L’Ouest-Éclair (p. 71-96).

IV

Louise, Roberte et Cécile vinrent chercher Armelle au jour convenu.

Louise, de sa fenêtre, avait guetté l’entrée de l’inconnu au musée, et, sûre de l’y trouver, elle avait averti ses amies.

Conduirait-on Armelle dans ce lieu artistique ?

— Pourquoi pas ? trancha Cécile.

Nous n’avons aucune responsabilité dans ce plan. Tout le monde peut aller dans un musée et, s’il y a là un jeune homme qui peint, ce n’est nullement en dehors des incidents naturels nous n’avons plus d’illusions sur cet Émile Gatolat. Il est charmant, correct, mais inaccessible.

— C’est exact.

Armelle était contente de revoir ses amies, et elle les accueillit avec gaîté.

Mlle  de Saint-Armel aînée, en les voyant toutes les quatre st réservées, de si bonne tenue, pensa qu’elle pourrait ne pas les accompagner. Elle désirait aller écouter une instruction religieuse, et elle les laissa partir ensemble.

Pour la première fois de sa vie, la jeune fille était dans la rue sans sa tante ou son oncle. Elle en éprouva d’abord une gêne. Le pas de ses compagnes était rapide, tandis que celui de sa tante, un peu lourd, l’obligeait à modérer le sien.

Elle s’habitua vite à cette liberté, et une sensation de soulagement l’allégea. Elle cédait toujours à sa parente sous quelque forme que ce fût, et, aujourd’hui, par miracle, elle était l’égale. Il y avait même, de la part de ses amies, un soupçon de déférence à laquelle elle n’était pas habituée. Cela l’embarrassait un peu et sa charmante nature essayait de le faire oublier.

Il lui semblait qu’elle se développait, comme se déplient les pétales d’une fleur dans l’atmosphère qui lui convient.

Elle était épanouie, elle aussi, ignorante de la douleur, tout entière à la joie merveilleuse de vivre par un jour printanier.

Les jeunes filles s’engouffrèrent sous la porte du musée, prirent, dans un recoin de la loge, leurs chevalets et boites et se dirigèrent vers la salle accoutumée.

Cécile poussa la porte. L’inconnu s’y trouvait. Il leva la tête et sourit. Puis, il abandonna son siège, la palette à la main et se tint debout.

Armelle venait la dernière, ayant laissé ses compagnes lui montrer le chemin.

Le peintre salua les trois jeunes filles.

Quand il reconnut Armelle. son visage pâlit et il resta les yeux fixes, le regard sérieux.

Armelle était rivée au sol. Elle ne pouvait plus esquisser un mouvement, et le radieux printemps qui l’illuminait la seconde précédente s’enfuyait de son âme.

Lui ! Cet inconnu dont la vue l’avait attirée, mais qu’elle devait dédaigner parce qu’il était un homme.

Ses traits se revêtirent de froideur, alors que son cœur battait à se rompre.

Une joie la pénétrait en même temps qu’un désarroi la poussait à fuir.

Cécile parla :

— Je vous présente le cinéaste Émile Gatolat qui se repose de l’écran en peignant.

L’étranger regarda celle qui parlait et ne parut pas comprendre ce qu’elle disait, puis, se ressaisissant, il s’écria presque avec violence :

— Vous perdez la tête !

Les jeunes filles le contemplèrent effarées et confuses de cette irritation subite.

L’impassibilité habituelle de l’inconnu s’était métamorphosée en une colère qui bouleversait son visage.

Elles ne l’avaient jamais vu que froid, maître de sol, et il se révélait soudain furieux sans cause définie.

N'était-il donc pas Émile Gatolat ?

Et pourquoi paraître si désolé qu’on l’ai pris pour lui ? Pourquoi cacher son nom ?

Autant de questions qu’elles étaient incapables de résoudre.

Quant à Armelle, presque défaillante, ses yeux glissaient de la figure du jeune homme au doigt mordu par Agal, et elle ne savait quelle contenance tenir.

Cependant, l’inconnu s’était repris. Passant la main sur ses yeux, il s’était rassis devant son chevalet mais sa palette et sa brosse semblaient serrées par des phalanges sans ressort.

Il murmura avec effort :

— Je vous demande pardon.

Cécile s’en voulait d’avoir trahi l’identité du peintre, car, après reflexion, elle se figurait que c’était là le secret de son courroux. Elle n’établissait nul rapprochement entre celui-ci et la présence d’Armelle.

Cette dernière se remettait de son émotion.

Élevée dans des idées surannées, elle avait placé très haut son héros, bien qu’il ne fût qu’un homme, donc voué à son dédain. Elle avait rêve de quelque prince. Les préjugés dont on l’avait bercée avaient été heurtés par le nom roturier et la carrière du jeune homme.

Mlle  de Saint-Armel ainée n’avait pas la dent aimable pour les artistes. Selon elle, ils étaient des bohèmes, des sans-foyer, des sans-abri, des libertins, des mauvais sujets, qui chantaient comme les cigales et n’avaient ni toît, ni loi.

Armelle, de ce fait, éprouvait un écroulement quoiqu’elle n’envisageât pas une minute un échange de paroles ou de sympathie avec cet intrus.

Cécile dit :

— C’est à moi de m’excuser… je n’aurais pas dû vous présenter, puisque vous ne m’y avez pas autorisée, mais Mlle  Armelle de Saint-Armel nous ayant accompagnées cet après-midi. j’ai jugé plus correct de vous nommer.

La gentille Armelle intervint sèchement :

— Je n’avais nul besoin de connaître l’identité de Monsieur.

Ses nouvelles amies la regardèrent surprises. Elle avait un accent qu’elles ne lui connaissaient pas. Ce n’était plus la jeune fille timide que l’on traînait derrière soi, mais une personnalité qui avait conscience de ce qu’elle voulait. Puis, changeant de ton, elle demanda en tournant le dos au peintre :

— Quels sont les tableaux que vous copiez ?

Ces demoiselles, heureuses de cette diversion, lui montrèrent leurs toiles avec force explications et des rires affectes.

Louise Darleul. cependant, ne perdait pas de vue le peintre. Elle le voyait qui d’abord penche sur son tableau sans le remarquer, avait relevé le front et contemplait Armelle.

Il la suivait des yeux, ne perdant pas un de ses gestes.

Louise regarda Cécile et lui désigna l’attitude du jeune homme. Il semblait qu’il eût perdu conscience de l’endroit où il se trouvait. Rien n’existait plus pour lui que cette jeune fille qui évoluait gracieusement entre les trois chevalets.

Elle fut attirée soudain par la puissance de ce regard et elle se retourna vers lui.

Ils tressaillirent tous deux en se trouvant face à face.

Presque inconsciemment, mue par un réflexe étrange. Armelle murmura doucement :

— Agal vous a-t-il mordu profondément ?

— Oh ! cela n’est rien du tout.

Il s’était levé brusquement pour lui répondre. Leurs visages pâlis attestaient de leur émotion, que les trois jeunes mies abasourdies devinaient sans effort.

Mais déjà Armelle s’était évadée de cette sorte de somnambulisme qui l’avait poussée a prononcer cette phrase. De gracieuse, pitoyable, inquiète qu’elle s’était montrée, elle redevint hautaine et mordante et elle articula :

— Cela n’avait d’ailleurs pas grande importance à mes yeux !

Et, sans voir l’étonnement douloureux que cette réponse bizarre provoquait, elle s’adressa à ses compagnes en disant :

— Nous restons encore ? N’allons-nous pas au Parc ?

Les trois jeunes filles avaient compris. Armelle ne voulait pas demeurer plus longtemps au musée.

Dociles, elles la suivirent, quand, marchant la première, elle en franchit le seuil.

— Vous connaissiez donc ce monsieur ? questionna Cécile, plus intriguée qu’elle ne voulait le paraître.

— Nullement.

— Cependant, intervint Louise, votre chien l’a mordu.

— Mon chien a mordu un passant, et il se trouve que c’est ce peintre ou ce cinéaste.

— Quelle coïncidence ! s’écria Roberte.

— Oui, c’est curieux, murmura Armelle

— Il paraissait tout décontenancé de vous voir, insista Louise en riant.

— Moi… prononça Cécile, je crois qu’il vous adore en secret… le ver de terre amoureux d’une étoile ! déclama-t-elle pour achever.

Mlle de Saint-Armel s’arrêta dans sa marche et elle regarda Mlle Roudaine de telle sorte que cette dernière regretta toute sa vie d’avoir émis cette phrase innocente, mais un peu étourdie.

La conversation changea de sujet.

Les jeunes filles arrivèrent au Parc.

C’était la première fois qu’elles entraient dans cet éden charmant ou les fleurs rivalisaient de beauté.

Ce furent ses cris d’admiration, des exclamations enthousiastes, d’autant plus qu’Armelle, soucieuse d’amabilité, offrit toutes les gerbes que ses compagnes désiraient.

Elles sortirent du jardin merveilleux avec une véritable moisson dans les bras.

Mlle  de Saint-Armel aînée était venue les rechercher. Elle les vit gaies, animées et elle n’aurait jamais pu deviner le drame qui avait traversé le cœur de sa nièce pour y laisser une empreinte ineffaçable.

Quand les trois amies se retrouvèrent seules. Louise s’écria :

— Avez-vous compris ce qui s’est passé ?

— Je me creuse la tête pour me l’expliquer, murmura Roberte.

— Moi, déclara Cécile, je suis persuadée qu’Émile Gatolat a reçu le coup de foudre. mais qu’Armelle de Saint-Armel le dédaigne.

— Pourquoi s’adresser à elle, aussi ! s’écria Louise, lui, un artiste, un homme qui ne sera jamais à son foyer !

— Le cœur n’a pas de ces raisons, dit Cécile.

— Elle peut l’aimer ! prononça Roberte.

— Et les préjugés ? reprit Cécile.

Cependant je ne serais pas surprise que la jeune Armelle ne fût ébranlée. Mais où se sont-ils rencontrés ? Nous avons manœuvré à l’aveuglette.

— Nous avons forcé le destin, murmura Louise.

— À moins que nous en ayons été les rouages secrets, dit pensivement Cécile.

L’agitation d’Armelle était à son comble.

Elle avait éloigné de tout son pouvoir la pensée de cet inconnu, et maintenant, seule dans sa chambre, son souvenir la persécutait.

Elle s’attendait si peu à le revoir.

Tout en se débarrassant de ses vêtements de sortie, elle ne pouvait tenir en place.

Elle le trouvait si bien. Se pouvait-il qu’un tel homme fût méchant ?

Qu’avait donc fait sa tante pour que celui qu’elle aimait l’abandonnât ? Ah ! si elle, Armelle, avait aimé, jamais son fiancé ne se serait détaché d’elle.

Toutes les paroles douces qu’elle aurait trouvées auraient retenu le volage, tous les plus tendres regards l’auraient capturé à jamais.

Ainsi, elle était persuadée que cet étranger était fidèle. Ses yeux ne mentaient pas. Avec sa divination féminine, Armelle savait qu’il l’aimait et un bonheur l’inondait.

Elle revoyait son regard qui lui semblait si profond et son front si noble, si pur qui brillait comme une lumière.

Elle voulait chasser ces mirages tentants. mais, comme une obsession, ils s’emparaient de son être. Elle résistait pour ne pas se laisser bercer par son rêve, sachant que tout s’opposait à ce dangereux penchant. Elle regrettait les jours où elle ne connaissait rien de ces moments troublants.

Une autre Armelle était née.

Puis, soudain, la volonté de sa tante la dominait et elle se disait : tant mieux, si c’est celui-là à qui je plais ! Je pourrai le faire souffrir tout en ne le regrettant pas.

La cruauté naissait.

S’il avait été de notre monde, j’aurais hésité, mais ainsi, je puis le bafouer sans que je sois répréhensible.

La pauvre Armelle se donnait ces raisons qu’elle savait ne pas être valables.

Émile Gatolat !

Ce nom plébéien dansait en lettres de feu devant ses yeux. Ah ! si sa tante soupçonnait cette terrible aventure. de quel œil courrouce elle eût toisé cet audacieux.

Pourquoi était-il entré dans sa vie ? Il avait fallu qu’elle ouvrit ce jour-là cette porte du parc pour que ce passant se trouvât là.

Mais toutes les réflexions d’Armelle ne pouvaient atténuer le sentiment triomphateur.

Son esprit n’était plus qu’un chaos, qu’une tourmente où tout était anéanti, saut cette floraison extraordinaire qui avait jailli de son cœur neuf. Elle appelait à soi toutes les conventions mondaines, tous les formulaires de bienséances pour s’y réfugier, mais elle ne pouvait se soustraire à l’influence insidieuse qui la transformait.

Pourtant elle devait lutter pour briser jusqu’à la moindre parcelle de cette éclosion.

— Armelle, tu oublies l’heure ?

— Non, ma tante, mais j’avais à ranger quelques petites choses.

— Quelles choses, mon enfant ?

— Mais… mon chapeau, mes gants…

— Pourquoi t’astreindre à ces besognes mercenaires ? Ta femme de chambre n’est-elle pas payée pour cela ?

— C’est vrai, ma bonne tante, mais j’ai agi machinalement.

Mlle  de Saint-Armel hocha le chef pensivement et dit :

— Ces jeunes bourgeoises déteindraient-elles déjà sur toi ?

— Oh ! non, chère tante, elles sont charmantes, et je ne crois pas qu’elles rangent leurs affaires, si j’en juge par leurs boites de peinture ! C’est un désordre incohérent.

— Et ce musée ?

— Le musée est fort beau… Je ne savais pas qu’il pût contenir de tels tableaux. Ils sont presque aussi bien que les nôtres.

— C’est curieux… tout se disperse. Il y a de nos malheureux amis qui sont obligés de vendre leurs splendeurs, et naturellement cela s’égare de-ci, de-la.

Mlle  de Saint-Armel critiqua durant quelques instants les temps modernes, comme il est de bon ton de le faire a toutes les générations. Elle déplora les ventes honteuses et dit pour terminer à sa petite-nièce :

— Si le mariage t’avait souri, je t’aurais mise en garde contre les fantaisies imprévues de ton mari. Les hommes ont des idées baroques provenant de leur manque de bon sens et de l’indifférence à l’égard des traditions.

— Vous croyez vraiment, ma tante, qu’ils ont tous des idées aussi mauvaises ?

— Mais oui, mon enfant.

— Cependant, j’avais entendu dire que M.  de la Porlavine était soucieux de son bien, de ses trésors, de ces collections, de…

— Porlavine ! mais il a des défauts considérables ! Il a eu trois femmes qui sont mortes martyrisées par ses manies, son avarice, la claustration dans laquelle il les tenait !

— Mon Dieu !

— Elles ont péri à la peine. Oh ! le mariage n’a d’égal en horreur que le mari.

— C’est désolant, ma tante… mais si on ne se mariait plus, y aurait-il encore des enfants ?

— Que dis-tu là ! Sont-ce déjà ces fréquentations bourgeoises qui te donnent ces pensées ?

— Oh ! non, chère tante… nous n’avons nullement parlé de bébés.

— C’est heureux ! Il faut laisser aux gens de peu le soin d’avoir des enfants.

— Mon père et maman en ont eu une… moi, Armelle.

— Cela peut arriver… mais j’estime que ce sujet n’est nullement de ta capacité.

— Je trouve, moi, que c’est si charmant un petit bébé qui gazouille, qui ouvre de grands yeux, qui se met a l’abri contre votre épaule.

— Armelle, je te prie de laisser ces sottises qui sont déraisonnables.

— Mais, ma tante, je ne parle pas d’un mari, mais d’un gentil poupon, qui sourit, s’amuse et vous tend ses petits bras.

— Ah ! j’ai eu tort de t’abandonner seule dans les rues.

— Je n’ai rencontré aucun bébé sur mon chemin, s’écria Armelle avec vivacité. tellement elle avait peur qu’on la séquestrât.

Elle avait évoqué l’idée de famille de son enfance lui était revenue soudain à la mémoire. Elle était entre un père et une mère qui jouaient avec elle. Un peintre ami avait composé un tableau de cette scène familiale et, de temps à autre, elle allait se retremper dans ce souvenir en contemplant cette toile.

Mlle  de Saint-Armel reprit :

— Est-ce que ces demoiselles sont comme tu le désires ?

— Elles sont parfaites.

— Sont-elles respectueuses et apprécient-elles la grâce que nous leur faisons ?

— Je ne sais pas, ma tante… je les trouve délicieuses… gaies.

— Qui as-tu vu encore ?

Armelle se demanda si elle devait avouer sa rencontre avec le cinéaste. L’avouer, c’était s’exposer à une explosion d’indignation bien imméritée, mais le cacher serait peut-être plus nuisible encore.

Or, Armelle était franche.

— Ma tante, dans la salle du musée, il y avait un artiste de cinéma qui brossait une toile.

— Un artiste de cinéma !

L’horreur transformait les traits de Mlle  de Saint-Armel aînée.

— Mais oui, ma tante.

— Que signifient ces mots : brosser une toile… voudrais-tu dire qu’il époussetait le musée devant vous ? Ce serait un manque de respect absolu et je me plaindrais au conservateur… c’est insensé !

— J’aurais dû mieux m’exprimer : Il copiait un tableau.

— Alors, c’était un peintre, un de ces bohèmes, semeurs de scandales, qui portent des cheveux longs, des chapeaux à larges bords et une cravate nouée comme une ceinture de petite fille.

— Vous me dépeignez là un vrai mousquetaire, ma tante, ces chevaliers qui savaient si bien saluer et qui mouraient pour leur dame ; mais celui dont je vous parle est moderne et sa tenue était élégante et chic.

— Chic ! D’où vient ce mot ? Chic ! C’est à n’y pas croire ! Pour une fois que tu sors à pied, tu ramasses les mots qui traînent dans les rues !

— Je n’ai pas entendu ce mot dans la rue, je l’ai lu dans le journal auquel vous m’aviez abonnée.

— C’est bien, je supprimerai cet abonnement.

— Oh ! non. ma tante, c’est ma seule distraction !

— Il me semble qu’en ce moment tu n’en manques pas… tu as vu un peintre cet après-midi. Mais je trouve inouï que l’on laisse entrer des peintres quand les jeunes filles vont regarder les tableaux.

— Je dois dire que ce peintre était là quand nous sommes entrées.

— Et vous n’avez pas reculé ? Ces demoiselles ont été assez effrontées pour rester quand même ?

— Elles l’avaient déjà vu là.

— Juste ciel ! Elles t’ont donné le mauvais exemple ! Je le dirai à M.  le Chanoine et je ne le féliciterai pas sur la tenue de ses paroissiennes.

— Il n’y a aucun mal à connaître un jeune homme.

— Il n’y a aucun mal ? Un jeune homme ? Vous déraisonnez, ma nièce !

— Ma tante, je ne suis pour rien dans cet incident… j’ai vu ce monsieur par hasard… on me l’a présenté parce que c’était correct du moment que mes amies l’avaient déjà rencontré.

— Hum ! tes amies.

— Il s’est montré assez timide.

— Aucun homme n’est timide, ma nièce.

— Vous me l’avez toujours fait entendre, ma tante, mais je n’avais jamais pu juger d’aucun jusqu’alors.

— Vous lui avez parlé ?

— Oui. ma tante !

— Hors de ma présence !

— J’y étais obligée, ayant des excuses à lui présenter.

— Des excuses ! et pourquoi ?

— Parce qu’Agal l’avait mordu.

— Mordu… au musée ? Tu avais ton chien ?

— Non, ma tante.

— Alors ?

— C’est une ancienne histoire. J’avais ouvert la petite porte du parc et juste à ce moment passait ce monsieur. Agal a bondi et lui a attrapé la main dont il a mordu le pouce.

— Et tu ne m’as rien dit !

Armelle baissa le front comme une coupable. Mlle  de Saint-Armel aînée était dans une agitation qui la jetait hors de soi-même.

Sa nièce lui avait dissimulé un détail de son existence ! Que cachait cette omission ?

Elle reprit assez durement

— Quand Agal a eu commis cette inconvenance, qu’as-tu dit ?

— Pas un mot. répliqua froidement Armelle. J’ai pensé que c’était un homme, un de ceux qui vous avaient fait pleurer et j’ai jugé que c’était fort bien ainsi. J’ai jeté un regard à ce monsieur, un regard où j’avais concentré toute ma fierté et tout mon dédain.

— Ah ! mon Armelle !

La tante, rassérénée, serra sa nièce sur son cœur et lui dit :

— C’est la première fois, depuis longtemps, que j’éprouve une vraie satisfaction. J’ai bien attendu… bien patienté. Ah ! que j’ai souffert.

— Ma bonne tante, murmura Armelle.

Mlle  de Saint-Armel aînée se plongea dans ses souvenirs.

La jeune fille respecta cette méditation. Ses propres pensées étalent assez absorbantes pour qu’elle y découvrit un aliment.

Elle songeait qu’elle aimerait revoir Émile Gatolat, non par joie, se persuadait-elle, mais pour lui affirmer son antipathie.

Elle était ravie d’avoir pressenti en cet artiste un sentiment d’élection et un âpre désir lui venait d’exciter ce sentiment.

Armelle ne se reconnaissait plus. Elle rougissait de se savoir cruelle.

Habituellement, elle ne se sentait pas méchante et elle se demandait ce qui se passait en elle.

Pourtant ce jeune homme était beau, et si elle avait dû se marier, certainement elle eut aime ce genre de fiancé.

Quel était ce mystère ? D’où provenait ce besoin de s’occuper de cet étranger ? et pourquoi ce tourment qu’elle ignorait quelques jours auparavant ?

Sa mémoire se reportait sur le visage tour à tour pâle et furieux, doux et pensif et elle revivait les moments de trouble qu’ils avaient vécus tous les deux.

« Émile Gatolat, répétait-elle—…jamais je n’oserai avouer qu’il me plaît. Ce serait une trahison pour ma tante et une mésalliance pour la famille. Je sais que mon oncle a épousé Mlle  Joronel, mais elle a changé de nom par son mariage, tandis que moi, je perdrais le mien… Mme  Gatolat… ma tante en mourrait. Ce nom me serait indifférent, on dit que la vie est courte. Si j’étais heureuse sous l'appellation de Gatolat, aurais-je tort de le vouloir ? Mmes  de la Pornavine ont été si malheureuses sous leur beau nom.

Ainsi raisonnait Armelle tout en descendant, derrière sa tante, le bel escalier de l’hôtel pour se rendre dans la vaste salle à manger.

— Il parait, ma petite enfant, que tu as visité notre musée ?

— Oui, mon oncle.

Mlle  de Saint-Armel aînée prit la parole :

— Et notre Armelle y a rencontré une sorte de peintre qu’elle a écrasé de son dédain.

— Oh ! Oh ! il y avait donc motif sérieux à jeter de telles foudres ?

— Assurément ! Ce rustre s’est permis de se faire mordre par Agal.

Le marquis, en train de rompre son pain, le reposa brusquement sur la table :

— Est-ce que j’entends bien ? demanda-t-il.

— Sans doute, mon frère.

— Ma sœur, ne pensez-vous pas que vous allez un peu loin ?

— Mon frère, je suis contente de cette leçon infligée à un personnage avec qui nous n’aurons jamais à compter.

Le marquis resta un moment sans parler, occupé à terminer son potage, puis il prononça :

— Je profite de cette circonstance pour vous renouveler mon étonnement au sujet de votre attitude, ma sœur. Nous sommes, ou nous devons être, des gens bien élevés, et je suis surpris que vous englobiez dans un mépris injustifié toute la gent masculine.

— Vous savez pourquoi !

— Je suis désolé que ce monsieur ait été blessé par un animal appartenant à la maison et si je l’avais su, je lui aurais porté mes excuses.

— Vous ! des excuses !

— Certainement, ma sœur. Qui est cet inconnu ?

— Un nommé Gatolat.

— Comment ! un homonyme d’un de nos plus illustres artistes, un parent peut-être ?

— Je crois que c’est un artiste lui-même. intervint Armelle. Il compose ses pièces lui même.

— Et il les joue avec un art parfait acheva le marquis… C’est un artiste dans le sens le plus pur du mot…

M.  de Saint-Armel regardait tour à tour sa sœur et sa nièce.

Il vit le visage de cette dernière s’illuminer et cela le frappa.

Armelle murmura :

— Je suis contente que ce soit un tel esprit, parce que son aspect est tout à fait charmant…

Le marquis tressaillit.

Peut-être ètait-il allé un peu loin dans ses louanges. Sa nièce avait-elle été conquise à première vue par cet étranger ?

Mlle  de Saint-Armel aînée reprit la parole :

— Laissez-moi vous dire, mon frère, que vos compliments à l’adresse de ce monsieur me surprennent… Il n’est pas de mise, dans nos milieux, de faire un tel cas de cabotins.

— Jusqu’au moment où on les épouse, lança railleusement le marquis.

— Ne parlons pas de quelques exceptions… Molière que vous admirez. n’était bien en cour que parce qu’il amusait le roi, et si on lui accordait du talent, c’était grâce à sa malice de baladin qui savait le tambouriner…

— Halte-là. chère sœur !… vous n’avez pas la notion juste des valeurs. Nous avons évolué depuis ce moment et nous savons reconnaître l’intelligence et le génie partout où ils se trouvent. Amuser les gens n’est pas facile, à cause de la contradiction humaine. et ceux qui y réussissent ont droit à notre reconnaissance…

Qu’Armelle était heureuse d’entendre ces mots ! leu» aea 12 ûdltluM.

« Mon oncle est bon autant que juste, pensait-elle, et ce jeune homme doit être joliment spirituel pour avoir une telle réputation… Le pauvre monsieur, je l’ai méprisé… cela me va bien, à moi, qui ne sais rien ! Et puis, si je m’appelle de Saint-Armel, y suis-je pour quelque chose ? »

Le marquis poursuivit :

— Où loge cet artiste ?

— Oh ! mon frère, quelle question vous nous posez-là !

— Mon Dieu ! ma sœur, elle me paraît des plus naturelles. Mon chien a mordu un être humain, qui possède un esprit génial. Il faut que j’aille lui présenter mes regrets… Jugez de la colère contemporaine si Agal avait eu la dent venimeuse ? C’eût été la mort pour notre grand artiste français.

Armelle était devenue toute pâle. Ses yeux violets paraissaient noirs.

— Je m’informerai de sa résidence dès demain, répéta M.  de Saint-Armel… Il ne faudrait pas que nous passions pour des personnes discourtoises.

— Ne vous avancez pas, mon frère, ces sortes de relations ne m’agréent guère.

— Jusqu’ici je me suis conduit avec assez de discernement et j’espère ne pas encourir votre blâme, prononça avec la plus exquise politesse le marquis de Saint-Armel.

Éléonore de Saint-Armel opposa un silence digne à cette petite pointe.

Le lendemain, le gentilhomme chercha le gite d’Émile Gatolat.

Il le découvrit rapidement, parce qu’il dirigea ses pas vers l’hôtel de son régisseur. Il ne révéla pas tout de suite le motif qui l’amenait. Il parla de ses immeubles, remercia, comme il savait le faire, M.  Barolle de sa bonne gérance et le complimenta sur la tenue de son établissement. Il allait enfin parler du but de sa visite quand un jeune homme entra.

M.  de Saint-Armel ne s'y trompa pas.

Il alla droit à ce personnage qu’il ne connaissait pas, mais qu’il identifia instantanément grâce au portrait qu’Armelle en avait fait et au morceau de taffetas gommé collé sur le pouce droit.

Il se nomma et dit en souriant :

— Monsieur Émile Gatolat, n’est-ce pas ?

Sans répondre, à cause des écouteurs possibles, le jeune homme fit passer le marquis dans un petit salon, et encore un peu oppressé par l’émotion, il dit :

— Vous êtes très aimable de vous intéresser à moi… mais je ne suis pas Émile Gatolat. Voici la deuxième fois que je suis pris pour lui et je ne sais pas ce qui me vaut cet honneur… peut-être une vague ressemblance… Cependant, je vous avouerai que je suis aussi un artiste qui veut vivre quelques jours incognito ; le peintre Gontran Solvit…

— Solvit !… s’écria M.  de Saint-Armel, que je suis heureux de vous féliciter !

Gontran Solvit était déjà une célébrité. Prix de Rome de peinture et de sculpture. Il passait pour un peintre consciencieux dans la pleine maîtrise d’un talent hors pair.

M.  de Saint-Armel, qui s’intéressait beaucoup à la peinture, fut tout de suite en confiance. Avec une grâce qui n’appartenait qu’à lui, il sut trouver des formules élogieuses qui plurent a l’artiste par leur tournure compréhensive.

À vrai dire, le peintre était acquis à l’indulgence, car il voyait un membre de la famille de celle qu’il avait remarquée.

— Je suis venu vous voir, poursuivit le marquis, après quelques minutes de conversation, pour vous présenter mes excuses. J’ai su seulement hier soir que le chien de ma petite-nièce vous avait mordu… — Oh ! ce n’est rien du tout, monsieur…

— Mais ce taffetas gommé ?

— Uniquement pour que le bleu de Prusse ne salisse pas cette écorchure.

— Et si je pouvais vous être utile dans cette ville ?

Le jeune homme sourit légèrement, redevint sérieux, hésita, puis il se décida :

— Monsieur, vous possèdes des arbres magnifiques dans votre parc…

— En effet… des générations ont planté là…

— Et si vous vouliez m’autoriser à en prendre quelques croquis ?

— Ce sera un honneur pour nous, dit aimablement M.  de Saint-Armel.

— Merci, monsieur !

L’enthousiasme de la réponse parut peu en accord avec le service demandé. Le marquis le considérait comme minime et il fut troublé par l’ardeur de ce remerciement. Puis, il se dit que n’étant pas artiste, il n’appréciait pas à sa valeur la rareté de ses arbres.

Il fut content de voir un jeune homme à l’accent si reconnaissant pour une sollicitation aussi simple. Il lui donna sa carte avec la faculté d’entrer quand bon lui semblerait dans le jardin enchanteur.

Gontran Solvit eut une expression rayonnante. Le marquis pensa :

« Je ne suis pas surpris que ce jeune homme ait réussi dans son art… Il possède une flamme extraordinaire. Ne dirait-on pas que mes arbres sont exceptionnels ! »

Soudain, le visage de M.  de Saint-Armel eut une contraction, puis se détendit.

Amusé, il regarda le jeune artiste et se dit :

— Mais… son cœur aurait-il été mordu aussi ? Puis, il se souvint de l’attitude d’Armelle et il faillit rire tout haut devant la découverte qu’il crut faire.

Alors, en charmant gentilhomme qu’il était, il pria avec une gracieuse politesse :

— Vous me feriez le plus grand honneur en venant chez moi… J’ai quelques peintures intéressantes que le merveilleux artiste que vous êtes saura apprécier.

La joie de Gontran Solvit était indéniable, Il rayonnait littéralement.

Le marquis voyait cette attitude et il pensait :

« Cette invitation comble ses vœux ! c’est certain… »

Sur le chemin du retour, le marquis soliloquait :

« C’est une aventure inattendue. Je serai enchanté de voir ma sœur aux prises avec ce a roturier »… Quant à Armelle, je suppose qu’elle va soutenir une lutte avec son cœur, mais je serai là pour faire pencher la balance du bon côté. L’art et la noblesse vont de pair… Il serait grand temps que ma sœur qui retarde en arrive à la page où les choses sont du domaine actuel… J’assisterai à une scène fort divertissante tout à l’heure… Il ne faut jamais perdre une occasion pour chasser l’ennui. Si tout est hasard dans la vie, la Providence le conduit on ne peut mieux ! Cet artiste a tout ce qu’il faut pour plaire. Il viendra regarder mes tableaux, mais, avant de l’admettre tout à fait dans le cercle de famille, je vais me renseigner, ce qui n’est jamais un mal. Je vais même m’y employer avant de parler à ces dames de mon invitation… Le temps est à la pluie et personne ne prendra le chemin du parc… »

Ayant ainsi pensé, le marquis de Saint-Armel, en rentrant chez lui écrivit une lettre assez longue à un sien ami qui habitait Paris.

Il reçut la réponse par retour du courrier.

À mesure qu’il lisait, ses traits exprimaient une surprise, un contentement et une satisfaction inexprimables.

Il se frottait les mains avec une malice évidente. Puis, refermant soigneusement cette lettre dans un tiroir à clef, il consulta le temps, et il murmura :

— Je crois qu’il fera bon demain ou après pour prendre un croquis de mes arbres… si beaux et si propices…