Paul Ollendorf, éditeur (p. 78-86).


VII


Pareille à ces rêves d’un moment où s’enchaînent d’innombrables faits, la fugitive minute leur laissa le souvenir d’une impression longue, puissante et complexe. Ils en éprouvèrent aussitôt le bénéfice, étant rassérénés et confiants en l’avenir.

Certes la lutte continuerait. Ils auraient encore à se défendre contre leurs instincts et contre la tentation des joies claires et faciles qu’ils avaient décrétées indignes. Mais, n’ayant jusqu’ici que sollicité le passé, ne devaient-ils pas s’applaudir du succès obtenu ? D’autres efforts aboutiraient à des récompenses plus complètes qu’ils goûteraient chaque fois davantage avec des sens plus affinés et un esprit moins asservi à ses anciennes façons de jouir.

Ils retournèrent ensemble autour de la ville. Et ils n’eurent plus besoin d’implorer la muraille, ni de la hausser au rang d’idole qui bénit ou se refuse. Elle fut simplement la ruine où s’attestent les âges défunts. Elle fut le grand coffret de pierre où gît, comme une relique, l’immortel passé.

— Oh ! le passé, résuma Claude, comme j’en comprends l’aide maintenant ! Comme notre instinct mystérieux a deviné qu’il fallait nous baigner à cette source de sagesse et d’émoi ! Nous nous sommes dépouillés d’abord de nos vieux vêtements afin de nous laver de notre petit passé, à nous, si mesquin et si triste. Et aujourd’hui nous nous sentons une parcelle du grand passé des choses. Ainsi s’est dégagé un peu de notre âme essentielle, un peu de notre âme d’éternité. En la rattachant à celle d’autrefois, nous la faisons participer à des siècles de conscience.

Ils avaient donc raison de la chercher, cette âme morte et toujours vivante. Elle réside dans la vie, dans les faits, témoignages, œuvres, vestiges de cette vie, dans un morceau de silex, dans les miettes d’un bibelot.

— C’est vrai, dit Armelle, le vieux rempart n’est pas seulement bâti avec des pierres, mais avec les craintes, les aspirations et les nécessités de toute une époque. Il y a là des traces de regards, des traces de doigts, des traces d’âme prévoyante, ou peureuse, ou tranquille, ou féroce, ou rapace. C’est cela que nous évoquons, c’est cela qui nous a fait défaillir l’autre soir, comme si nous nous rappelions une époque indéterminée de notre existence à nous.

Sachant la signification de leurs actes, ils n’en agirent que plus simplement. Parfois de petits rentiers se chauffaient au soleil : ce voisinage ne les chagrina point comme auparavant. Ils ne s’offensaient pas davantage que des canards s’ébattissent parmi les roseaux des douves féodales. Et les blanchisseuses qui lavent le linge de la ville dans l’eau séculaire ne furent plus leurs ennemies.

Ils ne craignirent point de compromettre leurs conquêtes en s’écartant des remparts. D’ailleurs toute ville est ceinte d’une zone où s’épandit quelque chose d’elle. Guérande, forteresse hautaine, est environnée de menus castels, échoués dans le jardin joyeux de ses compagnes comme des rocs éboulés d’une falaise. Ils ont l’aspect farouche et comique de vieux chiens rageurs qui ne peuvent plus mordre. Malgré leurs tours démantelées, leurs bastions effondrés, ils aboient encore après le passant et lui montrent les dents avec les tessons de bouteille de leurs murs. Ce fut un plaisir pour Armelle et pour Claude de les découvrir au fond de leurs niches de feuillage.

Si la grâce du passé les favorisait, leurs rapports ne s’amélioraient pas. Ils ne pouvaient nier que leur vie se fût heureusement imprégnée de la vie des choses mortes. Mais qu’en retiraient-ils pour le bien de leur propre cause ? Le développement de leur sensibilité les unissait-il davantage ? Ils avançaient bien de front, mais plutôt sur deux routes parallèles qui se hérissaient d’obstacles au travers desquels ils se voyaient et s’entendaient à peine.

Dans l’espérance d’accroître leur intimité, ils ne se quittèrent plus, et ils parlaient beaucoup afin de se mieux connaître. Ils avaient l’air d’offrir sur leurs mains ouvertes tout ce qu’ils savaient ou ignoraient d’eux-mêmes et de se dire anxieusement :

— Tenez, voilà, me comprenez-vous ? Y a-t-il là de quoi vous séduire ?

Hélas ! sous l’amas des contradictions et des mensonges inconscients, ils achevaient de s’égarer.

Un jour, sans le vouloir, Mlle de Rhuis vit, sur l’enveloppe d’une lettre que Claude jetait à la poste, le nom d’une ancienne maîtresse dont il l’entretenait parfois. Elle n’y fit pas attention. Mais deux heures plus tard, au cours de leur promenade, elle réfléchissait :

— Si je m’inquiétais de lui le moins du monde, je me serais émue. Que lui dit-il ? A-t-il confié notre secret ? demande-t-il conseil ? Certes je ne l’aurais pas interrogé. Encore m’eût-il fallu dominer certains instincts inférieurs. Or je n’y ai même pas pris garde. Quelle marque d’indifférence !

Et elle songeait, tandis que Landa marchait devant elle :

— Qui est cet homme ? Que me veut-il ? Que fait-il auprès de moi et qu’est-ce que j’attends de lui ? Pourquoi ce passant, cet étranger dans ma vie ? Personne, personne ne m’a paru si loin.

Claude se retourna. Il surprit sa peine. La même le hantait. Il lui dit tristement :

— Vous souffrez, n’est-ce pas ? moi aussi. Nous souffrons parce que nous avons voulu être moins seuls que jadis, et que nous sommes plus seuls que jamais.

— Je le suis au point que je ne sais plus si je vis. Il m’en faudrait quelque preuve certaine. Et rien ne me la donne, ni vous qui vous éloignez, ni les choses mêmes, car je m’en désintéresse. Tout s’éteint, tout s’efface.

— C’est la détresse de vivre… il y a tant de mort dans la vie, dit Claude… nous éprouvons la souffrance de ceux qui sont dignes de souffrir sans cause. Mais on sort plus courageux de ces petits baptêmes de douleur.

Le soir, ils gravirent ensemble les marches de la tour jusqu’à la plate-forme qui la domine.

La nuit irradiait. C’était une nuit d’ombre infinie, où l’ombre naît d’elle-même, s’enfle, circule et rayonne, comme un élément formidable fait de la poussière des mondes et de leur diffusion à travers l’espace. Elle seule subsistait. Il n’y avait point d’autre bruit que le roulement de ses flots, ni d’autre parfum que son haleine tiède.

— J’ai l’impression de voiles tendus autour de nous, dit Claude, et, derrière eux, je devine des plaines ardentes, des villages illuminés, des mers de soleil, tout un éblouissant midi.

Mais la nuit se resserrait peu à peu, refoulant les incursions de leurs sens et de leurs pensées et investissant jusqu’aux champs de lumière où se réfugiait leur imagination. Elle les enveloppa de toutes parts. Elle bâtit des murailles. Elle s’adapta fidèlement à leur forme. Et elle s’immobilisa.

Alors ils en furent réduits à eux-mêmes, à l’infime place que l’on occupe. Le monde entier fut contenu dans le temple où se célèbre le mystère des personnes. Et tout était si formidablement noir, que quelque chose au fond d’eux protesta contre cet envahissement des ténèbres.

— Oh ! dit la jeune femme, je sens en moi comme un effort de clarté. Cela me fait songer au clignotement douloureux des petites étoiles qui veulent luire.

— C’est la sensation de la vie, murmura Claude, la profonde et inexplicable sensation. Elle s’oppose vaillamment au néant de l’immensité et se manifeste par cette image de lumière en contraste avec la nuit souveraine. Et cela s’allume également en moi, et, de même, je vous évoque sous l’apparence d’une petite flamme pâle qui vacille à mon côté, inhabile et grêle, éperdue sous les souffles ennemis.

Ainsi, pour la première fois, ils eurent conscience de leur vie réciproque.

— Vous vivez, Armelle, vous vivez… tout le reste du monde n’est peut-être qu’une illusion, mais je sais que vous vivez et que je ne suis pas seul.

— Claude, gémit-elle, je ne suis pas seule non plus…

Un peu de leur vie se mêlait comme se marient par leur clarté deux lueurs.

S’étant tournés vers la ville, ils imaginèrent des milliers de petites flammes, plus pâles encore, plus effacées, les petites flammes que ne dissipe point le trépas de la chair et qui voltigent sur les toits, frémissent le long des clochers, et s’abritent dans le creux des vieux remparts.