Artamène ou le Grand Cyrus/Quatrième partie/Livre premier

Auguste Courbé (Quatrième partiep. 6-194).


Apres avoir marché aſſez longtemps, peu à peu la Foreſt s’éclairciſſant, & le jour commençant de paroiſtre ; Cyrus retrouva le bord de la Riviere : & ſes Guides ſe reconnoiſſant, reprirent le chemin du lieu où ce Prince vouloit aller. Enfin il arriva en un endroit, d’où il deſouvrit des Chariots & des Gens de guerre, qui alloient aſſez loing devant luy : cette veuë le troubla eſtrangement : & confondit de telle ſorte dans ſon cœur, la joye, la douleur ; l’amour ; la jalouſie ; l’eſperance ; & la crainte : qu’il ne sçavoit luy meſme ce qu’il ſentoit. Il prononça pourtant le nom de Mandane, en regardant Feraulas : & doublant le pas en luy monſtrant ces Chariots, allons, luy dit-il, allons jouïr de la veuë de noſtre Princeſſe, & troubler du moins la joye de noſtre Rival. Commençant donc d’aller aſſez viſte, il joignit quelques Cavaliers, qui eſtoient demeurez deux cents pas derriere les Chariots & les Troupes : & les reconnoiſſant d’abord pour eſtre Medes ; le Roy d’Aſſirie, leur dit-il, n’eſt il pas aupres de la Princeſſe Mandane ? Nous n’en sçavons rien, Seigneur, reprirent ils, car auſſi toſt apres le combat que nous fiſmes hier contre Abradate, comme il vit qu’au lieu de delivrer la Princeſſe ; il n’avoit fait que prendre la Reine de la Suſiane, il parut tout furieux, & prit une autre route, avec une partie de ſes gens. Quoy, s’eſcria Cyrus, Mandane n’eſt pas dans ces Chariots que je voy ? Non Seigneur, repliquerent ils, & l’on donna advis au Roy d’Aſſirie, qu’elle eſtoit de voſtre coſté : ſi bien que voulant vous aller joindre, & avoir part à ſa delivrance, il prit un ſentier deſtourné que ſes Guides luy enſeignerent : par lequel il devoit aller couper chemin au Roy de Pont, apres avoir paſſé la Riviere à un lieu dont nous avons oublié le nom ; eſperant meſme retrouver peut-eſtre Abradate & vous rejoindre. Mais puis que vous eſtes icy ſans luy, nous ne sçavons plus où il eſt, ny ou eſt la Princeſſe Mandane : y ayant aparence que vous n’en avez pas apris de nouvelles, puis que nous vous revoyons ſans la revoir. Cyrus fut ſi ſurpris & ſi affligé, d’aprendre que Mandane n’étoit point delivrée ; de sçavoir que s’il euſt touſjours ſuivy le chemin qu’il tenoit d’abord il l’auroit pû delivrer : & de ce que ſon Rival avoit peut-eſtre la gloire de combatre pour elle à l’heure meſme qu’il parloit : que ſans tarder davantage en ce lieu là, & ſans aller juſques aux Chariots où eſtoit Panthée, il retourna ſur ſes pas en diligence, envoyant ſeulement Araſpe, qui ſe trouva aupres de luy pour avoir ſoing de cette Reine. Il retourna donc juſques au premier lieu où il pouvoit paſſer la Riviere : & marchant preſque auſſi viſte que s’il euſt eſté ſeul, il ſentoit des tranſports de colere contre luy meſme, qu’il n’avoit pas peu de peine à retenir. Il ſouhaitoit que le Roy d’Aſſirie euſt trouvé Mandane : il deſiroit qu’il ne l’euſt pas encore rencontrée quand il le joindroit : & ne pouvant enfin demeurer d’accord avec luy meſme de ſes propres deſirs, il ſouffroit une peine incroyable ; principalement quand il penſoit, que ſelon les aparences, le Roy d’Aſſirie auroit deſja delivré Mandane, quand il y arriveroit : où ce qui eſtoit encore le pire, que ny l’un ny l’autre ne la pourroient peut eſtre delivrer. Apres avoir marché tres long temps ſans rien aprendre, il rencontra des Cavaliers que le Roy d’Aſſirie qui avoit sçeu qu’il avoit repaſſé la Riviere luy envoyoit : pour luy dire qu’il ſuivoit touſjours le Roy de Pont, avec eſperance de le pouvoir bien-toſt joindre : mais qu’il l’advertiſſoit qu’il venoit d’aprendre qu’il avoit laiſſé la Riviere à ſa gauche : & qu’il avançoit tant qu’il pouvoit vers une autre qu’il faloit qu’il traverſast, auparavant que d’eſtre en Cilicie, Cyrus à cét advis redoublant encore ſa diligence, quoy que les chevaux des ſiens fuſſent tres las, fit tant qu’en fin il joignit le Roy d’Aſſirie : & par un bizarre ſentiment d’amour & de jalouſie tout enſemble, il n’eut gueres moins de joye que de douleur, de voir qu’il n’avoit pas delivré Mandane. Ces deux illuſtres Rivaux ſe rendirent conte de tout ce qu’ils avoient fait : & forcez par la neceſſité, ils donnerent un quart d’heure à leurs gens pour faire un leger repas, & pour faire repaiſtre leurs chevaux au Village où ils ſe rencontrerent : apres quoy ils furent enſemble avec plus de diligence qu’auparavant, ſuivant touſjours la route du Roy de Pont : qui eſtoit contraint d’aller lentement, à cauſe du Chariot où eſtoit Mandane. Enfin apres avoir marché juſques au Soleil couchant, ils découvrirent cette autre Riviere dont on leur avoit parlé. Mais ce qui les ſurprit extrémement, c’eſt qu’ils aperçeurent qu’un grand Pont de bois par où ils eſperoient la paſſer, venoit d’eſtre rompu : & que jettant les yeux de l’autre coſté de l’eau, ils virent dans une grande Prairie, à quatre on cinq cens pas du bord, environ cinquante chevaux ſeulement, & un Chariot, qu’ils creurent bien eſtre celuy où eſtoit la Princeſſe qu’ils cherchoient : car ce Pont preſque entierement rompu le faiſoit aſſez connoiſtre. Ils eſtoient pourtant un peu embarraſſez à comprendre pourquoy il n’y avoit que cinquante chevaux, & ce qu’eſtoient devenus les autres : mais enfin ils ne doutoient point du tout, que ce ne fuſt la Princeſſe Mandane. Comme ce Fleuve eſt fort profond & fort rapide, & que de plus il eſtoit extrémement débordé, il n’y avoit point de poſſibilité de le paſſer : Cyrus & le Roy d’Aſſirie le voulurent touteſfois eſſayer, mais ce fut inutilement : & ils penſerent eſtre noyez l’un & l’autre. Outre cela, il faloit faire prés d’une journée, auparavant que de trouver un autre Pont : & retourner d’autant en arriere, n’y en ayant plus depuis le lieu où ils eſtoient, juſques à la Mer, où ce Fleuve ſe jette. Ils ne pouvoient pas meſme paſſer dans des Bateaux, car il n’y en avoit point où ils eſtoient : & il n’y en avoit meſme gueres ſur toute cette Riviere, qui n’eſt pas navigable, à cauſe de ſon impetuoſité : & qui n’eſtant pas non plus poiſſonneuse, fait qu’il n’y a que fort peu de Barques de Peſcheurs. Ainſi ne sçachant que faire, la veuë de ce Chariot, qui s’éloignoit touſjours, mettoit l’ame de ces deux Princes à la gehenne. Le Pont eſtoit ſi abſolument rompu, qu’il n’y avoit pas moyen d’imaginer aucune voye de faire un faux Pont de planches, quand meſme ils en auroient eu : ainſi ſans sçavoir, ny pouvoir que faire, ils regardoient ce Chariot, qui peu à peu s’éloignoit d’eux : ſi bien que le Soleil s’eſtant, couché & ce Chariot eſtant entré dans un Bois de Cedres, qui eſt ſur une Montagne, au delà de la Prairie, ils le perdirent de veuë : & perdirent preſques la vie, en perdant l’eſperance de pouvoir delivrer Mandane. Car quand ils venoient à penſer, qu’ils eſtoient ſi prés de cettte Princeſſe, ſans pouvoir pourtant s’en aprocher davantage : & qu’au contraire elle s’éloignoit touſjours plus ; ils ne pouvoient ſupporter leur douleur, ſans en donner des marques bien viſibles. Mais quoy qu’ils ſouffrissent tous deux le meſme mal, ils n’avoient pourtant pas la conſolation qu’ont les mal-heureux de ſe pleindre enſemble : au contraire la conformité de leur affliction, en redoubloit encore la violence : & s’ils n’euſſent pas eu tous deux une generoſité qui n’eſtoit pas moins grande que leur paſſion, il leur euſt eſté abſolument impoſſible d’agir enſemble comme ils agiſſoient. Touteſfois Cyrus eſtoit encore plus affligé que le Roy d’Aſſirie : qui ſe fiant touſjours un peu au favorable Oracle qu’il avoit reçeu à Babylone, ne deſesperoit jamais de rien : Mais pour Cyrus qui n’avoit pas ce ſecours dans ſes mal-heurs, il craignoit tout, & n’eſperoit preſque aucune choſe. Le Prince Tigrane, le Prince Phraarte, & toutes les autres Perſonnes de qualité, faiſoient ce qu’ils pouvoient pour les conſoler tous deux : principalement Cyrus, qui avoit l’amour de tout le monde, mais c’eſtoit inutilement. Comme ces Princes jugeoient que les Troupes que devoit avoir laiſſées le Roy de Pont au deça de la Riviere, ne pouvoient pas eſtre fort eſloignées, ils ſe tinrent ſur leurs gardes, & marcherent en bon ordre, en retournant ſur leurs pas, pour aller vers cét autre Pont où l’on pouvoit paſſer ce Fleuve. Cependant l’Amour, qui ne fait faire que des actions heroïques, aux cœurs qui en ſont poſſedez : fit que Cyrus & le Roy d’Aſſirie ne pouvant ſe reſoudre à marcher ſi lentement avec tant de monde, prirent ſeulement cent Chevaux : Cyrus commandant abſolument au reſte de ſes gens, d’attendre de ſes nouvelles en ce lieu là, & de garder le Pont, de peur qu’Abradate ne s’en ſaisist, s’il aprenoit qu’ils fuſſent allez apres Mandane. Tous ces autres Princes le ſuivirent en cette occaſion : & furent auſſi bien que luy avec le plus de diligence qu’ils purent, vers l’endroit où l’on pouvoit paſſer la Riviere : ils furent pourtant contraints de laiſſer repoſer une heure ou deux leurs chevaux : apres quoy, ils reprirent leur chemin, & le lendemain à la pointe du jour ils paſſerent ce Fleuve, & eurent au moins la conſolation de penſer que rien ne les ſeparoit plus de Mandane.

Cyrus crût à propos d’envoyer Feraulas à Tarſe, vers le Prince de Cilicie, pour luy dire la choſe : & pour le prier de faire deffendre par tous les Ports des ſon Païs, que l’on ne laiſſast embarquer nuls Eſtrangers : apres quoy il continua de s’informer de ce qu’il cherchoit, & de ſuivre la route qu’il s’imaginoit que le Roy de Pont auroit pû tenir. Mais comme la nuit les ſurprit, ils s’arreſterent à la premiere Habitation : & dés la pointe du jour ils remonterent à cheval, & marcherent non ſeulement juſques au ſoir, ſans rien aprendre de ce qu’ils vouloient sçavoir, mais juſques au lendemain à midy. Comme la Cilicie en cét endroit n’eſt pas extremement large, ils eſtoient deſja aſſez prés de la Mer, lors qu’ils virent venir vers eux deux hommes à cheval, qu’ils ne pouvoient pas connoiſtre, eſtant encore fort eſloignez : mais en aprochant davantage, Cyrus reconnut le cheval de Feraulas : ſi bien que ſans en rien dire au Roy d’Aſſirie, qui le ſuivit pourtant un moment apres ; emporté par ſa paſſion, il piqua droit vers Feraulas : & il demeura fort ſurpris, de voir que cét autre qui eſtoit aveques luy eſtoit Ortalque : ce meſme homme qui avoit eu ordre d’aller eſcorter Marteſie, & qui avoit tant tardé à revenir. Une rencontre ſi inopinée le ſurprit extrémement : neantmoins comme il croyoit qu’Ortalque ne luy pouvoit dire de nouvelles que de Marteſie ; & qu’il penſoit que c’eſtoit à Feraulas à luy en aprendre de Mandane : quelque eſtime qu’il euſt pour cette ſage Fille, il ne s’en informa point d’abord : & regardant Feraulas, comme pour deviner ce qu’il avoit à luy dire ; & bien, luy dit-il, Feraulas, sçaurons nous où eſt ma Princeſſe, & le Prince de Cilicie a t’il pû faire ce que j’ay ſouhaité de luy ? Seigneur, luy repliqua-t’il, je ſuis au deſespoir d’eſtre obligé de vous dire, que quelque diligence que j’aye pû faire, je ſuis arrivé quatre heures trop tard, avec les ordres du Prince de Cilicie, au Port où le Roy de Pont & la Princeſſe Mandane ſe ſont embarquez. Quoy Feraulas, reprit Cyrus, Mandane n’eſt plus en Cilicie ! Non Seigneur, luy répondit-il, & elle s’embarqua dés hier à midy. Ce qui a cauſé ce malheur, adjouſta-t’il, c’eſt que le Prince de Cilicie eſtoit allé à la chaſſe quand j’arrivay à Tarſe : ainſi il falut que je l’y allaſſe trouver, ce qui emporta beaucoup de temps, car il eſtoit aſſez loing. Comme je l’eus rencontré, & que je luy eus dit preciſément l’endroit ou nous avions veu le Chariot de la Princeſſe, il jugea qu’infailliblement le Roy de Pont alloit s’embarquer à un Port où il m’envoya à l’heure meſme, avec ſon Capitaine des Gardes : & avec ordre aux Magiſtrats de la Ville de retenir tous les Eſtrangers qui voudroient ſe mettre en Mer : envoyant auſſi pluſieurs autres perſonnes en divers autres lieux, avec le meſme commandement. Enfin, Seigneur, que vous diray-je ? j’arrivay quatre heures plus tard qu’il ne faloit : mais par bonheur j’ay trouvé Ortalque, qui a eu ordre de la Princeſſe Mandane de vous venir trouver. De la Princeſſe Mandane ! reprit Cyrus, & comment eſt il poſſible qu’il en sçache quelque choſe ? Seigneur, repliqua Ortalque, vous ſerez ſans doute bien ſurpris, quand je vous diray qu’ayant eu l’honneur par vos commandemens d’eſcorter les Dames avec qui Marteſie partit de Sinope, je les conduiſis heureuſement juſques au bord de la Riviere d’Halis, ſur laquelle elles ſe mirent, afin de ſe délaſſer : envoyant leur Chariot en un lieu où elles le devoient rejoindre. Ainſi me faiſant mettre dans leur Bateau, les deux cens Chevaux que je commandois, marcherent ſous la conduite de mon Lieutenant le long du rivage. Nous n’euſmes pas fait une journée ſur ce grand Fleuve, que la Parente de Marteſie tomba malade : mais avec tant de violence, que l’on fut contraint de s’arreſter à un Chaſteau qui eſt baſty ſur le bord de cette Riviere. Eſtant donc abordez en ce lieu là, où il n’y a point de Village qui ne ſoit à plus de vingt ſtades du bord de l’eau ; je fus demander à parler à celuy qui y commandoit : mais comme il voyoit des gens de guerre, il fit grande difficulté de m’accorder ce que je voulois de luy. Il voulut sçavoir qui j’eſtois ; où j’allois ; & qui eſtoient ces Dames : mais comme nous eſtions en Paphlagonie, où je sçavois qu’il y avoit de la diviſion entre les Peuples, je deſguisay le Nom des Dames & le mien, & je dis ſeulement que j’eſtois leur Parent, & que je n’avois autre deſſein que de les eſcorter. Il eut pourtant encore beaucoup de peine à ſe reſoudre à ce que je ſouhaitois : Touteſfois à la fin luy diſant qu’il n’entreroit que des Dames dans ſon Chaſteau : & qu’il y auroit de l’inhumanité à n’aſſister pas une Perſonne malade, le pouvant faire ſans danger : il conſentit à la recevoir & à l’aſſister à la priere de ſa femme qui l’en preſſa fort, & qui me parut eſtre une Perſonne bien faite. Je fus donc retrouver Marteſie : & faiſant porter ſa Parente dans une Chaize que le Capitaine de ce Chaſteau nous envoya, je conduiſis ces Dames juſques à la Porte : m’en allant apres donner ordre au logement de mes gens, au Village le plus proche de là. Ce Capitaine voulut touteſfois m’obliger le lendemain à loger auſſi chez luy, mais je ne le voulus pas : & je me contentay d’avoir la permiſſion d’y entrer, pour sçavoir des nouvelles de Marteſie & de ſa Parente, qui fut admirablement bien aſſistée, par un Medecin & par un Chirurgien qui eſtoient dans ce Chaſteau, & qui n’en ſortoient point depuis longtemps, à ce que quelques gens du lieu où je fus loger me dirent. Comme Marteſie eſt infiniment aimable, elle fut bien toſt aimée de la femme de ce Capitaine : de ſorte que parlant un jour enſemble, elle luy dit qu’ils eſtoient heureux à trouver occaſion d’aſſister les Dames malades : & comme Marteſie sçavoit que ſa chere Maiſtresse avoit paſſé ſur ce meſme Fleuve, elle luy demanda ſi elle en avoit eu quelque autre occaſion que celle que ſa Parente luy en avoit donnée ? Elle luy reſpondit qu’il y avoit deſja plus de trois mois que la plus belle Perſonne du monde eſtoit malade chez eux : mais que ſe trouvant beaucoup mieux preſentement, elle en partiroit bien toſt. Marteſie devenuë encore plus curieuſe par ce diſcours, s’informa de ſa condition & de ſon Nom, & la pria de la luy faire voir : mais cette Dame luy dit qu’elle ne sçavoit ny ſon Nom ny ſa condition : & que ſi ſon Mary deſcouvroit qu’elle luy euſt dit qu’elle eſtoit dans ce Chaſteau, il luy en voudroit ſans doute mal. Elle luy aprit de plus, que la difficulté qu’il avoit faite de les laiſſer entrer, eſtoit parce que cette Dame eſtoit chez luy : que cependant elle eſtoit en un Apartement du Chaſteau, aſſez eſloigné de celuy où on les avoit miſes : & où perſonne n’entroit, que les gens qui la ſervoient, & une Fille qu’elle avoit amenée avec elle, qui ne la quittoit jamais. Qu’il y avoit auſſi un homme fort bien fait, & qui avoit penſé mourir de douleur, pendant la violence du mal de cette belle Perſonne. Apres cela, Marteſie la pria de luy dépeindre la beauté de cette Dame, & la mine de cét homme dont elle parloit : & par la reſponse que cette Femme luy fit, elle creût que la Princeſſe Mandane & le Roy de Pont eſtoient certainement dans ce Chaſteau. Comme elle eſtoit appuyée ſur une feneſtre qui donnoit ſur la Riviere, elle vit un grand Bateau ſi ſemblable à celuy dans lequel elle avoit eſté avec la Princeſſe, qu’elle demanda à cette Femme ſi ce n’étoit point celuy qui avoit amené chez eux cette belle malade ? & l’autre luy ayant dit qu’ouy, Marteſie ne douta preſques plus du tout que ce qu’elle penſoit ne fuſt vray. Elle diſſimula pourtant ſa joye, juſques à ce qu’elle m’euſt dit ſes ſoupçons, ce qu’elle fit le meſme jour : nous reſolusmes donc enſemble qu’elle taſcheroit de gagner par des careſſes & par des preſens, cette Femme, qui luy avoit deſcouvert la choſe, afin qu’elle luy fiſt voir la Perſonne dont elle luy avoit parlé : car comme elle eſtoit fort jeune, elle eſtoit fort propre à ſe laiſſer perſuader de cette ſorte. Enfin, Seigneur, Marteſie le fit avec tant d’adreſſe, que le lendemain ſans que le Mary s’en aperceuſt, cette Femme la mena par un Eſcalier dérobé, à une Chambre qui donnoit vis à vis de celle de cette belle Inconnue : & comme les feneſtres en eſtoient ouvertes, elle n’y fut pas longtemps qu’elle ne viſt la Princeſſe Mandane & Arianite, qui s’apuyant contre une des Croiſées, parloient enſemble avec beaucoup de melancolie. Ha Ortalque, s’eſcria Cyrus en l’interrompant, comment n’avez-vous point delivré cette Princeſſe ? Vous le sçaurez, Seigneur, repliqua t’il, en vous donnant un peu de patience. Marteſie ayant donc bien reconnu la Princeſſe Mandane, en fut ſi ſurprise, que ſans raiſonner ſur ce qu’elle faiſoit, elle s’avança à moitié hors de la feneſtre : & fit un ſi grand cry, que la Princeſſe tournant la teſte, & jettant les yeux de ſon coſté, la reconnut d’abord, & ne fut gueres moins ſurprise de ſa veuë, que Marteſie l’eſtoit de la ſienne. Cette rencontre fut ſi ſurprenante, qu’il leur fut abſolument impoſſible de ne teſmoigner pas qu’elles ſe connoiſſoient : mais par bonheur le Roy de Pont n’eſtoit point alors dans la Chambre de la Princeſſe : & la ſeule femme du Capitaine du Chaſteau, s’aperçeut de l’agreable ſurprise de ces deux Perſonnes. Bien eſt il vray qu’elle en fut elle meſme ſi eſtonnée, qu’elle ne pût ſe reſoudre de laiſſer longtemps Marteſie jouïr de ce plaiſir là : joint qu’Arianite entendant ouvrir la Porte de la Chambre de la Princeſſe fit ſigne à Marteſie qu’elle ſe retiraſt. Enfin, Seigneur, eſtant bien aſſurez que Mandane eſtoit dans ce Chaſteau, je fis reſoudre Marteſie à me permettre d’entreprendre de le forcer. Elle voulut touteſfois eſſayer de parler à la Princeſſe, mais ce fut inutilement : car cette femme qu’elle avoit gagné, n’avoit point de credit ſur ceux qui gardoient Mandane. Ainſi nous eſtant reſolus à tout hazarder pour delivrer la Princeſſe, je trouvay moyen d’avoir des Eſchelles : je fis tenir noſtre Bateau tout preſt à ramer : & par un endroit de la Muraille qui n’eſtoit pas hors d’eſcalade, je fis deſſein de tenter la choſe la nuit ſuivante. Mais par malheur le Roy de Pont qui depuis le temps que la Princeſſe eſtoit demeurée malade en ce lieu là, avoit envoyé vers Abradate, pour luy demander retraite dans ſa Cour, & eſcorte pour y aller par les Matenes, que la Riviere d’Halis traverſe : par malheur, dis-je, il advint que ce Prince vit arriver quatre cens Chevaux de la Suſiane, qui venoient pour querir la Princeſſe. De ſorte que le Roy de Pont ne les vit pas pluſtost, qu’il reſolut de partie dés le lendemain : ce qu’ayant eſté sçeu par Marteſie, elle m’en advertit : & je me reſolus auſſi, quoy que la partie ne fuſt pas égale, à ne laiſſer pas d’attaquer le Roy de Pont dés qu’il marcheroit : ne pouvant plus entreprendre de forcer ce Chaſteau, où il y avoit tant de monde. Cependant Marteſie qui vouloit du moins ſuivre ſa chere Maiſtresse, ſi elle ne la pouvoit pas delivrer ; fit ſi bien, que s’en allant hardiment par cét Eſcalier dérobé à la chambre qui eſtoit vis à vis de celle de la Princeſſe, elle apella Arianite de toute ſa force, & luy dit que ſi leur Maiſtresse n’obtenoit pour elle la permiſſion de luy parler, elle ſe deſespereroit. Cette Fille luy fit ſigne qu’elle euſt patience : & en effet nous sçeuſmes depuis que juſtement dans le temps que Marteſie luy parloit, la Princeſſe aprenoit au Roy de Pont qu’elle eſtoit retrouvée : & : qu’elle vouloit abſolument l’avoir aupres d’elle ; ce que ce Prince luy accorda ; ne sçachant pas que je fuſſe à vous, & croyant que par quelques bizarres avantures elle ſeroit demeurée le long de ce Fleuve, comme Mandane elle meſme y eſtoit depuis demeurée malade. Enfin, Seigneur, Marteſie & ſa Parente, qui ſe portoit beaucoup mieux, auſſi bien que ces autres Femmes, furent miſes aupres de la Princeſſe, qui les receut avec une joye extréme. Cependant il falut qu’elle ſe reſolust à partir, & à s’embarquer, pour aller juſques à la Mantiane, où des Chariots la devoient attendre. Mais Seigneur, pourquoy differer à vous dire que le lendemain j’attaquay les gens qui eſcortoient le Roy de Pont ? que comme le nombre n’eſtoit pas eſgal, preſque tous mes compagnons y perirent : & que l’y fus bleſſé en quatre endroits, ſans pouvoir empeſcher que ce Prince (qui d’abord s’eſtoit jetté à terre l’Eſpée à la main, & qui fit des choſes prodigieuſes) n’emmenaſt la Princeſſe : qui eut du moins la conſolation d’avoir Marteſie avec elle. Mais pour ſa Parente, comme c’eſtoit une perſonne qui eſtoit mariée, Marteſie obtint du Roy de Pont la permiſſion de la renvoyer chez elle : ce qu’il fit, priant ce Capitaine du Chaſteau, de la faire conduire au lieu où ſon Chariot l’eſtoit allé attendre. Pour moy, Seigneur, quoy que je fuſſe tres bleſſé, je ne laiſſois pas encore d’aller apres quelques Cavaliers, & de les ſuivre l’Eſpée à la main : lors qu’il en vint deux, qui par les ordres de la Princeſſe empeſcherent qu’on ne me tuaſt : & me faiſant priſonnier ils me remenerent tous enſemble à ce Chaſteau, avec priere à ce Capitaine de me bien traiter, & de me faire penſer aveques ſoing ; ce qu’il fit tres civilement. Pendant que je fus chez luy, j’apris qu’il eſtoit nay Sujet du Roy de Pont : & que par diverſes avantures, il s’eſtoit marié en ce païs là : & y eſtoit devenu Gouverneur de ce Chaſteau, qui eſt ſcitué en Paphlagonie : & où le Roy de Pont s’eſtoit veû contraint d’aborder, le lendemain que Marteſie & Orſane furent laiſſez le long du rivage : parce que la Princeſſe s’en affligea ſi fort, qu’elle en tomba malade à l’extremité. Cependant, Seigneur, je n’ay pas pluſtost eſté guery, que je ſuis allé à Suſe : où ce Capitaine avec qui je fis aſſez grande amitié durant que je fus chez luy, m’aſſura que je trouverois la Princeſſe. J’y fus donc, & je la trouvay en effet : & comme le Roy de Pont ne pouvoit pas craindre un homme ſeul, & que la Princeſſe a un ſi grand Empire ſur luy, que hors ſa liberté il ne luy peut rien refuſer ; j’eus la permiſſion d’eſtre à elle, parce qu’il creût que j’y eſtois auparavant, & qu’il ne ſongea point que je fuſſe à vous. Quelques jours apres, je sçeus que Creſus Roy de Lydie, avoit envoyé vers Abradate, & qu’il ſe tramoit quelque grand deſſein : cependant le Roy de Pont craignant que ſi vous apreniez en Armenie, ou il sçavoit bien que vous eſtiez, qu’il eſtoit : à Suſe, vous ne tournaſſiez teſte de ce coſté-là, & qu’Abradate ne peuſt vous reſister, il fit deſſein d’en partir. Mais comme il y a aſſeurément quelque grande ligue entre pluſieurs Princes, qui lie l’amitié de ces deux-là, Abradate ne voulut pas le laiſſer aller ſeul. La Reine Panthée aimant auſſi fort Mandane, & ayant auſſi bien deſſein d’aller viſiter un fameux Temple de Diane qui eſt dans le païs des Matenes, la voulut conduire juſques vers les frontieres de la Cilicie, eſperant faire ſa devotion à ſon retour. Mais comme ils arriverent au Fleuve aupres duquel elle a eſté priſe, afin de marcher plus commodement, & plus ſeurement auſſi pour le Roy de Pont, ils ſe ſeparerent : ce dernier conduiſant Mandane du coſté le plus eſloigné de l’Armenie, & Abradate demeurant de l’autre, avec la Reine de la Suſiane, qui ſe ſepara d’elle au paſſage de ce Fleuve : & qui continua encore de marcher du meſme coſté où elle a eſté priſe par vos Troupes : parce que c’eſtoit le chemin du lieu où elle vouloit aller. Pour nous autres, nous marchaſmes touſjours aveques tant de diligence, qu’il vous euſt eſté difficile de nous voir encore, comme vous nous viſtes ſans doute à travers de la Riviere : ſi ce n’euſt eſté qu’Abradate apres avoir eſté deffait, vint nous rejoindre, quelque temps devant que nous y fuſſions, ſuivi ſeulement de quinze ou vingt des ſiens. Cette veuë affligea ſensiblement le Roy de Pont : car il connut bien qu’Abradate avoit eſté attaqué & vaincu : mais lors qu’il l’eut joint, & qu’il luy eut apris que Panthée eſtoit priſonniere, il en eut une douleur extreſme. J’eſtois alors derriere ces Princes, de ſorte que comme ils eſtoient tous deux fort affligez, ils ne prirent pas garde à moy, & j’entendis qu’Abradate dit au Roy de Pont, qu’il le conjuroit de luy redonner ſes Troupes, afin d’aller apres les Raviſſeurs de Panthée. Comme le Roy de Pont n’avoit que mille Chevaux ; qu’Abradate n’en avoit plus que quinze ou vingt des mille qu’il avoit eus ; & que le Roy de Pont avoit sçeu en marchant qu’il eſtoit ſuivi, il fit comprendre à Abradate, que ce ſeroit expoſer Mandane, & s’expoſer luy meſme inutilement, que d’aller peut-eſtre attaquer toute voſtre Cavallerie avec ſi peu de gens. Au reſte, luy dit il, ne craignez rien pour la Reine voſtre Femme : car Cyrus eſt le plus genereux Prince du monde : & pour ce qui eſt de Ciaxare, tant que nous aurons la Princeſſe Mandane en nos mains, il ne mal-traitera pas Panthée. C’eſt pourquoy, luy dit il, laiſſez moy aller juſques au Pont, que je dois rompre apres l’avoir paſſé : & retournez vous en apres executer promptement & genereuſement ce que vous avez promis à Creſus : & attendez la liberté de Panthée, par la meſme voye qui la donnera à toute l’Aſie. Enfin, Seigneur, apres pluſieurs autres diſcours, où l’on voyoit bien qu’il y avoit beaucoup d’incertitude en leurs eſprits, & que je ne pouvois pourtant pas tous entendre : nous allaſmes au Pont, où Abradate quitta ce Prince, & dit adieu à Mandane : qui ayant sçeu la priſe de Panthée : l’aſſeura que ſi elle eſtoit en vos mains, elle y eſtoit ſeurement : le conjurant d’obliger le Roy de Pont à la rendre à Ciaxare, à condition de luy faire rendre Panthée. Abradate eſtoit ſi occupé de ſa propre douleur, qu’il n’entendit pas bien cette propoſition : de ſorte que le Roy de Pont craignant que Mandane ne rediſt encore la meſme choſe, & qu’Abradate n’y fiſt quelque reflexion, il commanda que le Chariot marchaſt, apres avoir pris cinquante chevaux ſeulement. Comme nous euſmes paſſé la Riviere, les gens d’Abradate de leur coſté, & ceux du Roy avec qui j’eſtois du leur, rompirent ce Pont de bois, & chacun d’eux prit ſon chemin : c’eſt à dire Abradate celuy de Suſe parle haut des Montagnes, & le Roy de Pont celuy de la mer de Cilicie. Mais lors que la Princeſſe Mandane, aupres du Chariot de laquelle je me trouvay, eut aperçeu toute voſtre Cavalerie à travers de la Riviere, durant que nous eſtions dans la Prairie, je n’ay jamais veû une Perſonne plus affligée qu’elle me le parut. Elle vous regarda, Seigneur, autant qu’elle vous pût voir : car elle s’imagina bien que vous eſtiez en ce lieu là en Perſonne : & nous eſtions deſja bien avant dans le Bois ou nous entraſmes, qu’elle regardoit encore, comme ſi elle euſt pû vous aperçevoir. Enfin, Seigneur, nous arrivaſmes trop heureuſement au Port, où le Roy de Pont vouloit s’embarquer : il y trouva meſme un Vaiſſeau preſt à faire voile pour Epheſe, où il fut reçeu : & il s’embarqua le lendemain à midy, qui fut hier. Mais deux heures devant que de partir, Marteſie me tira à part : & me dit que je m’échapaſſe, comme j’ay fait, & que je vous donnaſſe cette Lettre, que je venois vous aporter, lors que j’ay rencontré Feraulas, qui ſortoit de la Ville auſſi bien que moy. En diſant cela Ortalque en preſenta une de la Princeſſe Mandane à Cyrus, qui la prit avec autant de joye que le Roy d’Aſſirie en eut de douleur. Il euſt bien voulu ne la lire pas devant luy : mais ne pouvant differer à voir ce que ſa Princeſſe luy mandoit ; & trouvant meſme un moment apres quelque douceur à l’ouvrir devant ſon Rival ; il la décacheta, & y leut ces paroles.


LA PRINCESSE MANDANE, A Cyrus.

Comme je ne sçay pas ſi le Roy mon Pere eſt encore à ſon Armée, & que je ne doute point que vous n’y ſoyez, c’eſt à Vous que je m’adreſſe : pour vous prier de faire en ſorte que la Reine de la Suſiane ſoit bien traittée. C’eſt par elle que j’ay sçeu qu’il eſt maintenant permis à l’Illuſtre Artamene d’eſtre Cyrus : & elle a pris tant de ſoin d’adoucir ma captivité, que je ſuis obligée de taſcher de rendre la ſienne la moins rigoureuſe qu’il me ſera, poſſible. Je ne vous dis point que je ſuis la plus malheureuſe Perſonne du monde, car vous ne pouvez pas l’ignorer : mais pour reconnoiſtre autant que je le puis, la generoſité que vous avez, d’expoſer tous les jours voſtre vie pour ma liberté, je n’ay qu’à vous dire que je ne ſouhaite avec gueres moins d’ardeur la continuation de voſtre gloire & de voſtre bon heur, que la fin des malheurs de

MANDANE.


Cette Princeſſe avoit encore adjouſté en Apoſtille, Apres vous avoir mandé à faux, que j’allois en Armenie, je n’oſe preſque plus vous dire, que je crois que l’on me mene à Epheſe.Lors que Cyrus eut achevé de lire cette Lettre, il ne pût s’empeſcher de regarder le Roy d’Aſſirie, de qui il rencontra les yeux dans les ſiens : mais avec tant de chagrin & tant de marques de douleur, que la joye de Cyrus en augmenta encore de la moitié. Touteſfois pour demeurer dans les termes de leurs conditions, & pour n’avoir point de ſecret pour toutes les choſes où la Princeſſe Mandane avoit intereſt : Cyrus leut tout haut la Lettre de la Princeſſe : ce qui ne fut pas un petit redoublement de douleur pour le Roy d’Aſſirie. Car quoy que cette lettre ne fuſt preſques qu’une lettre de civilité ; neantmoins il y avoit certaines paroles ſi cruelles pour luy, principalement vers la fin, qu’il eut beaucoup de peine à n’eſclatter pas : & à ne donner point de marques trop violentes de ſa jalouſie & de ſon deſespoir. Il changea de couleur diverſes fois : il fit meſme quelque action de la teſte & de la main, qui faiſoit voir ſon inquietude : & levant les yeux vers le Ciel, & les attachant apres fixement dans ceux de Cyrus ; allons trop heureux Prince, dit-il en ſoûpirant, allons à Artaxate, afin d’aller promptement en Lydie : pour voir ce que les Dieux ont reſolu de noſtre deſtin. Apres cela le Roy d’Aſſirie marcha le premier : & ſans attendre que Cyrus luy reſpondist, il ſe mit à s’entretenir luy meſme ſi profondément, qu’il eſtoit aiſé de connoiſtre qu’il ſouffroit beaucoup.

Cependant Cyrus qui ne vouloit pas perdre de temps, ny aller à Tarſe, y envoya un des ſiens remercier le Prince de Cilicie, qui s’eſtoit deſja diſposé à le recevoir : & reprenant le meſme chemin par où ils eſtoient venus, ils joignirent ceux de leurs gens qu’ils avoient laiſſez à ce Pont : & furent rejoindre Panthée dans un Chaſteau, qui eſtoit ſur les Frontieres d’Armenie, où Araſpe l’avoit conduite. Comme elle avoit eſté recommandée de bonne main à Cyrus, il ne vit pas pluſtost Araſpe, qu’il luy ordonna de la faire ſervir avec tout le reſpect deû à ſa condition : & quelque reſolution qu’il euſt priſe de ne la voir point, par le chagrin qu’il avoit eû d’aprendre que Mandane n’eſtoit pas delivrée, & que c’eſtoit ſeulement elle qui eſtoit priſonniere : il changea de deſſein & voulut la voir. Bien eſt il vray qu’il fit preſque un ſecret de cette viſite : parce qu’il ſouhaita que le Roy d’Aſſirie n’en fuſt pas : afin de pouvoir parler de ſa chere Princeſſe avec plus de liberté. Ainſi dés qu’il fut dans ce Chaſteau, il fut à l’Apartement d’Araſpe : où feignant d’avoir à faire avecques luy, il demeura preſques ſeul. Comme il eſtoit aſſez prés de celuy de la Reine de la Suſiane, il y fut ſans eſtre ſuivi que d’Araſpe & de Feraulas, & ſans eſtre veû : & c’eſt ce qui fit dire à tout le monde que Cyrus avoit eſté ſi fidelle à Mandane, qu’il n’avoit pas meſme voulu regarder cette Reine, parce qu’on la diſoit eſtre une des plus belles Perſonnes de la Terre. Cependant il eſt certain qu’il la vit, mais il la vit pour l’amour de Mandane : & comme il sçeut par Araſpe, qu’elle eſtoit fort en peine d’Abradate, il luy fit dire ce qu’il en sçavoit, en luy envoyant demander la permiſſion de la voir : de ſorte que lors qu’il entra dans ſa chambre, cette belle & ſage Reine le reçeut avec beaucoup de civilité. Et ſans donner aucune marque de foibleſſe pour ſa Priſon, Seigneur, luy dit elle, la Princeſſe Mandane avoit raiſon de me dire, que vous eſtiez le Prince du monde qui sçavoit le mieux uſer de la victoire : puis que toute captive que je ſuis, vous me faites la grace de me voir : & de m’envoyer aſſurer de la vie & de la ſanté du Roy mon Seigneur. Je ne veux point, luy dit-il, Madame, que vous me ſoyez obligée d’une choſe ſi peu conſiderable : mais je veux qu’en vous donnant la peine de lire cette Lettre (adjouſta t’il en luy monſtrant celle de Mandane) vous connoiſſiez que je ne dois point avoir de part à tous les ſervices que j’ay deſſein de vous rendre. Car apres ce que la Princeſſe de Medie m’a eſcrit, je ne ſuis plus Maiſtre de mes volontez ; & je ne puis que ſuivre les ſiennes. Je veux bien Seigneur (repliqua Panthée, apres avoir leû la Lettre de la Princeſſe Mandane, & la luy avoir renduë) partager cette obligation entre vous d’eux : eſtant bien certaine que vous le ſouffrirez l’un & l’autre ſans en murmurer. En ſuite Cyrus s’informa ſoigneusement de la ſanté de ſa chere Princeſſe : & apres luy avoir demandé pardon de la liberté qu’il alloit prendre : il la conjura de luy vouloir dire, comment le Roy de Pont vivoit avec elle : n’oſant pas luy demander comment elle vivoit aveque luy. Seigneur, reprit Panthée, pour vous mettre l’eſprit en repos, je vous diray que le Roy de Pont eſt tellement eſclave des volontez de la Princeſſe Mandane, que c’eſt une choſe inconcevable, de voir qu’il ait la force de la retenir comme il fait : car excepté ſa liberté, il n’eſt rien qu’il ne ſoit capable de luy accorder. Ainſi je puis vous aſſurer qu’il ne luy donne aucun ſujet de pleinte, que celuy de ne la vouloir point abandonner, & de ne la vouloir point rendre. Pour moy j’ay fait toutes choſes poſſibles pour l’y obliger : mais il m’a touſjours reſpondu qu’il ne le peut : & que quand il n’auroit autre ſatisfaction en toute ſa vie, que celle d’empeſcher qu’un Rival ne la poſſede : il fuiroit touſjours par toute la Terre, juſques à ce qu’il euſt trouvé un Azile aſſuré pour ſa retraite, & un Protecteur aſſez puiſſant pour le deffendre. Ha Madame, s’écria Cyrus, les Dieux n’en sçauroient donner au Raviſſeur d’une Princeſſe ſi innocente & ſi accomplie : en effet, reprit Panthée, il paroiſt aſſez que nous ſommes deſja punis, de luy avoir donné protection. Cyrus luy fit alors beaucoup de civilité : & luy dit que s’il n’euſt pas deſpendu de Ciaxare ; & s’il ne ſe fuſt pas agy de Mandane, il luy auroit redonné la liberté. Mais qu’ayant apris qu’il ſe formoit une Ligue, dont le Roy ſon Mary eſtoit, il faloit voir auparavant ce que ce pouvoit eſtre : & que cependant il l’aſſuroit, qu’elle ſeroit ſervie avec tout le reſpect qui luy eſtoit deû. Panthée le remercia fort civilement : & ils ſe ſeparerent tres ſatisfaits l’un de l’autre. En effet il euſt eſté difficile, que deux Perſonnes ſi accomplies, n’euſſent pas eu beaucoup d’eſtime l’un pour l’autre en ſe connoiſſant : car ſi Cyrus eſtoit admirable en toutes choſes, Panthée eſtoit une Princeſſe tres parfaite. Sa beauté eſtoit une des plus eſclatantes du monde : & de celles qui ſurprennent le plus les yeux, & qui inſpirent le plus d’amour. Elle avoit une majeſté ſi douce, & une modeſtie ſi charmante, qu’on ne la pouvoit voir ſans s’intereſſer en ſes malheurs.

Cependant Cyrus ordonna à Araſpe, de la conduire à Artaxate, luy laiſſant cinq cens Chevaux pour cela : apres quoy remontant à cheval avec le Roy d’Aſſirie, il fit une ſi grande diligence, qu’en trois jours il arriva aupres de Ciaxare, auquel il rendit conte de ſon voyage. De là il fut chez la Princeſſe Araminte, où le Prince Phraarte eſtoit deſja : il luy demanda pardon d’eſtre party ſans luy dire adieu : l’aſſurant qu’à ſa conſideration, il n’avoit eu deſſein que de delivrer ſa Princeſſe, & qu’il n’avoit point eu celuy de perdre le Roy ſon Frere. Elle luy aprit auſſi les inquietudes qu’elle avoit euës, par la crainte de recevoir quelque funeſte nouvelle de ſon entrepriſe. Comme il eſtoit chez cette Princeſſe, on le vint querir : parce qu’il eſtoit arrivé un Courrier d’Ecbatane, qui preſſoit encore Ciaxare d’y aller. Il en vint auſſi un autre ce meſme jour d’Ariobante : qui mandoit qu’il eſtoit adverty qu’il y avoit deſja quelque temps que Creſus avoit envoyé conſulter divers Oracles, ſur une entrepriſe importante qu’il vouloit faire : & qu’il avoit fait partir en un meſme jour des gens d’eſprit, & de probité, pour aller à Delphes ; à Dodone ; meſme au Temple d’Amphiaraus ; à l’Antre de Trophonius aux Branchides qui eſtoient ſur la frontiere des Mileſiens ; & en Affrique, au Temple de Jupiter Ammon : afin que par la réponſe de tous ces Oracles, il peuſt eſtre confirmé ou diſſuadé d’executer ſon deſſein : que cependant il armoit puiſſamment, & ſolicitoit tous ſes Alliez d’armer comme luy. Les choſes eſtant donc en ces termes, il fut reſolu, veu meſme la mauvaiſe ſanté de Ciaxare, qu’il s’en retourneroit à Ecbatane, pour appaiſer les troubles qui s’y eſtoient élevez : & que Cyrus avec toute ſon Armée marcheroit vers la Lydie : tant pour ſonger à la liberté de Mandane que l’on menoit à Epheſe, que Creſus avoit conqueſtée : que pour s’oppoſer aux deſſeins de ce Prince quels qu’ils puſſent eſtre. Ainſi l’ambition & l’amour demandant une meſme choſe de Cyrus : il s’y porta avec toute l’ardeur que deux paſſions ſi violentes peuvent inſpirer à un cœur heroïque & amoureux comme eſtoit le ſien. On reſolut auſſi, que pour tenir Abradate en devoir, il faloit retenir Panthée, & la conduire en Capadoce, vers les Frontieres de Lydie : car on avoit sçeu par un Priſonnier, que ce Prince avoit aſſurément fait Ligue avec Creſus : ce qui confirmoit puiſſamment ce qu’Ortalque en avoit dit. Comme la Princeſſe Araminte ne ſouhaitoit pas de demeurer en Armenie, à cauſe du Prince Phraarte ; & que de plus Cyrus eſperoit quelque choſe de ſa negociation aupres du Roy ſon Frere : il fut bien aiſe qu’elle priſt la reſolution d’aller avec la Reine Panthée, qui arriva à Artaxate, comme toutes ces reſolutions ſe prenoient : & qui y fut traittée ſelon l’intention de Mandane, c’eſt à dire avec tous les honneurs poſſibles. Pour cét effet Araſpe eut encore un nouvel ordre de Cyrus, d’en avoir un ſoin tout particulier : ce Prince luy diſant, avec un ſous-ris qui n’effaçoit pourtant pas la melancolie de ſes yeux, qu’il ne croyoit pas pouvoir plus ſeurement, confier la plus belle Reine du monde, qu’au plus inſensible homme de la Terre. Enfin deux ou trois jours apres cette grande ſeparation ſe fit : car dés ce jour là, Ciaxare avec dix mille hommes, entre leſquels eſtoit Megabiſe, ſe prepara à s’en retourner à Ecbatane : & Cyrus accompagné des Rois d’Aſſirie, de Phrigie, d’Hircanie, & de tous les autres Princes qui eſtoient dans cette Armée, commença de décamper, & de la faire marcher vers la Lydie : apres avoir aſſujetty de nouveau un Royaume à Ciaxare, & dompté en ſuite les Chaldées. Le Prince Tigrane par l’amitié qu’il avoit pour Cyrus, & par la reconnoiſſance de ce qu’il avoit ſi genereuſement laiſſé la Couronne au Roy ſon Pere, le voulut ſuivre à cette guerre : & Phraarte par ſa propre generoſité, & plus encore par l’amour qu’il avoit pour Araminte, ne le voulut pas abandonner : de ſorte que la prévoyance de cette Princeſſe ſe trouva inutile. Cependant pour faire conduire la Reine de la Suſiane & la Princeſſe de Pont plus commodement, Araſpe avec cinq cens Chevaux prit un chemin un peu détourné de celuy de l’Armée, & partit meſme un jour auparant : ce qui fut cauſe qu’un Envoyé d’Abradate ne trouva plus la Reine ſa Femme à Artaxate, ou il eſtoit venu pour la redemander : mais on luy répondit, qu’un Prince Allié des Rois de Medie, qui donnoit protection au Raviſſeur de la Princeſſe Mandane, ne devoit rien obtenir, à moins que de l’obliger à la rendre. Auparavant que de partir, Cyrus fut dire adieu à la Reine d’Armenie, & prendre part à la douleur que la Princeſſe Oneſile avoit de l’eſloignement de ſon cher Tigrane : en ſuite dequoy chargé des vœux du Roy d’Armenie, & des acclamations de tout le Peuple d’Artaxate, il en partit pour aller conduire Ciaxare, juſques à trente ſtades loing de la route qu’il devoit prendre. Cette ſeparation fut tendre & touchante de part & d’autre : Ciaxare luy parla de la Princeſſe Mandane, en des termes qui luy faiſoient connoiſtre, qu’il y avoit autant de part que luy : et. Il luy donna un pouvoir ſi abſolu, par toute l’eſtenduë de ſon Empire, qu’il ne l’euſt pû avoir plus grand, meſme apres ſa mort. Le Roy d’Armenie paya volontairement le Tribut qu’il devoit, & en offrit encore quatre fois autant pour les frais de cette guerre, ce que Cyrus refuſa : ſe contentant de ce qui eſtoit legitimement deû. Cependant le ſouvenir de Mandane, fut toute ſon occupation & toute celle du Roy d’Aſſirie durant cette marche : & lors qu’ils eſtoient contraints d’eſtre enſemble, & qu’ils ſe ſurprenoient tous deux en cette reſverie dont ils s’imaginoient aiſément le ſujet, ils en avoient du chagrin : & ils euſſent bien voulu chacun en particulier, eſtre ſeuls à penſer à cette Princeſſe. Ils sçeurent en aprochant de Capadoce que le Prince Thraſibule, non plus qu’Harpage, ne s’y eſtoit point arreſté : & qu’Ariobante luy ayant ſeulement donné les Troupes qu’il avoit, pour joindre à celles qu’on luy avoit deſja données, il eſtoit party en diligence, pour aller vers la baſſe Aſie, l’amour & l’ambition ne luy permettant pas d’attendre que l’on euſt fait de nouvelles levées. Comme Cyrus n’avoit que Mandane dans le cœur, & qu’elle luy avoit écrit qu’elle s’en alloit à Epheſe : pour en eſtre pleinement éclaircy, il reſolut d’y envoyer Feraulas déguiſé : sçachant bien qu’il ne pouvoit choiſir perſonne qui peuſt agir avec plus d’adreſſe, plus d’eſprit, & plus d’affection que luy. Joint que puis que Marteſie eſtoit avecque Mandane, il y avoit un redoublement d’obligation pour luy, à travailler à la liberté de cette Princeſſe. Il accepta donc cette commiſſion avecques joye : & pendant que Cyrus tarda en Capadoce, pour laiſſer un peu repoſer ſes Troupes, & pour s’informer un peu mieux des deſſeins de Creſus : il prit le chemin d’Epheſe, apres s’eſtre traveſti, ſans eſtre accompagné que d’un Eſclave ſeulement. Le Roy d’Aſſirie de ſon coſté, y envoya auſſi un homme tres fidelle & tres entendu en toutes choſes : cependant Cyrus recevoit des advis de toutes parts, des grands preparatifs de guerre que l’on faiſoit à Sardis : mais quoy qu’on luy diſt, & quoy qu’on luy mandaſt, on ne parloit point de Mandane : & on ne diſoit point meſme avec certitude, ce que Creſus vouloit faire.

Durant qu’il eſtoit en cette peine, on luy vint dire que le Roy de Phrigie venoit le trouver en diligence : parce qu’il eſtoit arrivé le matin à ſa Tente trois Eſtrangers que l’on ne connoiſſoit pas, qui luy avoient apris quelque grande nouvelle : du moins à ce que l’on en pouvoit juger, par l’émotion qu’il avoit euë en leur parlant. Un moment apres ce Prince entra, comme un homme qui avoit en effet de grandes choſes dans l’eſprit : Seigneur, dit-il à Cyrus, il eſt bien juſte que je vous parle de vos intereſts, avant que de vous entretenir des miens : & que je vous die que je vous amene un homme qui a veû aborder la Princeſſe Mandane à Epheſe : & qui vous peut du moins aſſurer qu’elle n’a pas fait n’aufrage. Cyrus tout tranſporté de joye d’entendre le Nom de Mandane, & de sçavoir du moins avec certitude ou elle eſtoit ; demanda avec empreſſement au Roy de Phrigie, où eſtoit celuy qui luy avoit aporté cette nouvelle ? de ſorte que ce Prince le faiſant aprocher (car il l’avoit amené aveques luy) le preſenta à Cyrus : qui le reçeut avec une douceur qui n’eſtoit pas moins une marque de ſon amour pour Mandane, que de ſa civilité naturelle. Cét homme qui eſtoit Grec, & qui ſe nommoit Soſicle, eſtant de fort bonne condition, & ayant beaucoup d’eſprit, reſpondit à Cyrus avec beaucoup de reſpect : & luy aprit fort exactement tout ce qu’il vouloit sçavoir de luy. Il luy dit donc qu’eſtant à Epheſe, il avoit veû aborder un Vaiſſeau Cilicien : & qu’il avoit sçeu apres au Port, que le Roy de Pont eſtoit dedans. Qu’en effet il l’en avoit veû deſcendre, & en ſuitte la Princeſſe Mandane, que le Gouverneur d’Epheſe avoit logée magnifiquement. Il luy dit encore, que cette Princeſſe eſtant allée au Temple de Diane pour faire ſes devotions, s’eſtoit miſe parmi les Vierges voilées qui y demeurent. Que le Roy de Pont l’ayant sçeu, avoit voulu faire effort pour l’en retirer : mais que le Peuple s’eſtoit eſmeû, & ne l’avoit pas voulu ſouffrir ; de ſorte qu’il avoit falu qu’il ſe contentaſt que le Gouverneur d’Epheſe fiſt faire une garde fort exacte aux Portes de la Ville, & à l’entour de ce Temple, juſques à ce que l’on euſt eu ordre de Creſus, vers lequel il avoit auſſi toſt : envoyé, & que les choſes eſtoient en cét eſtat, lors qu’il eſtoit parti d’Epheſe. Cyrus fit encore cent queſtions à Soſicle ; apres quoy le remerciant de l’avoir tiré de la peine où il eſtoit, il ſe mit à parler au Roy de Phrigie en particulier : ſe réjouïſſant de ce que Feraulas pourroit peut-eſtre luy donner quelque advis favorable, puis qu’il ne pouvoit manquer de trouver la Princeſſe. Comme elle eſtoit en un lieu maritime, Cyrus ne jugeoit pas qu’il faluſt tourner teſte de ce coſté là, ſe ſouvenant toujours de l’advanture de Sinope : & il penſoit qu’il valoit mieux attendre qu’elle fuſt à Sardis, y ayant beaucoup d’aparence qu’on l’y conduiroit. Neantmoins l’impatience qu’il avoit de s’aprocher touſjours davantage d’elle, penſa luy faire changer de deſſein, & prendre celuy de partir à l’heure meſme : mais le Roy de Phrigie luy dit qu’il sçavoit encore quelque choſe, qui l’en devoit empeſcher, & l’obliger d’avoir ſeulement trois ou quatre jours de patience. En effet s’eſtant mis à luy parler bas, il parut bien par le viſage de Cyrus, que ce que ce Prince luy diſoit, le ſurprenoit extrémement, & luy donnoit meſme de la joye & de l’eſperance. Le Roy d’Aſſirie eſtant arrivé, Cyrus forcé par ſa generoſité & par ſa parole, luy aprit ce qu’il sçavoit de Mandane, & luy dit fidellement l’eſtat des choſes : le Roy d’Aſſirie en fut auſſi agreablement ſurpris que luy : mais enfin ayant trouvé que le Roy de Phrigie avoit raiſon, & qu’il faloit attendre l’advis qu’il devoit recevoir, auparavant que de rien entreprendre : Cyrus dit en ſuitte à ce Prince, qu’il vouloit sçavoir plus au long la merveilleuſe avanture dont il ne luy parloit qu’en paſſant, n’eſtant pas juſte qu’il ne s’intereſſast pas autant aux choſes qui le touchoient en particulier, qu’il faiſoit à celles qui le regardoient. Le Roy de Phrigie luy dit que Soſicle le ſatisferoit là deſſus, quand il l’auroit agreable : & luy feroit mieux comprendre la cauſe de l’entrepriſe dont il faloit attendre l’effet. Apres cela Araſpe vint trouver Cyrus, pour l’advertir que la Reine de la Suſiane, & la Princeſſe Araminte eſtoient arrivées le ſoir auparavant, à une petite Ville qui n’eſtoit qu’à quarante Stades du Camp : de ſorte que Cyrus ne le sçeut pas pluſtost, qu’il leur envoya faire compliment : & le lendemain il y fut luy meſme, ſuivi ſeulement d’Hidaſpe, & de quelques autres, ne voulant pas y mener le Prince Phraarte, de qui la paſſion affligeoit Araminte. Mais comme Panthée s’eſtoit trouvé mal la derniere nuit, il ne vit que la Princeſſe Araminte, à qui il rendit conte de l’eſtat des choſes ; sçachant bien qu’elle auroit de la joye d’aprendre, que peut-eſtre ſans combatre le Roy ſon Frere, pourroit on finir cette guerre. Mais comme elle ne pouvoit pas comprendre parfaitement tous les divers intereſts de ceux qui tramoient la choſe, à moins que de sçavoir toute la vie de deux perſonnes fort illuſtres, qui en faiſoient tout le fondement : elle teſmoigna avoir une ſi forte envie de l’aprendre, que Cyrus pour la ſatisfaire, luy promit qu’il ne la sçauroit luy meſme exactement qu’en ſa preſence. Et en effet, ayant envoyé prier le Roy de Phrigie de luy envoyer Soſicle, il le fit au meſme inſtant : de ſorte que comme il y avoit encore aſſez de temps pour luy donner audience, parce que Cyrus eſtoit allé de fort bonne heure viſiter cette Princeſſe : Soſicle ne fut pas pluſtost arrivé, que le faiſant aprocher, & le preſentant à Araminte ; Voila, luy dit-il, Madame, celuy qui doit contenter voſtre curioſité & la mienne : & vous aprendre des choſes qui ne ſont pas ſans doute ordinaires : du moins ce que j’en sçay deſja me ſemble t’il fort merveilleux. Je pretens toutefois, adjouſta Cyrus, que Soſicle vous parle comme ſi je ne sçavois rien du tout de ce qu’il vous doit dire : & qu’il n’oublie aucune circonſtance de la vie d’une Princeſſe de qui le Nom eſt auſſi celebre par ſa beauté & par ſa vertu, que celuy de ſon Amant l’eſt par ſon courage & par ſon eſprit. Apres que la Princeſſe Araminte eut joint ſes prieres à celles de Cyrus, Soſicle sçachant bien qu’il importoit extremement aux perſonnes à qui il prenoit intereſt, que ce Prince s’affectionnaſt : à elles & les protegeaſt, luy obeïr avec joye, & commença ſon diſcours de cette ſorte, adreſſant la parole à la Princeſſe Araminte.


HISTOIRE DE LA PRINCESSE PALMIS, ET DE CLEANDRE.

Vous ſerez peut-eſtre étonnée, Madame, de voir qu’un Grec sçache ſi preciſément, tous les intereſts de la Cour du Roy de Lydie : mais quand je vous auray dit que j’y fus mené à l’âge de dix ans, & que j’ay eu l’honneur d’eſtre élevé dans la maiſon de Creſus, aupres des Princes ſes Enfans, voſtre étonnement ceſſera, & je vous ſeray meſme plus croyable. Cependant pour vous faire mieux comprendre toutes les choſes que j’ay à vous dire, il faut que je vous aprenne que mon Pere eſt de l’Iſle de Delos (ſi fameuſe par le celebre Temple d’Apollon) quoy que ſes predeceſſeurs fuſſent originaires de Sardis, & d’une des premieres Familles de cette Ville. Mais enfin diverſes avantures qui ne font rien à mon ſujet, ayant changé leur fortune, & leur ayant donné un eſtablissement conſiderable à Delos, ils y ont touſjours demeuré depuis : & mon Pere y vivoit aſſez heureuſement, lors que le deſir de voir la Patrie de ſes Peres, le fit aller à Sardis. Vous trouverez ſans doute encore eſtrange, que je commence mon recit, par des choſes qui vous ſemblent prerentement inutiles aux avantures d’une Grande Princeſſe : mais je vous diray touteſfois, que ſi mon Pere ne fuſt point allé à Sardis, rien de tout ce que j’ay à vous aprendre ne ſeroit arrivé : & que par conſequent il faut que vous sçachiez & tout ce que je vous ay deſja dit, & tout ce que j’ay encore à vous dire. Un matin donc, du temps qu’il eſtoit encore à Delos, ſe promenant le long de la Mer, ſur une Terraſſe qu’il avoit fait faire à un jardin qu’il avoit derriere ſa maiſon : & prenant plaiſir à regarder toutes ces Iſles qui environnent celle de Delos ; & qui à cauſe de leur ſcituation, s’apellent en effet les Iſles Cyclades : il vit une Barque qui flottoit lentement au gré des Vagues, où il ne paroiſſoit perſonne dedans qu’une Femme, qui taſchoit de la conduire, & qui ne pouvoit pourtant en venir à bout : car mon Pere voyoit bien que cette Barque alloit d’un coſté quoy qu’elle fut ſous ſes efforts pour la faire aller de l’autre. Eſtant donc pouſſé de quelque curioſité, & de quelque compaſſion, de voir cette femme ſi occupée inutilement : il obligea quelques Mariniers, qui eſtoient aſſez prés de là, d’aller dans un Eſquif, voir ce que c’eſtoit : & en effet ils y furent, & trouverent qu’il n’y avoit dans cette Barque que cette meſme Femme que mon Pere voyoit : & à ſes pieds ſur un Quarreau de drap d’or, un Enfant de trois ans admirablement beau : & qui ſans ſe ſoucier du pitoyable eſtat de ſa fortune, ſe mit à ſous-rire à ces Mariniers, dés qu’ils aprocherent de la Barque où il eſtoit. La prodigieuſe beauté de cet Enfant, & ſon action agreable & : enjoüée ; firent que tous groſſiers qu’ils eſtoient, ils ſe reſolurent de conduire cette Barque où celle qui la guidoit la vouloit mener : c’eſt pourquoy regardant cette Femme qui en tenoit le Timon, ils luy demanderent d’ou venoit qu’elle eſtoit ſeule, & où elle vouloit aller ? Mais ils furent eſtrangement ſurpris, de voir que cette Femme eſtoit muëtte : & ne pouvoit faire autre choſe, que de leur monſtrer Delos de la main : comme leur voulant dire que c’eſtoit là qu’elle vouloit qu’ils la menaſſent. Neantmoins comme C’eſtoit mon Pere qui les avoit envoyez, au lieu de la mener droit au Port ; ils la firent aborder au pied de la Terraſſe où il ſe promenoit : & où il y avoit un eſcalier, par où l’on pouvoit aller juſques à la Mer. Cette Femme qui eſtoit fort âgée, s’affligea d’abord, de voir qu’ils ne faiſoient pas preciſément ce qu’elle vouloit : mais enfin comme elle fut plus prés, voyant bien à la mine de mon Pere que ce n’eſtoit pas un homme à faire outrage à l’Enfant qu’elle conduiſoit, elle ſe r’aſſura un peu : & par cent ſignes qu’il n’entendit pas, elle luy voulut dire beaucoup de choſes. tantoſt elle monſtroit cet Enfant : tantoſt elle levoit les mains & les yeux au Ciel : & ſans ſe pouvoir mieux faire entendre, & ſans entendre ce qu’on luy diſoit, elle donnoit une compaſſion extréme. Elle monſtra à mon Pere des Tablettes de Cedre garnies d’or, dans leſquelles il y avoit écrit en Grec, en aſſez mauvais caractere, & d’une ortographe peu exacte. Cet Enfant eſt recommandé au Dieu que l’on adore à Delos.Mon Pere voyant donc cet Enfant ſi beau ; ſi aimable ; & ſi jeune. & voyant cette Femme ſi affligée, & ſans avoir autre deſſein, à ce que l’on pouvoit juger par ſes ſignes, que de ſe remettre à la Providence des Dieux, n’ayant pour tous biens qu’un petit Tableau, dont la bordure eſtoit d’or, & d’un travail admirable : mais qui ne pouvoit pas, quand meſme on l’euſt venduë ce qu’elle valoit, ſuffire pour la ſubsistance de cét Enfant & d’elle durant un fort long temps ; il ſe reſolut d’avoit pitié de l’un & de l’autre, & de prendre ſoin de tous les deux. La Peinture qui eſtoit dans cette riche Bordure & qui y eſt encore, repreſente une jeune Perſonne, mais belle admirablement : habillée comme on peint quelqueſfois Venus couchée ſur un lict de Roſes ; avec cette difference pourtant, qu’il y a une Draperie merveilleuſe qui la couvre preſques toute : & qui ne luy laiſſe qu’une partie de la gorge deſcouverte. Aupres d’elle, l’Amour eſt repreſenté ſans bandeau, qui ſe jouë avec ſon Carquois & ſes fleches : & au bas de ce Tableau, il y a deux Vers Grecs qui diſent. L’Arc & les Traits du Fils, que tout craint & revere, Bleſſeront moins de cœurs que les yeux de la Mere.Cette Femme müette en monſtrant ce Tableau à mon Pere, luy fit comprendre par ſes ſignes, qu’il le faloit garder ſoigneusement : mais il n’eut pas pluſtost jetté les yeux deſſus, qu’il remarqua que le Cupidon qu’on y voyoit repreſenté, eſtoit le Portrait de ce jeune Enfant, que l’on avoit trouvé dans la Barque. Ainſi il ne douta point, apres avoir leû cette inſcription, que le viſage de cette Venus ne fuſt celuy de la Mere : & que ce Tableau n’euſt eſté fait de cette ſorte par galanterie. Si bien que trouvant quelque choſe de fort extraordinaire en cette avanture : & la compaſſion, comme je vous l’ay deſja dit, attendriſſant ſon cœur ; il fit entendre par des ſignes à cette Femme, que ſi elle vouloit demeurer dans ſa maiſon, avec l’Enfant qu’elle conduiſoit, il en prendroit ſoin, & en ſeroit bien aiſe. Comme elle ne pouvoit pas mieux faire, elle y conſentit, & comme mon Pere eſtoit veuf, & qu’il n’avoit que moy d’Enfans, il ne fut meſme pas marri de me donnée cette nouvelle compagnie, proportionnée à mon âge, car je n’avois que cinq ans en ce temps là. Il fit donc entrer cette Femme & cét Enfant dans ſa maiſon, & congedia ces Mariniers, qui eurent la Barque de la Müette pour leur peine. Cependant mon Pere durant quelques jours ne faiſoit autre choſe que de taſcher de s’éclaircir de ce que c’eſtoit que cette avanture ſans le pouvoir faire : car plus cette Femme luy faiſoit de ſignes moins il en comprenoit le ſens. Il ſerra ſoigneusement le petit Tableau & les Tablettes qu’elle luy confia : & il fit meſme mettre le Quarreau de Drap d’or, ſur lequel eſtoit cét Enfant dans la Barque, en lieu où il peuſt eſtre conſervé : il luy fit auſſi donner d’autres habillemens, afin de pouvoir garder les tiens : dans la penſée qu’il eut que toutes ces choſes pourroient peut eſtre quelque jour ſervir à ſa reconnoiſſance. Il obſerva aveque ſoing le begayement de cét Enfant, qui prononçoit deſja quelques paroles : mais il n’y pût rien diſcerner aſſez nettement, pour en pouvoir tirer la connoiſſance de ſa Patrie : car il y en avoit quelques unes Greques, & quelques autres qui ne l’eſtoient pas. A quelques jours delà, cette femme müette mourut : recommandant de telle ſorte cét Enfant à mon Pere par des ſignes & par des larmes, qu’il ſe reſolut en effet d’avoir meſme ſoing de luy que de moy. Comme il s’imagina bien, que la Barque dans laquelle cét Enfant avoit eſté trouvé, veû comme elle eſtoit faite, ne pouvoit eſtre venuë que de quelqu’une des Iſles Cyclades, il euſt bien voulu les viſiter toutes, pour taſcher de deſcouvrir à qui il apartenoit : Mais comme il y en a tant, il n’euſt pas eſté aiſé d’en faire une recherche exacte. Il ne laiſſa pas touteſfois d’envoyer exprès à quelques unes : & de ſe faire informer à la plus grande partie des autres par des Marchands de Delos qui y avoient commerce, ſi l’on n’y sçavoit rien de cette avanture, mais ce fut inutilement. Cependant ne sçachant pas le veritable Nom de cét Enfant, il luy donna celuy de Cleandre qu’il aimoit, à cauſe d’un fils qu’il avoit eu qui l’avoit porté, & qui eſtoit mort depuis peu de temps. Je ne m’amuſeray point à vous dire les ſoings que mon Pere eut du jeune Cleandre : pour qui il conçeut une amitié qui n’eſtoit gueres differente de celle qu’il avoit pour moy. Mais je vous diray ſeulement, que comme cét Enfant inconnu eſtoit recommandé au Dieu que l’on adore à Delos, qui eſt celuy de toutes les Sciences : mon Pere luy fit en effet apprendre tous les choſes qu’Apollon luy-meſme euſt pû enſeigner. Ainſi on peut aſſurer ſans menſonge, que cét Enfant fut un prodige : & que dés ſa cinquieſme année il ne venoit point d’Eſtrangers à Delos, qui n’euſſent la curioſité de voir le jeune Cleandre. Car outre qu’il avoit une beauté admirable, il avoit deſja un eſprit ſi merveilleux, & une memoire ſi extraordinaire, que cela le faiſoit paſſer pour un miracle. Nous vivions enſemble durant ce temps là, comme ſi nous euſſions eſté freres : mon Pere, ainſi que je vous l’ay dit, ne faiſant preſques aucune difference de luy à moy ; diſant à ceux : qui luy en parloient, & qui y trouvoient quelque choſe d’eſtrange, que nous luy avions tous deux eſté donnez par les Dieux : & qu’ainſi il ne devoit point faire de diſtinction entre nous.

Cleandre pouvoit donc avoir huit ans & moy dix, lors que l’on trouva dans la terre une vieille Lame de Cuivre, où eſtoit gravée une ancienne Prediction, qui diſoit en faiſant parler Jupiter, J’ébranleray Delos, immobile qu’elle eſt.Or, Madame, vous sçavez ſans doute que tout le monde croit que cette Iſle a eſté long-temps flottante : & que l’on croit auſſi qu’elle n’eſt devenuë ferme, que depuis que Latone y accoucha d’Apollon & de Diane : de ſorte que cette Prediction fit croire à tout le Peuple, que cette Iſle redeviendroit flottante comme autrefois : ſi bien que l’épouvante prit d’une telle façon à tous ceux qui l’habitoient, qu’elle penſa devenir deſerte. Mon Pere fit tout ce qu’il pût pour r’aſſurer les eſprits (car il eſtoit des plus conſiderables de l’Iſle) mais il ne luy fut pas poſſible : & il falut plus d’une année entiere, auparavant que cette frayeur fuſt diſſipée. Cependant comme en ce temps là il vint à Delos un Ambaſſadeur de Creſus, qui venoit aporter des Offrandes au Temple d’Apollon ; & que par quelques gens de ſa ſuitte, mon Pere qui ſe nomme Timocreon, reçeut des Lettres de quelques-uns de ſes Parents qui demeurent à Sardis, il ſe reſolut de s’y en aller avec cet Ambaſſadeur : tant pour future le violent deſir qu’il avoit de voir l’ancienne Patrie de ſes Peres, que pour laiſſer diſſiper la frayeur que les habitans de Delos avoient dans l’ame, & qui les avoit preſques tous diſpersez dans toutes les Iſles Cyclades. Mais comme mon Pere ne pouvoit ſe reſoudre d’abandonner ny Cleandre ny moy, il nous mena avecques luy : & ayant demandé paſſage à cet Ambaſſadeur de Creſus, qui s’apelle Menecée, nous nous embarquaſmes dans ſon Vaiſſeau. Pendant cette navigation, il ſe fit une amitié aſſez eſtroite, entre mon Pere & cet Ambaſſadeur : car s’il m’eſt permis de parler ſi advantageuſement de celuy qui m’a donné la vie, il eſt certain que Timocreon n’eſt pas un homme ordinaire. Mais ce qu’il y eut d’admirable, fut que Menecée trouva tant de charmes en la perſonne du jeune Cleandre, qu’il ne pouvoit durer ſans le voir : & il fut tout le divertiſſement du voyage. D’abord Menecée creut que nous eſtions freres : mais mon Pere l’ayant détrompé, & luy ayant apris de quelle façon il avoit trouvé Cleandre, cela redoubla ſon admiration : ne pouvant aſſez s’étonner de la conduite des Dieux, en de certaines rencontres. Et comme naturellement l’eſprit des hommes aime les choſes extraordinaires & qui ont de la nouveauté ; Menecée aima encore plus Cleandre, qu’il ne faiſoit auparant qu’il sçeuſt la maniere dont il eſtoit venu à Delos. Comme nous fuſmes abordez à une Ville d’Ionie, où cét Ambaſſadeur avoit à faire, nous fuſmes apres par terre à Sardis, où mon Pere fut reçeu de tous ceux à qui il avoit l’honneur d’apartenir, avec toute ſorte de civilité, & de témoignages de joye. Cependant dés le lendemain qu’il fut arrivé, Menecée luy envoya dire que le Roy le vouloit voir : & qu’il vouloit meſme qu’il luy menaſt Cleandre, & qu’il m’y menaſt auſſi. Mais, Madame, auparavant que de m’engager davantage dans mon recit, il faut que je vous die en quel eſtat eſtoit la Cour de Lydie en ce temps là : & que vous sçachiez que Creſus avoit deux freres, dont l’un ſe nommoit Antaleon, & l’autre Mexaris, qui eſtoit encore fort jeune. De plus ce Prince avoit deux fils & une fille : l’ainé de ſes Enfans qui ſe nommoit Atys, pouvoit avoit alors onze ou douze ans : & le ſecond qui eſt müet, & qui ſe nomme Myrſile, en avoit bien neuf ou dix. La Princeſſe Palmis ſa fille, n’en avoit que cinq ou ſix : mais touteſfois dés ce temps là, elle eſtoit deſja un miracle de beauté. Comme la Cour ne faiſoit que de quitter le deüil de la Reine de Lydie, quand nous arrivaſmes à Sardis, il y avoit deſja longtemps que l’on n’y avoit eu de divertiſſemens publics : juſques à une courſe de Chevaux que l’on faiſoit, le jour meſme que Menecée preſenta mon Pere au Roy, & m’y mena auſſi avec Cleandre. Puis que vous n’ignorez pas ſans doute la prodigieuſe richeſſe de Creſus ny ſa magnificence, je ne vous repreſenteray point la ſomptuosité de ſon Palais : mais je vous diray ſeulement, que Cleandre et. moy qui eſtions alors en un âge où tout ce qui brille aux yeux plaiſt à l’eſprit ; fuſmes charmez de la veuë de tant d’or & de tant de richeſſe que nous viſmes dans toutes les Chambres où nous paſſasmes. D’abord Creſus fut ravy de la beauté de Cleandre ; de ſa grace : & de ſa hardieſſe : mais plus encore de cent réponſes agreables qu’il luy fit, lors qu’il ſe mit à luy parler. Car comme il luy demanda ce qu’il luy ſembloit de ſon Palais ? ce hardy Enfant luy répondit ; qu’il le trouveroit aſſez beau pour un Temple, & qu’il le trouvoit trop beau pour un Palais : ne luy ſemblant pas juſte qu’Apollon que ſon adoroit à Delos, n’euſt pas tant d’or que luy qui n’eſtoit qu’un homme : ſi ce n’eſtoit, adjouſta t’il, qu’il euſt encore plus de vertus, & plus de pouvoir qu’Appollon. Cette réponſe ſur prenant Creſus, il le fit aprocher de luy, & le mena dans une Galerie d’où il devoit voir la Courſe de Chevaux que l’on devoit faire devant luy, dans une grande place qui eſt au deſſous de cette Galerie dans laquelle eſtoit toute la Cour avec les jeunes Princes & la petite Princeſſe Palmis, que Cleandre regarda fort attentivement. Cependant Creſus qui ſe divertiſſoit aux choſes que diſoit Cleandre, luy fit encore cent queſtions : & entre les autres, luy demandant s’il ne prenoit pas plaiſir à voir ces courſes de Chevaux ? il luy répondit qu’il en prendroit bien davantage à les faire luy meſme qu’à les regarder. Mais, luy dit Creſus, que feriez-vous du Prix que l’on donne, ſi vous l’aviez remporté ? & que feriez-vous au contraire, ſi vous ne le remportiez pas ? Si je ne le remportois pas, dit-il tans heſiter, j’en mourrois de dépit : & ſi je le remportois, je viendrois l’offrir à la Princeſſe voſtre Fille que je voy aupres de vous. Enfin Madame, que vous diray-je ? Cleandre ſatisfit ſi fort le Roy, qu’il voulut que luy & moy fuſſions mis aupres des Princes ſes Enfans : & connoiſſant meſme la capacité de mon Pere, il voulut auſſi qu’il s’attachait à leur ſervice. Ainſi il falut qu’il donnaſt ordre de faire tranſporter de Delos à Sardis tout ce qui eſtoit de nature à l’eſtre : & qu’il ſe reſolust à demeurer en Lydie. De m’amuſer à vous dire, Madame, toutes les premieres années de la vie de Cleandre, ce ſeroit abuſer de voſtre patience, & perdre un temps que je pourray mieux employer à vous raconter les actions heroïques qu’il a faites, qu’à vous dépeindre l’agrément de ſon enfance. Je vous diray toutes fois en general, que jamais perſonne n’a mieux reüſſi que luy, en tous les exercices du corps, ny plus parfaitement apris tout ce qu’on luy a enſeigné pour luy former l’eſprit & le jugement. Le Prince Atys, au ſervice duquel il fut particulierement attaché, & qui eſtoit aſſurément un des plus beaux Princes du Monde, l’aima avec une tendreſſe qui n’eut jamais de ſemblable : & le Prince Myrſile, tout müet qu’il eſt, luy a touſjours tant donné de marques d’affection, qu’il n’en pouvoit pas ſouhaiter davantage. Car, Madame, ce Prince müet ne l’eſt pas comme les autres müets le ſont : parce que l’impoſſibilité qu’il a de parler, ne luy vient pas de ce qu’il eſt ſourd, mais de quelque empeſchement qu’il a à la langue. Ainſi entendant tout ce que l’on dit, il comprend auſſi bien les choſes que s’il parloit : de ſorte que tout müet qu’il eſt, il y a peu de gens au monde, qui ayent plus d’eſprit qu’il en a : & cela eſtant de cette façon, il n’euſt pas eſté poſſible qu’il n’euſt point aimé Cleandre. Mais quoy qu’Atys & Myrſile fuſſent admirablement bien faits, ſi faut-il pourtant advoüer, que Cleandre avoit encore quelque choſe de plus Grand qu’eux dans l’air du viſage : & que quoy qu’il paruſt bien au deſſous d’eux par ſa condition, il eſtoit beaucoup au deſſus par ſa mine. Il eut donc fort peu de temps, l’amour du Peuple ; l’admiration des honneſtes gens ; l’inclination de toutes les Dames ; & la faveur des Princes, de la jeune Princeſſe, & du Roy. Mais ce qu’il y eut de plus admirable fut que l’on remarqua toujours en Cleandre, que quoy que la fortune fiſt pour luy, il paroiſſoit encore eſtre infiniment au deſſus de ſes plus grandes faveurs. Ce n’en pas qu’il les mépriſast, mais c’eſt qu’il en uſoit bien : & que ſans les chercher par des voyes laſches & baſſes, il les poſſedoit ſans orgueil & ſans vanité : & en faiſoit part à tous ceux qui le meritoient, avec autant de liberalité que s’il euſt eſté Roy, comme celuy dont il recevoit ces graces. Dans les commencemens de noſtre illuſtre ſervitude, toutes les fois que Cleandre alloit de la part des Princes faire quelques compliments à la jeune Princeſſe leur Sœur, cette admirable petite Perſonne, luy demandoit touſjours cent choſes : tantoſt s’il ne s’ennuyoit point à Sardis ; une autrefois ſi le Temple de Delos eſtoit plus magnifique que ceux qu’il voyoit en Lydie : & luy faiſant cent autres ſemblables queſtions, on remarquoit aiſément, que Cleandre plaiſoit à cette jeune Princeſſe. Car lors que les Princes luy envoyoient quelques autres de ceux qui eſtoient nourris aupres d’eux, elle ſe contentoit de répondre à ce qu’ils luy diſoient de la part de leurs Maiſtres, ſans faire une plus longue converſation. Il eſt vray que cela n’arrivoit gueres ſouvent : car Cleandre eſtoit ſi ſoigneux de ſe monſtrer aux Princes, quand il jugeoit qu’ils auroient quelque choſe à mander à la Princeſſe leur Sœur, qu’il eſtoit preſques le ſeul qui y alloit : & de cette ſorte il n’y avoit preſques point de jour qu’il ne luy parlaſt. La grande diſproportion qu’il y avoit de Cleandre à la Princeſſe Palmis, fit que ſa Gouvernante ne trouva point mauvais qu’elle parlaſt plus à luy qu’aux autres : ainſi tant que ſon enfance dura, il fut le plus heureux du monde à toutes choſes, puis que rien ne s’oppoſoit à tout ce qui luy pouvoit plaire.

Nous vécuſmes donc de cette ſorte, juſques à ſa quinzieſme année, que quelques Subjets de Creſus ſe rebellerent : ſi bien qu’il falut aller à la guerre contre eux, où Cleandre fit des choſes ſi ſurprenantes, qu’elles paroiſtroient incroyables à tout autre qu’à l’illuſtre Cyrus : qui ne peut ſans doute pas croire qu’il y a t de l’impoſſibilité à eſtre jeune & extraordinairement brave tout enſemble, apres les Grandes actions qu’il a faites. Auſſi Cleandre le parut il de telle ſorte aux yeux de toute l’Armée, que l’on commença à ne parler pas moins de ſon courage, que juſques alors on avoit parlé de ſa beauté, de ſon eſprit, & de ſon adreſſe. Il reçeut meſme une bleſſure favorable au bras gauche, en voulant s’oppoſer à un des ennemis, qui vouloit fraper le Prince, ce qui redoubla encore ſa faveur aupres de Creſus : ſi bien que lors que nous retournaſmes à Sardis, apres avoir ſousmis ces Peuples rebelles, on commença de ne regarder plus Cleandre comme un agreable Enfant, mais comme un fort honneſte homme. Car encore qu’il fuſt tres jeune, comme il avoit autant de ſagesse, de jugement, & de diſcretion, que l’âge & la raiſon en peuvent donner à qui que ce ſoit : & que l’on ne voyoit en luy de la jeuneſſe que ce qui la rend aimable, ſans en avoir pas un des deffauts : on ne veſcut plus auſſi aveques luy comme l’on a accouſtumé de vivre avec les autres jeunes gens, durant les premieres années qu’ils voyent le monde, & qu’ils ſont de la converſation. Au contraire, au retour de cette Campagne, on traita tout à fait le jeune Cleandre en homme tres raiſonnable : la Princeſſe meſme, qui avoit alors treize ans, commença de parler à luy avec un peu moins de liberté, & à le traiter moins familierement, quoy que ce fuſt toujours avec les meſmes bontez. En ce temps-là le Prince Atys, qui avoit dix-neuf ans, devint amoureux d’une perſonne qui eſtoit à la Cour, qui ſe nomme Anaxilée : & comme Cleandre eſtoit ſon plus cher Favory, il le fit confident de ſa paſſion, & luy deſcouvrit le fonds de ſon cœur. Cette Perſonne eſt aſſurément fort belle : mais elle eſtoit d’une condition ſi diſproportionnée à la qualité du Prince de Lydie, qu’il jugeoit bien que Creſus n’approuveroit pas qu’il en fiſt l’amoureux ouvertement, & qu’il s’y attachaſt aux yeux de toute la Cour. C’eſt pourquoy il taſchoit de déguiſer ſes ſentimens, & de paroiſtre fort civil & fort galant aupres de toutes les Dames en general, afin de cacher ſa veritable inclination au Roy ſon Pere. Cleandre ne fut donc pas peu occupé durant quelque temps : il eſt vray que ce n’eſtoit pas ſon plus grand tourment : car Madame, il faut que vous sçachiez, qu’au retour du Roy à Sardis, la Princeſſe de Lydie parut ſi admirablement belle à Cleandre, qu’elle eut pour luy toutes les graces de la nouveauté : eſtant certain que quand il ne l’euſt jamais veuë, il n’en euſt pas eſté plus ſurpris. Et certes il avoit raiſon, puis que pendant les dix mois que la guerre avoit duré, elle eſtoit encore ſi prodigieuſement embellie, que tout le monde eſtoit contraint d’advoüer que l’on n’avoit jamais rien veû de ſi beau : de ſorte que comme elle n’avoit pas moins d’eſprit que de beauté, il ne faut pas s’eſtonner ſi l’ame de Cleandre ne pût reſister à une paſſion, dont la cauſe eſtoit ſi puiſſante. La ſienne eut cela d’extraordinaire, qu’il commença d’aimer ſans eſperance : & l’Amour s’empara de ſon cœur malgré luy, ſans qu’il luy fuſt poſſible de luy reſister. Il y avoit alors à Sardis un Prince nommé Arteſilas, qui devint auſſi fort amoureux de la Princeſſe Palmis : mais qui dans ſa paſſion, avoit auſſi quelques ſentimens ambitieux. Ainſi on euſt dit que l’Amour avoit pris naiſſance à la guerre : car au retour de celle que nous avions faite, la Cour changea de face entierement : & ce ne furent plus que des Feſtes, & des Parties de galanterie, qui durant quelque temps rendirent le ſejour de Sardis fort agreable. Mais vers la fin de l’Hyver, on reparla de guerre contre les Miſiens : & en effet le Printemps ne fut pas pluſtost venu, que Creſus ſe remit en campagne : & l’Eſté tout entier fut employé à faire deux Sieges, & à donner deux Batailles : où Cleandre ſe ſignala encore de telle ſorte, qu’eſtant party de Sardis ſimple Volontaire, il y revint Lieutenant General, ſous le Prince Atys, qui commanda l’Armée vers la fin de la Campagne en l’abſence de Creſus, que quelque incommodité avoit obligé d’en partir. J’ay sçeu depuis par une Perſonne qui eſt à la Princeſſe, & qui eſt ma Parente, qu’elle eut une joye extreſme de la bonne fortune de Cleandre : diſant à tout le monde qu’elle avoit touſjours bien preveu que ce ne ſeroit pas un homme ordinaire. Apres avoir donc vaincu les Miſiens, les Chalibes, & les Mariandins, qui s’eſtoient joints à eux, nous revinſmes encore à Sardis : où Cleandre commença d’eſtre conſideré d’une autre ſorte. Car bien qu’il fuſt le meſme qu’il eſtoit auparavant ; neantmoins ſuivant la foibleſſe ordinaire preſque de tous les hommes, qui font une grande difference entre la Vertu malheureuſe, & la Vertu en proſperité : non ſeulement tout le Peuple, mais meſme tous les plus honneſtes gens, veſcurent avecques luy d’une autre maniere ; & il veſcut luy meſme d’une autre ſorte. Car comme il devenoit tous les jours plus amoureux, parce que la Princeſſe devenoit en effet tous les jours plus belle & plus aimable, il eſtoit auſſi plus chagrin. Comme je m’aperçeus aiſément de cette melancolie, & que je n’en voyois point de cauſe raiſonnable, je le ſuppliay de vouloir m’en dire le ſujet : & je pris cette liberté, parce que je changement de ſa fortune n’en ayant point aporté dans ſon cœur, il m’aimoit encore autant, qu’il m’avoit jamais aimé. Touteſfois il ne m’acorda pas d’abord ce que je luy demandois : & il falut qu’il fuſt eſtrangement preſſé par ſa douleur, pour ſe reſoudre à m’advoüer qu’il aimoit, & qu’il aimoit la Princeſſe Palmis. Il eſt certain que je le pleignis extrémement, d’avoir une paſſion dans l’eſprit, qui ne luy pouvoit raiſonnablement permettre d’eſperer, veû l’ignorance où il eſtoit de ce qu’il eſtoit né. Je fis donc tout ce que je pûs, pour taſcher de le guerir d’un mal qui luy plaiſoit, quoy qu’il en fuſt fort tourmenté : & je luy repreſentay cent fois, que pouvant eſtre fort heureux, c’eſtoit une eſtrange choſe, que de ſe rendre ſoy meſme volontairement infortuné. Mais quoy qu’il advoüaſt que j’avois raiſon, il ne pouvoit pourtant faire autrement : au lieu de combattre ſon amour aveques violence, il l’entretenoit aveques ſoing. Car il voyoit la Princeſſe le plus ſouvent qu’il pouvoit : il luy parloit toutes les fois qu’il en trouvoit l’occaſion : il luy rendoit tous les ſervices dont il ſe pouvoit adviſer : & s’enchaiſnant luy meſme, s’il faut ainſi dire, il gemiſſoit ſous la peſanteur de ſes fers ſans oſer ſe plaindre ouvertement : & tout heureux qu’il eſtoit en apparence, il eſtoit pourtant fort malheureux en effet. Car quand il venoit à penſer, qu’il ne sçavoit point ce qu’il eſtoit, & qu’il y avoit lieu de croire qu’il ne le sçauroit jamais : ſon chagrin devenoit inſuportable, qu’il n’eſtoit pas maiſtre de ſon eſprit : & il me diſoit des choſes ſi touchantes, que je n’eſtois gueres moins affligé que luy.

Cependant le Prince Atys, de qui la condition n’eſtoit guere moins conſiderable à la belle Anaxilée que ſon merite & ſon affection, en fut ſi favorablement traité, qu’il lia une amitié aſſez eſtroite avec elle, quoy que fort innocente : & juſques au point, qu’il ne ſongeoit plus qu’à bien cacher cette ſecrette intelligence qui eſtoit entre eux, non ſeulement aux yeux de Creſus, mais à ceux de toute la Cour. Si bien que ce Prince qui croyoit aveque beaucoup d’aparence, avoir un pouvoir abſolu ſur l’eſprit de Cleandre, penſa que le mieux qu’il pouvoit faire pour tromper tout le monde, eſtoit de l’obliger à feindre d’eſtre amoureux d’Anaxilée : de ſorte que l’envoyant quérir un matin, & l’entretenant en particulier ; mon cher Cleandre, luy dit-il, je ne sçaurois eſtre heureux ſans vous : & ſi vous ne m’aidez à couvrir ma veritable paſſion, en faiſant ſemblant d’en avoir pour Anaxilée, je me pourray cacher mon bonheur, que vous sçavez bien qui ſera deſtruit, dés qu’il ſera deſcouvert. C’eſt pourquoy je vous conjure de vouloir agir avec elle, comme ſi vous l’aimiez eſperdûment, afin que toute la Cour le croye ; car ſi vous le faites, luy dit-il en l’embraſſant, je ſeray le plus heureux de tous les hommes ; puis que non ſeulement toute la Cour croira ſans peine que je ne ſonge point à elle : mais que le Roy & la Princeſſe ma Sœur croiront encore que vous en ſerez aimé. Ainſi vous demandant un office qui vous donnera de la gloire, j’eſpere que vous ne me le refuſerez pas. Si vous aimiez quelque choſe, luy dit-il, je n’aurois garde de vous faire cette priere : mais n’ayant pas remarqué que vous ayez aucun attachement à la Cour, je ne mets pas mon bonheur en doute. Seigneur (luy repliqua Cleandre fort ſurpris & fort affligé de ce que le Prince luy diſoit) je sçay ſi peu déguiſer mes ſentimens, que je craindrois de deſcouvrir les voſtres en les voulant cacher. Et puis (adjouſta-t’il, eſperant de pouvoir tourner la choſe en raillerie) comment croyez vous qu’un homme que vous dites vous meſme qui n’a jamais rien aimé, peuſt perſuader aiſément qu’il aimeroit ? Croyez moy Seigneur, dit-il en ſous-riant, pour pouvoir faire croire que l’on eſt amoureux, il faut avoir teſmoigné l’eſtre en quelque autre rencontre : & je ne penſe pas qu’il y ait un homme au monde ſi peu propre que moy, à l’employ que vous me voulez donner. Vous avez tant d’eſprit & tant d’adreſſe, luy repliqua le Prince de Lydie, que vous vous en aquiterez admirablement : car enfin il ne faut que parler tres ſouvent à Anaxilée : & principalement quand il y aura bien du monde, & que la Princeſſe ma Sœur y ſera. Comme ſa converſation eſt agreable, & que vous luy parlerez de moy que vous ne haïſſez pas, j’eſpere qu’il ne vous ennuyera point avec elle : mais mon cher Cleandre, je vous prie afin. que la choſe face plus viſte un grand eſclat, & vienne plus promptement à la connoiſſance du Roy, que vous faciez en ſorte que la Princeſſe ma Sœur s’aperçoive le pluſtost qu’il vous ſera poſſible, des ſoings que vous rendrez à Anaxilée. Cleandre rougit au diſcours du Prince : & parlant plus ſerieusement qu’il n’avoit fait, Vous n’ignorez pas Seigneur, luy dit-il, que je mourrois avec joye pour voſtre ſervice, ſi l’occaſion s’en preſentoit : mais ſi je puis le dire ſans crime & ſans vous faſcher, je ne penſe pas que je puiſſe faire ce que vous ſouhaitez de moy. Quoy Cleandre, reprit le Prince un peu étonné, vous ne pouvez parler ſouvent à une des plus belles Perſonnes du monde pour l’amour de moy ! eſt-ce que vous craignez d’en devenir amoureux ? Nullement Seigneur, répondit-il, & je sçay trop le reſpect que je vous dois. Mais j’ay une averſion ſi ſorte au déguiſement, que je ſuis perſuadé que je ferois fort mal ce que vous m’ordonnez ſi je l’entreprenois. Entreprenez-le du moins, reprit le Prince, ſi vous ne voulez me deſobliger : ou dites moy ingenûment ce qui vous en empeſche. Car eſtant perſuadé comme je le ſuis que vous avez beaucoup d’affection pour moy ; & sçachant de certitude que vous n’avez pas l’eſprit bizarre : il faut bien de neceſſité qu’il y ait quelque raiſon cachée, qui face voſtre reſistance. En verité Seigneur, repliqua Cleandre, je ne ſcaurois vous dire d’autre excuſe, que celle que je vous ay deſja dite : Ne ſeroit ce point, adjouſta le Prince, que je me ſerois trompé, lors que j’ay creu que vous n’aimiez rien ? Et ne ſeroit-il point vray que vous aimeriez quelque belle Perſonne, à qui vous craindriez de donner de la jalouſie ? Si cela eſt, pourſuivit-il, advoüez le moy ſincerement : parce que ſi vous eſtes aſſez bien avec elle pour luy confier un ſecret, je conſentiray que vous luy diſiez le mien : & de cette ſorte vous cacherez voſtre paſſion auſſi bien que la mienne : car je ne doute pas ſi vous aimez, que ce ne ſoit une Perſonne fort raiſonnable. Que ſi vous n’eſtes pas encore en ces termes là, aupres de celle qui vous a aſſujetty, dites encore la choſe avec la meſme ſincerité, & je vous laiſſeray en repos. Cleandre ſe trouva alors eſtrangement embarraſſé ; & s’il ne fuſt arrivé du monde qui rompit cette faſcheuse converſation ; je ne sçay comment il euſt pu répondre à un diſcours ſi prenant, ſans donner beaucoup de marques de l’agitation de ſon ame au Prince de Lydie. Mais Arteſilas luy eſtant venu faire une viſite, Cleandre eut le temps de ſonger avec un peu plus de loiſir, aux choſes qu’il avoit à dire, puis que de tout ce jour là Atys ne pût avoir la liberté de renouer cette converſation. De ſorte que Cleandre me cherchant, & me menant promener dans les jardins du Palais, il me raconta ce qui luy eſtoit arrivé : mais avec des termes ſi expreſſifs, pour me dépeindre l’inquietude où il avoit eſté, pendant le diſcours du Prince de Lydie, que j’en avois moy meſme l’ame à la gehenne. Car imaginez-vous bien, me diſoit-il, la bizarrerie de cette avanture, qui fait que j’aime paſſionnément une perſonne à qui je n’en oſe donner aucune marque, & qui fait en ſuite que l’on mordonne de donner cent mille preuves d’affection à une autre que je n’aimeray jamais. Et ce qui eſt le plus eſtrange, c’eſt que l’on veut que j’en uſe ainſi, principalement afin que la Perſonne que j’adore croye que je ſuis amoureux d’une Fille que je n’aime point, que je ne ſcaurois aimer ; & que meſme on ne voudroit pas que j’aimaſſe. Ha Fortune, s’écrioit-il, c’eſt bien aſſez que j’aye le malheur d’aimer une Princeſſe à qui je n’oſerois le dire ; ſans que j’aille encore moy meſme luy perſuader que je ſuis amoureux d’une autre. Mais puis que vous ne luy oſeriez dire voſtre paſſion, repris-je, & que ſelon les apparences vous ne la luy direz jamais, je ne trouve pas qu’il vous doive beaucoup importer de ce qu’elle penſera de vous. Ha Socicle, s’écria t’il encore, vous ne sçavez ſans doute point aimer, car ſi cela eſtoit, vous comprendriez que quand un Eſclave chargé de fers, & le plus reſpectueux du monde, aimeroit une Reine ; il l’aimeroit pourtant avec cet innocent deſir qu’elle peut deviner ſa paſſion : & puis qu’il vous faut découvrir le fonds de mon cœur, me dit-il, voila mon cher Soſicle l’unique terme de tous mes deſirs. Je sçay bien, adjouſta l’affligé Cleandre, qu’à moins que de perdre abſolument la raiſon, je ne dois jamais ſonger à entretenir Palmis de l’amour que j’ay pour elle : mais je sçay bien auſſi, qu’à moins qu’elle ceſſe de me voir, il faudra dans la ſuite du temps, qu’elle devine une partie des ſentimens que j’ay pour elle. Que ſi cela eſtoit, il me ſemble mon cher Soſicle, que je ſerois heureux : cependant on veut que je mette moy meſme un obſtacle invincible à la ſeule felicité que je me ſuis propoſée : car comment la Princeſſe pourroit-elle deviner que je ſuis amoureux d’elle, ſi elle me le croyoit d’Anaxilée ? Ha non non, je ne me sçaurois reſoudre à obeïr au Prince : & quand je le luy promettrois, je ne luy pourrois pas tenir ma parole. Mais, luy dis-je, ſi vous l’irritez, ne ſongez-vous point qu’il eſt Frere de Palmis : & que ſans luy dire le veritable ſujet de pleinte qu’il aura contre vous, il luy parlera peut-eſtre à voſtre deſadvantage ? Que voulez-vous que j’y face ? me répondit-il : je voudrois du moins, luy dis-je, advoüer au Prince que je ſerois amoureux, ſans luy nommer la perſonne qui m’auroit aſſujetty. Mais, repliqua-t’il, ne jugez-vous pas que je dois autant craindre qu’Atys découvre ma paſſion, que je dois deſirer que la Princeſſe Palmis la devine ? Ne diſant point le Nom de celle que vous aimez, luy dis-je, il me ſemble que vous ne hazardez rien : le hazarderois tout, repliqua-t’il, car de la façon dont j’adore cette admirable perſonne, je n’aurois pas pluſtost advoüé au Prince que j’aime, que la confuſion que j’en aurois, luy découvriroit mon ſecret : & luy feroit voir malgré moy l’Image de l’adorable Palmis dans le fonds de mon cœur où je la cache. Ce n’eſt pas que je ne sçache bien à mon grand regret, qu’il y a ſi peu d’apparence à la choſe, qu’elle n’eſt peut-eſtre pas ſi aiſée à ſoupçonner que je me l’imagine : Mais puis que ce Prince sçait par ſa propre experience, que l’on peut aimer une perſonne beaucoup au deſſous de ſoy : il pourroit auſſi aiſément croire, que l’on en peut aimer une beaucoup au deſſus. Et puis, ne s’offenceroit-il pas que je luy fiſſe un ſecret de la cauſe de mon amour, luy qui me découvre ſi confidemment la ſienne ; En un mot, parce que je sçay la choſe, il me ſemble qu’il la ſcauroit : & cette confidence que je ne ferois qu’a demy, me ſemble trop dangereuſe. Je luy en ferois donc une fauſſe, luy dis-je encore, & je luy nommerois quelque autre perſonne de la Cour : mais Soſicle, me répondit-il, le moyen que le Prince croye que je ſuis amoureux de cette Perſonne, s’il voit que je ne luy parle pas ſouvent ? Et ſi je luy parle ſouvent, le moyen que la Princeſſe ne s’imagine pas que je l’aime ?

Enfin apres avoir bien raiſonné ſur cette bizarre avanture, nous nous ſeparasmes ſans rien reſoudre : & le lendemain au matin, Cleandre ſe trouva auſſi embarraſſé à répondre au Prince, que s’il n’euſt point eu de temps à s’y preparer. De ſorte qu’Atys ne pouvant penetrer dans le fonds du cœur de Cleandre, eut l’eſprit un peu irrité, de voir qu’il ne pouvoit l’obliger à ce qu’il ſouhaitoit de luy. Ce n’eſt pas qu’en le luy refuſant, Cleandre ne luy diſt les choſes du monde les plus tendres : mais comme il ne luy diſoit point de raiſon, & qu’il eſtoit amoureux, il ſentoit tres vivement le refus qu’il luy faiſoit, & ſentoit beaucoup moins les témoignages d’affection qu’il luy rendoit par ſes paroles. Atys ceſſant donc de preſſer Cleandre, garda pourtant dans ſon cœur un petit reſſentiment : qui fit que durant quelques jours il le traita avec plus de froideur qu’à l’ordinaire, ſi bien qu’il y en eut un aſſez grand bruit dans la Cour. Comme la Princeſſe Palmis eſtimoit fort Cleandre, elle demanda au Prince ſon Frere d’où venoit ce changement là ? mais il luy répondit ſi ambigûment, qu’elle n’y put rien comprendre. De ſorte que Cleandre eſtant allé chez elle une heure apres, elle ſe mit à le preſſer ſi fort, de luy aprendre ce qu’il y avoit entre le Prince & luy : qu’il ne fut gueres moins embarraſſé à répondre à la Princeſſe Palmis, qu’il l’avoit eſté à répondre au Prince de Lydie. Il avoit beau luy dire qu’il ne sçavoit point la cauſe de ſa diſgrace ; & qu’il ſe contentoit de sçavoir qu’il n’avoit jamais manqué au reſpect qu’il devoit au Prince, elle n’en eſtoit pas ſatisfaite. La choſe alla meſme ſi loing, que Creſus en entendit parler : & demanda au Prince ſon Fils par quelle raiſon il ne vivoit plus avecque Cleandre comme auparavant ? A quoy ne pouvant pas bien reſpondre, parce qu’il n’avoit garde de luy en oſer dire la cauſe, Creſus luy fit une grande leçon, contre l’inconſtance de ceux qui changent de ſentimens ſans ſujet : luy commandant de n’agir plus de cette ſorte. Cependant il arriva que le Prince Atys & Anaxilée eurent un démeſle enſemble de ſi grande importance, que ce Prince qui eſtoit violent de ſon naturel, rompit avec elle aſſez bruſquement : & prit la reſolution de la quitter pour toujours. Or comme le ſecret en amour, n’eſt jamais bien exactement obſervé, que tant que la paſſion qui l’a fait naiſtre dure : le Prince Atys qui n’avoit rien plus aprehendé au monde pendant qu’il avoit aimé Anaxilée, ſinon que la Princeſſe Palmis sçeuſt ſa paſſion, n’eut pas plûtoſt rompu avec cette Fille, qu’il eut une envie extréme de raconter ſon avanture à la Princeſſe ſa Sœur : & d’autant plus qu’il ne sçavoit pas trop bien à qui en parler ; parce qu’il n’avoit jamais ouvert ſon cœur qu’à Cleandre, à qui il ne parloit pas encore avecque ſa franchiſe ordinaire. De ſorte qu’eſtant un jour ſeul avec la Princeſſe Palmis, & venant inſensiblement à reparler avec elle de ſon changement pour luy : ce Prince commença de luy raconter ſa foibleſſe pour Anaxilée, & la cauſe de ſa froideur pour Cleandre. Et s’étonnant luy meſme de ſe trouver ſi changé en peu de temps ; imaginez-vous, luy diſoit-il, que lors que Cleandre me refuſa de feindre d’aimer Anaxilée, & qu’il m’en donna de ſi mauvaiſes excuſes : j’en eus un ſi ſensible dépit ; & je comprenois ſi peu me devoir jamais trouver en termes d’avoir la liberté de vous parler d’une choſe, que je voulois vous cacher avec tant de ſoing en ce temps là : que je n’euſſe jamais creû vous devoir un jour entretenir de mes folies. Cependant j’avoüe que vous me faites aujourd’huy grand plaiſir de ſouffrir que je vous les raconte : car encore que je n’aye plus dans l’eſprit la meſme aigreur que j’avois alors pour Cleandre : & qu’au contraire je ſente bien que je l’aime encore cherement : neantmoins comme je ne voy pas bien préciſément par quelle raiſon il m’a reſisté avec une opiniaſtreté ſi grande : je vous advoüe que j’ay quelque peine à me reſoudre de parler avecques luy de la meſme choſe qui nous avoit mis mal enſemble : ainſi ma chere Sœur, je ne vous ſuis pas peu obligé, de ce que vous m’écoutez favorablement. Ce n’eſt pas (répondit la Princeſſe, ſans ſoupçonner que Cleandre fuſt amoureux d’elle) pour me décharger de voſtre confidence, que je vay vous dire que vous ne devez, à mon advis, point vouloir de mal à Cleandre, de ce qu’il vous a refuſé : mais c’eſt parce qu’en effet je croy qu’il n’eſt pas ſi coupable que vous penſez : & qu’il ne vous reſista, que parce qu’il eſt amoureux. Car enfin je sçay qu’il a une paſſion pour voſtre ſervice, la plus grande que l’on puiſſe avoir : ainſi il faut neceſſairement conclurre, qu’il ne s’eſt oppoſé aux volontez de ſon Maiſtre que pour ne nommer point ſa Maiſtresse. Mais puis que je luy nommois la mienne, reprit le Prince, pourquoy me faire un ſecret de ſon affection ? C’eſt parce, repliqua-t’elle en riant, que peut-eſtre Cleandre eſt plus diſcret Amant que vous : & puis, à vous dire la verité, il eſt plus ordinaire & plus ſeur, que le Prince confie ſon ſecret à ſon Favory, qu’il ne l’eſt au Favory de confier le ſien à ſon Maiſtre. Mais ma Sœur, luy répondit-il, ſi Cleandre eſtoit amoureux, le moyen que l’on ne s’en aperçeuſt pas ? Comme je sçay, adjouſta la Princeſſe, qu’il a grande impatience de ſe revoir avecques vous aux meſmes termes où il eſtoit auparavant ſa diſgrace, il faut que je luy propoſe de faire ſa Paix, à condition qu’il nous dira confidemment qui il aime : ou du moins qu’il nous advoüe preciſément s’il eſt vray qu’il aime quelque choſe. Comme la Princeſſe diſoit cela ; & qu’en effet pouſſée par un ſentiment dont elle ne sçavoit pas elle meſme la cauſe, elle ſouhaitoit paſſionnément de sçavoir ſi Cleandre aimoit, & qui il aimoit ; il entra dans ſa Chambre : de ſorte que voulant ſe divertir, contenter ſa curioſité, & remettre Cleandre tout à fait bien avecque le Prince, elle l’appella. Et comme il ſe fut aproché, Cleandre, luy dit elle, j’ay trouvé le Prince mon Frere ſi diſposé à vous redonner ſon amitié toute entiere, que j’ay eſté bien aiſe de vous dire promptement une nouvelle que j’ay creu qui vous ſeroit agreable. Mais j’ay mis une condition à cet accommodement, que je m’imagine que vous ne ferez pas difficulté d’obſerver. Je n’appelleray jamais, Madame, repliqua-til, d’un Arreſt que vous aurez prononcé : & je m’eſtime ſi criminel d’avoir deſpleu à un Prince pour qui je voudrois mourir, qu’il n’eſt point de punition que je ne ſouffre ſans en murmurer. Ce que je veux de vous preſentement, dit elle en rougiſſant malgré qu’elle en euſt, eſt que vous advoüiez au Prince mon Frere & à moy, s’il n’eſt pas vray que ce qui vous obligea à luy refuſer de feindre d’aimer Anaxilée, fut que vous craigniſtes de donner de la jalouſie à quelque belle Perſonne que nous ne pouvons deviner. Quoy Madame, répondit Cleandre fort ſurpris, vous sçavez aujourd’huy ce que le Prince vouloit vous cacher avec tant de ſoing dans le temps que j’eus le malheur d’eſtre contraint de luy refuſer ce qu’il ſouhaittoit de moy ! Ouy, interrompit Atys, elle le sçait : & c’eſt ce qui vous doit aſſurer que je ne reveleray voſtre ſecret à perſonne : car puis que je le luy ay dit, c’eſt une marque que je n’aime plus Anaxilée : & cela eſtant vous devez eſtre aſſuré qu’il n’y a que la Princeſſe ma Sœur en toute la Terre, à qui je vouluſſe confier une choſe de cette nature. Seigneur, repliqua Cleandre, apres s’eſtre un peu remis, je ſuis bien aiſe que le diſcours que je viens d’entendre de la bouche de la Princeſſe, me mette dans les termes de pouvoir reſpondre ſincerement : & de pouvoir vous aſſurer, que je n’ay point eu de peur de donner de la jalouſie à perſonne, en feignant d’aimer Anaxilée. Ce que vous dites, repartit la Princeſſe, eſt à mon advis plus modeſte que ſincere : c’eſt pourquoy dites nous du moins un peu plus preciſément ſi vous aimez, ſi vous ne voulez pas nous dire qui vous aimez. Mais Madame, reprit Cleandre, ne ſuffit il pas pour me juſtifier dans l’eſprit du Prince, que je luy proteſte douant vous, que je ne luy ay deſobeï, que parce qu’il m’eſtoit abſolument impoſſible de luy obeïr ? Non, reſpondit elle, cela ne ſuffit pas : car ſi les choſes en demeuroient là, il faudroit vous faire grace pour vous pardonner, & vous traitter en coupable : où au contraire ſi vous faites ce que je veux, on dira qu’on vous fait juſtice, & on vous traittera en innocent juſtifié. Mais Madame, repliqua t’il, quand je n’aimerois rien, le moyen d’oſer advoüer d’eſtre inſensible à Sardis, où tout ce qu’il y a de plus beau au monde ſe trouve ? & ſi j’aime quelque choſe, le moyen auſſi de ſe reſoudre de dire à deux Perſonnes à la fois, ce que je n’ay peut-eſtre jamais dit à celle qui cauſe ma paſſion (ſupposé qu’il ſoit vray que j’en aye) & ce que je ne luy diray peut eſtre jamais ? Sil n’y a que le nombre de conſcients qui vous empeſche de parler, reprit le Prince en ſous-riant, je conſens que vous ne diſiez voſtre ſecret qu’à ma Sœur, Non non, interrompit la Princeſſe, je ne ſuis pas ſi indulgente que vous : & je pretens que Cleandre vous advouë auſſi bien qu’à moy qu’il eſt amoureux : autrement je le declare criminel, & envers vous, & envers moy. Pleuſt aux Dieux Madame (répondit Cleandre avec beaucoup de confuſion ſur le viſage, & la regardant pourtant malgré luy d’une maniere tres paſſionnée, quoy que tres reſpectueuse) que vous puſſiez voir dans mon cœur, mes plus ſecrettes penſées : puis que ſi cela eſtoit, vous verriez bien que je ne dis que ce que je dois dire. En verité ma Sœur, interrompit le Prince de Lydie, Cleandre me fait pitié : & je vous prie de ne le preſſer pas davantage. Car quand je me ſouviens quel dépit eſtoit le mien, lors que je croyois que l’on ſoupçonnoit quelque choſe de ce que je voulois cacher, je ſens la peine qu’il ſouffre. Vous eſtes trop bon, repliqua Cleandre, & la Princeſſe n’eſt pas ſi indulgente que vous. Je l’advoüe, dit-elle en ſous-riant, & ce qui fait ma ſeverité en cette rencontre, eſt que je trouve quelque choſe d’offençant, à voir que vous ne me croyez pas aſſez diſcrette, pour me dire un mediocre ſecret : Et en effet advoüer ſimplement que vous eſtes amoureux, n’eſt pas dire toute voſtre advanture. Et bien Madame, interrompit Cleandre tout hors de luy meſme, s’il ne faut que cela pour vous ſatisfaire, je l’advouë : mais de grace ne me demandez plus rien : car je mourrois mille fois pluſtost, que d’en dire jamais davantage. Quand vous ſerez mal avecque voſtre Maiſtresse, reprit la Princeſſe en riant, comme le Prince mon frere l’eſt avec Anaxilée ; nous sçaurons toute voſtre galanterie, comme je sçay preſentement la ſienne. Je ne penſe pas Madame, repondit froidement Cleandre, que j’y ſois jamais aſſez bien, pour y pouvoir eſtre mal. Le temps nous en éclaircira, adjouſta-t’elle, cependant je vous declare innocent : & je prie le Prince mon frere de vous recevoir comme tel. Je ne sçay ma Sœur, reprit Atys fort agreablement, ſi apres que vous nous aurez accommodez Cleandre & moy, ce ne ſera point en ſuite à Cleandre à nous accorder à ſon tour : car vous venez de railler de ma foibleſſe ſi cruellement, que je ne sçay pas comment je le pourray ſouffrir. voſtre raiſon eſt aujourd’huy trop libre, répondit la Princeſſe, pour craindre que vous vous fâchiez ſans ſujet : mais pour Cleandre, puis qu’il eſt amoureux il faut bien ſonger comme on luy parle : car j’ay entendu dire que les Amans ſont fort chagrins, & fort aiſez à mettre en colere. C’eſt ſans doute par cette remarque peu advantageuſe, interrompit le Prince Atys, que vous avez connu la paſſion qu’Arteſilas que je voy entrer, a pour vous : vous eſtes bien vindicatif, reprit la Princeſſe en ſe levant, de me dire une raillerie ſi fâcheuſe, en réponſe d’une ſi douce. Atys ne pût pas repartir à ce diſcours, parce qu’Arteſilas eſtoit ſi prés, qu’il euſt pû entendre ce qu’il euſt dit : mais comme reſprit & la converſation de ce Prince ne luy plaiſoient pas, & que ſa viſite avoit eſté aſſez longue, il s’en alla, & emmena Cleandre avecque luy ; qui eſtoit bien fâché de laiſſer ſon Rival aupres de la Princeſſe. Le reſte du jour il fut touſjours aupres du Prince de Lydie : qui recommença de le traiter ſelon ſa couſtume, c’eſt à dire avec beaucoup de franchiſe.

Mais le ſoir eſtant venu, & eſtant dans la liberté de s’entretenir avecques moy, de ce qui luy eſtoit arrivé, je commençay de connoiſtre qu’il avoit un mal dont il ne guerirait jamais que par la mort. Ne ſuis-je pas bien malheureux ? diſoit-il, je ne refuſe au Prince Atys de feindre d’aimer Anaxilée, que de peur que la Princeſſe que j’adore ne croye que j’en ſois effectivement amoureux, & qu’ainſi elle ne puiſſe deviner que je l’aime : & je voy aujourd’huy que cette meſme reſistance que j’ay faite au Prince, a perſuadé à l’incomparable Palmis que je le ſuis, & m’a mis dans la neceſſité de le luy advoüer malgré moy, d’une maniere qui luy fait croire ſans doute que j’aime quelque perſonne qu’elle s’amuſe à chercher dans la Cour & dans la Ville, & qu’elle ne peut trouver qu’en elle meſme. Car ſi cela n’eſtoit point, elle n’auroit pas raillé comme elle a fait : eſtant certain que ſi elle avoit eu le moindre ſoupçon de la venté, j’aurois veû quelques marques de colere dans ſes yeux. Mais, luy dis-je, de la façon dont je vous entends parler, il ſemble que vous vous tiendriez heureux de l’avoir irritée : Cleandre s’arreſta alors un moment ; puis reprenant la parole, je penſe en effet, me dit-il, que pluſtost que de mourir ſans qu’elle sçeuſt l’amour que j’ay pour elle, je conſentirois à la voir en colere. C’eſt là une eſpece de faveur, repliquay-je en ſous riant, que vous pouvez touſjours obtenir facilement : ha cruel Amy, me dit-il, je vous trouve touſjours plus ignorant en amour. Mais puis qu’il faut que je vous en aprenne tous les ſecrets, sçachez que je ſouhaite preſque en un meſme inſtant, des choſes toutes contraires les unes aux autres : que je ne ſuis jamais d’accord avec moy meſme : & que je n’ay pas pluſtost eu dit que je voudrois la voir irritée, pourveu qu’elle sçeuſt mon amour, que je m’en repens : & que l’aime mieux mourir que de luy déplaire. Mais comment, repris-je, avez vous donc eu la force de pouvoit dire en ſa preſence que vous aimiez ? je n’en sçay rien, repliqua t’il, mais je sçay bien que je ne l’ay pas pluſtost eu advoüé, que j’euſſe voulu ne l’avoir pas dit. Car je me luis imaginé, qu’elle alloit d’abord connoiſtre mes veritables ſentimens, & que j’allois voir dans ſes yeux beaucoup de marques d’indignation : touteſfois un moment apres, j’ay connu avec beaucoup de douleur, qu’elle me croyoit amoureux, mais qu’elle ne ſoupconnoit pas que ce fuſt d’elle : de ſorte que j’ay ſouffert tout ce que l’on peut ſouffrir. Ne me demandez donc point, Soſicle, ce que j’ay voulu qu’elle creuſt, quand je luy ay advoüé que j’aymois, car je n’en sçay rien moy-meſme : mais je sçay bien qu’à moins que d’eſtre Roy, il y a de la folie à s’obſtiner d’aymer l’incomparable Palmis. Cependant quoy que je ne sçache pas ſeulement ſi je ſuis fils d’un homme libre, je l’aime. & je l’aimeray eternellement : & je ne puis meſme ſouffrir que le Prince Arteſilas en ſoit amoureux. Comme les choſes eſtoient en cét eſtat, il arriva à Sardis une augmentation de belle & agreable Compagnie : car le Prince Abradate ſecond fils du Roy de la Suſiane qui regnoit alors, & fils d’une Sœur de Creſus, que ce Roy avoit épouſée, y vint : & en meſme temps la belle Panthée, fille du Prince de Claſomene vaſſal de Creſus, vint auſſi demeurer à la Cour de Lydie, avec le Prince ſon Pere : de ſorte que l’on renouvella tous les divertiſſemens à leur arrivée. En ce meſme temps encore, on vit venir à Sardis un Frere du Roy de Phrigie nommé Adraſte : qui diſoit avoir tué ſans y penſer un autre Frere qu’il avoit eu : & qui demandoit à eſtre purgé de ce crime, ſelon les Loix du Pais : qui ſont à peu prés égales entre les Lydiens & les Grecs. Comme ce Prince eſtoit admirablement bien fait ; de beaucoup d’eſprit, & que la cauſe de ſon banniſſement paroiſſoit pluſtost un malheur qu’un crime, Creſus le receut fort bien : & ſuivant l’uſage de Lydie, on le purifia dans le Temple de Jupiter expiateur : & apres cela, il parut à la Cour comme un Prince Eſtranger à qui l’on faiſoit beaucoup d’honneur : Creſus luy donnant dequoy ſubsister ſelon ſa qualité, & luy promettant meſme de taſcher de faire ſa paix, avec le Roy de Phrigie ſon frere. Il faut dire à la louange de Creſus, qu’il a fait une choſe que jamais Prince que luy n’a faite : qui eſt d’aſſembler plus de Threſors que perſonne n’en aura jamais, & d’eſtre pourtant le plus magnifique Prince de la Terre : eſtant en cela fort oppoſé au jeune Prince Mexaris ſon frere qui n’eſtoit gueres moins riche que luy, mais qui a touſjours eſté auſſi avare, qu’Antaleon ſon autre Frere a eſté ambitieux, & que Creſus eſtoit liberal. La Cour eſtant donc auſſi groſſe que je vous la dépeins, Eſope ſi connu par ces ingenieuſes Fables, qui cachent une Morale ſi ſolide & ſi ſerieuse, ſous des inventions naïves & enjoüées, y vint auſſi : & malgré la laideur de ſon viſage, & la difformité de ſa taille, la beauté de ſon eſprit & la grandeur de ſon ame parurent avec tant d’éclat à Sardis, qu’il y fut admirablement bien reçeu. Et afin qu’il y euſt de toute ſorte de gens à cette celebre Ville ; Solon, ſi fameux partes Loix, y vint encore : qui d’abord fut receu de Creſus avec tous les honneurs imaginables. Ainſi on peut dire, que jamais Sardis n’avoit eſté ſi remply de perſonnes illuſtres qu’il l’eſtoit alors : puis qu’en ce meſme temps, tout ce qu’il y avoit d’hommes excellents pour les Arts en toute la Grece venoient ſouvent en Lydie, ou y envoyoient de leurs ouvrages : de ſorte que quoy que l’on y viſt, & quoy que l’on y entendiſt, il y avoit touſjours dequoy aprendre, & dequoy ſe divertir. Mais bien que cette Cour fuſt la plus belle choſe du monde, Cleandre y eſtoit pourtant le plus malheureux Amant de toute la Terre : parce qu’encore qu’il fuſt adore de toute la Cour, comme la Princeſſe Palmis ne sçavoit point qu’il l’aimoit, & qu’il n’oſoit meſme le luy dire ; il vivoit avec un chagrin extréme ; & durant que le Prince Atys, Antaleon, Mexaris, Abradate, Adraſte, Arteſilas, & tous les autres de meſme vollée ſe divertiſſoient, Cleandre ſeul ſoûpiroit en ſecret : ne pouvant touteſfois s’empeſcher de faire voir quelques marques de melancolie dans ſes yeux. Le Prince Myrſile à cauſe du ſeul deffaut qu’il a, eſtoit auſſi touſjours aſſez reſveur, & meſme aſſez ſolitaire : cependant la converſation eſtoit fort agreable chez la Princeſſe : qui ſans ſoupçonner rien de la paſſion que Cleandre avoit pour elle, avoit ſeulement une forte curioſité de pouvoir aprendre de qui il eſtoit amoureux. Mais une curioſité ſi extraordinaire (à ce que j’ay sçeu par ma Parente qui me l’a dit depuis) que ſans en pouvoir dire la raiſon, elle ne craignoit gueres moins en effet de sçavoir qui aimoit Cleandre, qu’elle le ſouhaitoit en aparence. Car cette fille m’a dit, que luy parlant un jour de cette pretenduë paſſion, & luy donnant commiſſion de s’en informer ; elle s’eſtoit miſe à vouloir deviner qui pouvoit en eſtre la cauſe : & comme cette Perſonne luy nomma preſque toutes les Belles de la Cour, elle n’en trouva pas une qu’elle euſt aprouvé que Cleandre euſt aimée : & la choſe alla ſi loing, que cette Fille qui s’appelle Cyleniſe, & qui eſt fort bien avec la Princeſſe, ſe mettant à rire : mais Madame, luy dit elle, vous ne voulez donc pas que Cleandre ſoit amoureux : ou vous voulez qu’il le ſoit beaucoup au deſſus ou beaucoup au deſſous de luy : car je vous ay nommé toutes les perſonnes vers leſquelles raiſonnablement en l’eſtat qu’eſt : ſa fortune preſentement il peut tourner les yeux. Vous avez raiſon, luy dit la Princeſſe Palmis en rougiſſant, mais c’eſt que je ne cherche pas une Maiſtresse de Cleandre proportionnée à ſa condition, puis qu’il ne la sçait pas luy meſme : ny à ſa fortune, qui n’eſt encore que mediocre : mais à ſa vertu, qui eſt fort extraordinaire : & c’eſt ce qui fait ſans doute que je ne devine point qui il aime, parce que je ne trouve rien digne de ſon affection, parmy toutes celles que vous m’avez nommées : & qu’ainſi je concluds qu’il faut qu’il aime au deſſous de luy. Voila, Madame, quels eſtoient les ſentimens de la Princeſſe de Lydie pour Cleandre : qui ſe trouva encore diverſes fois fort embarraſſé à luy répondre. Car ſe ſouvenant qu’elle luy avoit dit qu’il découvriroit de qui il eſtoit amoureux, lors qu’il ſeroit broüillé avec la perſonne qu’il aimoit : elle luy demandoit touſjours en riant, quand l’occaſion s’en preſenteroit, s’il n’eſtoit point encore mal avec ſa Maiſtresse : & s’il ne ſeroit point bien toſt en termes de reveler ſon ſecret ? Si je vous l’aurois revelé, luy dit-il un jour, j’y ſerois ſans doute fort mal : mais tant que je ne vous le diray pas, je ne dois point redouter ſa colere. Quoy Cleandre, prit la Princeſſe, ſi je sçavois voſtre paſſion, vous ſeriez bien mal avec elle ! & ne pourriez-vous pas me la dire ſans quelle le sçeuſt ? Non Madame, répondit-il ; & je ne vous aurois pas pluſtost advoüé ce que vous voulez sçavoir, que la Perſonne que j’aime sçauroit mon crime, par la confuſion qu’elle verroit dans mes yeux, & qu’elle m’en puniroit cruellement. Attendons donc, luy dit-elle en riant, que vous ayez querelle enſemble : & que vous ne ſoyez plus dans la crainte de l’irriter. C’eſtoit de cette ſorte que la Princeſſe ſans y penſer, donnoit lieu à Cleandre de luy découvrir ſa paſſion s’il en euſt eu la hardieſſe :

cependant il penſa eſtre diſgracié de Creſus, par une raiſon aſſez eſtrange. Je vous ay deſja dit, ce me ſemble, que Solon avoit eſté bien reçeu de ce Prince à ſon arrivée à Sardis : mais comme c’eſt la couſtume des magnifiques, d’aimer que l’on loue leur magnificence : Creſus ayant fait monſtrer tous ſes Threſors à Solon, & luy ayant fait voir toutes ces prodigieuſes richeſſes dont ſon Palais eſt remply ; il luy demanda s’il avoit veu quelqu’un plus heureux que luy pendant ſes voyages ? Et comme ce Grand homme ne fait pas conſister la felicité en de pareilles choſes, il parla admirablement en Sage, mais il ne parla pas en bon Courtiſan, ny en flateur. Au contraire, il luy dit qu’il en avoit connu pluſieurs, & entre les autres, il luy nomma Tellus, qui eſtoit mort pour ſa Patrie, & en gagnant une Bataille : diſant enfin, Que nul n’eſtoit heureux avant ſa mort. Creſus sçeut meſme que Solon avoit dit, qu’il preferoit la vertu de Cleandre, avec qui il fit amitié, à toutes les richeſſes du Roy de Lydie : & que ce Prince poſſedoit en luy un Threſor caché, qu’il ne connoiſſoit pas parfaitement ; & qui valoit beaucoup mieux que celuy qu’il monſtroit avec tant de ſoing. Comme il n’eſt rien qui irrite plus l’eſprit de tous les hommes, mais principalement des Rois, que de mépriſer ce qu’ils eſtiment : Creſus ne pût ſouffrir la ſincerité peu flateuſe de Solon, & l’humeur enjoüée & complaiſante d’Eſope, luy plût beaucoup davantage : de ſorte que ce Grand homme partit aſſez mal ſatisfait de luy. Comme Cleandre a ſans doute l’ame tres genereuſe, il voulut reparer ce manquement autant qu’il pût ; & meſme par les ordres de la Princeſſe, il eut un ſoin tres particulier de ce fameux Legiſlateur d’Athenes : & il le conduiſit juſques à trente ſtades de Sardis ; ce qui irrita fort Creſus, ne pouvant ſouffrir que Cleandre euſt eu la hardieſſe de redoubler ſes bons offices pour un homme de qui il croyoit avoir eſté mépriſé : ſi bien que cette petite choſe penſa apporter un grand changement en la fortune de Cleandre. Touteſfois le Prince Atys, & la Princeſſe de Lydie, agirent ſi puiſſamment aupres de Creſus, qu’ils rirent enfin ſa paix. Cependant Adraſte devint ſi éperdûment amoureux de la Princeſſe Palmis, qu’Arteſilas & Cleandre ne l’étoient pas davantage : Atys renoua auſſi amitié avec Anaxilée, malgré tout ce qu’il avoit reſolu : mais de telle ſorte que ce ne fut plus un ſecret : & quoy que Creſus ne l’aprouvaſt point :, il ne laiſſa pas de donner cent marques publiques de ſa paſſion. le penſe auſſi que des ce temps là Abradate & Mexaris devinrent amoureux de Panthée : neantmoins comme cette avanture ne tient pas à celle de la Princeſſe Palmis, je ne m’éloigneray point de mon ſujet ; & je vous diray ſeulement, que ce fut alors que Cleandre fut le plus malheureux. Il eut pourtant la conſolation de remarquer, que la Princeſſe de Lydie avoit une forte averſion pour ce nouveau Rival : mais il sçeut auſſi que le Prince Atys n’eſtoit pas marry qu’Adraſte ſongeast à la Princeſſe ſa Sœur. Car comme le Roy de Phrigie n’avoit point d’Enfans, & que l’on diſoit qu’il ne ſe remarieroit jamais, il y avoit apparence qu’Adraſte devoit eſtre Roy : de ſorte que croyant que ce Mariage ſeroit avantageux à la Princeſſe, il faiſoit tout ce qu’il pouvoit, pour ſervir ce Prince auprès d’elle, & pour le faire agréer à Creſus. Il la preſſa meſme ſi inſtamment à diverſes fois, de vouloir eſtre favorable au Prince Adraſte ; que ne sçachant plus quelles raiſons luy dire pour l’empeſcher de prendre part à la froideur qu’elle avoit pour luy : elle s’aviſa d’employer le crédit qu’avoit Cleandre ſur l’eſprit du Prince ſon Frere, ignorant l’intereſt qu’il y avoit ; & n’ayant pas sçeu qu’il avoit deſja fait avec adreſſe tout ce qu’il avoit pû pour cela. Elle envoya donc querir Cleandre ; & le faiſant entrer dans ſon Cabinet, apres qu’elle luy eut fait : un compliment pour preparer ſon eſprit à luy accorder ce qu’elle ſouhaitoit de luy ; & qu’il l’eut aſſurée qu’elle pouvoit meſme diſposer de ſa vie : Ce que je veux de vous, luy dit-elle, n’eſt peut-eſtre pas ſi aiſé que vous vous l’imaginez ; puis que pour me rendre l’office que je deſire, il faut que vous combatiez de toute voſtre force, les volontez d’un Prince que vous aimez beaucoup, & qui vous aime auſſi infiniment. Enfin, dit-elle, il faut perſuader au Prince mon Frere, qu’il ne doit point s’obſtiner à proteger Adraſte aupres de moy ; & que c’eſt bien aſſez qu’il ait trouvé un Azile dans cette Cour, ſans vouloir que j’en ſois importunée. Ce n’eſt pas, adjouſta t’elle, que je ne connoiſſe que l’averſion que j’ay pour luy, n’eſt pas abſolument raiſonnable ; puis que je n’ignore pas, qu’il eſt d’une naiſſance fort illuſtre : que ſelon les apparences il ſera Roy : que ſa perſonne eſt bien faite : qu’il a de l’eſprit : qu’il témoigne avoir beaucoup d’affection pour moy : que le Roy ne deſaprouve pas ſon deſſein : que le Prince Atys l’authoriſe : & que mon ame n’eſt point engagée ailleurs. Mais cependant j’ay une ſi forte averſion pour luy, que ne pouvant pas eſperer de la vaincre jamais, & ne voulant pas meſme l’eſſayer, je vous conjure par tout ce qui vous eſt cher, d’employer tout le pouvoir que je sçay que vous avez ſur l’eſprit du Prince mon Frere, pour l’obliger à ne me perſecuter pas davantage. Comme je ne m’oppoſe point à la paſſion qu’il a pour Anaxilée, quoy qu’elle ne ſoit pas fort juſte, faites auſſi qu’il ne s’opoſe pas ſi fort à l’averſion que j’ay pour Adraſte, quoy qu’elle ne ſoit pas bien fondée. le vous laiſſe à penſer. Madame, quelle joye eut Cleandre d’entendre de la bouche de Palmis la haine qu’elle avoit pour un de ſes Rivaux : mais comme il euſt bien voulu luy entendre dire la meſme choſe de l’autre : Madame, luy dit il avec beaucoup d’adreſſe, je trouve le Prince Adraſte ſt malheureux d’eſtre haï de vous : que c’eſt eſtre en quelque ſorte cruel, que de n’en avoir pas de pitié : neantmoins je m’intereſſe tellement à tout ce qui vous touche, que je vous dis ſans exception, qu’il n’eſt rien que je ne face, pour vous delivrer de l’importunité que vous en recevez. Mais Madame, s’il m’eſt permis apres la bonté que vous avez de me commander quelque choſe pour voſtre ſervice de vous parler ſincerement : je vous diray que ſelon mon ſens, une des choſes qui porte le plus le Prince à proteger Adraſte, eſt qu’il hait Arteſilas : & qu’il ne croit pas luy pouvoir cauſer un plus ſensible déplaiſir, que celuy de faire en ſorte que vous luy preferiez ce Prince Phrigien. C’eſt pourquoy, Madame (ſi ce n’eſt point perdre le reſpect : que je vous dois que de parler en ces termes) c’eſt à vous à regarder, ſi durant que j’agiray avec le Prince, vous pourrez auſſi agir avec Arteſilas de la façon qu’il faut, pour faire que ce ne me ſoit pas un obſtacle à obtenir ce que vous ſouhaitez. Je vous ay deſja dit, repliqua la Princeſſe, que mon ame n’a aucun engagement : ſi bien qu’encore que je n’aye pas une auſſi forte averſion pour Arteſilas que pour Adraſte : comme j’ay du moins beaucoup d’indifference pour luy, il me ſera fort aiſé de contenter le Prince mon Frere en cette occaſion : & pourveu qu’il me laiſſe la liberté de mal traiter Adraſte, Arteſilas n’aura pas grand ſujet de ſe louer de moy. Cleandre entendant parler la Princeſſe de cette ſorte, en fut ſi tranſporté de plaiſir, que je m’étonne qu’elle ne connut ſon amour, par la joye qui parut dans ſes yeux : il eſt vray qu’elle n’y fut pas longtemps ; car venant à penſer que la Princeſſe ne ſoupçonnoit rien de ſa paſſion : & que ſelon les aparences, il n’obtiendroit pas du Prince de Lydie ce qu’elle en ſouhaitoit : la melancolie ſucceda à cette joye. Neantmoins la certitude qu’il venoit d’avoir, que ſes Rivaux n’eſtoient point aimez, eſtoit pour luy une cauſe ſi eſſentielle de ſatisfaction, que la joye l’emporta enfin ſur la douleur : & : il partit d’aupres de la Princeſſe, aſſez content d’avoir pu penetrer dans le fonds de ſon ame. Il y avoit touteſfois des momens, où quand il venoit à ſonger, que toute cette joye n’eſtoit fondée, que ſur ce que ſa Princeſſe n’aimoit rien : ô Dieux ! s’écrioit-il, n’ay-je pas perdu la raiſon, de me réjouir de ce qui me devroit faire pleurer ! Car peut on jamais eſtre heureux & n’eſtre point aimé ? & peut-on eſtre aimé quand la Perſonne aimée ne sçait pas ſeulement que l’on aime ? Mais apres tout, reprenoit-il, je ſuis aſſuré que ce cœur dont je deſire la poſſession n’eſt à perſonne : Ouy, adjouſtoit-il, mais je ſuis auſſi preſques certain qu’il ne ſera jamais à moy. Ainſi de quelque coſté que je regarde la choſe, je ne puis jamais eſperer d’eſtre content : & la plus grande felicité que je puiſſe attendre, eſt de faire que mes Rivaux ſoient malheureux comme je le ſuis. Cependant il commença d’obeïr à la Princeſſe : & comme le Prince Atys luy devoit la vie, du temps qu’il eſtoit à la guerre des Miſiens : & que de plus il sçavoit que ſon eſprit luy plaiſoit extrémement : il employa toute ſa faveur & toute ſon adreſſe une ſeconde fois, pour luy faire abandonner la protection d’Adraſte, mais il ne luy fut pas poſſible d’en venir à bout. Car outre qu’en effet le Prince avoit quelque averſion pour Arteſilas : il y avoit encore une raiſon plus puiſſante que celle là qui le faiſoit agir, & que Cleandre découvrit enfin : qui eſtoit qu’Adraſte eſtoit celuy qui avoit remis Anaxilée bien avec Atys : de ſorte que cette Fille voulant reconnoiſtre ce bon office, le protegeoit ſi puiſſamment aupres de luy, que toute l’adreſſe de Cleandre & tout ſon credit ne ſe trouverent point aſſez forts, pour luy faire changer de reſolution. Il voulut meſme taſcher de gagner Anaxilée, mais il luy fut impoſſible : à cauſe qu’elle avoit un ſecret dépit dans le cœur, de ce qu’il avoit refuſé de feindre dé l’aimer : tant parce que par là il avoit dépoſé ſa fortune, que parce qu’il luy ſembloit qu’il y avoit eu quelque choſe de mépriſant pour elle dans ce refus. Cleandre ſe voyant donc deſesperé de rien obtenir de l’un ny de l’autre, fut tenté cent & cent fois de quereller Adraſte, & d’en deffaire la Princeſſe Palmis, par une voye plus violente que celle qu’elle ſouhaittoit : mais sçachant bien qu’elle n’approuveroit pas cette action, & qu’apres cela il faudroit la perdre pour touſjours : il retenoit ſa jalouſie & ſa colere, & ſouffroit un mal incroyable. Ce qui le faiſoit encore deſesperer, eſtoit que durant qu’il agiſſoit pour cette affaire, la Princeſſe, ſuivant ce qu’ils avoient reſolu enſemble, mal-traittoit ſi fort Arteſilas, que Cleandre n’en auroit pas eſté peu conſolé, ſi le mauvais ſuccés de ſa negociation n’euſt troublé toute ſa joye.

Cependant il falut qu’il allait luy en rendre conte : il y fut donc un matin, mais il y fut avec tant de marques de douleur dans les yeux, qu’elle connut dés qu’il entra dans ſa chambre, la réponce qu’il avoit à luy faire. Je vous entens bien Cleandre (luy dit-elle, lors qu’il fut aſſez prés pour luy pouvoir parler ſans eſtre entenduë de ſes Femmes) le Prince mon Frere prefere Adraſte à mon repos & à vos prieres, & ne veut point changer d’avis. Je ſuis au deſespoir. Madame, repliqua-t’il, d’eſtre forcé de vous avoüer que j’ay agy inutilement : & alors il luy raconta exactement tout ce qu’il avoit fait & tout ce qu’il avoit dit, pour faire reüſſir ſon deſſein. Mais Madame, luy dit-il, Adraſte a peut eſtre quelque ennemy caché dans cette Cour qui vous en defferoit aiſément, s’il eſtoit aſſuré de ne vous déplaire pas. Ha non Cleandre, die la Princeſſe, je ne veux point que la vengeance d’autruy ſe meſle avecques la mienne : & on me deſobligeroit extrémement, d’entreprendre aucune action violente contre ce Prince. Je trouveray peut-eſtre bien les voyes de le punir de ſon opiniaſtreté à m’importuner, ſans avoir beſoin du ſecours de perſonne : & ſi ce que vous m’avez dit eſt vray, que le Prince mon Frere haït ſi fort Arteſilas, que cela eſt cauſe qu’il en protege plus puiſſamment Adraſte : je me vangeray de tous les deux, en traittant ſi bien le Rival de l’un & l’ennemy de l’autre ; que peut eſtre partageront ils à leur tour l’inquietude qu’ils me donnent. Ha Madame (s’écria Cleandre eſtrangement ſurpris de ce diſcours) ſeroit-il bien poſſible que la plus ſage Princeſſe du monde, vouluſt ſe vanger ſur elle meſme, en ſe voulant vanger d’autruy ? Car Madame (adjouſta-t’il, avec un redoublement de melancolie extréme) ne me fiſtes vous pas l’honneur de me dire l’autre jour, qu’Arteſilas vous eſtoit fort indifferent ? Ouy, luy dit— elle ; mais entre l’indifference & la haine, il y a encore bien à choiſir. Au nom des Dieux Madame, luy dit Cleandre, ne prenez point un deſſein, qui, ſi je l’oſe dire, vous feroit peut eſtre paſſer pour bizarre : car enfin vous venez de mal traitter Arteſilas aux yeux de toute la Cour : que dira t’on de vous voir changer ſi promptement ? Il y a ſans doute quelque raiſon à ce que vous dites, repliqua t’elle, mais j’aime encore mieux eſtre creuë un peu inégale, que d’eſtre perſecutée impunément, & par le Prince mon Frere, & par Adraſte. Enfin Cleandre, luy dit-elle encore, je sçay bien que cette vangeance eſt capricieuſe : & que je ne me feray gueres moins de mal que j’en feray aux autres : mais je n’y sçaurois que faire. Madame, interrompit-il (ne pouvant conſentir qu’elle priſt la reſolution de bien traitter Arteſilas) donnez moy encore quelques jours, pour voir ſi je n’imagineray point quelque nouvelle voye de vous ſervir. Non non, luy dit-elle, vous ne me tromperez pas : je me ſuis aperçeuë il y a deſja longtemps, pourſuivit la Princeſſe en ſous-riant, que vous n’aimez pas trop Arteſilas non plus qu’Adraſte : ainſi il peut-eſtre que pour vous vanger en voſtre particulier, vous ne voulez pas que je me vange de la façon que je l’entends. Mais Cleandre, eſtant genereux comme vous eſtes, il ne faut pas que la choſe aille de cette ſorte : & il faut au contraire en cette rencontre, que mes intereſts l’emportent ſur les voſtres. Vos intereſts Madame, repliqua-t’il, me ſeront touſjours mille fois plus chefs que les miens : mais en cette occaſion j’oſe vous dire, que ſi vous sçaviez tout le mal que vous ferez, en favoriſant Arteſilas, peut-eſtre, dis-je, ne le feriez vous point. Cleandre prononça ces paroles avec tant d’émotion ſur le viſage, que la Princeſſe en fut ſurprise : & comme elle n’en comprenoit pas le ſens ; je ne sçay point, luy dit-elle, deviner les Enigmes : & meſme je ne m’en veux pas donner la peine. C’eſt pourquoy parlez plus clairement, ſi vous voulez eſtre entendu : ou ne parlez point du tout, ſi vous jugez qu’il toit à propos que je ne vous entende pas. Je penſe que c’eſt le dernier que je dois faire Madame, repliqua-t’il en ſoûpirant, & que ſans vous expliquer ce que je vous ay dit malgré moy, je dois remercier les Dieux, de ce que vous ne m’avez pas entendu. La Princeſſe rougit à ce diſcours : & par le trouble qui parut dans ſes yeux, elle luy fit connoiſtre qu’elle commençoit de l’entendre. Mais comme il craignit qu’elle ne le mal-traitaſt s’il luy donnoit loiſir de faire reflexion ſur ſes paroles : enfin Madame, luy dit-il encore, que vous plaiſt-il que je face pour voſtre ſatisfaction ? que vous ne me diſiez plus rien que je n’entende, & que je ne doive entendre, repliqua-t’elle : & que cependant vous demeuriez ſimplement dans les termes que je vous ay preſcrits, de me rendre office aupres du Prince mon Frere, quand l’occaſion s’en preſentera. Je le feray, Madame, répondit-il en la ſalüant avec un profond reſpect ; & alors il luy fit voir ſur ſon viſage des ſignes ſi certains de la paſſion qu’il avoit dans l’ame ; qu’à moins que de n’avoir point d’yeux, il n’eſtoit pas poſſible qu’elle ne s’en aperçeuſt. Auſſi la vit-elle ſi clairement en cét inſtant, qu’elle ne pouvoit aſſez s’étonner de ne s’en eſtre pas aperçeuë pluſtost : car lors qu’elle ſe ſouvenoit de toutes les actions de Cleandre, elle s’accuſoit de ſtupidité, de n’avoir pas ſoupçonné qu’il n’avoit refuſé au Prince Atys de feindre d’aimer Anaxilée, que parce qu’il l’aimoit elle meſme. En ſuitte quand elle repaſſoit en ſa memoire, avec quelle joye il avoit accepté la commiſſion de nuire à Adraſte : & avec quelle douleur il avoit entendu qu’elle vouloit mieux traiter Arteſilas qu’elle n’avoit accouſtumé ; elle eſtoit ſi fortement perſuadée de la verité, que Cleandre n’euſt gueres pû ſouhaiter qu’elle l’euſt eſté davantage. Apres, quand elle rapelloit en ſon ſouvenir, combien elle l’avoit preſſé inutilement de luy vouloir dire s’il aimoit, & qui il aimoit : elle s’accuſoit encore de ſimplicité, de n’avoir pas compris la cauſe du ſecret que faiſoit Cleandre de ſa paſſion. Neantmoins il y avoit des momens, où la grande diſproportion qu’il y avoit de luy à elle, faiſoit qu’elle en vouloit douter. Car (diſoit-elle en elle meſme, à ce qu’elle raconta apres à Cyleniſe ma Parente, qui. me l’a redit depuis) ſi je le croy amoureux de moy, il faut que je m’en offence : & il faudra que je me prive de ſa veuë & de ſa converſation, qui me plaiſent infiniment. Ne le croyons donc pas, adjouſtoit elle : mais un inſtant apres cent mille choſes luy revenant en la memoire, elle ne pouvoit pas ne le croire point : & elle ſe reſoluoit d’aprendre de telle ſorte à Cleandre le reſpect qu’il luy devoit, qu’il ne le pourroit plus jamais oublier. Touteſfois venant à penſer qu’apres tout, Cleandre ne luy avoit rien dit qui deuſt effectivement fort l’irriter, elle creût que meſme par un ſentiment de gloire, il ne faloit pas luy faire connoiſtre qu’elle ſoupçonnaſt rien de ſa paſſion : ſi bien qu’elle prit le deſſein de vivre avecques luy comme auparavant : & la choſe fut ainſi pendant quelques jours ; durant leſquels elle avoit aſſez de douceur pour Arteſilas, ſuivant ce qu’elle avoit reſolu.

Mais afin qu’elle ne peuſt plus douter de l’amour de Cleandre, Cyleniſe la fut trouver un ſoir dans ſon Cabinet, où elle s’eſtoit retirée pour mieux cacher la melancolie qu’elle avoit dans l’ame : & comme elle vit autant d’enjouement dans les yeux de cette Fille, qu’elle avoit de diſposition au chagrin : qu’avez vous Cyleniſe, luy dit-elle, qui vous donne tant de joye ? Madame, luy dit cette Fille, c’eſt qu’il m’eſt arrivé une ſi bizarre avanture aujourd’huy, que ſi je ne craignois de vous faſcher, je vous la raconterois. Mais eſt il poſſible, luy dit la Princeſſe, que cette avanture bizarre qui me pourroit faſcher, vous puiſſe divertir ? Vous en jugerez Madame, luy dit-elle, quand vous la sçaurez. La Princeſſe qui eſtoit effectivement accouſtumée d’avoir la bonté de ſouffrir quelquefois que Cyleniſe luy racontaſt une partie des nouvelles qu’elle avoit apriſes, ſe reſolut de l’écouter : pluſtost par couſtume & par indulgence, que par curioſité. Parlez donc, dit-elle à cette Fille, car je voy que vous en avez tant d’envie, que par pitié je ne veux pas vous en empeſcher. Puis que vous m’en donnez la permiſſion Madame, reprit elle, je vous diray qu’une de mes Compagnes ſe trouvant mal, & ayant aujourd’huy gardé la Chambre, j’ay paſſé une partie de l’apreſdisnée aupres d’elle, où diverſes perſonnes ſont venuës, & entre les autres Eſope. Lors qu’il eſt arrivé, vous eſtiez le ſujet de noſtre converſation : car comme vous ne l’ignorez pas, l’amour du Prince Adraſte & celle d’Arteſilas font un aſſez grand bruit dans le monde. Et comme ces deux Princes ont chacun leurs Partiſans, il ſe fait cent mille conteſtations tous les jours pour cela : principalement depuis que l’on s’aperçoit que vous traittez Arteſilas avec un peu moins de ſeverité qu’à l’ordinaire. Si bien que comme la converſation n’a pas changé pour l’arrivée d’Eſope : les uns ont dit que la protection du Prince Atys, l’emporteroit ſur Arteſilas : & les autres ont dit au contraire, que voſtre choix ſeul, feroit le deſtin de ces deux Amants. Les uns ont adjouſté que la qualité d’Eſtranger eſtoit ; un obſtacle à Adraſte : les autres que celle de Subjet de Creſus en eſtoit un plus puiſſant à Arteſilas : enfin chacun ſoustenoit ſon opinion, & vouloit deviner quel ſera le ſuccez des deſſeins de ces deux Princes. Durant toute cette longue diſpute, Eſope qui s’eſtoit appuyé ſur la Table aupres de laquelle j’eſtois auſſi, ne parloit point ; & ſe contentoit découter ce que l’on diſoit : ayant touteſfois un certain ſous-rire malicieux ſur le viſage, qui m’a fait croire qu’il ne diſoit pas tout ce qu’il penſoit. De ſorte que me tournant vers luy ; & quoy, luy ai-je dit en riant, Eſope qui fait ſi bien parler les beſtes les plus ſauvages, ne voudra point parler en cette rencontre : luy, dis-je, qui eſt le plus ſociable & le plus agreable de tous les hommes ! Cette flatterie Cyleniſe, m’a-t’il répondu à demy bas, merite que je vous die à ma mode, une venté ſur le ſujet de la converſation d’aujourd’huy : car ſi je ne me trompe, tout ce que j’ay entendu dire, n’eſt pas ce qu’il faut penſer en cette occaſion. En diſant cela, il a pris ſur la Table ou il eſtoit appuyé, des Tablettes que je vous aporte, que le hazard y a fait trouver : & apres avoir reſvé un moment, il y a écrit quelque choſe, & m’a donné ce que vous pouvez lire vous meſme. La Princeſſe prenant alors ces Tablettes que Cyleniſe luy preſentoit, y lent ces paroles.


FABLE D’ESOPE DEUX

Chaſſeurs furent advertis, qu’il y avoit une Biche blanche dans un Bois : ils furent pour la prendre avec des Toiles ; des Chiens ; des Cors ; des Eſpieux, & des Dards : mais faiſant un trop grand bruit ils l’épouvanterent de loin, & la forcerent de fuir. Or en fuyant, elle rencontra ſous ſes pieds un jeune Berger endormy, qu’elle bleſſa ſans y penſer. Le Berger s’éveilla en ſurfaut, & la pourſuivit comme le s autres avec ſa Houlette, & mieux que les autres ; car ce fut par des ſentiers plus couverts. Nous sçaurons quelque jour s’il l’aura, priſe : mais pour moy Cyleniſe je le ſouhaite, & je j’eſpere.

Apres avoir achevé de lire, la Princeſſe rougit, & regardant Cyleniſe, & bien, luy dit-elle, qu’avez-vous enfin entendu par cette Fable, & que vous a fait entendre celuy qui l’a compoſée ? Madame, repliqua-t’elle, il n’a pas eu pluſtost achevé d’écrire, que toute la Compagnie a voulu voir ce que c’eſtoit : avec cét empreſſement que l’en a accouſtumé d’avoir pour toutes les choſes qui partent d’Eſope : mais il a die que ce n’eſtoit : que pour moy ſeulement qu’il avoit écrit : de ſorte que voyant qu’en effet il eſtoit abſolument reſolu à ne le monſtrer pas, on nous a laiſſez en repos : & je me ſuis miſe à lire ce que vous venez de voir. Apres l’avoir leû., j’avouë, luy ay-je dit, que le commencement de cette Fable, eſt le plus joly du monde, & le plus facile à entendre : car enfin qui ne comprendroit pas, que cette Biche blanche eſt la Princeſſe ; que ces deux Chaſſeurs ſont Adraſte, & Arteſilas ; que ces Toiles, ces Chiens, ces Cors, ces Eſpieux, ces Dards, & tout ce grand bruit, marquent en effet tout ce que font ces deux Princes, & par adreſſe, & par force, & par magnificence, pour obtenir ce qu’ils ſouhaitent, auroit ſans doute beaucoup de ſtupidité. l’entends bien encore, ay-je adjouſté, que la Biche qui ſuit, marque preciſément qu’elle ne vent pas eſtre priſe par ces deux Chaſſeurs qui la ſuivent : Mais pour ce jeune Berger endormy, qu’elle bleſſe ſans y penſer, & qui la pourſuit comme les autres ; & à ce que vous dites, mieux que les autres ; j’advouë que je ne le connois pas. Vous le connoiſſez pourtant bien, m’a t’il dit en ſous-riant. Comme nous en eſtions là, le Prince Myrſile eſt arrivé. Eſope ne l’a pas pluſtost veu, qu’il m’a voulu oſter les Tablettes que je tenois : mais pour moy qui m’eſtois reſoluë de vous les monſtrer, je m’en ſuis opiniaſtrement deffenduë. Joint que le reſpect qu’il doit au Prince Myrſile l’ayant empeſché de s’obſtiner davantage à vouloir que je luy rendiſſe ce qu’il m’avoit donne ; il a eſté contraint de me le laiſſer. Le Prince Myrſile qui avoit remarqué l’action d’Eſope, & qui s’eſt bien imaginé que c’eſtoit quelque nouvelle production de l’on eſprit, s eſt aproché de moy : & ſe faiſant entendre avec ſon adreſſe ordinaire, il m’a témoigné une ſi grande curioſité de voir ce que je tenois ; que malgré tout ce qu’Eſope a pu dire, n’y entendant point de fineſſe, je l’ay donné au Prince, qui l’a leû en ſous riant vers la fin : & témoignant par une certaine action de teſte, que c’étoit ce qu’il en trouvoit le plus joly. Et quoy Seigneur, luy ay-je dit, il ſemble que vous entendiez auſſi bien la fin de cette Fable, que j’en entends le commencement ? Si cela eſt, ay-je adjouſté encore, je vous ſuplie d’aider à ma ſtupidité, & de me le vouloir expliquer. Je n’ay pas pluſtost eu dit cela, que le Prince Myrſile, qui comme vous sçavez porte touſjours un Crayon pour ſe faire entendre à ceux qui ne ſont pas accouſtumez au langage de ſes yeux & de ſes mains ſeulement : a pris ce qu’Etape avoit eſcrit : & juſtement à l’endroit où il y a, Mais en fuyant elle rencontra ſous ſes pieds un jeune Berger endormy : il a écrit ſous ces dernieres paroles, nommé Cleandre : & auſſi toſt apres me l’avoir monſtré, il l’a effacé, comme vous le pourrez encore remarquer, ſi vous voulez vous en donner la peine. J’advouë, Madame, que je ſuis demeurée fort ſurprise, de voir qu’Eſope qui eſt Eſtranger, & qu’un Prince qui ne parle point, m’aprenoient les nouvelles de la Cour : car enfin, adjouſta Cyleniſe en riant, ſi je ne ſuis trompée, cette Fable cache cette verité.

A ce que je voy, luy dit la Princeſſe, vous n’eſtes pas difficile à perſuader ; puis qu’un homme qui fait profeſſion ne ne dire que des menſonges, & un autre qui ne peut pas eſtre fort bien inſtruit des nouvelles, vous ont en ſi peu de temps perſuadé une choſe que vous ne croyiez pas ſeulement vray-ſemblable il n’y a qu’un jour. La Princeſſe Palmis dit cela ſi froidement, que Cyleniſe connut quelle avoit quelque faſcheuse penſée qui l’occupoit : & comme elle avoit toujours eſté fort aimée de la Princeſſe ; Madame, luy dit-elle, je penſe que j’ay fait une faute, de venir vous entretenir de folies & de bagatelles, dans un temps où vous avez peut-eſtre quelque choſe de plus grande importance dans l’eſprit : mais l’honneur que vous m’avez fait à diverſes fois, de me confier vos plus ſecrettes penſées, m’avoit fait croire que vous n’aviez point de chagrin extraordinaire, puis que je ne le sçavois pas. La Princeſſe qui eſtoit ſi accablée d’inquietude, qu’elle ne pouvoit plus en effet la renfermer dans ſon cœur : ſe reſolut d’avoir une confiance entiere en Cyleniſe : de ſorte qu’elle luy aprit ce qu’elle croyoit de la paſſion de Cleandre. Cependant, dit-elle, comme je l’eſtime beaucoup, & que je croyois qu’il y alloit de ma gloire qu’il ne creuſt pas que je connoiſſois ſa folie ; j’avois reſolu de vivre avecques luy comme à l’ordinaire, & j’avois deſja commencé : mais Cyleniſe, apres ce que vous venez de me dire, il n’y a plus moyen d’y ſonger. Car enfin, puis que les Eſtrangers & les Müets s’en aperçoivent, beaucoup d’autres s’en apercevroient bien toſt : c’eſt pourquoy il faut commencer de bonne heure d’agir de façon, que l’on ne puiſſe pas me ſoupçonner d’avoir rien contribué à l’extravagance de Cleandre, ſi elle vient à eſtre sçeuë. Madame (luy dit Cyleniſe, apres y avoir un peu penſé) je m’eſtonne moins que je ne faiſois, de ce que le Prince Myrſile & Eſope voyent plus clair que les autres gens : car outre qu’ils ont tous deux plus d’eſprit que tous les autres n’en ont, ils ont encore plus de loiſir d’obſerver les actions d’autruy : l’un comme un Eſtranger qui n’a rien à faire au lieu où il eſt : & l’autre comme n’ayant qu’à écouter & qu’à regarder. Quoy qu’il en ſoit Cyleniſe, dit la Princeſſe, ils le sçavent, etils peuvent le faire sçavoir aux autres. Que sçay-je meſme, adjouſta-t’elle, ſi Eſope n’a point fait cette Fable parles ordres de Cleandre que je sçay qui luy a fait tant de preſens ? Cela ne peut pas eſtre, Madame, repliqua Cyleniſe, car il ne pouvoit pas deviner, quand il eſt venu viſiter ma Compagnie, que l’on parleroit des choſes qui luy ont donné ſujet de la faire. Et puis, pourſuivit-elle, Madame, vous voyez bien que toute cette Fable n’eſt pas hiſtorique ; puis qu’il parle vers la fin comme s’il connoiſſoit parfaitement, que peut-eſtre un jour Cleandre pourroit toucher voſtre cœur, au préjudice d’Adraſte & d’Arteſilas. C’eſt ce qui m’épouvente Cyleniſe, interrompit la Princeſſe, & ce qui m’offence tout enſemble : car enfin je trouve Eſope bien hardy, d’oſer penſer cela d’un homme de qui la condition n’eſt point connue : mais je le trouve auſſi, adjouſta-t’elle en rougiſſant, encore plus incomprehenſible, de voir qu’il ayt pu penetrer ſi avant dans le fonds de mon cœur, & juſques au point de connoiſtre qu’en effet ſi Cleandre eſtoit de la condition d’Adraſte & d’Arteſilas, il ſeroit peut-eſtre en eſtat de rendre ſa Fable auſſi juſte à la fin qu’elle l’eſt au commencement. Mais comme cela n’eſt pas, il faut détromper Eſope ; faire changer d’opinion au Prince Myrſile ; & guerir Cleandre s’il eſt poſſible. Cette derniere choſe ſera la plus difficile, reprit Cyleniſe. le ne le penſe pas, dit la Princeſſe, puis qu’apres tout Cleandre a de la raiſon. Il ne ſeroit pas amoureux s’il en avoit encore, reprit Cyleniſe. Mais d’où vient, luy dit la Princeſſe, que vous eſtes ſi fort perſuadée de la grandeur de ſa paſſion, vous qui ne la ſoupçonniez pas il n’y a qu’un jour ? C’eſt Madame, répondit-elle, que je n’y avois aporté aucune aplication d’eſprit : mais preſentement que je me ſouviens de cent choſes qu’il m’a dites, & de cent autres que je luy ay veu faire ? je connois bien que j’eſtois aveugle de n’en connoiſtre pas la cauſe. Je me ſouviens qu’un ſoir que nous avions obligé Eſope mes compagnes Se moy, à nous raconter ſon amour pour cette belle eſclave qui ſe nomme Rhodope, & qui ſervoit chez le Philoſophe Xanthus, du temps qu’il y demeuroit auſſi : Cleandre qui eſtoit preſent à cét agreable recit ; apres qu’il fut achevé, & que tout le monde le loüoit : pour moy, luy dit-il, je vous crois ſi heureux d’avoir porté meſmes chaiſnes que la belle Rhodope, que je trouve lieu de vous en porter envie. Car enfin, pourſuivit il, c’eſt aſſurément un grand malheur à ceux qui aiment, quand il faut qu’ils baiſſent ou qu’ils levent les yeux pour regarder ceux qu’ils adorent : & c’eſt ſans doute une aſſez grande douceur, de les rencontrer juſtement dans les ſiens avec égalité : & d’eſtre en eſtat de faire valoir les ſoûmiſſions que l’on rend à la perſonne que l’on aime. J’avoüe que j’écoutay alors ce diſcours, ſans y faire aucune reflexion : mais je connois bien preſentement que je m’abuſois, de n’y chercher point de ſens caché. le me ſouviens encor du jour où la Princeſſe de Claſomene arriva à Sardis : d’un jour, dis-je, où vous eſtiez extraordinairement parée, & auquel toute la Cour vous trouva ſi admirablement bien : car Cleandre venant à s’entretenir avec mes compagnes & avecques moy qui parlions de voſtre beauté, nous nous meſmes à luy dire que c’eſtoit un grand bonheur pour tous les gens de ſa voilée, & pour toutes les Belles qui pretendoient à faire des conqueſtes, que vous ne fuſſiez pas d’une condition à les en empeſcher, en aſſujettissant tous leurs Amants, & en leur faiſant rompre leurs fers pour prendre les voſtres. Et quoy, me dit-il, Cyleniſe, vous croyez qu’il n’y ait que les Rois & les Princes qui ayent des yeux pour admirer ce qui eſt beau, & des cœurs pour l’aimer ? Ce n’eſt pas ce que je dis, luy repliquay-je, mais c’eſt que les Filles de Rois ne pouvant recevoir d’autres cœurs, perſonne ne s’adviſe de leur en offrir. La beauté, dit— il, ſe fait des Sujets de toutes conditions : & comme la belle Anaxilée s’eſt fait un eſclave du Fils de ſon Souverain, les Reines peuvent ſe faire auſſi des Adorateurs de leurs Sujets. l’advoüe que j’écoutay alors ce que diſoit Cleandre, comme une choſe qui fourniſſoit ſimplement à la converſation : mais aujourd’huy que je me remets en la memoire l’air dont il me parla ; je voy ſa paſſion non ſeulement dans ſes yeux mais dans ſon cœur. l’en ſuis bien faſchée, dit la Princeſſe. Elle dit cela d’une façon qui fit en effet connoiſtre à Cyleniſe, que ſi elle euſt eſté ſeule qui s’en fuſt aperçeuë, & que Cleandre n’euſt pas ſoupçonné qu’elle en euſt eu connoiſſance, peut-eſtre n’auroit-elle pas eſté irritée contre luy : mais parce que le Prince Myrſile, Eſope, & Cyleniſe la sçavoient, elle ne la pouvoit plus ſouffrir : & elle prit la reſolution de traiter Cleandre fort rigoureuſement, quoy qu’elle l’eſtimast beaucoup : & qu’elle l’aimaſt ſans doute deſja un peu plus qu’elle ne le croyoit elle meſme. Cependant Cleandre qui ne sçavoit pas ce que la Princeſſe Palmis premeditoit contre luy, quoy que tres affligé, de voir qu’Arteſilas n’eſtoit pas ſi mal reçeu qu’à l’acouſtumée, avoit pourtant quelques inſtants de conſolation, de voir qu’apres ce qu’il avoit eu la hardieſſe de dire à la Princeſſe, il n’eſtoit pas en apparence plus mal avec elle qu’à l’ordinaire. Car encore qu’elle euſt feint de n’entendre pas l’ambiguité de les paroles, elle ne l’avoit pas abſolument desçeu : & il y avoit pluſieurs heures au jour, où il croyoit avoir deſcouvert dans les yeux de la Princeſſe qu’elle l’avoit entendu. Mais il ne joüit pas long temps de cette conſolation ; parce que depuis qu’elle sçeut ce que le Prince Myrſile & Eſope en penſoient, elle changea de façon d’agir : & elle veſcut avec Cleandre avec beaucoup plus de froideur & plus de retenue qu’auparavant. Elle ne pût touteſfois jamais obtenir d’elle, d’avoir pour luy toute cette rigueur qu’elle s’eſtoit propoſée d’avoir : mais pour peu qu’elle en euſt, Cleandre la ſentit de telle ſorte, qu’il penſa en mourir de douleur. Cependant Adraſte eſtant touſjours protegé par le Prince Atys, & ayant meſme gagné Creſus, on parloit preſque du Mariage de la Princeſſe & de luy comme d’une choſe aſſurée. On ne le diſoit pas ouvertement, mais chacun ſe le diſoit à l’oreille : Enfin on peut quaſi dire que c’eſtoit un de ces ſecrets publics, que l’on fait ſi ſouvent à la Cour ; dont tout le monde fait miſtere, & que perſonne n’ignore : ſi bien que Cleandre & Arteſilas n’eſtoient pas en une petite peine non plus que la Princeſſe, qui ne pouvoit abſolument ſe reſoudre à ce Mariage. Durant ce temps là, Cyleniſe demanda diverſes fois à Eſope, en raillant aveques luy, s’il croyoit touſjours que le Berger prendroit la Biche ? Je ne sçay pas encore bien s’il la prendra, reſpondoit il, mais je sçay bien que les Chaſſeurs ne la prendront pas.

Comme les choſes eſtoient en ces termes, & que Creſus meſme qui aimoit paſſionnément le Prince Atys ne s’oppoſoit plus ſi fort au deſſein qu’il avoit d’eſpouser Anaxilée : il y eut pluſieurs ſignes prodigieux, par leſquels il paroiſſoit que ce jeune Prince eſtoit menacé de mourir d’un coup de Dard. Creſus fit auſſi un ſonge qui paſſa pour une aparition, parmi les gens qui ſe meſlent de connoiſtre de pareilles choſes : & qui luy fit voie le corps de ſon fils mort, & traverſé d’une eſpece de Javeline : avec tant d’autres objets funeſtes à l’entour de luy, affreux, & ſurprenans, que ce Prince tout Grand & ſage qu’il eſt, en fut eſtonné : de ſorte que d’abord toute la Cour en fut en trouble. Le Prince Atys n’en eut pourtant pas l’ame ébranlée, & n’interrompit pas ſa galanterie. Tout le monde eſtoit aſſez occupé à deviner par quelle voye ce malheur pouvoit arriver : car la paix eſtoit par tout le Royaume, & ce Prince n’eſtoit point haï. Ceux qui connoiſſoient l’humeur ambitieuſe d’Antaleon Frere de Creſus, apprehendoient qu’il n’y euſt quelque conjuration cachée : & durant quelques jours, on ne faiſoit autre choſe que parler de cette fâcheuſe Prediction. Creſus fit oſter de tous les lieux où il y avoit des Armes pendues dans ſon Palais, tous les Dards, & toutes les javelines : & ſelon l’ordinaire foibleſſe des hommes, qui croyent pouvoir empeſcher par leur prudence ce que les Dieux ont determiné de faire : il n’oublia rien de tout ce qu’il creût propre à conſerver le Prince ſon fils, qu’il regardoit comme l’unique ſuccesseur de ſes Eſtats : ne contant preſque pas le Prince Myrſile, à cauſe de ſon in commodité. Cpendant quelque temps s’eſtant paſſé ſans qu’il arrivaſt aucun malheur an Prince Atys, les eſprits commencerent de ſe r’aſſurer, à la reſerve de celuy de Creſus : qui abſolument preocupé de la crainte qu’il avoit, voulut ſonger à le marier promptement. Mais la difficulté eſtoit de luy choiſir une femme : car il ne vouloit qu’Anaxilée, & Creſus euſt bien voulu qu’il en euſt choiſi une autre. Le Prince Adraſte toutefois commença d’ébranler un peu ſon eſprit : mon Pere y ſervit auſſi extrémement, à la priere de Cleandre : qui creût qu’il luy eſtoit touſjours advantageux, de donner un exemple d’une Alliance inégale ; de diminuer le prix des ſoings d’Adraſte en les partageant avecques luy ; & de ſatisfaire le Prince Atys, qui neantmois parut eſtre plus obligé du contentement du Roy ſon Pere au Prince Adraſte, qu’à Cleandre ny à Timocreon. Enfin, Madame, ce Mariage ſe fit avec beaucoup de magnificence : mais à la reſerve des deux Amants & d’Adraſte, ce ne fut pas avec beaucoup de joye. Creſus n’y avoit conſenti qu’avecques peine : la Princeſſe Palmis n’eſtoit pas fort ſatisfaite de voir au deſſus d’elle une Fille née ſi fort au deſſous : Antaleon & Mexaris qui n’euſſent pas eſté trop aiſes que ce Prince ſe fuſt marié à une Reine, ne pouvoient pas l’eſtre qu’il eſpousast ſa Sujette : Arteſilas & Cleandre qui croyoient auſſi que quoy qu’ils euſſent pu faire, ce Mariage authoriſoit encore Adraſte, en eſtoient bien faſchez, car Cleandre n’y avoit ſervi que par adreſſe, & que parce qu’il ne le pouvoit empeſcher : le Prince Myrſile avoit touſjours tant de melancolie pour ſon propre malheur, qu’une Alliance beaucoup plus illuſtre que celle là ne l’auroit guere reſjouï : & le ſeul Abradate, & la Princeſſe de Claſomene, eſtoient abſolument des intereſſez, & n’y prenoient de part qu’à cauſe de la Princeſſe Palmis, qu’ils aimoient beaucoup. Mais le plus faſcheux eſtoit pour Cleandre, que l’on diſoit tout haut que le Mariage d’Adraſte ſe feroit bien toſt. Cependant quatre ou cinq jours apres les nopces d’Anaxilée, les Miſiens envoyerent advertir Creſus, que l’on voyoit en leur païs, aux environs du Mont Olimpe, un Sanglier d’une grandeur, extraordinaire & prodigieuſe ; qui gaſtoit tous les bleds, & qui deſoloit toute la campagne : ſupliant le Roy de vouloir envoyer quelques gens courageux avec tout ſon equipage de chaſſe, pour les delivrer de ce terrible Animal, qui paſſoit pluſtost pour un Monſtre que pour un Sanglier. Creſus leur dit qu’il leur accordoit ce qu’ils ſouhaitoient : mais comme il parloit à ces Deputez, le Prince Atys qui sçavoit la choſe, arriva ſuivi d’Adraſte, d’Arteſilas, d’Abradate, de Cleandre, & de beaucoup d’autres : qui dit au Roy ſon Pere qu’il vouloit eſtre de cette chaſſe. Creſus qui avoit toujours dans l’eſprit la meſme crainte qu’il avoit euë, s’oppoſa à ce deſſein avec beaucoup d’opiniaſtreté : Mais comme le Prince ne pouvoit ſouffrir de paſſer dans l’eſprit de tous les Peuples pour un Prince qui ne s’expoſoit jamais à aucun peril ; il s’obſtina d’y vouloir aller. Neantmoins il ne l’auroit pas emporté, s’il ne ſe fuſt adviſé de repreſenter à Creſus, une choſe qui le convainquit. Vous dites Seigneur, luy dit il, que je ſuis menacé d’un coup de Dard : mais je ne vay pas en lieu où l’on en doive lancer contre moy. Si l’on vous avoit prédit, adjoûta t’il, que je dois eſtre déchiré par une Beſte ſauvage, vous auriez raiſon de m’empeſcher d’aller à cette Chaſſe : mais cela n’eſtant pas, quel ſujet d’aprehenſion avez vous ? Le Prince Adraſte, dit il en riant, ne me tuëra pas : Arteſilas, Abradate,. & Cleandre, ne le feront pas non plus que luy : ainſi n’ayant à combattre qu’une Beſte, qui ne lance point de Dards, & qui n’a. point d’autres armes que celles que la Nature luy a données ; il me ſemble que vous devez ne me faire pas un commandement, où j’aurois beaucoup de peine à obeïr. Car, Seigneur, que diront vos Subjets, s’ils voyent que je n’oſe ſeulement aller à la chaſſe ? & pourroient-ils croire que je puſſe donner des Batailles & les gagner, ſi je n’oſois pas meſme combattre un Animal aſſez ordinaire ? Enfin, Madame, Creſus luy permit ce qu’il vouloit : & tout le monde ſe prepara pour cette grande Chaſſe. Mais quand le Prince vint à partir, le Roy tira Adraſte à part : & luy dit que comme le Prince ſon Fils eſtoit ſon protecteur, il vouloit qu’il fuſt auſſi le ſien en cette occaſion. Seigneur (luy dit Adraſte, avec une joye extréme, de la confiance que Creſus avoit en luy) ſi je ne vous ramené le Prince Atys victorieux du Monſtre qu’il va combatre, refuſez moy toutes les graces que je vous ay demandées, & que vous m’avez fait eſperer. Apres cela, Madame, on partit pour cette Chaſſe, dont l’équipage fut la plus magnifique choſe que l’on euſt jamais veuë en Lydie, Cleandre fut prendre congé de la Princeſſe Palmis : mais ce fut avec tant de monde, que cét adieu n’eut rien de particulier ny de remarquable. Le Prince Myrſile & Mexaris, furent auſſi de cette Chaſſe : & comme Eſope les vit tous partir, Cyleniſe luy demanda encore, ſi le Berger eſtoit parmy ces Chaſſeurs ? Ouy, luy dit-il, mais ils ne le connoiſſent pas pour le Chaſſeur de la Biche, quoy qu’il le ſoit beaucoup meilleur qu’eux. Lors que cette Troupe de Princes & de Grands Seigneurs, qui deſerta toute la Cour, fut arrivée aupres du Mont Olimpe, ils ſe mirent en queſte du Sanglier : & quand ils eurent découvert ſa Bauge, ils firent leur enceinte de tous coſtez : & chacun voulant avoir l’avantage d’avoir frappé le premier ce terrible Animal, qui par ſa ſeule grandeur effrayoit tous ceux qui le regardoient ; ils s’en aprocherent, & luy lancerent tous leurs Dards. Celuy du Prince manqua la Beſte, auſſi bien que ceux d’Adraſte, de Mexaris, d’Abradate, & des autres : mais celuy de Cleandre l’atteignit & la bleſſa, mortellement. Cependant durant qu’il s’avançoit l’Eſpée à la main contre ce fier Animal, Adraſte envieux de la gloire de Cleandre, perdant le jugement en cette occaſion, lança un ſecond Dard, qui comme toute l’Aſie l’a sçeu, alla traverſer le cœur du Prince Atys, qui avoit changé déplace, depuis qu’Adraſte ne l’avoit regardé. La chutte de ce Prince fit faire un grand cry à tous ceux qui la virent : de ſorte que Cleandre qui venoit de joindre le Sanglier, & de luy donner un ſi grand coup dans le corps qu’il en eſtoit tombé ; tourna la teſte, croyant que l’on ne crioit que pour ſe réjoüir de ſa victoire. Mais diſcernant mieux le ſon lugubre de ces triſtes voix, il quitta le fier ennemy qu’il venoit de vaincre, & qui ſe roulant dans ſon ſang, ſe debatoit inutilement à terre : pour aller où tous les autres eſtoient. Mais il fut eſtrangement épouvanté, de voir le Prince Atys mort : & Adraſte ſi furieux & ſi deſesperé, que jamais on n’a entendu parler d’une telle douleur que la ſienne. Cleandre emporté par le veritable déplaiſir qu’il avoit de la mort de ce Prince, aprenant que c’eſtoit Adraſte qui l’avoit tué, s’avança vers luy l’Eſpée haute : Mais enfin voyant que tous ces Princes qui eſtoient plus intereſſez que luy en cette perte, ne faiſoient que ſe pleindre, il ne fit que le pleindre comme eux ; joint qu’à dire les choſes comme elles font, Adraſte eſtoit plus en eſtat de donner de la compaſſion que de la colere : car je n’ay jamais rien veû de ſi pitoyable. Il avoit ſur le viſage une douleur ſi furieuſe, & il y avoit en toutes ſes paroles tant de marques de deſespoir ; que l’on ne peut s’imaginer La choſe comme elle eſtoit. Enfin, Madame, il eſſaya diverſes fois de ſe tuer : & on fut contraint de luy oſter ſon Eſpée, & de le faire garder. L’on envoya advertir Creſus de cét accident : & nous ſuivismes tous le Chariot dans lequel on remporta le corps du Prince de Lydie. Jamais retour de chaſſe n’a eſté ſi triſte que celuy-là, & jamais accident n’a eſté ſi funeſte, ny ſi ſurprenant : auſſi Creſus en fut ſi affligé, que l’on ne peut l’eſtre davantage. Il appella à ſon ſecours, Jupiter l’Expiateur : il l’invoqua comme eſtant le Dieu de l’Amitié, & de l’Hoſpitalité, qu’Adraſte avoit violée. Comme au Dieu de l’Hoſpitalité, il ſe pleignit à luy d’avoir reçeu dans ſa Cour le meurtrier du Prince ſon Fils, en penſant y recevoir un Hoſte reconnoiſſant. Et comme au Dieu de l’Amitié, parce qu’il rencontroit ſon plus mortel ennemy en celuy à qui il avoit confié ſon Fils, & à qui il vouloit donner ſa Fille. La Princeſſe Anaxilée & la Princeſſe Palmis eſtoient auſſi dans une douleur extréme : cependant nous conduiſismes le Corps du Prince de Lydie à Sardis : & lors que Creſus le vit arriver dans la Cour de ſon Palais, ſuivy de ſon meurtrier, qui ne le voulut jamais perdre de veuë ; il ſentit ce que l’on ne sçauroit dire, & ce que l’on ne peut meſme imaginer. Cleandre & Adraſte eſtoient alors en eſtat bien different : car le premier avoit tué le Sanglier qui eſtoit le ſujet de la chaſſe, & qui deſoloit toute une province : & Adraſte avoit tué le ſuccesseur d’un Grand Roy ; le Fils de ſon Protecteur, & ſon Protecteur luy meſme : & ce qui eſtoit encore le plus eſtrange, le Frere de la Princeſſe qu’il aimoit, & qu’il croyoit devoir bientoſt épouſer. Auſſi avoit il dans les yeux tant de douleur, tant de rage, & tant de fureurs differentes, que jamais on n’a entendu parler de rien de ſemblable. L’on eut beau le vouloir empeſcher de voir Creſus, il s’échapa de ceux qui le vouloient retenir, & fut ſe preſenter à ce Prince : mais avec des paroles ſi touchantes, qu’il en attendrit meſme le cœur de ſes Rivaux. Il demandoit quel ſuplice on luy vouloit ordonner ? Il prioit qu’on le chaſtiast rigoureuſement ; il conjuroit qu’on ſe haſtast de le punir ; & il diſoit enfin tout ce qu’un homme qui vouloit effectivement mourir pouvoit dire. Il meſloit le Nom de la Princeſſe à toutes ſes pleintes : & ſans avoir deſſein de vivre, il diſoit pourtant tout ce qu’il faloit pour obliger Creſus à luy pardonner un crime, qui n’eſtoit pas en effet un crime, mais un malheur tres funeſte, & tres digne de pitié. Auſſi Creſus luy meſme en fut-il émeû de compaſſion : & agiſſant en Grand Prince, il luy pardonna genereuſement ; ſe contentant de le prier de le laiſſer pleindre ſon malheur en liberté. Adraſte ſe retira donc, & ſe laiſſa conduire à ſon logis, ou on le garda : mais le lendemain ayant sçeu que l’on avoit porté le corps du Prince Atys dans le ſuperbe Tombeau qu’Aliatte avoit fait baſtir ſur les bords d’un Eſtang, que l’on appelle l’Eſtang de Giges ; il ſe déroba de ſes Gardes la nuit ſuivante, & fut comme un Furieux à cette magnifique Sepulture, où il ne tut pas pluſtost arrivé, qu’il monta juſques ſur le haut du grand Tombeau. Mais à peine y fut il, qu’entre des Colomnes & : des Statues qui y ſont, il ſe laiſſa tomber les bras ouverts, ſur la pointe de ſon Eſpée qu’il avoit repriſe, & ſe tüa à la veuë de ceux qui l’avoient ſuivy, & qui le joignirent au point du jour. Ainſi ſe puniſſant luy meſme, il merita par ſa mort, des pleintes de ceux qui avoient le plus de ſujet de l’accuſer de leurs malheurs. Creſus conſiderant donc ſa naiſſance Royale ; ſon repentir marqué par ſon ſang ; & ſa fortune toute extraordinaire, fit mettre ſon corps aupres de celuy du Prince Atys, dans le ſuperbe Tombeau de ſes Peres : avec une inſcription qui contenoit toute cette eſtrange avanture.

Depuis ce funeſte accident, la faveur de Cleandre augmenta encore aupres de Creſus : & il le regarda comme le ſeul homme qui pouvoit affermir le Sceptre apres ſa mort, entre ſes mains du Prince Myrſile. Menecée qui le luy avoit autrefois preſenté, l’entretenoit dans ces ſentimens là, quoy qu’Antaleon s’y oppoſast : car cét ambitieux Prince pretendoit à la Couronne, au prejudice de ſon neveu. Cependant comme il n’eſt point de douleurs que le temps ne gueriſſe, ou du moins qu’il ne ſoulage, on commença de ſe conſoler de la mort d’Atys : & Cleandre ne ſe trouvant plus qu’un Rival, en eſtoit un peu moins malheureux. Et d’autant plus, que la Princeſſe Palmis n’ayant plus à ſe vanger du Prince ſon Frere, ny à faire deſpit à Adraſte ; recommença de traiter Arteſilas comme auparavant, c’eſt à dire avec beaucoup de rigueur. Mais comme elle avoit auſſi une extréme froideur pour Cleandre, il ne sçavoit qu’en penſer : & ne pouvoit par où trouver les voyes de ſe remettre au point où il avoit : eſté. Il la voyoit auſſi ſouvent qu’il le pouvoit : il avoit pour elle un reſpect que la ſeule condition des plus Grandes Reines du monde ne pourroit donner : & toute la ſeverité de cette Princeſſe, ne pouvoit trouver rien à redire à toutes ſes actions. Il y avoit bien quelques uns de les regards qu’elle euſt voulu ne rencontrer pas, comme elle faiſoit quelqueſfois : mais elle voyoit ſi clairement, qu’il euſt voulu luy meſme pouvoir la regarder ſans qu’elle s’en fuſt aperceuë, qu’elle ne pouvoit l’accuſer avecques juſtice. Auſſi ay-je bien sçeu par Cyleniſe, qu’elle ne le condamnoit pas rigoureuſement : & que parmi les ſouhaits qu’elle faiſoit pour ſa liberté, elle n’y m’eſtoit rien de deſobligeant pour Cleandre. Cependant divers intereſts de Creſus luy faiſant naiſtre divers ſujets de guerre contre les Epheſiens, on refit une puiſſante Armée, dont Cleandre fut Lieutenant General : car comme Abradate ne pouvoit pas s’engager, ne sçachant quand le Roy ſon Pere le r’appelleroit ; Si que l’incommodité du Prince Myrſile ne ſouffroit pas qu’il le fuſt, l’illuſtre Cleandre eut cét honneur : le Roy pour diverſes raiſons cachées, n’en voulant gratifier ny Antaleon, ny Mexaris, ny Arteſilas, qui en murmurerent eſtrangement. Mais quelque grand que fuſt cét honneur, Cleandre le ſentoit bien imparfaitement, quand il venoit à ſonger que la Princeſſe ne sçavoit point qu’il eſtoit amoureux d’elle : ou que ſi elle en ſoupçonnoit quelque choſe, elle ne l’aprouvoit pas, & meſme ne le pouvoit pas aprouver. Il ne sçavoit donc s’il devoit prendre la hardieſſe de luy deſcouvrir un peu pins preciſément ſes ſentimens : & il eſtoit eſtrangement irreſolu, lors qu’Eſope qui l’aimoit avec une paſſion extréme, fut le voir pour luy monſtrer en particulier devant qu’il partiſt, toute l’hiſtoire de la Cour, qu’il avoit faite en Fables, auſſi bien qu’il a compote une Morale de cette eſpece : car encore que cette hiſtoire ſoit un Chef-d’œuvre, elle a eſté veuë de peu de perſonnes : parce que comme elle contient tous les intrigues. & toute la galanterie de la Cour, il n’avoit pas jugé à propos d’en rendre la lecture publique. Eſope eſtant donc allé faire voir à Cleandre cét agreable travail, comme eſtimant plus ſon approbation que celle de toute la Cour : apres avoir leû pluſieurs de ces ingenieuſes Fables, qui faiſoient de ſi agreables Tableaux des avantures de tout le monde : Cleandre trouva celle qu’Eſope avoit faite pour luy, dans les Tablettes de Cyleniſe : & comme il ne l’entendit, pas & qu’il luy en demanda l’explication ; Seigneur, luy dit Eſope, je ne penſois pas qu’elle ſuit ſi mauvaiſe : car des Perſonnes qui n’ont pas tant d’eſprit que vous, & qui n’ont pas tant de connoiſſance de la choſe qu’elle repreſente, ont entendu parfaitement ce qu’elle vouloit dire. Cleandre devenu plus curieux par le diſcours d’Etape, le preſſa de telle ſorte de la luy vouloir expliquer, qu’enfin il l’obligea à luy dire la verité : mais il ne l’eut pas plûtoſt sçeuë, que ne pouvant d’abord déguiſer ſes ſentimens ; ha Eſope qu’avez vous fait ! s’eſcria Cleandre : j’ay fait Seigneur, luy repliqua t’il, ce que vous n’auriez peut-eſtre jamais oſé faire. Je l’advouë ( reprit Cleandre, qui voulut cacher ſes ſentimens, apres s’eſtre un peu remis) car je ne sçay pas déguiſer la verité agréablement comme vous ; & c’eſt pourquoy je n’aurois pas voulu dire un menſonge. Cependant Eſope, adjouſta t’il, ſi Cyleniſe vous avoit creû, & qu’elle euſt en ſuitte perſuadé voſtre erreur à la Princeſſe, en quel eſtat m’auriez vous reduit ? Mais Seigneur, reprit Eſope, ſi par haſard auſſi il eſtoit ; vray que vous fuſſiez amoureux de la Princeſſe Palmis ; que vous ne le luy euſſiez jamais dit ? & que vous ne le luy diſſiez jamais, ou en ſeriez vous ? & ne ſeriez vous pas bienheureux qu’Eſope euſt eu la hardieſſe de luy deſcouvrir ce que vous ne luy auriez jamais deſcouvert ? Nullement, luy repliqua Cleandre : car un homme inconnu comme je ſuis, & qui tient tout ſon éclat des ſeules mains de la Fortune, doit touſjours preſupposer que la Princeſſe Palmis croiroit qu’il ne la pourroit pas aimer, ſans luy faire un ſensible outrage. Croyez Seigneur, luy dit Eſope, que l’on n’outrage jamais gueres une belle Perſonne en l’aimant, de quelque condition qu’elle ſoit, & de quelque qualité que puiſſe eſtre celuy qui l’adore, pourveû qu’il ſe contente d’aimer. Mais, luy reſpondit Cleandre, Eſope de ſa propre confeſſion, n’a aimé qu’une eſclave : mais, luy repliqua t’il, Cleandre en aimant une Princeſſe, aime une belle Princeſſe : & qui dit belle. Seigneur, adjouſta t’il, dit aſſurément une Perſonne qui fait conſister ſon plus grand plaiſir à eſtre creuë telle, & reſpectée comme telle : Ouy, pourſuivit il, je ſoûtiens qu’une belle Reine, preferera touſjours un eſclave de ſa beauté, à tous les Subjets que ſa naiſſance luy aura donnez ; & qu’une conqueſte de ſes yeux luy fera plus chere mille & mille fois, que toutes celles qu’elle pourroit faire avec des Armées de cent mille hommes. C’eſt pourquoy Seigneur, adjoûta t’il, quand j’aurois fait croire à Cyleniſe que vous eſtes amoureux de la Princeſſe de Lydie, & qu’en ſuitte elle le luy auroit perſuadé, vous n’en ſeriez pas plus mal avec elle le m’aperçoy pourtant, dit Cleandre, qu’environ depuis le temps que vous dites avoir compote cette Fable, la Princeſſe me traite beaucoup plus froidement qu’elle n’avoit jamais fait. C’eſt ſigne, reſpondit Eſope, que vous eſtes beaucoup mieux dans ſon cœur que vous ne croyez : car ſi elle ne vous craignoit pas, & ſi elle ne ſe craignoit pas elle meſme, elle ne fuiroit pas un homme qu’elle eſtime extremement. Enfin Seigneur, dit-il en riant, croyez je vous prie, que m’eſtat donné la peine de connoiſtre avec tant de ſoing, juſques au naturel des Renards, des Tigres, des Ours, & des Lions, je ne ſuis pas abſolument ignorant en la phiſionomie des belles Perſonnes, qui ſont plus agreables à regarder que toutes ces belles ſauvages C’eſt pourquoy ſoyez aſſuré, que vous n’eſtes point haï : & que ma Fable ſera quelque jour auſſi juſte à la fin qu’au commencement. Quoy que Cleandre sçeuſt bien qu’Eſope eſtoit auſſi ſage que ſpirituel, neantmoins il n’eut jamais la force de luy advoüer qu’il aimoit la Princeſſe, il le pria donc ſeulement, de ne monſtrer cette Fable à perſonne : & de ne dire plus rien de ſes erreurs, de peur de les perſuader aux autres. Comme ils en eſtoient là, j’arrivay : & apres qu’Eſope fut parti, Cleandre me raconta leur converſation : & me dit qu’aſſurément il eſtoit la cauſe de la froideur que la Princeſſe avoit pour luy. Il euſt pourtant bien voulu le sçavoir avec certitude : car encore que cette froideur luy fuſt inſuportable ; s’il euſt eſté aſſuré que Palmis euſt sçeu ſa paſſion, il en euſt eſté conſolé : parce qu’enfin il ne remarquoit pas qu’elle fuſt accompagnée d’incivilité ny de mépris. Ainſi apres avoir bien raiſonné ſur la choſe, il ſe reſolut d’aller prendre congé de la Princeſſe, lors qu’il y auroit peu de monde chez elle, & de taſcher de s’eſclaircir de la verité. Il fut donc ſi ſoigneux de s’informer de l’heure où il la pourroit voir en particulier, & il prit ſi bien ſon temps, qu’en effet il la trouva ſeule. Apres les premiers complimens, qui ne regardoient que ſon voyage ; & apres que la Princeſſe luy eut recommandé la Perſonne du Roy, & celle du Prince Myrſile : Madame, luy dit-il, vous me trouverez ſans doute bien hardy, d’oſer vous ſuplier tres humblement comme je fais, de me faire l’honneur de me dire ſi j’ay fait quelque faute contre le reſpect que je vous dois, qui vous ait portée à diminuer quelque choſe de cette bonté ſincere & obligeante, dont vous m’honnoriez, autrefois. Il paroiſt bien, repliqua t’elle, que je me confie extrémement en vous, puis que je vous recommande les deux Perſonnes du monde qui me ſont les plus cheres. Je vous en ſuis ſans doute bien redevable, répondit-il, mais Madame, comme je ſuis perſuadé, que celuy qui perdroit un Threſor ſans s’en aperçevoir & ſans s’en pleindre, témoigneroit ne l’eſtimer pas aſſez : je penſe que vous ne pourrez pas vous offencer avec raiſon ſi je me pleins un peu du changement que je remarque en mon bon-heur. Mais en m’en pleignant, je ne vous accuſe touteſfois pas d’injuſtice : & je me contente de vous ſupplier tres humblement, de m’aprendre par quel crime j’ay merité ce malheur. Cleandre a tant d’eſprit (repliqu’a t’elle en ſous-riant à demy, quoy que ce ne peuſt eſtre ſans rougir) que s’il avoit fait un crime, il l’auroit ſans doute voulu faire : & par conſequent il ne ſeroit pas aiſe qu’il s’en repentiſt ? ny meſme gueres neceſſaire de l’en accuſer : puis qu’infailliblement il s’en accuſeroit le premier. Mais, adjouſta t’elle avec un viſage plus ſerieux, je n’ay point sçeu que vous m’ayez rendu de mauvais offices : & ſi vous remarquez quelque changement en mon humeur, c’eſt que depuis la mort du Prince mon Frere, je ne me ſuis plus trouvée avec la meſme diſposition à la joye, que j’avois auparavant. Madame répondit Cleandre, mon malheur a precedé celuy de cét infortuné Prince ; c’eſt donc peut-eſtre, répliqua t’elle, que j’ay un défaut plus que je ne penſois : & qu’à tant d’autres que j’ay, on peut encore joindre celuy d’eſtre d’humeur inégale. Me preſervent les Dieux, interrompit-il, d’accuſer la plus accomplie Princeſſe du monde, de la plus petite imperfection : non, Madame, vous ne m’entendez pas, ou vous ne voulez pas m’entendre. Car enfin je ne vous accuſe point : mais ſi vous me croyez coupable, je vous conjure de m’accuſer, afin que je me corrige, & que je vous demande pardon. En verité Cleandre, reprit-elle, je ne penſe pas qu’il y ait jamais eu perſonne que vous, qui ait voulu paroiſtre criminel, avec tant d’empreſſement : mais sçachez, je vous prie, une choſe, pour vous obliger à me laiſſer en repos, & à vous y mettre : qui eſt, que ce que je ne dis point la premiere fois qu’on me le demande, on me le demande apres inutilement ; parce que je ne le dis jamais. De ſorte Madame, répondit-il, que je ne sçauray donc jamais dequoy vous m’accuſez ? Non pas meſme ſi je vous accuſe, dit elle ; C’eſt pourquoy, Cleandre, cherchez dans voſtre cœur voſtre ſatisfaction, & non pas dans mes paroles. Si vous eſtes innocent, vivez en repos, car je ne fais jamais d’injuſtice : & ſi vous ne l’eſtes pas, repentez vous & vous corrigez. Mais quoy qu’il en toit n’en parlons plus : & ſoyez ſeulement aſſuré, qu’innocent ou coupable, je ſouhaite que vous me rameniez le Roy victorieux de ſes ennemis, & que voſtre gloire s’augmente de jour en jour. Comme je n’en auray jamais, repliqua-t’il, qui me toit ſi chere que celle de vous obeïr, commandez moy donc quelque choſe pour voſtre ſervice : C’eſt aſſez que je vous aye prié, luy répondit-elle, de prendre ſoin du Roy mon Pere, & du Prince mon Frere : ſi ce n’eſt que je vous conjure encore, de n’expoſer pas trop une perſonne qui leur eſt ſi chere que la voſtre. La Princeſſe ſe leva apres ces paroles : & Cleandre fut contraint de la quitter, ſans avoir eu la force de luy parler plus ouvertement de ſon amour. Neantmoins il avoit eu la conſolation en cette derniere viſite, d’avoir connu qu’elle sçavoit ſa paſſion : & de l’avoir pourtant trouvée un peu moins froide qu’à l’ordinaire.

Il partit donc avec un ſi violent deſir de mériter par ſes grandes Actions l’eſtime de cette Princeſſe : & de rendre ſa vie auſſi éclatante, que ſa naiſſance eſtoit obſcure ; qu’il ne faut pas s’eſtonner des belles choſes qu’il fit à la guerre d’Epheſe. Je ne vous diray point, Madame, tout ce qui s’y paſſa : car toute l’Aſie a sçeu qu’il y eut pluſieurs combats, dont Cleandre emporta toute la gloire : qu’en ſuitte il alla aſſieger Epheſe : & qu’encore que les Habitans creuſſent ſe mettre en ſeureté, en attachant par une ceremonie ſuperstitieuse, un Cordeau qui alloit de la vieille Ville au Temple de Diane, comme ſe remettant tout de nouveau ſous ſa protection, ils ne laiſſerent pas d’eſtre contraints de ſe rendre, malgré toute la reſistance qu’un courageux Eſtranger qui ſe trouva dans la Ville, y apporta. Mais certes, à dire les choſes comme elles font, la priſe d’Epheſe fut ſi particulierement deuë à Cleandre, que Creſus n’eut guere de part à l’honneur de cette conqueſte : car eſtant tombé malade, ce fut Cleandre ſeul qui agit pendant ce Siege ; qui fut un des plus memorables dont on ait entendu parler. Arteſilas n’eut pas meſme le bonheur d’y eſtre ; parce qu’ayant eſté bleſſé à la premiere rencontre qu’ils avoient faite des Ennemis, Cleandre joüit tout ſeul de la gloire de cette conqueſte : dont Creſus luy meſme envoya advertir la Princeſſe ſa Fille, d’une façon tres advantageuſe pour luy Mais comme la fin de la Campagne aprochoit, & qu’il eſperoit de retourner bien toſt à Sardis, pour chercher le plus doux fruit de ſa Victoire dans les regards favorables de ſa Princeſſe : les Miſiens, les Doriens, & les Pamphiliens ſe joignirent, & l’on parla d’une Ligue contre Creſus, qui ſe reſolut de les prevenir. Il envoya alors ſolliciter le Roy de Phrigie de luy donner du ſecours : mais comme il eſtoit engagé en ce temps là avecques le Roy de Pont, il le refuſa : de ſorte qu’il falut qu’il agiſt ſeulement avec ſes propres forces. Mais, Madame, la valeur de Cleandre eſtoit devenuë ſi redoutable à tous ces Peuples ; qu’il termina cette guerre auſſi heureuſement que l’autre ; la faiſant meſme malgré l’Hyver. Cependant comme Creſus vit que la Fortune luy eſtoit favorable, il ne voulut pas en demeurer là : & durant que le Roy de Phrigie eſtoit occupé avec le Roy de Pont ; il entra au commencement du Printemps dans les Eſtats de ce Prince, juſtement apres que ces deux Rois eurent perdu deux Batailles en un meſme jour. De ſorte que le Roy de Phrigie avec le débris de ſes Troupes, fut contraint de revenir pour deffendre ſon propre Royaume, & d’abandonner celuy de ſon Allié. Comme ce Prince eſt brave, Creſus trouva beaucoup plus de reſistance, qu’il n’avoit fait juſques alors : & la valeur de Cleandre trouva ſans doute dequoy s’occuper encore plus glorieuſement. Comme la Phrigie n’eſt pas fort nombreuſe en Villes, preſques toute cette guerre ſe paſſa en Batailles & en rencontres : mais elles furent ſi frequentes, & ſi glorieuſes pour Cleandre, que Creſus ne pouvoit ſe laſſer d’admirer combien il eſtoit obligée à Menecée & à mon Pere, de luy avoir donné un homme d’un courage ſi heroïque. En diverſes occaſions, le Roy de Phrigie combatit en perſonne contre Cleandre, qui penſa le tuer une fois : mais comme il avoit deſja le bras levé, un ſentiment dont il ne pût eſtre le Maiſtre, le fit changer d’avis : & deſtournant le coup ſur un autre qui touchoit le Roy de Phrigie, il le tua d’un revers, diſant en luy meſme, peut eſtre que je ſuis nay Subjet de ce Prince. Enfin, Madame, apres avoir contraint le Roy de Phrigie de ſe retirer dans Apamée ; & la ſaison commençant d’eſtre fort faſcheuse ; Cleandre apres avoir mis ſes Troupes en leurs Quartiers d’Hyver, s’en retourna à Sardis : où il y avoit plus d’un an qu’il n’avoit eſté. Bien eſt il vray que la Renommée avoit parlé ſi avantageuſement de luy à la Princeſſe Palmis, qu’elle ne pouvoit pas l’avoir oublié : mais je ne sçay ſi encore qu’elle ne vouluſt pas ſouffrir la paſſion de Cleandre ; elle ne craignit pas touteſfois un peu, que l’abſence n’euſt changé ſon cœur. Creſus fut reçeu avec une magnificence extréme : & Cleandre fut effectivement regardé, comme le Vainqueur de pluſieurs Nations : & en la poſture où il revint à Sardis, il n’y avoit plus perſonne avec qui il ne peuſt aller du pair, & qui ne s’eſtimast heureux d’en eſtre regardé favorablement. Mais Madame, au milieu de tous ſes Triomphes, l’Amour triomphoit touſjours de ſon cœur : & le jour qu’il devoit revoir la Princeſſe, il ſe trouva beaucoup plus émeu qu’il ne l’eſtoit ſur le point de donner des Batailles. Auſſi alloit-il aux combats, avec l’eſperance de vaincre : & il n’alloit s’expoſer aux regards de cette Princeſſe, qu’avec la certitude d’en eſtre touſjours vaincu, & avec l’incertitude d’en eſtre jamais bien traité. Cette premiere entre veuë ſe fit en preſence du Roy : qui voulant favoriſer Cleandre, dit à la Princeſſe ſa Fille, qu’elle le regardaſt comme le ſeul Victorieux, & comme le plus ferme appuy de ſon Empire. Cleandre répondit à ce diſcours avec une modeſtie extréme : & la Princeſſe le continua, avec une civilité fort obligeante. Mais le lendemain, Cleandre la fut voir chez elle, où elle le reçeut de fort bonne grace : ſans touteſfois qu’il retrouvaſt encore en elle ſon ancienne franchiſe ; mais auſſi n’y remarqu’a-t’il pas ſa derniere froideur. Comme elle eſtoit encore devenuë plus belle, il devint encore plus amoureux : & comme la victoire éleve l’eſprit, & donne je ne sçay quel air hardy, qui ſied bien à ceux qui conſervent auſſi quelque modeſtie ; Cleandre eſtoit encore incomparablement plus aimable, qu’il n’avoit jamais eſté. Au contraire, Arteſilas l’eſtoit beaucoup moins : car le chagrin qu’il avoit de la gloire de Cleandre, le rendoit de ſi mauvaiſe humeur, que tout le monde le fuyoit. De ſorte qu’eſtant venu chez la Princeſſe, comme Cleandre l’entretenoit ; elle vit ſi parfaitement la difference qu’il y avoit de l’un à l’autre ; qu’elle ne pût s’empeſcher le ſoir, en parlant à Cyleniſe, de ſouhaiter que Cleandre fuſt de la naiſſance d’Arteſilas, ou qu’Arteſilas euſt toutes les bonnes qualitez de Cleandre. Cependant quoy qu’il ſe viſt tout couvert de gloire ; que Creſus l’eſtimast infiniment ; que le Prince Myrſile l’aimaſt avec une tendreſſe extréme ; & qu’il fuſt adoré de tout le monde ; il s’eſtimoit touſjours tres malheureux. Car toutes les fois qu’il venoit à penſer, qu’il ne sçavoit qui il eſtoit : & que ſelon toutes les aparences, l’incertitude de ſa naiſſance ſeroit touſjours un obſtacle invincible à l’heureux ſuccés de ſa paſſion, il n’eſtoit pas conſolable ; & tout ce que je luy pouvois dire, irritoit pluſtost ſa douleur, que de la diminuer.

Mais, Madame, ſa grande faveur faiſant ombre à Antaleon, ce Prince ambitieux qui vouloit s’emparer de la Couronne, traita en ſecret avec Arteſilas : à qui il promit de faire eſpouser la Princeſſe Palmis ſa Niece, s’il vouloit luy aider à ſe deffaire de Creſus & du Prince Myrſile. Cette conjuration fut ſi noire, que je ne puis me reſoudre de vous en aprendre les particularitez : & quand je ſonge qu’un Frere vouloit faire perir ſon Frere & ſon Neveu & qu’un Amant vouloit tremper ſes mains dans le ſang du Pere de ſa Maiſtresse pour la poſſeder : j’en conçoy tant d’horreur, qu’il faut que je paſſe ſur cét endroit legerement : & que je vous die qu’Eſope qui eſtoit encore à Sardis, ayant apris quelque choſe de cette conſpiration, en advertit Cleandre : qui agit avec tant de prudence, que non ſeulement il la découvrit, mais qu’il la détruiſit : & qu’Antaleon fut contraint de s’enfuir, avec intention de ſe refugier chez le Roy de Phrigie. Il n’acheva pourtant pas ſon deſſein, parce qu’en y allant il tomba dans un précipice, & ſe bleſſa de telle ſorte, qu’il mourut quelques jours apres : les Dieux ne voulant pas differer plus long-temps la punition d’un crime ſi noir que le ſien. Mais pour Arteſilas, il fut impoſſible en ce temps là, de rien prouver contre luy : & quoy que nous ayons bien sçeu depuis, qu’il eſtoit de cette conjuration : il demeura dans la Cour, comme s’il euſt eſté innocent. Bien eſt-il vray, qu’il n’oſoit pourtant plus agir ouvertement comme Amant de la Princeſſe : & ſi elle euſt pû écouter ſans colere une declaration d’amour, Cleandre euſt eſté preſque heureux. Car Creſus luy eſtoit tellement obligé, du dernier ſervice qu’il luy venoit de rendre ; qu’il ne croyoit pas que tous ſes Threſors euſſent pû l’en recompenſer dignement. Le Prince Myrſile de ſon coſté, luy devant la vie, croyoit luy devoir toutes choſes : ainſi quoy qu’il connuſt bien qu’il eſtoit amoureux de la Princeſſe ſa Sœur, il ne teſmoigna jamais s’en apercevoir. Cependant Cleandre ne pouvant plus vivre, ſans avoir la liberté de parler ouvertement de ſon amour, à celle qui l’avoit fait naiſtre, menoit une vie tres melancolique : & la Princeſſe ne pouvant plus auſſi s’empeſcher d’eſtimer un peu trop Cleandre, en avoit un chagrin extréme. Car (diſoit elle un jour à Cyleniſe) quand cette eſtime ne me feroit jamais autre mal, que de m’empeſcher de pouvoir aimer celuy que le Roy voudra que j’épouſe, ne ſeroit-il pas touſjours aſſez grand, & ne devrois je pas ſouhaiter de ne l’avoir jamais veu ? Il me ſemble, diſoit Cyleniſe, que ce ſouhait ſeroit fort injuſte : & que peut-eſtre Cleandre auroit il plus de raiſon que vous, de deſirer de n’avoir jamais veu voſtre beauté. Vous sçavez, Madame, que le Roy luy doit pluſieurs victoires, & que vous luy devez la vie de deux Princes qui vous ſont fort chers : mais pour luy, je ne voy pas qu’il vous ait beaucoup d’obligation. Car enfin vous le traitez avec une extréme froideur, parce que vous croyez qu’il vous ayme : & vous voudriez ne l’avoir jamais connu, parce qu’il eſt fort aimable. Je penſe, luy dit la Princeſſe en ſous-riant, que veu la façon dont vous parlez, Eſope vous a ſubornée, afin de rendre ſa Fable juſte. Comme Cyleniſe alloit répondre, le Capitaine des Gardes de Creſus, qui avoit touſjours eu beaucoup d’amitié pour Antaleon, ſans qu’on s’en fuſt aperçeu, & qui par conſequent n’en pouvoit pas avoir beaucoup pour Cleandre ; vint la trouver pour luy dire une nouvelle dont il creut devoir eſtre bien recompenſé, quoy qu’il ne la creuſt pas agreable. Madame, luy dit il, je vous demande pardon, d’eſtre obligé de vous aprendre une choſe, qui ſans doute vous affligera ſensiblement : mais comme vous y pouvez remedier en la sçachant de bonne heure, je ne l’ay pas pluſtost apriſe, que je ſuis venu vous en advertir. La Princeſſe croyant que c’eſtoit quelque nouvelle Conjuration, le remercia du zele qu’il témoignoit avoir pour ſon ſervice : & le preſſa de vouloir luy apprendre ce qu’il sçavoit. Madame, repliqua-t’il, c’eſt une choſe ſi eſtrange, que je n’oſerois preſques vous la dire : car enfin je ſuis adverty par un des Officiers de la Maiſon du Roy qui l’a entendu, que ce Prince a deſſein (à ce qu’il a dit aujourd’huy en fort grand ſecret à un de ſes plus anciens ſerviteurs) de vous faire épouſer Cleandre : afin, dit-il, d’aider au Prince Myrſile à ſoustenir la peſanteur du Sceptre qu’il doit porter apres ſa mort. Il a témoigné, pourſuivit ce Capitaine des Gardes, craindre extrémement que vous n’y veüilliez pas conſentir, à cauſe que la naiſſance de Cleandre n’eſt pas connuë, & il a meſme adjoûté, que cela le faſchoit fort ; & que de plus, il ne voudroit pas vous y forcer. C’eſt pourquoy. Madame, jugeant que vous pouvez empeſcher un ſi grand malheur, par une reſistance courageuſe : je ſuis venu en diligence, vous dire tout ce que je sçay de cét eſtrange deſſein ; car connoiſſant voſtre Grand cœur comme je le connoy, j’ay bien creu que vous ne voudriez pas conſentir à une choſe qui vous ſeroit ſi honteuſe. La Princeſſe Palmis extrémement ſurprise du diſcours de cét homme, & ne sçachant ce qu’elle en devoit penſer, le remercia de ſon zele, & luy dit qu’elle l’en recompenſeroit : mais qu’elle le conjuroit touteſfois de deux choſes : l’une de ne parler à qui que ce fuſt, de ce qu’il venoit de luy dire : & l’autre de n’accouſtumer point ceux qui eſtoient ſous ſa Charge, à vouloir penetrer dans les ſecrets du Roy, & moins encore à les découvrir. Que cependant il pouvoit croire qu’elle agiroit en cette rencontre, comme la raiſon & la vertu vouloient qu’elle agiſt. Mais admirez, Madame, le caprice de l’amour, meſme dans l’eſprit des plus ſages perſonnes : la Princeſſe Palmis eſtimoit infiniment Cleandre, & l’aymoit peut-eſtre deſja avec aſſez de tendreſſe cependant dés qu’elle eut apris que Creſus vouloit qu’elle l’épouſast ; l’obſcurité de ſa naiſſance troubla ſi fort ſon eſprit, qu’elle ne sçavoit quelle reſolution prendre. Elle n’euſt pas voulu que Cleandre ne l’euſt point aimée : elle ne vouloit pas toutefois qu’il luy diſt qu’il l’aimoit : & elle ne pouvoit non plus conſentir à épouſer un Inconnu. Mais ſa vertu eſt ſi éclatante & ſi viſible, diſoit cette Princeſſe ; mais ſa naiſſance eſt ſi obſcure & ſi cachée, adjouſtoit-elle un moment apres, que luy-meſme ne la sçait pas. Mais, Madame, luy diſoit Cyleniſe, vous sçavez du moins qu’il eſt digne de toutes choſes : qu’il a toutes les vertus que les plus grands Rois pourroient ſouhaitter d’avoir : que ſa valeur l’a mis au deſſus de tous les Princes qui font Subjets du Roy voſtre Pere : & que ſi ſes conqueſtes eſtoient auſſi effectivement à luy, comme effectivement il en a toute la gloire ; il ſeroit deſja un des plus puiſſans Princes d’Aſie. Les premiers Rois, Madame, adjouſta Cyleniſe, n’eſtoient peut-eſtre pas de ſi bonne maiſon que Cleandre : car enfin, comme je l’ay entendu dire, il fut trouvé ſur un Carreau de drap d’or : & le Portraict de ſa Mere & le ſien, ont une bordure ſi magnifique, qu’il ne ſemble pas que ſa naiſſance doive eſtre baſſe. Il pourroit eſtre nay de parens aſſez riches, reprit la Princeſſe, que ce ne ſeroit pas encore aſſez pour me ſatisfaire : ce n’eſt pas, Cyleniſe, que je ne sçache bien que la naiſſance & la mort ſont égales entre les Rois & les Subjets : & qu’en quelque façon la vanité que l’on tire ſeulement de ſes Predeceſſeurs n’eſt pas trop bien fondée : mais apres tout, cette illuſtre Chimere qui flatte ſi doucement le cœur de tous les hommes, eſt trop univerſellement eſtablie par toute la Terre, pour ne s’y arreſter pas. Il faut pourtant advoüer, Madame, dit Cyleniſe, que la naiſſance toute ſeule, n’eſt pas une choſe fort conſiderable : en effet, adjouſta-t’elle, ſi le Fils du plus Grand Roy du monde eſtoit amoureux de vous, & qu’il eut tous les deffauts imaginables, & pas une bonne qualité : n’eſt-il pas vray que vous ne l’aimeriez point ? & que toute la grandeur de ſes illuſtres Ayeuls ; ny meſme toutes leurs vertus ne luy acquerroient jamais voſtre eſtime ? Tant s’en faut, dit la Princeſſe, je le mépriſerois plus qu’un autre qui auroit les meſmes imperfections, & le haïrois davantage : neantmoins je pourrois pourtant l’épouſer ſans honte, & par raiſon d’Eſtat ſeulement : mais au contraire, Cleandre eſtant auſſi accomply qu’il eſt, merite ſans doute toute mon eſtime : & cependant n’eſtant pas Prince, & ne sçachant pas ſeulement s’il eſt d’une Race Noble, je ne puis certainement, ſelon les maximes ordinaires du monde, que luy donner quelque place en mon amitié, ſans ſonger jamais à l’épouſer. Je sçay bien, adjouſta Cyleniſe, que tout le monde penſe ce que vous dites : mais vous, Madame, qui avez l’ame au deſſus du vulgaire : qui voyez les choſes comme elles ſont, & non pas comme la multitude les voit, qu’en penſez-vous ? & croyez-vous que la vertu de Cleandre, & le commandement du Roy, n’empeſchent pas que l’on ne vous puiſſe blaſmer, quand vous luy obeïrez ſans reſistance ? Ha Cyleniſe, luy dit-elle, que me demandez vous ! & comment penſez-vous que je vous puiſſe répondre ? Mon cœur & ma raiſon ſont ſi peu d’accord, adjouſta-t’elle, qu’il me faut quelque temps pour sçavoir lequel des deux je dois ſatisfaire : c’eſt pourquoy je ne puis preſentement vous dire ce que je veux, ny ce que je feray : car en verité, Cyleniſe, je ne le sçay pas moy meſme. Ce fut de cette ſorte que cette converſation ſe paſſa : car bien que cette Fille de la Princeſſe qui eſt ma Parente, ne fuſt pas encore en confidence des intereſts de ſa Maiſtresse avecques moy ; neantmoins comme nous avions aſſez d’amitié enſemble, elle ne laiſſoit pas d’avoir une affection particuliere pour Cleandre, à ma conſideration : parce qu’elle sçavoit bien que ma fortune & celle de Timocreon eſtoient inſeparablement attachées à la ſienne, qu’il rendoit commune entre nous, par ſa liberalité & par ſes bons offices. Auſſi Cleandre ſans en rien sçavoir, avoit en elle un puiſſant appuy aupres de la Princeſſe Palmis cependant l’advis qu’elle avoit reçeu, fit un effet tres avantageux pour Cleandre ; puis qu’inſensiblement elle diminua une partie de cette froideur qui redoubloit ſes ſuplices. De ſorte que flatté par cet heureux changement dont il ignoroit la cauſe, l’eſperance commença de le conſoler : & peu apres le rendant plus hardy, il rendit ſes ſoins & ſes ſoûmiſſions à la Princeſſe, avec un peu moins de circonſpection, quoy que ce fuſt touſjours avec un égal reſpect. Mais enfin il la regardoit un peu plus ſouvent ; il la viſitoit davantage ; & l’entretenoit avec un peu moins de crainte. Touteſfois je ne penſe pas qu’il euſt jamais eu la hardieſſe de ſe declarer ouvertement, ſi l’illuſtre Cyrus, qui n’eſtoit en ce temps-là qu’Artamene, ne luy en euſt fourny le ſujet : & voicy comme la choſe arriva.

Creſus avant sçeu tout ce qui s’eſtoit paſſé à la guerre de Pont & de Bithinie, & toutes les merveilleuſes actions que le fameux Artamene y avoit faites : avoit eu ſoing de s’informer de quelle Nation eſtoit un homme d’une valeur ſi extraordinaire. De ſorte que ceux à qui il avoit donné cette commiſſion, luy aprirent que l’on ne le sçavoit pas : & luy dirent en ſuitte comment il avoit fait delivrer le Roy de Pont, & comment la Princeſſe Mandane avoit penſé eſtre enlevée par un autre Eſtranger nommé Philidaſpe, que l’on ne connoiſſoit non plus qu’Artamene, & qui eſtoit auſſi extrémement brave : adjouſtant touteſfois à cela, que ce Philidaſpe s’eſtoit dit eſtre Fils de la Reine d’Aſſirie, par une Lettre qu’il avoit écrite à un homme de ſon intelligence, & que l’on avoit interceptée. Creſus ſans y penſer raconta tout ce que je viens de dire à la Princeſſe Palmis, comme une nouvelle agreable : luy parlant avecque beaucoup d’admiration de toutes les Grandes choſes qu’il avoit entendu dire de l’illuſtre Artamene. Auſſi toſt apres qu’il fut ſorty de chez la Princeſſe, Cleandre y arriva : & comme elle n’avoit l’eſprit remply que de ce que le Roy luy venoit de dire, elle en parla avecques luy : & luy demanda pluſieurs particularitez qu’elle n’avoit pas demandées au Roy : jugeant bien qu’il avoit eſté preſent lors que l’on avoit raconté cette merveilleuſe advanture à Creſus. Pour moy, diſoit-elle, j’aurois une extréme envie que ce Philidaſpe tout Fils de Roy qu’il ſe dit eſtre, fuſt puny de la violence qu’il a voulu faire, & je voudrois auſſi qu’Artamene tout inconnu qu’il eſt, fuſt recompenſé de ſa vertu. Il me ſemble, Madame, dit Cleandre, que je vous dois rendre grace pour luy : car outre que je ſuis amoureux de ſa gloire ; eſtant inconnu comme il l’eſt, il me ſemble, dis-je, que cette conformité me doit intereſſer en ce qui le touche. Sa condition, dit la Princeſſe, n’eſt pourtant pas égale avec la voſtre ; car il sçait bien ce qu’il eſt nay, à ce qu’il m’a paru par le recit que m’a fait le Roy : & vous ne sçavez pas ny d’où vous eſtes, ny qui vous eſtes. Cleandre ſoûpira à ce diſcours de la Princeſſe : qui craignant de l’avoir irrité, ſe haſta de reprendre la parole en ces termes. Non non, Cleandre, dit-elle, ne vous affligez pas tant de voſtre malheur : car ſi vous ne sçavez pas de quelle condition vous eſtes, tout le monde sçait qu’il n’y en a point de ſi haute dont vous ne puiſſiez ſoustenir l’éclat : & pleuſt aux Dieux, adjouſta t’elle, que pour la Grandeur de noſtre maiſon, vous puſſiez devenir mon Frere : puis que comme je connois le Prince Myrſile & qu’il vous connoiſt, je ſuis aſſeurée qu’il ne s’offenceroit pas du ſouhait que je fais. Il eſt bien glorieux & bien obligeant pour moy, Madame, reprit-il, mais apres tout (pourſuivit Cleandre emporté par ſa paſſion) je ne voudrois pas qu’il peuſt vous eſtre accordé : & j’ayme encore mieux eſtre ce que je ſuis, que d’étre Frere de l’adorable Palmis Songez vous bien à ce que vous dites, repliqua t’elle, & ne craignez vous point de m’offencer ? Ouy, Madame, je le crains : & je le crains d’autant plus, adjouſta t’il, que je sçay que vous avez raiſon de le faire. Mais enfin comme je ſuis ingenu, il faut que je vous advoüe, que j’aime incomparablement mieux eſtre toute ma vie l’eſclave de la divine Palmis, que d’eſtre ſon Frere, & que de devoir eſtre Roy. Ouy Madame (pourſuivit il, ſans luy donner loiſir de parler) je trouve les chaines que je porte ſi douces & ſi glorieuſes, toutes peſantes qu’elles ſont : que je ne les voudrois pas changer avec les plus magnifiques Couronnes de l’univers. Cleandre, luy dit la Princeſſe, je penſe que vous ne me connoiſſez pas mieux que vous vous connoiſſez vous meſme : car ſi vous sçaviez encore qui je ſuis, vous ne me parleriez pas comme vous faites. Pardonnez moy Madame, reprit-il, je sçay que vous eſtes Fille d’un Grand Roy ; que vous eſtes la plus belle Princeſſe du monde & la plus vertueuſe : mais je sçay auſſi que je ſuis le plus malheureux homme de la Terre, ſeulement parce que je ſuis le plus amoureux. Si je ne croyois pas, luy dit-elle, que vous avez perdu la raiſon, je vous traiterois bien d’une autre ſorte : Non Madame, dit-il, ne vous y abuſez point : l’amour que j’ay pour vous, m’a laiſſé la raiſon toute entiere : & je connois parfaitement que je ne dois rien eſperer. Auſſi ne vous demanday je rien qu’un peu de compaſſion : encore n’ay-je pas l’audace de vous demander de celle qui fait que l’on aporte quelque remede aux maux que l’on pleint : mais de celle qui les fait ſeulement pleindre ſans les ſoulager. Le Roy mon Pere, luy dit la Princeſſe Palmis en l’interrompant, vous doit tant de choſes, & je vous dois tant moy-meſme, que je ſuis reſoluë de ne m’emporter pas contre vous, autant que raiſonnablement je le devrois faire : c’eſt pourquoy je vous dis avec le moins de colere que je puis, que ſi ce que vous dites n’eſt pas vray, quoy que voſtre hardieſſe merite que je vous defende de me parler jamais, je ne laiſſeray pas d’oublier voſtre crime & de vous le pardonner : mais ſi pour voſtre malheur, il y a de la verité en vos paroles, vous ne ſerez pas traité ſi favorablement. Quoy, Madame, reprit-il, vous me puniriez moins rigoureuſement de vous avoir dit un menſonge inſolent, qu’une verité tres-reſpectueuse ! le ſe, rois bien davantage, reſpondit elle, car je me punirois moy-meſme de voſtre crime, quoy que je n’y euſſe rien contribué. Helas, Madame, repliqua t’il, ſi je ſuis coupable vous me l’avez rendu : mais au nom des Dieux ne me condamnez pas ſi legerement. Vous avez autrefois eu, luy dit il, une ſi forte envie de sçavoir ſi j’aimois, & qui j’aimois ; lors que le Prince Atys vous aprit que je n’avois pas voulu feindre d’aimer Anaxilée ; que je n’ay pas deû croire vous faire un ſi ſensible outrage, de vous dire cette verité une ſeule fois en ma vie. Conſiderez, Madame, que je ne puis eſtre accuſé avec juſtice, que de ce que je viens de vous deſcouvrir : puis que vouloir m’accuſer de ce que je vous aime, ce ſeroit choquer l’equité directement. Car, Madame, peut on me ſoupçonner de ne m’eſtre pas oppoſé à cette paſſion ? & peut on me dire criminel, d’avoir eſté vaincu par une perſonne capable de vaincre toute la Terre ? Il faloit du moins cacher voſtre deffaite, reprit la Princeſſe ; je la cache auſſi à tout le monde, repliqua t’il, sçachant bien que mon malheur eſt ſi grand qu’elle eſt meſme honteuſe à mon illuſtre Vainqueur. Mais pour vous. Madame, j’advoüe que je n’ay pû me reſoudre à ne vous la deſcouvrir jamais : & à me priver du. merite que j’auray à ne vous parler plus de ma paſſion. Car, Madame, ſi vous pouvez obtenir de voſtre bonté de me pardonner ce premier crime, je vous promets de regler ma vie à l’advenir comme il vous plaira : & de renfermer dans mon cœur, toute la violence de mon amour. Faites le donc, luy dit elle, mais de telle ſorte, que pas une de vos actions, de vos paroles ny meſme de vos regards ; ne puiſſe jamais rapeller dans mon ſouvenir la faute que vous avez faite aujourd’huy : & que je me reſous d’oublier, ſi vous agiſſez comme je le veux, & comme je vous l’ordonne. Je feray tout ce que je pourray pour vous obeïr, Madame, repliqua-t’il : mais au nom des Dieux, ne me traitez jamais en innocent, & traitez-moy touſjours en criminel à qui vous faites grace. La Princeſſe ne pouvant ſouffrir que cette converſation duraſt plus long-temps, congedia Cleandre, n’eſtant gueres moins irritée contre elle meſme, que contre luy ; parce qu’elle ne trouvoit pas qu’elle luy euſt parlé avec aſſez de fierté. Comme il ne sçait pas, diſoit-elle, ce que le Roy a deſſein de faire à ſon avantage, que penſera-t’il de moy, de l’avoir écouté avec ſi peu de marques de colere ? & ne dois-je point craindre d’avoir détruit par mon indulgence toute l’eſtime qu’il en peut avoir ? Touteſfois, reprenoit-elle, luy devant la vie du Roy mon Pere, & celle du Prince mon Frere, euſt il eſté juſte d’agir avec toute la ſeverité que ſa hardieſſe meritoit ? Mais enfin, diſoit elle encore, Cleandre de qui le Pere eſt peut-eſtre de telle condition, qu’il me feroit rougir de confuſion & de honte ſi je le sçavois, a eu la hardieſſe de m’avoüer qu’il m’aimoit ; & je ne l’ay pas banny pour touſjours. Ha mon cœur, s’écrioit-elle, vous m’avez trahie, j’aime aſſurément Cleandre plus que je ne penſe, & meſme plus que je ne dois. Mais ſi cela eſt, je dois comprendre par ma propre experience, que Cleandre n’eſt pas ſi criminel car puis que je ne le puis haïr quand je le veux, il eſt excuſable de ne pouvoir pas ceſſer de m’aimer quand je le ſouhaite. Qu’il m’aime donc, adjouſtoit-elle, pourveu qu’il m’ aime en ſecret, & qu’il ne me le die plus jamais. Elle n’eſtoit pourtant pas tout à fait d’accord avec elle meſme ſur cét article : & elle eut l’ingenuité de l’advoüer à Cyleniſe, lors qu’elle fut ſeule aupres d’elle, & qu’elle luy raconta tout ce qu’elle avoit penſé. Mais enfin, Madame, l’illuſtre Cleandre agit ſi judicieuſement, & avec tant de reſpect & de diſcretion pour la Princeſſe durant tout l’Hyver, qu’elle fut à la fin contrainte d’abandonner ſon cœur à l’innocente paſſion qui s’en vouloit emparer. Elle ne la fit touteſfois paroiſtre à Cleandre, que ſous les apparences d’une amitié ſolide & ſincere, & luy diſant touſjours qu’il faloit qu’il reglaſt la ſienne de cette ſorte : parce qu’il y avoit un obſtacle invincible, qui s’oppoſoit à ſon bon-heur. Car (luy dit-elle un jour, apres qu’il eut obtenu d’elle la revocation de ce cruel arreſt qui luy deffendoit de l’entretenir quelqueſfois de ſon amour) ſi vous ne rencontriez de difficulté à voſtre bon-heur, que parce que je ne vous eſtimerois pas ; que parce que j’en eſtimerois un autre plus que vous ; ou que parce que je ſerois inſensible ; le temps pourroit changer toutes ces choſes : mais je vous avouë ingenûment que je trouve en voſtre perſonne & en voſtre eſprit, tout ce qui eſt neceſſaire pour acquerir mon eſtime : vous m’avez rendu cent mille ſervices en la perſonne du Roy & en la mienne : je ſuis perſuadée que vous m’aimez : mon inclination me porte à ne vous haïr pas : & toutes choſes enfin, à la reſerve d’une ſeule, contribuent à lier noſtre amitié. Mais, Cleandre, apres toutes ces choſes, toute l’Aſie sçait que vous ne sçavez qui vous eſtes : & comme vous ne le sçaurez peut-eſtre jamais, & qu’il faudroit un miracle, pour faire que quand meſme vous le sçauriez, ce fuſt d’une maniere qui me pleuſt ; il faut ne s’engager pas davantage, & demeurer dans les ſimples termes de l’amitié. Ce n’eſt pas, adjouſta-t’elle, que je vous en eſtime moins, & que je ne croye meſme que voſtre naiſſance doit eſtre illuſtre : mais je vous advouë ma foibleſſe : comme tout le monde n’eſt pas perſuadé de ce que je penſe, je ne puis guerir mon eſprit de la crainte d’eſtre blâmée : ſi l’on venoit à sçavoir que j’euſſe donné une place ſi particuliere dans mon cœur à un Inconnu. Ainſi, Cleandre, pour ma propre gloire contentez vous de mon amitié : aimez moy dans le fond de voſtre cœur de la maniere que vous voudrez, luy dit-elle en rougiſſant, mais n’attendez jamais de Palmis que des offices d’une veritable Amie. Je trouve tant de raiſon en vos paroles, luy repliqua-t’il, & pourtant ſi peu de ſatisfaction pour moy, que je n’y sçaurois répondre. Car pour ce qui eſt de ma naiſſance, Madame, adjouſta-t’il, je n’en ay qu’un indice que je croy tres puiſſant, pour me perſuader qu’elle n’eſt pas baſſe : c’eſt, Madame, que j’ay la hardieſſe de vous aimer ; & de vous aimer meſme ſans ſcrupule. Ouy, divine Princeſſe, je ſens dans mon ame je ne sçay quel noble orgueil, qui me perſuade que je puis vous adorer ſans vous faire outrage : cependant comme cette preuve n’eſt convainquante que pour moy, je ne vous demande que ce qu’il vous plaiſt de m’accorder ; & tant que vous ne me deffendrez point de vous aimer, je ne me pleindray jamais. Car, Madame, l’eſtime que j’ay conçeuë de voſtre merite eſt ſi grande ; que quand je ſerois Fils d’un Grand Roy, je ne croirois pas meſme qu’il me fuſt permis de vous demander voſtre affection qu’à genoux ; & je penſerois encore que vous me la pourriez refuſer ſans que j’euſſe ſujet de m’en pleindre.

Les choſes eſtant en ces termes, quoy que la Princeſſe agiſt envers Cleandre avec une retenuë extréme ; neantmoins luy parlant un peu plus ſouvent en particulier qu’à l’ordinaire : & l’amour eſtant d’une nature à ne pouvoir eſtre long temps cachée, principalement entre perſonnes inégales : Arteſilas commença de s’aperçevoir qu’il y avoit quelque changement entre eux : & à quelques jours de là, il ne douta point que du moins Cleandre ne fuſt amoureux delà Princeſſe Palmis, Comme il eſtoit mal traitté, la jalouſie agit dans ſon cœur d’une maniere plus violente ; elle n’éclatta pourtant pas d’abord, parce qu’il voulut auparavant s’éclaircir de ſes ſoupçons. Mais apres avoir obſervé juſques aux regards de Cleandre : ne doutant plus du tout qu’il ne fuſt aſſurément ſon Rival, & craignant meſme qu’il ne fuſt la cauſe des mépris que la Princeſſe avoit pour luy : il commença de ſentir une averſion pour Cleandre, la plus forte qu’il eſtoit poſſible d’avoir : & d’avoir meſme le deſſein. Formé de luy faire un outrage, & de le quereller, à la premiere occaſion qu’il en pourroit trouver. Et ce qui l’y obligeoit encore davantage, eſtoit qu’il sçavoit que Cleandre partiroit bien toſt, pour aller commander l’Armée, & finir la guerre de Phrigie : mais quelque envie qu’il euſt de le quereller, il fut pourtant quelques, jours ſans le pouvoir faire : parce que Cleandre n’alloit gueres que chez le Roy ou chez la Princeſſe, ſi ce n’eſtoit quelquefois chez la Princeſſe de Claſomene. Auſſi, fut-ce au ſortir de chez elle, qu’Arteſilas l’ayant rencontré, l’aborda : & luy adreſſant la parole aſſez froidement ; il y a deſja quelques jours que je vous cherche, luy dit-il, mais il n’y a pas moyen de vous rencontrer, ſi ce n’eſt chez le Roy on chez la Princeſſe, où vous eſtes eternellement. Si j’avois sçeu vos intentions (repliqua Cleandre avec la meſme froideur, quoy qu’avec aſſez de civilité) j’aurois eſté chez vous pour aprendre ce que vous aviez à me dire. peut-eſtre que ſi vous l’aviez préveu, répondit Arteſilas, bien loin de venir chez moy, vous ne ſeriez pas venu, chez la Princeſſe de Claſomene. Comme je ne ſuis guere accouſtumé de fuir mes Amis ny mes Ennemis, répondit Cleandre, je ne sçay pas pourquoy vous me parlez de cette ſorte : je sçay encore moins, repliqua Arteſilas, pourquoy vous agiſtez comme vous faites depuis quelque temps. Comme j’ay touſjours ſuivy la raiſon, répondit Cleandre, je n’ay pas agy de maniere differente, depuis que je la connois. Quand vous arrivaſtes à Sardis, reprit Arteſilas, il n’euſt : pourtant pas eſté aiſé de prévoir, que vos frequentes viſites chez la Princeſſe, m’importuneroient un jour : & qu’un homme de voſtre naiſſance, auroit la hardieſſe de s’oppoſer à un homme de la mienne. Ma naiſſance, repliqua Cleandre fort irrité, m’eſt à la verité inconnuë : mais j’aime toutefois mieux eſtre receu chez la Princeſſe par ma propre vertu, que de n’y eſtre ſouffert que par ma condition ſeulement. Vous ferez pourtant bien de vous ſouvenir touſjours de la voſtre, repliqua Arteſilas : car ſi vous ne le faites, je chercheray les voyes de vous empeſcher de l’oublier. C’eſt pourquoy agiſſez de façon, que je ne vous trouve plus chez la Princeſſe ; que comme vous y eſtiez autrefois, du temps que le Prince Atys vous y envoyoit. Autrement….. Ha Seigneur, s’écria Cleandre en l’interrompant ; ne me forcez pas à perdre le reſpect : que je dois peut-eſtre à. voſtre ſeule qualité : & ſouvenez-vous que les gens de cœur, ne peuvent ſouffrir les menaces que des Dieux ſeulement. Vous ſouffrirez pourtant, repliqua Arteſilas, celles d’un homme qui les fera peut eſtre ſuivre par des effets qui ne vous plairont pas, ſi vous ne vous corrigez. pourveu que nos Eſpées ſoient égales, repliqua fierement Cleandre, l’inégalité de nos conditions ne m’empeſchera peut-eſtre point de vous en empeſcher. Mais, Seigneur ne prophanez point le Nom de là Princeſſe, en une occaſion où il ne doit pas eſtre meſlé, & ſi vous avez quelque haine ſecrette pour moy, vangez vous genereuſement : & faites moy l’honneur de m’aprendre l’Eſpée à la main, ſi c’eſt la Nature ou la Fortune qui met de la difference entre nous. Vous le sçaurez dans un moment (repliqua Arteſilas, en mettant effectivement l’Eſpée à la main, auſſi bien qu’un Eſcuyer qui le ſuivoit) de ſorte que Cleandre n’ayant auſſi qu’un des ſiens avecques luy, ce combat ſe fit avec égalité pour le nombre, mais avec beaucoup d’inégalité pour le ſuccés. Car Cleandre animé pour ſon amour ; par ſa jalouſie ; & par le reſſentiment des choſes faſcheuses qu’Arteſilas luy venoit de dire ; ſe batit avec tant d’ardeur, que ce Prince quoy que brave, ſe trouva eſtrangement embarraſſé à luy reſister. Comme Cleandre craignoit qu’il ne vinſt du monde pour les ſeparer, il ne ſe ménagea point ; & portant coup ſur coup à ſon ennemy, ſans s’amuſer à parer ; il le preſſa de telle ſorte, qu’il en perdit le jugement, & qu’il ne sçavoit plus prendre ſon temps, ny pour ſe deffendre, ny pour attaquer. Ce n’eſt pas qu’Arteſilas n’euſt du cœur : mais la prodigieuſe valeur de Cleandre le ſurprit & le mit en deſordre. D’abord il fut bleſſé en deux endroits, ſans avoir pû toucher Cleandre : qui apres luy avoir encore fait deux autres bleſſures, paſſa ſur luy ; le jetta à terre ; luy oſta ſon Eſpée ; & apres l’avoir deſarmé : N’avoüerez-vous pas, luy dit-il, qu’il y a lieu de croire que ma naiſſance n’eſt pas inferieure à la voſtre ? & ne direz-vous pas du moins, que s’il y a de la difference entre nous, ce n’eſt que la Fortune qui la fait ? Arteſilas eſtoit ſi bleſſé, & ſi honteux de ſa deffaite, qu’il n’eut pas la force de répondre, joint qu’en meſme temps des femmes de chez la Princeſſe de Claſomene qui eſtoient à des feneſtres, & qui avoient crié dés le commencement de ce combat qu’elles avoient veu ; avoient enfin envoyé des gens pour les ſeparer. Mais ils n’arriverent que comme c’eſtoit deſja fait, l’Eſcuyer de Cleandre ayant auſſi bleſſé celuy d’Arteſilas, de qui l’Eſpée eſtoit rompuë. Abradate arriva encore, qui fit porter le Prince Arteſilas chez luy, & qui mena Cleandre à ſon logis, ne voulant pas qu’il allaſt au ſien, qu’il n’euſt sçeu la cauſe de ce combat, & comment le Roy en recevroit la nouvelle. Comme Creſus aimoit fort Cleandre, & qu’il n’aimoit guere Arteſilas, on n’eut point de peine à luy perſuader que ce Prince avoit eſté l’agreſſeur : de ſorte qu’il témoigna eſtre fort irrité contre luy, de ce qu’il avoit voulu outrager une perſonne qui luy eſtoit ſi chere. Les Amis d’Arteſilas adoucirent pourtant la choſe : & dirent au Roy que les réponſes que Cleandre luy avoit faites l’avoient aigri : & comme pas un de ces deux Rivaux ne nomma la Princeſſe, cette querelle paſſa pour n’avoir point en d’autre fondement, que quelques paroles piquantes qu’Arteſilas avoit dites, ſur la naiſſance de Cleandre. Cependant toute la Cour fut le viſiter, à la reſerve des parens de ſon ennemy : encore y en eut-il quelques-uns qui l’abandonnerent, & qui ſe furent offrir à Cleandre, que la Princeſſe envoya auſſi viſiter en ſecret, pour ſe réjouir de ce qu’il n’eſtoit point bleſſé : ne sçachant pas encore quelle eſtoit la cauſe de ce combat : tout le monde croyant que ce n’eſtoit, comme je l’ay dit, que parce qu’Arteſilas l’avoit voulu traitter en inconnu. On ne parloit donc d’autre choſe : & ceux qui avoient ouy raconter cent fois comment il avoit eſté trouvé, ſe le firent redire, & le raconterent à leur tour. La Princeſſe meſme ſe fit encore reciter exactement par mon Pere, comment il avoit veu floter cette Barque, qu’une femme ne pouvoit conduire : comment il avoit envoyé des Mariniers pour la ſecourir : comment il avoit veu ce jeune Enfant ſur un Carreau de Drap d’or : comment celle qui le conduiſoit eſtoit müette : comment elle luy avoit remis entre les mains un petit Tableau, où cét Enfant eſtoit repreſenté comme on peint l’Amour, & avec luy une belle Perſonne qui paroiſſoit eſtre ſa Mere, par les Vers qui eſtoient écrits au bas : & enfin comment cette Femme eſtoit morte. La Princeſſe qui n’avoit jamais oſé demander à voir cette Peinture, ſurmonta alors dans ſon cœur les ſentimens, qui s’eſtoient oppoſez à ſa curioſité : & pria Timocreon de la luy envoyer, ce qu’il fit, & ce fut moy qui la luy portay, ſans que Cleandre en sçeuſt rien : car il eſtoit encore chez Abradate, juſques à ce que l’on sçeuſt ſi Arteſilas échaperoit de ſes bleſſures : y en ayant une aſſez dangereuſe. Cette Princeſſe rougit en prenant cette Peinture, lors que je la luy preſentay ; ne pouvant ſans doute recevoir ſans confuſion le Portrait d’un homme qui l’aimoit, quoy que ce ne fuſt que celuy d’un Enfant ; & d’un Enfant encore repreſenté comme un Dieu. Comme elle ſe connoiſt à toutes les belles choſes, elle admira l’art du Peintre, qui en effet eſt merveilleux : & remarqua meſme que Cleandre conſervoit encore une aſſez grande reſſemblance de ce qu’il avoit eſté. Mais elle fut charmée de la beauté de la Mere, qu’elle loüoit avec moins de ſcrupule que celle du fils : quoy qu’elle ne peuſt loüer l’une ſans loüer l’autre, parce qu’ils ſe reſſembloient parfaitement. Elle trouva l’invention de la Peinture & des Vers jolie : & je remarquay qu’elle regarda la bordure magnifique de ce petit Tableau avec plaiſir ; parce que c’eſtoit une marque comme infaillible, que la naiſſance de Cleandre n’eſtoit pas fort baſſe. Enfin loüant touſjours extrémement le Peintre qui avoit fait cette Peinture, elle me demanda ſi Timocreon ne voudroit pas bien la luy confier pour quelques jours, pour la faire voir à quelques unes de ſes Amies ? Vous pouvez juger, Madame, que je ne luy reſistay pas : & que je ne fus pas long temps ſans advertir Cleandre, que la Princeſſe avoit voulu garder ſon Portrait : mais il me répondit qu’il ſe croiroit bien plus heureux, ſi elle luy avoit donné le ſien : puis que l’un n’eſtoit qu’un ſimple effet de ſa curioſité, & que l’autre en ſeroit un de ſon affection.

Comme les choſes eſtoient en ces termes, l’on eut nouvelles que le Roy de Phrigie ſe preparoit à ſe mettre en campagne : de ſorte que Creſus commanda à Cleandre de ſe preparer auſſi à partir, ce qu’il : fit à l’heure meſme, envoyant auſſi toſt. ſon Train devant : le Roy les accommodant le lendemain Arteſilas & luy, d’authorité abſoluë. En ce meſme temps encore, un homme de qualité de Phrigie, qui en eſtoit exilé, vint à Sardis pour y traitter de la rançon d’un Priſonnier de guerre : & comme ſon Nom eſtoit connu, & que c’eſtoit un homme d’eſprit, Creſus le reçeut fort bien : & l’aſſura. que s’il faiſoit jamais la paix avec le Roy de Phrigie, il feroit la ſienne particuliere avec ce Prince. Thimettes (car ce Phrigien ſe nomme ainſi) ne fut pas long-temps à Sardis ſans rendre ſes devoirs à la Princeſſe : ſi bien qu’allant chez elle un jour qu’elle eſtoit dans ſon Cabinet ; pendant qu’on la fut advertir qu’il demandoit à la voir, il vit ſur la Table de ſa Chambre, le Tableau de cette Venus & de cet Amour, dont je vous ay deſja parlé. Mais à peine l’eut-il veu, que le prenant, il en parut fort ſurpris : il en leut les Vers ; il en regarda la bordure ; il l’obſerva ſoigneusement : & ſans le pouvoir quitter, il demanda à Cyleniſe, qui eſtoit dans cette Chambre, qui avoit donné ce Tableau à la Princeſſe ? Cette Fille qui sçavoit bien que ce n’eſtoit pas une choſe dont il faluſt faire un ſecret, luy en dit la verité en peu de mots, dont il parut fort émeu : neantmois Cyleniſe croyant ſeulement que ſa ſurprise n’eſtoit cauſée que par la nouveauté de cette advanture, elle n’y fit pas grande reflexion : Thimettes ſe contentant auſſi de luy dire, que cette Peinture meritoit bien d’eſtre conſervée ſoigneusement Comme on le fut venu advertir qu’il pouvoit entrer, il fut en effet voir la Princeſſe, mais ſa viſite ne fut pas longue : & dés qu’il fut ſorty de chez elle, il eut intention d’aller chez Cleandre : qui eſtoit retourné chez luy, depuis qu’Arteſilas ſe portoit mieux, & qu’on les avoit accommodez. Il n’y pût toutefois pas aller ſi toſt, à cauſe d’un homme qu’il rencontra, qui luy aprit de grandes choſes, comme nous le sçeuſmes en ſuitte. Mais enfin apres avoir entretenu cét homme aſſez long temps : il fut chez Cleandre ; qui s’imagina que Thimettes le venoit voir comme le Favory du Prince : & comme on luy eut dit qu’il demandoit à l’entretenir en particulier, il creut encore que ce n’eſtoit que pour luy parler de ſes intereſts avec le Roy de Phrigie, sçachant qu’il devoit partir dans un jour pour s’en aller à l’Armée. Touteſfois luy ayant accordé ce qu’il ſouhaittoit de luy, il ne fut pas pluſtost ſeul, que Thimettes prenant la parole ; Seigneur, luy dit-il, j’ay une nouvelle ſi ſurprenante à vous dire, que je ne sçay ſi je ſeray creu d’abord, quand je vous aſſureray, que l’illuſtre Cleandre, tout inconnu qu’il eſt à tout le monde, & qu’il ſe l’eſt à luy meſme ; eſt pourtant Fils d’un grand Roy. Thimettes (luy dit Cleandre fort ſurpris, & n’oſant croire ce qu’on luy diſoit) ſi j’en croy mon cœur, je dois adjouſter foy à vos paroles : mais ſi j’en croy aux apparences : je doy douter de ce que vous dites. Il eſt pourtant auſſi certain, repliqua Thimettes, que vous eſtes Fils du Roy de Phrigie, qu’il eſt certain que je ſuis ſon Subjet. Quoy, s’écria Cleandre, je ſuis Fils du Roy de Phrigie que j’ay combatu, & que j’ay ordre d’aller encore combattre ! Ouy Seigneur, répondit-il, vous l’eſtes : & vous l’eſtes ſi certainement, que vous n’en douterez pas vous meſme, dés que vous vous ſerez donné la peine de m’écouter. Parlez donc Thimettes, repliqua Cleandre avec précipitation, car vous me dites tant de choſes agreables & faſcheuses tout à la fois, que je ne puis sçavoir trop toſt cette verité, afin de me déterminer à la joye ou à la douleur. Seigneur, reprit Thimettes, je ne puis pas vous dire de ſi grandes choſes en peu de paroles : & la Couronne que je vous aporte, merite bien que vous me donniez un quart d’heure de patience.

Vous sçaurez donc, Seigneur, que le Roy voſtre Pere qui regne aujourd’huy ; & qui du vivant du feu Roy ſe nommoit le Prince Artamas, eſtant devenu éperduëment amoureux d’une Fille nommée Elſimene, qui eſtoit d’un Sang aſſez noble, & qui n’eſtoit pourtant pas Princeſſe : il fit tout ce qu’il pût pour l’engager à ſon affection. Mais comme cette perſonne ſe trouva eſtre auſſi vertueuſe que belle, quoy qu’elle fuſt la plus belle Perſonne de la haute & baſſe Phrigie : elle reſista avec beaucoup de fermeté à la paſſion du Prince ; luy diſant touſjours que tant que ſon amour ſeroit criminelle, il la trouveroit rigoureuſe. Je ne vous diray point, Seigneur, toutes les particularitez de cette amour : mais je vous diray ſeulement, que le Prince Tydée, Frere du Roy voſtre Pere, & du Prince Adraſte, qui a pery en cette Cour, & qui n’eſtoit qu’un Enfant en ce temps-là, fut ſon Rival ; & qu’ils ſe donnerent beaucoup de peine l’un à l’autre, cette Fille agiſſant touteſfois avec tant de prudence envers tous les deux, que ſa conduite eſtoit admirée de tout le monde. J’avois alors l’honneur d’eſtre fort aimé du Prince Artamas, & d’eſtre confident de ſa paſſion : & je me trouvay meſme un jour chez Elſimene, qui eſtoit d’Apamée, lors que ces deux illuſtres Rivaux y eſtoient : & lors que ſans leur déguiſer ſes ſentimens, elle leur dit que celuy qui ſeroit preferé, ſeroit ſans doute celuy qui commenceroit de luy donner de veritables marques d’une paſſion vertueuſe. Ce n’eſt pas que l’un & l’autre ne vouluſſent luy perſuader, que celle qu’ils avoient pour elle l’eſtoit : mais c’eſt qu’ils luy diſoient tous deux, qu’ils ne la pouvoient pas épouſer du vivant du Roy leur Pere. Cependant comme elle aimoit mieux le Prince Artamas, que le Prince Tydée, elle fit vœu d’envoyer des Offrandes à Delos, s’il plaiſoit au Dieu qu’on y adore, de luy inſpirer le deſſein de l’épouſer. De ſorte que ſoit par ce vœu qu’elle fit, ou ſoit que le Prince Artamas faſt le plus amoureux, il prit enfin la reſolution de l’épouſer ſecrettement : & je fus témoin de la choſe, avec quatre autres perſonnes de qualité qui vivent encore. Ce Mariage fut meſme fait dans le meſme Temple où l’on garde le Nœud Gordien : ſemblant à cét amoureux Prince, que cette union en ſeroit plus indiſſoluble. La choſe fut pourtant ſi ſecrette, parce que le Sacrificateur eſtoit abſolument gagné, qu’il ne s’en épandit aucun bruit d’abord ; Elſimene continuant de traitter le Prince ſon Mary devant le monde, comme s’il n’euſt encore eſté que ſon Amant. Mais pour ſe delivrer de la perſecution du Prince Tydée, & pour pouvoir joüir avecques plus de liberté de la converſation du Prince Artamas, qui en devint encore plus amoureux apres l’avoir épouſée, qu’il ne l’eſtoit auparavant : elle alla demeurer avec ſa Mere à un Chaſteau ſur le bord de la Mer, où ce Prince alloit tres ſouvent ſans qu’or le sçeuſt ; feignant divers petits voyages, ou diverſes parties de chaſſe, où je l’accompagnois touſjours. Jamais paſſion ne fut ſi violente que la ſienne, ny ſi bien fondée : eſtant certain qu’Elſimene eſtoit un prodige de beauté, d’eſprit, & de vertu. Mais enfin, Seigneur, cette Princeſſe devint groſſe, & elle vous donna la vie heureuſement : le Prince Artamas ayant une ſi grande joye de ſe voir un Fils, que l’on n’en peut pas avoir davantage. Il s’épandit alors quelque bruit dans le monde de ſon Mariage, pendant ſes couches : & le Prince Tydée eut deux ou trois démeſlez avec le Prince ſon Frere pour ce ſujet. Car il fit en ſorte que le Roy en entendit parler : qui deffendit ſi abſolument au Prince Artamas de voir Elſimene, qu’il ne le pouvoit plus qu’avec beaucoup de difficulté : parce qu’on l’obſervoit ſi ſoigneusement, qu’il n’eſtoit plus Maiſtre de ſes actions. Cependant, Seigneur, vous viviez : & vous euſtes l’avantage de reſſembler ſi admirablement à la Princeſſe voſtre Mere, que jamais on n’a veu une reſſemblance ſi parfaite, entre deux perſonnes de Sexe different, & d’âge ſi éloigné. Comme le Prince Artamas ne pouvoit donc plus voir Elſimene que tres rarement, il m’ordonna de chercher les voyes de luy en faire avoir le portrait : de ſorte que menant un excellent Peintre au lieu où elle eſtoit alors, elle voulut luy envoyer le Portrait de ſon Fils auſſi bien que le ſien : & comme elle eut dit ſon intention au Peintre, il imagina le deſſein d’un petit Tableau, où il la peignit en Venus, & vous en Amour ; tel que je l’ay veu chez la Princeſſe de Lydie. La choſe plût tellement à la Princeſſe, qu’elle en fit faire deux tous ſemblables, avec intention d’en garder un ; les envoyant touteſfois l’un & l’autre au Prince afin qu’il choiſist. Mais comme il eſtoit touſjours Amant quoy qu’il fuſt Mary ; il fit écrire les Vers que vous avez veus, au deſſous de tous les deux Tableaux : ce qui rendit celuy que je reportay, encore plus cher qu’auparavant, à la Princeſſe Elſimene, par cette nouvelle marque d’amour, qu’elle recevoit d’un Prince qu’elle aimoit ſi cherement. Il eut meſme cette complaiſance pour elle, de vouloir que ces Vers fuſſent en Grec : parce que cette Princeſſe aprenoit alors cette Langue, qui eſt fort en uſage parmy toutes les Dames de qualité d’Apamée, qui ont quelque reputation d’eſprit. Cependant le Roy de Phrigie mourut : & le Prince Artamas comme eſtant aiſné du Prince Tydée & du Prince Adraſte, monta au Throſne, & ſe vit enfin en eſtat de couronner bien-toſt Elſimene. Auſſi dés que les Funerailles du feu Roy furent faites, il publia ſon Mariage : et. Fit faire des preparatifs magnifiques pour recevoir cette Princeſſe à Apamée ; pour la faire reconnoiſtre comme Reine de tous ſes Peuples ; & pour vous declarer par conſequent, pour ſon legitime & unique ſuccesseur. Cette grande Feſte eſtoit ſi proche, que l’on avoit deſja mené à la Reine le ſuperbe Chariot dans lequel elle devoit faire ſon Entrée : & je luy avois meſme fait porter juſques à un Carreau de Drap d’or, ſur lequel vous deviez eſtre aſſis, aux pieds de la Reine voſtre Mere, le jour de cette grande ceremonie. Mais, Seigneur, elle fut bien troublée : car deux jours auparavant qu’elle ſe deuſt faire, comme toutes choſes eſtoient preſtes pour cette ſuperbe Entrée : & que le Roy voſtre Pere avoit une joye que l’on ne sçauroit exprimer : eſtant allé de ſa part vers cette Princeſſe, pour luy teſmoigner tout de nouveau la ſatisfaction qu’il avoit, de luy pouvoir bien toſt donner la derniere marque d’amour qu’il luy pouvoit rendre : & pour l’aſſurer que le jour ſuivant, il luy envoyeroit des Gardes : je rencontray en chemin des gens qui venoient advertir le Roy, que la nuit auparavant on avoit ſurpris le Chaſteau ; enlevé la Reine voſtre Mere & vous ; & tout ce qu’il y avoit de precieux en ce lieu là, qui n’eſtoit pas une choſe peu conſiderable : car toutes les Pierreries de la Courony eſtoient ? Artamas les ayant envoyées à ſa chere Elſimene, dés qu’il avoit eſté Roy. Je vous laiſſe à penſer, Seigneur, quelle ſurprise fut la mienne : comme je n’eſtois pas fort loing de ce Chaſteau, je fus encore juſques là, & je sçeus par la Mere d’Elſimene, qui mourut de douleur peu de jours apres, que des gens armez que l’on ne connoiſſoit pas, l’avoient ſurpris : & avoient mis cette Princeſſe & vous, avec tout ce riche butin qu’ils avoient fait, dans un vaiſſeau : ſans que l’on ſceust quelle route ces raviſſeurs avoient tenu, parce qu’il eſtoit nuit : ayant emporté ſi abſolument tout ce qu’il y avoit dans ce Chaſteu, qu’il n’y demeuroit preſques plus rien. Ce qu’il y eut de plus cruel en cette avanture, fut que ſi ces raviſſeurs euſſent encore attendu un jour ; ils n’euſſent pû executer leur deteſtable entrepriſe : parce que comme je l’ay deſja dit, l’on devoit envoyer le lendemain des Gardes à la Reine : joint que de plus une bonne partie de la Cour ſe devoit auſſi rendre aupres d’elle. Cependant il falut aller porter en diligence cette triſte nouvelle au Roy : qui la reçeut avec un deſespoir ſi grand, que je creus qu’il en perdroit la vie ou la raiſon. Il fit faire une recherche la plus exacte du monde, pour taſcher de deſcouvrir qui pouvoit avoir executé la choſe : mais ce fut inutilement. Il envoya divers vaiſſeaux à l’advanture, chercher ce qu’ils ne trouverent point. Il ſoupçonna fort le Prince Tydée, & comme ſon Rival, & comme un ambitieux, de luy avoir voulu oſter en un meſme jour, un ſuccesseur & une perſonne qu’il aimoit auſſi bien que luy : mais n’ayant aucunes preuves contre ce Prince qui n’avoit point party de la Cour, non pas meſme ſeulement aucunes conjectures effectives : il n’y eut pas moyen de trouver les voyes de l’accuſer. Ce Prince feignit meſme d’eſtre fort touché de cette perte : & le Roy votre Pere fut enfin contraint de ſouffrir ſon malheur, ſans avoir eu la conſolation de sçavoir de qui il ſe devoit vanger, ny ſeulement de qui il ſe devoit pleindre. Depuis cela, il a continuellement fait rechercher, & continuellement regretté ſa chere Elſimene, n’ayant jamais voulu écouter ceux qui luy ont propoſé de prendre une ſeconde Femme : & n’ayant eu autre conſolation, que celle de conſerver ſoigneusement le Portrait de la chere perſonne qu’il avoit perdue. Cependant depuis ce temps là il ne pût touteſfois ſe reſoudre d’avoir jamais aucune confiance au Prince Tydée : qui de luy meſme s’éloigna de la Cour, fit pluſieurs voyages ; & fut enfin demeurer à l’extrémité de la baſſe Phrigie. Je ne vous diray point, Seigneur, que peu de temps apres ſon retour, le Prince Adraſte ſon Frere, qui eſtoit devenu grand, l’eſtant allé viſiter, eut le malheur en eſſayant des Arcs & des Fléches dans ſon Parc, de le tuër, ſans en avoir le deſſein ; car vous ne l’ignorez pas : la juſtice des Dieux qui voyoit ſon crime, que les hommes ne voyoient point, l’en ayant puny par une voye ſi extra ordinaire. Mais je vous diray qu’auſſi toſt apres ſa mort, quelques ennemis que j’ay, m’ayant broüillé aupres du Roy avec beaucoup d’injuſtice, j’ay eſté contraint de m’éloigner pour quelque temps : & je ne ſuis venu en cette Cour, qu’afin de taſcher d’obtenir la liberté d’un neveu que j’ay : que vous fiſtes priſonnier à la derniere Bataille, & non pas pour porter les armes contre le Roy mon Maiſtre. Cependant, Seigneur, je ne vous vy pas pluſtost aupres du Roy de Lydie, que je remarquay quelque choſe ſur voſtre viſage, qui me remit ſi fort en l’imagination la Reine voſtre Mere, que je ne sçay comment je ne vous reconnus point. Neantmoins la longueur du temps, & le peu d’apparence de la choſe, furent cauſe que je n’y fis aucune reflexion : car j’avois bien oüy dire que vous eſtiez un homme que la Fortune avoit élevé : mais je n’avois pas sçeü particulierement que vous ne sçaviez pas vous meſme qui vous eſtiez. En ſuitte, Seigneur, eſtant allé chez la Princeſſe, j’y ay veu ce meſme Tableau que je fis faire, & que cette Femme müette donna à Timocreon : ce qui m’a ſi extraordinairement ſurpris, que je ne sçay pas trop bien ce que cette Princeſſe penſera de ma converſation ; tant il eſt vray que j’avois l’eſprit diſtrait en l’entretenant.

Au ſortir de chez elle, comme ſi ce jour eſtoit un jour de prodiges, j’ay rencontré un Vieillard qui m’a reconnu, & que je ne le connoiſſois pas d’abord, qui m’a prié qu’il me peuſt parler en particulier, d’une affaire de conſequence. Apres l’avoir regardé attentivement, il m’eſt ſouvenu de l’avoir veu autrefois aupres du Prince Tydée : de ſorte qu’eſtant aſſez ſurpris de le voir à Sardis, je luy ay donné audience. Il m’a donc dit, Seigneur, qu’eſtant ſur le bord de ſon Tombeau, & preſt d’aller rendre conte aux Dieux de tous ſes crimes ; il vouloit taſcher d’en meriter le pardon, par une confeſſion ingenuë qu’il men vouloit faire. Il m’a deſcouvert en ſuitte, que le feu Prince Tydée ſon Maiſtre, eſtoit celuy qui avoit fait enlever la Princeſſe Elſimene & vous, par un ſentiment de jalouſie, de rage, & d’ambition : trouvant quelque douceur à priver ſon Rival de la ſeule Perſonne qu’il aimoit : & en trouvant encore plus, à luy oſter un ſuccesseur : & par ce moyen à s’aſſurer la Couronne, ou du moins à ſe rendre touſjours plus conſiderable dans le Royaume ; puis qu’il y ſeroit regardé, comme devant eſtre Roy : Car il croyoit bien que le Roy ſon Frere ne pourroit jamais oublier Elſimene, ny ſe reſoudre à ſe remarier. Cét homme m’a donc dit qu’il fut le Chef de cette entrepriſe : que le Prince Tydée luy ordonna d’aller habiter à la moins peuplée des Iſles Cyclades : & d’empeſcher Elſimene d’y parler à qui que ce ſoit : ne voulant point la faire mourir ny vous auſſi, parce qu’il croyoit que ſi par haſard ſon crime eſtoit deſcouvert, il auroit touſjours une voye aſſurée de ſauver ſa vie, eſtant Maiſtre de la voſtre, & de celle de la Reine voſtre Mere. Cet homme, qui s’appelle Acrate, m’a donc dit, qu’obeïſſant à ſon Maiſtre, il enleva la malheureuſe Elſimene avecques vous ; & qu’il prit toutes les richeſſes de ce Chaſteau. Mais qu’afin de ne pouvoir eſtre deſcouvert, il ne prit pas une des Femmes de la Reine pour la ſervir : & qu’il ne mit aupres d’elle qu’une eſclave müette qu’il avoit chez luy ; qui par conſequent ne pouvoit pas reveler ſon ſecret. Il adjouſte que comme il fut arrivé à une des Iſles Cyclades, avec cette deplorable Princeſſe, il vendit le vaiſſeau dans lequel il l’avoit amenée : & qu’il demeura poſſesseur de toutes les richeſſes qu’elle avoit, avec trois de ſes complices. Il m’a proteſté qu’il ne la traitta pourtant pas rigoureuſement : mais que la douleur qu’elle eut la changea ſi fort, qu’elle n’eſtoit pas connoiſſable. Que cependant le Prince Tydée voyant qu’il n’eſtoit point accuſé de ſon crime, & que ſelon les apparences le Roy ſon Frere ne le sçauroit pas, avoit changé d’avis : & avoit reſolu de faire mourir & la Princeſſe Elſimene, & vous : de crainte que dans la ſuitte du temps, ce qu’il avoit penſé le devoir ſauver ne le perdiſt. De ſorte qu’il envoya ordre à Acrate, de vous faire perir tous deux ; luy donnant tous les Threſors qu’il avoit pour ſa recompenſe, & à luy, & à trois complices de ſon crime : car pour les Soldats & les Mariniers dont il s’eſtoit ſervy à vous enlever l’un & l’autre, ils eſtoient tous Eſtrangers ; & n’avoient pas sçeu preciſément à quoy on les employoit : les Soldats eſtant une eſpece de Bandits, & les Mariniers eſtant des Pirates : tous gens qui ſe portent facilement aux mauvaiſes actions, ſans examiner ſi elles ſont telles. Ainſi ces méchants qui avoient fait main baſſe ſur tout ce qui avoit voulu reſister dans ce Chaſteau où ils vous prirent, apres vous avoir menez à cette Iſle, ſe diſperserent, avec la recompenſe qu’on leur avoit donnée avant que de commettre ce crime : & ne laiſſerent aupres d’Elſimene que l’eſclave müette & ces quatre hommes. Acrate aſſure donc, qu’ayant reçeu cét ordre, il reſista à ſes Compagnons autant qu’il pût : mais qu’eſtant ſeul contre trois, il ne pût faire autre choſe, que d’advertir ſecrettement Elſimene, qu’ils avoient commandement de la faire mourir elle & ſon Fils ; & que ces gens malgré ſa reſistance, l’executeroient ſans doute bien toſt. Il adjouſte que cette malheureuſe Reine eſtant malade, n’avoit pu ſonger à ſe ſauver : de ſorte qu’elle n’avoit penſe qu’à vous conſerver la vie. Qu’en effet, elle vous avoit pris entre ſes bras, & qu’apres vous avoir baiſé, le viſage tout couvert de larmes ; elle vous avoit remis entre les mains de l’Eſclave müette, luy faiſant ſigne qu’elle allaſt à Delos ſi elle le pouvoit : car Elſimene eſtant logée au bord de la Mer, on voyoit cette Iſle de ſes feneſtres. Que de plus, comme on luy avoit laiſſé ſa Caſſette, elle en avoit tiré le petit Tableau où vous eſtiez peints enſemble : & qu’eſcrivant quelques lignes dans des Tablettes avec precipitation ; elle les avoit encore baillées à cette eſclave. Il dit que cette Müette trouvant ce meſme Carreau de Drap d’or, ſur lequel vous deviez eſtre porté, le jour du Couronnement de la Reine voſtre Mere, vous y mit deſſus : & que ſortant en diligence à l’entrée de la nuit, ſuivie de loing par Acrate, elle eſtoit allée trouver un vieux Peſcheur : le conjurant par des ſignes de la paſſer à Delos : & luy preſentant pour ſa recompenſe, quelque Bague qu’elle avoit. Que cependant l’infortunée Elſimene avoit eſté ſi touchée de ſon malheur, qu’il n’avoit point eſté neceſſaire a ſes Compagnons d’employer le fer ny le poiſon, pour luy faire perdre la vie ; eſtant tombée en une paſmoison, dont elle n’eſtoit point revenuë : & que les Funerailles de cette deplorable Princeſſe furent faites le lendemain, ſans aucune ceremonie. Acrate dit de plus, que l’abſence de cét Enfant les avoit fort inquietez : & que s’eſtant informez où il pouvoit eſtre, ils n’en avoient pû aprendre autre choſe, ſinon que cette eſclave muette s’eſtoit miſe dans une Barque, où il n’y avoit qu’un Vieux Peſcheur pour la conduire : & qu’eſtant deſja aſſez loing du Rivage (ſur lequel la Femme de ce Peſcheur eſtoit, qui avoit meſme perſuadé à ſon Mary de mener cette Femme & cét Enfant) ce vieux Marinier voulant racommoder quelque choſe au Gouvernail, eſtoit tombé dans la Mer, & s’eſtoit noyé, à cauſe qu’il eſtoit trop vieux & trop foible pour pouvoir nager. De ſorte que cette Bar que s’en eſtoit allée au gré des vents & des vagues : qui repouſſerent le corps de ce pauvre Peſcheur à terre. Acrate raconte encore, que lors que ſes Compagnons revinrent à cette maiſon, & qu’ils n’y trouverent plus l’Enfant ny l’eſclave, ils penſerent le ſoupçonner d’avoir ſervi à cette fuitte : mais il dit qu’il ſe déguiſa ſi bien, qu’ils changerent enfin d’avis. Joint que ſe flattant dans leur crime, ils creurent que cét Enfant auroit peri dans cette Barque ſans conduite : de ſorte qu’apres cela ils partagerent les Threſors qu’ils avoient : mandant au Prince Tydée, que la Mere & l’Enfant eſtoient morts : en fuite dequoy ſe ſeparant, chacun prit une route differente. Pour Acrate, il vint à Sardis, où il dit qu’il a toujours mené une vie fort inquiete & fort ſolitaire malgré ſa richeſſe : il adjouſte encore, que depuis le combat d’Arteſilas & de vous, ayant fort oüy parler de voſtre obſcure naiſſance ; & ayant entendu dire de quelle façon Timocreon vous avoit trouvé : il n’avoit point douté que vous ne fuſſiez Fils du Roy de Phrigie : mais il dit qu’il n’avoit pu ſe reſoudre d’abord, à vous confeſſer ſon crime. Que toutefois m’ayant veû ; il ne luy avoit pas eſté poſſible de s’empeſcher de me le deſcouvrir : afin de redonner un ſuccesseur au Roy de Phrigie, qui n’en a plus de ſa maiſon.

Si bien, Seigneur, reprit Thimettes, qu’il ne me reſte plus qu’à vous prier, de me faire la grace de me faire voir les Tablettes dans leſquelles cette Princeſſe eſcrivit : car j’ay sçeu chez la Princeſſe de Lydie que Timocreon les a encore. Cleandre eſtoit ſi ſurpris, d’entendre tout ce que Thimettes luy racontoit, qu’il ne pût preſques luy reſpondre : neantmoins à la fin ayant envoyé querir mon Pere, & luy ayant mandé qu’il apportaſt les Tablettes que l’eſclave müette luy avoit autrefois données ; il vint à l’inſtant, & les donna à Cleandre, qui les bailla à Thimettes. Mais il ne les vit pas pluſtost, que s’eſcriant en frapant des mains ; Ha Seigneur, luy dit il, je n’ay que faire de les ouvrir, pour connoiſtre qu’elles ont eſté à la Princeſſe Elſimene : car je connois aſſez les fermoirs que j’y voy. En diſant cela il les ouvrit ; & y liſant ces paroles, cét Enfant eſt recommandé au Dieu que l’on adore à Delos, il s’écria une ſeconde fois, n’en doutez point, Seigneur, n’en doutez point, vous eſtes Fils du Roy de Phrigie : & ces caracteres font ſi veritablement de la main de la Princeſſe Elſimene, qu’il n’y a rien au monde de plus certain, puis que je connois non ſeulement ſon écriture, mais ſon orthographe : car je penſe avoir porté cent Lettres de cette Princeſſe au Roy voſtre Pere, qui avoit meſme la bonté de me les monſtrer tres ſouvent, pour avoir le plaiſir de me voir admirer l’eſprit d’Elſimene, qui écrivoit ſi bien en une Langue eſtrangere. De plus, Seigneur, je vay peut eſtre vous faire voir une choſe bien ſurprenante : vous sçaurez donc, que quelque temps auparavant que de l’eſpouser, comme il voulut luy en donner par eſcrit les premieres aſſurances ; il ſe ſervit pour luy eſcrire plus ſeurement d’une eſpece de Tablettes dont je luy donnay l’invention qui n’eſt pas commune. Car, Seigneur, apres que l’on a écrit ce que l’on veut, on couvre ces caracteres d’une certaine compoſition, qui remet les Tablettes comme s’il n’y avoit point d’écriture : cependant quand on le veut, on oſte facilement ce qui la cache, & on la recouvre de meſme, l’ors que l’on en a la volonté. De ſorte que ſi ma memoire ne s’abuſe, ce fut dans ces meſmes Tablettes, que je portay à la malheureuſe Elſimene, la premiere aſſurance que le Prince Artamas luy donnoit de l’épouſer : comme c’eſtoit ſa couſtume de recouvrir toutes les Lettres que le Prince luy écrivoit, apres les avoir leuës, afin de les pouvoir garder plus ſeurement : il faut que je voye ſi je ne me trompe point. Et alors s’étant aproché du feu, il oſta effectivement, ce qui cachoit une Lettre du Roy de Phrigie à cette aimable perſonne, & y leut tout haut ces paroles.


LE PRINCE ARTAMAS, A L’INCOMPARABLE ELSIMENE.

Enfin mon amour a vaincu cette cruelle raiſon d’eſtat, qui s’oppoſoit à mon bon heur : & quand je ſerois aſſuré que pour vous avoir épouſée, je perdrois la Couronne que je dois un jour poſſeder, je ne laiſſerois pas de m’y reſoudre ; ne faiſant point de comparaiſon entre vous & cette Couronne. Mais ii faut pourtant eſperer, que les Dieux me la conſerveront, pour vous la donner un jour : cependant Thimettes a ordre de demander à la perſonne qui vous a donné la vie, & qui diſpose de vous, quand elle veut que je ſois heureux. Le Sacrificateur du Temple d’Apollon, m’a promis d’eſtre ſecret & fidelle : & je vous aſſure, ma chere Elſimene, que ce Nœud ſi ſerré que l’on y conſerve, eſt moins indiſſoluble que celuy qui attache mon cœur à voſtre ſervice.

ARTAMAS.

Apres que Thimettes eut leu cette Lettre, voyez Seigneur, dit-il à Cleandre, s’il reſte quelque choſe à ſouhaiter à voſtre reconnoiſſance : car enfin voila l’eſcriture du Roy voſtre Pere, & celle de la Reine voſtre Mere, qui oſte tout ſujet de douter. De plus (dit il encore en regardant ces Tablettes de plus prés) j’aperçoy quelques traits mal formez, de la meſme main de la Reine, qui ſe ſont découverts en les approchant du feu, & qui ont ſans doute eſté cachez ſans deſſein, par cette compoſition ſubtile, qui par hazard aura coulé deſſus, échauffée par la chaleur du Soleil, lors que l’eſclave avoit ces Tablettes dans la Barque. Et en effet, ayant regardé cét endroit, où il y avoit, Cét enfant eſt recommandé au Dieu que l’on adore à Delos : ils virent qu’il y avoit encore en fuite, Qui ſans doute le rendra du, Roy de Phrigie ſon Pere. Timocreon eſtoit ſi aiſe, Cleandre eſtoit ſi eſtonné ; & Thimettes s’eſtimoit ſi heureux, d’avoir pû découvrir une choſe ſi importante ; qu’ils ne pouvoient tous trois s’exprimer. Mon Pere fit encore apporter le Carreau de Drap dor, ſur lequel cét Enfant avoit eſté trouvé dans la Barque avec ſes habillemens, qu’il avoit touſjours conſervez : mais Thimettes auparavant que de les voir, marqua preciſément la façon du Drap d’or dont eſtoit le Carreau, & celle de l’habillement, qui eſtoit d’une couleur fort remarquable. Si bien que toutes ces choſes ſe trouvant : telles qu’il les diſoit, il ne demeuroit plus aucun ſcrupule à avoir, ny aucune objection à faire : & toutes les fois que Thimettes regardoit la reſſemblance de Cleandre & d’Elſimene ; il ne pouvoit aſſez s’eſtonner de n’avoir pas creû. D’abord qu’il eſtoit effectivement Fils du Roy de Phrigie. Mais Seigneur, luy dit il, apres vous avoir apris quelle eſt voſtre qualité, il faut que je vous die encore voſtre premier Nom : & que je vous aprenne que le Roy voſtre Père vous fit donner celuy qu’il portoit en ce temps là : & qu’ainſi il vous faudra un jour changer le fameux Nom de Cleandre, en celuy d’Artamas qui eſt le voſtre.

En ſuite de cela, Cleandre voulut voir Acrate, & entendre de ſa bouche le recit de ſon crime : aſſurant Thimettes, & l’aſſurant luy meſme, qu’il le luy pardonnoit. Cependant comme il y avoit guerre entre le Roy de Phrigie & Creſus, on ne jugea pas à propos de divulguer la choſe : & Cleandre qui avoit des deſſeins ſecrets que Timocreon ne sçavoit pas ; apres l’avoir embraſſé, & luy avoir dit qu’il ne luy devoit pas moins la vie qu’au Roy ſon Pere : apres, dis je, avoir donné cent marques de reconnoiſſance à Thimettes ; il les pria de le laiſſer dans la liberté de s’entretenir : ne voulant pas encore traiter le dernier en Subjet du Roy ſon Pere ; ny ceſſer de regarder Timocreon avecques le meſme reſpect. qu’il avoit toujours eu pour luy. Comme je ne sçavois pas ce qui ſe paſſoit, j’entray dans ſa Chambre, lors que ces trois perſonnes en ſortoient : & comme il m’avoit confié tous ſes ſecrets, & deſcouvert tous ſes malheurs, il voulut auſſi me faire part de ſa bonne fortune, & des inquietudes qu’elle luy donnoit. De ſorte que m’ayant retenu aupres de luy, apres m’avoir raconté en peu de mots tout ce qu’il venoit d’aprendre : comme je voulus me reſjoüir de le voir Fils d’un Grand Roy ; Ha Soſicle, me dit-il, que cette COUronne me ſemble deſja peſante, quoy que je ne la porte pas encore ! Car enfin je voy beaucoup de choſes faſcheuses, parmy celles qui ſont agreables, je trouve pourtant, luy repliquay-je, que puis que la Princeſſe Palmis ne pouvoit rien deſirer en vous qu’une naiſſance illuſtre ; vous avez lieu d’eſtre ſatisfait, & d’eſperer d’eſtre heureux. Vous ne ſongez donc pas Soſicle, me dit-il, que dés que le luy declareray que je ſuis Fils de Roy, il faudra que je luy die en meſme temps que je ſuis Fils d’un Prince ennemy du Roy ſon Pere. De plus, ne conſiderez vous point, que Creſus croit que je dois partir dans deux jours au plus tard, pour aller combattre le Roy de Phrigie ? Et comment voulez vous, Soſicle, que j’aille luy aprendre que je ne le puis ny ne le dois ? Apres cela, ne dois-je pas encore aprehender qu’il ne me regarde comme Neveu du meurtrier du Prince ſon Fils ? Et enfin, Soſicle, n’y a t’il pas plus de ſujet de craindre que ce bonheur apparent, ne me cauſe un malheur effectif, que d’eſperer que je ſois à la fin de mes infortunes ? Si je vay aupres du Roy mon Pere que j’ay combatu ; que j’ay vaincu ; & que j’ay penſé tuer de ma propre main ; n’y a t’il pas lieu de croire, qu’il voudra du moins que cette meſme valeur qui luy a eſté ſi fatale, luy redonne ce qu’elle luy a oſté ? Cependant, puis-je ſeulement penſer à combatre mon bien-faicteur ; & ce qui eſt encore plus, le Pere de la Princeſſe Palmis ? Mais auſſi sçachant comme je fais, que je ſuis Fils du Roy de Phrigie, demeureray-je plus long temps dans le Party de Creſus ? & meriterois-je d’eſtre advoüé par le Roy mon Pere, & reconnu par luy pour ſon Fils, ſi je continuois de combattre non ſeulement pour ſes ennemis, mais contre luy ? Touteſfois, Soſicle, je me voy en cette faſcheuse extremité : eh veüillent les Dieux du moins, que ma Princeſſe qui ne m’a pas haï tout inconnu que j’eſtois, ne me haïſſe point quand elle me connoiſtra. Mais Soſicle, adjouſta t’il, je vous le declare : ſi cette Princeſſe ne peut trouver les voyes de concilier tant de choſes contraires ; & qu’eſtre ſon Amant & Fils de ſon ennemy, ſoient deux qualitez incompatibles : je penſe que je renonceray au Troſne ; & que ſans prendre jamais le nom du Prince Artamas, je ſeray eternellement Cleandre. Mais Seigneur, luy dis-je, tant que vous ſerez Cleandre, il faudra aller combattre contre le Roy voſtre Pere ? Ha Soſicle, s’écria t’il, j’ay tant d’horreur des combats que j’ay faits contre luy, que quand je le voudrois, ma main ne m’obeïroit ſans doute pas. Ne vous avois-je pas bien dit, adjouſta t’il, que je n’eſtois pas ſi heureux que vous me le croyez ? O Fortune cruelle. Fortune diſoit il encore, ne pouvois tu me faire de preſents, ſans les empoiſonner ? Car Soſicle, admirez mon malheur, adjouſtoit-il, le Roy de Phrigie & celuy de Lydie n’ont jamais eu de guerres enſemble que depuis un an : de ſorte que ſi en tout autre temps que celuy cy, ma naiſſance euſt eſté deſcouverte, j’eſtois abſolument heureux. De plus, ne conſiderez vous point encore, que mon deſtin m’ayant fait naiſtre Fils de Roy, a juſtement voulu que ce fuſt du ſeul à qui Creſus a declare la guerre ? Apres cela ne faut il pas advoüer, qu’il y a quelque choſe de bien bizarre à mon avanture ; & qu’il n’eſt pas aiſé de prevoir quelle en doit eſtre la fin ? Mais quoy qu’il en arrive, j’aimeray toujours ma Princeſſe : & je ne feray jamais conſister mon bonheur, qu’en la poſſession de ſon cœur. Comme Cleandre en eſtoit là, on luy vint. Dire que Creſus le demandoit : & qu’il venoit de recevoir nouvelles que le Roy de Phrigie eſtoit entré dans ſes Eſtats. Je vous laiſſe à juger, Madame, quel redoublement d’inquietude il en eut : cependant il falut aller trouver ce Prince, & il y fut en effet : Mais il ſe trouva ſi embarraſſé à luy reſpondre, que Creſus s’aperçeut qu’il avoit quelque choſe en l’eſprit, & luy demanda ce que c’eſtoit. Cleandre ne le luy aprit pourtant pas : car comme il n’avoit point veû ſa Princeſſe, il ne sçavoit pas encore ce qu’elle voudroit qu’il fiſt. Il reſpondit donc avec des paroles obſcures : touteſfois comme la guerre de Phrigie occupoit fort l’eſprit de Creſus, il n’y prit pas garde : & il luy dit qu’il faloit qu’il partiſt dans un jour, pour aller achever de ſurmonter cét Ennemy, qui ſembloit avoir deſſein de vaincre ſon vainqueur. Mais Cleandre, luy dit-il, il faut ſe ſouvenir que ce ne font que les dernieres victoires, qui donnent le prix à toutes les autres : & qu’en voſtre particulier, vous avez tant d’honneur & tant de gloire à conſerver, que vous n’eſtes pas moins intereſſé que moy, au bon ou au mauvais ſuccez de cette guerre. En ſuitte apres avoir parlé des moyens donc il eſtoit reſolu de ſe ſervir, pour la ſubsistance de ſes Troupes : il le congedia, & luy dit qu’il allaſt faire ſes adieux.

Cleandre bien aiſe d’eſtre delivré d’une converſation, où il avoit tant de peine à tenir ſa place ; fut au ſortir de là chez la Princeſſe : qui croyant en effet qu’il alloit luy dire adieu, ne le vit pas pluſtost entrer dans ſon Cabinet, où elle eſtoit ſeule avec Cyleniſe, que luy adreſſant la parole ; Quoy que je ne doute pas, luy dit elle, que vous n’alliez vaincre nos Ennemis, puis que vous allez les combatre : comme vous ne le pouvez faire ſans expoſer voſtre vie, & ſans me quitter, je ne puis ſans doute vous voir partir ſans douleur. Madame, luy reſpondit-il en ſoupirant, la victoire eſt une choſe où je ne dois plus ſonger : & quand vous sçaurez ce que j’ay apris, depuis que je n’ay eu l’honneur de vous voir, je m’aſſure que vous ſerez de mon advis. Et quoy, luy dit elle, Cleandre, avez vous offert quelque Sacrifice qui n’ait pas eſté bien reçeu ; & les Dieux vous ont ils adverty par quelques ſinistres preſages, de quelque funeſte accident ? Les Dieux Madame, repliqua t’il, m’ont en apparence fait sçavoir la plus agreable nouvelle du monde : puis qu’enfin ils m’ont apris par une rencontre merveilleuſe, de quelle qualité je ſuis : & qu’ils ont meſme fait que c’eſt par voſtre moyen que je sçay ce que je dis. Mais au nom de ces meſmes Dieux, Madame, promettez moy que vous ne me haïrez pas, quand Vous sçaurez ma condition. La Princeſſe fort ſurprise du diſcours de Cleandre, ne sçavoit ce qu’elle y devoit reſpondre : neantmoins n’imaginant autre choſe, ſinon qu’il n’eſtoit pas d’une auſſi haute naiſſance qu’il l’avoit deſiré : elle luy reſpondit en ces termes, quoy qu’avec beaucoup d’inquietude & d’impatience. Comme voſtre vertu ſera touſjours également eſtimable, de quelque condition que vous ſoyez : je vous aſſure qu’elle ſera auſſi touſjours également eſtimée de moy : & que ſi la connoiſſance que j’auray de ce que vous eſtes, me fait changer ma forme de vivre avecques vous, elle ne changera du moins pas mon cœur. Apres cela Madame, luy dit-il, je ne craindray plus de vous dire, que je ſuis Fils du Roy…… Ha Cleandre, luy dit elle en l’interrompant, quel plaiſir avez vous pris à me mettre en peine ? & pourquoy avez vous voulu me faire acheter une ſi agreable nouvelle, par une grande inquietude ? Vous verrez bien. Madame, repliqua t’il, que la choſe n’eſt pas comme vous la penſez : quand vous m’aurez donné loiſir de vous aprendre, que ce Prince à qui je dois le jour, eſt ce meſme Roy de Phrigie, que vous m’ordonnez d’aller vaincre, & qu’il ne m’eſt plus permis de combattre. Et alors il luy raconta avec le moins de paroles qu’il put, comment Thimettes avoit veû ce petit Tableau de Venus ſur la Table de ſa Chambre : comment Cyleniſe luy avoit dit de quelle facon il avoit eſté trouvé : & en ſuitte la rencontre que Thimettes avoit fait d’Acrate, & tout ce qu’il luy avoit apris : ſans oublier pas une circonſtance, de toutes celles qui pouvoient juſtifier ſa condition à la Princeſſe : qui l’écouta avec une attention extréme, & une joye qui n’eſtoit pas mediocre, quoy qu’elle fuſt meſlée. De beaucoup d’inquietude. Apres qu’il eut achevé de parler, quelque redoutable ennemy que vous ſoyez, luy dit-elle, je vous eſtime ſi fort, que je ne voudrois pas que vous fuſſiez encore l’inconnu Cleandre : & j’aime beaucoup mieux, que vous ſoyez le Prince Artamas. Ce n’eſt pas, adjouſta t’elle, que je ne prevoye bien les fâcheuſes ſuittes que peut avoir cette glorieuſe qualité que vous devez porter, mais enfin le Roy de Phrigie & le Roy mon Pere peuvent faire la paix : & vous ne pourriez pas devenir Fils de Roy, ſi vous ne l’eſtiez pas nay. Mais, pourſuivit-elle, qu’avez vous deſſein de faire ? car je ne juge pas qu’il ſoit bien aiſé, que les ſentimens du Prince Artamas puiſſent s’accorder avec ceux de l’inconnu Cleandre. Ceux de Cleandre ne ſont pourtant pas changez, luy dit-il, depuis qu’il sçait qu’il eſt le Prince Artamas : mais je ne sçay ſi ceux de la Princeſſe de Lydie ne changeront point. Ils changeront, ſans doute, répondit-elle, car j’auray plus de civilité pour le Prince Artamas, que je n’en ay eu pour Cleandre. Ce n’eſt pas ce que je demande, luy dit-il, mais je veux ſeulement. Madame, que vous me conſerviez toute la bonté que vous avez euë pour moy ; & que vous me conſeilliez ce que je dois faire : puis qu’en verité j’en ay grand beſoin. Il faudroit eſtre plus prudente & plus des-intereſſée que je ne ſuis, répondit-elle, pour vous pouvoir bien conſeiller. Commandez moy donc abſolument, luy dit-il, ce que vous voulez que je faſſe : ne doutant pas que vous ne ſongiez a ma gloire en me commandant. C’eſt pourquoy, divine Princeſſe, je ne vous preſcrits rien : & je m’abandonne à voſtre conduitte. Parlez donc, Madame, je vous en conjure : que vous plaiſt il que je devienne ? & comment puis je n’obeïr point à Creſus qui veut que je parte ; que je combate ; & que je vainque le Roy de Phrigie ? & comment puis-je auſſi le faire, puis que j’ay l’honneur d’eſtre Fils de ce Prince ? Me preſervent les Dieux, repliqua-t’elle, de vous donner un ſemblable conſeil. Je n’avois pas moins attendu de voſtre vertu, luy dit-il, mais je ne laiſſe pas de vous rendre grace, de n’avoir pas mis la mienne à une ſi dangereuſe épreuve : & de ne m’avoir pas forcé à vous deſobeïr, ou à eſtre le plus criminel de tous les hommes. Auſſi Madame, comme vous contentez que je ne combate pas contre le Roy mon Pere ; je ne me reſoudray pas non plus à conbattre contre le voſtre. Je vous en conjure, luy dit elle, par l’affection que vous m’avez promiſe : il n’eſt pas beſoin d’une conjuration ſi forte, répondit-il, car je ne vous promets que ce que je ferois ſans doute quand je ne vous l’aurois pas promis. Mais Madame, adjouſta-t’il, je voy donc bien ce que je dois ne faire pas : mais je ne voy pas encore ce que je dois faire. Cependant il faut faire quelque choſe, & ſe reſoudre meſme promptement : car le Roy veut que je parte dans un jour ou deux ; tous mes gens ſont deſja ſur la route de l’Armée ; les Troupes que je dois commander, font peut-eſtre deſja aux mains avec le Roy de Phrigie ; & le moindre retardement me pourroit eſtre funeſte. Parlez donc Madame, voulez vous que j’aille me découvrir au Roy voſtre Pere ? voulez vous que j’aille me faire reconnoiſtre par le Roy de Phrigie ; & que je taſche de l’obliger à faire la paix, pendant que vous agirez aupres de Creſus ? Enfin prononcez mon arreſt : mais quel qu’il puiſſe eſtre, ne me banniſſez pas de voſtre cœur, & ne m’exilez meſme pas pour long-temps. Il faut donc, luy dit elle en ſoûpirant, sçavoir faire des miracles : puis qu’à moins que de cela, il n’eſt pas poſſible de vous contenter. Car enfin, pourſuivit elle, puis que la condition dont vous eſtes, me permet avec plus de bien-ſeance de vous ouvrir mon cœur : j’ay une choſe à vous dire qui vous ſurprendra, & qui vous affligera tout enſemble : qui eſt, que ſi vous fuſſiez demeuré dans l’incertitude de voſtre Naiſſance, au retour de cette Campagne ; le Roy mon Pere, qui veut que celuy que je dois épouſer, aide au Prince Myrſile à regner apres ſa mort, & ſoûtienne le Sceptre entre ſes mains ; avoit reſolu, ſi je le puis dire ſans rougir, de vous choiſir pour cela, & de vous y engager par ſon alliance. Ha Madame, interrompit Cleandre, je n’ay que faire d’eſtre Fils de Roy ſi cela eſt : puis que je n’ay ſouhaitté de l’eſtre, que pour obtenir cét honneur. Non, luy dit la Princeſſe, la choſe n’eſt plus en ces termes : & quand on pourroit trouver les voyes de vous empeſcher d’aller combattre le Roy voſtre Pere ; on ne pourroit pas trouver celles de cacher voſtre illuſtre naiſſance : & Thimettes, Timocreon, Soſicle, & Acrate, ne voudroient pas garder un ſecret qui vous oſteroit une Couronne : joint que je ne le voudrois pas moy meſme. Mais ce qui m’a obligée a vous dire cela, eſt pour vous faire voir que vous vous découvririez inutilement au Roy mon Pere : car j’ay sçeu ce matin par la meſme perſonne qui m’avoit donné ce premier advis : que divers Princes Eſtrangers ont fait preſſentir de luy, s’il voudroit me marier : & qu’il a répondu qu’il eſtoit abſolument reſolu de ne me donner qu’à un homme qui comme je l’ay déja dit, aide un jour à regner au Prince mon Frere. Quoy Madame, s’écria Cleandre, la qualité de Fils de Roy que j’ay tant ſouhaittée ; principalement parce que je croyois qu’elle eſtoit abſolument neceſſaire à obtenir un bon-heur que je n’oſois eſperer, fera donc un obſtacle invincible à ma felicité ! Ha Madame, encore une fois, ſi cela eſt, je ne veux point de Couronne : & j’aime beaucoup mieux n’eſtre que Cleandre, que d’eſtre le Prince Artamas. Je ne vous dis pas ſi preciſément, luy repliqua-t’elle, que cét obſtacle ſoit invincible : mais je vous dis qu’il eſt grand. De plus, adjouſta-t’elle, s’il m’eſt permis de vous découvrir ma foibleſſe, il faut que je vous confeſſe encore, qu’il ne me ſeroit pas aiſé de me reſoudre à épouſer un homme que toute l’Aſie croiroit d’une naiſſance mediocre : c’eſt pourquoy agiſſons comme nous devons, & laiſſons le reſte à la providence des Dieux. Cette reſignation abſoluë, reprit Cleandre en ſoûpirant ; marque aſſez. Madame, que toute mon affection ; tous mes ſoings ; & tous mes ſervices ; n’ont tout au plus obtenu autre choſe de vous ; ſinon que vous ſouffrez que je vous aime ſans me haïr. Car ſi vous aviez un peu plus de tendreſſe pour moy, vous trouveriez, Madame, qu’il n’eſt pas ſi aiſé de faire ce que l’on doit, ny meſme de connoiſtre ſon devoir. Je penſe pourtant, reprit-elle, que pourveû que vous ne combattiez point ny contre le Roy vôtre Pere, ny contre le mien, vous ne pourrez pas eſtre blâmé. Mais, Madame, répondit-il, je ne voy pas que je le puiſſe faire, qu’en me découvrant au Roy, & qu’en me contentant d’envoyer de ſon conſentement vers le Roy de Phrigie. Il ſeroit difficile, repartit-elle, que le Roy voſtre Pere vous reconnuſt pour ſon Fils ſans vous voir, & vous sçachant touſjours dans le party de ſes Ennemis. De plus adjouſta-t’elle, penſez-vous que le Roy mon Pere peuſt ſe reſoudre à perdre en un meſme jour le Conquerant & les conqueſtes ? & ne croyez-vous pas qu’il y a plus d’aparence qu’il écouteroit la Politique que la generoſité en cette rencontre ? Non pourſuivit-elle, je ne vous conſeilleray pas de cette ſorte : Que me conſeillez vous donc, Madame ? reprit-il ; puis que Timocreon, repliqua la Princeſſe, sçait l’eſtat de voſtre fortune, découvrez-luy encore voſtre affection pour moy : je sçay qu’il eſt ſage & genereux ; & qu’il ne voudroit pas vous conſeiller rien, ny contre le ſervice du Roy ſon Maiſtre, ny contre vous. Enfin apres pluſieurs autres diſcours ſemblables, Cleandre envoya querir mon Pere : il fit meſmes voir ſecrettement Thimettes & Acrate à la Princeſſe : & luy monſtra les Tablettes dans leſquelles eſtoit la Lettre du Roy de Phrigie, & le Billet de la Reine la femme. Apres avoir donc bien conſulté ſur ce qu’ils devoient faire : il fut reſolu que Cleandre partiroit ſans rien dire à Creſus : que mon Pere & moy l’accompagnerions : que Thimettes & Acrate ſeroient du voyage : qu’à une journée de Sardis, Cleandre envoyeroit un des ſiens à Menecée, avec une Lettre pour luy, & une autre pour le Roy, qu’il luy preſenteroit, par laquelle il luy découvriroit ſa naiſſance, & l’aſſureroit de ne faire jamais rien contre ſon ſervice, & de n’oublier jamais ſes bienfaits. Qu’il éçriroit auſſi au Prince Myrſile ; à Mexaris ; & à Abradate, afin qu’ils le ſervissent aupres du Roy : que cependant il s’arreſteroit ſur les frontieres de Phrigie : & envoyeroit Timocreon vers le Roy ſon Pere, pour luy aprendre toutes choſes : & pour luy demander la grace de s’en vouloir éclaircir avec Thimettes & avec Acrate, qui fut auſſi genereux dans ſon repentir, qu’il avoit eſté foible à commettre un crime, par le commandement de ſon Maiſtre. Que cependant Cleandre quand il ſeroit reconnu, tâcheroit d’obliger le Roy ſon Pere à la Paix : & que la Princeſſe auſſi bien que Menecée, y porteroient de leur coſté le Roy de Lydie autant qu’ils pourroient. Apres cette reſolution priſe, elle remit le petit Tableau qu’elle avoit, entre les mains de Timocreon : qui n’aimant pas moins Cleandre que s’il euſt eſté ſon Fils, voulut touſjours eſtre dépoſitaire de tout ce qui pouvoit ſervir à ſa reconnoiſſance. Comme toutes ces entre-veuës ne pûrent eſtre faites ſans que les eſpions que le Prince Arteſilas avoit continuellement chez la Princeſſe s’en aperçeuſſent, il en fut bien toſt adverty. De plus, comme Cleandre n’avoit pas encore dit le dernier adieu à la Princeſſe Palmis, il fit tant qu’il l’obligea à luy accorder encore une fois la permiſſion de l’entretenir en particulier : & en effet le lendemain au retour du Temple, Cleandre fut chez elle, & luy parla près de deux heures : luy diſant des choſes ſi paſſionnées ; & elle luy en reſpondant de ſi genereuſes & de ſi obligeantes tout enſemble ; que ſans rien relaſcher de cette exacte vertu, dont elle faiſoit profeſſion ; Cleandre tout amoureux qu’il eſtoit, ne pût jamais avoir la hardieſſe de ſe pleindre : ny trouver qu’il en euſt ſujet, quoy qu’elle ne fiſt rien pour luy, & qu’elle ne s’engageaſt abſolument qu’à l’eſtimer toute ſa vie. Cette ſeparation fut ſi tendre & ſi touchante de part & d’autre, qu’il ne fut pas poſſible que Cleandre peuſt effacer de ſes yeux en ſortant de chez la Princeſſe, la profonde melancolie qu’il y avoit : de ſorte que ceux qui l’obſervoient par les ordres d’Arteſilas, luy aprirent ce qu’ils avoient veû. Si bien que sçachant toutes ces entre-veuës ſecrettes de Timocreon ; de Thimettes ; d’Acrate ; de Cleandre ; de la Princeſſe, & de moy ; il creût bien qu’il y avoit quelque choſe de caché là deſſous.

Il employa donc toutes les inventions dont il ſe pût aviſer, pour deſcouvrir ce que c’eſtoit : il fit ſuborner un des domeſtiques de mon Pere par de l’argent : & par luy il sçeut qu’il ſe preparoit à un voyage, & qu’il faiſoit oſter de chez luy ce qu’il y avoit de plus precieux. Il sçeut meſme que Cleandre avoit envoyé en diligence contre mander ſes gens qui eſtoient partis pour l’Armée ; & il aprit encore, que l’on avoit envoyé des chevaux de relais pour cinq ou ſix perſonnes en un lieu qui n’eſtoit pas ſur la route du Camp. Enfin il en sçeut tant, qu’il en sçeut aſſez, pour faire perſuader au Roy par va de ſes Amis, que Cleandre le vouloit trahir ; que mon Pere & moy faiſions la meſme choſe ; & que cette conjuration avoit eſté tramée par Thimettes, qui faiſoit ſemblant, diſoit cét Amy d’Arteſilas, d’eſtre mal avec le Roy de Phrigie, afin de n’eſtre point ſuspect dans cette Cour, & de n’y eſtre venu que pour y traiter de la rançon de fou neveu. Que de plus, Acrate Phrigien en eſtoit auſſi : & qu’il paroiſſoit aſſez, qu’il y avoit quelque grand deſſein caché : puis que Thimettes qui eſtoit venu à Sardis, à ce qu’il diſoit, pour delivrer ſon Parent, s’en alloit auparavant que d’avoir fait la choſe : & que Timocreon ne tenoit pas ſes meubles en ſeureté chez luy pendant ſon abſence. Neantmoins Arteſilas ne fit rien dire contre la Princeſſe, & il ne fit advertir le Roy que de ce qui s’eſtoit paſſé chez mon Pere. Mais enfin, Madame, la choſe fut conduitte avecques tant de fineſſe, que baſtissant ſur ces fondemens veritables, une conjuration tres apparente : le lendemain au matin, Cleandre eſtant preſt d’aller prendre congé du Roy, & ayant deſja dit adieu au Prince Myrſile ; à Mexaris ; à Abradate ; & meſme à Arteſilas, comme il embraſſoit Eſope, qui eſtoit allé recevoir ſes commandemens ; & que Timocreon, Acrate, & moy eſtions dans ſa Chambre : ce meſme Capitaine des Gardes qui avoit autrefois adverty la Princeſſe du deſſein que Creſus avoit, vint ſuivy de ſes compagnons, non ſeulement arreſter Cleandre de la part de Creſus ; mais encore Thimettes, Timocreon, Acrate, & moy. je vous laiſſe à juger de noſtre ſurprise : Cleandre demanda à eſtre conduit au Roy, mais on le luy refuſa : & on nous mena aveques luy dans la Citadelle de Sardis, nous logeant touteſfois en des Apartemens differens. Dans ce grand deſordre mon Pere fut ſi prudent & ſi heureux, qu’il trouva lieu d’ordonner, ſans que l’on s’en aperçeuſt, à celuy des ſiens qui devoit porter toutes les choſes qui pouvoient ſervir à la reconnoiſſance de Cleandre, de les remettre ſecrettement entre les mains de la Princeſſe. Cependant la priſon de Cleandre fut un remede merveilleux, pour la gueriſon d’Arteſilas, qui commença de ſortir peu de jours apres. Je ne m’arreſteray point à vous exagerer la ſurprise de la Princeſſe, non plus que celle de Cleandre : je ne vous diray pas auſſi celle de Creſus, d’eſtre obligé de croire qu’un homme ſi genereux, & qui luy avoit de l’obligation, l’euſt trahi : car il vous eſt aſſez aiſé de vous imaginer les divers ſentimens qu’un ſemblable accident luy pouvoit donner. Mais je vous aprendray que Cleandre s’informant à ceux que l’on avoit mis aupres de luy, de quel crime on l’accuſoit ; sçeut que le bruit eſtoit dans Sardis qu’il avoit voulu trahir Creſus, abandonner ſon Parti, & s’aller jetter dans celuy du Roy de Phrigie. Sçachant donc quel eſtoit le crime qu’on luy imputoit. & sçachant que ſon innocence ne pouvoit eſtre connuë qu’en avoüant la verité : puis qu’il ne pouvoit pas nier une grande partie des choſes qu’on luy diſoit pour le convaincre d’avoir eu un deſſein caché ; il s’y reſolut ; & fit dire au Roy par celuy qui commandoit dans la Citadelle, qu’il le conjuroit de luy envoyer une perſonne à laquelle il peuſt confier une choſe fort importante. Creſus, qui creût en effet qu’il luy importoit beaucoup que Cleandre ſe repentant de ſon crime, vouluſt le luy confeſſer : luy envoya Menecée, s’imaginant qu’il luy diroit encore plus franchement qu’à un autre, toutes les particularitez de ſon deſſein. Comme Menecée avoit touſjours fort aimé Cleandre, & que malgré toutes les apparences dont Arteſilas & ſon Amy coloroient la choſe, il ne croyoit point qu’il fuſt coupable, il luy fut aiſé de luy perſuader ſon innocence, & de luy faire croire la verité. Il la luy dit donc telle qu’elle eſtoit, en luy deſcouvrant ſa veritable naiſſance : & luy aprenant toutes les marques qu’il en avoit, ſans luy dire rien de la Princeſſe. Et comme Menecée luy demanda qui avoit ce petit Tableau, ces Tablettes, & toutes les autres choſes qui pouvoient juſtifier ce qu’il diſoit ; il luy a prit qu’il faloit le demander à Timocreon, qui en avoit touſjours eu le ſoing. Apres cela, Menecée fut retrouver Creſus, & luy dit tout ce que Cleandre luy avoit raconté : mais comme ce Prince avoit l’eſprit preoccupé, il n’adjouſta pas beaucoup de foy aux paroles de Cleandre. Neantmoins à la ſolicitation de Menecée il luy ordonna de voir Timocreon ; afin d’avoir principalement les Tablettes dont il luy parloit : parce qu’il avoit veû autrefois deux Lettres eſcrites de la main du Roy de Phrigie, & que de cette ſorte s’il y avoit de ! a verité à ce qu’on luy diſoit, il pourroit reconnoiſtre cette eſcriture. Menecée fut donc trouver Timocreon, qui fut alors contraint de luy confier que la Princeſſe sçavoit quelque choſe du deſſein de Cleandre : car croyant que celuy à. qui il avoit : commandé de porter à cette Princeſſe tout ce qu’il luy avoit donné en garde n’y auroit pas manqué : il fut forcé pour pouvoir juſtifier la naiſſance de Cleandre à Creſus, de prier Menecée d’aller trouver la Princeſſe Palmis, pour luy demander toutes ces choſes : & de dire ſeulement à Creſus, que c’eſtoit un des domeſtiques de Timocreon qui les luy avoit données. En effet Menecée qui aimoit & qui aime encore mon Pere avec une tendreſſe extreſme, luy tint ſa parole, & fit exactement ce qu’il luy avoit dit : mais il fut eſtrangement ſurpris, d’apprendre que la Princeſſe qu’il fut trouver, n’avoit point veû ce Domeſtique de mon Pere : & que par conſequent elle n’avoit point receû ce qu’il croyoit qu’elle deuſt avoir. Menecée fit chercher cét homme aveques ſoing, mais ce fut inutilement : & on ne sçeut point alors, ce qu’il eſtoit devenu. De ſorte que ne pouvant faire rien voir à Creſus de tout ce qu’on luy avoit promis, il ne voulut plus ſouffrir qu’on luy parlaſt de Cleandre, comme eſtant Fils du Roy de Phrigie : & il traitta cela de fourbe & de menſonge : deffendant expreſſément à Menecée d’en parler à perſonne, ſi bien qu’il ne s’en eſpandit aucun bruit à la Cour. Je vous laiſſe donc à juger quel fut le deſespoir de mon Pere, de voir qu’il avoit perdu non ſeulement ce qui pouvoit juſtifier Cleandre aupres de Creſus, mais encore ce qui pouvoit le faire reconnoiſtre au Roy de Phrigie. Lors que Cleandre le sçeut, il en fut tres affligé : & la Princeſſe en fut ſi touchée, qu’il ne luy fut pas poſſible de cacher ſa melancolie.

Cependant Arteſilas eſtant entierement gueri de ſes bleſſures, triomphoit du malheur de ſon Rival : le Prince Myrſile & Abradate croyoient bien que Cleandre n’eſtoit pas coupable. Mais il y avoit touteſfois tant d’obſcurité en ſa juſtification, qu’ils ne pouvoient pas perſuader à Creſus qu’il fuſt innocent. Pour le Prince Mexaris, quoy qu’il ne le creuſt pas criminel non plus que les autres : l’on a neantmoins penſé qu’il ne fut pas trop marri de ſa diſgrace, par un ſentiment d’ambition : qui luy fit croire que Cleandre n’eſtant plus en credit quand Creſus mourroit (car il y avoit une grande difference d’âge entre ces deux Freres) il pourroit plus aiſément venir à bout d’exclurre le Prince Myrſile du Throſne, & de s’emparer de la Couronne. Il n’y avoit donc preſques que Menecée, qui agiſt ouvertement pour Cleandre & pour nous : la Princeſſe ne l’oſant faire qu’en ſecret, & par des voyes détournées. Il en faut touteſfois excepter Eſope, qui parla touſjours avec une hardieſſe digne de beaucoup de loüange : ainſi voila le malheureux Cleandre criminel en aparence, & en effet le plus innocent, & le plus infortuné d’entre les hommes. Mais quelque douleur qu’il euſt de voir qu’il n’avoit preſques plus d’eſperance de ſe faire reconnoiſtre au Roy ſon Pere ; ny meſme de ſortir de priſon : l’abſence de ſa chere Princeſſe le tourmentoit beaucoup davantage : & quand il ſongeoit qu’il en eſtoit ſi proche, & qu’il y avoit neantmoins tant d’impoſſibilité à la voir, il ne pouvoit ſuporter ſon malheur aveque patience. Cependant Arteſilas qui vouloit que la punition ſuivist la priſon ; & qui eſtoit de l’humeur de ceux qui craignent encore les Lions enchainez ; faiſoit tous les jours impoſture ſur impoſture, pour faire perir Cleandre : & il en couroit de ſi faſcheux bruits dans la Cour, que la Princeſſe en fut eſtrangement allarmée. Elle croyoit bien que ſi elle euſt pû avoir la hardieſſe de dire au Roy qu’elle avoit veû tout ce qui juſtifioit la naiſſance de Cleandre, cela auroit peut-eſtre ſervi de quelque choſe : mais comme elle ne le pouvoit faire ſans deſcouvrir en quelque ſorte l’innocente intelligence qui eſtoit entre eux, elle ne s’y pouvoit reſoudre. Neantmoins aprenant que ſes ennemis n’eſtoient pas ſatisfaits de ſa priſon, & qu’ils en vouloient encore à ſa vie : elle taſcha de ſe vaincre, & celle ſe vainquit en effet. Mais la difficulté fut de pouvoir advertir Cleandre, de la reſolution qu’elle prenoit de parler au Roy, en cas qu’elle apriſt avec certitude qu’il vouloit porter les choſes à la derniere extremité. Car elle craignoit que s’il n’eſtoit pas adverti, il ne contrediſt ce qu’elle diroit : & qu’il ne fiſt luy meſme obſtacle à ſa juſtification. De ſorte que conſultant avec Cyleniſe ſur ce ſujet, cette Fille qui voyoit ſa Maiſtresse dans une inquietude aſſez bien fondée : apres y avoir un peu penſé, luy aprit ingenûment qu’il y avoit deſja aſſez long-temps que le fils de celuy qui commandoit dans la Citadelle de Sardis, faiſoit ſemblant de ne la haïr pas : & qu’ainſi elle croyoit que ſi elle luy demandoit quelque office, elle le trouveroit, diſposé à le luy rendre, quelque dangereux qu’il peuſt eſtre. La Princeſſe fit d’abord quelque difficulté de ſe confier à un homme jeune & amoureux : mais enfin ne pouvant trouver d’autre expedient, elle conſentit que Cyleniſe l’employaſt. Elle imagina pourtant une choſe, qui la mettoit un peu à couvert : car comme Cyleniſe eſtoit ma Parente, elle fit que je fus le pretexte du ſervice qu’elle devoit demander à ſon Amant. Comme je ne pouvois eſtre juſtifié, ſans que Cleandre le fuſt, & que tout le monde sçavoit bien que ſes intereſts eſtoient les miens, elle penſa que Tegée (car l’Amant de Cyleniſe ſe nomme ainſi) ne trouveroit pas eſtrange qu’elle demandaſt à luy parler : Enfin, Madame, cette Fille sçeut ſi bien meſnager l’eſprit de Tegée, que quelque difficulté qu’il y euſt a trouver les voyes de parler a Cleandre, il luy promit de les chercher : & en effet il luy tint ſa parole : et. Il fut un matin luy dire que ſi elle vouloit, elle pourroit luy parler la nuit prochaine, la choſe ne ſe pouvant pas à une autre heure. D’abord Cyleniſe ne s’y pouvoit reſoudre : mais enfin Tegée luy fit comprendre que cela n’eſtoit pas ſi difficile qu’elle ſe l’imaginoit : parce que les jardins du Palais donnent preſques juſques ſur la contr’eſcarpe des foſſez de la Citadelle, y en ayant meſme une Porte de derriere de ce coſté là : & juſtement à l’endroit par où il faloit aller, pour pouvoir parler à Cleandre, par une feneſtre grillée & fort baſſe qui y donnoit, & à la quelle il le feroit venir, à l’heure qu’ils concerteroient enſemble, faiſant abaiſſer un petit Pont qui eſtoit ſous cette feneſtre, & d’où elle pourrroit l’entretenir aſſez commodement ſans qu’on s’en apperçeuſt ; parce que ce ſeroit luy qui ſeroit en garde de ce coſté là. Tegée luy ayant donc bien fait voir la poſſibilité de la choſe, Cyleniſe demeura d’accord aveques luy, qu’elle s’iroit promener un ſoir fort tard dans les jardins, avec une de ſes Compagnes ; ce qu’elle pouvoit faire d’autant plus aiſément, qu’il y avoit un eſcalier dérobé aſſez prés de la Chambre des Filles, qui reſpondoit dans ces jardins. Que quand il ſeroit preciſément l’heure dont ils convinrent, elles iroient juſques au bout de ce petit Pont : & que pour marquer que ce ſeroit elles, Cyleniſe deſcouvriroit deux ou trois fois une petite Lampe qu’il dit qu’il luy envoyeroit : qui eſtoit faite de facon, qu’on en pouvoit cacher la lumiere, en tournant un reſſort qu’il y avoit. La choſe eſtant donc ainſi reſoluë, elle fut retrouver la Princeſſe, pour luy dire ce qu’elle avoit fait : mais voyant ce deſſein ſi avancé, elle penſa s’en repentir. Touteſfois le peril ou elle voyoit Cleandre ; la penſée qu’elle eut que quand elle voudroit apres luy faire sçavoir ſes intentions, elle ne le pourroit peut eſtre plus, puis que l’ordre de la garde que faiſoit Tegée pouvoit changer, firent qu’elle ſe reſolut enfin d’envoyer Cyleniſe aprendre à Cleandre ce qu’elle avoit deſſein de faire pour luy, afin qu’il ne la contrediſt pas. Mais quand elle vint à conſiderer, que Cyleniſe ne pouvoit pas aller ſeule en ce lieu là, elle changea preſques de ſentiment ; parce qu’elle ne pouvoit ſe reſoudre à ſe confier à pas une autre de ſes Filles. Enfin apres avoir bien cherché ; Mais Madame, luy dit Cyleniſe, la crainte & la recompenſe font que l’on peut aiſément trouver des gens fidelles : c’eſt pourquoy ſouffrez que je gagne une de mes Compagnes, & que je ſuborne auſſi le Portier des jardins, du coſté de la Citadelle ; afin qu’apres nous eſtre promenées aſſez tard elle & moy, nous allions avec cette Lampe que Tegée me doit envoyer, par cette grande Allée de Cyprès, qui donne juſques à la Porte qui eſt vis à vis du bout de ce Pont ſur lequel je dois parler à Cleandre. Ha Cyleniſe, s’écria la Princeſſe, que voſtre expedient eſt faſcheux ? Il n’y en a pourtant point d’autre Madame, reprit — elle, ſi vous ne voulez eſcrire, & : confier voſtre Lettre à Tegée : il me ſemble touteſfois qu’eſtant Parente de Soſicle, il y a moins de danger que je parle à Cleandre ; qu’il n’y en a que vous luy écriviez. La Princeſſe s’affligea alors extrémement & ſans pouvoir ſe reſoudre à ce que Cyleniſe luy propoſoit, elle ne reſoluoit rien. Mais Madame, luy dit elle, il y va de la vie de Cleandre : Mais Cyleniſe, adjouſta la Princeſſe, il y va de mon honneur. Il n’y va pas du moins de voſtre vertu, répondit cette Fille, & je ne sçay ſi la generoſité veut que l’on s’empeſche de faire une bonne action, par la ſeule crainte d’eſtre ſoupçonné d’en avoir fait une mauvaiſe. Et puis, Madame, cette action quand meſme elle ſeroit sçeuë, paſſeroit bien pluſtost pour une action de charité, que pour une de galanterie. Apres tout. Madame, puis que vous eſtes reſoluë de parler au Roy ; que de plus, vous sçavez que ce Prince vous a voulu faire eſpouser Cleandre, & que vous pouvez meſme luy faire connoiſtre que vous le sçavez : je ne voy pas qu’il y ait tant à haſarder. La Princeſſe penſa toutefois ſe contenter d’eſcrire, & de faire donner la Lettre à Tegée, pour la rendre à Cleandre : mais quand elle venoit à penſer au grand nombre de choſes qu’il faloit dire : & que ſi par malheur cette Lettre eſtoit perduë, elle pourroit nuire également & à elle, & à Cleandre, elle changeoit encore de deſſein : & elle ne vouloit plus ny que Cyleniſe allaſt à cette aſſignation, ny eſcrire : & elle demeuroit infiniment affligée. Mais Eſope l’eſtant venu voir, & luy ayant dit que l’on parloit ſi mal de l’affaire de Cleandre, qu’il avoit creû à propos de prendre la liberté de la venir ſuplier de vouloir proteger un homme auſſi illuſtre que celuy là : apres qu’il fut parti fort ſatisfait de la reſponse de la Princeſſe, elle acheva de ſe reſoudre : & elle dit enfin à Cyleniſe, qu’elle conſentoit qu’elle allaſt parler à Cleandre : & qu’elle luy laiſſoit le ſoin de choiſir celle de toutes ſes Compagnes qu’elle croiroit la plus diſcrette.

Mais pour abreger mon diſcours autant que je le pourray, puis qu’il n’eſt deſja que trop long : je vous diray que Tegée envoya la Lampe qu’il avoit promiſe ; que Cyleniſe choiſit : celle qui la devoit accompagner, & qu’apres avoir eſté inſtruite exactement de ce qu’elle devoit dire, elles demeurerent ſeules dans les jardins, avec cette Lampe obſcure qui n’eſclairoit que quand on vouloit. Elles furent donc par l’Allée de Cyprés, juſques à la porte du jardin, qui donne vers le petit Pont dont Tegée avoit parlé à Cyleniſe : mais à ce qu’elle m’a dit depuis, elles y furent en tremblant, & penſerent vingt & vingt fois s’en retourner. Neantmoins elle acheverent leur voyage, comme je l’ay deſja dit, & eſtant arrivées au bout du Pont, apres que le Jardinier qui eſtoit gagné leur eut ouvert ſa porte ; Cyleniſe ayant deſcouvert & caché deux ou trois fois la Lampe qu’elle portoit, comme elle en eſtoit convenuë avec Tegée (car elles avoient traverſé le jardin & paſſe la porte à la ſeule clarté des Eſtoiles) un moment apres le Pont s’abaiſſa ; la feneſtre grillée fut ouverte ; & Cleandre y parut, ou pour mieux dire s’y fit entendre : car auſſi toſt que Cyleniſe fut à l’endroit où elle devoit parler, elle tourna ſa Lampe, & en fit de nouveau tourner le reſſort, de peur d’eſtre deſcouverte. Comme la feneſtre eſtoit fort baſſe, Cleandre prenant la parole ſans hauſſer la voix : eſt-il poſſible, luy dit-il, que je puiſſe encore avoir la ſatisfaction de vous parler, & n’eſt-ce point un ſonge agreable que je fais ? parlez donc Cyleniſe, adjouſta t’il, afin que je vous connoiſſe : & dites moy qui eſt la perſonne que j’entre-voy aveques vous. Seigneur, luy dit elle, vous pouvez juger que puis qu’elle eſt icy, c’eſt une perſonne fidelle : ainſi pour ne perdre pas des moments ſi precieux. Il faut que je me haſte de vous dire, que la Princeſſe eſt reſoluë, pour conſerver voſtre vie de dire au Roy ce qu’elle sçait de voſtre naiſſance. Elle a voulu, Seigneur, vous en advertir, de peur que vous ne contre-diſiez ce qu’elle dira : & alors Cyleniſe commença de luy faire sçavoir tout au long, toutes les choſes que la Princeſſe luy avoit ordonnées : ſoit de ce qu’elle devoit dire au Roy ſon Pere, ſoit de ce que Cleandre devoit reſpondre. Quoy Cyleniſe (luy dit-il, apres l’avoir eſcoutée avec beaucoup d’attention) cette admirable perſonne prend ſoin de ma vie, & veut bien ſe reſoudre pour la conſerver, de faire une choſe ſi fâcheuſe pour elle, & ſi difficile ! ha Cyleniſe, je ne puis preſques me l’imaginer. Mais ſi elle ne me la peut conſerver, qu’en le faiſant une ſi grande violence : dites luy, je vous en conjure, que j’aime mieux mourir que de luy cauſer cette peine. Mais Seigneur, dit-elle, croyez vous que voſtre mort luy fuſt agreable ? Non, repliqua t’il, je la croy trop bonne pour cela : mais ma vie luy eſt : ſi inutile, & luy donne tant de déplaiſirs, qu’il me ſemble en quelque ſorte juſte de ne la conſerver pas par une voye où elle s’expoſe ſans doute à entendre du moins beaucoup de choſes faſcheuses du Roy ſon Pere. Aſſurez la donc, luy dit il, qu’elle peut me laiſſer mourir, ſans que j’en murmure : dites luy, Cyleniſe, que je ne ſens mon malheur, que pour l’amour d’elle : que je ne trouve ma priſon rude, que parce que je ne la voy plus : & que pourveû que je ne perde point ſon amitié, je me conſoleray ſans peine de la perte d’une Couronne, & meſme de celle de ma vie. Comme ils en eſtoient là, un Soldat qui avoit diſcerné la voix d’une Femme, & qui n’eſtoit pas de ceux qui eſtoient gagnez, en fut advertir le gouverneur ; qui ſe louant auſſi toſt, fit mettre tous ſes gens en armes ; ut à la Chambre de Cleandre ; fit ouvrir la porte de ce Pont ; & fit ſortir quelques uns de ſes Soldats, pour s’éclaircir de ce qu’on luy avoit dit. Tegée s’y voulut oppoſer, mais il n’eſtoit pas le plus fort ; & ſon Pere le fit prendre luy meſme. Cependant Cyleniſe & ſa Compagne oyant ce bruit, & entendant ouvrir la porte, voulurent fuir, & regagner celle du jardin, mais il leur fut impoſſible : & Cleandre voyant prendre une Fille de la Princeſſe devant luy, & pour l’amour de luy, ſans la pouvoir ſecourir, diſoit & faiſoit des choſes capables de deſcouvrir ce qu’il avoit ſi long temps caché. Comme Cyleniſe vit venir ces Soldats à elle, & qu’il n’y avoit point de moyen d’échaper, elle fit tourner le reſſort de la Lampe, & ſe faiſant connoiſtre à eux, ils en furent ſi ſurpris, qu’ils changerent leur violence en civilité : n’y ayant pas un de ces Soldats qui ne l’euſt veuë cent fois aupres de la. Princeſſe, quand elle alloit ſe promener à la Citadelle. Cette Fille qui a ſans doute beaucoup d’eſprit, leur dit que le danger où j’eſtois pour l’amour de Cleandre, eſtant la cauſe de ce qu’elle faiſoit, on ne devoit pas trouver eſtrange qu’elle vouluſt ſauver la vie à un de ſes Parents ; en concertant avec celuy qui l’avoit mis en peine, par quelle voye on pourroit faire connoiſtre ſon innocence. Ces Soldats l’eſcouterent paiſiblement, & meſme ils ne la contredirent point : touteſfois ils la menerent avec ſa compagne au gouverneur de la Citadelle, qu’elle voulut perſuader de la rendre à la Princeſſe, ſans faire sçavoir au Roy ce qui s’eſtoit paſſé ; mais elle n’en pût venir à bout. Au contraire, comme il eſtoit fort exact, apres avoir fait mettre ces deux Filles dans une chambre, avec beaucoup de civilité, & donné ordre que l’on gardaſt ſoigneusement les Priſonniers, & meſme ſon Fils ; il envoya advertir le Roy de ce qui s’eſtoit paſſé, & envoya auſſi vers la Princeſſe, luy demander pardon, de ce qu’il retenoit deux Filles qui eſtoient à elle : preſupposant, diſoit il, qu’elle ne les voudroit plus advoüer, apres la hardie & criminelle action qu’elles avoient faite. Comme vous pouvez aiſément vous imaginer les divers ſentimens de toutes ces Perſonnes, je ne m’arreſteray pas à vous les dire : car je m’aſſure que vous comprenez facilement quelle fut la ſurprise de la Princeſſe & ſon affliction ; le deſespoir de Cleandre ; celuy du pauvre Tegée, qui craignoit que Cyleniſe qu’il aimoit, ne le puniſt de la violence de ſon Pere, ou ne le ſoupçonnaſt de l’avoir trahie ; l’embarras de cette Fille, auſſi bien que de ſa Compagne, & enfin l’eſtonnement de Creſus, d’aprendre l’action de Cyleniſe. Il fut ſi grand, que pour sçavoir preciſément ce que c’eſtoit, il envoya ordre au gouverneur de la Citadelle, nommé Pactias, de la luy amener à l’heure meſme avec celle qui l’avoit accompagnée ; & en effet la choſe fut executée comme il le vouloit. Quand Cyleniſe fut en ſa preſence, eſt il poſſible, luy dit il, que ma Fille puiſſe avoir nourri aupres d’elle, une perſonne capable de faire une action ſi eſloignée de la modeſtie de ſon Sexe ? Seigneur, luy dit-elle, les aparences ſont quelqueſfois bien trompeuſes : & cette hardieſſe qui vous paroiſt ſi criminelle, vous paroiſtroit peut eſtre fort loüable, ſi vous eſtiez perſuadé des veritez que je vay vous dire : Car enfin, Seigneur, je ſuis Parente de Soſicle. Il eſt vray, interrompit le Roy, mais c’eſtoit à Cleandre que vous parliez : je l’advoüe encore, repliqua t’elle, car puis que c’eſt par luy que Soſicle peut eſtre juſtifié, il a bien falu parler à celuy qui peut faire connoiſtre ſon innocence. Quoy qu’il en ſoit, Cyleniſe, dit-il, croyez vous que ma Fille trouve bon que vous ſortiez de chez elle au milieu de la nuit ? & croyez vous que je me laiſſe perſuader que vous ne parliez à Cleandre, que pour les intereſts de Soſicle ? Parlez Cyleniſe, parlez : & découvrez moy ingenument qui vous fait agir. Comme les choſes en eſtoient là, Pactias s’aprocha de l’oreille du Roy, & luy dit tout bas, à ce que l’on a sçeu depuis, que le Soldat qui l’avoit adverti qu’il y avoit des gens ſur le Pont de la Citadelle, l’avoit aſſuré avoir entendu le Nom de la Princeſſe, en la bouche de Cleandre, & en celle de Cyleniſe : mais qu’il n’oſoit pas luy reſpondre que cela fuſt vray : & qu’il ne le luy diſoit qu’afin qu’il interrogeaſt mieux cette Fille. Le Roy parut fort troublé de ce que Pactias luy avoit dit : car ſe ſouvenant tout d’un coup, de la douleur que la Princeſſe avoit témoigné avoir de la priſon de Cleandre, & des ſoings qu’elle avoit pris à le vouloir juſtifier : il creût qu’il y avoit ſans doute quelque choſe de caché, que Cyleniſe ne diſoit pas. De ſorte que changeant ſa façon d’agir avec elle, il luy parla avec plus de rudeſſe qu’il n’avoit fait ; neantmoins quoy qu’il peuſt dire, & quoy qu’il peuſt faire, il ne pût jamais l’obliger à dire rien contre la Princeſſe. Mais la Fille qui eſtoit avec elle, n’eſtant ny ſi adroite, ny ſi hardie, ny meſme ſi affectionnée qu’elle : & le Roy s’eſtant adviſé de les faire ſeparer ; il l’obligea par promeſſes & par menaces, à dire ce qu’elle sçavoit. Elle dit donc ingenûment, que la Princeſſe sçavoit la choſe : mais croyant qu’elle la juſtifioit fort, elle proteſtoit qu’aſſurément ce n’eſtoit que par la compaſſion qu’elle avoit de ces priſonniers qu’elle avoit envoyé Cyleniſe leur parler. Le Roy voulut luy faire dire ce qu’elle avoit entendu, pendant cette converſation de nuit, mais elle ne pût luy obeïr : car elle luy avoüa qu’elle avoit eu tant de frayeur, de ſe voir ſeule avec Cyleniſe au lieu ou elles eſtoient, & à l’heure qu’il eſtoit : qu’elle n’avoit oüy leur converſation que fort confuſément : advoüant touteſfois que le Nom de la Princeſſe y avoit eſté fort meſlé. Il n’en falut pas davantage, pour exciter un grand trouble dans l’ame du Roy, qui ne douta plus du tout qu’il n’y euſt une intelligence ſecrette, entre Cleandre & la Princeſſe ſa Fille. Il revit encore une fois Cyleniſe : mais il la vit avec tant de colere dans les yeux, & tant de marques de fureur dans ſes paroles ; qu’elle eut beſoin de toute ſa conſtance, pour n’en eſtre pas ébranlée.

Cependant on les remena à la Citadelle, & le Roy envoya chez la Princeſſe (car il eſtoit deſja jour) pour luy ordonner de le venir trouver, ce qu’elle fit à l’heure meſme. Il ne la vit pas pluſtost, qu’il commanda qu’on le laiſſast ſeul avec elle : & on ne luy eut pas pluſtost obeï, que la regardant avec beaucoup de fierté, le n’euſſe jamais creû, luy dit-il ; que vous euſſiez eu le cœur ſi bas, que de vouloir lier une affection particuliere, avec un homme inconnu. Avec un homme, dis-je, qui eſt aſſurément d’une naiſſance fort mauvaiſe ; puis qu’il a la laſcheté de faire une impoſture pour ſauver ſa vie, en ſe diſant Fils de Roy. Un homme enfin, qui apres tant de bien-faits qu’il a reçeus de moy, m’a trahy, & a voulu renverſer mon eſtat. La Princeſſe entendant parler le Roy de cette ſorte, creût que Cyleniſe luy avoit tout advoüé : ſi bien que ne voulant pas nier une verité fort innocente, & ſe rendre effectivement criminelle par un menſonge, elle ſe reſolut de ne luy déguiſer rien. Seigneur, luy dit elle, je voy bien que je vous parois fort coupable : mais graces aux Dieux j’ay la ſatisfaction de sçavoir, que je ne la ſuis pas autant que vous le croyez. Quoy, interrompit il, vous ne l’eſtes pas infiniment, d’avoir une intelligence ſecrette avec un criminel d’eſtat ! Si le moindre de mes Subjets, adjouſta t’il, en avoit fait autant que vous, il perdroit la vie infailliblement : jugez donc ſi voſtre crime n’eſt pas plus grand que ne ſeroit le ſien ; vous qui eſtes ma Fille ; qui eſtes intereſſée en la gloire de mon regne, & au bien de mes Peuples, & qui ne devez enfin avoir autre intereſt que le mien. Seigneur, luy dit elle, ſi j’en avois eu d’autre, je me croirois ſans doute fort coupable : Mais cela n’eſtant pas, je vous ſupplie tres humblement de me donner un quart d’heure d’audience pour me juſtifier. Le Roy faiſant alors un grand effort ſur luy meſme, ſe teût & la laiſſa parler : Cette ſage Princeſſe commença ſon diſcours adroitement, par l’amitié que le Roy avoit euë pour Cleandre dans ſon enfance : par celle des Princes ſes Freres : par l’eſtime qu’elle en avoit fait : repaſſant auſſi en peu de mots, & avec beaucoup d’art, tous les ſervices qu’il avoit rendus au Roy : Ses Victoires ; ſes conqueſtes, & toutes les Grandes choſes qu’il avoit faites : diſant pourtant tout cela de façon, qu’il ne ſembloit pas qu’elle l’affectaſt : & paroiſſant au contraire, qu’elle ne le diſoit que parce que ſa juſtification vouloit qu’elle le diſt. Cependant Seigneur (luy dit elle, apres avoir rappellé malgré luy dans ſa memoire tout ce qu’il devoit à Cleandre) cét homme ſi illuſtre en toutes choſes ; à qui le Prince Atys devoit la vie ; & à qui je dois la voſtre, n’auroit jamais obtenu aucune place particuliere dans mon cœur, ſans deux conſiderations, tres puiſſantes. L’une, que j’ay sçeu que vous aviez deſſein de me commander de l’eſpouser, au retour de cette campagne : l’autre, que j’ay apris qu’il eſt d’une naiſſance égale à la mienne : joint qu’outre ces deux raiſons, je sçay de certitude qu’il ne vous a point voulu trahir : & qu’il n’a point de paſſion plus violente, que celle de pouvoir reconnoiſtre vos bienfaits. Le Roy ſurpris & en colere, de voir que la Princeſſe ſa Fille sçavoit le deſſein qu’il avoit eu touchant ſon Mariage : luy dit en l’interrompant, vous deviez du moins attendre que je vous euſſe commandé d’eſpouser Cleandre, à luy donner des marques de voſtre affection ; mais puis que vous eſtes ſi obeïſſante à mes volontez, que vous l’euſſiez eſpousé ſi je l’euſſe voulu, haïſſez-le auſſi quand je le veux : & regardez la punition que je veux faire de ſon crime, ſans y prendre autre intereſt que le mien. S’il eſtoit criminel je le ferois, luy repliqua t’elle, mais eſtant innocent & Fils d’un Grand Roy, je croy, Seigneur, que c’eſt vous ſervir, que de vous empeſcher d’attirer ſur vous la colere des Dieux, en perdant un Prince qui ne vous a point offenſé. Car enfin, Timocreon, Thimettes, & Acrate, ne diſent point un menſonge, quand ils aſſurent que Cleandre eſt Fils du Roy de Phrigie. J’ay veû moy meſme toutes les choſes qui juſtifient ſa naiſſance : & je sçay de plus, qu’il n’alloit pas ſe jetter dans le Parti de voſtre ennemi pour vous combattre. Vous en sçavez trop, luy dit Creſus en l’interrompant : & quand vous n’auriez point fait d’autre crime, que celuy d’eſtre informée ſi particulierement, à ce que vous dites, des penſées les plus ſecrettes d’un homme comme Cleandre, inconnu & criminel ; vous ſeriez aſſez coupable pour eſtre indigne de pardon. Mais Seigneur, luy dit-elle, puis que je ne puis me juſtifier envers vous, qu’en juſtifiant Cleandre, & qu’en vous faiſant voir ſa veritable condition : pourquoy ne voulez vous pas vous en donner à vous meſme la patience ? Quoy, luy dit-il, vous voulez que je croye à vos paroles, parce que vous avez peut eſtre creû à celles de Cleandre, avec beaucoup de legereté ! Encore ne sçay je, adjouſta t’il, ſi vous n’eſtes point complice de cette impoſture groſſiere, qui fait qu’il ſe dit Fils de Roy, juſtement lors qu’il eſt accuſé d’un crime qui met ſa vie en danger. Enfin où. Font toutes ces marques convainquantes ? Vous dites les avoir veues, mais vous ne les pouvez faire voir : car pour ce Tableau que toute la Cour a veû, & que j’ay veû comme les autres, cela ne conclut rien, non plus que toutes ces autres choſes, à la reſerve de la Lettre du Roy de Phrigie. Pour celle là, j’advoüe que comme je connois ſon caractere, elle auroit eſté de quelque conſideration. mais on s’eſt contenté de vous la monſtrer, à vous qui ne la pouviez connoiſtre ; & on ne me l’a pas monſtrée à moy, parce que l’en aurois deſcouvert la fauſſeté. En un mot, Cleandre eſt un inconnu ; vous ne l’avez deû regarder que comme tel ; vous n’avez pas meſme deû croire que je vous deuſſe commander de l’eſpouser, que je ne vous l’euſſe dit moy meſme, & je ne sçay encore ſi par quelque bizarre raiſon d’eſtat je vous l’avois commandé, ſi vous euſſiez deû m’obeïr ſans repugnance. De plus, quand Cleandre ſeroit fils de Roy, vous n’auriez pas deû encore avoir une intelligence ſecrette aveques luy : outre cela, ſe diſant eſtre Fils de mon ennemy, eſtoit il juſte de ne me le faire pas sçavoir à l’heure meſme ? & ne deviez vous pas preſupposer, que cette ſeule qualité ſuffisoit pour m’empeſcher de ſouffrir jamais qu’il entraſt dans mon alliance ? Concluons donc que de quelque façon que je conſidere ce que vous avez fait ; je vous voy ſi criminelle, que je ne vous ſcaurois plus voir. C’eſt pourquoy retirez vous à voſtre Apartement, & attendez y mes ordres : ſans vous meſler plus de la juſtification de Cleandre. Puis que la mienne eſt inſeparablement attachée à celle de ce malheureux Prince, repliqua t’elle, il me ſemble, Seigneur, que c’eſt me faire un commandement fort injuſte : Allez, luy dit-il, allez ; ne me répondez pas davantage : & ſans ſonger à voſtre prétenduë innocence, penſez ſeulement à prier les Dieux qu’ils vous pardonnent : car pour moy je ne vous sçaurois pardonner. La Princeſſe Palmis voulut encore luy repliquer quelque choſe, mais il l’en empeſcha : & commanda au Lieutenant de ſes Gardes, qui ſe trouva aupres de luy, de la remener à ſa chambre, & de luy reſpondre de ſa perſonne.

Cette Princeſſe voyant donc qu’il n’y avoit pas moyen de fléchir le Roy ſon Pere, luy obeït les larmes aux yeux, & s’en retourna chez elle ; ſans avoir meſme la conſolation d’avoir ſa chere Cyleniſe à ſe pleindre de ſes malheurs. Sa Chambre eſtant devenuë ſa priſon, perſonne n’eut plus la liberté de la voir, non pas meſme le Prince Myrſile, parce qu’il avoit toûjours paru fort affectionné à Cleandre. La Princeſſe de Claſomene la demanda, mais ce fut inutilement : Abradate s’empreſſa auſſi beaucoup pour luy rendre quelque ſervice, & touteſfois il n’en pût venir à bout : le Prince Mexaris quoy que peut-eſtre bien aiſe de tous ces deſordres, en parut neantmoins faſché : la Princeſſe Anaxilée veuſve du Prince Atys ſe ſouvenant de l’obſtacle que la Princeſſe avoit autrefois aporté à ſon Mariage, n’en uſa pas trop genereuſement : mais pour Eſope, il agit touſjours également bien : & quoy qu’il sçeuſt la Cour admirablement, ſa Philoſophie enjoüée & divertiſſante, eut pourtant toute la ſolidité imaginable : car il parla touſjours au Roy avec beaucoup de hardieſſe, & pour Palmis, & pour Cleandre. Menecée fut auſſi tres genereux : & il parla ſi hautement, que le Roy s’en faſcha, & ne l’employa plus dans ſes conſeils ; luy deffendant abſolument de publier que Cleandre ſe diſoit Fils de Roy. Pour Arteſilas, tout Amant qu’il eſtoit de la Princeſſe Palmis, il ne s’affligea pas de ſa priſon avec excès ; parce qu’il eſpera que cette fâcheuſe avanture l’obligeroit peut-eſtre à ſe repentir de l’affection qu’elle avoit pour pour Cleandre : & il eſpera meſme agir avec tant d’adreſſe, qu’aveques le temps il pourroit faire en ſorte qu’elle croiroit luy devoir ſa liberté. Cependant Cleandre ayant sçeu le lendemain par quelqu’un de ſes Gardes, que la Princeſſe eſtoit priſonniere, ſentit un redoublement de douleur ſi grand, que tontes celles qu’il avoit ſouffertes en toute ſa vie, n’eſtoient rien en comparaiſon. Auſſi voyoit il ſa fortune en un pitoyable eſtat : il sçavoit de certitude qu’il eſtoit Fils de Roy, ſans avoir plus en ſa puiſſance ce qui le pouvoit juſtifier, & le faire sçavoir aux autres : il paroiſſoit ingrat & criminel envers Creſus, ſans pouvoir luy donner de preuves convainquantes du contraire : il n’ignoroit pas qu’il eſtoit aimé de la Princeſſe qu’il armoit, mais il voyoit que ſelon les apparences, il ne la verroit plus jamais en eſtat de luy pouvoir donner de nouvelles marques d’affection : & il aprenoit qu’elle eſtoit priſonniere pour l’amour de luy. Cette derniere conſideration eſtoit ſi forte dans ſon eſprit, qu’il ne ſongeoit plus à toutes les autres choſes qui le devoient affliger : juſques là, il avoit porté ſes fers ſans les vouloir rompre, mais dés qu’il sçeut que la Princeſſe eſtoit en priſon, il ne ſongea plus qu’à ſa liberté, afin de l’aller delivrer. Il prioit ſes Gardes d’aller dire au Roy qu’on le fiſt mourir, pourveu qu’on delivraſt la Princeſſe : & il donna enfin de ſi grandes marques d’amour, & d’une maniere ſi touchante : qu’un de ſes Gardes en effet s’offrit à faire du moins tout ce qu’il pourroit pour ſa conſolation, s’il ne faiſoit rien pour ſa liberté. Cleandre acceptant ſon offre, le conjura d’aller au Palais, & de s’informer bien exactement quel ordre il y avoit à garder la Princeſſe ; afin de pouvoir apres juger, s’il y auroit impoſſibilité de luy faire tenir un Billet. Cét homme officieux fit ce que Cleandre luy dit, & fut effectivement au Palais : mais comme il n’eſtoit pas auſſi adroit que bien intentionné, quelques uns de ces gens qui s’empreſſent ordinairement tant aupres des Rois, lors qu’il s’agit de rendre de mauvais offices, sçachant que ce Soldat eſtoit des Gardes de Cleandre, en advertit Creſus, qui le fit prendre auſſi toſt. Et comme il ne dit pas une bonne raiſon de ce qu’il eſtoit allé faire au Palais : & que quelques uns de ceux à qui il avoit parlé, dirent qu’il leur avoit demandé quel ordre on obſervoit à garder la Princeſſe : on le mit en priſon, & le Roy creüt que l’on vouloit ſonger à la delivrer. Si bien que pour la mettre en un lieu qu’il croyoit inviolable, & pour l’eſloigner de Cleandre, qu’il ne pouvoit ſe reſoudre de faire mourir, quelque irrité qu’il fuſt contre luy : il fit conduire le lendemain cette Princeſſe à Epheſe, dans le Temple de Diane : ordonnant à celle qui commande les cent Vierges voilées qui y font, de ne la laiſſer parler à qui que ce fuſt : faiſant delivrer la Compagne de Cyleniſe, & faiſant mettre auſſi en liberté le Fils de Pactias, à cauſe de la fidelité de ſon Pere. Cette ſage Princeſſe demanda à prendre congé du Roy, mais il luy refuſa cette grace : en ſuitte elle pria que du moins on luy rendiſt Cyleniſe, & qu’on luy donnaſt meſme priſon qu’à elle ; ce qu’on luy refuſa encore : de ſorte que le jour ſuivant, ſans que perſonne euſt la liberté de la voir, elle partit de Sardis, eſcortée par cinq cens chevaux, pour s’en aller à Epheſe, qui n’en eſt qu’à trois journées ſeulement. Mais, Madame, comme pour y aller, il faloit de neceſſité paſſer par derriere les jardins du Palais, & devant la Citadelle ; juſtement vis à vis de la feneſtre par où Cleandre avoit parlé à Cyleniſe : il arriva que ce malheureux Prince ſe promenant dans ſa. Chambre, & s’entretenant touſjours de ſes infortunes, vit paſſer cette Princeſſe, & la reconnut : & qu’elle auſſi levant les yeux pour regarder cette meſme feneſtre en paſſant, y vit Cleandre. De vous dire, Madame, ce que ces deux illuſtres Perſonnes ſentirent en cét inſtant ; & de vous exagerer tout ce que cette veuë eut de douloureux & pour l’un & pour l’autre, il ne ſeroit pas aiſé. Cleandre euſt bien voulu pouvoir rompre ſes Grilles ; la Princeſſe euſt du moins ſouhaité pouvoir faire aller ſon Chariot un peu plus lentement : mais enfin marchant touſjours, ils ſe virent aſſez pour redoubler toutes leurs douleurs ; & ils ne ſe virent pas autant qu’il faloit, pour en pouvoir tirer quelque conſolation. La Princeſſe luy fit touteſfois un ſigne de teſte & de main, qui luy fit comprendre qu’elle le pleignoit dans ſes infortunes : & il luy fit connoiſtre auſſi par une action tumultueuſe & violente, quoy que pleine de reſpect, quel eſtoit le trouble de ſon ame. Cependant le Chariot marchant touſjours, ils ne ſe virent bientoſt plus : mais la Princeſſe regarda pourtant encore long temps le lieu de la priſon de Cleandre, à ce que m’a dit un de ceux qui l’accompagnerent.

Depuis cela, Madame, la Cour de Lydie fut auſſi melancolique qu’elle avoit eſté agreable & divertiſſante : le Mariage d’Abradate & de la Princeſſe de Claſomene ne laiſſa pas touteſfois de ſe faire : cependant Arteſilas ne vint pas à bout de tous ſes deſſeins : car il ne pût obliger Creſus à faire mourir Cleandre, ny à rapeller la Princeſſe Palmis. Joint que Creſus, qui sçavoit que le Roy de Phrigie eſtoit entre dans les Eſtats, fut contraint d’aller en perſonne à l’Armée ; & ce fut une des raiſons qui l’obligerent d’envoyer la Princeſſe ſa fille à Epheſe : ne voulant pas qu’elle demeuraſt au meſme lieu où Cleandre eſtoit priſonnier. Les affaires generales changerent pourtant de face ; car, comme vous le sçavez, le Roy d’Affine qui avoit en levé la Princeſſe Mandane, envoya ſolliciter ces deux Rois qui eſtoient ſes Alliez, d’entrer dans ſon Parti : ce qu’ils firent l’un & l’autre par Politique, faiſant une Treſve entre eux, pendant qu’ils iroient ſecourir le Roy d’Aſſirie, & s’oppoſer à la puiſſance des Medes qu’ils redoutoient, ou pluſtost à la valeur de l’illuſtre Cyrus ſous le nom d’Artamene ; ſi redoutable par toute l’Aſie. Le Roy de Phrigie demanda touteſfois malgré la Treſve, que ſes Troupes ne fuſſent pas meſlées aux Troupes Lydiennes : Enfin, Madame, vous sçavez trop bien tout ce qui s’eſt paſſé en Aſie depuis ce temps là, pour vous en entretenir : joint que Cleandre n’y ayant aucune part, puis qu’il a touſjours eſté en priſon, je n’ay rien à vous en dire. Car apres la premiere deffaite du Roy d’Aſſirie, Creſus ayant eu quelque meſcontentement de luy, ſe retira, & retourna à Sardis, ſans changer rien ny à noſtre priſon, ny à celle de la Princeſſe. Cependant Arteſilas n’eſtoit pas non plus trop heureux ; puis que ne pouvant faire abſolument perir ſon Rival, ny voir ſa Maiſtresse, on peut dire qu’il s’eſtoit puny luy meſme d’une partie de ſes crimes. Pour Cleandre, comme il eſt ſoit aimable, il ſe fit aimer de ſes Gardes : & juſques au point qu’ils luy laiſſoient la liberté d’eſcrire & de recevoir des Lettres, malgré les deffences de Pactias : de ſorte qu’il eſcrivit à Eſope, afin qu’il luy donnaſt moyen de pouvoir donner de ſes nouvelles à la Princeſſe, ce qu’Eſope luy accorda ſans que j’aye pû deſcouvrir encore par quelle voye il le pût faire. Cependant Cleandre, Thimettes, Timocreon, Acrate, & moy, vivions dans une melancolie eſtrange ; & nous veſcusmes touſjours ainſi, juſques à ce que Creſus eſtant en inquietude d’aprendre les prodigieuſes victoires de l’illuſtre Cyrus, envoya par tous les celebres Oracles qui ſont au monde, ſans que j’aye pourtant sçeu ce qu’il leur a fait demander : car on. n’en eſtoit pas encore revenu, quand je ſuis party de Sardis. Mais pendant le voyage de tous ces ambaſſadeurs, qu’il a envoyez conſulter les Dieux, il ne laiſſa pas de faire de grandes levées : il envoya diverſes Perſonnes chez divers Princes : & il eſtoit enfin ſi occupé de quelque grand deſſein qu’il avoit & qu’il a encore aſſurément dans l’eſprit, qu’il ſongeoit beaucoup moins à Cleandre. Or Madame, pour accourcir mon recit, il faut que je me haſte de vous dire, que Creſus eſtant allé faire la reveuë de ſes Troupes, Tegée Fils de Pactias & Amant de Cyleniſe, trama avec Menecée, & trouva les voyes de nous delivrer : l’amour l’emportant dans ſon cœur, ſur toute autre conſideration. Il euſt peut-eſtre bien voulu ne delivrer que Cyleniſe : mais Menecée dont il avoit beſoin, ne voulant l’aſſister que pour delivrer Cleandre, Thimettes, Timocreon, Acrate, & moy, il falut qu’il s’y reſolust. De ſorte qu’une nuit, que je ne ſongeois pas ſeulement à la liberté, Tegée qui avoit ſuborné la plus grande partie des Gardes de Cleandre, & de la garniſon de Pactias, entra dans la Citadelle (car il n’y avoit plus logé depuis l’avanture de Cyleniſe) & allant à la Chambre de Cleandre il luy dit qu’il eſtoit libre : & en ſuitte paſſant à celles où nous eſtions tous, nous nous trouvaſmes en liberté, quand nous n’y penſions point du tout, & meſme le Garde qui avoit voulu ſervir Cleandre Ce qui facilita la choſe, fut que Pactias eſtoit allé pour deux jours ſeulement hors de Sardis, & qu’Arteſilas eſtoit avecques le Roy : de plus, Menecée qui avoit conduit l’entrepriſe, avoit cinquante chevaux tous preſts pour nous faire eſcorte : ſi bien que ſans combat & ſans grand tumulte, nous ſortismes de la Citadelle par cette meſme Porte par ou la pauvre Cyleniſe y eſtoit entrée. J’oubliois touteſfois de vous dire, que Tegée ne fut à la Chambre de Cleandre pour le delivrer, qu’apres avoir eſté à celle de Cyleniſe : pour laquelle il y eut un Chariot tout preſt au ſortir de la Citadelle. Cependant comme Menecée a beaucoup d’Amis dans Epheſe ; que de plus c’eſt un lieu, où il eſt plus facile de ſe cacher qu’en tout autre, à cauſe de ce grand abord d’Etrangers, que le fameux Temple de Diane y attire : & qu’outre cela, il eſt auſſi plus aiſé d’y fuir quand on le veut, parce que la Mer y donne : il fut reſolu que ce ſeroit là qu’on ſe retireroit, & d’autant plus que Cleandre ne vouloit point aller ailleurs, à cauſe de la Princeſſe Palmis, & que perſonne ne le voulut abandonner. Joint auſſi que le gouverneur d’Epheſe eſtoit Amy ſi particulier de Menecée, que quand il l’auroit reconnu, il ne craignoit pas qu’il l’euſt voulu perdre, ny ſes Amis non plus que luy. Enfin, Madame, quand nous fuſmes à une journée de Sardis, nous nous déguiſasmes tous le mieux que nous peuſmes : & Cyleniſe avec une Fille qu’on luy avoit donnée pour la ſervir, & qui ne la quitta point, firent auſſi la meſme choſe : de ſorte que nous arrivaſmes à Epheſe comme des Eſtrangers, qui alloient viſiter le Temple de Diane. Menecée fit meſme entrer par diverſes Portes tous ces Cavaliers qui nous avoient eſcortez : reſolu d’avoir touſjours de quoy ſe deffendre, en cas qu’il en fuſt beſoin. La premiere choſe que fit Cleandre, fut de paſſer devant le Temple de Diane : voulant du moins voir le lieu où demeuroit ſa Princeſſe, puis qu’il ne la pouvoit pas voir elle meſme. Cependant, Madame, il arriva une choſe aſſez extraordinaire pour la conſolation de ces illuſtres Amants : qui fut que celle qui commande les Vierges voilées, & qui ſe nomme Ageſistrate, ſe trouva eſtre Sœur d’une Dame d’Epheſe, dont Menecée dans ſa jeuneſſe avoit eſté fort amoureux : & qu’il auroit eſpousée, ſi ſes parents ne s’y fuſſent pas oppoſez. Si bien que cette Dame luy ayant cette obligation, il eſtoit touſjours demeuré une grande amitié entre eux, quoy qu’il y euſt long-temps qu’ils ne ſe fuſſent veus : Menecée luy ayant meſme rendu des ſervices conſiderables aupres de Creſus, en la perſonne du Mary qu’elle avoit eſpousé, & qui eſtoit mort depuis ce temps là. Enfin, Menecée ſe confiant à elle, luy repreſentant l’injuſtice de Creſus : de ne vouloir pas ſouffrir que Cleandre ſe juſtifiast, & que la Princeſſe ſa Fille fiſt voir ſon innocence : il fit ſi bien, qu’elle obtint de ſa Sœur que Cyleniſe entreroit dans l’enclos du Temple, & ſeroit miſe aupres de la Princeſſe : n’oſant pas encore luy demander la permiſſion de la faire parler à Cleandre, de peur d’eſtre refuſé, & de luy nuire au lieu de le ſervir. Il vous eſt aiſé de vous imaginer, quelle joye fut celle de la Princeſſe Palmis, de revoir ſa chere Cyleniſe : & d’aprendre par elle que Cleandre eſtoit hors de priſon, & qu’il eſtoit meſme à Epheſe. Ce n’eſt pas qu’elle n’euſt beaucoup d’inquietude, par la crainte qu’elle avoit qu’il ne fuſt reconnu, & qu’il ne fuſt repris : mais enfin Cyleniſe luy ayant dit qu’il ſortoit peu, ſi ce n’eſtoit vers le ſoir, ou le matin pour aller au Temple, & que de plus il eſtoit fort bien deſguisé ; elle ſe conſola, & ſe r’aſſura meſme un peu. Il eſt vray que la liberté de Cleandre, reſſerra la priſon de la Princeſſe (s’il eſt permis de nommer ainſi un lieu ſi ſacré que celuy là) car dés que Creſus sçeut que Cleandre eſtoit delivré ; il vint de nouveaux ordres à Ageſistrate, de prendre encore garde de plus prés à la Princeſſe Palmis : Mais comme l’Amie de Menecée eſtoit pour nous, le redoublement des Gardes ne ſervit de rien. Il arriva meſme un cas fortuit fort eſtrange : qui fut que Cleandre retrouva dans la maiſon où il eſtoit logé, tout ce qui pouvoit ſervir : à ſa reconnoiſſance, & voicy comme la choſe eſtoit arrivée. Nous sçeuſmes donc, que ce domeſtique de mon Pere qui eſtoit chargé de toutes ces choſes, & de beaucoup d’autres encore ; voyant ſon Maiſtre priſonnier, s’eſtoit reſolu de dérober tout ce qu’il avoit à luy, & qu’il s’eſtoit allé embarquer à Epheſe. Que connoiſſant un ſerviteur de cette maiſon, il luy avoit laiſſé beaucoup de choſes à garder : & entre les autres, tout ce qui pouvoit ſervir à la reconnoiſſance de Cleandre : luy declarant que s’il mouroit, il luy donnoit tout ce qu’il luy laiſſoit entre les mains : & luy diſant qu’il n’oſeroit revenir que ſon Maiſtre ne fuſt hors de peine : Mais en effet il eſt à croire qu’il penſoit que Creſus feroit mourir mon Pere : & qu’apres il pourroit revenir à Epheſe, & y joüir en repos de ſon larcin. Cependant comme il s’embarqua dans un vaiſſeau de la Ville, & qu’il n’alla qu’à l’Iſle de Chio, ſon Amy avoit ſouvent de ſes nouvelles : mais il aprit enfin qu’il eſtoit mort, lors que Cleandre eſtoit logé chez ſon Maiſtre ; qui eſtoit Amy particulier lier de Menecée : de ſorte que voulant voir ce qu’on luy avoit donné, il viſita toutes les choſes que ce Domeſtique de mon Pere luy avoit laiſſées : & y trouva toutes celles dont je vous ay deſja parlé. Si bien que ne pouvant cacher ſa richeſſe, dans la joye qu’il avoit de la poſſeder, il fit voir ce petit Tableau à la Femme de ſon Maiſtre : qui trouvant quelque legere reſſemblance de cét Amour que vous sçavez qui y eſt repreſenté avec Cleandre, le luy fit voir, comme un cas fortuit tort extraordinaire. Si bien, Madame, que par là nous recouvraſmes tout ce qui avoit eſté perdu ; en recompenſant celuy à qui on l’avoit donné. Je vous laiſſe à juger de la joye de Cleandre, de voir qu’il retrouvoit une Couronne, lors qu’il n’avoit plus d’eſperance de la poſſeder. Il fit donc sçavoir à la Princeſſe Palmis, cette prodigieuſe rencontre : mais quoy que Menecée peuſt faire, il luy fut impoſſible d’obtenir pour Cleandre la permiſſion de voir la Princeſſe : & tout ce que nous peuſmes fut que par l’adreſſe de Cyleniſe, il eut la liberté de luy écrire, & qu’elle eut la bonté de luy répondre. Cependant nous ne sçavions pas trop bien que faire ; parce que Cleandre ne pouvoit ſe refondre de s’en aller ſe faire reconnoiſtre au Roy ſon Pere, & laiſſer la Princeſſe Palmis à Epheſe. Il n’oſoit auſſi ſonger à l’enlever de là, quand meſme elle y auroit conſenty ; ne sçachant pas s’il trouveroit un Azile aſſuré pour elle, & s’il ſeroit reconnu pour ce qu’il eſtoit. Il n’oſoit non plus ſonger à faire sçavoir à Creſus qu’il avoit retrouvé tout ce qui pouvoit ſervir à la reconnoiſſance ; ayant sçeu par une Lettre de la Princeſſe, que la qualité de Fils du Roy de Phrigie ne luy ſeroit pas avantageuſe dans l’eſprit du Roy ſon Pere.

Eſtant donc fort incertain de ce qu’il feroit, il sçeut deux choſes en un meſme jour, qui luy firent prendre la reſolution que je vous diray. La premiere fut que je luy dis que j’avois veu aborder un vaiſſeau Cilicien, dans lequel eſtoit le Roy de Pont, & la Princeſſe Mandane : & l’autre fut, qu’il eſtoit venu un ordre abſolu de Creſus, de faire prendre l’habit des Vierges voilées à la Princeſſe ſa Fille : & de la diſposer à faire les derniers vœux quand il en ſeroit temps. Je vous laiſſe à juger combien cette rigueur de Creſus toucha Cleandre, & combien la Princeſſe Palmis en fut affligée : car outre qu’elle n’avoit point cette intention, Cleandre ne luy eſtoit pas aſſez indifferent, pour pouvoir obeïr au Roy ſon Pere ſans beaucoup de peine. Ageſistrate proteſta meſme à la Princeſſe, qu’elle ne la recevroit pas quand elle le voudroit, parce que cette volonté ſeroit forcée : cela eſtant abſolument oppoſé à leurs couſtumes. Les choſes eſtant en ces termes, la Princeſſe Mandane ſe déroba de ceux qui l’obſervoient, & ſe jetta dans le Temple de Diane, comme à un Azile : & en effet le Roy de Pont ne put l’en retirer, parce que le Peuple voulut ſe ſouslever contre luy, lors qu’il voulut l’entreprendre. Mais, Madame, elle n’y fut pas pluſtost, que Cleandre creut avoir trouvé un moyen infaillible d’obtenir un Azile inviolable pour ſa Princeſſe, s’il pouvoit enlever Mandane, en enlevant la Princeſſe Palmis, afin de l’oſter au Roy de Pont, & de la rendre à Ciaxare : ou en ſon abſence, à l’illuſtre Cyrus. Car, diſoit-il, ſi ce deſſein reüſſit, quand meſme le Roy mon Pere, qui eſt auprés de luy, ne me voudroit pas reconnoiſtre : le ſervice que j’auray rendu à une Princeſſe ſi conſiderable & à un ſi Grand Prince, meritera du moins que j’obtienne de Cyrus qu’il protege la Princeſſe Palmis. Et il eſt meſme à croire, adjoûtoit-il, que le Ciel favoriſera un deſſein qui n’a rien que de juſte ; puis que pour delivrer une Princeſſe innocente, j’en arracheray une autre des mains de ſon raviſſeur, pour la redonner au Roy ſon Pere. Enfin cette penſée ſembla ſi raiſonnable, pourveu qu’on la peuſt executer, qu’elle ne fut point conteſtée, luy par Thimettes, ny par Menecée, ny par Tegée, ny par mon Pere, ny par moy. Nous cherchaſmes donc promptement les voyes de faire ce que Cleandre avoit imaginé : nous avions bien quelques gens à nous, mais nous n’en avions pas aſſez pour avoir recours à la force ouverte. Il falut donc agir avec adreſſe : & Menecée employa ſi utilement le pouvoir qu’il avoit ſur l’eſprit de ſon ancienne Maiſtresse, qu’elle le fit parler à ſa Sœur ; qui eſt une perſonne de beaucoup de vertu & de beaucoup d’eſprit, & de qui l’ame eſt grande & hardie. Il la vit donc, & luy repreſenta de telle ſorte l’injuſtice de Creſus, & celle du Roy de Pont ; qui la forca d’avoüer que quiconque pourroit mettre en lieu ſeur la Princeſſe Mandane, & la Princeſſe Palmis, feroit une action agreable aux Dieux. Elle ne luy eut pas pluſtost dit cela, que la prenant par ſes propres paroles, il luy dit que c’eſtoit donc à elle à faire une action ſi genereuſe : il ne put touteſfois l’obliger de remettre ces deux princeſſes entre ſes mains : Mais elle luy aprit qu’il y avoit une regle parmy elles, qui portoit qu’il n’eſtoit pas permis de refuſer de laiſſer ſortir une fois celles qui devoient prendre l’habit des Vierges voilées ; afin qu’il paruſt qu’elles le venoient demander ſans contrainte. Que de cette ſorte, ſi la Princeſſe Palmis vouloit, elle pouvoit demander cette grace : & faire ſortir en meſme temps qu’elle la Princeſſe Mandane. Qu’elle donneroit ordre que la choſe ſe fiſt un jour que le Roy de Pont ne le sçauroit point, & par une porte où l’on ne faiſoit pas une garde fort exacte, parce que l’on ne l’ouvroit jamais : & qu’alors, ſi elles y conſentoient, elles pourroient ſe confier à Cleandre. Apres cela, ayant obtenu la permiſſion de parler à Cyleniſe, & Cyleniſe ayant ménagé l’eſprit de la Princeſſe Palmis, & celuy de la Princeſſe Mandane, qui ont fait une grande amitié enſemble en peu de jours ; il a eſté reſolu que la Princeſſe Palmis feindra de vouloir obeïr au Roy ſon Pere : & qu’un jour, ſuivant la couſtume, elle demandera à ſortir, & ſortira en effet, accompagnée de la Princeſſe Mandane, avec leurs femmes : & qu’à trois pas du Temple, il y aura un Chariot pour mettre ces princeſſes. Que Cleandre, Menecée, Timocreon, Tegée, & leurs gens, les eſcorteront juſques au bord de la Mer qui eſt fort proche : où une Barque les attendra pour les mener en Phrigie, & de là ils viendront par terre icy. De ſorte que quand je ſuis party, la Barque eſtoit deſja retenuë : & toutes choſes eſtoient ſi bien diſposées pour executer cette entrepriſe ; que ſelon les aparences, elle ne peut avoir manqué. Ce qui la facilite encore, eſt que le Roy de Pont s’eſt un peu bleſſé à une jambe, un cheval s’eſtant abatu ſous luy, en allant de la vieille Ville à la Ville neuſve, où eſt le Temple de Diane : & qu’ainſi quand la choſe feroit quelque bruit, il n’y pourroit pas aller : car enfin il garde le lit avec aſſez de douleur, & ſans qu’il puiſſe marcher. La Princeſſe Palmis a pourtant voulu que Cleandre luy promiſt par une Lettre, qu’il la laiſſera touſjours aupres de la Princeſſe Mandane, juſques à ce qu’il ait fait ſa paix avec Creſus, & qu’il le ſoit fait reconnoiſtre par le Roy de Phrigie. Cependant pour agir plus ſeurement, Menecée fit reſoudre Cleandre à envoyer Thimettes, Acrate, & moy, vers le Roy ſon Pere, avec toutes les choſes qui pouvoient ſervir à la reconnoiſſance du Prince ſon Fils, afin de luy preparer l’eſprit à le mieux recevoir : & afin auſſi d’advertir t’illuſtre Cyrus de l’office que le genereux Cleandre luy veut rendre, pour meriter ſa protection. J’oubliois de vous dire, que pendant que nous avons eſté à Epheſe, Thimettes a sçeu fortuitement que ſes Amis avoient fait ſa paix avec le Roy ſon Maiſtre : de ſorte que s’eſtant preſenté à luy ſans rien craindre, ce Prince ne l’a pas pluſtost veû, qu’il luy a donné beaucoup de marques de tendreſſe. Mais quand apres cela il luy a eu apris tout ce que je viens de vous dire : qu’il luy a eu monſtré ce petit Tableau, ces Tablettes, & toutes les autres choſes dont il eſtoit chargé : que ce Prince a eu leû ſa Lettre & le Billet de ſa chere Elſimene ; dont il a reconnu d’abord l’eſcriture ; il en a eu tant de joye & tant de douleur tout enſemble ; qu’il n’a jamais penſé pouvoir ſe determiner à laquelle des deux il devoit abandonner ſon ame. Comme j’ay eſté celuy qui ay eu l’honneur de luy raconter toute cette hiſtoire, qu’il a eſcoutée avec une attention extréme, j’ay auſſi eſté le teſmoing de cette agreable irreſolution. Mais enfin le plaiſir d’avoir un Fils, & un Fils ſi illuſtre, l’ayant un peu conſolé de la perte de ſa chere Elſimene : il a voulu voir Acrate, qui par ſon repentir a obtenu ſon pardon facilement. Ce Prince a auſſi voulu confronter ce Tableau avec celuy qu’il garde touſjours, & qui fut fait en meſme temps que l’autre ; & ne pouvant ſe laiſſer de regarder le Billet d’Elſimene, dont il reconnoiſſoit ſi bien l’eſcriture, que comme je l’ay dit, il ne pouvoit pas douter que ce n’en fuſt ; il a donné cent marques de gratitude & de reconnoiſſance, & à Thimettes, & à moy : & tout impatient d’apprendre cette agreable nouvelle à l’illuſtre Cyrus, il l’eſt allé trouver à l’heure meſme, & m’a commandé de le ſuivre : laiſſant Thimettes & Acrate dans la liberté de ſe repoſer, car nous ſommes venus avec une diligence extréme. Ainſi, Madame, j’eſpere que dans d’eux ou trois jours on aura nouvelle aſſurée que cette entrepriſe importante aura heureuſement reüſſi.

Soſicle ayant finy ſon recit, la Princeſſe Araminte le remercia de la peine qu’il avoit euë de parler ſi long temps : & le loüa fort d’avoir sçeu démeſler ſi nettement une hiſtoire, dont les evenemens eſtoient ſi extraordinaires & ſi embrouillez. Cyrus de ſon coſté luy dit cent choſes tres obligeantes : apres quoy Soſicle s’eſtant retiré : Seigneur, dit la Princeſſe Araminte à Cyrus, n’aurez vous pas la generoſité de me promettre, que quand les Dieux vous auront rendu la Princeſſe Mandane, vous ne regarderez plus le Roy mon frere comme voſtre Rival ? je vous promets bien plus que cela, luy repliqua t’il, puis que je vous promets de le ſervir malgré luy, comme ſon Amy que je veux eſtre ; et. De luy redonner la Couronne de Pont : car pour celle de Bithinie, luy dit il, en ſous-riant, il la faut laiſſer entre les mains d’Arſamone : afin que le Prince Spitridate vous la puiſſe donner un jour. Comme ils en eſtoient-là, le Roy de Phrigie arriva : à qui la Princeſſe Araminte teſmoigna la joye qu’elle avoit d’avoir apris qu’il avoit un Fils ſi illuſtre : & repaſſant alors les plus conſiderables evenemens de ſa vie ; ils ne pouvoient aſſez admirer la merveilleuſe conduite des Dieux en toutes choſes. Pour moy, diſoit le Roy de Phrigie, toutes les fois que je me ſouviens de la ſorte repugnance que j’avois à la guerre que je faiſois contre Creſus, je ne puis pas douter que les Dieux ne m’advertiſſent que je ne la devois pas faire : cependant, adjouſtoit-il, ſi je puis avoir la joye de voir que mon Fils rende la Princeſſe Mandane à l’illuſtre Cyrus, je ne demande plus rien aux Dieux. Ce bonheur eſt trop grand, interrompit ce Prince en ſouspirant, & quoy que je face, je ne le puis preſque eſperer. Vous le devez pourtant, repliqua la Princeſſe Araminte, puis que de la façon dont Soſicle a raconté la choſe, elle paroiſt indubitable. Quand je fus à Sinope, reprit Cyrus, qui m’euſt dit que je ne delivrerois pas Mandane, je ne l’euſſe pas creu : & quand nous priſmes Babilone, je n’aurois pas non plus penſé qu’elle en euſt pu ſortir. Enfin apres s’eſtre encore entretenus quelque temps de cette ſorte, comme il eſtoit deſja tard, Cyrus prit congé de la Princeſſe Araminte : & s’en retourna au Camp, ſuivi du Roy de Phrigie, l’eſprit partagé de crainte & d’eſperance, & abſolument occupé par ſa chere Princeſſe : ordonnant touteſfois auparavant à Araſpe, de faire sçavoir à la Reine de la Suſiane, qu’il eſtoit bien marri de ſon mal : & luy commandant tout de nouveau d’en avoir tout le ſoing imaginable.