Art et Métier
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 376-411).
◄  01
03  ►
ART ET MÉTIER

II.[1]
L’ARCHITECTURE


I

L’architecture est à la base et au sommet de toute civilisation. C’est le premier des arts, dans tous les sens : priorité de date et primauté d’importance. C’est l’art contenant, où vivent et se développent tous les autres, contenus dans sa masse, et issus de ses transformations. Il exprimera donc en hauteur de pierres toutes les tentatives et tous les besoins des hommes, c’est-à-dire toute leur histoire, comme le livre l’exprimera en profondeurs d’idées, comme la musique un jour peut-être en supérieures sensibilités. Car il est possible que tout se succède ainsi — ou se remplace — et selon le mot fameux : « Ceci tuera cela. » La trop grande intellectualité du monde vieillissant tuera la primitive naïveté nécessaire aux arts simples ; la force expansive, toujours plus tendue, de l’Idée, brisera le moule des vieux arts plastiques.

L’architecture aura été très longtemps le plus beau livre des hommes ; et c’est encore aux flancs des successives constructions qu’il faut apprendre à lire l’histoire vraie de tous les peuples, sous le symbole des pierres, plus sincères que les hommes. De l’antiquité fabuleuse et de l’Orient mystérieux arrive jusqu’à nous la grande leçon des arts ; toute grâce est venue des chemins du soleil. L’architecture est née le jour où l’homme, levant la tête vers le ciel, regarda, à travers la haute voûte des arbres primitifs, l’intangible coupole, ornée d’astres, et résolut d’en élever une semblable pour son maître invisible et redouté, pour un Dieu dont il ne connaissait encore que la force, mais dont il pressentait déjà la bonté.

Ainsi chaque peuple a eu l’architecture qu’il méritait. Navigateur, nomade, rêveur, c’est-à-dire idéaliste, ce sera ce peuple phénicien, apportant sur la mer, par le bleu chemin des îles, à la Grèce naissante, le culte poétique d’Astarté, « née de l’écume des flots » et sans doute le premier plan du temple de la belle déesse ; ou bien le juif, toujours en route au milieu du désert, avec son arche d’alliance, coffret en bois de schitime plaqué d’or, où le terrible Jéhovah, sans cesse présent, vivait au milieu de son peuple errant, jusqu’à ce que la châsse portative où étaient enfermées les tables de la Loi, déposée, de halte en halte, dans le Tabernacle provisoire des Israélites, aboutisse, dans les jours de gloire, au Temple de Salomon ; ou encore le Chrétien, cherchant en vain, pendant des siècles, dans les cellas retournées ou les basiliques désaffectées du paganisme mourant, une demeure pour l’abstraction vivante de son Dieu, un temple pour la nouvelle, l’indispensable Charité, jusqu’à ce qu’il trouve, par un merveilleux effort de génie et de foi, la voûte démesurément exaltée sur l’ogive, et force la pierre à loger la pauvreté divine, à raconter la pitié sainte, à exprimer en formes extérieures l’intérieur amour.

Commerçant, guerrier, politique, c’est-à-dire matérialiste, ce sera ce peuple romain, qui, à force d’orgueil et de richesse, prendra le monde, mais abâtardira les dieux, les idées et les formes. Entre ces deux types, à l’intersection de ces deux extrêmes, aura vécu, pensé, — et bâti, — la race fine et privilégiée des Hellènes, poétique encore par la mystique initiation de l’Orient, déjà grave et mesurée à l’approche de la raison, promise à l’Occident laborieux. Peut-être est-ce à cette double influence qu’ils doivent d’avoir été les plus clairs penseurs, et les constructeurs les plus simples.

En somme, tous les peuples victorieux ont été de grands bâtisseurs ; mais ils se divisent toujours en deux catégories très distinctes, selon le point de départ de leur conception morale ou sociale. Les uns suivent un prophète, divinisent un héros, écoutent un poète ; ils construisent pour une idée, pour une déesse, sous la poussée de je ne sais quelle unanime passion de l’honneur, de la foi, ou de la beauté. C’est Thèbes, ou Jérusalem, Athènes, Florence… ou Paris. Tous glorifient la pensée, et déifient la femme : Isis, Athèna, Marie. Leurs œuvres sont faites d’émotion et de mesure ; leurs temples peuvent être petits : ils sont toujours beaux. Les autres adorent la force, suivent l’orgueil, ou déifient l’or. C’est Babylone ou Ninive, Rome, Carthage… ou Londres. Leurs œuvres sont des monumens passagers de guerre, de négoce, ou de vanité ; leurs temples peuvent être colossaux ; ils sont médiocres toujours.

La valeur symbolique des monumens, — des modernes aussi bion que des anciens, — sera donc exprimée par leur place historique et par leur perfection technique. Ils ne sont, et ne durent, que si leur forme matérielle est réalisée sous l’action d’une volonté consciente, qu’elle vienne d’un individu ou d’une collectivité ; et selon des principes exacts, mathématiques, semblables aux forces qui régissent la nature même, aux lois statiques qui font tenir debout la forêt idéale, d’où va naître la réelle architecture. Ils ne sont significatifs que s’ils gardent en leur masse, que s’ils enferment en leur réalité quelque concordance avec l’absolu, quelque lien avec l’inconnaissable, dont l’architecte qui les construit est le porteur instinctif et prédestiné, — j’entends quelque chose de cet impondérable pouvoir qui fera germer et croître, au moment nécessaire, la forêt, le temple, la cathédrale. Ils ne sont beaux, enfin, que s’ils contiennent, avec l’âme de leur temps, le cœur et le sang de cet artiste, de ce prêtre d’un jour qui est chargé d’expliquer dans la pierre, comme d’autres dans le texte sacré, l’Esprit et le Verbe, de ce créateur d’une heure qui n’a pu communiquer de vie aux choses qu’en leur donnant toute la sienne et laisse à jamais de ce don de lui-même quelque chose d’humain à la cathédrale, au temple, à la forêt.

Cette triple condition de stabilité matérielle, de beauté logique, et de signification morale, est une primordiale trinité de poids, de nombre et de mesure. La forme trinitaire des plus lointains dogmes atteste ce principe primordial de la division des forces et les constructions les plus anciennes en ont, dans leur forme aussi, conservé la primitive empreinte. Le principe d’un pouvoir unique en trois espèces a déterminé les monumens religieux, en même temps qu’il organisait les croyances populaires. Ce ne sont peut-être que des emblèmes, mais si les édifices en gardent la trace, comme d’un moule préhistorique, la preuve est faite que, dans les grandes lois générales de proportion, et par conséquent de beauté, tous les types en découleront désormais, et que l’architecture en conservera le signe originel sous toutes les transformations. Peut-être ces trois anciens symboles sont-ils les révélations premières de simples lois statiques. Les trois dimensions de hauteur, de largeur et de profondeur, les seules que notre esprit puisse concevoir, sont une trinité physique absolue. Et voici que l’histoire de l’architecture apporte la première preuve, et la plus palpable, à cette moderne affirmation de la continuité de l’idée, — dans la continuation de l’espèce, — à travers l’histoire des races, des arts et des sciences. L’enceinte triple du temple de Salomon engendrera, sous l’influence de la transformation dogmatique et sociale, les trois nefs de la cathédrale chrétienne. Entre les deux types, tous deux d’origine asiatique, se sera lentement formé le temple grec, avec sa cella flanquée des deux péristyles latéraux à colonnades. Et l’Église, qui moralement sort du temple de Salomon, architecturalement sort du temple païen[2]. Bientôt le Christianisme entrera triomphalement dans la société, telle que l’aura constituée la puissante civilisation romaine. Le Christ vainqueur passera sous l’arc aux trois portes des Césars, et, dix siècles plus tard, la façade des cathédrales gothiques ouvrira encore, au milieu des villes, ses trois baies ogivales, pleines d’ombre, de statues et de mystère, par où sortira Dieu sur la place populaire, par où rentrera la foule dans la maison protectrice du Seigneur : au milieu la porte du clergé, porteur des reliques, à droite la porte des hommes, à gauche la porte des femmes.

De la trinité des ordres antiques, sortira de nouveau l’art moderne, comme le triangle, dans la colossale pyramide égyptienne, ou dans le noble fronton grec, sera la figure génératrice, l’idée mathématiquement exprimée, en un mot le symbole. En ce sens, la colonne grecque est à la fois le plus beau symbole et la plus fière réalité. Image du tronc primitif dans la forêt inanimée, et de la tête de l’être vivant, elle porte, elle demeure, elle vit. C’est l’arbre avec quelque chose d’humain. Toutes les races antérieures aux Grecs l’avaient pressentie et ébauchée en des exemples, toujours par quelque côté imparfaits. Seul ce petit peuple dorien, envahissant et sobre, résumant d’un coup les tentatives précédentes, inspiré peut-être aussi par de lointains souvenirs égyptiens, touche à la perfection, et concentrant en une merveilleuse synthèse de simplicité logique tous les élémens d’ornemens alors connus, crée véritablement l’ordre-type, ce rude et franc dorique[3], que les Grecs appelaient en effet l’ordre-mâle, et dont ils aimaient la probe simplicité, exigeant dans l’exécution la proportion la plus précise, et la plus précieuse main-d’œuvre. L’ordre ionique[4] était l’ordre élégant, plus souple, plus orné, l’ordre-femme. Vous souvient-il aussi de la légende qui conte l’invention du virginal chapiteau, dont les fines acanthes ont fleuri par toute la terre ? Une jeune fille de Corinthe, étant sur le point de se marier, mourut subitement ; et sa nourrice, ayant réuni tous les objets chers à la pauvre morte, les plaça dans une corbeille, qu’elle déposa à l’endroit où le corps avait été inhumé. Puis elle recouvrit la corbeille avec une large tuile. Une plante d’acanthe poussa tout à l’entour, et enveloppa de ses larges feuilles le monument imprévu. Le sculpteur Callimaque, architecte et peintre — et de tout cela un peu poète sans doute — vit la gracieuse combinaison du hasard et du printemps, et, imaginant de la copier, en fit le chapiteau corinthien.

La colonne est ainsi constituée sous les trois espèces. Le chapiteau en est l’efflorescence suprême ; la tête symbolique qui va soutenir le fronton, porteur de la dédicace et de l’idée figurée. Il a ses lois de croissance et d’éclosion, par rapport au poids réel et au poids spirituel qu’il doit supporter. Sa mesure et sa forme seront proportionnelles à l’entablement qu’il soutient, symbole lui-même de ce qu’il raconte d’humanité, et de ce qu’il encadre de foi. Et le fronton a son secret comme la colonne : le rapport absolu entre les angles inflexibles de son triangle, figure mystique, est enfermé dans un nombre encore mal connu, mais certain. Comme un grand oiseau aux ailes éployées, il est venu se poser sur les tiges fleuries qui sont les colonnes ; et le repos, sur les fleurs humaines, de l’aigle divin, a donné à la fois au fronton sa forme, sa mesure et son beau nom primitif[5].

Bien avant que les règles aient été posées, ou plutôt les dogmes fixés de l’architecture humaine, et cela par le génie d’un peuple qui semble avoir eu la mission prédestinée d’apporter au monde l’idée d’art parfait, comme le peuple juif eut celle de promener sur la terre l’idée du Dieu unique, la pyramide apparaît dans les temps les plus reculés, comme l’expression architecturale la plus simple. N’est-elle pas restée une des plus belles ? C’est le tumulus primitif, à peine régularisé, mais par cela même jugé et corrigé — synthétisé — par le premier architecte. Admirez encore comme, d’une simple loi de mouvement, l’inclinaison naturelle sous un angle de 45° de la chute des terres, l’homme fait sans le vouloir, d’abord sans le savoir, un emblème et une règle, bientôt un dogme architectural[6] et l’ayant fait, s’en étonne et l’admire, et reconnaissant une loi supérieure, dont ce qu’il appelle beauté n’est que la résultante, l’emploie en signes construits et la consacre aux héros qu’il déifie.

Ainsi les premières tombes devinrent un jour les premiers temples ; et ce sera sur des tombeaux toujours, — tombeaux de héros et de prophètes ou sépulture d’un dieu, — que s’édifieront les plus nobles monumens des hommes, depuis l’hypogée jusqu’à la mosquée, depuis le tumulus héroïque jusqu’à la cathédrale chrétienne. La butte de terre, γῆς χῶρα (gês chôra), entourée d’une palissade circulaire, sous laquelle Achille fit enterrer Patrocle, devant les murs de Troie, engendrera les tombes circulaires de Mycènes, et deviendra avec les siècles la colossale rotonde où dormit Hadrien près du Tibre jaune. L’impératrice Hélène se souviendra de ces formes et fera élever sur la sépulture du Christ, à Jérusalem, un monument pareillement rond ; et Byzance y trouvera l’idée et les points d’appui de la coupole de Sainte-Sophie. Un sarcophage païen, où reposaient les ossemens d’un martyr, au fond des catacombes de Rome, sera recouvert un jour d’une table de marbre, pour la célébration secrète des nouveaux mystères, et l’autel chrétien sera trouvé. La secrète raison des formes est toujours enfermée dans l’enchaînement logique des idées. Ainsi, la cabane en bois de grume et en boue aboutit au Parthénon triomphal, et de même, la figure pyramidale, chère aux Égyptiens, persiste sous le temple hellénique, comme, après quatre mille ans d’art, elle renaîtra dans l’élancement joyeux et pensif du clocher gothique. On sait qu’une étude plus attentive du Parthénon a fait reconnaître que toutes les lignes verticales de sa construction convergeaient un peu vers un sommet de pyramide idéale[7], comme si tout l’effort de sa masse montait lentement vers l’idée, — convergeait dans l’azur !

C’est qu’aussi bien, toute architecture est un surswn corda de la matière. Depuis la hutte préhistorique où l’homme redresse dans l’espace le premier arbre tombé, jusqu’à la cheminée de l’usine moderne, l’exhaussement des matériaux correspond à l’exaltation des efforts. Les sommets des beaux monumens, des monumens logiques, sont toujours des sommets d’idée. Si les premiers temples païens n’étaient que des maisons humaines augmentées, des foyers divinisés, la première église fut vraiment la maison commune idéalisée. Et successivement ainsi, on peut suivre, dans le livre des monumens, le développement de la cité antique autour de son temple et celui de la nation moderne autour de son église, comme on suivra, demain, la croissance rationnelle de l’humanité autour du symbole nouveau. Et c’est pourquoi je le dis, architecte ou poète, — car tout monument a son rythme et sa poésie, — ne doute pas de la présence du symbole jusque dans les ouvrages les plus simples de ton métier, non plus que de la nécessité de l’enthousiasme dans les plus humbles efforts de ton art. Car derrière les conditions statiques de tout ce qu’on a édifié, se cachent des lois certaines de beauté, et derrière ces lois encore, les raisons mystérieuses d’essentielle et supérieure signification. Tu ne comprendrais pas le sens sacré des murs où ont vécu, où ont pleuré, où sont morts des êtres, si tu en approchais avec orgueil ou avec mépris. Garde, au seuil de toute demeure, la simple humilité de l’admiration, qui seule fait des croyans et des heureux. Mais quel que soit ton rôle futur, poète de la pierre ou du fer, architecte nouveau, ne poursuis pas ton chemin, si tu n’es pas capable aujourd’hui, pour bâtir la maison de demain, de connaître l’énigme construite des grandes maisons du passé, de pénétrer l’âme des vieilles bâtisses, au-delà de leurs masses immobiles. Regarde toujours l’intention derrière la forme muette. Cherche la volonté d’un homme ou le consentement d’une foule derrière le mur silencieux. Si tu songes encore à tout ce que les pierres gardent du passage des hommes, tu auras l’intime intelligence des vieux monumens, qui t’apparaîtront comme des cristallisations nécessaires, à des momens donnés de l’histoire, de besoins passagers ou d’idées éternelles.


II

Sans s’attarder aux problèmes toujours obscurs des très lointaines époques, on peut dire que les origines orientales des religions, des civilisations, et par conséquent des arts, donnent une suffisante explication des plus anciennes traditions qui placent le berceau des races sur le plateau d’Asie. Les plus anciens types d’architecture connus sont certainement en Asie. L’Inde, la Perse, la Chine offrent des spécimens vraiment beaux d’architecture constituée, à des époques fabuleusement reculées, les plus anciennes sans doute, avec l’Egypte, si l’on néglige un état embryonnaire qui a dû être, dans tous les pays à peu près le même, à peine différencié par la nature des matériaux dans les climats différens, et caractérisé par la hutte primitive de l’homme se fondant un abri contre les élémens, l’inclémente nature, et les innombrables animaux, animal lui-même à peine supérieur. L’uniformité dans la grossièreté, tel a dû être le caractère premier de l’architecture de nos ancêtres très inconnus ; car la diversité, — l’individualité, — est déjà un progrès considérable qu’il a fallu des siècles sans doute pour conquérir et où l’on peut voir le commencement de l’art. Cependant les relations entre peuplades voisines, et bientôt les migrations à travers les mers, déserts mouvans plus faciles à traverser pour ces hommes encore à demi barbares que les montagnes et les forêts, rapprochèrent peu à peu les races qui s’ignoraient ; et de leurs besoins comparés — de leur mutuel étonnement — commença la grande lutte d’idées, de désirs et d’admirations, d’où allait éclore pour chacune d’elles un idéal de beauté. Et cet idéal, c’est l’art de l’architecture qui, le premier d’entre les arts, le formulera, aussitôt que se seront constituées une langue personnelle et une littérature poétique, nées elles-mêmes d’une religion dogmatiquement définie.

Historiquement, si puissantes et si longues qu’aient été les grandes civilisations orientales, si belles de culture ou si riches d’art qu’on puisse supposer et cette Chine mystérieuse encore fermée à nos curiosités, et cette Assyrie à demi légendaire, et cette Égypte même, dont l’éternel été et le silence éternel ont fait une grande nécropole endormie sous le poids du soleil, il faut bien dire que la Grèce seule est réellement pénétrée par nos regards de modernes, qu’elle est seule compréhensible complètement à nos races. Là commence vraiment notre histoire intellectuelle, là aussi commence seulement notre art. Tout ce qui avait précédé n’était qu’ébauches imparfaites et sans cesse recommencées du poème merveilleux qui allait enchanter le monde et l’enfermer, peut-être à tout jamais, dans le charme définitif et les chaînes secrètes d’une tyrannique Beauté. Un jour l’art grec prendra à l’Assyrie, à l’Égypte, à la Phénicie, leurs dieux et leurs modèles d’architecture ; mais il les humanisera conformément à son génie clair et sain ; il les sortira à demi du symbolisme asiatique précurseur en cela, plus qu’on ne pense, du futur rationalisme occidental. L’importance des influences orientales sur les origines de l’art grec est aujourd’hui parfaitement démontrée, et de remarquables études, en France, en Allemagne, en Angleterre, ont éclairé la question d’un jour tout nouveau. Mais ces études mêmes ont bien laissé voir qu’à la Grèce reste tout entier l’honneur de l’épuration successive de ces influences mêlées, de la simplification tranquille et radieuse qui, en quelques siècles, constitua le plus pur effort vers la Beauté et le plus logique, à coup sûr.

Le génie grec, s’il ne l’a pas inventée de toutes pièces, comme le prouvent les plus récentes découvertes, a du moins réalisé — et défini en une sorte de canon — la forme parfaite de la construction en pierre, ou en marbre. Et, de fait, depuis cet aboutissement logique de tous les essais antérieurs jusqu’à nos jours même, qu’a-t-on trouvé, hors de l’emploi des trois ordres, des trois émanations de la divine unité artistique ? Seule, l’architecture « ogivale » semble, à première vue, échapper à la régulière filiation. Nous verrons qu’elle ne diffère, au fond, de l’architecture antique, — et déjà merveilleuse est la part d’invention qui reste aux architectes chrétiens, — que par l’emploi de points d’appui nouveaux, ce qui est encore une conséquence et une image à la fois du point d’appui moral que prenait ailleurs, — dans l’espace, dans l’infini, — la religion nouvelle qu’il s’agissait d’exprimer en pierre et en art. L’architecture ogivale est fille chrétienne, revenue d’Orient ; mais nous retrouverons sous sa robe mystique, enrichie des broderies de Byzance, la structure rationnelle des beaux corps antiques, allongés sans fin sous notre pâle lumière, amaigrie jusqu’à l’impossible, aux rêves de la nouvelle foi.

Donc, s’il est très vraisemblable que les modes de construction pratiqués en Orient, bien longtemps avant l’éclosion de l’art grec, surtout chez les peuples à organisation théocratique comme les Assyriens et les Égyptiens, ont dû procéder de principes très déterminés, presque hiératiques, dont les secrètes mesures nous resteront probablement inconnues, il n’en est pas moins certain qu’à la détermination des ordres par les Grecs, remonte la constitution rationnelle de l’architecture. Après la longue incubation commune à tous les peuples riverains de la Méditerranée orientale, qui dure du XVIe siècle avant Jésus-Christ jusqu’aux dernières années du VIIe, et dont on ne savait rien avant les récentes fouilles faites à Hissarlick, à Santorin, à Mycènes, à Spata, sous l’action vivifiante, incessamment renouvelée, — venue toujours par la mer, l’élément symbolique et bleu, — de Tyr et de Sidon, au moyen des échanges phéniciens, de Babylone et de Ninive, par les routes d’Asie Mineure, ces trop heureux Hellènes ont patiemment travaillé pendant trois siècles à la formation du type architectural suprême ; la gloire de l’avoir déterminé allait être réservée à la logique et religieuse croissance de leur idéal. Au milieu du Ve siècle, à ce moment unique de l’indépendance et de la joie d’un peuple héroïque, vainqueur enfin de ses voisins et de lui-même, maître de son sol, de sa poétique et de son art, se place l’événement architectural le plus considérable de l’antiquité — peut-être de l’histoire humaine en beauté — l’achèvement du Parthénon. L’Acropole d’Athènes, avec sa trilogie du Parthénon, de l’Erechtheion et des Propylées, est certainement un des sommets du monde intellectuel, un des points culminants du Beau.

Là, et peut-être là seulement, on comprend vraiment l’antiquité, à peine devinée dans le désert de Pœstum, ou parmi les grandes ruines de Sicile, plus rarement à Rome même où allait bientôt mourir l’idéal attique, en l’attente du nôtre. On fera, dans l’ordre calme et simplement statique de la construction rectiligne, des œuvres plus complexes ou plus riches ; on n’en fera pas de plus pures, ni de plus humainement belles, parce que celle-là est vraie humainement, — belle à la proportion de l’homme. J’entends qu’on en pourra faire de plus colossales, mais non pas de plus grandes, au sens de l’esprit. Il n’est que trop facile de trouver, à l’étude plus attentive des monumens-types dans l’histoire, la preuve évidente, et constante, que l’exagération des dimensions, le toujours au-delà de la mesure, dans la force aussi bien que dans la grâce, ne produit jamais que des disproportions et des anomalies, — en esthétique comme en histoire naturelle, des monstres. A Athènes même, l’Olympeion, achevé seulement du temps d’Hadrien, à quelques pas du Parthénon — à ses pieds — donne, avec des proportions qui devaient être beaucoup plus grandes, l’impression de quelque chose de bien moins noble, et d’un peu faux. On sait que la Madeleine est sensiblement plus grande aussi que ce même Parthénon. Que l’on mesure après cela la différence en beauté — en signification — entre un monument qui exprimait à son heure, dans toute la perfection possible, à un moment suprême de la vie d’un peuple, la foi, la volonté, la gloire et la richesse de ce peuple, et la copie glacée inutile surtout de ce monument, refaite après des siècles au milieu d’une autre atmosphère physique et morale, sans nécessité, sans conviction, sans foi ! Un Parthénon sans Minerve présente, un Parthénon sous la pluie de Munich, sous la brunie de Londres ou sous le rire de Paris, quel non-sens ou quelle contradiction, digne d’un savant peut-être, mais non d’un artiste !

Les Romains eux-mêmes, — qui furent d’ailleurs peu artistes, — conquérans, légistes, assez bons orateurs et excellens militaires, n’ont en rien grandi l’idéal grec, s’ils ont agrandi les proportions des temples et les étages des palais. Peut-être le plus beau monument de Rome, et le plus expressif, est-il le Colisée, comme les Thermes de Caracalla et le Cloaque Maxime en sont les meilleurs ouvrages. Et qu’est-ce encore ? Un temple pour la divinité, un mystique sanctuaire pour la Virginité, la Beauté, ou la Justice ? Non ! pas même le palais d’un héros, mais un cirque pour amuser le peuple ou l’abrutir, des bains ouverts à la foule par des tyrans, et un égout pour assainir l’ordure d’une plus ou moins servile agglomération ! Et de fait, les Romains n’ont guère innové que dans les édifices civils et d’utilité publique, ce qui est d’ailleurs une régulière conséquence de leur état politique et social, peu embarrassé d’idéal, mais constitué en vue d’organiser civilement et pratiquement la vie d’une population très dense, et selon des principes d’édilité qu’on appliquera plus tard aux énormes agglomérations modernes. Encore n’ont-ils échappé au reproche de plagiat et à cette fatalité de la banale copie, qu’en appliquant, pour la première fois sans doute d’une façon aussi logique et aussi pratique à d’immenses constructions, les formes, très anciennement connues en Asie, de l’arc et de la voûte, que les Grecs avaient négligées, sinon ignorées, comme déplaisantes à leur sain et vigoureux amour des lignes droites. Et d’où venait le principe de cette forme en arc que les Romains peu à peu substituèrent à la plate-bande ? de l’Étrurie sans doute, habitée depuis longtemps par un petit peuple encore mal connu, dont on commence cependant à démêler les origines, phéniciennes pour le moins autant que grecques, et qui aurait ainsi pris à de lointaines traditions d’Asie l’art de bâtir avec la voûte et l’arc. Ainsi de l’Orient toujours, par-dessus la civilisation grecque, vient en Italie la grande leçon, apportée par ces Phéniciens, véritables commis voyageurs de l’antiquité, colporteurs de bijoux et d’art, de denrées et de dieux. D’autre part, la plupart des œuvres romaines ont été faites par des architectes venus de la Grèce, au service des nouveaux maîtres du monde, de sorte qu’entre ces deux influences, parfois contradictoires, il est advenu que l’art vraiment romain ne fut jamais ni très pur ni très personnel. Il faut dire pourtant qu’en améliorant, sinon en inventant, le système des voûtes, pratiquées, non plus par assises horizontales[8], mais au moyen de pierres taillées en voussoir, et en l’appliquant, le plus souvent avec l’aide d’un ciment très dur, à toutes les variétés possibles de constructions, il ouvrit la voie, avec une audace et une perfection technique destinées dans l’avenir à d’immenses résultats, au futur art roman, d’où sortira l’art gothique, et à la plus romaine renaissance d’où sortira l’art moderne.

Les Romains furent, à vrai dire, les premiers utilitaires, — les premiers matérialistes. L’influence sémitique qui avait laissé encore un charme mystique aux monumens des plus rationnels pourtant parmi les peuples helléniques, les Doriens, ne paraît plus avoir d’action sur l’art des Romains ; et il faudra que l’empire des Césars, trop grand pour la seule Italie, étouffant dans l’Occident vaincu, s’en aille porter ses dieux à Byzance, à la porte d’Asie, pour y retrouver le sens mythique des formes, et le symbole oriental des proportions. C’est, en somme, ce retour historique, en Asie, du plus grand pouvoir politique constitué, qui va changer complètement l’art, alors qu’il semblait voué à de perpétuelles répétitions, et renouveler l’architecture, épuisée de chefs-d’œuvre. Le monument type de ce curieux moment dans l’histoire de la transformation du monde, c’est Sainte-Sophie, l’énorme et incorrect chef-d’œuvre byzantin, où se mêlent d’une étrange façon aux principes déjà mal observés d’un style classique en pleine décadence toutes les audaces de construction et toutes les fantaisies décoratives de la Perse voisine, où le bel art païen redevient, après des siècles, tout oriental, avant de se faire chrétien. Le grand style antique se meurt dans l’Occident abandonné ; les empereurs, déserteurs de Rome, en dévalisant la Ville Éternelle et la Grèce de leurs statues et de leurs trophées, n’en ont emporté que le marbre et le bronze, et en ont laissé l’âme. En vain Constantin dédiera une basilique, imitée tout à la fois du temple et du palais romain, à la sagesse de Dieu, τῇ ἁγίᾳ σοφίᾳ (tê hagia sophia) ; Justinien qui, deux cents ans plus tard, le relèvera de ses ruines, avec la volonté d’en faire « le plus magnifique monument qu’on ait fait depuis la création », accumulera les marbres, les onyx et les ors, couvrira les coupoles de mosaïques patientes, merveilleuses et enfantines, mais ne fera qu’un monument hybride, — prodigieux, étincelant et barbare, — très riche, mais non point très beau. Lorsque seize ans après avoir été commencée[9], Sainte-Sophie était achevée et dédiée avec une solennité inouïe. Justinien revêtu d’habits sacerdotaux, et bien plus semblable sans doute à une satrape d’Orient qu’à un empereur romain, put courir à l’ambon incrusté de pierres précieuses et de métal, et plein d’admiration pour son œuvre s’écrier : « Gloire à Dieu qui m’a jugé digne d’accomplir cet ouvrage ! Je t’ai vaincu, Salomon ! » Il ne voyait pas la décadence qui montait autour de lui ; il ne savait pas que sous ses yeux à ce moment même s’accomplissaient la mort d’un art et la naissance d’un autre, et que la suprême expression, en architecturale beauté, de l’idéal nouveau était promise à l’Occident rêveur, passionné et sincère. Saint-Vital[10] de Ravenne, comme Saint-Marc de Venise, sont les transplantations, en Italie, de l’asiatique Sainte-Sophie, témoins isolés, mais combien précieux, de la timide rentrée de l’Empire sur son ancien sol. Par cette fissure cependant passera toute l’essence du parfum chrétien, exhalé des encensoirs de Byzance ; l’art roman sortira un jour de ces voûtes d’or, et de ce lourd appareil. En attendant, la vraie nouveauté, du moins pour l’Occident, c’est la coupole, posée si fièrement sur les arcs puissans quelle semble, à l’audacieux architecte, l’image de la céleste voûte. « Alors, a-t-on dit très justement, on voyait partout des arcs sur des arcs, des coupoles sur des coupoles ; toutes les surfaces rectilignes, carrées, angulaires, des temples d’Athènes se changèrent, dans les églises de Constantinople, en surfaces circulaires, curvilignes, concaves à l’intérieur, convexes à l’extérieur. » De même, on renonça presque complètement à l’ordonnance consacrée des ordres antiques ; le chapiteau, de circulaire qu’il était, devint cubique ; la fine et précise feuille d’acanthe du corinthien fut remplacée par d’aventureux feuillages, aigus, enlacés, sans ordre, et les faces des moulures rehaussées d’entrelacs, de méandres et de losanges, imités des émaux d’Assyrie ou des étoffes persanes. La pureté attique est définitivement étouffée sous la parasite forêt des plantes, des fleurs et des croyances d’Orient.

Les peuples changent ; les monumens s’écroulent ; mais toujours, pour exprimer des besoins nouveaux, arrive l’être attendu — pour loger l’idée renouvelée, l’architecte nécessaire. — Et ainsi toujours l’architecture d’un peuple, au moins autant que les autres arts, aura à sa base la sensation d’un être devinant une forme et se l’appropriant, la volonté d’un artiste dégageant d’une loi secrète entrevue un principe de construction ou d’ornement. En art, comme en tout du reste, la collectivité est impuissante où l’individu ne parle pas ou n’agit pour elle. Le peuple désire, l’artiste exprime ; et consciemment ou non, l’architecte ne construit que des exigences contemporaines. Parfois, il lui suffira d’un regard sur les choses pour créer un type : la juxtaposition de certaines lignes, le hasard des portées de deux masses suggérera à un œil attentif une proportion nouvelle, une disposition inattendue. Qui peut dire dans quelle mesure cette fameuse invention de l’ogive[11], qui a soulevé tant de controverses, ne fut pas un jour dans l’heureuse fortune de l’intersection fortuite de deux cintres ? Et puis, qui a vu le premier se produire le fait merveilleux, ou le hasard providentiel, de l’heureux maçon de Mycènes, ou de l’habile architecte du Caire, ou encore du beau maître ès œuvre debout devant la cathédrale naissante, en ce violent et passionné XIIIe siècle ? Nul ne sait trop, car l’ogive se voit ou se devine en ces trois points, si distans, du monde ; et puis qu’importe encore, si elle a exprimé à son heure, cette fine et pieuse ogive, et Dieu sait avec quel mystique élan de toutes les forces de la pierre, l’admirable élancement des âmes chrétiennes vers l’infini ?

Admirons donc simplement cette nouvelle et divine efflorescence de la matière, et comme de l’art roman, de la muraille sobre, austère et nue, reflet des temps plus sombres et plus pauvres, va jaillir cette prodigieuse forêt gothique. L’art roman, si noble à Caen ou à Vérone, à Poitiers ou à Aix-la-Chapelle, sortait directement, légitimement, de l’art antique, entretenu par l’admiration des monumens anciens encore debout à Rome, mais peu à peu transformé sous l’influence du goût oriental, que rapportait de Byzance, avec le sens renouvelé des mystères, la religion nouvelle. Ainsi cet art grec, que nous avons vu puisé lui-même à de si lointaines origines, déjà déformé par les Romains, puis de nouveau retourné aux sources d’Asie, revient, méconnaissable, de ce rapide et fatidique voyage aux pays fabuleux où l’homme commença de penser et de construire, et, s’arrêtant enfin dans l’Occident que purifient les barbares, fleurit merveilleusement en chrétienne architecture. Après les horreurs de l’an mil, les chrétiens, grands bâtisseurs d’églises, ne s’attardent pas longtemps à l’arc tranquille et sage, retrouvé en passant par l’Italie, au plein cintre roman, si noblement religieux qu’il nous paraisse aujourd’hui encore appliqué par les chrétiens à leurs églises du XIe au XIIe siècle. D’un bond, dans l’envolement de confiance et d’espoir qui soulevait de nouveau le monde, ils élèvent leur église à des hauteurs inconnues, comme à un idéal surnaturel ils ont élevé leurs âmes. Ils cherchent et ils trouvent les points d’appui nécessaires à cet exhaussement imprévu des murs et des voûtes, et — s’il faut laisser peut-être au mystérieux artiste arabe la gloire de la transformation initiale de l’arc en ogive — du moins peut-on dire que les architectes chrétiens achèvent de résoudre le problème, un des plus beaux et des plus ingénieux qu’ait rencontrés l’histoire de l’architecture, en déterminant, avec la précision d’une loi mathématique, et une perfection de technique qui ne sera pas dépassée, les méthodes de construction des voûtes d’arêtes, des croisées d’ogives et de l’arcade à tiers-point. Le grand art gothique était fondé.

Merveilleusement il s’épanouit dans tout l’ouest de l’Europe à partir de la deuxième moitié du XIIe siècle, couvrant d’abord le sol laborieux de la France naissante, de ces constructions immenses et légères à la fois, avec leurs hautes voûtes montées sur des murs démesurément élevés, prodigieuses châsses percées partout de fenêtres, de trèfles et de rosaces, et soutenues dans l’espace par les puissans arcs-boutans comme par autant de bras vigoureux. Toutes ces innovations « paraissent avoir été tentées tout d’abord, en effet, ou avoir pris leur développement le plus rapide et le plus complet dans l’Isle-de-France, la Normandie, la Picardie et la Champagne ». En Allemagne même, en Angleterre et en Italie, les exemples sont ou moins purs, ou postérieurs. A coup sûr, les plus beaux types sont dans cette province de l’Isle-de-France, qui semblait, alors comme aujourd’hui, faire une ceinture de bois, de fleurs et d’églises — double forêt d’ombre et de pierres — à l’ardente capitale. Dans ce Paris agité, généreux et puissant, s’éleva et demeure, invulnérable et protectrice, la plus fière, la plus pure, la plus significative cathédrale, sinon la plus grande. Notre-Dame est peut-être le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre gothiques et Notre-Dame est le cœur de Paris, ce grand cœur du monde moderne. Le génie national, dégagé des leçons antiques que gardait encore le style roman, a trouvé pour un temps sa libre formule, et pendant trois siècles, à Paris, à Amiens, à Chartres, à Bourges, à Reims, à Beauvais, enfante des œuvres immenses et symboliques, temples vraiment vivans qui, « sous leur robe de pierre », se souviennent de la Forêt. Chateaubriand a dit des cathédrales : « Les forêts des Gaules ont passé dans les temples de nos pères, et nos bois de chêne ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Ces voûtes ciselées en feuillage, ces jambages qui appuient les murs et finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les allées obscures, les passages secrets, les portes abaissées : tout retrace le labyrinthe des bois dans les églises gothiques ; tout fait ressortir la religieuse horreur, les mystères et la divinité[12]. »

Ainsi l’ogive, à ses trois périodes, et sous ses trois formes sera, dans toutes les constructions, le principe générateur de tous les vides, la forme-type de la construction chrétienne, tant que la religion des foules restera passionnée, ardente et mystique. Simple et fine, avec une jeune naïveté dans sa pointe en lancette et ses trèfles symboliques au XIIIe siècle, amincie et plus sèche, plus frêle aussi, elle rayonnera à travers les pinacles et les croisées pendant tout le XIVe, jusqu’à ce qu’elle finisse au XVe, dans un flamboiement merveilleux, dans un presque impossible équilibre, comme si les dernières flammes d’un feu mourant, courant à travers les niches, les roses et les aiguilles, venaient lécher les murs des cathédrales affolées. Et l’antique raison, déterrée un beau jour du sol endormi de l’Italie, éteindra sous son onde claire ce bel incendie mystique.

La Renaissance, en ce sens, fut proprement un mouvement réaliste. Le hasard d’une découverte imprévue de monumens anciens dans les fouilles, à la fin du XVe siècle, l’étude, meilleure aussi, faite par des architectes et les sculpteurs de Pise et de Rome, des édifices restés toujours debout en Italie, le subit exode des artistes grecs, élevés encore à l’ancienne tradition, que chassaient de Constantinople les Turcs vainqueurs, enfin et surtout le retour violent, par une naturelle réaction, après des siècles d’ascétisme religieux et esthétique, à l’amour plus direct, plus réel, en quelque sorte plus sensuel, de la nature, voilà toute l’énigme du mouvement d’art, qui a pris ce nom de Renaissance. Ce fut plus encore la revendication de la joie humaine, la revanche du corps sur l’esprit ; et ce fut bien une renaissance en vérité, quoi qu’on en ait dit parfois de nos jours, et qui ne pouvait tarder plus longtemps devant la contradiction croissante entre les réalités tangibles, individuelles, dont sont faites les bases de tous les arts plastiques — j’entends surtout l’architecture — et le spiritualisme incorporel, impersonnel, je dirai presque inconstruisible, d’un idéal et d’une religion qui prétendaient ne tenir compte que de l’âme.

Je sais que des esprits érudits et curieux ont voulu prouver que cette Renaissance avait paralysé, en France, l’essor d’un art plus national qui serait issu du gothique, et brisé, en pleine croissance, un progrès plus sensible et plus beau, vers l’expression architecturale et plastique de l’Idée, que celui que nous avons vu sortir, au XVIe siècle, de l’art imposé par les artistes italiens à la France, à l’Allemagne, à toute l’Europe occidentale, en un mot. Je crois profondément qu’il y a là une erreur ou un malentendu. Outre qu’il me paraît prouvé, par toutes les analogies que présente l’histoire, qu’on ne saurait empêcher, ni créer un mouvement d’art avec des mots ou avec des regrets, j’estime qu’il eût été impossible, à ce moment précis du XVe siècle finissant, où l’Italie, en avance sur les autres pays de près d’un siècle, retourne visiblement aux traditions toujours regrettées de son origine antique, de poursuivre plus loin l’épanouissement gothique, mourant de beauté si l’on veut, mais de trop psychique et de très intraduisible beauté. Et si cela est incontestable pour l’Italie, qui n’a jamais fait que du très médiocre gothique, encore que les meilleurs monumens italiens de ce style aient été construits par des architectes allemands, on le peut appliquer aussi à la France, dont le génie clair et mesuré devait historiquement échapper à toute exagération mystique, aussi bien dans l’art de construire que dans l’art de penser. Or, si le style gothique a été admirable comme expression d’une époque de grand mysticisme, mais encore avec des moyens moins purs, sinon moins étonnans, et sincères, et touchans, il ne pouvait logiquement durer un moment de plus devant les revendications de la raison, renaissante dans le domaine des arts comme dans celui de la pensée philosophique et religieuse.

Mais aussi, par une naturelle conséquence, avec l’exaltation de la foi et du rêve, allaient disparaître l’audace des merveilleux et presque impossibles édifices, et le mystère des hautes voûtes ogivales, et l’art prodigieux — un peu fou — de monter des murs dans l’espace, en dentelle de pierre La suprématie, très logiquement, échappe peu à peu à l’art religieux ; la beauté architecturale se porte toute dans les monumens civils. C’est qu’on ne fait pas plus de monumens que de révolutions — et ceci le prouverait au besoin — sans enthousiasme. Qu’a donc produit, je le demande, en architecture, le mouvement religieux ou plutôt rationaliste, de la Réforme ? N’apportant que la sécheresse d’un raisonnement, la valeur d’une analyse, le protestantisme n’a rien produit en architecture de très beau, en tout cas rien de très significatif. Sans doute, il ne pouvait être à nouveau créateur de beauté, étant essentiellement d’esprit critique. Il prit et utilisa — peut-être en en refroidissant l’âme — les grandes cathédrales catholiques ; il en ouvrit les fenêtres toutes grandes, mais il en chassa, avec l’encens, le mystère et le charme. Et de cette première laïcisation, l’architecture des temples nouveaux, en Angleterre, en Allemagne ou en France, a gardé dès lors, et n’a plus jamais quitté ce probe aspect de méthode, de sagesse et d’ennui, qui ne saurait toucher jamais un artiste. Partout alors en Europe, l’art se ressaisit au brusque réveil du réalisme ressuscité de l’antique par l’Italie, l’incorrigible païenne. En même temps que les luttes religieuses de la Réforme frappent des mêmes coups la mystique Eglise et l’architecture mystérieuse, les pouvoirs laïques, mieux organisés, plus riches, réclament leur place indépendante et imposent un art indépendant aussi. Les voûtes, élevées à des hauteurs trop belles, s’abaissent — comme la foi ! — on retourne au plein cintre et aux ordres romains, et l’art gothique est traité de barbare par ces latins revenus en somme aux sentimens naturels d’un indestructible atavisme. Parfois encore une église, commencée sur un plan gothique, se finit et s’habille, en pleine Renaissance, d’une robe tout imitée de l’antique : l’ossature est restée ogivale, mais la flore païenne envahit tout l’être de pierre. L’église Saint-Eustache, à Paris, en est un des meilleurs exemples.

Au même moment, en France comme en Allemagne, en Angleterre comme en Italie, le pouvoir politique, — et l’argent, — passent en d’autres mains, l’argent surtout, grand bâtisseur, et sans lequel il n’y aura plus bientôt, dans cette Europe dont on commence à ruiner l’enthousiasme, ni architectes, ni ouvriers, ni pierres. La Royauté, en attendant, hérite du pouvoir de l’Eglise. Et ceci explique les grands châteaux provinciaux en France, et Fontainebleau, et bientôt Versailles. Saint-Pierre de Rome[13] même, considéré comme le sommet et la fin de la Renaissance en Italie, n’est que la demeure royale d’un souverain plus religieux — le plus humain salon de réception d’un Dieu. Et, en ce sens, c’est une admirable chose, image fidèle de la papauté magnifique et presque sans foi des Borghèse et des Médicis, et un monument magnifique, à la condition qu’on y passe, qu’on y salue ou qu’on y chante, mais non pas qu’on y prie ! Il serait facile de trouver à ceci des preuves analogues, dans le reste de l’Europe, pendant le XVIe et le XVIIe siècle, selon l’état plus ou moins florissant de la société en chaque pays, en tenant compte de ces trois conditions de première importance : la lutte politique des pouvoirs civils et religieux, la mode dans les mœurs et les goûts de chaque peuple, surtout l’état… des finances du souverain, du prince ou des particuliers. Il faudrait se rappeler aussi que pendant toute la Renaissance on a imité partout l’Italie, comme, aux XVIIe et XVIIIe siècles, tout le monde imitera la France. En France, on sait les origines tout italiennes des monumens construits sous François Ier, au retour des guerres d’Italie. Fontainebleau est bâti par des ouvriers italiens sous la direction des Serlio, des Primatice, des Rosso. Mais, formés à cette école, des architectes plus fins, et plus graves à la fois, et plus nationaux, viendront bientôt et reprendront les modèles en les corrigeant, et utiliseront les types en les affinant à ce goût français, au toucher privilégié de ces ouvriers du sol gaulois, dont l’inné et charmant génie semble être décidément de purifier ce qu’ils prennent plutôt que d’inventer à nouveau. Jean Bullant, Philibert Delorme et Pierre Lescot font pour l’art de bâtir ce qu’avait fait Clément Marot ou Malherbe, ce que feront bientôt La Fontaine, Corneille ou Molière pour l’art d’écrire, s’appropriant les fables ou prenant les styles à l’antiquité, aux voisins espagnols ou latins, pour en refaire de la matière française, précise, claire et définitive. Au XVIe siècle, à Blois ou à Chambord, à Ecouen ou à Paris, la Renaissance se fait plus délicate et plus simple, en quittant la trop brillante Italie, pour contenter pleinement cet instinct typique de notre race, le goût, qui a fait, en matière d’art, et continuera de faire — nous devons le souhaiter uniquement — de la France le pays modérateur, le pays crible, si j’ose dire. Et c’est alors, jusqu’aux premières années du XVIIIe siècle si délicieusement corrompu, mais toujours élégant et inventif et encore si spirituellement national, c’est une suite ininterrompue de charmantes et fières constructions, qui, de Jacques de Brosse, de Duperac, et des deux Ducerceau jusqu’à Perrault, s’élèvent partout sur le sol de France. — Le chef-d’œuvre et le résumé — le type parfait — c’est Versailles[14], qui pendant plus d’un siècle sera la règle et le modèle pour tous les édifices qu’on fera hors de France. Et voici de nouveau ce que j’ai voulu appeler un monument significatif, c’est-à-dire élevé dans les conditions nécessaires à toute beauté, par la volonté d’un homme et le consentement du temps, j’entends dans l’harmonie des moyens, des hommes et des idées. Toujours, le Roi trouvé, on trouve vite l’architecte, les sculpteurs et les peintres — et les logiques pierres.

On a relativement peu construit, en France, au XVIIIe siècle. Tout l’art de l’architecture, en ce siècle, tient entre la Colonnade de Perrault[15], et le Garde-Meuble de Gabriel[16] ; et il se pourrait que ce fussent là nos plus personnels modèles, et nos meilleurs guides pour l’avenir, s’il y a un avenir pour la pierre, la brique et le marbre, avant le règne du fer, j’allais dire du quatrième état ?… L’architecture, d’extérieure, devint intérieure ; elle appartient aux sculpteurs et aux peintres — aux décorateurs. Faut-il avouer qu’elle n’en est que plus ingénieuse et plus variée, surtout plus vivante, et plus pittoresque ? L’architecte qui n’aura pas été un peu peintre n’aura jamais le sens parfait des pleins et des vides, c’est-à-dire des blancs et des noirs, dans la construction, car la couleur des choses, dans tous les arts, n’est que la robe des idées. A la fin du XVIIIe siècle, Trianon n’est plus qu’un rêve de peintre, une architecture pour Watteau. Mais quel rêve encore, et par quel réveil interrompu !

La Révolution arrête tout dans les arts. Brisant les hiérarchies, elle détruit toute discipline d’art ; supprimant, par une faute analogue et aussi grave en ses résultats que l’avaient été à la fin du moyen âge la dispersion des francs-maçons, les corporations et les maîtrises, elle stérilise toute tradition du métier. La Convention n’a construit que sur le papier, et il faut arriver à l’Empire pour trouver un effort nouveau, ou renouvelé — pastiché bien plutôt — de l’antique ; d’ailleurs à travers une fausse conception de l’antiquité sous l’influence de la passagère illusion inventée par les philosophes et les littérateurs d’un retour aux mœurs et à la vertu antiques, et à la suite d’un Winkelmann, illustre critique qui confondit l’art romain avec l’art grec, et de cette approximative érudition a empoisonné nos sources d’art pour la moitié du siècle. Que dire de la Restauration où on ne fait rien, et du règne de Louis-Philippe où on fait laid ? Il y a vraiment des époques où tout le monde a de l’art et du goût — comme à Florence en cet admirable cinquecento — et d’autres où personne n’en a comme sous Louis-Philippe, en France… et ailleurs ! Et dans ce siècle, du moins avant notre époque contemporaine agitée, incertaine et décousue — et peut-être, au fond très intéressante — un monument domine tous les autres et seul demeure, très probant et très beau, toujours parce qu’il est logique, parce qu’il synthétise clairement toute une époque, en cette Trinité : Un homme, une armée, la gloire ! C’est l’arc de Triomphe[17], porte héroïque et symbolique du Paris moderne, dans laquelle se couche triomphalement le soleil aux soirs de printemps, par laquelle entrera tout l’avenir ! Et brusquement nous voici devant le problème architectural de notre temps. Que va-t-on faire ? Quel sera demain l’art de bâtir, et quel le métier ? Sans doute, la France n’est plus, dans les arts, l’unique directrice, et, à l’étranger, chaque race cherche, artistiquement aussi bien que politiquement, à organiser sa nationalité, en accumulant les souvenirs de ses origines, en collectionnant les raisons de sa personnalité. Et je veux croire que la France ne sera pas la dernière à revendiquer les droits historiques de sa figure morale et… monumentale, puisque, aussi bien, des événemens aussi considérables que la défaite sur les champs de bataille d’un peuple artiste comme la France, et son effort aujourd’hui accompli pour se ressaisir et affirmer de nouveau ses idées avec toute sa force — je n’ose dire avec toute sa santé — doivent avoir une action sur la marche des arts à la fin de ce siècle.


III

Il se pourrait que des raisons simplement matérielles, des raisons de métier, eussent après tout une action aussi grande que les intellectuelles ou les sociales sur les transformations de l’architecture. Les besoins du temps, les conditions du climat, et surtout la nature des matériaux constituent les trois élémens primordiaux de la technique d’un art, et plus particulièrement, comme on le pense, de l’architecture, quelque chose encore comme une trinité moléculaire. Et, si j’ai réussi à en dégager les raisons, morales en quelque sorte, dans cette étude rapide des filiations historiques et symboliques de l’architecture, il me reste à en étudier rapidement les conditions statiques et spéciales, avant d’essayer d’en tirer une conclusion et, s’il se peut, une leçon.

La nature, l’aspect et presque la santé d’un monument sont toujours dans un rapport absolu avec les matériaux employés en son organisme et les conditions atmosphériques du lieu où il habite. Il est évident, par exemple, que les constructions de bois ne sauraient avoir la même masse, ni par conséquent les mêmes formes que les constructions de marbre. L’aspect d’un monument en fer sera tout autre que celui d’un monument de pierre. Si le granit, en Égypte, rend possible l’obélisque et explique les sphinx, la merveilleuse dureté et la blancheur divine, et la presque immortelle dureté du marbre, pris par les Athéniens au Pentélique voisin, expliquent le Parthénon matériel, comme le culte passionné de ces Grecs, citoyens et artistes, pour l’Athèna protectrice de leurs libertés, avait expliqué le Parthénon idéal. Sans aucun doute, le poids des colonnes du Temple est en raison directe de la simplicité et par conséquent de la beauté de sa masse. L’application à la construction en pierre de ces points d’appui, ingénieusement calculés pour des poussées nouvelles, sera de même le secret technique de la cathédrale gothique. Ailleurs encore, en Perse, l’extrême légèreté des briques ou des tuiles employées, après une forte cuisson sans doute, permettra la coupole à une époque très ancienne, bien avant que les Byzantins ne s’en avisent, l’ayant probablement copiée eux-mêmes sur de vieux monumens d’Asie. De même ai-je voulu dire que s’est posée et surtout se posera dans un avenir prochain la question de l’emploi logigue, et en cela seul vraiment architectural, du fer, matière à la fois très légère et très résistante sur de très longues portées, et qu’on peut employer d’une façon tout autre que les anciens matériaux, ce qui est venu heurter brusquement, on le comprend de reste, et modifiera insensiblement les habitudes de notre œil au point de vue de l’esthétique dans les proportions. En bien ou en mal ? en renaissance ou en décadence ? l’avenir seul le dira, si nous avons le droit, par induction, d’en préjuger en quelque manière les effets.

Restent encore les conditions économiques et sociales du travail, dont il faudra tenir grand compte dans toutes les suppositions qu’on fera de l’avenir, puisqu’on sait, par l’histoire du passé, que le nombre des ouvriers ou leur qualité, et la plus ou moins haute autorité des chefs, des directeurs de travaux, ont toujours été autant de facteurs dans la création d’un édifice, considéré sous le triple aspect d’une accumulation mathématique de matériaux, d’un total d’efforts, et d’une synthèse de volontés. Depuis les premiers temples indous, taillés à même le rocher, cavernes sculptées dans la masse par des troupeaux d’esclaves, jusqu’aux temples grecs amoureusement élevés par l’effective, la bienfaisante collaboration de volontaires et consciens ouvriers, et de divins artistes, on peut suivre la progression parallèle de la beauté de la matière et de la perfection du métier. A l’idéal de l’œuvre correspond la science de l’ouvrier. Edifices religieux, militaires, ou civils, royaux ou populaires, le type traduit le peuple, comme aussi la valeur des matériaux trahit l’intellectualité de la race et sa fortune. Ainsi les frappantes analogies, dans la cosmogonie et dans l’art de l’Inde et de l’Égypte, et l’habitude pareille de construire des tombeaux en formes pyramidales ne suffiraient pas à expliquer les ressemblances primitives entre leurs monumens, si l’on ne savait que dans l’Inde, comme en Égypte, l’abondance des carrières de pierre et de granit et probablement, surtout aux bords du Nil, l’absence de bois, avaient dû imposer, pour ainsi dire, à ces deux peuples, leur architecture massive, austère et forte. Plus tard, dans ces deux pays, les formes s’allongeront, l’emploi de bois rares venant de tributs imposés aux nations vaincues, et de matières précieuses, achetées à grands frais à l’étranger, affinera les proportions, transformera le goût, mais aussi amènera bientôt la décadence, comme toutes les fois qu’une race vraiment personnelle, et personnifiée dans un style, abandonnera ses moyens naturels et locaux, quittera ses habitudes ataviques, sortira de sa tradition enfin. C’est ainsi que la manière dont les mêmes matériaux dans un même pays sont diversement employés donne en quelque sorte la classification chronologique de ses monumens.

Chez les Grecs de la belle époque attique, l’art de tailler le marbre fut poussé à une extrême perfection ; mais encore le poids des énormes blocs employés comme linteaux et comme entablemens impose les lignes horizontales et les puissantes saillies — organise et explique la noble simplicité du temple. Avec les Romains se renouvelle l’usage de construire avec des pierres plus petites ou plus légères, en blocs plus divisés et ouvragés par plus de travailleurs isolés, puis avec des briques, et de suite l’arc redevient facile à bâtir, et la voûte pratique pour de plus grandes ou de plus rapides constructions. Après la conquête de la Grèce, les Romains se reprirent du bel amour du marbre, mais ils durent le faire venir à grands frais des carrières d’Asie Mineure ou d’Egypte, et finirent par ne plus l’employer qu’en revêtemens, pas plaques — crustæ — appliquées sur les surfaces des murailles faites de moellons ou de briques. On sait, de réputation devenue proverbiale, l’étonnante solidité du mortier romain, et comme il servait à lier d’une presque indestructible façon toutes les parties d’un appareil dont les différens systèmes avaient un nom particulier et une règle fixe, et sont demeurés en usage, avec quelques modifications, jusqu’à nos jours. La brique même, merveilleux élément de structure, à la fois légère, petite et résistante, la brique est un des plus anciens témoins de l’architecture, un morceau sacré de l’histoire, puisque les lointains ouvriers de Suse et de Persépolis la savaient cuire au grand feu et recouvrir d’un émail coloré, et que partout, dans les substructions de Ninive ou de Byzance, dans les impériales murailles de Rome, dans les voûtes gallo-romaines ou dans les fins édicules de la Renaissance, invisible et présente, qu’elle soit marquée du sceau sacré au nom des Pharaons, ou des sigles aux initiales du fabricant, elle garde sous la flore des âges et les blessures du barbare la forme et le souvenir des grands édifices violés et morts.

On a dit qu’il n’y avait pas de mauvais architectes, mais de mauvaises époques. Il faudrait ajouter qu’il y a de bons et de mauvais matériaux, et c’est encore la plus ou moins grande résistance de la matière au génie de l’artiste. Conséquemment, si j’ai dit, comme je le crois, que l’apogée de l’architecture grecque, à Athènes, au siècle de Périclès, aura été un moment unique dans l’histoire, qu’on ne retrouvera jamais, c’est que tout aura concouru, en cette heure merveilleuse du monde, à l’accord parfait du lieu, de la matière et de l’homme. Les dieux, dira-t-on, étaient plus beaux — j’entends physiquement — et j’ajouterai qu’ils étaient plus sculpturaux, et, si j’ose dire, plus architecturables. Mais ne serait-ce pas aussi que le lieu prêté par les dieux était admirable ? que l’homme y portait un idéal plus simple, plus près du sol et de la matière où il le voulait tailler en image ? que cette matière enfin, le marbre, était et restera la plus belle qui soit, et qu’un art aussi matériel, qui ne l’a plus, ne saurait plus jamais être aussi beau ?

Il ne saurait être non plus aussi durable. Quelle demi-éternité voulez-vous permettre à cette pauvre pierre, grise et triste, qui s’effrite et se désagrège sous nos climats froids ? à ce ciment factice ou falsifié, que toute notre science moderne n’a pu rendre seulement aussi solide que celui des barbares romains ? à ce fer enfin, que toute modification atmosphérique allonge ou rétrécit, que la rouille ronge, et que fuit l’esprit ? Mais encore où sont vos légions d’ouvriers pour transporter les assises colossales et les énormes monolithes, comme autrefois dans Thèbes aux cent portes ? pour bâtir les murs de Babylone, que flanquaient deux cent cinquante tours colossales, on a calculé qu’il avait fallu employer pendant plus d’une année quatre cent mille hommes travaillant à la fois. Salomon avait réuni, pour bâtir le temple des Juifs, 70 000 manœuvres qui portaient les matériaux, et 80 000 hommes qui taillaient les pierres dans les montagnes. Plus tard, quand Justinien voulut refaire Sainte-Sophie, il écrivit aux satrapes d’Asie et aux gouverneurs des provinces de rechercher les marbres précieux, les colonnes et les sculptures de tout genre qu’ils pourraient trouver aux temples, aux portiques et aux thermes, dans toutes les villes des pays d’Orient, d’Occident et des Iles. Et l’Empereur, à qui un ange, disait-on, avait donné le plan de l’édifice, venait à toute heure de son palais voisin, vêtu d’une mauvaise tunique de lin, la tête enveloppée d’un mouchoir, un bâton à la main, surveiller les architectes grecs qui avaient sous leurs ordres 100 maîtres-maçons, suivis chacun d’une équipe de 100 ouvriers. Et 5 000 ouvriers étaient distribués ainsi sur le côté droit, et 5 000 sur le côté gauche. Enfin, au XIe siècle, plus de 100 000 personnes furent employées, sous la direction d’Erwin de Steinbach, à la construction de la cathédrale de Strasbourg. Et l’évêque de la ville, Conrad de Lichtemberg, ayant fait, en 1277, un appel aux fidèles pour travailler à la grande tour, on vit des ouvriers venir en bandes des provinces de Neustrie, et jusque di fond de l’Autriche, qui donnèrent leur temps sans réclamer de salaire. Qu’avons-nous fait de ce zèle et de cet amour ? Où est la foi qui transportait, dit-on, des montagnes, et à tout le moins mettait un peuple d’artisans autour des cathédrales ?

« Le secret des gothiques, me disait un jour un architecte érudit et spirituel[18], est peut-être enfermé dans le rapport entre leur manière de bâtir et les mesures plus variables, plus sensibles en quelque sorte, qu’ils employaient. Notre système métrique, ajoutait-il, est absolu, et d’une sécheresse mortelle à tout ce que doit toucher seule, et façonner et mesurer la main de l’homme ; c’est le corollaire et le serviteur de la machine. Il n’a jamais pu refaire du gothique vivant. Pourquoi ?… c’est que, au XIIIe siècle, chaque ouvrier, artiste indépendant et ému d’une parcelle du tout mystique, taillait, sculptait, vivait dans son coin, au milieu du grand chantier commun, où passait et repassait, ordonnant tout, le maître ès œuvres, véritable chef d’orchestre de tous ces hommes-instrumens. Puis chaque pierre, ainsi terminée, et comme animée d’une existence propre, était montée à sa place, et continuant l’édifice avec discipline, chantait pourtant dans l’espace sa personnelle chanson. » C’était là, pour cet architecte, un peu plus poète que d’autres, toute l’explication de la vie intense, grouillante et perpétuelle des vieilles cathédrales, tout l’esprit de ces murmurantes forêts. Et de fait, que nous disent et que nous font ces édifices plus ou moins gothiques, élevés par hasard dans nos villes modernes, au mètre, à l’heure, et au cordeau, sculptés à la hâte et parés après coup sans patience, sans foi… ou sans argent ? Or, prenons-y garde, dès que s’en vont la confiance et l’entrain de l’ouvrier, — l’amour du métier, — le monument dépérit, l’artiste s’oublie, et c’en est bientôt fait de l’art. Le lien qui unissait tous les artisans d’un même corps de métier dans l’ancienne organisation de la société européenne, et que la France la première a rompu en 1789, assurait aussi les conditions du travail, et perpétuait les traditions techniques. L’immédiat résultat, chez nous, du brusque changement arrivé à la fin du XVIIIe siècle, est visible dès les premières années du siècle suivant. Sous le premier Empire, ce qu’on fait encore de bien comme appareillage de pierre, surtout comme ciselure de métaux est dû à une génération d’ouvriers nés ou élevés sous Louis XVI. Bientôt après, les belles habitudes de travail manuel se perdront ; les rivalités entre les villes et les provinces, et même entre les maîtrises de chaque ville, disparaîtront peu à peu ; les ouvriers se désintéresseront de tout ce qui n’est pas le travail brut, et le brutal intérêt ; ils ne penseront qu’à vivre au jour le jour, — et c’est légitime, puisqu’on ne leur demandera plus que l’espérance du jour sans lendemain, — ils feront leur tâche obligatoire, et pénible, certes ; mais ils n’aimeront plus l’œuvre libre : le lier métier est retourné à la corvée, presque à l’esclavage.

Et ceci encore, du plus haut artiste jusqu’au plus humble ouvrier, n’est qu’un manque de foi. Chez l’artiste, l’habileté n’aura jamais été plus grande, à défaut de l’émotion, qui s’envole avec la naïveté, la sincérité, et autres préjugés. Chez l’ouvrier, la main-d’œuvre restera aussi savante que jamais, mais inerte, insensible, machinale et comme inexpressive. Et par une coïncidence, qui m’a toujours paru la révélation d’une cause, cette insensibilité de l’ouvrier et du métier apparaît aux momens psychologiques d’un exagéré et maladif amour pour les restaurations de tout, de cette manie d’ancien quand même, propre aux races fatiguées, qui paralyse tout effort généreux et personnel. Passion de pharisiens, art d’embaumeurs ! Le bibelot a tué l’invention. Admirez comme, depuis vingt-cinq ans ou un peu plus, malgré de courageuses tentatives, isolées d’abord, aujourd’hui peut-être un peu plus collectives et confiantes, pour indisciplinées qu’elles soient, on a tout copié à tort et à travers, sans suite dans les goûts et sans logique dans les besoins ; comme on a revu et répété — ressassé — les mêmes morceaux d’architecture, depuis la belle petite renaissance à bon marché jusqu’au Louis XV riche et surmoulé de nos immeubles à location. Ah ! la vilaine et bourgeoise invasion de splendeurs en carton-pâte, dans le règne médiocre du vieux-neuf ! Certes, ce n’est pas l’argent qui manque, ni même les bons maçons ou les malins menuisiers ; mais c’est, plus encore que l’éducation des architectes, les habitudes de corps et d’âme du client qu’il faudrait refaire, et pour avoir une nouvelle, une significative, une intelligente maison, changer l’âme du bourgeois qui l’habite plus encore que la main de l’artisan qui la bâtit !

Que voulez-vous, en effet, que fasse cet architecte moderne — c’est-à-dire un artiste plus inquiet ou plus sensible, — plus savant aussi, si vous voulez, que voulez-vous qu’il dise, et surtout qu’il construise, en ces temps compliqués, s’il veut que son monument germe et vive, en ces trois conditions que nous avons vues être décidément indispensables à toute œuvre architecturale : l’expression symbolique qu’il doit garder de son temps ; la raison historique qui découlera de sa destination ; et la beauté technique qu’expliquera seule sa matière ? Plus documenté, — ce qui est le grand orgueil et peut-être la grande vanité moderne, — et en cela peut-être moins heureux que l’architecte du Parthénon ou de Notre-Dame, il a tout lu et tout vu ; il connaît toute l’architecture du monde, et je crains bien qu’il n’ait trop vu, l’art, cet autre royaume céleste, étant aussi le plus souvent aux simples d’esprit. Mais je reconnais que son éducation est forte, à la condition toutefois qu’une érudition mal donnée et encore plus mal digérée ne vienne pas troubler sa sincérité. Est-elle indépendante ? La science a doublé ses moyens, mais non ses forces et son instinct. Il a la tête bourrée de renseignemens, quelquefois de systèmes et de paradoxes, mais il a, je le crois, l’âme éprise de vérité, les yeux ouverts sur la vie. Tous les matériaux du monde sont là, à la disposition du premier venu qui voudra bien avoir du génie ; encore un peu, et il n’y aura plus de patrie pour l’architecte, non plus que pour le marbre, ou la pierre, ou la brique. Le fer est à vil prix. Les photographies des monumens les plus célèbres ou des moins connus sont dans toutes les boutiques, ou traînent dans tous les ateliers. Les voyages sont à bon marché, et il y a des écoles d’art partout, gratuites, banales et obligatoires, avec des professeurs célèbres, le gaz… et l’art à tous les étages ! On bâtit partout en Europe : toutes les villes se transforment ou se recommencent. Est-ce donc une nouvelle Renaissance ?

Voilà beaucoup de constructions, mais peu d’architecture. Il y a de par le monde peu d’artistes, mais beaucoup d’ « entrepreneurs de bâtisse » ou de marchands, ou de spéculateurs. Nos pauvres villes leur appartiennent, et j’admire comme elles restent belles encore, malgré tous les embellissemens qu’ils y font. Car les villes sont des êtres, n’en doutez pas, ayant un reconnaissable visage, et un personnel accueil, tristes ou gaies, bonnes ou méchantes, où l’âme du peuple se devine à travers les fenêtres, qui sont les yeux des monumens. Déjà, pour quelques constructions distinctives, œuvres rares d’architectes que l’on connaît et que l’on compte, maisons ou palais perdus dans l’ennuyeuse perspective des voies nouvelles, combien peu d’œuvres faites pour le cœur ou pour l’esprit, sous l’enlaidissement et la vulgarisation des rues, des demeures et des êtres à Berlin ou à Pest, à Rome ou à Saint-Pétersbourg, à Londres ou à Paris. La question, à vrai dire, est presque insoluble. Il faut faire grand, vite et bon marché ; les prescriptions sanitaires et le confortable exigent des formes, quand, pour l’amour des styles, l’École et les maîtres en enseignaient d’autres. Les manies, la vanité ou la demi-éducation du client enrichi imposent une époque à l’artiste désarmé qui proposait son goût, ou qui tout au moins demandait à essayer quelque chose, pour voir, pour changer. Il lui faut marcher à la moderne — y courir — dans les souliers de Louis XIV. Combien de nos nouveaux grands seigneurs y trébuchent ! Est-ce à dire que notre époque ne soit pas capable d’invention, et fort libre et, en fin de compte, assez agréable ? J’en conviens, étant comme vous de mon temps, et habitué à jouir de sa fièvre, de son inconséquence et de sa facilité ! Mais un temps qui restaure trop bien ne peut être un temps qui ose inventer. Peut-être faudrait-il avoir le courage de dire qu’une époque qui ne démolit plus n’est plus une époque créatrice. Le beau livre d’architecture serait-il fini, que nous sommes si fort occupés à en dresser le catalogue ?…

A Paris, depuis le pavillon de Flore de Lefuel jusqu’à l’Hôtel de ville de Ballu, depuis le Palais de justice de Duc, jusqu’à la Bibliothèque de Labrouste, pour citer les meilleures constructions, les constructions typiques, des années qui ont précédé la génération actuelle, c’est, déjà pendant tout le second Empire et les premières années de la troisième République, une évidente préoccupation de continuer de belles formes connues, de raccorder des styles, ou même de copier des modèles, célèbres, et si parfois la copie est spirituelle, et libre par quelque côté le raccord, il n’en est pas moins vrai qu’il ne s’est pas fait en France, depuis 40 ans, de style bien défini. Peut-être l’essai le plus personnel encore, le plus représentatif d’état moral, — le plus dénonciateur d’habitudes et de goûts, — est-il l’Opéra, maison logique et très exacte image de la société française, à la fin du second Empire ; et il faut arriver à ces dernières années pour trouver de nouveau quelque indépendance et quelque invention. Et pourtant, si les hôtels particuliers, construits de 1850 à 1870, sont en général d’un goût surchargé, hybride et presque sans date, les actuelles demeures des gens riches ne me paraissent pas avoir beaucoup gagné à devenir des pastiches sans âme de demeures mortes ou des fac-similés sans raison d’époques passées. Et, je le demande, que sont les églises construites depuis quarante ou cinquante ans, à l’étranger aussi bien qu’en France, sinon des temples faux et vides, boudoirs ou boutiques d’où Jésus chasserait de nouveau les pharisiens et les marchands ? Des églises à fauteuils et à calorifères, des églises confortables, ne sont pas des temples logiques. Et que si l’on me montre, ici ou là, d’aimables chapelles ou même des cathédrales en fort bonne architecture, je répondrai que ce sont là divertissemens d’architectes érudits, curieux et sceptiques, raffinemens d’artistes qui se sont amusés à bien construire en gothique, en roman, ou même en byzantin, parce que l’occasion en devient rare, ou parce que Dieu redevient à la mode. Faut-il parler des palais des pouvoirs publics, préfectures en province, mairies ou autres à Paris ?

Quel style, quelle beauté en un mot, c’est-à-dire encore quelle signification auront donc ces monumens, et par exemple une église comme Saint-Augustin ou un palais comme le Tribunal de commerce, ou la Préfecture… de toutes les villes que vous voudrez ? Et à Londres, et à Berlin, et à Vienne, où tout va de même, quoi de neuf, de voulu par un homme, ou d’imposé par des idées à côté du sens profond que prennent subitement au milieu des villes éventrées et rapiécées, une vieille tour, un clocher fin, une triste et charmante façade noircie par le temps et la fumée, tous isolés, dépaysés, incompris, mais tous pleins encore d’une raison d’être dans leur signifiante et sentimentale vie ? C’est peut-être qu’on ne regarde pas en face l’inévitable problème qui est bien celui-ci : puisqu’il faut, ou qu’il faudra absolument demain construire avec de nouveaux matériaux pour des besoins nouveaux, quel sera demain l’architecture rationnelle ? et de l’architecte passé, peut-on conclure à l’architecte futur ? Aussi bien son rôle n’est pas facile, si l’heure est grave : la société dans laquelle il vit, et pour laquelle il va travailler, cette société moderne, agitée, pressée, pratique, sceptique et surtout banale, ne peut que lui imposer la banalité de ses désirs ou la vulgarité de ses besoins, le plus de commodité et le plus d’apparence avec le moins d’argent possible. Nos Mécènes à la mode lui demanderont des hôtels, non pas à leur goût, — ce qui serait encore leur droit, — mais au goût du plus riche voisin, et à la taille du grand seigneur ruiné, exproprié ou mort qu’ils s’imaginent remplacer, demeures somptueuses, inutiles et factices où vivront dépaysées dans les pierres, qui ne le comprendront pas, ces âmes nouvelles de parvenus satisfaits et inoffensifs, notables commerçans, étonnés de leur subite grandeur et plus encore gênés en leur trop récente aristocratie ! C’est aussi que l’autre est ruinée, ce qui ôte le goût de construire, et n’a plus de sève, n’ayant plus le pouvoir… l’autre, cette vieille aristocratie de la race et du sang, à qui du moins un long passé de services rendus, de goûts cultivés et de principes transmis laissait la gloire et le plaisir des nobles idées, le sens des élégantes habitudes, et comme un parfum, attaché à ses demeures, de légitime et traditionnelle beauté. Et si chaque époque n’a que l’aristocratie qu’elle mérite, l’art, malheureusement, ne reflète que l’aristocratie qu’il a.

Enfin, si, dégoûté de ces parodies d’élégance, ou de ce démarquage de style, l’architecte infortuné mais encore convaincu, se retourne vers l’Etat protecteur, on l’envoie se faire toiser au concours, niveau presque toujours certain des médiocrités, et s’il s’y refuse, on le charge, et combien lourdement, de raccommoder les toits des vieux bâtimens célèbres, et de remplir à la journée, des restes « d’un talent qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint », des paperasses et des bordereaux ! Veut-il encore essayer des grandes entreprises commerciales, industrielles, financières ? Il se heurte aux deux grandes menaces de l’avenir : la spéculation et l’ingénieur ; d’un côté, l’argent, l’indispensable et détestable argent, arrivé de Francfort ou retour de Chicago, qui tue et prostitue toute grâce et le goût charmant de France ; de l’autre la science, oui, la fausse science, sortie des desséchantes écoles où poussent des mathématiciens sans passé, sans lettres, sans tendresse et sans rêve. Car, j’en ai bien peur, entre l’architecte désormais impuissant, s’il ne possède pas le complexe savoir qu’exigent les besoins modernes, et l’ingénieur nuisible et faux s’il est isolé de l’artiste, passeront toutes les laideurs vaniteuses d’une société affolée, dont tous les goûts vont à un amour étrange et dégénéré de l’énorme, du bizarre et de l’exotique, et qui s’est fait un style à sa taille, le style Exposition comme on l’appellera un jour — d’Exposition universelle et d’universelle médiocrité — brillante et extraordinaire décadence avec ces trois justes qualificatifs : colossal, camelote, et provisoire.

Eh bien ! non, ce n’est pas là de l’architecture, ce n’est pas de l’art ! — je veux espérer qu’il y a encore ou qu’il y aura demain en ce pays de mesure, de goût et de probité intellectuelle qu’est la France, des chances d’architecturale beauté. Mais elle sera française ou ne sera pas, c’est-à-dire fondée sur une éducation plus consciente du génie de notre race, sur une tradition nationale reprise avec courage, même avec audace, presque avec colère ! Car nous n’avons de chance aujourd’hui d’un art rationnel et bon, — en architecture comme en poésie, en sculpture comme en musique, — qu’en restant des Latins, ou plus simplement on redevenant des Français, des classiques ayant précisé, à travers quatre siècles de logique et surtout humaine culture, notre figure intellectuelle et notre architecturale raison d’être. Un des plus célèbres aujourd’hui parmi les plus jeunes architectes me dit que la prochaine génération, sortie des ateliers, sera franchement décidée en ce sens, plus respectueuse à la fois et plus pratique, et résolue à aller de l’avant sous une discipline reprise aux XVIe et XVIIe siècles français. Il en donne lui-même, à cette heure, un formel exemple[19] en dessinant ses murs pour ainsi dire sur les murs mêmes, en vivant dans son chantier comme aux belles époques, en travaillant sur le tas, comme disent les maçons. Et je le veux croire sur parole. Mais encore, — qu’il me laisse le lui dire, — ce retour plus large et plus libre, qu’il espère, à la saine continuité de l’esprit national ne s’expliquera en de significatives constructions que s’il est l’expression logique, de nouveau transformée en beauté, des besoins précis du temps et des vagues désirs du peuple — toujours la maison nécessaire des idées, devinée par un poète, réalisée par un artiste.

Prenez donc garde, dirai-je à tous ceux qui aiment encore à mettre l’une sur l’autre des idées avec des pierres, prenez garde aux demi-savans, héros du jour, car leur science est en train de se substituer à votre art, et je dis que leur science n’est pas vraie parce qu’elle n’est pas belle. C’est là, croyez-le bien, le définitif critérium ; et c’est aussi un des côtés, mais peut-être des moins connus, de cette fameuse faillite de la science, dénoncée naguère ici même. J’entends bien dire qu’elle n’est que provisoire, cette faillite, qu’il y a malentendu, que tout s’arrangera sur notre dos d’artistes et de croyans… et que la science sera un jour, à elle seule, l’art, la morale, la vertu et tout le reste. Oui, peut-être, si la science future n’est pas seulement la science des choses, mais aussi la conscience de l’être ; car alors elle refera du rêve, de la foi, de l’art, c’est-à-dire de l’idéal, c’est-à-dire Dieu. Et autour de Dieu, recommencera l’humaine architecture. Sinon — et il n’y a peut-être rien à faire contre certaines fatalités historiques — je conclurai avec plus d’énergie qu’hier, et avec la même tristesse, que ce jour sera la fin de l’art, et que la première victime du système sera l’architecture, premier des arts. Une société scientifiquement organisée, du moins telle que l’imaginent ceux de nos réformateurs sociaux qui sont sincères et logiques, ne comportera ni temple pour un Dieu, ni palais pour un roi, ni maison pour un riche. Est-ce cela qui fera faire de l’architecture, et qui refera des architectes ? Tout au plus verra-t-on émerger encore de la monotonie des toits, dans nos villes régularisées, ennuyeuses et bêtes, une caserne, une gare et un hôpital, la force, le bruit, et le mal ! Et voici que déjà, dans la houleuse forêt des intérêts et des passions, au lieu d’être un temple, la maison commune du peuple est une gare ! Tout le monde part pour quelque chose, bien peu avec de l’amour au cœur et de la joie aux yeux ! Et toutes les gares se ressemblent dans tous les pays, pareilles et banales dans leur grandeur béante, et leur utilité affreuse. Il n’y a aucune différence entre la gare de Paris et celle de Berlin. A quand la disparition des dissemblances fécondes entre les idées, les rêves, les gloires, et les espérances des deux villes, des deux peuples ? Et ceci encore est fatal, puisque aux mêmes nécessités matérielles correspondent les mêmes portées, et qu’aux mêmes portées il faut les mêmes matériaux. Et, malheureusement, hors de la différence des goûts, des besoins et des mœurs, il n’y a plus de style ; hors de la divergence des rêves personnels, il n’y a plus d’artiste !

Mais l’artiste, me répondra-t-on, se refera ouvrier, comme vous le demandiez vous-même ; il suivra, en sens inverse, le chemin intellectuel que nous venons de faire ensemble ; il repartira de la matière nouvelle pour remonter à l’antique symbole ; il apprendra, devant des nécessités nouvelles, un nouveau métier, et retrouvant ainsi les lois appropriées à des conditions tout autres, il fera à nouveau de l’art, et conséquemment un art nouveau… C’est dire que nous sommes sans doute à une époque de transition, et je l’accorde volontiers, et que cela nous donne le temps de chercher, et l’espoir de trouver « quelque chose »[20]. Peut-être y aura-t-il encore quelque temps une chance de beauté pour l’Ecole, pour la Halle, pour le Musée, c’est-à-dire pour tout ce qui abritera des collectivités, vivantes ou mortes. Mais le triomphe de la collectivité, c’est encore l’absorption de l’individu, et le libre génie de l’art meurt de l’écrasement de l’individualité libre. Encore faudra-t-il que les conditions économiques, matérielles et sociales s’y prêtent ; que, avant tout, l’artiste personnel et grand, — l’intuitif — se trouve ou se retrouve, et qu’il agisse, comme autrefois, comme toujours, pour l’idée, par la forme, et dans le consentement du peuple. Alors, sera possible, peut-être, une réaction suprême, contre l’envahissement de la fausse science, de l’utilitarisme-souverain et de la laideur publique. Mais encore sera-t-elle durable ? Et surtout sera-t-elle logique ? Y aura-t-il une conciliation possible entre les conditions démesure, de grâce et de force, raison triple de vérité et de vie en toute sincère architecture, et les besoins sommaires, rapides et laids de l’avenir ? Y a-t-il — si on laisse au mot de beauté le sens que lui a donné une longue suite de traditions — y a-t-il une possible beauté à l’usine, considérée comme la maison légitime de la science, le temple nécessaire de la Vierge future ?

Je pose la question, et n’ose la résoudre, quelque tentation que j’en aie. Il est possible, après tout, que les tournans des civilisations ne soient pas si brusques, que s’y brisent toujours les chars de ces pauvres coureurs, qui sont les penseurs et les artistes. Mais enfin elles tournent, tout comme la terre, et, à moins que ces savans, qui sont si sûrs de ce qu’ils avancent, ne découvrent demain que décidément la terre ne tourne pas, je crois, en toute humilité, que nous devons tous nous fortifier le cœur, en arrivant au tournant où nous sommes ; défendre en art nos droits imprescriptibles et nos antiques amours en regardant devant nous sans peur, mais sans illusion ; et, avant de construire la maison prochaine, chercher les raisons de penser dans les leçons du passé, comme nous trouvons celles de vivre dans les nécessités du présent ; enfin travailler, aimer et prier, ce qui est la forme trinitaire de la vie complète, semblable à la figure génératrice des pyramides, des temples et des cathédrales, et, pour le reste, tout attendre de la lente et merveilleuse évolution du monde.

Et puisque, aussi bien, c’est de cette évolution même, étudiée comme une longue floraison de l’esprit sur les choses, que j’ai pris le thème initial de ces études, l’idée de succession et de non-progression des arts, me voici amené logiquement à la nécessité de sortir de l’architecture pour chercher une formule plus sensible de la vie, et de transporter mon analyse sur le terrain où l’art même se transporte et se transpose dans le symbole, à travers l’histoire, par la technique. Et s’il est vrai que, en tout temps comme en tout pays, l’architecture une fois constituée, impuissante à exprimer toute l’intensité de la nature et de l’idée, appelle à son aide la sculpture, comme la sculpture plus tard appellera la peinture, j’ai hâte de passer par une naturelle déduction, de l’art que j’ai appelé le plus simple, le plus exact, le plus impersonnel, le plus près de la Matière enfin, à un art déjà plus sensible, plus individualisé, mais aussi plus près de l’Homme, la Sculpture.


G. DUBUFE.

  1. Voir la Revue du 15 août 1896.
  2. On a dit que l’église est un temple à l’envers, où les colonnes du péristyle extérieur sont devenues les piliers de la nef intérieure.
  3. L’ordre dorique, le plus ancien des ordres grecs, apparut simultanément à la fin du VIIe siècle dans tous les pays doriens, à Corinthe, à Mélaponte, à Pœstum, à Ségeste, à Agrigente, à Syracuse… C’est aujourd’hui un lieu commun que les élémens du dorique se retrouvent dans l’architecture orientale. On a reconnu à Karnak et dans les colonnes du tombeau de Beni-Hassan comme le prototype de la colonne dorique. Le chapiteau, composé de l’échine et de l’abaque, — et qu’on a appelé le proto-dorique — se retrouve à Cypre, à Golgos et à Eddi. (M. Collignon.)
  4. Suivant les écrivains anciens, l’ordre ionique est postérieur au dorique, et se montra pour la première fois en Asie Mineure dans le temple d’Artemis à Éphèse.
  5. Ἀετός (Aetos), en grec, signifie à la fois aigle et fronton.
  6. On sait que la pyramide est aussi un moyen, par la répartition des poussées, d’atteindre à des hauteurs qui, verticalement, seraient impossibles.
  7. « Tout porte à croire, disait déjà en 1844 M. Villeroi (Revue générale de l’Architecture), que le principe des axes inclinés a été admis dans la construction des monumens du siècle de Périclès pour neutraliser la poussée des parties supérieures. » Et le même auteur établit ingénieusement les lois générales de l’architecture grecque : « Les temples antiques de l’ordre dorique se composent de quatre pans inclinés qui, passant par les axes des colonnes, et prolongés en hauteur, se confondaient en une arête si le monument est rectangulaire, en un point, s’il est carré. »
  8. Comme, par exemple, au Trésor d’Atrée, à Mycènes, où ta voûte parabolique est posée sur des murs circulaires, mais fut construite sans doute par assises successivement placées en encorbellement l’une sur l’autre jusqu’au sommet, après quoi on abattit les angles en saillie.
  9. Sainte-Sophie fut terminée en 548 après J.-C.
  10. A Ravenne, où vivaient les exarques ou gouverneurs de l’Italie pour les empereurs d’Orient, c’est Julien, trésorier de l’Empire sous Justinien, qui fit commencer Saint-Vital, exclusivement sous la direction d’architectes et d’ouvriers grecs. Sainte-Marc est construit, à Venise, au retour des Croisades, par les Vénitiens chargés des dépouilles de Constantinople, et le plus souvent avec des matériaux arrachés aux monumens byzantins.
  11. Le mot ogive, qui s’écrivait aussi augive, servait à désigner les nervures diagonales qui, à partir du XIIe siècle, renforcent les voûtes d’arêtes. Il fut étendu, plus tard seulement, à la désignation spéciale, et il est resté dans la langue avec ce sens, d’un arc formant un angle curviligne. Les voûtes qu’on peut se figurer formées par pénétration, sous un angle variable, de deux voûtes cylindriques, s’appellent voûtes d’arêtes. Enfin l’arcade à tiers-point, ou ogive équilatérale, qui domina pendant toute la belle époque du XIVe siècle, en remplaçant presque exclusivement alors les formes primitives de l’arc à plein cintre brisé et de l’arc en lancette du XIIIe siècle, est formée par des arcs qui ont leur centre chacun à la naissance de l’arc de cercle qui lui est opposé, et qui sont décrits avec un rayon égal à l’ouverture de l’arcade, de façon à enfermer exactement un triangle équilatéral. (Bâtissier, 495-96.)
  12. Génie du Christianisme.
  13. On sait que le plan primitif de Bramante, qui était de superposer le Panthéon à la basilique de Constantin, fut dénaturé après sa mort, et depuis sauvé par Michel-Ange, et enfin abandonné par le Bernin.
  14. On y travailla pendant une grande partie du règne de Louis XIV, sous la direction des J.-H. Mansart, des Lebrun, des Lenôtre…
  15. Au Louvre, construite de 1660 à 1670.
  16. Construit de 1662 à 1770, sur la place de la Concorde.
  17. Commencé par Napoléon Ier en 1806, cet arc de triomphe, le plus grand qui ait jamais été construit, ne fut terminé que sous Louis-Philippe, en 1836, d’après les dessins de Chalgrin.
  18. Millet, à qui l’on doit les belles restaurations de la cathédrale d’Amiens et du château de Saint-Germain.
  19. A la nouvelle Sorbonne.
  20. Il serait intéressant d’examiner dans quelle mesure serviront de types, pour l’avenir, des constructions récentes comme, par exemple le palais des Beaux-Arts et des Arts Libéraux de Formigé, au Champ-de-Mars, déjà disparus par grand malheur, sous la pioche des démolisseurs, ou les magasins du Printemps, de Sédille ; quelques intéressantes — mais plus rares — maisons particulières à Paris ; ou encore le nouveau Muséum, au Jardin des Plantes, de Dutert, çà et là des écoles encore ou même des restaurant, etc., si on les considère comme les plus heureux exemplaires de ce style de transition, où on a essayé plus délibérément des emplois nouveaux du fer et du bois dans la construction, de la céramique et des mosaïques dans la décoration des façades, et en général l’application plus libre des formes de la flore à tous les principes d’ornement et le retour à l’usage des colorations à l’extérieur.