Armand Durand ou la promesse accomplie/17

Traduction par J. A. Genand.
Plinguet & Laplante (p. 264-288).

XVII


Encore quelques mois de luttes ennuyeuses, de combats contre la pauvreté et les troubles domestiques, puis un autre changement s’opéra dans le drame. Le brave et intelligent avocat Lahaise, dans le bureau duquel Armand avait étudié, tomba malade, et après plusieurs variations du mieux au pire, il paya sa dette à la nature. Notre héros fut très-profondément affecté par cette dernière épreuve. Il lui semblait que tous ceux qui l’avaient aimé ou lui avaient porté quelqu’intérêt lui étaient enlevés l’un après l’autre ; mais il oubliait qu’ils étaient d’un âge mûr et que dans l’ordre de la nature il était de toute éventualité de s’attendre à leur mort : il sentait seulement le vide immense que laissait dans sa vie et ses espérances chacune de ces morts.

Après les funérailles de M. Lahaise il resta pendant plusieurs jours à la maison, solitaire et inactif, donnant pour prétexte qu’il copiait des documents de lois ; mais, en réalité, il s’abandonnait de plus en plus au découragement qui l’assaillait. Était-ce l’apathie ou la maladie ? Il ne le pouvait dire ; mais une singulière aversion pour la profession qu’il avait embrassée s’emparait de lui, et il pensait qu’il lui était tout-à-fait inutile de perdre son temps à se chercher un autre patron sous les auspices duquel il pût continuer ses études légales. Il se demandait à lui-même comment il pouvait se résoudre à perdre un temps si précieux à acquérir une science qui, peut-être, ne lui rapporterait jamais rien. En supposant même qu’il continuât ses études et qu’il subît avec succès son examen, — chose qui devenait tout-à-fait douteuse dans l’état d’abattement et de désespoir où il était plongé, — qui l’assurait que les clients lui viendraient et qu’on lui donnerait des causes ? En mettant les choses au mieux, cela ne pouvait arriver avant plusieurs mois, et pendant ce temps-là les dettes, les désagréments et les difficultés le serreraient de près, et la hideuse pauvreté était là, comme un spectre, assise à son foyer.

Par une sombre matinée d’orage, il s’était levé la tête remplie de toutes ces pensées qui s’acharnaient à lui avec une inflexible ténacité. Sans prêter d’attention aux reproches que lui faisait Délima au sujet de sa paresse apparente, ni à ses fortes lamentations sur son sort, il restait assis, la tête appuyée sur ses mains, immobile comme une statue, pendant de longues et ennuyeuses heures, sans concevoir ni plans ni projets, mais se laissant aller à un morne désespoir. Tout à coup une main légère s’appuya sur son épaule et une voix amie — celle de Belfond — résonna à son oreille.

— Holà, Armand, disait-elle, tu viens de faire un somme ! À deux reprises je t’ai dit bonjour et je n’ai pas encore reçu de réponse.

Armand leva les yeux avec un sourire forcé, et il essayait évidemment à inventer une réponse lorsque la voix aigüe de Délima se fit entendre.

— Il a vraiment choisi un vilain temps pour dormir en plein jour lorsque c’est à peine si nous avons, dans la maison, assez d’argent pour nous procurer à dîner. Si je n’étais pas là, il dépenserait la plus grande partie de l’argent du mois à payer des dettes, comme si nous en avions les moyens !

— Hier matin j’ai vendu ma montre, et il n’est pas possible que le prix que j’en ai obtenu ait tout passé pour les chétifs repas que nous avons faits depuis ce temps-là, répondit le jeune mari d’un air abattu.

Délima ne put s’empêcher de rougir. Elle n’attendait pas autant de franchise de sa part, surtout devant un étranger ; mais, comme depuis longtemps elle avait résolu de ne pas se laisser dominer, elle reprit :

— Mais ça va passer avant que tu penses à m’avoir d’autre argent, et alors, je suppose, il nous faudra crever de faim.

Armand, dont les yeux languissants étaient ombragés par un air de souffrance plus qu’ordinaire, se passa la main sur le front.

Belfond, qui retenait avec grande peine l’indignation excessive que lui faisait éprouver la mauvaise humeur de l’acariâtre jeune femme, s’interposa.

— Ma chère madame Durand, dit il, vous voyez que votre mari n’est pas bien : je vous en prie, laissez-le seul avec moi pendant quelque temps, car j’ai quelque chose d’important à lui communiquer.

Elle sortit de l’appartement, ses magnifiques cheveux ondés en désordre. Pendant qu’elle exécutait cette retraite, Belfond, qui ne pouvait plus se contenir, ne put s’empêcher de dire :

— Peste de femme !

Armand le regarda avec un air de reproche tel que son ami se hâta d’ajouter :

— Pour l’amour de Dieu, Armand, pardonne-moi ; mais de te voir ainsi tracassé et affligé, je ne sais vraîment plus ce que je dis ni ce que je fais. Oh ! mon ami, je sens que je pourrais pleurer comme une femme, au spectacle que tu m’offres.

Et il posa tendrement sa main sur celle de son compagnon, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes.

— Mais, diantre ! dit-il brusquement en chassant à la hâte ces marques de sensibilité, je ne suis pas venu ici pour jouir de jérémiades, mais pour voir si je ne pourrais pas t’être de quelque service… Il ne faut pas prendre feu si vite parce que je te dis cela ! Je sais bien que si je t’offrais de l’argent à titre de prêt, tu me dirais, ainsi que tu n’as cessé de me le répéter, que si tu avais eu l’intention de l’accepter, tu ne m’aurais pas fait connaître si ouvertement tes besoins, quoique, à la vérité, à ta place, je ne me retrancherais pas d’une manière aussi absurde dans ma dignité. C’est autre chose que j’ai à te proposer, quelque chose que tu peux accepter sans le moins du monde porter atteinte à cette indépendance dont tu es si fier. J’ai écrit à mon cousin Duchesne qui demeure à Québec et qui est un des meilleurs avocats de la capitale ; il te recevra volontiers de suite dans son bureau, et il te donnera tous les avantages possibles, beaucoup plus que ne t’en offrait M. Lahaise. Le fait est qu’ayant entendu parler avantageusement de ton caractère et de tes capacités, il a hâte de t’avoir avec lui.

Soupçonnant de quelle source de bons offices à laquelle on pouvait attribuer l’intérêt que lui témoignait M. Duchesne, Armand secoua la tête.

— Belfond, dit il, j’en ai fini avec les hésitations et les incertitudes, et j’ai fermement résolu d’abandonner la profession que j’avais choisie dans des temps plus heureux.

— Non, non, tu ne feras pas cela Armand ! tu n’agiras pas aussi lâchement. Écoute-moi. Vends ton ménage : le produit de la vente paiera non-seulement ton transport et celui de ta femme à Québec, mais il te restera encore de l’argent. Arrivés là, prends une chambre dans une maison de pension respectable et tranquille, et puis entres de suite dans le bureau du cousin Duchesne. Si tu es trop fier, trop opiniâtre pour me faire le plaisir de m’emprunter ce que je sais que tu seras bientôt en état de me remettre, il t’en restera assez pour commencer, et à Québec comme à Montréal tu trouveras de l’ouvrage de copiste. Duchesne m’a promis qu’il te procurerait beaucoup d’écritures, et si la chose devient nécessaire, tu prendras une couple d’écoliers chez toi le soir. En un mot, fais n’importe quoi plutôt que de renoncer à la profession dont tu as maintenant parcouru une longue étape de la route aride et épineuse, à cette profession qui peut définitivement te conduire à l’honneur et à la fortune.

— Mais, murmura Armand, le succès est si douteux et le temps d’épreuve si long ! Je suis capable d’obtenir de suite quelque situation ou quelque place de commis qui me rapportera un bon salaire.

— Et puis après ? Dans cinq ans d’ici tu seras peut-être encore commis, avec le même salaire : néanmoins, ce serait une heureuse idée si tu n’étais pas entré dans une autre carrière. Écoute, Armand : promets d’essayer ce que je te propose ?

— Te rappelles-tu, Rodolphe, cette époque de notre vie de collége, hélas ! déjà si lointaine, qui fut témoin du commencement de notre bonne amitié et dont cependant le premier pas fut cette affreuse bataille où je sautai sur toi comme un bull-dog ? De même qu’alors j’étais aux abois, harassé, désespéré, environné de troubles et d’ennemis, de même je le suis encore aujourd’hui.

— Mais tu oublies que tu as à tes côtés un véritable ami qui, malheureusement pour toi, a le faible de toujours vouloir te donner des conseils. Vois-tu, un grand avantage qui résultera de ton déménagement à Québec, ce sera de te débarrasser de l’influence pernicieuse de cette terrible mégère qui, j’en suis convaincu, est le mauvais ange qui inspire ta femme. Si, après avoir essayé mon plan, tu continues encore à vouloir changer de profession, j’essaierai alors de te procurer une bonne situation : j’ai encore des amis et des cousins parmi les marchands de Québec.

Pendant longtemps Belfond raisonna et chercha à persuader son ami qui balançait de plus en plus. Enfin, Armand consentit, et quand ils se séparèrent, l’empreinte du morne désespoir avait disparu de son visage.

Lorsque notre héros annonça à sa femme son intention de transporter leurs pénates à Québec, il s’en suivit une scène terrible. Délima pleura, éclata, tempêta, sans cependant recourir à l’évanouissement ; de son côté, madame Martel déclara carrément que le contre-coup d’une séparation dans l’état actuel de sa santé délicate tuerait la jeune femme, qu’il n’y avait qu’un insensé ou un monstre qui pût penser à arracher ainsi une créature si jeune et si frêle d’au milieu des amis qui lui étaient si attachés, pour la traîner parmi des étrangers. À tout cela Armand n’avait qu’une réponse, et cette réponse constituait apparemment une place forte dont l’ennemi ne pouvait s’emparer.

— Si ma jeune femme trouve l’arrangement impraticable, elle est parfaitement libre de rester avec ses amis, disait-il invariablement.

Cependant, cette proposition ne rencontrant les vues de personne, les hostilités cessèrent, et Délima se contenta de parcourir toute la maison en pleurant et en se lamentant. Son linge fut empaqueté et l’encan eut lieu. La vente eut un succès complet, et des bagatelles s’élevèrent à des prix comparativement très-forts, ou elles étaient achetées par un individu de modeste apparence, quoique très-bien habillé, qui se trouvait dans la foule et que personne ne soupçonnait être un agent de Rodolphe Belfond.

Il faisait un de ces temps d’hiver sombres et tristes comme il y en a si souvent en Canada ; d’épais nuages gris qui couraient le firmament indiquaient une tempête de neige, bien qu’il en fût considérablement tombée la nuit précédente. Malgré cela cependant, notre héros partit avec sa jeune femme pour la nouvelle ville où ils devaient tenter fortune. Les apparences du temps étaient si peu encourageantes, qu’il aurait bien volontiers retardé le départ, au lendemain ; mais l’habitant qui devait, moyennant un prix modique, les recevoir dans sa carriole, ne pouvait attendre. Ils n’apportaient avec eux qu’un petit coffre contenant des hardes, Belfond leur ayant promis de leur faire parvenir le reste par une bonne occasion.

Au moment du départ Délima sanglotait amèrement, et Armand roulait dans sa tête des pensées de tristesse et de mélancolique anticipation. Tous deux ils étaient tellement préoccupés qu’ils s’apercevaient à peine de l’épaisse neige qui tombait et des sombres nuages qui roulaient au-dessus de leur tête. Ils arrêtèrent, pour dîner, à une petite auberge de village où on leur servit une assiettée d’excellente soupe et une fricassée de mouton dont Délima, qui commençait à reprendre ses esprits, se régala de bon appétit. Après cela ils se remirent en route ; mais la grande quantité de neige qui était tombée avait rempli les chemins, et leur vigoureux cheval canadien, dont les jarrets paraissaient de fer, se démenait violemment dans les brouillards de poudrerie, secouant de temps en temps les petits glaçons qui s’étaient attachés à ses yeux et à sa crinière. Nos voyageurs commençaient à regarder avidement dans le lointain pour tâcher d’apercevoir le petit village et l’auberge où ils devaient passer la nuit. Le vent était froid et perçant, mais Armand protégeait sa femme de la bise piquante en l’enveloppant dans les nombreuses robes dont la carriole était garnie. Enfin on commença à apercevoir quelques lumières à travers l’atmosphère chargée de neige, et ce fut avec un sentiment d’excessive satisfaction qu’ils arrivèrent à l’auberge si désirée.

Ils y avaient été précédés par d’autres voyageurs, car on entendait le son de voix à travers la porte entre baillée du petit salon, un bruit grésillant et une odeur appétissante venaient du poële, et une couple de cultivateurs étaient à jaser, fumer et boire dans le bas-côté.

Délima qui était d’une humeur pitoyable s’assit sur la première chaise venue, mais l’aubergiste demanda aussitôt à madame et à monsieur de vouloir bien passer dans l’autre chambre. Ils ne se firent pas prier, et en entrant ils se trouvèrent inopinément en présence de madame et de mademoiselle de Beauvoir.

Saisi d’étonnement, Armand fit un pas ou deux en arrière et ses joues devinrent écarlates ; mais se remettant enfin, il salua poliment les deux dames. Madame de Beauvoir répondit par une inclinaison de tête superbe quoique polie ; mais Gertrude, évidemment dominée par le même embarras qui s’était emparé du jeune Durand, devint rouge aussi, puis elle salua avec hésitation.

Délima, qui avait eu occasion de voir quelques fois ces dames dans les rues de Montréal, les reconnut de suite. Elle remarqua l’embarras mutuel, quoique passager, de son mari et de l’aristocratique jeune fille, que malgré sa rare beauté à elle-même et l’élégance parfaite de sa propre toilette, elle reconnaissait lui être si éminemment supérieure.

Piquée par ce contraste défavorable, offensée de la froideur des deux nobles dames, — laquelle n’était pas de nature à encourager à se faire présenter ou à lier connaissance — elle demanda à son mari d’un air de dignité affectée, s’il ne pourrait pas avoir une des servantes pour l’aider à se déshabiller.

— Elles sont trop occupées, répondit-il ; je t’en prie, laisse-moi t’aider ?

Décidée à montrer son importance et son pouvoir sur son mari, elle reprit avec aigreur :

— Non, tu es trop maladroit. Vas voir si tu ne pourrais pas me procurer une aide convenable.

Pouvait-il raisonnablement faire autrement que de se soumettre ? Refuser aurait été amener une scène. Il s’exécuta donc et revint quelques instants après.

— C’est comme je le craignais, dit-il : chacun est occupé !

— C’est malheureux, s’écria-t-elle en continuant à poser d’une manière ridicule. Dans quel misérable lieu avons-nous campé ? Bien, aide-moi à ôter mon manteau.

Armand, profondément mortifié et accablé de honte, se rendit à son désir, avec la conviction intime que pendant tout ce temps le froid et ironique regard de madame de Beauvoir était fixé sur eux. La jeune fille, soit par compassion pour notre héros, soit par l’impatience que lui faisaient éprouver les absurdes prétentions de sa femme, s’était assise, avec un livre, près d’une bougie qui éclairait faiblement sur la table, et quoique son attention pût être ailleurs que sur les pages de ce livre, néanmoins ses yeux y étaient fixés.

La servante vinit bientôt mettre la table pour le souper, et la comédie dans laquelle Délima était la principale figurante continua. Quoique les deux dames, qui étaient habituées à tous les luxes, ne trouvassent aucunement à redire de vive voix sur les qualités du repas, — madame de Beauvoir se contentant de frémir lorsqu’elle goûta le thé et inspecta l’omelette au lard qu’elle laissa dans son assiette sans y toucher, — cependant Délima, qui prit assez librement des deux, se répandit en critiques de toutes sortes. Deux fois elle avait tenté de souffler à son mari : introduis-moi à elles ; mais craignant qu’elle fût entendue, il se mit en frais de la satisfaire en s’efforçant d’entamer quelques mots de conversation avec madame de Beauvoir. Sur sa demande si c’était son intention de se remettre en route le lendemain matin malgré le mauvais état des chemins, la grande Dame répondit brièvement : oui, et que n’eût été la difficulté de voyager la nuit par des chemins aussi affreux, elle ne serait pas restée si longtemps dans leur logis actuel. Puis il s’informa si M. de Courval était bien.

— Bien, je vous remercie ! lui fut-il répondu.

Et comme pour mettre fin à cette conversation, elle se leva de table.

— Viens, Gertrude, dit-elle en se retournant du côté de sa fille ; il est temps de nous retirer.

— Tu devrais être fier de tes amies de la ville qui sont si polies ! murmura Délima avec un sarcasme irrité au moment où les dames, après avoir fait une légère inclinaison de tête, laissaient la chambre.

Gertrude, qui sortait la dernière, entendit la remarque et elle jeta involontairement les yeux sur elle, mais il y avait dans leur expression plus de tristesse que de colère. Délima s’en aperçut, et ce fut une excuse à l’accès de colère et de mortification auquel elle donna cours aussitôt que la porte fût refermée. Comment osaient-elles la traiter avec tant d’insolent mépris ? N’était-elle pas autant qu’elles ? Et comme il fallait que son mari eût manqué de cœur pour rester tranquillement à la voir ainsi insultée. Ah ! s’il eût eu le caractère d’un homme, il n’aurait pas souffert cela.

— Que m’aurait-il donc fallu faire ? demanda-t-il enfin sévèrement : elles ne voulaient pas faire ta connaissance, ni la mienne non plus.

Mais les remontrances ou les reproches étaient également inutiles pendant que la poitrine de Délima était agitée par une pareille tempête d’irritation. Dans son opinion, sa dignité et son orgueil avaient été outragés d’une manière honteuse.

Comprenant l’inutilité de résister plus longtemps, Armand se dirigea, en étouffant un soupir, vers la fenêtre et y appuya son front brûlant, fixant un vague regard sur le givre qui de temps en temps venait en frapper les carreaux. Il faisait, intérieurement, la comparaison entre cette jeune fille aux manières nobles et distinguées et cette femme au caractère étroit et violent, quoique jolie, qui l’appelait son mari et dont la voix pleine de colère résonnait encore à son oreille. Il frissonna, car il sentit qu’il commençait à comprendre comment certains hommes commettent des suicides et l’enchaînement d’idées qui conduit à un acte de désespoir aussi coupable. Oui, s’il n’avait été retenu par la salutaire pensée d’une existence future, il se serait débarrassé de la vie et de ses misères.

Finalement, Délima, épuisée par sa propre véhémence, s’arrêta et, ouvrant brusquement la porte, appela, pour se faire conduire à sa chambre, une servante qui passait. Cette dernière y consentit, et Armand fut laissé seul.

Il demeurait toujours près de la sombre fenêtre, observant la tempête du dehors, aussi triste que celle qui régnait dans son cœur meurtri de douleur. Sur l’entrefaite, le hennissement de chevaux, le tintement de clochettes, le bruit de voix joyeuses résonnant dans le silence de la nuit, annoncèrent de nouveaux arrivants à l’auberge. Puis on entendit le piétinement de pieds des voyageurs qui secouaient la neige qui y était collée, et la commande d’un bon souper en même temps que de quelque chose de chaud pour ranimer la circulation de leur sang.

Les voix paraissaient cultivées et étaient en quelque sorte familières à Armand ; aussi, au moment où il se demandait dans quelles circonstances il les avait déjà entendues, la porte s’ouvrit et livra passage à Robert Lespérance et à l’un de ses amis. Tous deux furent ravis de plaisir en apercevant Durand qui essaya vainement de tirer en arrière pour les éviter. Ils ne voulurent pas que leur réjouissance turbulente fût vue d’un mauvais œil ; ils demandèrent donc des pipes, de l’eau chaude, du sucre et du rum, et ils le forcèrent gaiement à la table où ils le firent asseoir entre eux. Les verres furent promptement emplis de nouveau, car les nouveaux arrivés étaient de bons vivants, et ils insistèrent pour qu’Armand en fît autant. Lespérance lui prépara lui-même son verre qu’il fit plus fort et plus sucré.

— À présent, disait à Armand une voix intérieure, laisse-les ; tu en as pris assez, retournes avec ta femme !

Mais il ne put supporter l’idée d’être exposé encore une fois cette nuit à son impitoyable langue ; aussi prit-il la résolution de rester là où il se trouvait, mais de ne prendre que le seul verre que Lespérance le forçait si énergiquement et avec tant de persistance à accepter. Cependant, lorsqu’il l’eut bu, un singulier sentiment de gaieté s’empara de tout son être, et il sentit qu’il avait à la portée de sa main un calmant qui pouvait lui faire oublier, du moins pendant quelques heures, ses chagrins et ses désespoirs. Pourquoi n’en profiterait-il pas ? Oui, à l’avenir, il en tirerait tout l’avantage possible, et cela d’une manière absolue et sans réserve. Dorénavant rien ne le retiendrait, ni le stigmate qui s’attache à la réputation d’un ivrogne, ni le déshonneur, la pauvreté et la ruine qui accompagnent la victime de l’intempérance. De quel prix la vie était-elle pour lui, pour qu’il prît tant de soin et de souci à la conserver ? Elle n’en avait aucun. Oui, à dessein et de propos délibéré, il s’abandonnerait à la terrible tentation qui se présentait si inopinément.

Lespérance et son ami, à la fois surpris et enchantés d’un consentement si facilement obtenu d’un être qui avait toujours été remarquable par le contrôle qu’il avait sur lui-même, chantaient de joyeuses chansons, racontaient de gaies histoires, tout en lui versant rasades sur rasades. Enfin, ils eurent la satisfaction de le voir peu à peu glisser sur le sopha, entièrement enivré. Puis ils se félicitèrent de leur ouvrage et en firent des gorges-chaudes. Il avait toujours été si horriblement précieux et fait le fameux, il avait toujours été si régulier et irréprochable, que c’était un triomphe complet de l’avoir fait tomber du piédestal sur lequel il s’était juché. Combien ils s’amuseraient à conter l’histoire à quelques-uns de leurs camarades de Montréal ! À ce beau tableau cependant il y avait une ombre. Armand ne s’était pas montré compagnon de verres très-amusant et jovial : il n’avait pas prononcé un seul mot qui ne pût être dit en état de sobriété. Peut-être qu’une autre fois il serait plus agréable ; du moins, ils lui en donneraient la chance. Tout en parlant ainsi, ils mirent le dormeur dans une position plus commode, placèrent des coussins sous sa tête, étendirent sur lui son paletot qui se trouvait sur une chaise près de lui, puis ils laissèrent la chambre.

De bonne heure, le lendemain matin, Armand fut réveillé par la servante qui était entrée pour mettre la chambre en ordre, et, chose assez singulière, à l’exception d’un léger mal de tête, il ne lui restait aucun symptôme désagréable de sa bombance de la veille. Il passa dans la cuisine, se baigna la tête et le visage dans de l’eau froide, et son mal de tête disparut. Après s’être lissé la chevelure le mieux qu’il pût, il revint dans la salle. Là il comprit tout : les verres vides et d’autres traces de la récente bamboche, le sopha sur lequel il avait passé la nuit ; oui, il s’était abandonné librement et entièrement au tentateur ! À présent que son pouls était calmé et son front rafraîchi, à présent que sa raison avait repris son empire, était-il fâché et peiné de ce qui était arrivé ? Hélas ! une expression d’opiniâtreté passa sur sa figure, et son cœur répondit : non ! Il se rappela la sensation de réjouissance, de bien-être et d’oubli de sa misère que cette ivresse lui avait procurée, et il résolut d’y avoir souvent recours. Il ne pouvait payer trop cher cette bienheureuse interruption dans la monotonie de sa misérable vie dont il était excessivement fatigué.

Il était assis, les yeux fixés sur le plancher, absorbé dans ces pensées, lorsque la porte s’ouvrit doucement et se referma presqu’aussitôt. Il leva les yeux, et quel ne fut pas son étonnement en apercevant Gertrude de Beauvoir debout près de lui. Elle était extrêmement pâle et avait une main appuyée sur la table comme pour s’y soutenir.

— Armand Durand, dit-elle d’une voix basse et saccadée, me serait-il permis de vous parler avec toute la liberté et la franchise d’une amie ?

Le jeune homme, trop surpris et agité pour répondre de vive voix, fit un signe de tête affirmatif.

— Alors je vous demanderai, par la mémoire des parents qui vous ont si tendrement aimé, par la considération générale que vous vous êtes acquise jusqu’ici, par le souvenir de notre vieille amitié d’enfance, de promettre solennellement que vous ne céderez plus jamais à la tentation qui vous a si complètement dominé hier soir ?

La figure d’Armand devint cramoisie. Ah ! elle connaissait-donc sa dégradation ! Eh ! bien, qu’est-ce que cela lui importait à elle, cette belle et orgueilleuse jeune fille, si éloignée de son cercle à lui et aux siens ?

Le même signe de détermination qui avait obscurci son front lorsque Gertrude était entrée reparut encore.

— Mille merci, mademoiselle de Beauvoir, répondit-il, du généreux intérêt que vous témoignez pour mon bien-être, mais je n’aimerais pas à m’engager de la manière que vous demandez. D’irrésistibles et fortes tentations peuvent surgir, et j’aurai assez à faire en y cédant sans avoir à augmenter le nombre de mes méfaits en violant une promesse que je vous aurais faite.

— Ceci n’est pas une réponse et je ne l’accepterai pas comme telle. Pour venir vous faire cet appel j’ai risqué d’encourir la colère de ma mère, les insultes de votre femme, les moqueries de vos amis. Oui, vous m’écouterez !

— Mademoiselle de Beauvoir, je n’ose pas. Je puis volontiers vous offrir mes résolutions de faire mieux, mais je n’ose me hasarder plus loin que cela. À présent que j’ai goûté à la coupe de l’oubli et que je l’ai trouvée si bienfaisante, si salutaire, je ne puis promettre solennellement d’y renoncer.

— Mais est-ce que vous allez échanger la noble dignité d’honnête homme, les talents dont Dieu vous a si abondamment doué, pour la vie dégradante d’un ivrogne, la mort prématurée et affligeante d’un ivrogne ?

— La vie ne m’est pas si agréable pour que je m’y cramponne, répliqua-t-il avec amertume.

— Oh ! je sais cela, Armand, — et elle joignit involontairement les mains, tandis que ses yeux s’emplirent de larmes ; — j’ai entendu tout ce qui s’est passé : nous occupions, ma mère et moi, la chambre voisine, et quoique nous ayions pu faire, nous avons entendu chaque mot à travers la mince cloison. Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant qu’après qu’elle vous eût laissé et qu’eux fussent arrivés, vous, douloureusement éprouvé, tenté dans votre heure de faiblesse, ayiez failli ? À peine ai-je pu m’empêcher de me rendre près de vous pour vous arracher le verre des mains, mais ma mère était avec moi et je n’ai pas osé. Puis je les ai entendus se glorifier de votre chute, former le projet de vous tenter encore à l’avenir, et je me suis fait vœu, Armand Durand, qu’au point du jour je vous chercherais et j’essayerais de vous sauver !

Armand était si fortement ému qu’il ne pouvait articuler une seule parole.

Après avoir inutilement attendu une réponse, elle continua rapidement, d’une voix émue et tremblante :

— Vous n’êtes pas le seul à qui le fardeau de la vie est lourd. Ah ! l’existence n’est pas, pour moi non plus, une feuille de rose ; mais nous ne devons pas chercher notre récompense sur cette terre. Alors, armez vous donc d’un généreux courage, et au lieu de vous laisser abattre sur le champ de bataille, combattez bravement jusqu’à la fin.

Comme il continuait à garder le silence, et qu’elle craignait un refus définitif, elle se hâta d’ajouter :

— Je vous en prie, écoutez-moi jusqu’au bout : vous ne prendrez pas en mauvaise part la démarche que j’ai faite et vous ne l’interprêterez pas comme une action indigne d’une jeune fille bien-née et qui se respecte ; mais si je suis vue ici, d’autres n’auront pas la même pensée. Cependant, malgré cette crainte, je ne partirai pas avant que vous ne m’ayiez donné la promesse que je vous demande.

— Eh ! bien, qu’il en soit comme vous le désirez, amie au cœur noble et généreux, lui répondit-il : oui, par tout ce que j’ai de plus sacré sur la terre, je vous promets de ne plus jamais boire à cette coupe fatale. Du moins, je ferai mes efforts pour me montrer et devenir digne du sympathique intérêt que vous avez daigné prendre d’un être aussi indigne que moi.

Le visage de Gertrude se rasséréna.

— Je sais, dit-elle avec une expression de bonheur, je sais que cette promesse sera fidèlement tenue. Maintenant, acceptez cette bague, — et elle tira de son doigt un superbe rubis — portez-la, non comme souvenir de celle qui vous la donne, mais en mémoire de la promesse solennelle que vous avez faite au moment où elle vous fut présentée.

La bague, qui était trop grande pour Gertrude, allait très-bien au doigt d’Armand.

— Elle sera portée aussi longtemps que ma promesse sera tenue, c’est-à-dire jusqu’à la mort ! dit-il en la passant dans l’un de ses doigts.

— Merci, M. Durand. Et maintenant adieu : nous partons ce matin, et je ne vous reverrai probablement plus.

Ils se donnèrent la main et se séparèrent.

Lorsqu’il fut seul, Armand pencha respectueusement la tête et demanda à Dieu la grâce de garder inviolable sa promesse, et il le remercia en même temps de ce qu’il y eût sur cette misérable terre des femmes comme Gertrude de Beauvoir. L’amitié que lui avait témoignée cette personne à l’esprit noble et généreux, le releva dans sa propre estime, lui fit rappeler les hautes aspirations qu’il avait eues dans les commencements, le remplit des résolutions les plus ferventes pour être à l’avenir sincère et fidèle à ses bons penchants.

Il était debout près de la fenêtre à rouler toutes ces pensées dans sa tête et à admirer le soleil qui jetait majestueusement ses rayons sur un monde de crystaux de neige et de brillants diamants, lorsque sa femme entra.

— Tu es vraiment un mari bien tendre et rempli d’attentions ! dit-elle en l’apostrophant rudement.

Armand se contenta de lui faire signe que la chambre voisine était occupée, et elle baissa la voix sans toutefois changer l’esprit de ses récriminations.

— C’est une honte pour toi de m’avoir laissée seule toute une nuit dans une maison étrangère et dans un petit cabinet de chambre rempli de rats et de souris affamés qui m’ont tenue toute la longue nuit dans une mortelle terreur.

— Vois-tu, Délima, tu m’avais laissé si brusquement et tu m’en avais tellement dit avant de partir, que je ne me souciais pas fort, en te suivant, de m’exposer à en recevoir davantage.

— Où, alors, as-tu passé la nuit ? je suppose à fumer et à boire ?

— Tu n’as pas encore deviné toute la vérité. Je l’ai passée là, couché sur ce sopha, stupidement enivré. Si tu doutes de la véracité de mes paroles, demandes à Lespérance et à son ami qui ont été mes compagnons de fête.

Délima pâlit. Elle avait assez vu les maux et les horreurs de l’ivrognerie (son père ayant succombé à cette terrible passion) pour frémir de terreur à la pensée d’avoir un ivrogne pour compagnon de ses jours. Le naturel raffiné d’Armand, son horreur de tout ce qui était vice et dégradation, l’avaient bercée dans un rêve de fausse sécurité, d’où elle s’éveillait tout-à-coup avec terreur. Oui elle entrevoyait le précipice au bord duquel elle et son mari se trouvaient, et sa conscience lui soufflait que sa langue de vipère et son humeur tracassière étaient les principales causes qui l’avaient fait succomber à la tentation.

Malgré tout cela cependant, elle se retourna vers lui avec colère et lui dit :

— Comment, as-tu le front de me dire, une pareille chose ? Tu devrais avoir honte de toi. Ah ! je prévoyais quel serait mon sort lorsque j’ai consenti à laisser mes amis et mes parents. Je suppose que tu veux, par ce moyen, me briser le cœur afin de te débarrasser bientôt de moi !

Et elle éclata dans un paroxysme de pleurs.

Il la regarda, et involontairement il fit un nouveau contraste entre sa brusquerie indigne du sexe faible, sa méchanceté et son humeur acariâtre, et la jeune demoiselle qui, quelques minutes auparavant, était là ; et, rapide comme l’éclair, la pensée, lui traversa la tête que l’une semblait être son bon ange et l’autre son mauvais ange. Cependant il repoussa immédiatement cette idée, et il se sentit soulagé lorsque, par un mouvement de curiosité, Délima se rendit à la fenêtre, attirée par des sons de voix et le tintement de clochettes : c’étaient, comme elle avait supposé, madame de Beauvoir et sa fille qui entraient dans leur sleigh magnifiquement équipé et traîné par une paire de splendides chevaux bruns.

Cette vue excita tellement son intérêt qu’elle oublia son chagrin et sa colère, et séchant ses larmes, elle demanda à la servante qui venait d’entrer pour préparer le repas du matin, si ces dames partaient sans prendre le déjeûner ?

— Non, répondit la femme de chambre ; elles se sont fait servir dans leur chambre un déjeuner qu’elles ont généreusement payé et auquel elles n’ont presque pas touché. La plus vieille dame paraissait fatiguée de n’avoir pu dormir de la nuit, vû le tapage que l’on avait fait dans la chambre voisine.

Armand tressaillit. La fille qui parlait ne soupçonnait pas que le paisible monsieur qui était devant elle avait été l’un de ceux qui avaient troublé le repos de madame de Beauvoir ; mais il n’en sentit pas moins pour cela la honte, l’humiliation du moment, et il lui fallut un regard sur le rubis qui brillait à son doigt pour se remettre.

Délima, pour s’indemniser du désappointement d’avoir perdu une seconde rencontre avec les dames de Beauvoir, se donna des airs de grande dame au déjeûner, auquel assistaient Lespérance et son ami. Elle s’était d’abord promis de faire d’amers reproches aux deux joyeux lurons pour la part qu’ils avaient prise dans les écarts de son mari pendant la nuit précédente ; mais se rappelant tout-à-coup la silencieuse et tranquille dignité de Gertrude et la froide hauteur de sa mère, elle tâcha d’imiter l’une et l’autre, et désappointa agréablement son mari qui se préparait à avoir une scène quelconque ; en même temps elle en imposa aux deux autres convives qui se demandaient intérieurement où la petite campagnarde avait pu prendre ces manières de grande dame.