L’Ouest-Éclair (p. 143-166).

VII


Armelle songeait dans sa chambre. Elle avait retiré d’un coffret la cigarette offerte par ses amies. Elle la tournait entre ses doigts, se demandant si Gontran Solvit aimait fumer.

Elle se remémorait les gestes des trois jeunes filles quand elles tenaient leurs cigarettes. Elle essayait de les imiter en lançant vers le plafond de» spirales de fumée imaginaire. Sa tante était dans le salon avec une dame d’œuvre pour s’occuper de comptes qui dureront quelques heures. La jeune Armelle était rentrée dans sa chambre où elle devait ourler des fichus pour les poupons d’une crèche.

— C’est un sacrifice que tu feras, de manier ces petites choses misérables, lui avait dit sa tante, mets-y tout ton cœur…

Armelle observe qu’il lui est ordonné de mettre du cœur partout, sauf dans une affection pour un jeune homme.

Elle médite : ma tante n’avait donc pas beaucoup de cœur pour défendra à son fiancé de fumer. Ah ! M. Solvit pourrait fumer autant qu’il le voudrait, je ne l’empêcherais pas.

Et la cigarette roulait entre ses doigts blancs. Bientôt Armelle n’y tint plus et prenant brusquement uns allumette, elle alluma le tabac blond qui sortit odorant de son enveloppe de papier.

Elle en aspira une bouffée avec un battement de cœur, puis deux. Elle n’y trouva aucun mal. « Pourquoi donc ma tante a-t-elle défendu ce divertissement si simple à son fiancé ? » On est tranquillement dans un fauteuil, on aspire un peu de fumée et on la lance devant soi… C’est tout. Où est le péché ? Ma tante me raconte des choses qui me font penser à d’autres choses… et me font acquérir de l’audace. Je fume, moi Armelle ! C’est épouvantable.

Cependant, la jeune fille n’alla pas au bout de sa cigarette. Elle en fuma la moitié seulement et tut fort contente de soi.

Malheureusement, elle n’eut pas le temps de vaporiser la pièce d’eau de Cologne.

Sa tante entra brusquement, mais elle s’arrêta sur le seuil. Elle eut une longue aspiration et s’écria en parodiant l’ogre :

— Cela sent le tabac ici !

Armelle ne se décida pas tout de suite à répondre ; puis elle prit son courage pour acquiescer ;

— Oui, ma tante.

— Qui est venu dans cette pièce ? est-ce que Joseph se serait permis de frotter le parquet la pipe à la bouche ?

— Non, ma tante, c’est moi. Je n’avais pas de pipe mais une cigarette.

— Quoi ! quoi ! ma nièce… vous avez fumé ?

Mlle de Saint-Armel ne pouvait plus tutoyer sa nièce.

— Oui, ma tante,

— C’est monstrueux ! à quoi pensez-vous ! qui vous a acheté des cigarettes ? Voulez-vous me voir mourir en constatant ce scandale ? Vous devenez dangereuse ! quel serpent nourrissons-nous, Seigneur Dieu !

— Je vous en prie, ma tante, ayez la bonté de vous calmer.

— Me calmer ! ma vie est brisée !

— Mais non. votre santé est excellente… Laissez-moi vous expliquer et ne vous agitez pas ainsi… j’ai essaye de fumer une cigarette pour savoir quelle était l’impression qu’on en avait.

— Vous êtes inouïe, ma nièce, et vous irez loin dans vos études, si vous vous mêlez de rechercher des impressions. Je ne vous ai jamais défendu dé fumer parce que je n’aurai jamais cru que vous vous le permettriez. Mais maintenant, je vous ordonne de ne plus toucher à une parcelle de tabac.

— Bien, ma tante.

— Je vais prévenir immédiatement votre oncle de ce scandale, et j’espère que dans sa fermeté d’homme il saura vous blâmer de cette inconvenance.

Armelle resta un moment, les yeux baisses, puis elle murmura :

— Ma tante, je ne parviens pas a comprendre pourquoi vous avez fait grief à votre fiancé, de fumer…

— Ciel ! qu’est-ce qu’il m’est donne d’entendre ! c’est ainsi que vous êtes contrite ?… Ainsi vous accueillez ma réprimande par une impudence plus grande encore !

— Ma tante, je ne me sens nullement inconvenante… vous m’avez fait l’honneur de me prendre pour confidente. Vous m’avez expose votre manière de penser, j’y réponds par la mienne. Nous avons tous une opinion, c’est notre devoir, et quand nous en avons une, nous devons la défendre, c’est notre droit.

— Je n’ai plus de cadette, gémit Mlle de Saint-Armel, je subis les leçons d’une enfant qui veut être mon égale.

— Nullement, bonne tante, je vous exprime une simple idée. Je suis toujours soumise à vos intentions, mais je sais que si j’avais un fiancé je ne lui demanderais pas le sacrifice de sa cigarette… Ne voyez là rien d’irrespectueux.

Mlle de Saint-Armel était suffoquée. À peine pouvait-elle parler. Elle murmura pourtant :

M. le Chanoine s’est bien trompé. Il a cru que ces trois jeunes filles étaient inoffensives, mais ce sont des démons de perdition…

— Ne les accusez pas, ma tante… Ne vous en prenez qu’à mon caractère qui se transforme. Une heure arrive où la personnalité s’accuse.

— Ton oncle sera prévenu de ces faits nouveaux.

Mlle de Saint-Armel aînée ne perdit pas de temps.

Le soir, alors que le trio se tenait dans le salon, quelques instants avant d’aller prendre du repos, la chère demoiselle dit à son frère :

— Je regrette de vous déranger dans la lecture de votre quotidien, mais j’ai des choses bouleversantes à vous apprendre.

— Je suis tout entendement, ma sœur. Votre visage me paraît en effet assez affaissé. Je suis désolé de vous voir aussi agitée. M. le Chanoine aurait-il posé sa barrette de travers ?

— Trêve de plaisanterie, monsieur mon frère. Je sais combien votre esprit se complaît à traduire en gaîté les incidents les moins frivoles, mais ce que j’ai à vous révéler est du domaine grave…

— Parlez, ma sœur, nul plus que mol ne peut compatir à ce qui vous touche.

— Dois-je sortir, ma tante ?

— Reste ! riposta froidement Mlle de Saint-Armel.

Armelle se rassit docilement.

— Vous avez devant vous, mon frère, une personne qui méconnaît les principes les plus élémentaires de la bonne éducation que doit avoir toute femme bien née… Cette personne, mon frère, a fumé !

— Oh ! ma sœur, vous avez fumé…

— Oh ! mon frère, vous m’insultez ! clama Mlle de Saint-Armel avec éclat.

— Dieu m’en garde, ma sœur ! s’écria vivement le marquis. Je vous prie de m’excuser… vous êtes en face de moi et je croyais ne pouvoir me méprendre. Veuillez me pardonner. Je suis obligée de me rendre à l’évidence. C’est notre bébé d’Armelle qui a fumé. Sans doute a-t-elle pris des pétales de rose séchés et les a-t-elle enfermes dans du papier de soie pour imiter ses ainées modernes.

— Non, mon oncle s’écria Armelle triomphante, c’était une vraie cigarette !

— Vous constatez, mon frère, que l’aveu est aussi spontané qu’insolent.

— Cela m’enchante. Je ne me gênerai donc plus pour allumer ma cigarette, puisque Mlle ma nièce me fera le plaisir de me donner l’exemple.

— C’est insensé ! J’allais réclamer de vous une sanction pour cette petite effrontée et vous prenez son parti ! Bien mieux… vous avez l’air de la prier de vous permettre de fumer en sa compagnie ! Je serai donc seule à sauvegarder les traditions… j’ que vous fumiez, monsieur, que vous aviez perdu la notion de ce qui se fait dans notre monde.

— On prise, mon oncle ! cria Armelle en joie.

Le marquis rit de si bon cœur a cette repartie que sa sœur en fut affreusement scandalisée. Elle se voyait complètement débordes par ces allures nouvelles. Son frère lui paraissait plus moderne encore que sa nièce et elle ne savait plus à qui avoir recours.

Elle gémit :

— Ah ! qu’il m’est pénible de vous découvrir ce défaut !

— Mon Dieu, ma sœur, si je vous l’ai dissimulé c’est que sachant que ce sujet était la cause de votre douleur, je me suis garde de vous en taire souvenir. Je n’ai pas voulu que cette habitude, si vénielle, vous rappelât un passé fâcheux. Vous conviendrez que la délicatesse léguée par nos pères possède encore en moi un représentant digne.

Mlle de Saint-Armel ressentait un écroulement. De marquis s’adressa a sa nièce :

— Pourquoi as-tu fumé, ma tourterelle ?

— Pour savoir si je refuserais un fiancé pour cette faute.

M. de Saint-Armel eut un haut-le-corps tellement il s’attendait peu à cette réplique.

Tout amusé, il contempla sa nièce et murmura :

— Ce ne sont pas les parents qui façonnent les générations, mais l’air du temps où elles vivent.

Il reprit plus haut :

— Tu penses donc au mariage ?

— Beaucoup, mon oncle.

— Ciel ! cria Mlle de Saint-Armel blessée à vif.

— J’y songe, mon oncle, pour en, mesurer les bons et les mauvais côtés. Je crois qu’il serait agréable d’être mariée si les hommes étaient quelque peu charmants. Malheureusement, connaître ceux-ci est un travail plein d’embûches. Il faudrait une épreuve qui me montrât l’affection désintéressée d’un homme.

— Que cette petite a d’esprit ! s’écria le marquis confondu.

Quant à Mlle de Saint-Armel, elle regardait sa nièce avec un ahurissement si profond qu’elle semblait changée en statue.

— Mais, reprit Armelle. cette réalisation est impossible. On en rêve, mais sans pouvoir la résoudre.

— Que tu es romanesque, mon Armelle, soupira le marquis.

Le silence régna sur eux trois.

Cécile Soudaine était très préoccupée. Pleine d’ambition, elle trouvait de plus en plus que Gontran Solvit, mieux encore qu’Émile Gatolat, ferait pour elle un mari des plus recommandés.

Elle n’aimait plus la province où elle s’ennuyait mortellement. Paris devenait son objectif et elle se jugeait assez belle et intelligente pour y régner.

Mais les prétendants parisiens manquaient dans la ville. Seul, Gontran Solvit était dans la place et il ne fallait pas le laisser échapper.

Il aurait peut-être choisi Armelle. Mais Cécile savait que ce mariage ne pouvait se taire. La situation du jeune homme était trop simple pour cette famille aristocratique. Peut-être se faisait-il des illusions et il aurait fallu l’avertir pour qu’il ne se leurrât pas davantage.

C’était un service à lui rendre.

Elle chercha un moyen de le rencontrer. ce qui était assez facile puisqu’il continuait à étudier les fresques.

Y aller seule ? Cécile ne s’embarrassait pas de conventions. Elle se calquait sur les plus modernes des jeunes filles correctes, et elle se disait que quand elle serait parisienne, les commérages des provinciaux ne l’intéresseraient plus.

Son plus gros souci était de se cacher de Louise et de Roberte. Ce fut une expérience pour elle : elle se jura de n’avoir plus d’amies inséparables afin de conserver sa liberté.

« Depuis notre adolescence, nous ne nous quittons plus, pensait-elle, et nous tisons dans l’âme l’une de l’autre. Cela devient insupportable et il serait grand temps que cela cessât. »

Cécile allait et venait dans sa chambre, en songeant au moyen à employer pour avoir quelques minutes de conversation avec Gontran Solvit.

« Je ne ferai aucun tort à Armelle, ce qui serait vilain Je tiens beaucoup à sa sympathie, parce qu’elle est bonne… mais du moment qu’elle ne peut épouser cet artiste, autant que ce soit moi. »

Soudain, elle entendit un bruit de voix.

« Papa parle à une autre personne, mais qui ? »

Elle écouta plus attentivement et murmura : « Je reconnais ce timbre… a qui appartient-il ? Mais… je jurerais que c’est celui de Solvit ! Serait-ce possible… quel est ce miracle ? Oui, c’est bien la voix de notre artiste. »

Alors seulement, Cécile se rappela que son père était collectionneur d’objets de choix, aussi rares que beaux. Elle se frappa le front et s’écria :

« Sotte que j’étais ! J’avais le splendide prétexte sous la main et je l’ai négligé. La Providence me seconde, heureusement… donc ma cause est bonne, je serai la femme d’un Prix de Rome et Paris m’appartiendra.

Sur ce, Cécile se poudra, aviva ses lèvres minces, rosit ses joues, bleuit ses paupières et murmura : J’étouffe dans cette ville… que les esprits y sont arriérés !

M. Roudaine, en se promenant, avait rencontré par hasard Gontran Solvit qui admirait une porte médiévale hors la ville. Ce jeune homme, qui s’occupait d’architecture artistique. l’intéressa. Cet habitant de la cité où ses aïeux avaient vécu possédait une bonhomie irrésistible et une aisance familière. Il se considérait comme le père de tous ses concitoyens et il aborda Gontran Solvit avec une assurance toute paternelle :

— Vous admirez là une de nos antiquités, monsieur.

— Oui, monsieur.

L’entretien se poursuivit et M. Roudaine, comprenant bientôt qu’il parlait à un artiste éclairé, lui proposa de lui montrer sa vieille demeure où s’entassaient des « morceaux » de quelque valeur.

Gontran Solvit n’avait que cela à faire. Il ne connaissait pas le nom de son interlocuteur, pas plus que ce dernier ne se doutait du sien, mais, entre artistes, ces détails n’avaient nulle importance. Attirant le jeune homme dans son orbe, il l’avait introduit chez lui.

Tout de suite, Gontran avait été séduit par le charme du lieu et il en félicita son compagnon.

— Ma maison ne vaut pas l’hôtel des de Saint-Armel, avoua franchement le maître de céans : puis je n’ai pas de goût… mes ancêtres en ont eu pour moi. Je laisse les choses en l’état puisqu’on me dit que c’est bien, et je n’ai garde de vendre mes Louis XIV pour acheter du Louis-Philippe qui revient à la mode, parait-il. Mais ce que j’ai à vous montrer est autre chose. Je suis pour les babioles et elles sont de mon choix.

Il entraîna Gontran Solvit dans une pièce où, sous des vitrines, s’étalaient des objets de prix.

— Ce sont des cristaux, des émaux, des bronzes… voyez ce poignard avec sa fine ciselure… ce Christ d’ivoire qui date du XVe siècle.

Gontran admirait, quand la porte s’ouvrit :

— Bonjour monsieur.

Et gaiment, Cécile, avec un sourire séduisant, tendit la main au peintre.

— Vous vous connaissez ? demanda le père surpris et joyeux.

— Très peu. J’ai rencontré M. Gontran Solvit deux ou trois fois au musée.

— Gontran Solvit ! s’écria M. Roudaine stupéfait, le grand peintre ?

— Comment ! s’exclama Cécile ahurie, vous ne vous étiez pas nommés ? Dans ce cas, je procède aux présentations, acheva-t-elle en riant.

Le rite mondain accompli, Gontran Solvit dît en souriant :

— En vous voyant, mademoiselle, j’ai tout de suite deviné chez qui j’étais.

— Je n’avais même pas pensé à cette incorrection ! s’excusa M. Roudaine. je ne songeais qu’aux choses artistiques.

— Ce qui prouve qu’un nom est de bien peu d’importance.

— Vous me flattez ! riposta M.Roudaine remis à l’aise. Cependant, les noms sont encore la seule manière de nous cataloguer.

— C’est vrai, répondit Gontran amusé.

Cécile avait retenu la phrase du peintre : le nom est de peu d’importance.

Le pauvre garçon voulait se le persuader, et il reliait le détromper.

La visite domiciliaire se poursuivit, tandis que Cécile exultait ; « C’est une chance, le voici sous notre coupe, je vais prévenir maman. Où serait-il mieux que dans la famille ? On va lui servir un thé grisant… irrésistible. »

Elle glissa à l’oreille de son père :

— Je vais préparer un lunch.

— Avec champagne, recommanda M. Roudaine du même ton.

Cécile sortit comme on s’envole, légère. gracieuse. Elle arriva près de sa mère, dont elle avait hérite un grain de nonchalance, alors que Mme Roudaine en possédait un boisseau.

— Maman, M. Gontran Solvlt est ici… nous allons lui offrir à goûter.

— Ton père est là ?

— Naturellement… il lui montre sa collection.

— Alors, je serai de trop… ne me force pas à quitter ma chaise-longue… mon livre est captivant.

— Maman… tu viendras, pour Gontran Solvit ?

— Qui est-il donc ?

— Le Prix de Rome de peinture et de sculpture.

— Cela m’est égal… je ne peins, ni ne sculpte.

— Mais ta fille ambitionne d’être la femme d’un artiste.

— Tu as des goûts extraordinaires !

— Habille-toi, maman.

— Non.

— Je voudrais que tu tisses quelques grâces à ce monsieur.

— Pourquoi… tu veux vraiment en faire un mari ?

— Oui.

Mme Roudaine réfléchit, puis elle conclut :

— Tu n’as pas besoin de moi pour attirer ce jeune homme (je suppose que c’est un jeune homme) dans tes filets. Je serais plutôt gênante. Ou je parlerai, et tu ne pourras pas taire son siégé, ou je ne dirai rien et j’aurai l’air d’une sotte.

— C’est tout à fait exact ! s’écria Cécile.

— Je reste sur mon lit de repos. Bonne conquête ma fille ! Les enfants de ce temps n’ont plus besoin de leurs parents.

— Tu as raison maman ! Tu es la plus moderne des mères ! s’écria Cécile joyeusement.

Elle disparut et donna des ordres pour un « impromptu » qui durerait longtemps.

Quand Gontran Solvit se vit assis devant une table aussi bien pourvue, il se demanda si M. Roudaine n'avait pas joué une comédie. Il fut tenté de trouver cette rencontre inadmissible. Il conclut qu’elle était arrangée et que depuis des jours M. Soudaine le suivait pour rapprocher. Cette pensée l’amusa. Il comprit plus tard que ce jugement était téméraire.

Cécile excusa sa mère, dans l’impossibilité de se joindre à eux, à cause d’une migraine violente. Le thé tut dégusté, le champagne absorbé. M. Roudaine se souvint qu’il avait des aquarelles dans un carton. Il les chercha dans une chambre située à l’étage supérieur.

Cécile lui avait suggéré cette idée. Le carton était bien dans la pièce indiquée. mais dans une caisse ficelée et il devait se passer un bon moment avant que son père revînt.

Le champ était libre et tes combattants pouvaient prendre place.

— Monsieur, demanda Cécile, êtes-vous vraiment admiratif des trésors montres par mon père ?

— J’en suis ébloui, mademoiselle.

— Que cela me tait plaisir !

— Monsieur votre père possède de réelles merveilles qui pourraient être cotées à des prix sensationnels.

Cécile se rengorgea, satisfaite. Elle était encore un plus beau parti qu’elle ne croyait.

— Figurez-vous, reprit-elle que je n’appréciais pas à leur vraie valeur les goûts artistiques de mon père. Je le savais connaisseur averti mais bon juge à ce point… non. Je suis heureuse que vous m’ayez donné votre appréciation.

— Sa maison est un musée.

— Tant mieux. C’est fort heureux pour lui, qu’il ait dans cette ville, peu fertile en distractions, une occupation aussi élevée. Il ne s’ennuie pas.

Gontran Solvit tomba tout de suite dans le piège :

— Mais la ville me semble fort agréable. Ne possède-t-elle pas, de plus, quelques familles de charmante compagnie ?

— Voulez-vous me les nommer ? Vous serez vite au bout !

Gontran ne connaissait que la famille de Saint-Armel, mais il jugea diplomate de ne pas commencer par elle et il dit :

— Vos amies, d’abord.

— Oui, mais leurs pères, fonctionnaires, ne se soucient pas d’antiquités. Ils sont bridgeurs.

— Il y a M. de Saint-Armel qui paraît féru de tous les arts.

— Peut-être, mais il est si distant ! Il sort si peu de son donjon… et il y entre encore moins de monde… Est-ce tout à fait de sa faute ? Je ne le crois pas : c’est surtout sa sœur qui régit la famille.

— Ah !

Cécile remarqua que le coup avait porté ! Gontran Solvit s’était assombri. Elle continua :

Mlle de Saint-Armel est ancrée dans son traditionalisme. Les temps modernes l’épouvantent autant qu’ils l’horrifient. Elle est navrée d’avoir besoin des fournisseurs actuels et ferait volontiers son pain avec son blé… et ses chaussures avec le cuir des animaux qu’elle élèverait. De façon générale, elle trouve que la vie actuelle est totalement changée et qu’on n’y trouve plus aucun des éléments qui composaient celle de sa génération. Elle est aussi d’une aristocratie enragée. Il ne serait pas question, par exemple, d’un mariage sans particule pour Armelle. Et si le prétendant se décorait d’une particule, il faudrait encore savoir si elle est bon teint.

Le visage de Gontran Solvit se rassérénait et Cécile le constatait non sans surprise.

Cependant, elle poursuivait :

— Heureusement pour Armelle, son mariage ne lui causera nulle lutte, puisqu’elle est décidée à ne pas se marier. C’est un caractère bizarre.

Les traits du jeune homme se rembrunissaient. Il s’inquiéta :

— Pourquoi bizarre ?

La jeune fille s’arrêta court. Pourquoi avait-elle avancé ce terme ? Armelle ne lui avait pas semblé bizarre du tout, mais il fallait bien expliquer ce refus de se marier.

D’une voix moins assurée, elle reprit :

— Le caractère hautain et orgueilleux de sa tante déteint sur elle. Comment voudriez-vous qu’elle ait pris le goût du mariage à côté de Mlle de Saint-Armel, célibataire déterminée ?

Sa nièce serait une charmante jeune fille si elle avait été élevée dans d’autres conditions, mais sous l’égide de ses deux parents, elle prend des allures vieillotte…

Gontran Solvit réfléchissait en souriant.

orgueilleux de sa tante déteint sur elle. Comment voudriez-vous qu’elle ait pris le goût du mariage à côté de Mlle de Saint-Armel, célibataire déterminée !

Sa nièce serait une charmante jeune fille si elle avait été élevée dans d’autres conditions, mais sous l’égide de ses deux parents, elle prend des allures vieillotte.

Gontran Solvit réfléchissait en souriant.

— Nous l’avons trouvée tout à fait arriérée, bien qu’elle ait du bon sens. Nous ne la connaissions pas, quoique nous habitions une ville où les jeunes filles de la société se voient entre elles. Mais personne, sans doute, n’était digne d’approcher cette perle rare. Enfin sa tante a condescendu à nous demander de venir la distraire. Nous nous y sommes précipitées. C’était du nouveau. Armelle s’est montrée très accueillante, bien qu’un peu distante par moments. Mais on la sentait heureuse de se détendre, et puis, pour elle aussi, c’était un événement. Enfin Je le répète, cela n’a aucune importance. puisqu’elle ne veut pas se marier. Elle ne rendra pas son mari malheureux pas plus que ses enfants. Ces vieilles familles ont des idées d’une étroitesse déconcertante.

Cécile se tut à bout d’arguments, et aussi parce qu’elle s’avisait que Gontran Solvit n’était pas à l’unisson de son exposé.

M. Roudaine revint à temps pour rompre la gêne de la jeune fille.

Il avait les bras chargés de dessins, d’aquarelles et de gravures. Gontran Solvit les examina avec le plus vif intérêt et fut prié de choisir à son gré ce qui t’enchanta. Il prit un dessin d’Ingres.

Il partit le sourire aux lèvres.

M. Roudaine dit à sa fille :

— C’est un beau jour pour moi. Comment ne m’avais-tu pas parlé de cet artiste ?

— Je comptais t’en entretenir aujourd’hui même ; je n’ai des renseignements sur lui que depuis peu. Je le trouve fort bien.

— Ah ! Ah ! c’est sérieux ?

— Parfaitement. J’aimerais beaucoup habiter Paris.

— À bon entendeur, salut ! Il faudra que je ranime vigoureusement la flamme de ce soupirant.

— Tu n’as pas l’air de lui déplaire.

— Tu le crois ?

— J’en suis sûr.

Cécile buvait les paroles de ton père. Elle n’était pas convaincue de ce qu’il disait, mais elle avait besoin de se le persuader.

— Alors, ma petite fille veut devenir parisienne ?

— On s’encroûte un peu ici, papa.

— Tu as raison. J’aime la capitale… J’y ai fait mon droit.

— Je ne le savais pas.

— C’est-à-dire que j’aurais dû le faire, mais j’avais de si bons amis. Eh ! je me laisse aller à te raconter des choses qui ne te regardent pas !

— Elles m’intéressent. Tu retrouveras tes amis quand tu viendras me voir.

— C’est entendu.

M. Roudaine et sa fille rêvaient, tandis que Gontran retournait à son hôtel.

Il pensait peu à Cécile, mais a ce qu’elle avait dit. La décision d’Armelle serait-elle irréductible ? Cependant, le chiromancien lui avait fait miroiter l’espoir et l’artiste en vivait.

Mais, malgré sa volonté de fléchir la jeune fille, il restait bouleversé par l’incertitude et l’angoisse. Il se traitait de sot de s’être épris si vite de Mlle de Saint-Armel et cependant il ne pouvait en détacher son esprit.

Il se moquait de soi-même. Il avait trente ans. Bien des femmes avaient passe près de lui sans qu’aucun de leurs regards l’eût attiré.

Bien des jeunes filles complotaient de l’avoir pour mari, comme cette jolie Cécile, et il restait de glace.

Une seule avait paru, dans l’encadrement d’une porte, sans un mot, sans un sourire, avec un air fier, presque méprisant, et il avait été séduit. Il ne savait pas son nom, son rang.

Était-elle princesse, bergère ou fée ? Il ne s’était rien demande. Elle avait pris son cœur. Depuis, sa vie était peuplée. Hier, il ne vivait que pour son art. et aujourd’hui son existence s'attachait à une femme, à une frêle enfant, ignorante de la vie.

Il trouvait que tout était vain, hors ce beau visage pur et cette forme harmonieuse.

Il la revoyait partout. Au milieu des jardins fleuris, dans la vieille église, dans les rues où elle était présente et cependant invisible.

Comme une infante esclave, elle était dans sa tour, gardée par sa tante. Elle ne sortait pas seule, ainsi que les autres jeunes filles de la ville. On n’apercevait pasn au coin d’une maison, son écharpe qui flottait. Ses pieds ne foulaient pas les pavés pointus.

Et, au moment où Gontran se disait ces choses. Armelle parut devant lui, à côte de son oncle.

M. de Saint-Armel s’arrêta en souriant et sa petite-nièce l’imita. Oh ! le doux et charmant sourire. Pourquoi Mlle Roudaine disait-elle que cette jeune fille ne se marierait pas ?

— Vous vous promenez, monsieur ? demanda le marquis avec affabilité, sans savoir au juste ce qu’il proférait, dans la surprise de la rencontre.

— Je sors de chez M. Roudaine, qui a de bien jolies choses, répondit étourdiment l’artiste.

Le visage d’Armel le pâlit subitement et sembla rentrer dans l’ombre, tellement il devint incolore. Une crispation rapetissa les traits.

Gontran nota ce changement avec étonnement, puis, une joie l’irradia, parce qu’il avait compris :

« Elle était jalouse. »

Ah ! qu’il aurait voulu la rassurer, la réconforter, lui prouver qu’elle seule comptait ! Il ne pensait pas à l'orgueil de la conquête, il ne voyait que sa douleur à elle qui changeait son visage.

Ainsi, elle l’aimait. Son âme resplendit. Il devint gai, expansif, eut des mots d’esprit.

Elle le regardait, morne. Elle ne devinait pas d’où lui venait sa joie et elle lui en voulait de le voir si charmant. Elle ne pouvait que s’imaginer qu’il avait vu Cécile, causé avec elle, et une torture l’accablait. Une lame aiguë s’enfonçait dans son cœur, et elle tremblait de la tête aux pieds.

Elle essayait de sourire, mais elle sentait qu’elle n’y parvenait pas.

— Monsieur, disait le marquis, je vous ai prié aussi de venir chez moi. Je n’ai pas les splendeurs de mon voisin Roudaine, n’étant pas collectionneur. Je me suis contenté de conserver ce que mes ancêtres m’ont légué.

— Je suis sûr, monsieur, que vous possédez des merveilles.

Et son regard, comme une flèche, se posa sur le doux visage d’Armelle.

Elle se sentit rougir. Se pourrait-il qu’il la comparât à une merveille ?

Sa torture se changea, durant quelques minutes, en une satisfaction fière, mais elle pensa tout aussitôt qu’il revenait de la demeure des Roudaine où, probablement, il avait dit de pareilles choses à Cécile.

« Les hommes sont trompeurs », affirmait sa tante Pourquoi celui-ci ferait-il exception ?

— Je serais très honoré de vous recevoir, monsieur, reprit le marquis avec son exquise courtoisie.

— Je serai très flatté de me rendre à votre invitation si aimable, répondit Gontran avec une ferveur qu’il ne dissimulait pas.

Le cœur d’Armelle en eut un éclair furtif de surprise joyeuse. Il paraissait sincère. Certainement, il ne pourrait jouer une double comédie, songeait-elle.

Le ciel redevenait bleu pour elle.

Elle écoutait Gontran et il lui semblait que toutes ses paroles étaient un chant d’amour. Il la contemplait et elle savait qu’il l’admirait. Bien que modeste, elle sentait qu’une beauté nouvelle la fleurissait. À ce moment, elle n’ignorait pas que, pour lui, elle s’élevait au-dessus de toutes les autres, et elle suppliait Dieu, pour que la confiance qu’elle avait soudain en lui durât.

Il parlait de pays superbes, de collines gracieuses, de monuments incomparables. H vantait les beaux arbres… la grâce des fleurs. Il évoquait la campagne romaine si simple et cependant toute de grandeur.

Il discourait sur ces magnificences, tout en marchant à côté du marquis de Saint-Armel qui le retenait par une question tombant sur une autre question.

Armelle voulait se souvenir de toutes ses phrases, mais elle entendait surtout l’accent de cette voix chantante qui rendait élégante toute parole.

Le calme qui glissait de cette promenade lente dilatait l’âme de la jeune fille qui eût voulu rester dans cette minute pleine de charme.

Tout avait reculé : la promesse faite à sa tante, la lutte à soutenir et son pauvre cœur à briser. Elle était à un point mort où elle ne pensait plus, où, penchée vers une perspective attrayante, elle attendait pour qu’une volonté inattendue l’y conduisit.

— Nous ne finirions pas cette conversation. cher maitre, dit le marquis, si je m’abandonnais à ma propre satisfaction… J’abuse de votre temps. Voulez-vous continuer cet entretien demain, à la maison, serez-vous libre vers 15 heures ?

— Certainement, monsieur…

Une poignée de main, une profonde inclinaison devant Armelle. et Gontran Solvit prit congé des promeneurs.

L’enchantement avait cessé. Armelle se réveillait d’un rêve.

C’était là, l’homme qu’elle devait faire souffrir… Quel autre venait dans la demeure ?… Aucun…

Pourquoi celui-là ? pensait-elle… Pourquoi n’avons-nous pas, parmi nos relations, un jeune homme susceptible d’être épousé et que je n’aimerais pas ? Mais ma tante est si difficile pour les personnes que l’on pourrait recevoir, que nous ne voyons nulle âme…

Tristement, elle rentra dans la demeure.

— Ma tante, pourquoi n’invitez-vous personne à venir nous voir ?

— Mais, Armelle, n’ai-je pas brisé les traditions, en priant des jeunes filles à venir te tenir société ?

— C’est vrai, ma tante, et je vous en remercie, mais pourquoi leurs frères ne les accompagnent-ils jamais ?

— Seigneurs !… quelles sont ces idées pernicieuses ! dois-je comprendre que tu voudrais recevoir ici des jeunes gens qui sont sans doute dépravés, impies, moqueurs…

— Mais, ma tante, interrompit Armelle. vous les habillez ainsi et ils sont peut-être fort gentils… Vous désirez que je sois fiancée et je ne cause jamais avec un jeune homme ! Je ne sais comment j’atteindrai mon but. Il faut que je choisisse un candidat, laid, sot, fat, insupportable, afin que je ne sois pas tentée de l’aimer.

— L’aimer !… tu as des tours étranges de conversation… Aimer un homme !

— Ma tante… n’avez-vous pas aimé votre fiancé ? Vous me l’avez assuré pourtant ?

— C’était différent, ma nièce… je ne connaissais pas la vie… je croyais tous les hommes vertueux… maintenant, j’ai de l’expérience, et je veux t’épargner une école douloureuse…

— Ma tante, vos sentiments sont parfaits, mais je répète que je ne voudrais point faire souffrir un galant homme. J’aimerais essayer mes griffes sur quelqu’un de peu plaisant. Il ne faudrait pas qu’à chacun de mes coups, je souffrisse moi-même en l’assénant.

— Ma nièce, il faut t’apprendre à trouver tous les hommes peu estimables… et tu seras cuirassée contre une fausse sentimentalité. Mais je suis quelque peu étonnée de t’entendre parler de tes souffrances présumées. Aucun homme ne les mériterait…

— Je ferai tout mon possible pour être d’airain…

Armelle eut un soupir que Mlle de Saint-Armel perçut.

— Pourquoi soupires-tu ?

— Je vivais dans la paix de l’insouciance, et maintenant, je suis tourmentée…

— Et pour quelle cause ?

— Je crois que je me sens un cœur…

— Quelle idée ! tu as aussi une volonté, n’est-ce pas ? où en serions-nous, pauvres femmes, si la volonté ne primait le cœur.

— Ma tante, je vous promets d’étouffer le mien…