L’Ouest-Éclair (p. 1-24).

I


— Allô… allô… c’est vous, Roberte ?

— Soi-même ! Vous êtes Louise ?

— Exactement. Eh bien ! je viens de le voir entrer au musée…

— On ! Et vous n’avez pu encore obtenir aucun renseignement sur lui ?

— Non… et j’en suis vexée. J’ai chargé mon frère de cette piste, mais, ayant autre chose en tête, il ne m’a pas écoutée. Je vous téléphone pour vous demander de venir à la maison. Cet inconnu reste au musée durant deux heures, puis il repart, toujours aussi mystérieux. Il est réglé comme un cadran… donc, si vous avez le désir de le voir de face et de profil, arrivez avant seize heures… nous le verrons ressortir.

— Je n’y manquerai pas ! merci !

La communication fut interrompue.

Louise Darleul reprit une lecture commencée, tandis que Roberte Célert se préparait, pour passer une heure chez son amie.

— Qui peut-il être ? murmura-t-elle, en se poudrant.

Louise Darleul n’était pas moins intriguée, mais elle ne faisait aucun commentaire.

Elle attendait ses amies, car elle avait convié également Cécile Roudaine.

Les trois jeunes filles, et peut-être d’autres dans la ville, se creusaient la tête pour savoir qui était ce charmant inconnu qui se montrait depuis quelques semaines dans les rues.

Il paraissait avoir une trentaine d’années. Son physique se caractérisait par un aspect avenant et simple qui n’empêchait nullement une grande distinction.

Il allait de par les artères de la ville, sans se soucier des passants. Et, presque chaque jour, il entrait au musée.

Louise Darleul habitait en face. Sa chambre possédait une fenêtre d’où l’on pouvait voir la porte derrière laquelle se cachait le mystérieux jeune homme.

La première fois qu’elle l’avait aperçu, elle n’avait prêté qu’une attention relative à ce visiteur, pensant qu’il était un nouveau fonctionnaire attaché à cet établissement. Mais certaines remarques l’avaient conduite à changer d’avis. D’abord, la vêture de ce monsieur était d’une élégance riche. Ayant un frère, Louise Darleul était au courant de la question vestimentaire concernant les jeunes gens suivant la mode.

Puis, un après-midi, il était venu, muni d’une toile et de brosses qu’il portait ostensiblement, comme s’il venait de les acquérir dans la rue voisine.

Enfin, s’il arrivait à des heures irrégulières, il repartait très exactement à seize heures.

Louise Darleul étant fille du Conservateur des hypothèques, savait que les petits fonctionnaires ne se permettent pas ces libertés. Elle en conclut que l’inconnu était libre de son temps et qu’il venait peindre. Or, Louise n’appréciait pas beaucoup la peinture, mais elle s’y intéressa à partir de ce moment.

La curiosité qui l’avait envahie se serait peut-être éteinte tout naturellement, si ses amies Roberte Célert et Cécile Roudaine ne lui avaient pas parlé du jeune homme. Si elles ne l’avaient pas vu entrer au musée, elles connaissaient ses flâneries dans la ville et il s’était imposé par son allure distinguée.

Les hommes de son genre se comptaient et on ne pouvait que le remarquer.

Jacques Darleul, qui passait pour un élégant, et qui se croyait irrésistible, accusait piètre figure quand on le comparait.

Les jeunes filles s’étalent communiquées leurs impressions et Louise s’avouait fière d’en savoir plus long que les autres.

— Mes petites, avait-elle déclaré, je le connais parfaitement, au moins de vue, et il est charmant. Son air doux est séduisant… ses yeux sont ensorceleurs. Qui peut-il être ? Cruelle énigme.

— Ne pouviez-vous le faire suivre par Jacques ?

— Un frère, mes toutes belles, vous le savez, surtout quand il est votre aîné, a vite fait de se moquer de vous… et je tiens à mon prestige. Jacques est bon frère, mais à condition que je l’aie en main. Si je donnais prise à ses railleries ou à ses critiques, je serais une femme finie.

Roberte et Cécile, qui possédaient frères et sœurs, comprirent parfaitement ces paroles. Elles savaient que le respect fraternel est fragile et ne peut résister au plaisir d’une taquinerie.

Les deux amies de Louise furent exactes au rendez-vous. Munies d’un léger ouvrage féminin, elles avaient prévenu leurs mères qu’elles passeraient quelques heures chez Louise, et rien ne s’opposa à ce projet.

Elles bavardaient, fort excitées :

— Nous devons procéder nous-mêmes à une enquête, prononça Louise. Il s’agit de savoir où niche ce beau ténébreux.

— Peut-être est-il marié ? hasarda Cécile.

— Marié ! Allons donc ! sa femme l’accompagnerait de temps à autre au musée.

— Ou quand il se promène, ajouta Roberte.

— Non… non… ce jeune homme n’est pas marié, murmura rêveusement Louise. S’il l’était, il n’aurait pas cet air détaché et curieux tout à la fois, si j’ose ainsi dire. Un homme marié s’intéresse à tout ce qui passe devant ses yeux.

— C’est bien vrai, renchérit Roberte. Tous les étalages lui sont bons… vaisselle et toilette.

— Naturellement… il pense à son ménage, reprit Louise, tandis que celui-ci n’est occupé que de son art. Je dis « art », car je suppose que ses séances au musée sont employées par lui à copier quelque toile. Vous n’ignorez pas, mes chères amies, que nous possédons quelques tableaux de maitres.

Les deux interpellées restèrent muettes. Elles n’avaient jamais pensé à visiter les richesses de la ville qu'elles habitaient.

— Il s’agit de nous débrouiller, poursuivit Louise, et voici ce que je propose.

Elle prit un temps d’arrêt pendant que ses amies attendaient ses paroles dans une anxiété amusée.

— Nous avons des loisirs. Dans une petite ville, le temps s’égrène lentement. Il faut un aliment à nos vingt ans. Nous allons donc préparer nos parents à l’idée que la peinture est un art des plus captivants et que nous allons copier en chœur nos plus belles œuvres. Les mères, la plupart du temps, n’ont pas les yeux ouverts et nulle d’elles, j’en jurerais, ne sait que notre inconnu passe deux heures, chaque jour, dans la contemplation de notre trésor. Nous sommes donc lavées d’avance du soupçon de curiosité ou de flirt. Pour ma part, je suis certaine que maman sera ravie de me voir pratiquer la peinture, elle qui me reproche mon manque de penchant artistique. Êtes-vous d’accord ?

Bien que cette suggestion fût assez hardie, deux réponses parvinrent en même temps aux oreilles de Louise :

— Hurrah !

— All right !

— Nous allons donc commencer le siège de nos parents dès ce soir. Nous dirons que cette vie sans beauté ne nous convient pas et que nous voulons y apporter une note plus élevée.

Cependant, si les langues s’agitaient, les yeux ne perdaient pas de vue la porte d’où devait surgir « l’espoir » de cette réunion.

Bientôt les ouvrages furent délaissés par les doigts négligents et les regards seuls furent en activité.

Ils dardaient le but de flèches.

Seize heures sonnèrent. Une émotion envahit les jeunes filles. Louise devint fébrile. Roberte était congestionnée, et Cécile, pâle, guettait, penchée en avant.

La fenêtre était fermée, malgré le beau temps de mai. Ces demoiselles ne voulaient pas être surprises. Les rideaux de tulle léger les dissimulaient, alors quelles distinguaient parfaitement les passants.

Il n’était pas seize heures dix que la jeune homme sortit.

L’air souriant, la moustache fine, grand, élancé, il s’arrêta quelques secondes devant le portail, comme s’il se fut douté qu’on le contemplait.

Son regard erra de droite et de gauche. Puis, l’inconnu s’en alla d’un pas égal.

— Il est vraiment bien… décréta Roberte.

— On ne peut trouver mieux… appuya Cécile.

— Vous avez raison, approuva Louise, il a grande allure.

Elles restèrent songeuses un instant, puis Louise reprit, dans un rire :

— J’espère que nous n’allons pas devenir amoureuses toutes les trois de ce jeune homme ! Ce serait une fameuse complication pour notre amitiés.

— Quelle idée !

— Je ne me soucie pas de lui, affirma Cécile.

Un embarras pesait sur elles trois. Elles se quittèrent très vite.

Roberte et Cécile cheminèrent quelques mètres côte à côte, puis elles se séparèrent sans avoir échangé un mot sur le sujet qu’elles venaient de discuter.

À vrai dire, le projet les amusait. Du moment qu’elles seraient trois pour se rendre à cette étude des maîtres, il leur semblait que la correction était sauvegardée.

On ne pouvait que les louer d’avoir des velléités d’art, et si leurs mères apercevaient le jeune homme, il serait des plus simple de jouer l’innocence. Tout le monde pouvait avoir le désir de faire de la peinture et s’il y avait un peintre là. c’était un pur hasard.

La mise en préparation de ce plan fut rapidement menée.

Les mères furent enchantées des tendances artistiques si subitement nées chez leurs filles, et elles acquiescèrent aux achats de toiles, chevalets, brosses et couleurs.

Les trois futures artistes avaient plus ou moins suivi des cours de dessin et, munies de ce léger bagage de leçons, moins lourd que leur fardeau d’instruments, elles pénétrèrent à la suite de

Ce ne fut pas cependant sans une appréhension. Elles le virent installé devant une fresque de Michel-Ange.

Il n’eut pas l’air étonné de les voir.

Elles s’enhardirent et passèrent devant sa toile.

Il esquissa un salut bref. Elles y répondirent d’une manière suprêmement détachée et s’installèrent avec des petits cris d’oiseaux.

Elles étaient satisfaites de l’avoir trouvé, comme elles voulaient qu’il fût, assis sagement devant un tableau.

Il y avait d’autres salles, mais pourquoi en auraient-elles cherché une autre vide et froide, alors que celle-ci recelait un feu rayonnant ?

Elles affectèrent cependant de choisir ce qu’elles copieraient, mais, en réalité. elles s’éloignèrent un moment pour se communiquer leurs impressions. Enfin, elles prirent place chacune devant une toile différente, mais s’arrangèrent de façon a ne pas perdre du regard l’objet de leur curiosité.

La première séance se passa le mieux du monde. L’inconnu souriait, mais ne paraissait apercevoir personne. Louise multiplia les allusions, parla des étrangère nouvellement arrives, rien ne porta, c’est-à-dire que le peintre ne laissa rien transparaître de ses pensées.

La pétulante Louise en fut pour ses frais, la gracieuse Roberte n’obtint nul regard pour ses charmes, et Cécile, qui se savait belle, ne surprit pas un coup d’œil dirigé de son côté.

Le père de Roberte Célert était procureur général et M.  Roudaine comptait parmi les familles bourgeoises les plus anciennes. Il était très riche par surcroit.

Elles énoncèrent leurs titres, se substituant a leurs pères et se targuèrent de leurs relations, non par orgueil, mais pour se situer. Il fallait bien montrer à ce peintre trop studieux de quel monde elles étaient et que c’était un honneur pour lui de brosser une toile en compagnie de jeunes filles d’un rang enviable.

Que pensa le jeune homme de cet étalage ? Nul ne le sut.

Il rangea, posément, vers seize heures, ses brosses et sa toile, épousseta d’une chiquenaude une poussière logée sur sa manche, se regarda pour s’assurer de la correction de sa mise, eut une inclinaison de tête vers les jeunes artistes et s’en alla de son pas élégant.

— Quel sphinx ! s’écria Louise.

— S’il ne parle pas davantage demain et après, nous en serons pour nos frais de peinture !

— Il est vraiment bien, et il peint dans la perfection, dit Cécile J’étais honteuse de mon esquisse…

— Ce n’était pas la peine, parce qu’il n’a pas plus regardé nos toiles que nos figures, prononça, dépitée Roberte Célert.

— Nous n’avons plus qu’à quitter la place aussi, reprit Louise, en repliant son chevalet. Ce n’est pas encourageant pour nous mais je veux croire que ce monsieur finira par s’apercevoir de notre présence. Ce n’est pas flatteur vraiment, pour des jeunes filles de notre valeur sociale, de n’avoir pas suscité plus d’attention de la part d’un jeune homme.

Roberte Célert, qui était peut-être la moins entreprenante, se trouvait assez ennuyée de s’être embarquée dans cette aventure. Mais c’eût été peu charitable de laisser ses compagnes en plan, et elle ne dévoila pas sa pensée à ce sujet.

Elle craignait que ce peintre si correct n’eût quelque propension à les mal juger, et ce souci pesait un peu sur sa dignité.

Cependant, ce fut avec force sourires que ces demoiselles se quittèrent et se donnèrent rendez-vous le lendemain à la même heure, au musée.

Le jeune homme, lui, s’en allait paisiblement dans les rues de la ville.

Naturellement, il songeait aux trois jeunes filles qui avaient envahi la salle où il copiait la fresque de Michel-Ange. Il avait admiré leur grâce et leur élégance et s’était retenu pour leur parler et même pour leur inculquer quelques notions de dessin pratique.

Mais, à la réflexion, il s’était dit qu’il valait mieux ne pas paraître aussi zélé et que la réserve était la seule manière de rester indépendant.

Il avait deviné leurs intentions et avait ouï parler des mœurs provinciales. Il savait qu’il devait éveiller la curiosité.

Quand on passe, étranger, dans les rues d’une petite préfecture, on sait que mille yeux vous épient et que les cerveaux se posent une question :

« Qui est celui-ci ? »

Or, l’inconnu était fort discret. Nullement semblable aux trois jeunes filles, il ne se sentait pas du tout le désir d’étaler sa personnalité et il vivait solitaire, jouissant des attraits de la ville sans livrer son nom.

S’il soulevait des commentaires, il ne s’en doutait pas. n’ayant pas une connaissance assez approfondie de l’oisiveté provinciale qui cherche un aliment.

Mai était délicieux. Le ciel bleu étincelait sous un soleil amical.

Les roses naissaient dans les jardins et les chants des oiseaux se mêlaient aux rires des enfants qui s’ébattaient, à l’air.

Tout paraissait doux et vivant.

Une allégresse entraînait le jeune homme. La vie le fascinait et il souriait tout en marchant. Sa robuste souplesse se retenait pour ne pas courir, afin de disperser sa force dans l’atmosphère renouvelée.

Il pensait aux trois jeunes filles. Leur air malicieux l’enchantait. La nonchalante Cécile, avec ses yeux d’Espagnole était à retenir avec sa peau dorée, où le regard apportait une lueur vive. Il avait beaucoup remarqué les cheveux noirs aux ondulations naturelles.

Roberte Célert n’était pas moins restée dans sa mémoire, avec son gracieux embonpoint de blonde fraîche. Ses yeux bleus, avec leur expression tendre, réalisaient un Greuze partait. Quant à Louise Darleul, sa vivacité, sa langue alerte, ses yeux gris largement ouverts, l’amusaient.

C’était elle qui menait le train, qui avait jeté, dans la salle austère, les prénoms de ses compagnes avec la situation des pères.

« Jeunes filles à marier », murmurait l’inconnu, avec un sourire intérieur. Il les évoquait avec indulgence, n’étant pas de ces jeunes hommes qui voient dans les jeunes filles la proie à mystifier. Il savait qu’elles possédaient des illusions, qu’elles entretenaient des rêves et que leur ambition était de se marier, but de leur existence.

Il comprenait ces choses et les approuvait.

Qui rêverait, si ce n’est une jeune fille ? Qui croirait au bien, au beau et à la facilité de vivre, si ce n’était cette fleur qui s’élance dans la lumière avec ardeur ?

C’est pourquoi le mystérieux jeune homme ne se promettait pas de s’amuser aux dépens des trois nouvelles venues qui se plaçaient inopinément sur son chemin.

Il les aurait aidées comme un frère, secourues comme un père, le cas échéant.

Il aimait la grâce, la gaîté et la sérénité. et il eût voulu que chacun fût optimiste.

Il fit lentement le tour des artères principales, puis s’engagea dans des rues de traverse, afin de découvrir un site imprévu, ou un quartier dont la vétuste ne nuirait pas au pittoresque.

Il cheminait comme un artiste, s’attachant davantage aux choses qu’aux personnes qu’il rencontrait.

Passant devant l’hôtel où il séjournait, il y déposa les objets qu’il n’avait pas voulu laisser au musée.

La patronne, assise dans son bureau, le salua d’un sourire. Il y répondit en disant :

— Je vais continuer ma promenade… je dénicherai sûrement encore un joli coin.

— Il n’en manque pas… bonne chance monsieur !

Le jeune homme reprit son pas de flânerie s’arrêtant devant un hôtel antique dont il admirait le portail orné de feuilles d’acanthes, ou les fenêtres à meneaux.

Certes, la ville fourmillait de vieux souvenirs. De temps a autre, par une porte entr’ouverte, on apercevait une cour garnie de galeries a colonnades. On devinait tout de suite que c’était là le préau d’un ancien couvent. Ces maisons, devenues propriétés privées, n’étaient guère accessibles, et l’inconnu ne songeait pas à y pénétrer, malgré le désir qu’il en avait.

Ce jour-là, mai était décidément si ensorceleur, son atmosphère si tentante, que le jeune homme franchit les portes de la ville. Il se trouva bientôt dans la campagne verdoyante, non pas dans des champs où levaient les moissons futures, mais dans des jardins fleuris. Ce côté de la ville n’était qu’un vaste parterre. Les habitants y avaient créé des villégiatures où ils venaient respirer l’air plus pur et donner à leurs muscles le jeu du jardinage.

Ce n’était que pommiers en fleurs, une féerie rose que la pluie, par miracle, n’avait pas abattue.

Sous ces arbres, derrière ces haies, des jeunes mères surveillaient leurs enfants, des jeunes filles riaient. C’était une oasis inattendue. Le promeneur eut soudain le désir irrésistible d’être l’hôte d’un de ces jardins. Désir vain… Impossible de forcer une de ces portes et de s’installer sous un de ces ombrages dont la douceur le tentait.

Il arrivait à l’un de ces parcs dont les hauts taillis dépassaient le mur d’enceinte. Des arbres d’essences diverses se voyaient, élançant leurs fûts au-dessus des plants fruitiers environnants. Ce n’était plus un potager agrémenté de fleurs où le côté pratique l’emportait sur le côté agréable, mais une forêt en miniature où l’on s’était plu à varier les espèces.

Le parfum des seringats flottait dans la brise lente. Les cytises laissaient pendre leurs grappes jaunes, les marronniers roses imposaient leur masse et le superbe tulipier trapu voisinait avec le cèdre bleu.

— Quelle merveille ! murmura le jeune homme. Il passait devant une petite porte de ce parc attirant.

Alors qu’il s’en rapprochait, elle s’ouvrit pour donner passage à une jeune fille idéalement belle, d’une beauté plus anglaise que française, si l’on en jugeait par les boucles blondes au ton de chanvre, par les yeux d’un bleu violet et la bouche purpurine qui tranchait sur le teint de lis.

Un lévrier blanc tacheté de noir l’accompagnait.

Elle vit le passant, le toisa d’un air hautain. Ses sourcils se froncèrent et elle recula.

Le lévrier bondit vers l’inconnu. Elle le rappela d’une voix métallique :

— Agal ! ici…

Trop tard. Le chien avait mordu légèrement le doigt du jeune homme. Celui-ci secoua sa main, chercha posément son mouchoir, et étancha la gouttelette de sang, tandis que la jeune fille, sans un mot, le regardait faire.

Il la contemplait. Une telle attitude déroutait ses notions sur la politesse.

Il la comparait involontairement à celles qu’il avait vues l’après-midi, et un sourire se jouait sur ses lèvres. Sans doute, les trois jeunes filles se seraient-elles précipitées vers lui avec des exclamations apitoyées.

Celle-ci restait froide, indifférente, presque hostile.

— Agal ! répéta-t-elle plus sourdement. Le chien rentra. Alors, elle recula lentement en regardant toujours l'inconnu de ses yeux violets. Une tristesse paraissait maintenant dominer l’expression enfantine qui la caractérisait. Elle eut un geste comme si elle eût voulu parler, mais elle ne demanda rien. Elle n’offrit pas son secours et n’eût pas une parole de pitié ou d’excuse. Pour toute marque de sympathie, elle referma la porte lentement entre le jeune homme et elle.

Le promeneur, pour la première fois de sa vie peut-être, fut décontenancé.

— Ah ! ça ! dit-il tout haut, ai-je rêvé ? Est-ce vraiment une délicieuse jeune fille qui m’est apparue, ou bien suis-je un petit garçon qui est en train de lire un conte de fées ?

Il se remit en marche. Il aurait voulu jeter un coup d’œil par-dessus ce mur rébarbatif, mais sa dignité le retint. Que lui importait l’habitante de ce parc enchanteur ?

Elle était sans cœur comme sans usages. La plus élémentaire éducation était de s’excuser d’une morsure faite par son chien.

« Et si je l’avais étranglé ce féroce animal aussi mal élevé que sa jolie maîtresse ! Cette jeune fille est belle, c’est entendu, mais quoique admirateur de la beauté, j’aime une beauté pitoyable. »

Il s’en alla dans un rire muet, sans se retourner. Par une coïncidence amusante, il avait lié connaissance, le même jour, avec quatre jeunes filles. Il savait le nom des trois premières, mais ignorait tout de la quatrième.

Alors que dans l’âme des autres, il avait pu lire leurs impressions, il n’avait rien pu deviner du caractère de la dernière.

Qui était-elle ?

Pourquoi cette mélancolie répandue sur ses traits après le regard hostile qu’elle lui avait lancé ?

Il lui semblait qu’un mystère s’offrait à lui.

La ville lui parut moins vide. On attrait s’offrait à lui, ainsi que se présentait en son temps d’écolier un problème compliqué.

Cependant, malgré son désir de savoir qui était cette jeune fille, il se résolut à ne rien demander à son hôtelière. Il craignait trop une indiscrétion et il ne voulait pas qu’on le sût intrigué par une des habitantes de ces beaux jardins.

Mais il oubliait presque les clos qui se déroulaient devant sa vue, les uns garnis de haies basses, les autres protégés par des grillages à travers lesquels s’apercevaient les fleurs et les légumes printaniers. Il ne pensait qu’à l’attitude de cette enfant dont il portait le souvenir sur son pouce blessé.

— « A-t-elle accoutumé son chien à mordre les passants ? Est-ce une Circé moderne ? »

Son imagination vagabondait et les trois Grâces s’éloignaient de son esprit pour laisser la place à cette apparition soudaine.

Il n’admirait plus rien. Il passa sous la vieille porte sans en apprécier les sculptures, et les remparts de Vauban ne l’intéressèrent pas.

Il allait en se répétant :

« Qui peut-elle être ? »

Mme  Barolle, la patronne de l’hôtel, l’accueillit avec son sourire de commerçante.

— Vous avez fait une bonne promenade, monsieur ?

— Excellente, madame. Je suis allé du côté des jardins, quartier que je ne connaissais pas. Il y a des enclos charmants.

— Je crois bien ! Nous avons aussi un petit verger par là… oh ! bien modeste.

— Il y en a de magnifiques… murmura le jeune homme pensivement.

Mme  Barolle ne répondit pas. Des clients survenaient et, la bouche en cœur, elle s’empressait vers eux.

En remontant dans sa chambre, le peintre pensait :

« Il est impossible de lui demander des renseignements… et puis, je ne le veux pas.

Il fuma une cigarette dans un fauteuil confortable, mais bientôt, repris par son idée fixe, il s’empara d’une feuille de papier et y traça quelques traits. Le visage de la jeune fille au lévrier vint sous son crayon.

Il voulut se rappeler la teinte de sa robe, mais il ne put y parvenir. Elle ne s’imposait à lui que par sa figure mélancolique, ses yeux violets et ses cheveux blonds et soyeux.

— C’est bizarre, songeait-il, d’avoir la hantise de cette apparition ! Suis-je tombé amoureux ? Est-ce ainsi que l’amour s’annonce ? Le vrai, l’unique ?

Le jeune homme croisa ses bras et réfléchit. Puis, las de cette immobilité, il marcha dans sa chambre d’un pas agité. Mais il lut fallait de l’espace.

« Cela va très mal », mumura-t-il.

Il data son esquisse et l’enferma, puis il redescendit pour recommencer une course quelconque

Dans le bureau de l’hôtel, un vieux monsieur distingué causait avec Mme  Barolle. Cette dernière lui parlait avec déférence.

— Je n’y manquerai pas, monsieur.

— Vous direz aussi à votre mari qu’il peut disposer de quelques milliers de francs pour les réparations de la maison de la rue Cassis.

— Bien, monsieur le marquis. D'ailleurs, Barolle ira vous voir.

— Je l’attendrai

Le vieillard s’en alla après avoir salué avec aménité.

Mme  Barolle crut devoir renseigner son jeune client

— C’est M.  le marquis de Saint-Armel. de charmantes personnes tout à fait, mais un peu d’un autre âge. Tout ce qui n’est pas à particule ne compta pas beaucoup pour les dames ; le marquis est moins regardant. Mon mari est gérant d’immeubles et il s’occupe de ceux de M.  de Saint-Armel.

Tout ce discours n’atteignait pas le jeune homme qui répondit simplement :

— Ah !

Puis, il ajouta tout de suite :

— Je vais me promener encore un peu… je ne rentrerai que vers vingt heures… les jours sont si longs… il fait si beau.

— C’est une belle saison… répondit avec la même amabilité la bonne hôtesse.

Le lendemain, le jeune homme, devant la fresque de Michel-Ange, s’acharnait à sa copie. Son talent était indéniable. Sa touche sûre, son dessin impeccable réalisaient avec art la conception du grand maître. Il était plongé dans son labeur, quand les trois jeunes filles surgirent. Elles étaient armées de leur léger bagage et elles s’avancèrent vers le peintre avec un air désinvolte.

— Bonjour, monsieur ! dit Louise Darleul, avec un sourire.

Évidemment, cette tentative voulue d’amabilité, qui pouvait passer pour une politesse banale, était un accroc à la correction provinciale. Mais il fallait rompre la glace qui menaçait de dégénérer en banquise.

Louise Darleul avait baissé le front et presque détourné les yeux en se risquant à cet éclat.

Naturellement. Roberte et Cécile suivirent l’élan et s’écrièrent en écho : « Bonjour, monsieur ! »

Le jeune homme se leva vivement et, en un salut d’homme du monde, il répondit aux arrivantes.

Pourquoi lui semblèrent-elles lointaines et moins agréables que la veille ?

Louise Darleul, si vive, lui parut gauche, et ses yeux gris ne possédaient plus le même reflet.

Roberte Célert avait un soupçon de vulgarité et sa blondeur était celle de tout le monde, de ce blond qui devient brun avec les années. Quant à Cécile, on ne pouvait nier sa beauté, mais, en Espagne ou dans le Midi de la France, chaque femme montrait des yeux aux prunelles de velours.

— Vous êtes déjà à l’œuvre, monsieur ? reprit Louise.

— Vous peignez joliment bien : osa dire Cécile.

— Vous me flattez ! murmura le jeune homme avec un sourire un peu ironique.

Ce sourire décontenança les trois Grâces. Elles pirouettèrent sur leurs talons et Louise déclara :

— Je vais m’installer.

Elle développa chevalet et brosses. Ses compagnes l’imitèrent.

— J’ai peut-être pris quelque chose de trop difficile pour débuter… avoua-t-elle.

Sa phrase, dite sur le ton interrogateur. s’adressait visiblement à leur compagnon.

— Que voulez-vous copier, mademoiselle ?

— Ce paysage… il serait assez facile sans… les arbres.

Ses amies éclatèrent de rire et Roberte dit :

— Aussi ai-je pris cette marine sans arbres, mais il y a un rocher.

— Et moi… ces fleurs, où il y a trop de pétales !

Le jeune peintre ne bougeait pas. Cependant Il les regardait, mais un visage flottait devant ses yeux et les interceptait : celui de la jeune fille vraiment blonde aux yeux violets.

Il poussa un soupir et se leva. Il comprenait que les trois apprenties sollicitaient son concours. Elles crurent qu’il partait et leurs regards désespérés convergèrent vers lui.

Il alla tranquillement près de Louise et prit sa place. Sans un mot, il redressa la colline qui menaçait de s’écrouler, enveloppa le tronc de l’arbre de branches vivantes et planta la maison au toit rouge avec habileté.

— Oh ! merci, monsieur, comme c’est bien ! Cela a vraiment l’air d’un paysage ! s’écria Louise, ravie d’avoir fait tant de progrès, sans effort et en si peu de temps.

« On voit que vous avez l’habitude, dit-elle encore.

Le jeune homme sourit.

Il prit la place de Roberte et nourrit vigoureusement la roche brune sur laquelle s’étalait parcimonieusement un peu de terre de Sienne.

La mer apparut, soudain puissante avec son bleu d’outre-mer et la vague qui battait le rocher devint un monstre hérissé d’une écume dangereuse.

— Ah ! quelle pâte ! lança Roberte, qui pensa que cette expression la sacrerait femme-peintre experte.

Le jeune homme ne fut pas frappé par ce trait de génie. Il cligna de l’œil pour comparer le modèle à la copie et il laissa la place à l’apprentie-artiste.

Cécile s’était levée de son siège, à l’avance.

Elle vit leur « professeur » qui venait vers elle et elle dit très vite :

— Je suis honteuse de mon essai.

— Pourquoi ? Il y a un commencement à tout.

Il retoucha les fleurs. C’était des soucis aux fins pétales et des bleuets aux délicates ciselures. Il donna du relief aux uns et aux autres et Cécile put se persuader qu’elle venait de cueillir un bouquet frais et qu’elle l’avait posé sur sa toile.

Elle se savait des yeux expressifs et elle coula son regard profond vers le « maître », en murmurant un merci aussi doux que le roucoulement d’une colombe.

Le jeune homme dit froidement :

— Je suis heureux de vous avoir fait plaisir à toutes trois En cultivant quelque peu vos dons naturels, vous parviendrez à un joli travail d’amateur. · Il les flattait, mais elles n’écoutaient pas.

La seule chose qu’elles comprenaient, c’est qu’il les unissait dans son esprit et ne les séparait pas.

Or, chacune eût aimé à être distinguée par lui. Elles restaient solidaires, en surface, mais en secret elles eussent été charmées de se savoir l’élue.

Le peintre ne se doutait pas de ces ambitions.

Il avait repris sa tâche et, sans un mot, il la poursuivait il ne prêtait plus d’attention aux jeunes filles qui semblaient inexistantes pour lui.

La veille, elles l’eussent peut-être intéressé, mais il ne pensait plus qu’à l’expression mélancolique de celle qu’il avait entrevue.

Cette hantise s’accompagnait d’un malaise. Il regrettait qu’elle n’eût pas montré son cœur.

C’était une tache dans sa beauté.

Il pensait : je veux la revoir… je veux déchiffrer cette énigme.

Il n’entendait rien autour de lui. Il ne voyait rien et brossait machinalement la robe rouge d’un personnage de Michel-Ange.

— Au revoir, monsieur !

Il tressaillit. Prestement, il se leva pour saluer.

Gentiment, comme des écolières bien élevées, les trois jeunes filles lui tendirent la main en lui renouvelant leurs remerciements.

Souriantes, elles disparurent.

Quand elles furent dans la rue déserte. Louise Darleul proposa :

— Montez à la maison. Nous prendrons une tasse de thé pour échanger nos impressions.

— Si on peut en avoir ! dit Roberte.

— Quel rustre ! murmura Cécile.

— Gardons notre sang-froid. Dans ma chambre, nous nous communiquerons nos découvertes… maman est chez Mme  Célert.. nous avons tout le temps de l’y rejoindre.

Autour de cette table à thé, le peintre mystérieux fut jugé sévèrement.

— Il travaille pour le compte d’un autre ! affirma Louise. C’est un modeste employé qui a quelques dispositions pour la peinture. Vous n’ignorez pas que les grands hommes dénichent toujours un disciple qui les double.

— C’est vrai j’ai entendu ces choses par mon père approuva posément Cécile.

— Je ne savais pas cela ! murmura Roberte.

— Je ne crois pas que ce soit un homme du monde, reprit Louise.

— Pourtant… commença Cécile.

— Il a de fort bonnes manières, acheva Roberte.

Il y eut un silence.

Puis. Louise décréta :

— Moi, je n’irai pas au musée demain.

— Si vous n’y allez pas, nous ne pourrons guère nous y rendre… dit vivement Roberte.

— Pourquoi pas ?

— À deux seulement, ce serait gênant.

— Je n’aurai pas le temps, pour ma part, de peindre demain, déclara Cécile.

— Bon… nous prendrons donc rendez-vous pour après-demain.

Les trois jeunes filles restèrent de nouveau rêveuses, puis Roberte se leva en disant :

— Il faut que j’aille seconder maman… c’est son jour de réception.

Il n’était plus question du peintre. L’intérêt semblait s’être détaché de lui, et, cependant, jamais, il n’avait été plus près de leur esprit. Leur insuccès s’accentuait de dépit. Il fallait vaincre le beau ténébreux. Il ne serait pas dit que cet étranger passerait près d’elles sans les remarquer.