Armand Durand ou la promesse accomplie/06

Traduction par J. A. Genand.
Plinguet & Laplante (p. 75-102).

VI


Paul Durand, toujours industrieux et prospère, était devenu un homme riche. Il possédait des fermes et des terres dans plus d’une localité, et il lui paraissait nécessaire pour l’éducation de ses garçons de les envoyer au collège. Il n’était pas avare, et pouvait-il faire mieux que de dépenser pour eux les sommes considérables qui s’étaient accumulées dans son coffre-fort malgré ses nombreuses dépenses ?

Il mit donc les deux garçons au collège ; ils y entrèrent remarquablement bien vêtus, eu égard aux goûts simples du temps, mais aujourd’hui il est probable que la jeunesse actuelle se révolterait de dédain à la vue d’habillements semblables.

Pour son âge, Armand était grand et fluet ; pour le sien, Paul était très-développé en grandeur et en force. Pendant quelques années les deux garçons avaient été confiés aux soins efficaces du maître d’école du village, du moins il les avait de bonne foi et de son mieux fait partir dans le chemin épineux de l’instruction.

Ce fut dans le mois de septembre, après les vacances d’été, et le jour même de l’ouverture des classes, qu’ils passèrent le portail du vieux Collége de Montréal[1]. Durand les y accompagna, et après une courte conversation avec le Directeur de l’institution, le père et les fils se trouvèrent seuls dans le parloir.

Paul promena ses regards tout autour de lui, depuis le plafond bas tout noirci par le temps jusqu’aux fenêtres à petits carreaux, veuves de rideaux. Armand avait les yeux attentivement fixés sur son père qui, au moment de se séparer, leur donnait des conseils et des encouragements. Enfin, on se distribua les dernières poignées de main, et au moment où Durand sortait du parloir le portier entrait : c’était un individu tout-à-fait insociable, sans avoir cependant un mauvais naturel. Au regard renfrogné et curieux de cet homme, Paul répondit par un regard de défi, et murmura à son frère :

— Je haïs déjà ce portier-là, autant que du poison !

Comme les classes n’étaient pas formées, il n’y eut point de leçons ce jour-là ce qui permit aux nouveaux arrivants de faire connaissance avec leur future demeure et leurs nouveaux camarades.

Paul employa bien son temps, car à la fin de cette première journée, il avait déjà battu trois de ses camarades, juré une éternelle amitié à un autre, et invité un cinquième à aller passer les vacances chez son père à Alonville ; de plus il avait vendu, à un prix exorbitant, deux couteaux et un portefeuille de poche à de jeunes garçons qui, grâce à la générosité avec laquelle leurs parents avaient rempli leur bourse, étaient en mesure de se passer le luxe de payer bien cher des articles dont ils n’avaient nul besoin.

Armand, de son côté, n’avait encore fait aucune avance d’amitié, et à cause de cela quelques-uns de ses compagnons l’avaient, avant la fin des vingt-quatre heures, décoré du titre de Demoiselle Armand. Il est impossible de dire ce qui leur avait suggéré de lui donner ce nom appliqué avec l’intention d’en faire un grand mépris, ou de ses manières seules, tranquilles et réservées, ou de la délicate beauté de ses traits et de son teint ; dans tous les cas, cette qualification fut promptement et universellement adoptée, au grand déplaisir de Paul.

Quelques semaines plus tard, un jour de congé que les deux frères étaient assis ensemble dans une salle donnant sur la cour de récréation, tout entourée d’une belle rangée de peupliers, leur attention fut attirée par la voix de deux écoliers qui étaient venus s’arrêter un instant près de la fenêtre où ils se trouvaient sans se douter qu’il y eût quelqu’un.

— Oui, c’est un bon couteau, dit l’un, mais je l’ai payé un bon prix ! je l’ai acheté d’un des Durand.

— Je suppose que tu l’as eu du bruyant tapageur aux gros os ? dit l’autre.

— Le plus jeune ne paraît pas avoir en effet l’esprit du commerce.

— Je crois que le plus jeune est un vrai Jocrisse, un lâche, capable de se sauver devant une souris !

— Viens-t-en, nous ne connaissons pas encore son courage, nous ne l’avons pas encore vu mis à l’épreuve : mais il y a chez lui un air de noblesse qu’on ne rencontre pas chez son gros rustaud de frère. As-tu remarqué ses petites mains et ses petits pieds, ses traits réguliers, sa belle taille mince et gracieuse ?

En entendant ces paroles, Paul fronça les sourcils, mais ne fit aucune observation ; seulement il se pencha en avant pour voir ceux qui parlaient ainsi : Armand en fit autant. C’étaient, le premier un grand et élégant garçon de dix-sept ans du nom de Victor de Montenay, l’autre appelé Rodolphe Belfond, le propriétaire du couteau, jeune homme à figure basanée, à stature compacte et carrée, un peu plus jeune.

— Ne parles pas aussi légèrement, de Montenay ! dit avec colère Belfond. Que peut faire un garçon avec une figure aussi jolie et des mains aussi petites que celles d’une fille ?

— Il vaut autant demander à quoi sert au beau cheval de course d’avoir des jambes fines et gracieuses et des formes élégantes, plutôt que la lourde taille et les mouvements du cheval de trait ?

— Je ne vois pas à quoi tu en veux venir, répondit Belfond. Je suppose qu’à tes yeux un camarade ne peut pas avoir une taille décente et être d’une certaine grosseur sans que tu le compares à un cheval de trait, simplement parceque tu te trouves toi-même dans la catégorie des fluets !

— Bien, mon cher Rodolphe, je suis à la fois fier et heureux de posséder cette délicatesse de formes sur laquelle tu reposes si peu d’importance. Si l’on mettait dans le plateau d’une balance une fortune et les bons points de ma personne dans l’autre, je n’hésiterais aucunement à choisir ce dernier, car tu le sais, la fortune peut nous arriver un jour ou l’autre comme incident et se fondre aussi vite, mais l’argent ne peut changer de grosses mains calleuses et rouges et de gros pied carrés en des mains et des pieds, par exemple… pourquoi ne le dirais-je pas ?… comme les miens !

— Vraiment, de Montenay, si tu n’es pas fou, tu es un freluquet et un faquin, ce qui ne vaut guère mieux. De quelle utilité te serait la petitesse aristocratique de tes extrémités, comme les médecins appellent cela, pour te battre à coups de poings, pour ramer ou faire quelque chose d’utile ?

— Ça servirait du moins, mon cher Rodolphe, à faire distinguer le capitaine de l’équipage, l’officier du soldat !

— Je vais te dire, Victor de Montenay, ce qui en est : je t’étendrais raide à terre en une seconde si je ne savais pas que ma famille est aussi bonne et aussi ancienne que la tienne, et que tu ne fais qu’un innocent de toi-même en voulant rire à mes dépens.

— Mon cher ami, si tu veux croire que mes remarques te sont personnelles, je te trouverai la tête éventée à proportion de la grosseur de tes mains. Viens, pour te mettre de bonne humeur avec tes amis et avec toi-même, nous allons faire une partie de foot ball

— Ils nous ont tapés tous les deux assez rudement ! murmura Paul entre ses dents en s’adressant à son frère. Toi un lâche, moi un gros rustaud ! J’espère que je serai encore capable d’en payer au moins un des deux.

Il était évident, par le ton avec lequel il prononça le mot « un », qu’il pensait à ne redresser que les torts qui lui étaient personnels ; mais son frère, sans paraître remarquer cette mesquine réserve, lui dit tranquillement :

— Nous ne devions pas nous attendre à autre chose. Ceux qui écoutent entendent rarement parler d’eux en bien.

— Tu es un fou plein de scrupules ! répondit brusquement l’autre. Je crois que tu n’as pas plus de bon sens que ce stupide idiot qui a si bonne opinion de sa personne. Je voudrais bien avoir une chance de le frotter un peu !

La discussion entre les deux frères fut arrêtée par la bruyante arrivée d’une demi-douzaine de leurs camarades, et Armand s’apercevant que son frère continuait à être d’une humeur bourrue, s’amusa à examiner une pile de livres de classe neufs qui se trouvaient devant lui. L’incident en resta là.

Les classes régulières commencèrent enfin. Armand n’eut pas à se plaindre de ses devoirs et de ses leçons, car il s’acquitta de ses tâches avec une facilité et une exactitude telles que ses maîtres lui en firent les plus grands éloges. Malheureusement, quelques-uns de ses compagnons conçurent de l’envie sur ses succès, et son naturel froid et réservé ne lui attira guère d’amis. Son impopularité augmenta tous les jours, et sans la moindre provocation de sa part, les épithètes de Demoiselle Armand, de lâche, pleuvaient sur lui. Le pauvre garçon était d’une telle sensibilité que sa position était devenue intolérable, et il prit plusieurs fois la résolution d’écrire à son père pour lui demander et même le prier de le retirer du collège.

Une après-midi qu’il était tranquillement à regarder jouer les autres, plusieurs de ses bourreaux se rassemblèrent autour de lui et se mirent à le persécuter avec leur malicieuse adresse ordinaire. L’un pria, d’un air moqueur, Demoiselle Armand d’aller prendre part à leurs jeux. Un autre s’y opposa, de peur que cela gâtât la beauté de ses mains blanches et douces, qui n’étaient tout au plus capables que de tenir les cordons des tabliers de sa maman.

Ce trait d’esprit fut accueilli par les éclats de rires et les applaudissements de la troupe, et l’hilarité augmenta lorsqu’un troisième ajouta qu’il était tout étonné de ce que mademoiselle Durand sortit sans se munir d’un grand chapeau de paille pour ne pas se griller et se rousseler le teint. La respiration d’Armand devenait plus vive. Il était écrasé sous les impitoyables sarcasmes de ses persécuteurs, tant étaient grandes les souffrances qu’endurait cette âme sensible et élevée qui craignait par-dessus tout le ridicule. Ses joues devinrent pâles comme la mort, et d’un air qui paraissait autant implorer que se désespérer, il regarda tout autour de lui. Hélas ! il ne put voir sur leur contenance qui ne respirait que la joie et les tours, aucun ralentissement aux tourments qu’ils lui faisaient souffrir, aucune compensation à ses douleurs. Sentant toute l’injustice d’une persécution si peu méritée de sa part, l’enfant éclata en sanglots. À la vue d’une pareille émotion si inattendue, quelques-uns s’arrêtèrent tandis que les autres ne firent que redoubler leurs persécutions.

— Ah ! elle va se trouver faible ! vite, des sels ! dit l’un.

— Un mouchoir de poche pour essuyer ses larmes ! dit un autre.

À ce moment l’élégant de Montenay qui rôdait par là avec Rodolphe Belfond, son intime ami, se joignit au groupe.

— Allons donc ! qu’a donc Mademoiselle Armand ? demanda-t-il.

Armand releva tout-à-coup la vue comme un cerf aux abois, et son regard tomba sur le dernier interlocuteur qui se trouvait devant lui. Croyant, dans la confusion du moment, que Rodolphe était depuis le commencement parmi ses persécuteurs, et cédant à l’insatiable désir de vengeance qui depuis quelques instants bouillonnait dans sa poitrine, il s’élança avec la force et la rage d’un tigre sur son ennemi et le terrassa : ils tombèrent tous les deux. Il roula dessus et dessous son antagoniste, et sans s’occuper des coups qui tombaient sur lui dru comme grêle, il ne lâcha pas prise un seul instant.

Lorsqu’on l’arracha de force de sur son adversaire, un épais brouillard obscurcissait la vue de celui-ci, ses oreilles tintaient et n’entendaient plus, et dans le délire de la colère il n’avait de conscience que pour la vengeance.

— Vraîment, Durand, tu es un véritable démon ! tu l’as presqu’étranglé, dit un de la bande pendant qu’il aidait Belfond à se relever.

Celui-ci offrait en effet un spectacle alarmant ! il avait la face et les lèvres tachées de sang, livides de cette strangulation partielle.

Confus en quelque sorte de cette fureur désespérée, Armand porta machinalement la main à sa figure et la retira tachée de sang. Il se dirigea sans dire un mot vers une cuve d’eau qui se trouvait sous la gouttière d’une dalle et commença à faire disparaître de sa personne les traces du combat.

— Eh ! bien, mes amis, je crois qu’après ce qui vient d’arriver vous ne serez plus tenté de l’appeler Mademoiselle Armand ! dit de Montenay en s’adressant au cercle des élèves qui étaient là tranquilles, tout stupéfaits de la rapidité électrique et de la fureur avec lesquelles le garçon mince et délicat qu’ils avaient si impitoyablement tourmenté s’était jeté sur un gaillard qui le surpassait de beaucoup en grandeur et en force.

Personne ne répondit à son interpellation, puis s’adressant à Belfond : — La meilleure chose que tu puisses faire maintenant, lui dit-il, c’est de suivre l’exemple de ton ci-devant ennemi qui, en vérité, a prouvé qu’il est digne de toi ; vas te donner un bon lavage, ça te rafraîchira en même temps que ça te donnera une meilleure mine.

Belfond se disposa avec bonne grâce à suivre ce conseil et partit en chancelant, mais en évitant la direction qu’Armand avait prise. Celui-ci était encore à ses ablutions, lorsqu’apercevant un ombrage dans les rayons du soleil, il leva la vue et vit près de lui de Montenay qui lui dit :

— Sais-tu, Armand, que tu es héroïque ?

— Brutal, veux tu dire ?

— Pas du tout : peut-être que si c’eût été ton grand frère qui eût été à ta place, j’aurais trouvé quelque chose de brutal dans cette ténacité de bull-dog avec laquelle tu étouffais ton ennemi ; mais chez un garçon de ta charpente et de ta force, c’est du courage et du pluck au suprême degré. Donne-moi ta main !

Cependant, Armand avait toujours entretenu un profond sentiment d’admiration enfantine pour le bel et jeune aristocrate qui, toujours habillé avec un soin scrupuleux et élégant, quoique souvent insolent dans ses manières, spirituel et piquant dans ses remarques, appartenait à une classe de personnes avec laquelle, lui enfant de la campagne, n’était jamais venu en contact. Il l’avait toujours regardé comme devant être, sous n’importe quelle circonstance, quelque chose d’au-dessus de son intimité. Aussi, en l’apercevant à ses côtés lui faisant des louanges et lui offrant la main de l’amitié, il sentit son cœur battre de plaisir et d’orgueil. Il tendit toutefois sa main avec réserve, et sans trahir le sentiment qu’il éprouvait en disant :

— Mais je croyais que Rodolphe Belfond était un de tes amis !

— Et il l’est en effet, dit de Montenay en s’asseyant sur le bord de la cuve pendant qu’Armand s’essuyait la figure et les mains avec son mouchoir. Oui c’est vrai, il est un de mes amis, il est même un de mes petits parents, mais cela n’est pas une raison pour que je me batte pour lui. Malgré qu’il passe la moitié de ses vacances chez moi, et moi l’autre moitié chez lui, cela ne m’a pas empêché d’être content de le voir rosser par un jeune homme comme toi. Il se vante tant de ses os et de ses muscles, de sa force et de ses nerfs, qu’une leçon comme celle que tu viens de lui donner lui sera, je pense, salutaire.

Si Armand avait été plus vieux, avait eu plus d’expérience des intrigues de la vie, il aurait peut-être conçu des soupçons sur la sincérité de l’amitié que Victor paraissait étendre à ses amis ; mais ébloui par une excusable vanité, il écouta son camarade en toute confiance, comme un oracle.

— Ah ! ça, quel est ton nom ? Armand ! un nom qui s’accorde certainement avec ton extérieur. Si tu avais eu la force, la taille, les bons points d’un boxeur, je n’aurais éprouvé aucun intérêt de te voir sortir de la bataille d’une aussi belle manière ; mais, je dois le dire, j’étais content de te voir avec ton visage efféminé donner une volée à ce lourdaud que j’appelle mon ami, qui m’a battu moi-même plus d’une fois. Ne rougis pas et ne prends pas cet air de mécontentement lorsque je parle de ta jolie figure, tu en seras bien fier lorsque tu connaîtras un peu plus la vie : oui, aussi fier que je le suis de la mienne !

Et il se pencha pour se mirer dans l’eau de la cuve.

— Tous ces imbéciles, continua-t-il, mon bon ami y compris, savent-ils de quel poids est dans le monde la beauté, soit chez la femme, soit chez l’homme, tant qu’elle dure ?

Armand, qui trouvait que son jeune et philosophe ami devenait un peu trop profond pour lui, s’empressa de répliquer qu’il aimerait mieux être privé de cette beauté incertaine qui lui attirait les moqueries et la persécution de ses camarades.

— Il n’est pas éloigné, maître Armand, le jour où tu penseras autrement, où tu estimeras le prestige qu’elle te gagnera bien plus que le respect étonnant que tu as acquis aujourd’hui de tes condisciples de collège par ton courage.

Tout en parlant de la sorte, notre jeune et précoce orateur se pencha encore plus sur l’eau et il regarda d’un air plus pensif la belle figure classique que le miroir lui renvoyait. Sous le rapport des connaissances Armand Durand était bien en arrière de lui, car celui-ci avait lu des romans et y avait puisé des connaissances dont il pouvait fort bien se passer.

Sortant tout-à-coup de sa préoccupation, il lui demanda :

— Quel tour t’avait donc fait mon gros lourdaud d’ami pour que tu l’aies si subitement choisi, tandis que plusieurs de ces oursons te tourmentaient depuis si longtemps ? Comme tu parais étonné !

Lorsqu’Armand apprit que le furieux assaut qu’il avait commis sur Belfond avait été comparativement sans provocation, il en conçut un extrême chagrin, et il se raffermit dans la conviction que la partie qu’il avait jouée était tout autre chose que de l’héroïsme. Cependant, la pensée que l’objet de sa secrète et enfantine admiration avait daigné l’honorer de son amitié, fit bientôt disparaître cette peine.

Plus tard dans la journée, comme les écoliers se mettaient en rangs pour se rendre au réfectoire, il se trouva en contact avec son adversaire du matin.

— Dis donc, Durand, lui souffla celui-ci avec fureur en lui montrant son œil poché et noirci, je pense que tu es bien fier de ton exploit, mais il me faut ma revanche. Ça te plairait-il d’avoir une autre prise demain matin dans la cour de récréation ?

— Franchement, non ! répondit honnêtement Armand.

— Et pourquoi pas ?

— Parceque tu es beaucoup plus gros et plus fort que moi, et que je me ferais battre.

— Mais, dis donc, Durand, tu l’as culbuté ce matin comme une quille, tu pourrais bien lui en faire encore autant, dit un autre qui avait le goût des gifles.

Armand secoua la tête.

— J’ai pu le faire une fois, dit-il, mais je ne serais plus capable de le faire une seconde fois ! D’ailleurs, Belfond, je suis fâché d’avoir sauté sur toi comme je l’ai fait ce matin, sans provocation suffisante. Je voulais attaquer un de ceux qui me maltraitaient depuis si longtemps.

— Durand, tu es aussi honnête que courageux. Donnons-nous la main !

Et pour la seconde fois ce jour-là, on offrit à Armand la main de l’amitié.

Depuis ce moment une intimité aussi agréable pour Armand qu’utile pour Victor s’établit entre les deux camarades. Armand, dans la simple et honnête admiration qu’il éprouvait pour l’aristocratique héritier des de Montenay et la gratitude qu’il ressentait de ce qu’il avait été élevé au rang de ses amis, croyait qu’il n’y avait pas de sacrifice trop grand à offrir sur l’autel de l’amitié. Il se trouvait donc heureux lorsqu’il pouvait pendant les récréations lui copier ses thèmes et ses versions latines, ou bien encore lui offrir la plus grande partie de sa part du panier toujours bien rempli que son frère et lui recevaient souvent de la maison paternelle. De Montenay, non-seulement acceptait volontiers cet hommage, mais il laissait voir une préférence visible pour la compagnie de celui qui le lui offrait, car, outre que sa vanité éprouvait une grande satisfaction de l’encens qui lui était si naïvement offert, il trouvait un certain charme à la conversation pleine de délicatesse et aux sentiments élevés que possédait son jeune ami : raffinement dû en grande partie à l’innocence enfantine de son caractère, innocence si marquée, qu’heureusement pour eux deux, de Montenay ne s’était pas encore soucié de troubler.

Depuis lors, l’intimité entre Victor et Rodolphe avait presqu’entièrement cessé ; mais comme elle était due autant à de fréquentes relations entre leurs familles qu’à une préférence mutuelle, ils ne s’aperçurent pas de son interruption.

Les jours se succédèrent et se passèrent ainsi d’une manière assez agréable et sans offrir d’autres incidents que ceux des devoirs et des amusements particuliers à la vie d’écolier, jusqu’à l’heureux temps des vacances toujours si vivement attendu par les maîtres et les élèves.

Par une belle matinée du mois de juillet, les deux jeunes Durand sautèrent avec ravissement de la charrette qui les avaient transportés à leur demeure. Avec quelle joie ils sortirent boites, sacs et paquets, sans s’occuper des accidents et avaries ! avec quelle surabondante affection ils embrassèrent la tante Françoise et donnèrent encore et encore des poignées de main à leur père qui, droit devant eux, les regardait faire avec un légitime sentiment d’orgueil qu’il essayait inutilement de cacher ! Et puis, quel déluge de questions sur les favoris de la basse-cour, certains arbres fruitiers ou les carrés du jardin pour lesquels ils avaient plus d’attrait parcequ’ils leur appartenaient, tout cela entremêlé d’anecdotes sur leurs camarades, la vie d’écolier et leurs maîtres. Bref, il y avait bien des mois que les murs de la maison n’avaient entendu un pareil caquetage, un semblable carillon d’éclats de rires et de couplets de chanson.

Comme de raison, leur retour à la maison fut célébré par une série de fêtes : les fruits, la crème, les œufs et le beurre frais, les gâteaux et les confitures étaient pour eux un charmant contraste, avec la nourriture plus simple du collège. Jamais on ne vit d’enfants plus choyés et fêtés, de parents plus empressés à les choyer et fêter que ne le furent Paul Durand et sa sœur.

Par une après-midi d’étouffante chaleur que les jouvenceaux étaient sous le berceau à se préparer des lignes pour une excursion de pêche qui avait été projetée, et que madame Ratelle était à raccommoder leurs nombreux vêtements, Durand vint les trouver. À la question « quelles nouvelles » qu’on lui fit en souriant, il répondit :

— Je viens de voir M. de Courval. Il partait pour Montréal, dans l’intention de revenir bientôt avec sa famille.

La famille en question ne se composait pas d’une épouse et d’enfants, — car M. de Courval, comme nous l’avons dit, était garçon, — mais d’une sœur qui était veuve et de sa fille. À la mort de son beau-frère, Jules de Beauvoir, survenue quelques années auparavant, et qui les avaient laissées dans des circonstances pleines d’embarras, M. de Courval les avaient emmenées de Québec pour conduire son ménage de garçon.

— Comment se porte M. de Courval ? avait demandé la tante Ratelle.

— Très-bien, et il s’est informé avec bonté de nos garçons. Il dit qu’il a l’intention de les faire mander bientôt au Manoir, montrer quelques-uns de leurs exploits, et qu’il faut qu’il les voie de temps en temps pendant leurs vacances.

Paul et Armand ne se montrèrent pas très-fiers de cette nouvelle. Ils avaient déjà assez de ressources pour s’amuser à leur goût, et ils n’en désiraient pas d’autres. Madame Ratelle fut celle des intéressés qui apprit la chose avec le plus de plaisir, car son désir intime était de voir ses neveux se mêler à une société plus aristocratique que celle où son sort l’avait jetée elle-même.

Quelque temps après arriva une lettre qui invitait les deux frères à aller au Manoir, les informant en même temps qu’ils y rencontreraient quelques-uns de leurs camarades de collège.

Si Paul y pensa seulement, ce fut plutôt de plaisir qu’autrement. Mais Armand eut la chair de poule à la seule idée de se trouver au milieu d’étrangers, et il fallut que par quelques paroles un peu vives la tante Ratelle le forçât d’accompagner son frère. Commé il mit un peu de mauvaise volonté à faire sa toilette et qu’il prit un pas nonchalant pour se rendre à la maison, ils arrivèrent chez M. de Courval après l’heure fixée, et lorsqu’ils furent introduits dans le salon, le domestique leur apprit que le seigneur et ses jeunes invités étaient à se promener dans le jardin, mais qu’il serait bientôt de retour. Profitant de ces quelques instants de répit, Armand alla s’asseoir dans un coin, tandis que Paul se mit à rôder à loisir dans la chambre pour en examiner l’ameublement. Quel contraste entre cet appartement avec ses rideaux de damas et de dentelles, ses miroirs, ses innombrables colifichets dont les noms et l’usage étaient des énigmes pour eux, et « le plus bel appartement » de leur demeure, simple mais propre, avec son plancher sans tapis, recouvert seulement par quelques catalognes, (fruit de l’industrie de la tante Ratelle), avec ses petits rideaux de bazin blanc, ses chaises empaillées et ses fauteuils de bois n’ayant pour tout ornement que quelques images de saints aux couleurs vives, et quelques petites statues de plâtre aussi invraisemblables les unes que les autres ! Plus Armand regardait la richesse et l’élégance étalées devant lui, plus il sentait la grande distance qui devait le séparer de ceux à qui elles appartenaient, et plus il redoutait de se trouver avec eux.

Une porte, située au bout de la chambre, s’ouvrit tout-à-coup et si soudainement qu’Armand en fit un soubresaut : une jeune fille de quatorze ou quinze ans, à la taille délicate et vêtue avec élégance, entra. En apercevant ces jeunes étrangers elle ne fit paraître aucune surprise, mais après les, avoir examinés à loisir, elle leur demanda s’ils désiraient voir M. de Courval ?

Armand ne répondit pas, mais Paul répliqua brusquement :

— Je pense que oui, puisqu’il nous a invités à venir ici ! Je m’appelle Paul Durand, et je vous présente mon frère Armand.

Les grands yeux de la jeune fille lancèrent sur eux un regard sous lequel Armand devint écarlate, et cette fois, elle leur parla plus doucement :

— Mon oncle va venir dans quelques instants, dit-elle, et il sera enchanté de vous voir.

Au moment où elle sortait, Paul grommela :

— Elle est assez jolie, mais je haïs les filles ! elles ont si peu de sens commun et sont si remplies d’affectation !

Armand soutint de son côté que du moins il n’y avait rien de déplaisant dans l’échantillon du sexe que son frère venait de condamner d’une manière si sommaire.

— Les voilà ! ajouta-t-il en entendant par la fenêtre ouverte le bruit des rires et des voix qui se rapprochaient.

Ils entrèrent. M. de Courval qui venait le premier leur présenta la main avec bienveillance.

— Vous allez, leur dit-il, rencontrer ici quelques-uns de vos amis : il y en a deux ou trois du même collège que vous.

Lorsqu’Armand, en jetant un regard autour de lui, vit que tout le groupe des jeunes gens qui entourait M. de Courval avait les yeux fixés sur lui et son frère, il devint presque nerveux ; mais ses esprits troublés se rassurèrent presqu’aussitôt en apercevant Victor de Montenay au milieu d’eux. Il s’avança vers lui d’un pas timide mais empressé, et tendit la main à son affectionné et tendre ami de collège ; mais celui-ci, feignant ne pas s’apercevoir de son mouvement, fit un petit salut et lui dit :

— Comment vas-tu Durand ?

Puis il lui tourna le dos.

Il est impossible de décrire ce qu’Armand éprouva en ce moment. La honte et la mortification l’assaillirent et ses sentiments blessés le torturèrent tout à la fois : il sentit son embarras augmenter lorsqu’il vit les regards de curiosité de tous ces étrangers fixés sur lui. Tout à-coup une voix agréable et familière fit entendre ces mots :

— Comment vas-tu, Armand ? Je suis enchanté de te voir.

Et Rodolphe Belfond saisit et secoua énergiquement cette main que de Montenay avait dédaignée.

Cette franche amitié de la part de Rodolphe fut un baume adoucissant sur la première leçon de la vie du monde qu’il venait de recevoir.

Quelques instants après que de Montenay eût dédaigneusement tourné le dos à son ami de collège, il s’approcha de la jeune demoiselle qui avait abordé les deux frères quelques minutes auparavant : c’était Gertrude de Beauvoir, la nièce de M. de Courval. Armand la voyait pour la première fois. Victor se pencha pour lui glisser dans l’oreille quelques mots d’amitié ou de flatterie, à quoi elle, aussi fantasque et capricieuse que belle, pour toute réponse se détourna de lui avec pétulance et jeta par la fenêtre une branche d’héliotrope qu’il lui avait donnée quelques instants auparavant.

La musique, les danses-rondes, les promenades furent mises en réquisition pour divertir nos invités qui tous passèrent agréablement la veillée, à l’exception peut-être de notre héros. Paul lui-même, ayant rencontré une couple de gaillards de sa trempe qui haïssaient la conversation, les filles, la musique et toute sorte de vilaines choses semblables, et qui ne se souciaient de rien autre chose que de foot-ball, de promenades en chaloupe, de la pêche, Paul, disons-nous, s’était passablement amusé. Seul, Armand, qui était trop gêné, trop réservé et trop mal à son aise pour faire des avances, et souffrant encore de la vive blessure que de Montenay avait infligée aux sentiments délicats de son cœur, comptait les heures et soupirait pour la fin.

Quoiqu’obligeant, M. de Courval n’était pas un hôte bien attentif, et sa sœur, madame de Beauvoir, qui, couverte de soie et de dentelles, était restée languissamment étendue sur le canapé la plus grande partie de la soirée, se montrait encore plus indifférente que lui. Armand, se voyant seul et négligé, s’esquiva du salon où il ne paraissait pas être à sa place, et se rendit sur le balcon. La lune éclairait dans tout l’éclat de sa force. Si l’on en juge par l’expression de son visage, le jeune homme roulait dans sa tête des idées plus pénibles qu’agréables, quand il fut détourné de ses pensées par un léger bruit de pas qui s’avançaient ; s’étant retourné, il aperçut Gertrude de Beauvoir qui était à ses côtés.

— Pourquoi, lui demanda-t-elle, ne rentrez-vous pas pour prendre le souper ? Toutes les glaces et les fraises seront mangées, car vous avez bon appétit, vous autres écoliers.

— Je vous remercie, je n’ai pas faim ! répondit-il simplement.

— Alors vous êtes peut-être de mauvaise humeur ? Maman dit que les garçons sont toujours ainsi.

— Mais non, mademoiselle de Beauvoir.

— Vous avez été toute la veillée si triste, si solitaire ! Est-ce parceque Victor de Montenay a refusé de vous donner la main ?

Le souvenir de cette injure et la pensée qu’elle l’avait remarquée lui firent monter le rouge au front.

— Oui, répondit-il, j’en ai été très peiné, d’autant plus que de Montenay et moi étions de très-bons amis au collège.

— À votre place je ne le regarderais et ne lui parlerais plus, fit observer avec une certaine pétulance la jeune demoiselle. C’était bien grossier et bien mesquin de la part du cousin Victor d’en agir ainsi !

Singulièrement soulagé par cette sympathie inattendue, Armand sentit sa gêne disparaître peu-à-peu, et il se surprit bientôt à raconter à la jeune fille les détails de ses épreuves et de ses troubles d’écolier, jusqu’à la fameuse lutte qui avait été l’origine de son amitié avec de Montenav. Tandis qu’il s’accusait de l’accès de rage auquel il s’était livré en cette mémorable occasion, Gertrude l’interrompit par des battements de main et en s’écriant avec énergie :

— Bien, très-bien ! Vous auriez dû traiter de la même manière tous les autres misérables ! C’est un bonheur que je ne sois pas garçon, car je suis si susceptible, que je ne puis pas souffrir patiemment un regard ou un mot grossier, de sorte que j’aurais toujours été en querelle avec mes camarades d’école. Je ne commence jamais, mais aussi je n’excuse jamais une impertinence ou une injustice.

À ce moment de Montenay passait la porte qui donnait sur le balcon.

— Venez, dit-il, mademoiselle la déserteuse, votre maman m’a envoyé vous chercher.

Et en disant cela, il passa nonchalamment son bras à l’entour de la taille de Gertrude en essayant de l’attirer vers la maison.

La vive jeune fille ressentit tellement l’impertinence d’une telle liberté que, se retournant, elle lui appliqua sur l’oreille un soufflet retentissant et des mieux conditionnés, tout en lui disant :

— Comment osez-vous cela, Victor de Montenay ? Est-ce que je vous permets jamais de prendre de telles libertés ?

Si de Montenay avait eu l’intention d’étonner Armand en lui faisant voir plus de familiarité avec la belle jeune fille du château qu’elle lui en accordait réellement, il en fut certainement bien puni.

Il se retourna pâle et la rage au cœur.

— Il me semble, dit-il vivement, qu’un cousin a droit à un si petit privilège !

— Je ne conteste pas, monsieur, la valeur du privilège, répondit notre jolie bruyante en frappant le plancher de son petit pied ; mais la faute que je trouve, c’est votre audace que votre qualité de cousin n’excuse en aucune manière. Et en vérité, notre cousinage au quatrième ou cinquième degré, est assez éloigné pour être douteux. C’est une distinction que je n’ambitionne nullement.

— C’est bien, mademoiselle de Beauvoir, je vous laisse, répliqua-t-il avec une ironique politesse.

Et tournant sur ses talons, il ajouta avec un rire moqueur :

— Peut-être que vous désireriez avoir une occasion pour donner à votre nouvelle connaissance, M. Durand, le privilège que vous jugez à propos de me refuser.

Depuis le commencement de son entrevue avec Armand, Gertrude n’avait pas fait voir le moindre embarras, tandis que le jeune homme était dans une plus grande confusion que jamais ; cette fois, une vive rougeur se répandit sur ses joues et son front, et pendant un instant il lui fut impossible d’articuler une parole, tant était grand son embarras.

— Armand Durand, lui dit la jeune fille en se retournant brusquement, si je savais que vous seriez assez simple pour croire à l’impertinence que de Montenay vient de dire, je vous donnerais le châtiment que je lui ai infligé tout-à-l’heure ; mais quels que soient les défauts que vous ayiez, vous ne devez certainement pas avoir celui-là.

Armand était trop confus pour répondre ; mais il n’y avait rien de pénible dans son embarras. Il était là, par une belle et douce nuit d’été, respirant le riche parfum des fleurs, écoutant sans oser la regarder l’éclatante mais fantasque jeune fille qui était à ses côtés. Son âme fut si vivement impressionnée de cette scène, que le souvenir ne s’en effaça jamais de sa mémoire : et plusieurs années après, malgré qu’ils fussent séparés, plus par les circonstances que par l’espace, il se rappelait cet incident avec complaisance.

— Maintenant, ajouta-t-elle, venez ; je vais vous présenter à ma mère. Vous ne devez pas partir sans cela, car ce serait impoli.

Comme Armand tirait en arrière en marmottant quelque semblant d’excuse, elle ajouta :

— Ça ne sert de rien d’hésiter : venez tout de suite.

Et elle le précéda. Il la suivit à regret.

Madame de Beauvoir était penchée sur le sofa, des coussins à droite et des coussins à gauche : elle parlait d’une manière indolente, presque caressante, à de Montenay qui était à demi agenouillé sur un petit tabouret à côté d’elle, dans une de ces gracieuses postures qui lui semblaient le plus naturelles. Sans paraître même remarquer la présence de celui-ci, Gertrude dit tranquillement :

— Maman, je désire vous présenter M. Armand Durand.

Madame de Beauvoir, pour accueillir notre malheureux candidat à l’honneur de sa connaissance, lui fit la faveur d’un regard de surprise et d’un léger salut, puis elle continua aussitôt sa conversation avec de Montenay. Armand se hâta de se retirer, et madame de Beauvoir dit avec calme :

— Gertrude, Victor m’a demandé de se réconcilier avec toi. Il pense que tu es un peu sévère envers lui, et je le crois aussi ! Trop sévère envers lui, un vieil ami, et trop familière avec de nouvelles connaissances, pis que cela, avec d’obscures personnes de rien !

Gertrude regarda silencieusement sa mère, puis de Montenay : celui-ci, les yeux baissés, semblait chagriné de la censure prononcée sur Gertrude ; mais elle découvrit un faible rayon de joie dans ses traits.

— Maman, répliqua-t-elle alors froidement, pour ce qui est des obscures personnes de rien, elles sont les invitées de mon oncle, et en cette qualité elles ont le droit d’être traitées avec politesse et courtoisie, surtout quand elles savent se bien comporter, chose que semblent ne pas savoir faire quelques-unes de nos connaissances les plus en faveur.

Madame de Beauvoir leva les yeux, comme pour supplier sa fille de se taire.

— Jusqu’à quand donc, lui dit-elle, devrai-je t’implorer de modérer la pétulance naturelle de ton caractère ? c’est de si mauvais goût, si vulgaire, si peu digne de notre sexe ! Que peut et que doit Victor penser de toi ?

— Je m’occupe fort peu de son opinion, répondit l’enfant avec dédain ; Il ne peut toujours pas penser moins de moi que je pense de lui, et j’ajouterai en dernier ressort, que si jamais il me provoque encore comme il l’a fait ce soir, je lui donnerai deux soufflets au lieu d’un !

Après avoir lancé cette décharge de mitraille, Gertrude tourna brusquement le dos et s’en alla à l’autre bout de l’appartement. Madame de Beauvoir haussa les épaules.

— Il faudra que vous ayiez de la patience, mon cher de Montenay, dit-elle au jeune homme, si vos intentions ne changent pas. Mais avec le temps, une vigilance continuelle de ma part, sans parier de l’influence toute-puissante de l’exemple d’une mère, il y a toute probabilité de lui faire quitter ses singuliers travers. Du moins, elle est naïve et franche.

— Oui, madame, elle ne l’est que trop ; mais n’importe ! Belle, spirituelle, gracieuse, c’est un trésor qui vaut la peine qu’on l’attende, et j’attendrai !

— Je crains, de Montenay, que ce soit la résolution d’un garçon de dix-huit ans ! dit la dame en lui frappant légèrement l’épaule avec son éventail.

— Nous verrons, madame de Beauvoir., Vous savez que j’ai un caractère très-résolu, même obstiné, et une fois que j’ai attaché mes affections sur quelque chose, je ne l’abandonne pas facilement. Quant à la pétulance avec laquelle elle me traite, elle de m’incommode pas trop, car je dédaignerais un trésor trop aisément gagné. Dans trois ans Gertrude aura dix huit ans et moi je serai en âge.

— Oui, et maître d’une grande fortune indépendante ! pensa madame de Beauvoir : sous tous les rapports un excellent parti pour mon opiniâtre enfant.

  1. Cet établissement a été depuis loué au Gouvernement Impérial, comme casernes, par les Messieurs du Séminaire