Arsène Lupin (pièce de théâtre)/Acte I

L’Illustration théâtrale (p. 2-13).

Scène IV — Charolais : « Mon second fils, établi pharmacien. »

ARSÈNE LUPIN

ACTE Premier

Grand hall de château. Large baie vitrée dans le fond donnant sur une terrasse et sur un parc. Portraits historiques. La place d’un de ces portraits est occupée par une tapisserie. Porte à droite et à gauche. Piano.


Scène I

SONIA, puis GERMAINE, ALFRED, JEANNE, MARIE.

Sonia est seule, elle fait des adresses. Dehors, jouant au tennis, Germaine et ses deux amies. On entend leurs cris : « Trente ! Quarante !… Play ?… etc… etc… »

Sonia, seule, lisant. D’un ton pensif. — « Monsieur Gournay-Martin a l’honneur de vous faire part du mariage de sa fille Germaine avec le duc de Charmerace »… Avec le duc de Charmerace !

Voix de Germaine. — Sonia ! Sonia ! Sonia !

Sonia. — Mademoiselle ?

Germaine. — Le thé ! Commandez le thé !

Sonia. — Bien, mademoiselle. (Elle sonne. Au domestique qui entre.) Le thé…

Alfred. — Pour combien de personnes, mademoiselle ?

Sonia. — Pour quatre, à moins que… Est-ce que M. Gournay-Martin est rentré ?

Alfred. — Oh ! non, mademoiselle, il est allé déjeuner à Rennes avec l’auto… cinquante kilomètres. Monsieur ne sera pas ici avant une bonne heure.

Sonia. — Et M. le duc ? Il n’est pas rentré de sa promenade à cheval ?

Alfred. — Non, mademoiselle.

Sonia. — Tout est emballé ? Vous partez tous aujourd’hui ?

Alfred. — Oui, mademoiselle.

Sort Alfred.

Sonia, reprenant lentement. — « Monsieur Gournay-Martin a l’honneur de vous faire part du mariage de sa fille Germaine avec le duc de Charmerace »

Germaine, entrant vite, sa raquette à la main. — Eh bien, qu’est-ce que vous faites ? Vous n’écrivez pas ?

Sonia. — Si… si…

Marie, entrant presque aussitôt. — Ce sont des lettres de faire part tout ça ?

Germaine. — Oui, et nous n’en sommes qu’à la lettre V.

Jeanne, lisant. — Princesse de Vernan, duchesse de Vauvineuse… Marquis et marquise… Ma chère, vous avez invité tout le faubourg Saint-Germain.

Marie. — Vous ne connaîtrez pas beaucoup de monde à votre mariage.

Germaine. — Je vous demande pardon, mes petites. Mme de Relzières, la cousine de mon fiancé, a donné un thé l’autre jour dans son château. Elle m’a présenté la moitié de Paris, du Paris que je suis appelée à connaître et que vous verrez chez moi.

Jeanne. — Mais nous ne serons plus dignes d’être vos amies, quand vous serez la duchesse de Charmerace.

Germaine. — Pourquoi ? (À Sonia.) Sonia ! Sur tout n’oubliez pas Veauléglise, 33, rue de l’Université. (Elle répète) 33, rue de l’Université.

Sonia. — Veauléglise… a… u… ?

Germaine. — Comment ?

Sonia. — Duchesse de Veauléglise… v… a… u… ?

Germaine. — Non, avec un e.

Jeanne. — Comme veau.

Germaine. — Ma chère, c’est une plaisanterie bien bourgeoise. (À Sonia.) Attendez, ne fermez pas l’enveloppe. (D’un ton réfléchi) Je me demande si Veauléglise mérite une croix, une double croix, ou une triple croix.

Jeanne et Marie. — Comment ?

Germaine. — Oui, la croix simple signifie l’invitation à l’église, double croix invitation au mariage et au lunch, et triple croix, invitation au mariage, au lunch et à la soirée de contrat. Votre avis ?

Jeanne. — Mon Dieu, je n’ai pas l’honneur de connaître cette grande dame.

Marie. — Moi non plus.

Germaine. — Moi non plus, mais j’ai là le carnet de visite de feu la duchesse de Charmerace, la mère de Jacques… Les deux duchesses étaient en relations ; de plus, la duchesse de Veauléglise est une personne un peu rosse, mais fort admirée pour sa piété : elle communie trois fois par semaine.

Jeanne. — Alors, mettez-lui trois croix.

Marie. — À votre place, ma chérie, avant de faire des gaffes, je demanderais conseil à votre fiancé. Il connaît ce monde-là, lui.

Germaine. — Ah ! là ! là ! mon fiancé ! ça lui est bien égal. Ce qu’il a changé depuis sept ans ! (Feuillette son carnet.) Il ne prenait rien au sérieux, alors. Tenez, il y a sept ans, s’il est parti pour faire une expédition au pôle sud, c’était uniquement par snobisme… Enfin, quoi, un vrai duc !

Jeanne. — Et aujourd’hui ?

Germaine. — Ah ! aujourd’hui, il est pédant, le monde l’agace, et il a un air grave.

Sonia. — Il est gai comme un pinson.

Germaine. — Il est gai quand il se moque des gens, mais à part ça, il est grave.

Jeanne. — Votre père doit être ravi de ce changement ?

Germaine. — Oh ! naturellement ! Papa s’appellera toujours M. Gournay-Martin. Non, quand je pense que papa déjeune aujourd’hui à Rennes avec le ministre, dans le seul but de faire décorer Jacques !…

Marie. — Eh bien, la Légion d’honneur, c’est beau, cela.

Germaine. — Ma pauvre petite, c’est beau rue du Sentier, mais ça ne va pas avec un duc ! (S’arrêtant au moment de partir.) Tiens, cette statuette, pourquoi est-elle ici ?

Sonia, étonnée. — En effet, quand nous sommes entrées, elle était là, à sa place habituelle…

Germaine., au domestique qui entre avec le thé — Alfred, vous êtes venu dans le salon pendant que nous étions dehors ?

Alfred. — Non, mademoiselle.

Germaine. — Mais quelqu’un est entré ?

Alfred. — Je n’ai entendu personne, j’étais dans l’office.

Germaine. — C’est curieux. ( À Alfred qui va pour sortir.) Alfred, on n’a pas encore téléphoné de Paris ?

Alfred. — Pas encore, mademoiselle.

Il sort. Sonia sert le thé aux jeunes filles.

Germaine. — On n’a pas encore téléphoné. C’est très embêtant. Ça prouve qu’on ne m’a pas envoyé de cadeaux aujourd’hui.

Sonia. — C’est dimanche, les magasins ne font pas de livraisons ce jour-là.

Jeanne. — Le beau duc ne vient pas goûter ?

Germaine. — Mais si, je l’attends à quatre heures et demie. Il a dû sortir à cheval avec les deux frères Dubuit. Les Dubuit viennent goûter aussi.

Marie. — Il est sorti à cheval avec les Dubuit ? Quand ça ?

Germaine. — Mais cet après-midi.

Marie. — Ah ! non… Mon frère est allé après déjeuner chez Dubuit pour voir André et Georges. Ils étaient sortis depuis ce matin en voiture, et ils ne devaient rentrer que tard dans la soirée.

Germaine. — Tiens, mais… qu’est-ce qu’il m’a raconté ?

Irma, entrant. — On est là de Paris, mademoiselle.

Germaine, vivement. — Chic, c’est le concierge.

Irma. — C’est Victoire, la femme de charge.

Germaine, au téléphone. — Allô, c’est vous, Victoire ?… Ah ! on a envoyé quelque chose… Eh bien, qu’est-ce que c’est ? Un coupe-papier… encore ! Et l’autre ? Un encrier Louis XVI… encore ! Oh ! là ! là ! De qui ? (Fièrement, aux autres jeunes filles.) Comtesse de Rudolphe et baron de Valéry… oui, et c’est tout ? Non, c’est vrai ? (À Sonia.) Sonia, un collier de perles ! (Au téléphone.) Il est gros ? Les perles sont grosses ? Oh ! mais c’est épatant ! Qui a envoyé ça ?… (Désappointée.) Oh ! oui, un ami de papa. Enfin, c’est un collier de perles… Fermez bien les portes, n’est-ce pas ? et serrez-le dans l’armoire secrète… Oui, merci, ma bonne Victoire, à demain. (À Jeanne et Marie.) C’est inouï, les relations de papa me font des cadeaux merveilleux et tous les gens chics m’envoient des coupe-papier. Il est vrai que Jacques est au-dessous de tout. C’est à peine si, dans le faubourg, on sait que nous sommes fiancés.

Jeanne. — Il ne fait aucune réclame ?

Germaine. — Vous plaisantez, mais c’est que c’est vrai. Sa cousine, Mme de Relzières, me le disait encore l’autre jour au thé qu’elle a donné en mon honneur, n’est-ce pas, Sonia ?

Jeanne, bas, à Marie. — Elle en a plein la bouche de son thé.

Marie. — À propos de Mme de Relzières, vous savez qu’elle est aux cent coups. Son fils se bat aujourd’hui.

Sonia. — Avec qui ?

Marie. — On ne sait pas, mais elle a surpris une lettre des témoins…

Germaine. — Je suis tranquille pour Relzières. Il est de première force à l’épée, il est imbattable.

Jeanne. — Il était intime avec votre fiancé, autrefois.

Germaine. — Intime. C’est même par Relzières que nous avons connu Jacques.

Marie. — Où ça ?

Germaine. — Dans ce château.

Marie. — Chez lui, alors ?

Germaine. — Oui. Est-ce drôle, la vie ! Si, quelques mois après la mort de son père, Jacques ne s’était pas trouvé dans la dèche et obligé, pour les frais de son expédition au pôle sud, de bazarder ce château ; si papa et moi, nous n’avions pas eu envie d’avoir un château historique et, enfin, si papa n’avait pas souffert de rhumatismes, je ne m’appellerais pas, dans un mois, la duchesse de Charmerace.

Jeanne. — Quels rapports ont les rhumatismes de votre père ?…

Germaine. — Un rapport direct. Papa craignait que ce château ne fût humide. Pour prouver à papa qu’il n’avait rien à craindre, Jacques, en grand seigneur, lui a offert l’hospitalité, ici, à Charmerace, pendant trois semaines ; par miracle, papa s’y est guéri de ses rhumatismes. Jacques est tombé amoureux de moi ; papa s’est décidé à acheter le château, et moi, j’ai demandé la main de Jacques.

Marie. — Mais vous aviez seize ans ?

Germaine. — Oui, seize ans, et Jacques partait pour le pôle sud.

Jeanne. — Alors ?

Germaine. — Alors, comme papa trouvait que j’étais beaucoup trop jeune pour me marier, j’ai promis à Jacques d’attendre son retour. Seulement, entre nous, si j’avais su qu’il devait rester si longtemps au pôle sud…

Marie. — C’est vrai. Partir pour trois ans et rester sept ans là-bas.

Jeanne. — Toute votre belle jeunesse…

Germaine, piquée. — Merci…

Jeanne. — Dame ! vous avez vingt-trois ans, c’est d’ailleurs la fleur de l’âge.

Germaine. — Vingt-trois ans à peu près… Enfin, j’ai eu tous les malheurs, le duc est tombé malade, on l’a soigné à Montevideo. Une fois bien portant, comme personne n’est plus entêté que lui, il a voulu reprendre son expédition, il est reparti pour deux ans, et, brusquement, plus de nouvelles, plus aucune nouvelle. Vous savez que pendant six mois nous l’avons cru mort ?

Sonia. — Mort ! Mais vous avez dû être très malheureuse !

Germaine. — Ah ! ne m’en parlez pas. Je n’osais plus mettre une robe claire.

Jeanne, à Marie. — C’est un rien.

Germaine. — Heureusement, un beau jour, les lettres ont réapparu : il y a trois mois un télégramme a annoncé son retour et, enfin, depuis deux mois, le duc est revenu.

Jeanne, à part, imitant le ton affecté de Germaine. — Le duc !

Marie. — C’est égal. Attendre un fiancé pendant près de sept ans, quelle fidélité !

Jeanne. — L’influence du château.

Germaine. — Comment ?

Jeanne. — Dame ! Posséder le château de Charmerace, et s’appeler Mlle Gournay-Martin, ça n’est pas la peine.

Marie, sur un ton de plaisanterie. — N’empêche que, d’impatience, Mlle Germaine, pendant ces sept ans, a failli se fiancer avec un autre.

Sonia se retourne.

Jeanne, sur le même ton. — Qui n’était que baron.

Sonia. — Comment ! C’est vrai, mademoiselle.

Jeanne. — Vous ne saviez pas, mademoiselle Sonia ? Mais oui, avec le cousin du duc, précisément, M. de Relzières. Baronne de Relzières, c’était moins bien.

Sonia. — Ah !

Germaine. — Mais, étant le cousin et le seul héritier du duc, Relzières aurait relevé le titre et les armes, et j’aurais été tout de même duchesse, mes petites.

Jeanne. — Évidemment, c’était l’important. Sur ce, je me sauve, ma chérie.

Germaine. — Déjà ?

Marie, avec emphase. — Oui, nous avons promis à la vicomtesse de Grosjean de lui faire un bout de visite. (Négligemment.) Vous connaissez la vicomtesse de Grosjean ?

Germaine. — De nom. Papa a connu son mari à la Bourse quand il s’appelait encore simplement Grosjean. Papa, lui, a préféré garder son nom intact.

Jeanne, sortant, à Marie. — Intact. C’est une façon de parler. Alors, à Paris ? Vous partez toujours demain ?…

Germaine. — Oui, demain.

Marie, l’embrassant. — À Paris, n’est-ce pas ?

Germaine. — Oui, à Paris.

Sortent les deux jeunes filles.

Alfred, entrant. — Mademoiselle, il y a là deux messieurs : ils ont insisté pour voir mademoiselle.

Germaine. — Ah ! oui, MM. Dubuit.

Alfred. — Je ne sais pas, mademoiselle.

Germaine. — Un monsieur d’un certain âge et un plus jeune ?

Alfred. — C’est cela même, mademoiselle.

Germaine. — Faites entrer.

Alfred. — Mademoiselle n’a pas d’ordres pour Victoire ou pour les concierges de Paris ?

Germaine. — Non. Vous partez tout à l’heure ?

Alfred. — Oui, mademoiselle, tous les domestiques… par le train de sept heures. Et il est bien de ce pays-ci : on n’est rendu à Paris qu’à neuf heures du matin.

Germaine. — Tout est emballé ?

Alfred. — Tout. La charrette a déjà conduit les gros bagages à la gare. Ces messieurs et ces demoiselles n’auront plus qu’à se préoccuper de leurs valises.

Germaine, à la porte. — Parfait. Faites entrer MM. Dubuit. (Il sort.) Oh !

Sonia. — Quoi ?

Germaine. — Un des carreaux de la baie a été enlevé juste à la hauteur de l’espagnolette… on croirait qu’il a été coupé.

Sonia. — Tiens ! Oui, juste à la hauteur de l’espagnolette.

Germaine. — Est-ce que vous vous en étiez aperçue ?

Sonia. — Non ! Mais il doit y avoir des morceaux par terre, et… (À Germaine.) Mademoiselle, deux messieurs.

Germaine. — Ah ! Bonjour, messieurs Dub… Hein ? (Elle aperçoit devant elle Charolais et son fils. Un silence embarrassé.) Pardon, messieurs, mais, qui êtes vous ?


Scène II

Les mêmes, CHAROLAIS père, CHAROLAIS, premier fils.

Charolais père, avec une bonhomie souriante. — Monsieur Charolais… Monsieur Charolais… ancien brasseur, chevalier de la Légion d’honneur, propriétaire à Rennes. Mon fils, un jeune ingénieur. (Le fils salue.) Nous venons de déjeuner ici, à côté, à la ferme de Kerlor : nous sommes arrivés de Rennes ce matin : nous sommes venus tout exprès…

Sonia, bas, à Germaine. — Faut-il leur servir du thé ?

Germaine, bas, à Sonia. — Ah ! non, par exemple. (À Charolais.) Vous désirez, messieurs ?

Charolais père. — Nous avons demandé monsieur votre père, on nous a dit qu’il n’y avait que mademoiselle sa fille. Nous n’avons pas résisté au plaisir…

Tous deux s’assoient. Germaine et Sonia se regardent interloquées.

Charolais fils, à son père. — Quel beau château, papa !

Charolais père. — Oui, petit, c’est un beau château. (Un temps. À Germaine et Sonia.) C’est un bien beau château, mesdemoiselles.

Germaine. — Pardon, messieurs, mais que désirez-vous ?

Charolais père. — Voilà. Nous avons vu dans l’Éclaireur de Rennes que M. Gournay-Martin veut se défaire d’une automobile. Mon fils me dit toujours : « Papa, je voudrais une auto qui bouffe les côtes », comme qui dirait une soixante-chevaux.

Germaine. — Nous avons une soixante-chevaux, mais elle n’est pas à vendre ; mon père s’en est même servi aujourd’hui.

Charolais père. — C’est peut-être l’auto que nous avons vue devant les communs.

Germaine. — Non, celle-là est une trente-quarante, elle est à moi. Mais si monsieur votre fils, comme vous dites, aime bouffer les côtes, nous avons une cent-chevaux dont mon père désire se défaire. Tenez, Sonia, la photographie doit être là.

Toutes deux cherchent sur la table. Pendant ce temps, Charolais fils s’est emparé d’une petite statuette.

Charolais père, à mi-voix. — Lâche ça, imbécile ! (Germaine se retourne et tend la photo.) Ah ! la voilà. Ah ! ah ! Une cent-chevaux. Eh bien, nous pouvons discuter cela. Quel serait votre dernier prix ?

Germaine. — Je ne m’occupe pas du tout de ces questions-là, monsieur. Revenez tout à l’heure, mon père sera rentré de Rennes, vous vous arrangerez avec lui.

Charolais père. — Ah !… Alors, nous reviendrons tout à l’heure. (Saluant.) Mesdemoiselles, mes civilités.

Ils sortent avec des saluts profonds.

Germaine. — Eh bien ! En voilà des types ! Enfin, s’ils achètent la cent-chevaux, papa sera rudement content… C’est drôle que Jacques ne soit pas encore là. Il m’a dit qu’il serait ici entre quatre heures et demie et cinq heures.

Sonia. — Les Dubuit ne sont pas venus non plus, mais il n’est pas encore cinq heures.

Germaine. — Oui, au fait, les Dubuit ne sont pas venus non plus. (À Sonia.) Eh bien, qu’est-ce que vous faites ? Complétez toujours la liste des adresses en attendant.

Sonia. — C’est presque fini.

Germaine. — Presque n’est pas tout à fait. (Regardant la pendule.) Cinq heures moins cinq. Jacques en retard ! Ce sera la première fois.

Sonia, tout en écrivant. — Le duc a peut-être poussé jusqu’au château de Relzières pour voir son cousin, bien qu’au fond je ne croie pas que le duc aime beaucoup M. de Relzières. Ils ont l’air de se détester.

Germaine. — Ah ! Vous l’avez remarqué ? Maintenant, du côté de Jacques… il est si indifférent ! Pourtant il y a trois jours, quand nous avons été voir les Relzières, j’ai surpris Paul et le duc qui se querellaient.

Sonia, inquiète. — Vrai ?

Germaine. — Oui, ils se sont même quittés très drôlement.

Sonia, vivement. — Mais ils se sont donné la main ?

Germaine, réfléchissant. — Tiens ! non.

Sonia, s’effarant. — Non ! mais alors !

Germaine. — Alors quoi ?

Sonia. — Le duel… le duel de M. de Relzières…

Germaine. — Oh ! vous croyez ?

Sonia. — Je ne sais pas, mais ce que vous me dites… L’attitude du duc ce matin… Cette promenade en voiture.

Germaine, étonnée. — Mais… Mais oui… C’est très possible… c’est même certain…

Sonia, très agitée. — C’est horrible… Pensez-vous, mademoiselle… S’il arrivait quelque chose… Si votre fiancé…

Germaine, plus calme. — Ainsi, ce serait pour moi que le duc se battrait ?

Sonia. — Et avec un adversaire de première force, vous l’avez dit, imbattable ! (Elle s’est dirigée vers la terrasse.) Que faire ?… Et l’on ne peut rien… (Brusquement.) Ah ! Mademoiselle !

Germaine. — Quoi ?

Sonia. — Un cavalier, là-bas…

Germaine, accourant. — Oui… il galope…

Sonia, battant des mains. — C’est lui !… C’est lui !…

Germaine. — Vous croyez ?

Sonia. — J’en suis sûre ! C’est lui !…

Germaine. — Il arrive juste pour le thé ! Il sait que je n’aime pas attendre. Cinq heures moins une minute… Il m’a dit : à cinq heures tapant je serai là, et il sera là.

Sonia. — Impossible, mademoiselle, il faut qu’il fasse tout le tour du parc. Il n’y a pas de route directe… La rivière est là.

Germaine. — Pourtant, il vient en droite ligne.

Sonia, inquiète. — Non, non, ce n’est pas possible.

Germaine. — Il traverse la pelouse. Tenez, il va sauter… Regardez-le, Sonia.

Sonia. — Mais c’est affreux. (Se cachant les yeux.) Ah !

Germaine, criant. — Bravo, ça y est ! Il a sauté ! Bravo, Jacques ! C’est un cheval de sept mille francs ! Vite, une tasse de thé… Il était admirable en sautant. Ah ! un duc !… voyez-vous ! Vous étiez là quand il m’a donné son dernier cadeau… ce pendentif entouré de perles ?

Sonia, regardant le pendentif dans son écrin. — Oui, merveilleux.

Le Duc, entrant, et gaiement. — Si c’est pour moi, beaucoup de thé, très peu de crème et trois morceaux de sucre. (Regardant sa montre.) Cinq heures ! Ça va bien.


Scène III

GERMAINE, SONIA, LE DUC

Germaine. — Vous vous êtes battu ?

Le Duc. — Ah ! vous saviez ?…

Germaine. — Pourquoi vous êtes-vous battu ?

Sonia. — Vous n’êtes pas blessé, monsieur le duc ?

Germaine. — Sonia, je vous en prie, les adresses. (Au duc.) C’est pour moi ?

Le Duc. — Ça vous ferait plaisir que ce fût pour vous ?

Germaine. — Oui, mais ça n’est pas vrai, c’est pour une femme.

Le Duc. — Si ça avait été pour une femme, ça n’aurait pu être que pour vous.

Germaine. — Évidemment, ça ne pouvait pas être pour Sonia ni pour ma femme de chambre. Mais, peut-on savoir le motif ?

Le Duc. — Oh ! Un motif puéril… J’étais de méchante humeur et Relzières m’avait dit un mot désagréable.

Germaine. — Alors, mon cher, si ce n’était pas pour moi, ce n’était vraiment pas la peine.

Le Duc. — Oui, mais si j’avais été tué, on aurait dit : « Le duc de Charmerace a été tué pour Mlle Gournay-Martin ». Ç’aurait eu beaucoup d’allure…

Germaine. — N’allez pas recommencer à m’agacer…

Le Duc. — Non, non.

Germaine. — Et Relzières, est-ce qu’il est blessé ?

Le Duc. — Six mois de lit.

Germaine. — Ah ! mon Dieu !

Le Duc. — Ça lui fera beaucoup de bien… Il a une entérite… et, pour l’entérite, le repos, c’est excellent. Ah ! nom d’un chien, ce sont des invitations, tout ça ?

Germaine. — Ça n’est que la lettre V.

Le Duc. — Et il y en a vingt-cinq dans l’alphabet, mais vous allez inviter la terre entière, il faudra faire agrandir la Madeleine.

Germaine. — Ce sera un mariage très bien. On s’écrasera ! Il y aura sûrement des accidents.

Le Duc. — À votre place, j’en organiserais… Mademoiselle Sonia, voulez-vous être un ange ? Jouez-moi un peu de Grieg. Je vous ai entendue hier. Personne ne joue du Grieg comme vous.

Germaine. — Pardon, mon cher, mais Mlle Kritchnoff a à travailler.

Le Duc. — Cinq minutes d’arrêt, quelques notes, je vous en prie.

Germaine. — Soit, mais j’ai une chose très importante à vous dire.

Le Duc. — Tiens ! au fait, moi aussi. J’ai là le dernier cliché que j’ai pris de vous et de Mlle Sonia. (Germaine hausse les épaules.) Avec vos robes claires en plein soleil, vous avez l’air de deux grandes fleurs.

Germaine. — Et vous trouvez que c’est important ?

Le Duc. — C’est important comme tout ce qui est puéril. Tenez, admirez.

Germaine. — Affreux ! Nous faisons des grimaces épouvantables.

Le Duc. — Vous faites des grimaces, mais elles ne sont pas épouvantables. Mademoiselle Sonia, je vous fais juge… Les figures, je ne dis pas… mais les silhouettes… Regardez le mouvement de votre écharpe ?…

Germaine, gravement. — Mon cher…

Le Duc. — C’est vrai… La chose importante…

Germaine. — Victoire a téléphoné de Paris.

Le Duc. — Ah ! ah !

Germaine. — Nous avons reçu un encrier Louis XVI et un coupe-papier.

Le Duc. — Bravo.

Germaine. — Et un collier de perles.

Le Duc. — Bravo.

Germaine. — Je vous dis un collier de perles, vous dites « Bravo ». Je vous dis un coupe-papier, vous dites « Bravo ». Vous n’avez vraiment pas le sentiment des nuances.

Le Duc. — Pardon. Ce collier de perles est d’un ami de votre père, n’est-ce pas ?

Germaine. — Oui, pourquoi ?

Le Duc. — Mais l’encrier Louis XVI et le coupe-papier doivent être extrêmement gratin ?

Germaine. — Oui. Eh bien ?

Le Duc. — Eh bien, alors, ma petite Germaine, de quoi vous plaignez-vous ? Ça rétablit l’équilibre… On ne peut pas tout avoir.

Germaine. — Vous vous fichez de moi.

Le Duc. — Je vous trouve adorable.

Germaine. — Jacques, vous m’agacez. Je finirai par vous prendre en grippe.

Le Duc, en riant. — Attendez que nous soyons mariés. (Un temps. À Sonia qui regarde un portrait.) Vous regardez ce Clouet… Il a du caractère, n’est-ce pas ?…

Sonia. — Oui, beaucoup. C’est un de vos ancêtres, n’est-ce pas ?

Germaine. — Naturellement, tout ça, c’est des portraits d’ancêtres, il n’y a ici que des Charmerace, et papa a tenu à ce qu’on ne déplace aucun des portraits de cette salle.

Le Duc. — Aucun, sauf le mien. (Sonia et Germaine le regardent étonnées.) Oui, à la place de cette tapisserie il y avait un portrait de moi, jadis. Qu’est-ce qu’il est devenu ?

Germaine. — C’est une blague, n’est-ce pas ?

Sonia. — C’est vrai, monsieur le duc, vous n’êtes pas au courant ?

Germaine. — Nous vous avons écrit tous les détails et envoyé tous les journaux. Il y a trois ans de cela. Vous n’avez donc rien reçu ?

Le Duc. — Il y a trois ans… j’étais perdu dans les terres polaires.

Germaine. — Mais c’est tout un drame, mon cher, tout Paris en a parlé. On l’a volé, votre portrait.

Le Duc. — Volé ? Qui ça ?

Germaine. — Tenez, vous allez comprendre. (Elle écarte la tapisserie. On voit écrit à la craie le nom d’Arsène Lupin.) Que dites-vous de cet autographe ?

Le Duc, lisant. — Arsène Lupin.

Sonia. — Il a laissé sa signature… il paraît que c’est ce qu’il fait toujours…

Le Duc. — Ah ! Qui ça ?

Germaine. — Mais, Arsène Lupin ! Je pense que vous savez qui est Arsène Lupin ?

Le Duc. — Ma foi non.

Germaine. — On n’est pas pôle sud à ce point-là ! Vous ne savez pas qui est Lupin ? le plus fantaisiste, le plus audacieux, le plus génial des filous.

Sonia. — Depuis dix ans, il met la police aux abois. C’est le seul bandit qui ait pu dépister notre grand policier Guerchard.

Germaine. — Enfin, quoi ! notre voleur national. Vous ne le connaissez pas ?

Le Duc. — Pas même assez pour l’inviter au restaurant. Comment est-il ?

Germaine. — Comment est-il ? Personne n’en sait rien. Il a mille déguisements. Il a dîné deux soirs de suite à l’ambassade d’Angleterre.

Le Duc. — Si personne ne le connaît, comment l’a-t-on su ?

Germaine. — Parce que le second soir, vers dix heures, on s’est aperçu qu’un des convives avait disparu, et avec lui, tous les bijoux de l’ambassadrice.

Le Duc. — Hein ?

Germaine. — Lupin a laissé sa carte avec ces simples mots : « Ce n’est pas un vol, c’est une restitution. Vous nous avez bien pris la collection Wallace. »

Le Duc. — C’est une blague, n’est-ce pas ?

Sonia. — Non, monsieur le duc ! Et il a fait mieux. Vous vous souvenez de l’affaire de la banque Daroy, l’épargne des petits.

Le Duc. — Le financier qui avait triplé sa fortune au détriment d’un tas de pauvres diables, deux mille personnes ruinées ?

Sonia. — Parfaitement. Eh bien, Lupin a dévalisé l’hôtel de Daroy et lui a pris tout ce qu’il avait en caisse. Et il n’a pas gardé un sou de l’argent.

Le Duc. — Qu’est-ce qu’il en a fait ?

Sonia. — Il l’a distribué à tous les pauvres diables que Daroy avait ruinés.

Le Duc. — Mais c’est un grand philanthrope que votre Lupin.

Germaine. — Oh ! pas toujours. Exemple : l’histoire arrivée à papa.

Le Duc. — Ce vol-là n’est pas digne de votre héros. Mon portrait n’avait aucune valeur.

Germaine. — Aussi, si vous croyez qu’il s’en est contenté. Toutes les collections de papa ont été pillées.

Le Duc. — Les collections de votre père, mais elles sont mieux gardées qu’au Louvre. Votre père y tient comme à la prunelle de ses yeux.

Germaine. — Justement, il y tenait trop. C’est pourquoi Lupin a réussi.

Le Duc. — Il avait donc des complices dans la place ?

Germaine. — Oui… un complice.

Le Duc. — Qui ça ?

Germaine. — Papa.

Le Duc. — Hein ? Je ne comprends plus du tout.

Germaine. — Vous allez voir. Un matin, papa reçoit une lettre… attendez… (À Sonia.) Sonia, dans le secrétaire, le dossier Lupin.

Sonia. — Je vous l’apporte.

Elle va au secrétaire.

Le Duc, en riant. — Vous avez un dossier Lupin ?

Germaine. — Naturellement, une affaire pareille, nous avons tout gardé.

Sonia, qui a tiré du secrétaire un carton-chemise et qui en a sorti une enveloppe. — Voici l’enveloppe : « Monsieur Gournay-Martin, collectionneur, en son château de Charmerace. Ille-et-Vilaine. », Germaine remet l’enveloppe au duc.

Le Duc. — L’écriture est curieuse.

Germaine. — Lisez la lettre, lisez à haute voix.

Le Duc, lisant. — « Monsieur, excusez-moi de vous écrire sans que nous ayons été présentés, mais je me flatte que vous me connaissiez au moins de nom… Il y a dans la galerie qui réunit vos deux salons, un Murillo, d’excellente facture, et qui me plaît infiniment. Vos Rubens sont aussi de mon goût, ainsi que votre Van Dick. Dans le salon de droite, je note la crédence Louis XIII, la tapisserie de Beauvais, le guéridon Empire, la pendule signée Boulle et divers objets sans grande importance. Je tiens sur tout à ce diadème que vous avez acheté à la vente de la marquise de La Ferronaye et qui fut porté naguère par la malheureuse marquise de Lamballe. Ce diadème a pour moi un grand intérêt… d’abord, les souvenirs charmants et tragiques qu’il évoque pour un poète épris d’histoire, ensuite, mais est-ce la peine de parler de ces choses-là, sa valeur intrinsèque ? J’estime en effet que les pierres de votre diadème valent, au bas mot, cinq cent mille francs.

Germaine. — Au moins.

Le Duc, continuant. — « Je vous prie, monsieur, de faire emballer convenablement ces divers objets, et de les expédier en mon nom, port payé, en gare des Batignolles, avant huit jours. Faute de quoi je ferai procéder moi-même à leur déménagement dans la nuit du mercredi 27 au jeudi 28 septembre. Veuillez excuser le petit dérangement que je vous cause, et agréez, je vous prie, monsieur, l’expression de mon entier dévouement. Signé

Arsène Lupin. » C’est drôle ! j’avoue que c’est drôle ! Et votre père n’a pas ri ?

Germaine. — Ri ! Ah ! si vous aviez vu sa tête… Il a pris cela au tragique.

Le Duc. — Pas au point d’expédier les objets en gare des Batignolles, j’espère.

Germaine. — Non, mais au point de s’affoler, et comme nous avions lu dans un journal de Rennes que Guerchard, le célèbre policier, le seul adversaire vraiment digne d’Arsène Lupin se trouvait dans cette ville, papa nous y entraîne ; en dix minutes on tombe d’accord, la nuit du 27 arrive, Guerchard avec deux inspecteurs de confiance s’installe dans ce hall où se trouvaient alors les collections. La nuit se passe très tranquille… rien d’insolite… pas un seul bruit… Dès l’aurore nous nous précipitons.

Le Duc. — Eh bien ?

Germaine. — Eh bien, c’était fait.

Le Duc. — Quoi ?

Sonia. — Tout !

Le Duc. — Comment tout ? Les tableaux ?

Germaine. — Enlevés !

Le Duc. — Les tapisseries ?

Sonia. — Plus de tapisseries.

Le Duc. — Et le diadème ?

Germaine. — Ah ! non ! Il était au Crédit lyonnais, celui-là. C’est sans doute pour se dédommager, qu’il a pris votre portrait, car Lupin n’avait pas annoncé ce vol-là dans sa lettre.

Le Duc. — Mais voyons, c’est invraisemblable. Il avait donc hypnotisé Guerchard, ou il lui avait fait respirer du chloroforme.

Germaine. — Guerchard ? Mais ça n’avait jamais été Guerchard.

Le Duc. — Comment ?

Sonia. — C’était un faux Guerchard. C’était Lupin.

Le Duc. — Alors, ça, vraiment, ce n’est pas mal. Quand il a appris cette histoire, qu’a fait le vrai Guerchard ?

Sonia. — Il en a fait une maladie.

Germaine. — Et c’est depuis ce temps-là qu’il a voué à Lupin une haine mortelle.

Le Duc. — Et l’on n’a jamais pu remettre la main sur le faux Guerchard ?

Germaine. — Jamais. Pas l’ombre d’une trace. Nous n’avons de lui qu’une lettre et cet autographe… Elle désigne la signature de Lupin derrière la tapisserie écartée.

Le Duc. — Fichtre ! C’est un habile homme.

Germaine, riant. — Très habile ! et quand il serait dans le voisinage, cela ne me surprendrait qu’à moitié.

Le Duc. — Oh !

Germaine. — Je plaisante, mais on a changé des objets de place ici. Tenez, cette statuette… Et on ne sait pas qui… Et de plus, on a cassé ce carreau, juste à la hauteur de l’espagnolette.

Le Duc. — Tiens ! Tiens !

Firmin, entrant. — Mademoiselle reçoit ?

Germaine. — Firmin ! C’est vous qui êtes à l’anti-chambre ?

Firmin. — Dame, faut ben, mademoiselle. Tous les domestiques sont partis pour Paris… La visite peut-elle pénétrer ?

Le Duc, riant. — Pénétrer ! Firmin, vous êtes épatant !

Germaine. — Qui est-ce ?

Firmin. — Deux messieurs. Ils ont dit qu’ils avaient prévenu.

Germaine. — Deux messieurs ? Qui ça ?

Firmin. — Ah ! je n’ai pas la mémoire des noms.

Le Duc, riant. — C’est commode…

Germaine. — Ce n’est pas les deux Charolais au moins ?

Firmin. — Ça ne doit pas être ça.

Germaine. — Enfin, faites entrer.

Firmin sort.

Le Duc. — Charolais ?

Germaine. — Oui. Figurez-vous que tout à l’heure, on nous a annoncé deux messieurs, j’ai cru que c’était Georges et André Dubuit, oui, ils nous avaient promis de venir prendre le thé tout à l’heure. Je dis à Alfred de les introduire… et nous avons vu surgir… (Elle se retourne et voit Charolais et son fils.) Oh !


Scène IV

Les mêmes, CHAROLAIS et ses trois fils

Charolais père. — Mademoiselle, mes civilités !

Il salue. Le fils salue également et démasque un troisième individu.

Sonia, à Germaine. — Tiens, il y en a un de plus

Charolais père, présentant. — Mon second fils, établi pharmacien.

Le second fils salue.

Germaine. — Monsieur, je suis désolée… Mon père n’est pas encore rentré.

Charolais père. — Ne vous excusez pas… il n’y a pas de mal.

Ils s’installent.

Germaine, un instant de stupeur et un coup d’œil à Sonia. — Il ne rentrera peut-être que dans une heure. Je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps.

Charolais père. — Oh ! il n’y a pas de mal. (Avisant le duc.) Maintenant, en attendant… si monsieur est de la famille, on pourrait peut-être discuter avec lui le dernier prix de l’automobile.

Le Duc. — Je regrette, ça ne me regarde en aucune façon.

Firmin, entrant, et s’effaçant devant un nouveau visiteur. — Si monsieur veut pénétrer par ici…

Charolais. — Comment ! Te voilà ! Je t’avais dit d’attendre à la grille du parc.

Bernard Charolais. — Je voulais voir l’auto aussi.

Charolais père. — Mon troisième fils. Je le destine au barreau.

Bernard salue.

Germaine. — Ah çà ! mais combien sont-ils ?

La Femme de chambre. — Monsieur vient d’arriver, mademoiselle.

Germaine. — Eh bien, tant mieux. (À Charolais.) Si vous voulez me suivre, messieurs, vous allez pouvoir parler à mon père tout de suite.

Pendant ce temps, Charolais et ses fils se sont levés. Bernard est resté debout près de la table. Germaine sort suivie par Charolais et ses deux fils. Bernard, qui parait admirer le salon, empoche deux objets qui sont sur la table et va pour sortir.

Le Duc, vivement, à Bernard. — Non, pardon, jeune homme.

Bernard Charolais. — Quoi ?

Le Duc. — Vous avez pris un porte-cigarettes.

Bernard Charolais. — Moi, mais non. (Le duc empoigne le bras du jeune homme et fouille dans la casquette qu’il tient à la main. Il en sort le porte-cigarettes. Feignant la stupeur.) C’est… C’est… par mégarde.

Il veut sortir.

Le Duc, le retenant, sortant un écrin de la poche intérieure de Bernard. — Et ça, c’est par mégarde aussi ?

Sonia. — Mon Dieu ! le pendentif !

Bernard Charolais, avec égarement. — Pardonnez-moi, je vous en supplie, ne me trahissez pas.

Le Duc. — Vous êtes un petit misérable !

Bernard Charolais. — Je ne recommencerai plus jamais… par pitié… si mon père savait… par pitié…

Le Duc. — Soit !… pour cette fois… (Le poussant vers la porte.) Allez au diable !

Bernard, sort en répétant. — Merci… merci… merci…


Scène V

SONIA, LE DUC

Le Duc. — C’est en effet là qu’il ira ce petit… il ira loin. Ce pendentif… c’eût été dommage !… Il le pose sur le chiffonnier.) Ma foi, j’aurais dû le dénoncer.

Sonia, vivement. — Non, non, vous avez bien fait de pardonner.

Le Duc. — Qu’avez-vous donc ? Vous êtes toute pâle !

Sonia. — Ça m’a bouleversée… le malheureux enfant !

Le Duc. — Vous le plaignez ?

Sonia. — Oui, c’est affreux. Il avait des yeux si terrifiés et si jeunes… et puis être pris là… en volant… sur le fait… Oh ! c’est odieux.

Le Duc. — Voyons, voyons… que vous êtes impressionnable !…

Sonia, toute émue. — Oui. c’est bête… seulement… vous avez remarqué ses yeux, ses yeux traqués ? Vous avez eu pitié, n’est-ce pas ? Vous êtes très bon, au fond.

Le Duc, souriant. — Pourquoi… au fond ?

Sonia. — Je dis « au fond », parce que votre apparence est ironique, et votre abord si froid ! Mais souvent c’est le masque de ceux qui ont le plus souffert, et ce sont les plus indulgents.

Le Duc. — Oui.

Sonia, très lentement, avec des silences, des hésitations. — Parce que quand on souffre, n’est-ce pas, alors on comprend… enfin on comprend…

Un temps.

Le Duc. — Vous souffrez donc bien ici ?

Sonia. — Moi ? Pourquoi ?

Le Duc. — Votre sourire est désolé, vous avez des yeux inquiets et peureux… vous êtes comme un petit enfant qu’on voudrait protéger… (Il s’avance de deux pas vers Sonia et lentement, doucement.) Vous êtes toute seule dans la vie ?

Sonia. — Oui.

Le Duc. — Et vos parents… vos amis ?

Sonia. — Oh !

Le Duc. — Vous n’en avez pas ici à Paris… mais chez vous, en Russie ?

Sonia. — Non, personne…

Le Duc. — Ah !

Sonia, avec une résignation souriante. — Mais ça ne fait rien… j’ai été habituée si jeune (Un temps.) si jeune. Ce qui est dur… Mais vous allez vous moquer de moi.

Le Duc. — Non… non…

Sonia, souriante, sans coquetterie, mais avec un trouble heureux. — Eh bien, ce qui est dur, c’est de ne jamais recevoir de lettres… une enveloppe qu’on ouvre… quelqu’un qui pense à vous… un souvenir… Mais je me fais une raison, vous savez… j’ai une grande dose de philosophie.

Le Duc. — Vous êtes drôle quand vous dites ça : « J’ai une grande dose de philosophie »… (Après l’avoir regardée, il ajoute encore une fois.) philosophie…

Ils continuent de se regarder.

Germaine, entrant. — Sonia, vous êtes vraiment impossible. Je vous avais pourtant bien recommandé d’emballer vous-même dans ma valise mon petit buvard en maroquin ? Naturellement, j’ouvre au hasard un tiroir… Qu’est-ce que je vois ? mon petit buvard en maroquin.

Sonia. — Je vous demande pardon… je vais…

Germaine. — Oh ! ça n’est plus la peine… je m’en charge, mais, ma parole, vous seriez une invitée au château, vous n’en prendriez pas plus à votre aise… Vous êtes la négligence en personne.

Le Duc. — Germaine… voyons, pour une petite distraction.

Germaine. — Ah ! mon cher, je vous en prie… vous avez la fâcheuse habitude de vous mêler des affaires de maison… l’autre jour encore !… Je ne peux plus faire une observation à un domestique…

Le Duc, protestant. — Germaine !

Germaine, désignant à Sonia un paquet d’enveloppes et de lettres que Bernard Charolais a fait tomber de la table en s’en allant. — Vous ramasserez les enveloppes et les bouquins, et vous porterez le tout dans ma chambre… (Avec impatience.) Eh bien ?

Germaine sort.

Sonia. — Oui, mademoiselle.

Elle se baisse.

Le Duc. — Je vous en prie… non… non… je vous en prie… (Il ramasse les enveloppes. Ils sont à genoux l’un près de l’autre.) Vous savez, Germaine est bonne au fond. Il ne faut pas trop lui en vouloir, si parfois elle est un peu… brusque…

Sonia. — Je n’ai pas remarqué…

Le Duc. — Ah ! tant mieux… parce que j’avais cru…

Sonia. — Non, non.

Le Duc. — Vous comprenez… elle a toujours été très heureuse, alors, n’est-ce pas, elle ne sait pas… (Ils se relèvent.) elle ne réfléchit pas… C’est une petite poupée… un petit être très gâté par la vie… Je serais désolé si sa sortie de tout à l’heure devait vous faire de la peine.

Sonia. — Ah ! ne croyez pas ça… non… non…

Le Duc, lui tendant le petit paquet d’enveloppes et le retenant. — Voilà… Ce ne sera pas trop lourd ?

Sonia. — Non… non… merci.

Le Duc, retenant toujours les enveloppes, les yeux dans ses yeux. — Vous ne voulez pas que je vous aide ?

Sonia. — Non, monsieur le duc.

Il lui saisit vivement la main et l’embrasse dans un geste irréfléchi. Elle défaille une seconde, puis s’éloigne. À la porte, elle se retourne et lui sourit.


Scène VI

LE DUC, GOURNAY-MARTIN, arrivant par la terrasse avec CHAROLAIS père et ses fils.

Ils s’arrêtent à la porte du salon.

Gournay-Martin, bruyant, un peu vulgaire, important. — Non, c’est mon dernier prix… c’est à prendre ou à laisser. Dites-moi adieu ou dites-moi oui.

Charolais père. — C’est bien cher.

Gournay-Martin. — Cher ! Je voudrais vous en voir vendre des cent-chevaux à dix-neuf mille francs en ce moment-ci ! Mais, mon cher monsieur, vous m’entôlez.

Charolais père. — Mais non, mais non.

Gournay-Martin. — Vous m’entôlez littéralement ! Une machine superbe que j’ai payée trente trois mille francs et que je laisse partir à dix-neuf mille. Vous faites une affaire scandaleuse.

Charolais père. — Mais non, mais non.

Gournay-Martin. — D’ailleurs, quand vous aurez vu comme elle tient la route !

Charolais père. — Dix-neuf mille francs, c’est cher !

Gournay-Martin. — Allons ! allons ! vous êtes un roublard. (À Jean.) Jean, accompagnez ces messieurs au garage. Vous vous mettrez à leur entière disposition. (À Charolais.) Et vous savez, vous êtes un homme redoutable en affaires ; vous êtes rudement fort. (Les quatre Charolais sortent, il rentre dans le salon et au duc.) Je l’ai roulé comme dans un bois.

Le Duc. — Ça ne m’étonne pas de vous.

Gournay-Martin. — L’auto date d’il y a quatre ans. Il me l’achète dix-neuf mille francs et ça ne vaut plus une pipe de tabac. Dix-neuf mille francs, c’est le prix du petit Watteau que je guigne depuis longtemps. Il n’y a pas de sottes économies. (S’asseyant.) Eh bien, on ne me demande pas des nouvelles du déjeuner officiel, on ne me demande pas ce qu’a dit le ministre ?

Le Duc, indifférent. — Au fait, vous avez du nouveau ?

Pendant la scène, le jour commence à tomber, Firmin est entré et a allumé.

Gournay-Martin. — Oui, votre décret sera signé demain. Vous pouvez vous considérer comme décoré. Eh bien, vous êtes un homme heureux, j’espère ?

Le Duc. — Certainement.

Gournay-Martin. — Moi, je suis ravi. Je tenais à ce que vous fussiez décoré. Et après ça… après un ou deux volumes de voyages, après que vous aurez publié les lettres de votre grand-père avec une bonne préface, il faudra songer à l’Académie.

Le Duc, souriant. — L’Académie ! Mais je n’y ai aucun titre.

Gournay-Martin. — Comment aucun titre ! Mais vous êtes duc !

Le Duc. — Oui, évidemment.

Gournay-Martin. — Je veux donner ma fille à un travailleur, mon cher. Je n’ai pas de préjugés, moi ! Je veux pour gendre un duc qui soit décoré et de l’Académie française… parce que ça c’est le mérite personnel ? Moi, je ne suis pas snob. Pourquoi riez-vous ?

Le Duc. — Pour rien, je vous écoute. Vous êtes plein de surprises.

Gournay-Martin. — Je vous déroute, hein ? Avouez que je vous déroute. Et c’est vrai, je comprends tout, je comprends les affaires et j’aime l’art, les tableaux, les belles occasions, les bibelots, les belles tapisseries, c’est le meilleur des placements. Enfin, quoi, j’aime ce qui est beau… et, sans me vanter, je m’y connais… j’ai du goût, et j’ai quel que chose de supérieur encore au goût : j’ai du flair.

Le Duc. — Vos collections de Paris le prouvent.

Gournay-Martin. — Et encore vous n’avez pas vu ma plus belle pièce, ma meilleure affaire, le diadème de la princesse de Lamballe, il vaut cinq cent mille francs.

Le Duc. — Fichtre ! Je comprends que le sieur Lupin vous l’ait envié.

Gournay-Martin, sursautant. — Ah ! ne me parlez pas de cet animal-là, le gredin !

Le Duc. — Germaine m’a montré sa lettre. Elle est drôle.

Gournay-Martin. — Sa lettre ! Ah ! le misérable ! J’ai failli en avoir une apoplexie. J’étais dans ce salon où nous sommes, à bavarder tranquillement, quand tout à coup Firmin entre et m’apporte une lettre…

Firmin, entrant. — Une lettre pour monsieur.

Gournay-Martin. — Merci… et m’apporte une lettre (Il met son lorgnon.) dont l’écriture… (Il regarde l’enveloppe.) Ah ! nom de Dieu !

Il tombe assis.

Le Duc. — Hein ?

Gournay-Martin, la voix étranglée. — Cette écriture… c’est la même écriture.

Le Duc. — Vous êtes fou, voyons !

Gournay-Martin, décachette l’enveloppe et lit, haletant, effaré. — « Monsieur. Ma collection de tableaux que j’ai eu le plaisir, il y a trois ans, de commencer avec la vôtre, ne compte en fait d’œuvres anciennes qu’un Vélasquez, un Rembrandt et trois petits Rubens. Vous en avez bien davantage. Comme il est pitoyable que de pareils chefs-d’œuvre soient (Il tourne la page.) entre vos mains, j’ai l’intention de me les approprier et me livrerai demain dans votre hôtel de Paris à une respectueuse perquisition. »

Le Duc. — C’est une blague, voyons.

Gournay-Martin, continuant. — « Post-Scriptum. (Il s’éponge.) Bien entendu, comme depuis trois ans vous détenez le diadème de la princesse de Lamballe, je me restituerai ce joyau par la même occasion. » Le misérable ! le bandit ! J’étouffe ! Ah !

Il arrache son col. À partir de cet instant, toute la fin de l’acte doit être jouée dans un mouvement très rapide, une sorte d’affolement.

Le Duc. — Firmin ! Firmin ! (À Sonia qui entre à droite.) Vite un verre d’eau, des sels. M. Gournay-Martin se trouve mal.

Sonia. — Ah ! mon Dieu !

Elle sort précipitamment.

Gournay-Martin, étouffant. — Lupin !… Préfecture de police… téléphonez !

Germaine, entrant à droite. — Papa, si vous voulez arriver à l’heure pour dîner chez nos voisins… (Voyant son père.) Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?

Le Duc. — C’est cette lettre, une lettre de Lupin.

Sonia, entre par le fond avec un verre d’eau et un flacon de sels. — Voilà un verre d’eau.

Gournay-Martin. — Firmin d’abord, où est Firmin ?

Firmin, entrant. — Est-ce qu’il faut encore un verre d’eau ?

Gournay-Martin, se précipitant sur lui. — Cette lettre, d’où vient-elle ? Qui l’a apportée ?

Firmin. — Elle était dans la boîte de la grille du parc. C’est ma femme qui l’a trouvée.

Gournay-Martin, affolé. — Comme il y a trois ans. C’est le même coup qu’il y a trois ans ! Ah ! mes enfants, quelle catastrophe !

Le Duc. — Voyons, ne vous affolez pas. Si cette lettre n’est pas une fumisterie…

Gournay-Martin, indigné. — Une fumisterie ! Est-ce que c’était une fumisterie, il y a trois ans ?

Le Duc. — Soit ! Mais alors, si ce vol dont on vous menace est réel, il est enfantin et nous pouvons le prévenir.

Gournay-Martin. — Comment ça ?

Le Duc. — Voyons : dimanche 3 septembre… Cette lettre est donc écrite d’aujourd’hui ?

Gournay-Martin. — Oui. Eh bien ?

Le Duc. — Eh bien ! Lisez ceci : « Je me livrerai demain matin dans votre hôtel de Paris à une respectueuse perquisition »… Demain matin !…

Gournay-Martin. — C’est vrai ? Demain matin.

Le Duc. — De deux choses l’une, ou bien c’est une fumisterie, et il n’y a pas à s’en occuper, ou bien la menace est réelle et nous avons le temps.

Gournay-Martin, tout joyeux. — Oui, mais oui, c’est évident.

Le Duc. — Pour cette fois, le bluff du sieur Lupin et sa manie de prévenir les gens auront joué au bonhomme un tour pendable.

Gournay-Martin, vivement. — Alors ?

Le Duc, de même. — Alors, téléphonons.

Tous — Bravo !

Germaine, de même. — Ah ! mais non, c’est impossible…

Tous — Comment ?

Germaine, de même. — Il est six heures. Le téléphone avec Paris ne fonctionne plus. C’est dimanche.

Gournay-Martin, s’effondrant. — C’est vrai. C’est épouvantable !

Germaine. — Mais pas du tout, il n’y a qu’à télégraphier.

Gournay-Martin, tout joyeux. — Nous sommes sauvés !

Sonia — Ah ! mais non, impossible.

Tous — Pourquoi ?

Sonia — La dépêche ne partira pas. C’est dimanche. À partir de midi, le télégraphe est fermé.

Gournay-Martin, effondré. — Ah ! quel gouvernement !

Le Duc. — Voyons, il faut en sortir… Eh bien, voilà, il y a une solution.

Gournay-Martin, vivement. — Laquelle ?

Le Duc. — Quelle heure est-il ?

Germaine. — Sept heures.

Sonia. — Sept heures moins dix.

Gournay-Martin. — Sept heures douze.

Le Duc. — Oui. enfin, dans les sept heures… Eh bien, je vais partir. Je prendrai l’auto. S’il n’y a pas d’accroc, je peux être à Paris vers deux ou trois heures du matin.

Il sort.

Gournay-Martin, même jeu. — Mais, nous aussi, nous allons partir. Pourquoi attendre à demain ? Nos bagages sont expédiés, partons ce soir. J’ai vendu la cent-chevaux, mais il reste le landaulet et la limousine, nous prendrons la limousine. Où est Firmin ?

Firmin, apparaissant. — Monsieur ?

Gournay-Martin, vivement. — Jean, le mécanicien, appelez-moi Jean.

Germaine, même jeu. — Nous arriverons avant les domestiques. Arriver dans une maison pas installée…

Gournay-Martin, même jeu. — J’aime mieux ça que d’arriver dans une maison cambriolée. Ah ! Et les clefs de la maison ? Il faut pouvoir rentrer chez nous.

Jean, qui est entré. — Monsieur m’a demandé ?

Germaine. — Tu les as enfermées dans le secrétaire.

Gournay-Martin. — Oui, c’est vrai. Allez vous apprêter, maintenant. Allez vite. (Elles sortent.) Jean, nous partons, nous partons tout de suite pour Paris.

Jean. — Bien, monsieur. Dans la limousine ou le landaulet ?

Gournay-Martin. — Dans la limousine. Dépêchez-vous. Ah ! ma valise !

Il sort à droite. Jean resté seul siffle. Apparait Charolais père suivi du troisième fils. Scène très rapide jouée sourdement.


Scène VII

Charolais père, à voix basse. — Eh bien ?

Jean, même jeu. — Eh bien, quoi, ils partent, ils partent pour Paris. Naturellement !… chaque fois qu’on fait un coup, on a la manie d’avertir. C’était si simple de cambrioler l’hôtel à Paris sans envoyer de lettre. Ça les a tous affolés.

Charolais père, même jeu, il fouille les meubles. — Imbécile ! Qu’est-ce u’on risque ? C’est dimanche. Et les affoler, c’est ce qu’on a voulu. On a besoin de leur affolement pour demain, pour la suite et pour le diadème. Oh ! ce diadème ! mettre la main dessus.

Jean. — Le diadème est à Paris.

Charolais père. — Je commence à le croire. Voilà trois heures que nous fouillons le château. En tout cas, je ne m’en vais pas sans les clefs.

Jean. — Elles sont là, dans le secrétaire.

Charolais père, courant au secrétaire. — Animal ! Et tu ne le disais pas !

Jean. — Mais le secrétaire est fermé.

Charolais père. — Poussière !

Bernard Charolais, entre. — C’est fait, papa.

Charolais père. — Ton frère ?

Bernard Charolais. — Il est aux communs. Il attend Jean.

Charolais père, à Jean. — Vas-y. Ah ! comment est la route pour Paris ?

Jean. — Bonne. Mais avec le temps qu’il fait, il faudra prendre garde aux dérapages.

Il sort.

Charolais, troisième fils, prenant le pendentif sur le chiffonnier. — Oh ! papa, ce bijou ?

Charolais père, vivement. — Ne touche pas à ça. Ne touche pas à ça.

Charolais, troisième fils. — Pourtant… papa…

Charolais père — Ne touche pas à ça ! (Le fils repose le bijou.) Qu’est-ce que fait le pante ?

Charolais, troisième fils, se dressant sur la pointe des pieds et regardant au-dessus des rideaux de la porte vitrée de droite. — Il fait sa valise.

Bernard Charolais. — Les autres doivent en faire autant.

Charolais père. — On a quelques minutes… (Essayant de forcer le secrétaire.) Pourtant, il nous faut ces clefs.

Bernard Charolais. — On pourrait peut-être s’en passer.

Charolais père. — Nous verrons ça quand nous les aurons. Ah ! ça y est ! T’as les clefs de rechange ?

Bernard Charolais. — Voilà. Il lui jette un trousseau de clefs.

Charolais père. — Oui, ça ressemble. (Il met les clefs dans le tiroir qu’il referme.) Filons, maintenant.

Charolais, troisième fils. — Attention ! Le pante.

Précipitamment, il se colle contre le mur à côté de la porte de droite. Charolais père et Bernard se collent contre le mur du côté du battant de gauche de la baie et derrière le piano. Gournay-Martin entre avec sa valise. Dès qu’il est entré, Charolais troisième fils sort de derrière la porte, entre dans la chambre et ferme la porte. Gournay-Martin, ahuri, se retourne. Au même instant, Charolais père se glisse en dehors, suivi de son troisième fils qui ramène violemment sur lui le battant de la baie. Un temps. Effarement de Gournay-Martin.


Scène VIII

Le Duc, entrant de gauche avec sa valise, puis Germaine. — Eh bien, nous partons. Germaine n’est pas encore descendue ? Allons, bon, qu’est-ce que vous avez encore ?


Gournay-Martin, ahuri. — Je ne sais pas… je ne sais pas… Il m’a semblé entendre… (Il ouvre avec précaution la porte de droite.) non, il n’y a personne. (Il ferme la porte.) Je vis dans un cauchemar, dans un cauchemar ! Ah ! mes clefs !

Il va au secrétaire, prend ses clefs et les met dans sa poche.

Firmin, accourant, bouleversé. — Monsieur ! Monsieur !

Tous. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Firmin. — Jean, le mécanicien, il avait un bâillon sur la bouche… il était ligoté.

Tous. — Qu’est-ce que vous dites ?

Jean, arrivant, il est dans un état effrayant, col arraché, cheveux en désordre. — Enlevées… volées… les autos.

Tous. — Quoi ?

Gournay-Martin. — Parle… mais parle

Le Duc. — Qui les a volées ?

Jean. — Les quatre messieurs.

Gournay-Martin, s’effondrant. — Les Charolais !

Jean. — Il n’y a que la cent-chevaux qu’ils n’ont pas prise.

Le Duc. — Heureusement !

Gournay-Martin. — Ah ! c’est trop, cette fois c’est trop !

Germaine. — Mais comment n’avez-vous pas crié, appelé quelqu’un ?

Jean. — Appeler ! Est-ce que j’ai eu le temps ? Et puis quand même… tous les domestiques sont partis.

Gournay-Martin. — Épouvantable !

Le Duc, à Gournay-Martin, vivement. — Allons, allons, ce n’est pas le moment de manquer d’énergie. Puisqu’il reste la cent-chevaux, je vais la prendre.

Germaine, vivement. — Nous allons tous la prendre.

Gournay-Martin, vivement. — Voyons, tu es folle, il n’y a que deux baquets. (On entend l’orage qui gronde. La pluie commence à tomber.) Et puis regarde ça, regarde ce qu’il va tomber.

Germaine. — Oui, tu as raison.

Sonia. — Mais le train, il doit y avoir un train.

Gournay-Martin. — Un train, mais nous sommes à douze heures de Paris. À quelle heure arriverons-nous ?

Germaine. — L’important est de filer d’ici.

Gournay-Martin. — Ça, évidemment.

Le Duc. — Qu’ai-je fait de l’indicateur ? Ah ! oui, il est là !… (Feuilletant.) Paris ! Paris !

Gournay-Martin. — Eh bien, il y a un train ?

Le Duc. — Attendez ! (À Gournay-Martin.) Quelle heure est-il ?

Germaine, vivement. — Sept heures dix.

Sonia, vivement. — Sept heures moins vingt-quatre.

Gournay-Martin, vivement. — Sept heures.

Le Duc, vivement. — Oui… enfin… toujours dans les sept heures… Eh bien, vous avez le temps, vous avez un train à huit heures et demie.

Germaine. — Il y a un wagon-restaurant ?

Le Duc. — Oui, il y en a un, parfaitement, et vous arrivez à… cinq heures du matin.

Germaine. — On va être frais.

Gournay-Martin. — Tant pis. Tu veux partir ? Eh bien, il faut partir. (À Jean.) Vous êtes en état de mettre la cent-chevaux en marche ?

Jean, qui est resté à l’écart et qui écoute avec attention. — Ah ! pour ce qui est de l’état, monsieur, ça va bien, mais pour ce qui est de l’auto…

Gournay-Martin. — Comment ?

Jean. — Monsieur sait bien… les pneus d’arrière sont crevés. Il faut bien une demi-heure…

Gournay-Martin. — Isolés ! c’est l’isolement ! plus moyen d’arriver à la gare.

Jean. — Si monsieur et ces demoiselles veulent bien se contenter, on peut faire atteler.

Tous. — Ah !

Jean. — Il y a la charrette.

Tous. — Ah !

Gournay-Martin. — Tant pis. À aucun prix il ne faut passer la nuit ici. Vous savez atteler, vous ?

Jean. — Dame, une charrette ! Seulement je ne sais pas conduire.

Gournay-Martin. — Je conduirai moi-même.

Germaine. — Oh ! papa ! Eh bien, ça va être du propre.

Gournay-Martin. — Voyons, partez partez, (Les poussant dehors, il revient.) c’est la meilleure solution… Ah ! mais non.

Le Duc. — Quoi ?

Gournay-Martin. — Et le château ? Qui gardera le château ? Il faut au moins barricader… fermer les volets. J’ai bien confiance en Firmin, mais qui me dit qu’une fois que je serai parti, il s’en occupera, plutôt que d’aller boire la goutte ?

Le Duc. — Ne vous inquiétez pas, je resterai.

Gournay-Martin. — Et comment reviendrez vous ? J’ai besoin de vous à Paris.

Le Duc. — Eh bien, et la cent-chevaux ?

Gournay-Martin. — Les pneus !… les pneus sont crevés. Ah ! l’acharnement du sort.

Le Duc. — Ne vous affolez pas comme ça. Pendant qu’on vous conduira à la gare, Jean changera les pneus.

Entre Firmin.

Gournay-Martin, vivement. — Ah ! Firmin ! Justement… Voilà ! nous partons. Vous allez garder le château avec Jean.

Firmin. — Bien, monsieur.

Gournay-Martin. — Je m’attends à tout, Firmin. À un cambriolage, à n’importe quoi ! Souvenez-vous que vous étiez garde-chasse.

Firmin. — Que monsieur n’ait pas peur. J’ai vu la guerre de 1870. Seulement, où c’est que monsieur et ces dames s’en vont comme ça sur la charrette ?

Gournay-Martin. — À la gare, naturellement.

Firmin. — À la gare !

Gournay-Martin, précipitamment. — Mon Dieu ! Sept heures et demie, nous n’avons plus qu’une demi-heure. (À Germaine qui entre avec sa valise à la main.) Eh bien, tu es prête ? Où est Sonia ?

Germaine, même jeu. — Elle descend. Jacques, je ne peux pas fermer ma valise.

Le Duc. — Voilà… Eh bien, il est matériellement impossible de la fermer. Qu’est-ce que vous avez mis là dedans ?

Germaine, même jeu. — Eh bien, j’en ai mis trop, (À Irma.) portez-la comme ça dans la voiture.

Irma, sortant. — Quelle affaire, mon Dieu !

Firmin, entrant en courant. — La charrette de monsieur est attelée.

Sonia, arrivant à droite. — Ah ! je suis prête. Mais je ne sais pas comment j’ai mis mon chapeau.

Elle va vers le chiffonnier et se regarde dans la glace qui le surmonte.

Firmin. — Seulement, monsieur, il n’y a pas de cocher.

Gournay-Martin. — Alors ? Je conduirai moi-même.

Firmin. — Il n’y a pas de lanterne non plus.

Germaine. — Pourvu qu’il y ait un train.

Gournay-Martin, vivement. — Au revoir, mon bon Jacques, arrivez à l’aube, et tout de suite, réveillez Guerchard… la préfecture… Je me fie à vous.

Germaine, vivement. — Au revoir, Jacques. Si vous pouvez emporter dans la cent-chevaux mes trois cartons à chapeaux…

Gournay-Martin, vivement. — Il s’agit bien de chapeaux ! Veux-tu venir ! Nous n’arriverons jamais.

Germaine, vivement. — Nous avons vingt-cinq minutes.

Gournay-Martin, vivement. — Oui, mais c’est moi qui conduis.

Ils sortent.

Germaine, déjà dehors. — Mon écrin ! J’ai oublié mon écrin !

Gournay-Martin, dans la coulisse. — Il n’y a plus le temps.

Germaine, dans la coulisse. — Jacques, sur le chiffonnier… je crois… mon écrin… cherchez-le.

Le Duc, dehors. — Oui, oui, dépêchons.

La scène reste vide un instant.


Scène IX

LE DUC, puis FIRMIN

Le Duc, rentrant. — Quel chien de temps ! (Il sifflote.) Et il y a encore de fameux éclairs. Voyons… L’écrin… Elle m’a dit : « Sur le chiffonnier ». (Il le prend et l’ouvre, stupéfait.) Hein ? Comment ! il est vide ! (il revient vers la porte.) Germaine ! Ah ! il est trop tard ! Ça, par exemple, vide !… Oh ! que je suis bête ! C’est Sonia ou la femme de chambre qui aura emporté les bijoux pour Germaine.

Firmin, entrant. Il a un fusil en bandoulière, un ceinturon de garde-chasse, une gourde et un panier de provisions avec une bouteille qui surgit. — Voilà mon fusil, mon picotin et ma gourde de rhum. Avec ça, le malandrin peut venir.

Le Duc. — Bravo, Firmin.

Firmin, résolu. — Le premier qui arrive, je lui tire dessus… Ah ! mais…

Le Duc. — En attendant, fermez les volets, je vais vous aider.

Firmin, allant à la terrasse et fermant les volets avec le duc. — Drôle d’idée tout de même qu’a eue le patron ! Pourquoi qu’il est allé à la gare !

Le Duc. — Probablement pour prendre le train.

Firmin. — Pas pour Paris, toujours, il n’y en a point.

Le Duc, du dehors. — Tirez donc plus fort… Il y a un train à huit heures douze.

Firmin. — Non point. Nous sommes le 3 septembre, c’est fini à partir de septembre.

Le Duc. — Vous radotez. J’ai consulté l’indicateur.

Firmin. — Et il y a ça dans l’indicateur ?

Jean, entrant. — Les pneus sont posés, monsieur le duc. Seulement… il ne fait pas un temps de chrétien.

Le Duc. — Ah ! j’en ai bien vu d’autres. (Il met son manteau d’automobile, aidé par Jean.) Vous resterez ici. Vous vous installerez dans l’aile gauche du château.

Jean. — Oui, M. Gournay-Martin m’a expliqué. Il y a donc du danger pour cette nuit ?

Le Duc. — Oh ! Je ne crois pas. M. Gournay-Martin était un peu affolé… mais enfin, à tout hasard, il vaut mieux être armé.

Jean. — J’ai là mon revolver, monsieur le duc.

Le Duc. — Parfait. Vous pouvez allumer les phares. J’arrive tout de suite. (Jean sort.) Voyons, j’ai tout ?… Eh bien, Firmin, je vous laisse… Vous avez votre gourde, votre fusil et votre picotin. Vous êtes un vieux militaire. Vous n’avez pas peur, hein ?

Firmin. — Non, pas encore.

Le Duc. — Firmin, vous êtes épatant ! Allons, bon courage, hein ! bon courage.

Il sort.


Scène X

FIRMIN, seul.

Firmin, seul, à jouer, lentement, sensation de la peur. — Huit heures douze ! Qu’est-ce que ça prouve, moi je sais bien qu’à partir de septembre… Il y a trop de lumière, ça se glisse à travers les volets… ça peut attirer le malandrin… (Il baisse l’électricité.) C’est égal, ça n’est pas prudent de laisser comme ça un homme tout seul, dans un château… Ils n’auraient qu’à venir et me bâillonner comme Jean tout à l’heure. Il y a du danger… J’aurais dû demander à ma femme de me tenir compagnie… Enfin, j’ai mon picotin, et j’ai le talon dans l’estomac. (Il déploie tout sur la table et, se versant un verre de vin.) Mais quel orage ! C’est-y permis de tonner comme ça ! C’est à peine si, avec le bruit du ciel, on entendrait venir le malandrin. (Il commence à manger. On entend un bruit lointain. Il se lève effaré.) Nom de nom ! le voilà, le malandrin ! On marche, là ! (Il prend son fusil. On frappe au volet.) On a frappé. (On frappe.) Oh ! que j’ai peur : je n’ai pas eu peur comme ça depuis la guerre de 70… Nom de nom ! Ils n’auront pas ma peau. (On essaye d’ouvrir la porte.) Les malandrins, ils vont crocheter les volets. Qui va là ?

Une Voix. — Ouvrez.

Firmin. — Allez-vous-en ou je tire !

Une Voix. — Firmin, voulez-vous ouvrir ?

Firmin. — Comment qu’ils connaissent mon nom ?

Une Voix. — Voulez-vous ouvrir, nom de nom ! il tombe des seaux d’eau, ouvrez donc !

Firmin. — Comment, mais c’est la voix du patron !

Il donne la lumière et va ouvrir.


Scène XI

GOURNAY-MARTIN, GERMAINE, SONIA KRITCHNOFF, IRMA, avec un parapluie retourné.

Tous sont mouillés, dans un état lamentable.

Gournay-Martin, se précipitant. — L’indicateur ! Où est l’indicateur ? je vais porter plainte.

Il éternue.

Germaine. — Ah ! quelle soirée ! Pas de train avant minuit. Il va falloir passer quatre heures ici. Enfin, il y a à manger.

Elle s’assoit.

Gournay-Martin. — Huit heures douze, tenez, huit heures douze. Ça y est bien. Vous êtes témoins. Et c’est là dans l’indicateur officiel. Je vais porter plainte.

Germaine. — Oh ! quelle horreur ! On a bu dans ce verre-là !

Firmin. — Dame, c’est mon picotin.

Gournay-Martin, qui examine toujours l’indicateur. — Nom de nom !

Germaine et Sonia, cette dernière s’est à son tour attablée et a tiré de sa valise un gobelet et un couvert de voyage. — Hein ?

Gournay-Martin. — Cet indicateur, savez-vous de quand il date ?

Firmin. — Moi je le sais, monsieur.

Gournay-Martin, furieux. — Comment, vous le savez ?

Firmin. — Bien sûr, c’est mon indicateur, il date de l’Exposition.

rideau

Firmin : « C’est mon indicateur, il date de l’Exposition ! »