Art de faire le beurre et les meilleurs fromages/Quatrième mémoire

QUATRIÈME MÉMOIRE.



MÉMOIRE SUR

LA FABRICATION DU FROMAGE DU MONT-CÉNIS ;


Par M. BONAFOUS.
Ante omnia dicendum mibi est de
operibus quæ familiam sustentant.
HIEROCLES, in œconomic.

On croyait autrefois que les qualités particulières que possèdent quelques espèces de fromages dépendaient plutôt de l’influence des localités que des moyens de fabrication. Cette opinion s’est perpétuée jusqu’à l’époque où les vallées de la Savoie, du Jura et des Vosges ont pu produire des fromages comparables à ceux de Gruyères, dont le monopole fut long-temps réservé aux Alpes de la Suisse.

On est même parvenu à faire, en Allemagne et en France, des fromages difficiles à distinguer, à leur aspect et à leur saveur, de ceux qui nous viennent de la Hollande et du nord de l’Italie ; en sorte qu’aujourd’hui il semble démontré par l’expérience qu’en suivant les procédés en usage dans une contrée, on peut obtenir dans une autre des fromages analogues, toutes les fois que le sol et le climat ne sont point impropres à l’entretien des troupeaux. Lors même que l’on n’arriverait point à une imitation complète, il existe des localités où l’introduction de ces procédés peut accroître les ressources de l’économie rurale, tout comme on cultive avantageusement la vigne dans des sites où elle ne donne jamais que des vins d’une qualité secondaire.

C’est d’après ces vues que divers agronomes nous ont fait connaître les procédés employés à la préparation des fromages qui ont le plus de célébrité. Mais aucun auteur n’ayant encore décrit la fabrication des fromages persillés du Mont-Cénis, aussi réputés en Piémont que ceux de Sassenage et de Roquefort le sont en France, j’ai pensé qu’il ne serait pas inutile de remplir cette lacune en publiant les observations que j’ai été à même de recueillir dans mes excursions sur cette partie des Alpes.

La fabrication de ce fromage s’étend depuis le long plateau du Mont-Cénis, à mille toises environ au dessus de la mer jusqu’aux communes de Bessans et de Bonneval, situées sur le versant septentrional de cette montagne, dans une vallée qui se termine au pied du mont Iseran et qui est abritée des vents du nord par une chaîne élevée qui la sépare de la Haute-Tarentaise. Cette industrie s’est introduite également dans quelques parties de la Maurienne, et principalement dans les environs de Valloires. Les fromages qu’on y fabrique, quoique moins savoureux, en général, que ceux du Mont-Cénis, s’exportent dans le midi de la France, où ils trouvent un débouché facile.

Les vaches ne sont pas seules employées à la production du lait nécessaire à cette fabrication ; on leur associe des brebis et des chèvres dans une proportion qui n’est point fixe, mais qui est approximativement de quatre brebis pour une vache et d’une chèvre pour dix brebis : telle est la formation de plusieurs troupeaux que j’ai visités.

Ces vaches, originaires de la Tarentaise, ou tirées immédiatement de cette province, n’ont point cette perfection de formes qui caractérise les races de la Suisse ; mais elles sont généralement plus frugales ; elles ont l’encolure courte, les cornes bien ouvertes, le ventre assez gros, le pied ferme et les mamelles volumineuses. Les couleurs dominantes de leur poil sont le noir, et le gris ardoise qui est le plus estimé ; le rouge et le blanc sont des teintes peu recherchées. Les vaches toutes blanches sont ordinairement moins robustes et leur lait n’est point aussi substantiel. En général, ces animaux pèsent de quatre à cinq cents livres à l’âge de quatre ans, et se vendent alors de cent à cent cinquante francs. Les plus grosses vaches n’excèdent pas le poids de six cents livres.

Il n’est pas rare d’en trouver qui donnent huit à dix pots de lait par jour, dans la saison des pâturages ; le terme moyen est de cinq à six pots[1]. Un troupeau composé de quinze vaches, soixante brebis et six chèvres, produit cinquante à cinquante-cinq formes de fromages, du poids de vingt-cinq à vingt-huit livres, non compris trois quintaux environ de beurre et une quantité plus ou moins grande de serai ou fromage secondaire que l’on retire du petit-lait, et qui ne se consomme que dans le pays.

C’est au milieu du mois de juin, lorsque les vicissitudes de la saison ne s’y opposent point, que l’on envoie les troupeaux aux pâturages ; ils paissent, jusqu’au mois de septembre, époque à laquelle on mène à la foire de Suze (23 septembre) les animaux que l’on ne veut point faire hiverner. Les autres rentrent à l’étable aussitôt que la neige commence à blanchir les prairies. Quelques propriétaires les envoient dans les plaines du Piémont, ou dans les vallées de la Savoie, à d’autres cultivateurs, qui les tiennent à cheptel jusqu’à la Sainte-Marguerite (le 10 juin).

Le régime des vaches, pendant l’hiver, consiste dans du foin et de la paille en quantité modérée ; on les abreuve à l’eau blanche, et après le vêlage, on ajoute à leur nourriture ordinaire, pendant deux mois environ, une buvée faite avec du poussier de foin et des feuilles de choux que l’on a conservées pour elles. On ne leur donne point de sel : ce n’est que dans la saison des herbes qu’on leur en distribue une once à peu près tous les jours, pour leur donner plus d’appétit. Leurs gardiens ont observé que plus ils les tiennent chaudement et à l’abri de l’humidité, moins elles consomment de nourriture.

On ne garde, en hiver, qu’un petit nombre de brebis ; ces animaux s’achètent dans le Faucigny, après la tonte du mois de mai. On les paie neuf à dix francs, et après en avoir retiré deux livres environ de laine courte et grossière, on s’en défait à la foire de Suze, à un tiers ordinairement au dessous de leur prix d’achat. Leur poids, à l’age d’un an, est de quarante à cinquante livres. Les brebis que l’on conserve ne sont tondues qu’à la Saint-André (30 novembre) ; elles produisent alors cinq ou six livres de laine, que l’on emploie à faire des bas ou à fabriquer un drap grossier, dont les pâtres se vêtent ; on est aussi, dans l’usage de placer ces animaux à cheptel dans les vallées subalpines.

Je ne dirai rien des chèvres, dont tout le monde connaît l’aptitude à prospérer sur les montagnes ; elles sont, en général, blanches et sans cornes, comme celles que l’on nomme muses dans le Mont-d’Or[2]. Leur poids ne diffère guère de celui des brebis ; mais elles donnent jusqu’à deux pots de lait par jour, pendant que ces dernières n’en rendent qu’un seul.

Je n’énumérerai pas les plantes qui rendent les prairies alpines si favorables aux bestiaux ; ces régions abondent en herbes à feuilles larges, telles que les chicoracées, les légumineuses, les polygonées, les pédiculaires, etc., plus mucilagineuses et plus lactifères que les graminées, dont se composent essentiellement les pâturages de nos plaines. Leurs nombreuses variétés dans ces sites élevés, et leurs qualités sapides et nutritives stimulent les forces digestives des animaux, et augmentent singulièrement la sécrétion du lait, favorisée encore par l’air plus vif qu’ils respirent, et par l’influence de l’électricité que recèlent les brouillards.

Le local destiné à la fabrication des fromages est situé au milieu des prairies, à la proximité d’une source d’eau vive ou d’un ruisseau, tel qu’il s’en trouve fréquemment sur les Alpes. Il consiste dans un bâtiment en pierres sèches ou en maçonnerie, couvert de schistes assez lourds pour résister à l’effort des vents et assez inclinés pour que la neige ne s’y fixe point. L’exposition que l’on recherche est toujours celle qui abrite le mieux l’édifice des vents destructeurs qui soufflent du nord-ouest au sud-est, et en sens contraire : le premier porte, dans le pays, le nom de vanoise ; le second, celui de lombarde. Du reste, la distribution du bâtiment est fort simple : partagé en plusieurs parties inégales, la plus grande, au dessus de laquelle est le fenil, sert à renfermer le bétail. Une autre forme l’atelier où l’on manipule les fromages ; celle-ci est garnie des ustensiles nécessaires et d’une cheminée dont le manteau est assez élevé pour qu’on puisse agir au dessous du foyer sans se baisser. La troisième division ordinairement placée au nord et attenant à la seconde, sert à déposer le laitage. Une quatrième chambre sert de logement aux femmes chargées de ce travail ; enfin, un caveau creusé dans le sol est destiné à la salaison et à la garde des fromages.

Si nous suivons maintenant les diverses opérations au moyen desquelles on fabrique le fromage, nous reconnaîtrons que ces opérations sont faciles et à la portée de tous les cultivateurs ; elles ont lieu dans l’ordre suivant :

Première opération.

Dès que la traite du soir est faite, on coule le lait à travers une passoire en bois (V. Pl. 6e, fig. 1re ) de forme ovale et dont le fond concave est percé d’un trou que l’on garnit d’un bouchon de paille, de feuilles de mélèze ou de racines dé chiendent. Cette passoire repose sur un chevalet (fig. 2e), placé sur un baquet, d’une capacité proportionnée, dans lequel on reçoit le lait débarrassé, par cette filtration, des poils ou autres objets étrangers qui peuvent y être tombés.

On laisse reposer ce lait douze heures environ dans un lieu frais, où il ne puisse s’altérer. Le lendemain on lève, avec une cuiller percée de trous, la crême qui est montée à sa surface, et on le réunit avec celui de la traite du matin qui a été passé de la même manière, mais auquel on laisse toute la crême qu’il renferme. Quelquefois même, on n’écrème aucune des deux traites pour préparer des fromages plus gras et d’un goût plus exquis, mais d’une conservation plus difficile. Si la température est plus froide qu’à l’ordinaire, on verse le lait du soir dans une chaudière de cuivre, et, à l’aide d’un feu modéré, on lui procure insensiblement un degré de chaleur égale à celle qu’il avait à sa sortie des mamelles (environ 20° de Réaumur). Un soin essentiel, auquel on ne manque jamais ; c’est de laver le bouchon de la passoire avant de s’en servir.

Deuxième opération.

On sépare le petit-lait de la matière caséeuse au moyen d’une présure qui est préparée de la manière suivante : on prend à peu près une centaine de clous de girofle, une même quantité de grains de poivre et une livre et demie de sel ; on les fait bouillir dans de l’eau pendant un quart d’heure, plus ou moins ; lorsque cette saumure est refroidie, on y fait macérer deux caillettes de jeunes veaux, et l’on garde ainsi cette présure dans un pot de terre fermé ou dans une bouteille, pendant cinq ou six semaines, avant d’en faire usage.

La dose qu’il faut en employer varie selon l’état du lait et la nature des caillettes, qui sont plus ou moins riches en principes coagulans, ou suivant la température de la saison. Trop peu de présure ne remplit point l’objet, mais son excès active trop la séparation et donne à la pâte une saveur désagréable ; aussi, l’art consiste ici à employer le moins de présure possible. La proportion la plus ordinaire est d’une cuillerée à bouche pour cinquante pots de lait ; mais il faut dire aussi que l’habitude et le tact de la routine sont des guides plus sûrs que les indications de la théorie.

Lorsqu’on a versé la présure dans la masse liquide que l’on veut faire cailler, on en aide le mélange en l’agitant dans tous les sens, avec une petite fourche de bois, ou une branche de sapin à laquelle on a coupé les ramifications à trois ou quatre pouces. On recouvre ensuite le baquet avec une toile étendue sur le chevalet, pour garantir le laitage de la poussière, des insectes, ou de l’influence de l’air. On laisse reposer le lait, et dans l’espace de deux heures, plus ou moins, selon la température, le sérum se sépare de la matière caséeuse.

Si la fraîcheur de l’atmosphère ralentit trop longtemps l’action de la présure, on expose le lait à une douce chaleur, en évitant avec soin la fumée du foyer, qui transmettrait un mauvais goût au fromage. C’est ordinairement dans cet intervalle que la fruitière emploie la crême, qu’elle a retirée du lait, à la fabrication du beurre. Ce beurre des Alpes, quand il est frais, exhale un arôme qui le rend délicieux.

Troisième opération.

Lorsque l’ouvrière reconnaît que le caillé a pris la consistance nécessaire, elle décante le petit-lait, ou le puise avec son écuelle de bois ; si la coagulation est complète le petit-lait offre un aspect verdâtre : dans le cas contraire, il conserve une teinte laiteuse. Elle plonge ensuite ses mains au fond du baquet ; elle rassemble le caillé, le rompt en aussi petits morceaux que possible, et par le mouvement continuel, vif et pressé de ses bras, elle agite et soulève la masse, la brasse fortement, l’exprime et la pétrit jusqu’à ce qu’elle n’adhère plus aux parois du baquet. Le caillé se présente sous l’aspect de petits grumeaux, qui forment une pâte égale, tenace et élastique. Après cette manipulation qui n’exige pas moins d’une heure environ, on incline doucement le baquet et l’on fait écouler le petit-lait.

Il paraît qu’à l’aide de ce pétrissage, non seulement on rapproche les molécules entre elles, mais qu’on incorpore aussi dans la pâte une certaine quantité d’air, et une chaleur émanée de la température du corps de l’ouvrière, lesquelles concourent vraisemblablement à opérer une bonne caséaction.

Quatrième opération.

On retire la pâte du baquet dans lequel on l’a pétrie ; on la divise en deux parties égales : l’une est aussitôt immergée dans du petit-lait, pour être réunie à la moitié de la pâte du jour suivant, et ainsi de suite, on réserve toujours une moitié de la pâte pour le lendemain[3] ; l’autre partie, que l’on enveloppe d’une toile légère, est déposée ainsi emmaillottée, dans un cercle de fer très mince ou dans un cerceau très flexible, qu’on peut ouvrir ou fermer à volonté : on rétrécit ou l’on détend le cercle, afin de l’introduire dans un moule de bois, dont le fond mobile et percé de trous (fig. 3) laisse passer la matière séreuse.

On repartit également la pâte en ne la laissant point dépasser de plus d’un pouce le bord supérieur du cercle ; lorsqu’il n’existe plus aucune cavité, on recouvre le moule avec un plateau de la même forme (r, fig. 3), et d’un diamètre un peu plus grand ; on laisse égoutter la pâte pendant vingt-quatre heures, en posant le moule sur un baquet évasé (h, fig. 4), du fond duquel s’élève un petit support (o, fig. 4).

Cinquième opération.

Le jour suivant, lorsque la pâte est affaissée et bien moulée, on enlève le plateau et le cercle, on défait l’enveloppe, on en remet une autre, on renverse le fromage et on le replace dans le cercle qu’on a rétréci, proportionnellement au retrait que ce premier a éprouvé. On le soumet ensuite à une compression plus forte, en plaçant le moule sous une presse qui achève de dépurer le fromage. Cet appareil (fig. 4), qu’une seule personne peut faire mouvoir, consiste dans deux montans a, a, maintenus par une traverse supérieure b lesquels soutiennent un treuil c, garni d’une cheville d ; au moyen du treuil, on soulève un coffre e, chargé de graviers et de blocs de pierre ; ce coffre s’abaisse sur une banquette f, dans laquelle sont implantés les deux montans a, a ; et celle-ci est circonscrite par une rigole terminée en bec g, pour recevoir le liquide qui découle et le conduire dans un baquet, placé au dessous. Le fromage reste sous la presse pendant trois jours, et quelquefois pendant cinq ou six, lorsque l’atmosphère est froide.

Durant cet intervalle, on le retourne tous les matins, et on le soumet chaque fois à une pression progressive, en augmentant l’effort de la machine à chaque pressée.

On peut mettre à volonté deux fromages sous la même presse, en les séparant l’un de l’autre par un plateau.

Sixième opération.

Lorsque le fromage a acquis le degré de siccité convenable, on le transporte à la cave pour le saler et lui faire atteindre le point de maturité nécessaire. Le sel concourt à modérer la fermentation, à prolonger la durée du fromage, et à le rendre meilleur. Il est inutile de dire que le pourtour de la cave est garni d’étagères, sur lesquelles on pose les fromages. Plus la cave est fraîche sans être humide et la température uniforme, plus la fermentation est régulière. Quelques propriétaires introduisent dans leurs caves un petit ruisseau d’eau vive, lequel contribue à y entretenir une fraîcheur salutaire.

La quantité de sel que l’on consomme n’est pas toujours la même, elle varie selon l’exposition et la température locale, ou suivant le degré d’humidité que le fromage a retenu. La dose moyenne est de cinq livres par fromage du poids de vingt-cinq à vingt-huit livres. On prend de préférence du sel gris, comme absorbant mieux l’humidité que le sel blanc, et après l’avoir broyé on saupoudre les fromages en frottant leur surface avec la main. Tous les deux jours, pendant environ deux mois, on répète cette opération en les retournant chaque fois : elle n’est achevée que lorsqu’on observe une humidité surabondante qui annonce que la pâte est saturée ; il se forme, à l’extérieur, une croûte grisâtre qui sert de couverte à la pâte.

Septième opération.

Après avoir salé les fromages, il ne reste plus qu’à leur faire subir une espèce d’élaboration, qui constitue leur maturité. On les dépose, à cet effet, sur un lit de paille étendue à terre, que l’on renouvelle de temps en temps, en les posant à côté les uns des autres, sans qu’ils se touchent entre eux. Plus ils sont nombreux et mieux ils mûrissent.

On a soin de les tourner chaque jour, en les mettant de champ, ou en les changeant de face. Le fromage éprouve alors une espèce de fermentation plus ou moins lente ; il se forme de l’acide acétique et de l’ammoniaque, qui lui donnent une saveur piquante et une odeur âcre que les gourmets savent seuls apprécier. Enfin la pâte se persille, c’est à dire qu’elle se couvre intérieurement de veines d’un gris-bleuâtre, qui ne sont que le développement d’une moisissure ou de champignons microscopiques, connus des botanistes sous le nom de mucor mucedo, L.

Le temps nécessaire à la maturation des fromages varie de trois à quatre mois ; la manière de les apprêter, aussi bien que la nature du lait et celle des herbages, peuvent influer sur l’époque de leur maturité : celle des fromages qui ont été fabriqués sur la fin de la saison ne s’accomplit que dans cinq ou six mois.

La forme des fromages est celle d’un pain cylindrique d’environ un pied de diamètre sur cinq à sept pouces de hauteur ; leur poids diffère, quand ils sont mûrs, de vingt à vingt-cinq livres, et leur prix moyen est de huit à dix sous la livre. Ceux qui ne contiennent point de lait de brebis, ou qui n’en renferment que très peu, se vendent deux ou trois sous de moins ; mais quels que soient les soins qu’on apporte à la fabrication, il est difficile d’obtenir constamment les mêmes résultats.

Pour reconnaître si la pâte a les qualités qui constituent les bons fromages, on la soumet à l’essai d’une sonde. Dans les bons fromages, la pâte est d’un blanc mat jaunâtre veiné de blanc, unie, grenue, pesante, d’une saveur fraîche, délicate et un peu piquante. On recherche, de préférence, les plus gros et ceux qui ont été fabriqués pendant la saison des fleurs, mais on évite les produits de quelques fabricateurs qui, ne possédant aucun troupeau, louent, pour exploiter leurs pâturages, des bestiaux qui appartiennent à des propriétaires des vallées subalpines : ils leur livrent, en compensation, des fromages arides, maigres et mal préparés, dont le lait a été appauvri par l’extraction de la crême.

La durée des fromages ne saurait être déterminée exactement ; on peut toutefois à l’aide de quelques soins, les conserver d’une année à l’autre. Ce terme écoulé, la pâte devient spongieuse, elle s’émiette et répand une odeur fétide. Les soins, qui tendent à ralentir les progrès de la décomposition, consistent à laver de temps à autre, les fromages avec du vinaigre ou de l’eau de vie, ou à les frotter avec de l’huile fine ou du beurre frais[4]. Il est surtout essentiel de les placer dans une cave fraîche et sèche tout à la fois, où il n’y ait pas de vin en fermentation, et, autant que possible, à l’abri de la lumière et des variations atmosphériques.

Tels sont les procédés simples et faciles à l’aide desquels d’industrieux montagnards changent l’herbe de leurs pâturages en un comestible salubre et agréable, que l’on voit sur les tables somptueuses comme sur les tables les plus frugales.

Cette industrie ne procure pas seulement aux habitans du Mont-Cénis les moyens de se pourvoir des productions étrangères à leur sol et à leur climat ; elle offre à la population de cette partie des Alpes une nourriture, saine et appropriée à ses besoins, dans le sérai qu’ils retirent du petit-lait encore pourvu de matière caséeuse, et dans les alimens qu’ils préparent avec le lait du petit nombre d’animaux qu’ils font hiverner. Ces produits secondaires forment la nourriture favorite des Alpicoles.


EXPLICATION DE LA PLANCHE.
Fig 1. Passoire pour couler le lait.
Fig. 2. Chevalet que l’on place sur le baquet.
Fig. 3. Moule à fromage.
Fig. 4. Presse à fromage.
a, a, Montans.
b, Traverse servant à maintenir les deux montans.
c, Treuil garni d’une cheville d.
d, Cheville qui sert à élever et baisser le coffre e.
e, Coffre chargé de pierres.
f, Banquette dans laquelle sont implantés les montans a, a, et circonscrite par une rigole terminée en bec g.
h, Baquet.
o, Support qui s’élève du baquet h.
r, Couvercle du moule à fromage.



"Planche 6, de l’Art de faire le beurre et les meilleurs fromages, 1833"
  1. Le pot pèse quatre livres et se divise en quatre quartains.
  2. Les Alpicoles croient que les chèvres sans cornes donnent plus de lait. Pline était de la même opinion : mutilum in utroque sexu utilius ; mutilis lactis major ubertas. Nat. Hist., lib. VIII, cap. 50.
  3. Les fruitières attribuent à ce mélange les veines bleuâtres que le fromage acquiert en mûrissant.
  4. On peut aussi, à l’aide d’une solution de chlorure de chaux, dont on imbibe les fromages, désinfecter ceux qui commencent à s’alterér.