Paul Ollendorf, éditeur (p. 1-14).


I

Dans ce milieu d’artistes et de littérateurs, la complicité de tous devait, dès la première entrevue et sans que nul n’y tâchât volontairement, rapprocher Armelle de Rhuis et Claude Landa. Tandis que chacun des invités, de par sa profession, se classait en quelqu’une des diverses catégories de l’art, ils n’avaient eux, à se réclamer que de leur titre de mondains. Claude n’avait jamais tenté de mettre en relief les réelles qualités de son intelligence et de son goût. Et Mlle de Rhuis, malgré ses allures indépendantes, ne se donnait pas des airs d’amateur en peuplant son atelier de chevalets et de toiles.

Cette situation leur valut d’être seuls aussitôt qu’ils furent présentés l’un à l’autre. On s’écarta comme s’ils allaient tenir un langage ignoré et remuer des questions d’un ordre spécial. Peut-être cette complaisance les gêna-t-elle au début, mais l’éveil rapide de secrètes sympathies leur fit accepter l’isolement où l’on s’accordait à les laisser.

Physiquement, leurs apparences s’harmonisaient, ce qui provient de causes plus obscures que les similitudes ou les différences dans la taille, le geste ou l’âge. Armelle avait des cheveux blonds à nuances très diverses, comme des blés que le soleil a mûris inégalement. De l’or aussi éclairait ses yeux sombres, et la lumière de ses dents brillait entre ses lèvres rouges. Au repos, son visage était plein de sourire, à tel point qu’on ne savait pas ce qui souriait de ses yeux ou de sa bouche, de ses joues ou de son menton. Plutôt même que du sourire, on eût dit de la clarté qui rayonnait comme une atmosphère de joie. Près d’elle, Claude semblait plus brun et plus pâle qu’il n’était. L’expression pensive de sa physionomie s’accentuait également par contraste. Cependant Armelle remarqua dans la suite que sa figure, sous l’influence d’une exaltation ou d’un sentiment un peu vif, devenait ardente, presque heureuse. Et il nota, lui, le masque de gravité, de mélancolie, presque de froideur, dont l’émotion ou simplement l’effort de la réflexion recouvrait le visage souriant de la jeune fille.

Si l’on devinait au juste l’importance que telle personne prendra dans notre vie, comme ils se fussent examinés attentivement, afin d’analyser l’impression reçue au premier choc ! L’image que l’on finit par prendre d’autrui est si différente de l’image qu’offre le souvenir qu’on ne les croirait pas issues du même être. Laquelle des deux est la vraie ?

Armelle et Claude avaient l’un sur l’autre ces vagues notions dont on se contente en général pour juger. Quelques liaisons flatteuses, le fait d’avoir abandonné l’une de ses maîtresses, valaient à Claude une réputation d’homme à conquêtes et à caractère volage. On le savait orphelin, indépendant, occupé de sport, friand de vieux livres. Armelle intriguait par son genre d’existence. Dédaigneuse des salons que sa naissance lui eût ouverts, elle fréquentait des peintres, des gens de lettres, le monde des théâtres, sans prendre garde aux manières des hommes ou à la conduite des femmes. Elle tenait de sa mère une grosse fortune qui lui servait à satisfaire aux habitudes dissipées de son père. On lui prêtait vingt-cinq ans et deux ou trois aventures.

Ils éprouvèrent assez longtemps l’embarras de ceux qui se trouvent en rapports pour la première fois et qui font cas de leur opinion réciproque. Une parole vraie le chasse. Mais comme elle est difficile à prononcer ! Vient-elle aux lèvres, il semble d’avance qu’elle va sonner faux. Après quelques instants néanmoins, Claude hasarda :

— Sentez-vous comme moi, mademoiselle, tout ce qu’il y a de particulier dans la mise en présence de deux inconnus ? Cela se reproduit si souvent que nous n’en apercevons pas le côté étrange et, si nous sommes troublés, ce n’est qu’au fond de nous et à notre insu. Et cependant, n’est-ce pas deux mondes inexplorés que le destin place côte à côte ? Le plus petit regard y pourrait effectuer de merveilleuses découvertes. Or c’est précisément quand il y a sympathie que les facultés d’observation restent inactives. On s’emploie plutôt à se faire connaître qu’à connaître. On parle au lieu d’écouter.

Elle ne s’étonna pas de cette allusion à leur sympathie possible. Elle dit en souriant :

— Supposons les deux interlocuteurs résolus à écouter, l’entretien menacerait de languir.

— Où serait l’inconvénient ? Pourquoi est-on si mal à l’aise quand la conversation tombe ? J’admets parfaitement que deux êtres n’aient rien à se dire et demeurent silencieux l’un en face de l’autre tout en faisant les simples remarques de vie que la vie offre, qu’inspire le coudoiement des foules ou bien les spectacles extérieurs. Ainsi, peu à peu, apparaîtrait la vérité de chacun.

Mais le silence n’est rempli qu’après l’échange de certaines phrases plus intimes, et le leur était si vide qu’ils eurent hâte de le combler à l’aide de mots quelconques. Ils devinèrent leur angoisse mutuelle. De quoi causer ? Répugnant à faire de l’esprit ou à disserter à tort et à travers, ils n’osaient davantage, par une fausse honte assez commune, donner à leur conversation un tour plus élevé. Sait-on à qui l’on s’adresse et si telle parole précieuse ne passera pas inaperçue ?

En réalité il s’intimidaient l’un l’autre, malgré leur habitude de situations analogues. Jamais, sans doute, ils n’avaient désiré prendre contact aussi rapide et aussi essentiel avec telle personne rencontrée. Et c’est en ce cas surtout que l’on s’avise des hautes barrières qui s’interposent entre les êtres. Tout effort se heurte à de nouveaux obstacles, murailles massives, effroyables banquises qu’il faut casser à coups de hache ou user par le frottement patient des formules banales.

Alors ils se décidèrent à parler d’eux, ce qui est un hommage après tout, puisque, en se montrant comme on est ou comme on cherche à paraître, l’on marque l’espoir de plaire. Et ils en parlaient allègrement.

— Moi, disait l’un…

— Moi, répondait l’autre…

Ainsi que des balles bondissaient les affirmations positives. Toute révélation entrainait une riposte aussi catégorique. Et comme, le plus souvent, nous règlent au début l’ambition d’être agréable et la crainte de froisser, ils semblaient n’avoir qu’un sentiment sur toutes choses, que des passés identiques et des conduites parallèles. Chacun s’introduisait de force dans le moule qu’il supposait préféré par l’autre. Ils s’entretenaient moins d’eux-mêmes que de marionnettes qu’ils agitaient au bout de leur poing et dont ils prônaient le costume, le mécanisme, les diverses singularités.

Qu’apprirent-ils ? Peu de chose. Claude sut que Mlle de Rhuis inspirait à son père une confiance et un respect illimités, qu’elle ne se souciait pas des médisances et n’acceptait de contrôle ni dans ses façons d’agir ni dans le choix de ses relations. Lui, de son côté, déclara son goût pour les exercices violents, pour les belles reliures anciennes et pour les voyages à travers la France en quête de petites villes bizarres.

Mais sous le réseau factice des paroles, quelque chose allait de l’un à l’autre qu’ils ne voyaient ni n’entendaient, quoiqu’ils s’en rendissent compte comme d’un courant de chaleur dans l’air froid. C’était l’accord de leurs pensées inexprimées et de leurs instincts profonds. Les êtres s’accouplent silencieusement, en dehors de toute manifestation et sans que l’on soupçonne la raison de ces mariages invisibles. Très souple en sa robe de soie changeante dont le tissu lâche reposait sur ses formes, Armelle jouait de son sourire frais, de ses yeux dorés, de son visage lumineux, tandis que Claude soignait à son insu le geste de ses mains et le croisement de ses jambes. Toute leur coquetterie se bornait à ces innocents manèges. Ils n’essayaient pas de se plaire ni de montrer qu’ils se plaisaient. Pourtant les minutes leur étaient d’un prix inestimable et le signal du départ les décontenança un moment. Le fait seul d’avoir été l’un près de l’autre les avait unis davantage, que la multiplicité des phrases émises.

Elle consentit à ce qu’il l’accompagnât. Ils suivirent à pied l’Avenue du Bois. Un soir doux annonçait le printemps. Quelques feuilles marquaient la silhouette grêle des arbres. L’air portait des parfums.

Ils ne disaient rien. Claude observait Mlle de Rhuis et parfois s’attardait un peu, car la marche des femmes l’intéressait beaucoup. Celle d’Armelle le ravit. Elle faisait des pas allongés, bien déterminés, et rebondissait imperceptiblement, de sorte que son allure était légère, d’un rythme puissant et d’une jeunesse incomparable.

— Vous avez une marche de petite fille, lui dit-il, de petite fille posée, en plein équilibre et qui sait où elle va. Il y a tant de femmes qui ont besoin du bras d’un homme. Vous, on ne vous voit au bras de personne.

— Dois-je donc marcher seule dans l’existence ? demanda-t-elle.

Ils avaient parlé gravement, sans intention flatteuse d’une part ni provocante de l’autre. Loin des foules et des lumières, leur gêne se dissipait. La nuit aime les confidences. L’ombre les induisit à plus de hardiesse, et ils dirent des choses à propos de l’amour.

Ils convinrent aussitôt que la vie en suit les fluctuations heureuses on malheureuses avec la docilité d’une épave. Mais l’accord cessa sur la place qu’il doit tenir. Armelle la limitait. Claude la voulait infinie.

— Comment assigner des bornes à ce qui est notre essence ? dit-il. Ceux qui n’aiment pas d’une façon constante et absolue sont des dégénérés et des malades. La meilleure preuve en est que le pouvoir d’aimer coïncide avec la période où la vie atteint sa plus grande intensité. Être jeune, cela signifie être capable d’amour. Toutes les autres occupations sont des passe-temps, de même que la brume, la pluie, la neige sont les intermèdes d’un état normal qui est le plein soleil.

L’ardeur de sa voix frappa Mlle de Rhuis. D’ordinaire on eût pu constater en lui plutôt une certaine hésitation de parole. Maintenant les mots coulaient de sa bouche abondamment. Il continuait :

— Toute ambition me paraît misérable qui n’est pas celle d’aimer. Et je n’appelle pas amour cette petite liaison commune des gens qui cherchent une distraction. Aimer, c’est s’anéantir, se dépouiller de sa personnalité, sacrifier tout ce qui fait qu’on est soi et non un autre. Quand j’aime, je n’existe plus, quoique j’existe cent fois davantage. J’ai la joie farouche de m’échapper de moi pour vivre, hors de mon cerveau et de mon corps, une vie surnaturelle.

De quelle voix étrange il s’exprimait ! On eût dit qu’il se servait d’un organe nouveau, harmonieux et musical, à la fois apte aux inflexions tendres et frémissant d’exaltation sincère. Armelle, toute remuée, murmura :

— Oui, une vie de rêve dont les souffrances valent les joies.

Se penchant vers elle, il reprit :

— On n’a point conçu de plus noble attitude que de se mettre à genoux et de joindre les mains. Il faut être ainsi devant qui l’on aime. Il faut s’absorber dans une seule idée, s’affranchir de tout amour-propre, refuser tout plaisir étranger. Il faut agir comme si l’on tenait sa faculté d’agir de l’être que l’on aime. Notre vie commence où commence la sienne et finit où elle finit. Il est notre principe et notre but. Il nous crée incessamment. En dehors de lui il n’y a rien, il n’y a rien…

Elle lui saisit le bras et l’arrêta :

— Pensez-vous ce que vous dites ? Pensez-vous que l’amour doit être un asservissement, une immolation perpétuelle de soi-même ? Doit-on se courber et se traîner à terre parce que l’on aime ? Doit-on mépriser toute aspiration noble si elle ne participe pas à notre amour ? Est-ce là votre idéal ? Répondez franchement.

Elle le questionnait d’un ton impérieux et, comme il se taisait, elle insista :

— Le pensez-vous ? répondez sans détours… répondez avec la loyauté d’un homme qui s’interroge… le pensez-vous ?

— Non… non… je ne le pense pas.

Tout de suite il eût voulu se reprendre, raisonner, faire la part du faux et du vrai, affirmer que si des doutes, depuis peu, l’obsédaient, du moins telle avait été sa conception réelle de l’amour. Mais en vain il se débattit. À travers tous les obstacles, elle avait pénétré jusqu’au seuil même de sa conscience, et il ne put que répéter :

— Je ne le pense pas, non, je ne le pense pas.

Ils se remirent en marche le long des fortifications, du côté de la Muette. Ils se hâtaient, en un désir confus de séparation. Devant la grille d’un jardin, Armelle tendit la main à Claude :

— Me voici arrivée… venez me voir bientôt, je suis toujours chez moi à la fin de l’après-midi.

Elle ouvrit la porte. Immobile, Claude écouta les pas qui s’éloignaient sur le sable des allées.