils en eſtoient là, Gobrias, Gadate, Thimocrate, & Philocles arriverent : ils n’avoient pas eſté preſents au diſcours de Chriſante & de Feraulas, parce qu’auſſi toſt que Ciaxare avoit eſté arrivé à Sinope, ils eſtoient retournez au Camp, & n’avoient pas logé dans la Ville. Mais comme ils n’eſtoient pas moins affectionnez à leur Maiſtre, que tous ces autres Princes ; Feraulas dit au Roy d’Hircanie qu’il faloit les engager dans le Party d’Artamene. A ce Nom d’Artamene, Gobrias demanda dequoy il s’agiſſoit ? & Gadate impatient, dit que s’il faloit mourir pour ſon ſervice, il eſtoit preſt de le faire. Thimocrate & Philocles ne parurent pas moins empreſſez : de ſorte que le Roy d’Hircanie reprenant la parole, leur fit entendre qu’il ne faloit faire autre choſe, que ſe tenir preſts de ſauver Artamene, ſi l’on entreprenoit de le vouloir perdre. A ces mots, tous ces Princes jurerent ſolemnellement, de ſe joindre, & de prendre les armes pour ſon falut, toutes les fois qu’il en ſeroit beſoin. Ils en eſtoient en ces termes, lors qu’Artucas vint chez Hidaſpe, pour luy aprendre qu’on venoit de luy aſſurer, qu’Artamene avoit envoyé un Billet au Roy, qui luy avoit donné une grande joye : ſans qu’on luy euſt pû dire ce que c’eſtoit : & que comme il sçavoit bien qu’il aimoit Artamene, il avoit voulu l’en advertir en allant au Chaſteau. Hidaſpe apres avoir remercié Artucas de l’advis qu’il luy avoit donné, le fit sçavoir à toute cette illuſtre Aſſemblée : qui dans l’impatience d’aprendre ce que c’eſtoit, s’en alla en diligence chez le Roy : mais avec tant d’amitié pour Artamene, que l’on euſt dit qu’ils eſtoient tous ſes Parents ou ſes Subjets : tant ils s’intereſſoient en ſa fortune.


Fin du Premier Liure.