Armand Carrel et les Controverses politiques avant et après 1848

ARMAND CARREL
ET LES
CONTROVERSES POLITIQUES AVANT ET APRÈS 1848.

Œuvres politiques et littéraires d’Armand Carrel, Paris 1858-1859.



Je n’oserais affirmer que les disciples qui viennent d’élever ce monument au souvenir d’un maître justement regretté aient été bien inspirés dans leur affection filiale. Cinq volumes, sur quelque sujet que ce soit, sont déjà d’une lecture difficile par le temps qui court; mais que dire de cinq volumes de polémique sur des querelles trop vieilles déjà pour allumer la moindre passion, sans l’être encore assez cependant pour exciter la curiosité des amateurs d’antiquités historiques ou littéraires? Publiez les mazarinades, à la bonne heure! les lecteurs, les acheteurs ne vous manqueront pas: nombre de belles dames voudront savoir quelles calomnies circulaient dans les rues de Paris sur les amours du rusé cardinal et de l’altière Espagnole. Les érudits aimeront à assister aux premiers ébats de la presse politique, encore dans ses langes; mais des attaques contre le roi Louis-Philippe, contre M. Périer ou M. Guizot, tout le monde croit savoir d’avance ce qu’elles peuvent contenir, et personne ne se promet ni profit ni plaisir à en recommencer l’étude. Ce n’est pas le présent, ce n’est pas l’histoire, ce n’est pas le vêtement d’aujourd’hui, ce n’est pas le costume d’autrefois : c’est la mode de l’année dernière que personne n’aime à porter. De plus, la polémique, par sa nature, quoiqu’elle soit un genre de littérature très passionné, et précisément même parce qu’elle est passionnée, est aussi un genre essentiellement monotone. C’est le propre de la passion en effet d’attacher tant d’importance à la chose qui l’émeut, qu’elle _en peut parler incessamment, et toujours dans les mêmes termes, sans se fatiguer. Tout sentiment exalté est, comme on l’a dit de l’amour, un grand recommenceur. De là l’impatience involontaire que la passion cause à ceux qui n’y sont pas intéressés, et qui, bien loin de s’émouvoir du spectacle qu’elle présente, redoublent au contraire de froideur à mesure qu’elle crie plus fort. Dès qu’on n’aime plus, la passion ennuie. C’est là, je le crains bien, ce que le lecteur d’aujourd’hui, moins amoureux qu’il y a quinze ans d’idées républicaines et libérales, éprouve devant les répétitions nombreuses, parfois éloquentes, mais uniformément ardentes, dont ces cinq volumes sont remplis. Y a-t-il encore quelque autre cause à cette insensibilité ? Serait-ce que les griefs si chaleureusement développés par Armand Carrel contre le gouvernement de son temps, envisagés aujourd’hui sous un nouveau jour, semblent avoir perdu de leur gravité ? Serait-ce que les persécutions infligées à la presse par le jury et les prodigalités d’un budget royal de quelques millions n’inspireraient plus, même aux puritains les plus austères, autant d’indignation qu’autrefois ? Qui sait ? En vivant, on voit bien des choses, et les comparaisons forment l’esprit. Quelle que soit la cause de l’indifférence du public, je ne me charge pas de la découvrir ; je me borne à en constater l’effet.

Malgré tant de raisons de reculer devant l’entreprise, j’ose promettre à ceux qui, armés de patience, s’engageront dans la lecture de cette volumineuse publication avec le ferme propos de n’en rien passer et de la mener jusqu’au bout une source d’intérêt à laquelle peut-être ils ne s’attendent pas. C’est celle qu’on peut trouver dans la lecture d’un livre de prophéties, quand l’événement est venu en partie réaliser et en partie décevoir les prévisions de l’oracle. Pendant les dix-huit ans qu’a duré le gouvernement monarchique de juillet, la république, ce concurrent écarté, mais non désarmé en 1830, est restée constamment en éveil, tantôt avançant, tantôt refoulée, mais toujours grondant à l’horizon. La révolution, qui a fini par éclater en 1848, a été suspendue dès le premier jour sur toutes les têtes, comme une espérance pour les uns, comme une menace pour les autres. Ce que produirait une révolution nouvelle, quel serait le sort d’une république en France, quelle chance on avait d’y arriver ou d’y échapper, dans quel abîme on tomberait par là ou quelle nouvelle carrière serait ouverte, ç’a été dix-huit années durant le thème de toutes les discussions des partis. Armand Carrel ne s’est pas fait faute d’y prendre part, et n’a pas cessé un seul jour de tracer devant ses lecteurs tous les plans de sa république en espérance. Eh bien! l’événement est arrivé : qu’a-t-il produit? quels pressentimens a-t-il trompés? A qui a-t-il donné tort? à qui a-t-il donné raison? La question, ce semble, vaut la peine d’être examinée, car la réponse ne se présente pas sur-le-champ à l’esprit sous une forme distincte. Aucun des deux partis qui luttaient alors ne peut se vanter d’avoir eu satisfaction complète. Ce n’est pas la république qui a eu raison, bien qu’elle ait triomphé, car assurément elle ne s’attendait pas à naître si brusquement pour mourir si vite. D’autre part, le gouvernement monarchique, même du fond de son tombeau, n’a pas non plus tout à fait lieu de se rendre témoignage à lui-même, car prévoir, même sous leurs véritables couleurs, les événemens que l’on craint, c’est un petit succès en politique : le succès véritable eût été de les prévenir. Dans quelles proportions se partagent donc entre les deux adversaires qui se disputaient alors le terrain l’échec et la victoire?

D’ailleurs, il faut bien se le rappeler, le débat engagé entre la république et la monarchie n’était ni le seul ni même le principal de ces temps-là : d’autres questions étaient agitées, qui excitaient de plus vives querelles encore. Toute l’assiette de la société politique était en cause dans un débat qui ne tarda pas à atteindre même les bases de la société civile. Le premier enjeu de chaque bataille par exemple, c’était toujours le droit de suffrage : il s’agissait toujours de décider quel nombre de citoyens seraient admis, et sous quelles conditions, à la participation aux affaires publiques; si la souveraineté législative resterait concentrée dans l’élite, ou serait répandue sur la foule. Cette première ligne de combat s’ouvrait de temps à autre pour laisser apparaître un autre corps d’armée lançant déjà dans l’ombre des regards ardens; derrière les prétendans au droit de suffrage, on distinguait déjà confusément toutes les convoitises et toutes les controverses que soulève le droit de propriété. Enfin de continuelles diversions à l’attaque principale étaient faites par des discussions de politique étrangère, d’alliance continentale ou maritime, d’alliance de principes et d’alliance d’intérêts, de paix ou de guerre. On sait la place que ces débats ont tenue dans nos assemblées, et l’influence qu’ils ont exercée sur nos destinées. De toutes ces questions, il en est que le temps a définitivement résolues, et d’autres qu’il a enterrées sans retour. Il en est aussi qui dorment seulement, et d’un sommeil très léger, que le moindre bruit pourrait réveiller. Il en est enfin qui survivent, comme le territoire et le drapeau, à la chute des trônes et des tribunes. C’est là le principe d’une distinction qu’il est curieux d’établir : où en sommes-nous sur tous ces points, si passionnément discutés il y a vingt ans? Quel chemin avons-nous parcouru? quel espace nous ont fait franchir l’impulsion de 1948 et le contre-coup qui l’a suivie? Rien, ce semble, ne peut mieux nous éclairer à cet égard que l’étude rétrospective de documens parfaitement sincères, où l’on saisit sur le fait quel était, en pleine monarchie de juillet, l’état d’un esprit éclairé bien qu’emporté, très influent sur sa génération, et regardé généralement comme téméraire. Si l’on veut mesurer la distance parcourue depuis vingt ans à travers tant de mouvemens contradictoires, tant d’actions et de réactions, tant de courans et tant de marées, rien ne peut être plus utile que d’examiner le terrain où campait l’homme aventureux qui avait entrepris de mener l’avant-garde.

Le caractère personnel d’Armand Carrel prête d’ailleurs à cette recherche faite à travers ses écrits plus d’un genre d’attrait et de facilité; mais pour faire comprendre de quelle nature cet attrait peut être, et quelle originalité particulière Armand Carrel pouvait donner à ses opinions, quelques détails biographiques sont indispensables à rappeler. Ici, comme toujours, il faut connaître l’homme pour bien apprécier les idées.


I.

Après le bonheur sans égal de faire prévaloir ses convictions et d’assurer par elles la prospérité de son pays, la plus grande faveur peut-être que la Providence puisse accorder à un homme public, c’est une mort prématurée qui l’enlève dans la plénitude de sa renommée, avant qu’il ait été mis à aucune des épreuves qui auraient donné la mesure complète de sa valeur. Quand on n’a révélé qu’une partie de soi-même, et qu’on a emporté dans la tombe le dernier mot de son secret, la carrière est ouverte aux conjectures les plus favorables, bien que souvent les plus contradictoires. Quoi qu’il arrive, tout profite à ces génies inachevés que la mort a couverts d’un nuage brillant. On aime toujours à penser qu’ils ont préparé le triomphe de leur cause, ou qu’ils auraient prévenu ses revers. Tel a été le sort privilégié d’Armand Carrel, chef à peu près reconnu, au moins en espérance, du parti républicain, et qui est mort à trente-six ans, douze ans avant la proclamation de la république.

Combien de fois par exemple, pendant que la république de 1848 se débattait, dans ses angoisses, entre la dictature et l’anarchie, avons-nous entendu ceux qui l’assistaient dans son laborieux avortement invoquer avec regret la mémoire d’Armand Carrel! D’ordinaire c’étaient les amis de l’ordre public ébranlé qui se mettaient le plus volontiers sous la protection de son souvenir. L’ancien directeur du National paraissait alors l’idéal du président d’une république conservatrice, d’une république honnête et modérée, comme on disait dans le langage du temps. On se rappelait qu’il avait toujours apporté dans ses écrits quelque tempérament à la rigueur des principes démocratiques, qu’il professait un grand respect pour les traditions américaines, et un véritable culte pour la liberté individuelle, si fortement compromise par le despotisme socialiste qui courait les rues. Puis il avait été militaire, et le souvenir de la discipline avait toujours modéré sa participation aux barricades. Enfin il n’y avait pas jusqu’à ses goûts bien connus d’élégance qui n’eussent rassuré les honnêtes gens dans un moment où, à force d’être attaqué en commun avec les choses les plus saintes, le luxe avait fini par être regardé et par se regarder sérieusement lui-même comme une vertu! De quel secours aurait paru en ces jours-là à cette pauvre société française, troublée dans tous ses principes comme dans toutes ses jouissances, un républicain éprouvé ayant gagné des chevrons au service de la démocratie, mais qui aimait à porter l’épaulette et à monter de beaux chevaux! «Si Armand Carrel vivait encore, disait plus d’un garde national en prenant son fusil avec un soupir par quelque matinée de mars ou d’avril 1848, c’est lui qui saurait bien mettre le socialisme à la raison! »

Par un retour très singulier, ceux qui publient aujourd’hui les œuvres de ce même Carrel, usant aussi largement du droit qu’on a de prêter aux morts, font justement l’hypothèse contraire. Ce qu’ils regrettent que la France ait perdu dans leur ami, ce n’est évidemment pas un républicain politique, un Washington français, un général Cavaignac en habit noir; c’est au contraire l’instrument utile d’une grande rénovation sociale, c’est un socialiste modéré et pratique, dont l’influence, contenant les exagérations des partis extrêmes, aurait pu aider l’humanité à faire sans secousse un pas vers une transformation radicale. Tout le monde connaît à cet égard la manière de penser du savant estimable qui a mis son nom à la tête de cette édition, en la faisant précéder d’un avant-propos. M. Littré, on le voit clairement, attache peu d’importance aux révolutions politiques. Elles ne sont, suivant lui, que les phases successives d’un grand mouvement dont l’humanité entière est à la fois le sujet et l’acteur, d’une longue évolution qu’elle opère sur elle-même, et qui doit renouveler toutes ses conditions d’existence. La commotion de 1848 a été une de ces phases. Si Armand Carrel eût vécu assez pour y prendre part, peut-être l’ascendant de son caractère, l’habile fermeté de sa main auraient pu décider son pays à se prêter plus aisément à l’opération chirurgicale qui accompagne presque toujours chacune de ces crises évolutoires. A la vérité, il aurait fallu d’abord qu’Armand Carrel se fût converti au socialisme, dont il avait toujours été assez éloigné. C’est bien aussi ce qu’espère M. Littré, et c’est dans cette pensée qu’il recueille avec le plus grand soin et met religieusement en lumière tous les symptômes qui lui paraissent dénoter dans les articles de son ami les préliminaires d’une conversion. M. Littré s’acquitte de cette tâche dans une série de notes explicatives très judicieusement disposées, pleines d’appréciations fines sur les événemens et modérées sur les personnes, toutes empreintes en un mot de cette honnêteté bienveillante qui reluit dans ses moindres paroles, et au moyen de laquelle il s’est acquis dès longtemps l’estime des gens les plus éloignés de lui donner raison ou de partager ses sentimens.

Entre ces conjectures opposées, nous nous abstiendrons soigneusement de présenter la nôtre. Nous déclarons avec franchise ne savoir en aucune manière ce qu’aurait fait Armand Carrel en 1848, et ne faire même aucun effort pour le découvrir. Notre raison pour ne pas entreprendre cette recherche, ce n’est pas seulement que, dans des crises de cette gravité, le rôle d’un homme, quel qu’il soit, a toujours peu d’importance; c’est surtout qu’Armand Carrel, pendant toute la durée de sa courte existence, nous paraît n’avoir jamais bien su la veille ce qu’il devait être amené à penser le lendemain. La suite de ses écrits ne nous le montre jamais au même point, et pour ainsi dire sur le même degré de l’échelle des opinions démocratiques. Il n’arriva à la position extrême où il est mort que par l’entraînement d’une situation plus forte que lui, et par une série de sacrifices faits à une passion dominante, et cette passion, étrangère au rôle qu’il a assumé par la suite, fut déterminée par la date même de sa naissance. Il était né en 1800; il avait quatorze ans quand la première armée étrangère franchit la frontière du territoire national: il en avait quinze quand une réaction momentanée livra le pouvoir aux derniers représentans du régime disparu en 89. Son âme, en s’ouvrant à la vie, fut imprégnée de ce qu’on pourrait appeler les passions de 1815, et ce fut cette première et poignante impression qui décida de toute sa destinée.

Tous tant que nous sommes, qui, sans être encore bien âgés, avons passé par deux ou trois révolutions, nous avons assisté à bien des scènes violentes, nous croyons avoir éprouvé bien des sentimens passionnés, nous nous sommes figuré souvent que nous nous haïssions cordialement les uns les autres. Eh bien! ma conviction très profonde, qui résulte de la simple lecture du Moniteur, c’est que qui n’a pas vécu en 1815 ne sait pas ce que c’est que la passion politique. Les inimitiés des partis eurent dans cette année néfaste une intensité et une ardeur que nous ne pouvons pas même mesurer, parce que nous n’avons pas passé par leurs épreuves et que nous ne comprenons pas leurs griefs. Il faudrait avoir été bercé au son du canon de cent victoires, et s’être réveillé un jour à la vue des uniformes étrangers paraissant sur les hauteurs de Montmartre, et d’une dynastie restaurée, rentrant aux Tuileries sous ces funestes auspices, pour se faire une juste idée du degré de haine et de souffrance dont put être atteinte alors une âme jeune et patriotique. Mais d’autre part quel est celui de nous qui a passé sa jeunesse dans l’exil à disputer à la misère une ration de pain exiguë et toute détrempée de ses larmes? Auquel de nos contemporains est-il arrivé de rentrer après vingt ans sur le sol natal pour y trouver le toit de son enfance aux mains d’un possesseur étranger, et chercher en vain dans la sépulture commune des criminels les os dispersés de ses parens? Celui-là seul aurait le droit de condamner trop sévèrement ces émigrés qui, en rentrant en 1815, regardaient à peu près toute la France comme coupable de meurtre et de vol, et en cette qualité obligée à restitution, et trop heureuse qu’on lui fît grâce. La singularité de cette triste époque, c’est que chacun des deux partis croyait avoir les meilleurs motifs de détester l’autre; aussi usaient-ils du droit sans scrupule et en pleine liberté de conscience.

« La douleur, a dit quelque part Mme de Staël en parlant des peines de cœur, fait la blessure, l’amour-propre y verse le venin. » Cela fut exactement vrai des maux de la France en 1815. La nation était blessée par le fer étranger. Une série de maladresses et d’impertinences, des rivalités assez sottes entre les vanités du nouveau régime et les prétentions surannées de l’ancien, vinrent enflammer cette plaie saignante, que cherchait en vain à panser le chef éclairé de la maison de Bourbon, et il en résulta en peu de temps une de ces irritations nerveuses, pires que les plus grands maux, qui mettent hors de sens les cerveaux les mieux constitués. Une haine violente, non-seulement de l’ancien régime, mais de son ombre et de son souvenir, une crainte de le voir renaître à peu près aussi raisonnable que la peur des revenans, des rêves constans de victoire, de vengeance et de conquêtes, et de plus l’idée préconçue que toute diplomatie pacifique est incompatible avec l’honneur français, tels furent les sentimens qui s’emparèrent de toute la jeunesse libérale, et qu’on pourrait appeler la maladie de 1815. Elle survécut très longtemps aux causes qui l’avaient produite, et j’en ai retrouvé des traces et comme des accès chez les esprits les plus posés, et qui s’en croyaient le mieux guéris. Personne n’en fut plus imprégné qu’Armand Carrel, et n’en conserva plus profondément l’atteinte. Toutes les fois, dans le cours de sa vie, qu’une circonstance quelconque venait réveiller chez lui les images qui avaient troublé le sommeil de sa jeunesse, son âme en éprouvait un tressaillement qui contrariait les tendances naturelles de sa raison.

On put juger de la force de cette passion par la première démarche à laquelle elle l’entraîna à l’âge de vingt-trois ans. Pour obéir à des goûts militaires très prononcés, il avait quitté la profession de son père, négociant à Rouen, et était entré à l’école de Saint-Cyr. D’un commun aveu, ce jeune homme manifestait toutes les dispositions qui font le bon soldat et qui annoncent le bon capitaine, et la meilleure preuve, c’est que malgré son antipathie déjà bien connue pour les Bourbons, ses chefs, presque tous émigrés d’origine et royalistes de cœur, lui témoignaient une bienveillance qui ne se découragea qu’assez tard. Il avait donc à un haut degré les premières qualités de l’état militaire, le sentiment de la discipline et celui de l’honneur, et cependant à peine portait-il les épaulettes d’officier, que déjà il était engagé dans une conspiration militaire pour débaucher les troupes placées sous ses ordres, et moins d’un an après il quittait le sol de la France, et allait en Espagne, à la tête d’une petite troupe de réfugiés, combattre l’armée française qui franchissait les Pyrénées sous les ordres du duc d’Angoulême.

Cette étrange aberration de jugement, dont le souvenir pesa toute sa vie sur sa réputation et sa conscience, prenait sa source (chose étrange) dans l’ardeur même d’un patriotisme froissé. Dans le gouvernement qui avait pris naissance à la suite de l’invasion de 1815, Armand Carrel se refusait obstinément à reconnaître le représentant de l’honneur et de l’intérêt national. Puis l’armée française en 1823 allait coopérer en Espagne à la restauration d’une dynastie déchue. C’était donc un 1815 au petit pied qui se préparait ; la France voulait faire à autrui ce qu’elle avait elle-même subi : c’était plus que n’en pouvait supporter le ressentiment du jeune officier. Il semble souvent dans les luttes civiles que les partis n’aient rien de plus pressé que d’imiter les torts les uns des autres, comme pour n’avoir plus rien à se reprocher, ce qui pourtant ne les met nullement en humeur de se pardonner. Dans sa haine pour un gouvernement issu de l’émigration, Armand Carrel ne s’aperçut point qu’il devenait émigré lui-même. Le drapeau tricolore devenait pour lui ce qu’avait été en 1792 la royauté pour la noblesse. Comme pour tout gentilhomme de l’armée de Condé là où était le roi, là était la France, la patrie sembla se transporter à ses yeux partout où l’on pouvait relever l’étendard de la révolution.

La France, on le sait, n’a jamais ratifié ni l’une ni l’autre de ces manières de disposer d’elle sans son aveu, et de la faire voyager au gré des passions et des fantaisies de chacun ; elle préfère rester sur le sol et sous la latitude où Dieu l’a placée. Armand Carrel et sa petite troupe s’étaient très sincèrement figuré qu’à l’aspect des couleurs de la république et de l’empire tous les régimens français se débanderaient et passeraient de leur côté. A leur justification, il faut dire que c’était aussi la crainte de plus d’un sage politique d’Europe. Jamais déception ne fut plus complète. Les émigrés révolutionnaires eurent beau arborer sur leur shako l’aigle et la cocarde tricolore, ils eurent beau copier dans le moindre détail l’uniforme de la vieille garde; le poète national par excellence, Déranger, eut beau remplir leurs poches de chansons destinées à faire faire demi-tour aux troupes françaises sur le champ de bataille : l’armée française, qui n’aimait guère le drapeau blanc et qui se souciait assez peu de Ferdinand VII, resta fidèle à l’idée simple sans laquelle depuis longtemps il n’y aurait plus de France; elle consulta son devoir et non ses goûts, et ne déserta pas son poste. Armand Carrel, pris presque sans coup férir les armes à la main contre son pays, rentra en France coupable juste du même crime que M. de Sombreuil et réduit à invoquer le bénéfice des mêmes circonstances atténuantes.

Heureusement pour lui ce ne fut pas devant le même tribunal. Bien que traduit devant un conseil de guerre (et l’on ne peut guère douter en bonne conscience que ce ne fût la juridiction compétente pour le fait), Armand Carrel n’y comparut point sans être aidé par des avocats éclairés, et soutenu par le concours d’une publicité bruyante. Il y eut jugement, révision, cassation, tous les recours en un mot et tous les délais d’une justice bienveillante, qui, surtout en matière politique, où les passions s’éteignent si vite, équivalent à l’acquittement et d’ordinaire le préparent : à quoi il faut ajouter, d’après le témoignage de M. Littré lui-même, que le procès tout entier ne fut qu’un simulacre, vu que la grâce était promise dès le premier jour par le baron de Damas, devenu ministre de la guerre. Les choses, il en faut convenir, étaient menées plus rondement à Quiberon, et le général Hoche, d’une âme aussi humaine que le baron de Damas, n’aurait point osé faire les mêmes promesses à ses prisonniers.

Il faut croire que dans les longs ennuis de quelques mois de prison que ne troublait aucune crainte pour sa sécurité personnelle, Armand Carrel eut le loisir de réfléchir tout à l’aise sur les causes qui avaient fait échouer d’une façon presque ridicule l’entreprise pour laquelle il venait d’entamer sa bonne renommée et de sacrifier sa carrière; car, rendu peu après à la liberté et réduit à chercher dans les lettres une réputation et des ressources que la vie des camps ne pouvait plus lui promettre, il expliqua lui-même les motifs de son malentendu avec une netteté fine et franche qui ne fit pas moins d’honneur à son esprit qu’à son caractère. Dans un article inséré par la Revue française et très remarqué dès lors comme la révélation d’un talent rare, il jugeait déjà en historien les événemens où lui-même il s’était lancé en étourdi. Il y analysait d’une façon piquante les dispositions du peuple espagnol et celles de l’armée française, et il faisait comprendre à merveille comment il y avait eu, dans cette brillante échauffourée, entre les vainqueurs et les vaincus une sorte d’émulation d’indifférence pour le sujet même de la guerre, et comment un peuple qui ne tenait guère à sa révolution se l’était laissé enlever presque sans mot dire par une armée qui ne tenait pas beaucoup plus à la lui prendre. Le contraste, la bigarrure des divers sentimens qui animaient les officiers français entrant en Espagne, donnaient lieu, chemin faisant, à des portraits de genre qui sont des chefs-d’œuvre. Le vieil artilleur de l’armée du Rhin braquant ses canons contre les cortès, tout en maugréant contre la royauté; les jeunes rejetons des vieilles races marchant à la croisade pour Dieu et pour le roi, tout en empruntant l’air martial des soldats de la garde impériale et le style des proclamations de Napoléon; les généraux de la république convertis en courtisans et s’essayant à parler d’Henri IV et du panache blanc avec une émotion qu’ils finissent eux-mêmes par croire sincère, tous ces types, fortement dessinés, passent devant les yeux avec une franchise d’allures qui ne permet pas de douter de la ressemblance. Armand Carrel eut même le mérite de distinguer ici et de dépeindre le premier un caractère alors tout nouveau dans notre armée, mais qui depuis a fini par effacer tous les autres : c’est celui de l’officier fils de ses œuvres, dénué de préjugés tout aussi bien que de parti, ne connaissant d’autre opinion que sa consigne et ne nourrissant d’autre espoir que son avancement, race d’hommes modeste, sobre, dévouée, mais ayant fait une fois pour toutes le sacrifice de toute pensée personnelle sur les affaires de son pays, prête en un mot à donner sa vie sans savoir et même sans se demander pourquoi.

Il fallait sans doute une rare vivacité d’imagination chez un jeune homme pour se représenter aussi nettement ce qui s’était passé au corps de garde et ce qu’on avait dit au bivouac pendant ces nuits où lui-même il errait dans les montagnes de Catalogne en aventurier de guérillas; mais ce qui frappe le plus dans ce morceau remarquable, c’est la sincérité de l’hommage rendu à la modération du généralissime qui avait su faire sortir de l’équilibre de tant de sentimens contradictoires l’unanimité de l’obéissance. Il y avait dans ce jugement équitable une liberté d’esprit rare chez un homme animé de passions fortes, et surtout engagé dans un parti extrême. L’observateur qui prononçait ainsi gaiement dans sa propre cause n’était évidemment ni un fanatique de nature ni prédestiné fatalement à devenir un révolutionnaire. Quiconque est né avec la moindre dose d’impartialité en effet ne sera jamais qu’un révolutionnaire très insuffisant. L’impartialité est incompatible avec les qualités comme avec les défauts qui font les vrais révolutionnaires, disons mieux, avec les principes absolus, quels qu’ils soient, droit divin, pouvoir illimité ou démocratie pure. De tels principes ne subsistent et ne se défendent qu’en excommuniant de très haut tout ce qui les limite et les contredit. On ne sert bien Coblentz ou la convention qu’en croyant sincèrement que tous les libéraux sont des rebelles, ou que tous les royalistes sont des traîtres. Toute appréciation plus indulgente est déjà une connivence avec l’ennemi, et vous range, quoi que vous en ayez, dans la catégorie de ces modérés que les deux extrêmes anathématisent. Il y a ainsi des différences intellectuelles qui classent les hommes à leur insu beaucoup mieux que l’étiquette qu’ils portent sur leur chapeau ou la bannière sous laquelle ils servent. Chaque homme a reçu pour ainsi dire un tempérament d’esprit qui le destine à un parti, et s’il méconnaît cette indication de la nature, il en souffre toute sa vie. J’ai connu des membres du juste milieu constitutionnel dont l’ardeur intolérante était au supplice dans les régions tempérées où ils avaient pris naissance. Par instinct et sans le savoir, ils gravitaient toujours à droite ou à gauche vers quelque extrémité de l’horizon. Carrel était tout le contraire : c’était un esprit modéré jeté dans un parti violent. Dès qu’il goûtait un moment de calme, il tendait à s’échapper de l’étroite enceinte où l’enfermaient ses engagemens, et son intelligence à tout instant débordait ses opinions.

Mais le moment où il commença sa carrière de publiciste était celui où cette gêne dut être pour lui le moins sensible. La restauration en effet, enivrée de sa victoire, venait de si bien manœuvrer qu’il n’était plus nécessaire pour la combattre de conspirer dans l’ombre ou de rêver des révolutions. Il suffisait de parier tout haut le langage du bon sens et de la loi. Les passions de la France lui avaient toujours été fort hostiles, elle se brouillait de plus en plus avec sa raison. Par le plus singulier des calculs, elle se chargeait ainsi de fournir un masque décent aux ennemis irréconciliables qui dès le premier jour avaient juré sa mort. Du moment où elle semblait se lasser elle-même de la constitution qu’elle avait donnée, c’était à qui se ferait constitutionnel pour la combattre; il n’y avait plus ni bonapartistes ni jacobins, il n’y avait plus que des doctrinaires, et tout le monde parlait le langage de M. Guizot et de M. Royer-Collard. On a beaucoup accusé la duplicité de cette tactique, et je ne voudrais pas la donner pour un modèle de franchise; mais il y a dans les affaires humaines une excessive simplicité à s’étonner et surtout à s’indigner des résultats inévitables. En campagne, quand on abandonne une position, il faut bien s’attendre que l’ennemi s’en empare. La charte était la place forte à laquelle Louis XVIII avait confié la garde de sa dynastie. Quand il parut convenable à Charles X de l’évacuer sans même enclouer ses canons, il était trop évident que les assaillans viendraient se poster sur les hauteurs que leur livrait la défense.

Cette manœuvre ne fut opérée par personne avec autant de hardiesse et de promptitude que par Armand Carrel dans le journal dont il prit la direction pendant l’année qui précéda 1830. Le National, fondé en commun par un groupe de jeunes gens tous destinés à la célébrité, semblait en effet avoir pris pour devise de se montrer d’autant plus scrupuleusement constitutionnel que la restauration devenait en ce genre plus relâchée. C’était une œuvre strictement légale, mais d’une légalité armée et tranchante, qui pressait toutes les conséquences de la charte, comme autant de poignards aiguisés sur la poitrine du vieux roi. Quelques-uns des articles acerbes publiés par Carrel à cette époque nous ont été conservés par M. Littré. Ce sont de véritables et complètes théories de monarchie constitutionnelle auxquelles un publiciste anglais ne pourrait refuser son adhésion. Toute l’œuvre de Louis XVIII y est commentée avec rigueur : aucun article n’en est rayé, pas même l’hérédité de la pairie ou le cens électoral; nul appel n’y est fait à la souveraineté du peuple, quelquefois même l’idée en est positivement reniée; aucun fantôme de république ne plane sur cet horizon constitutionnel, dessiné d’un trait net et ferme, et très arrêté dans ses contours. C’est un portrait de la charte peint au naturel, avec un visage non pas aimable, mais respectueux pour la royauté, et c’est à peine si, aux deux coins de ses lèvres, on peut saisir quelque trace d’ironie ou de menace.

Armand Carrel a très souvent soutenu dans la suite de sa vie que ce beau zèle pour la monarchie constitutionnelle n’avait été chez lui qu’un pur stratagème de guerre; que, voyant la restauration faire effort pour s’échapper de la constitution, il avait simplement essayé de l’enfermer dans un cercle de fer, sauf à briser l’instrument quand il aurait servi. Je suis très convaincu qu’en se prêtant à lui-même ce profond machiavélisme, Armand Carrel se calomniait : c’était un mensonge nécessaire peut-être pour le rôle qu’il avait pris: mais à présent qu’il n’y a plus de rôle à jouer, tous les lecteurs penseront comme nous et l’aimeront mieux inconséquent qu’hypocrite. La vérité, c’est qu’Armand Carrel, j’en ai la certitude, à ce moment de sa vie prenait sincèrement goût à la monarchie constitutionnelle. Tant que la charte n’avait été que la fille de Louis XVIII, il avait eu peine à lui pardonner la ressemblance et la prédilection paternelles; mais du moment où elle était devenue l’ennemie de Charles X, elle n’avait plus que des grâces à ses yeux, et aucune gêne ne l’empêchait plus d’en apprécier très justement tous les mérites. Il prenait au contraire un plaisir intelligent à s’expliquer à lui-même l’ingénieuse pondération de cette belle forme de gouvernement, à en démonter et à en faire jouer tous les ressorts devant le public. Il n’était point insensible au plaisir d’être sorti des ténèbres des conspirations pour se trouver au grand jour de la légalité, à côté de tous les hommes distingués qui composaient alors l’opposition constitutionnelle. Seulement la guerre que les uns faisaient avec regret, lui la faisait avec délices : le terrain, l’adversaire, l’armure et le combat, tout lui plaisait également. A aucune époque, son esprit et sa passion ne se trouvèrent plus complètement d’accord, et ne jaillirent de source plus naturellement dans le même sens.

Aussi jamais son talent ne s’épancha avec plus d’abondance. Ses écrits de cette époque ont un caractère, et j’oserai dire un charme tout particulier. C’est généralement l’aisance et la variété qui manquent à la manière d’écrire d’Armand Carrel. Sa phrase, qui fut dès le premier jour nerveuse et savante, est pourtant sèche et hachée; un sentiment toujours vif, mais toujours contenu, communique un peu de contrainte à son expression, et l’amertume constante du ton n’est point exempte de monotonie. Mais nulle part ces défauts ne sont moins sensibles que dans un petit nombre de morceaux de choix qui portent presque tous la date de 1830, et que M. Littré a réunis dans un dernier volume comme pour reposer l’esprit du lecteur de l’âpreté des luttes civiles, et prendre congé de lui sous une impression douce. Là brillent en effet des mérites et presque des grâces qui ne devaient plus se retrouver par la suite sous la même plume. Il y a un éclat inaccoutumé dans la peinture de la vie du soldat faite à propos des mémoires du maréchal Gouvion Saint-Cyr; il y a de l’esprit littéraire le plus délicat dans la critique de l’Hernani de Victor Hugo et de l’Othello de M. de Vigny, et une finesse de touche extrême dans le portrait de Paul-Louis Courier. Une sombre élégie intitulée une Mort volontaire a justement attiré l’admiration d’un maître critique par un mélange très heureux de sensibilité et de force. Le laisser-aller du désespoir qui pousse une âme jeune vers cet abîme de faiblesse morale et cet abus de courage physique qu’on appelle le suicide, l’angoisse de la délibération suprême, l’effroi de la dernière heure sont peints avec une vivacité qui fait frémir : on entend le coup sec de l’arme, et le froid de la balle pénètre le cœur; mais l’horreur du tableau est tempérée avec un goût exquis juste au point où le frisson de l’âme se changerait en attaque de nerfs. Par un artifice qui ne fut connu que du pinceau des plus grands maîtres, la lumière semble ici sortir du sein même de l’ombre et se jouer à sa surface. Si Carrel, qui n’avait que trente ans alors, n’a plus rien produit depuis cette date qui ait réuni les mérites divers qu’il déployait alors, ce n’est pas seulement que l’ardeur politique lui ait fait négliger le soin de la forme littéraire; c’est aussi qu’à ce moment de sa vie il régnait un équilibre entre ses facultés et une paix dans son âme, véritables conditions du talent, qui, troublées peu de temps après, ne se rétablirent plus. Poursuivant un but parfaitement défini, qui satisfaisait à la fois et l’ardeur irréfléchie de ses sentimens et les vues élevées de son intelligence, en sympathie avec la généralité du public, ayant la France entière pour auditoire au National, il se livrait avec abandon à tous les entraînemens de sa verve, il abordait tous les points de vue et se laissait aller à toutes les inspirations. Plus tard, enfermé dans une coterie un peu étroite dont il avait tout à la fois à exciter l’ardeur, à dissiper les préjugés et à contenir l’explosion, cette diplomatie intérieure absorba la meilleure partie de ses facultés; il ne respira plus à pleine poitrine, et le souffle de son éloquence prit quelque chose de haletant et de gêné qui ne lui permit plus de vibrer avec cette puissance.

D’après les sentimens qui l’animaient alors, on peut juger de ceux que lui causa la révolution de juillet. Elle le trouva engagé dans un petit groupe d’hommes politiques qu’elle satisfaisait pleinement, et qui avaient prévu et désiré l’événement juste dans les proportions où il s’accomplit, ni plus ni moins. Tandis que des légitimistes éperdus se rangeaient derrière le trône nouvellement élevé, comme à l’abri du dernier boulevard de l’ordre; tandis que des républicains l’acceptaient comme une pierre d’attente; tandis que la plus grande partie de la France n’y voyait qu’une réponse énergique faite à un défi que l’honneur avait dû relever; tandis que le nouveau roi lui-même n’acceptait sa grandeur inespérée que comme une nécessité patriotique, les directeurs du National saluèrent le plein accomplissement de leurs espérances dans une secousse qui conservait la monarchie constitutionnelle en les délivrant des gens de 1815. La charte, endossée par de nouveaux auteurs et retrempée par le flot populaire, faisait complètement leur affaire.

Rien n’indique qu’Armand Carrel ait troublé ce concert de joie par la moindre défiance. Le plus pur optimisme reluit au contraire dans tout ce qu’il publia pendant les six mois qui suivirent la révolution. Cette confiance n’est troublée ni par les tiraillemens inévitables d’une monarchie à son début, ni par les contre-coups inséparables d’un grand ébranlement révolutionnaire. Rien ne l’émeut, ni les agitations de la classe ouvrière, qui parcourt les rues de la capitale en s’enivrant des souvenirs de sa victoire, ni les souffrances de l’industrie, ni même les ombrages d’anciens conspirateurs de ses amis, qui trouvent déjà que le roi-citoyen n’a point assez complètement oublié qu’il est de famille princière. Il ne craint ni réaction ni révolution nouvelle, et répond sur un ton railleur aux alarmistes de toute nature; il a un-article charmant, intitulé les Révolutionnaires après une Révolution[1], où il plaisante avec une malice infinie ces spéculatifs qui ne voient pas qu’on fait des révolutions pour des intérêts et non pour des théories, et que quand les intérêts sont satisfaits, il faut que les théories prennent patience. Il donne des conseils tout empreints de la meilleure économie politique aux ouvriers imprimeurs, pour les convaincre qu’ils serviront mieux la patrie en regagnant l’atelier qu’en chantant des hymnes patriotiques dans la rue[2] ; il blâme les cérémonies expiatoires faites en l’honneur des officiers conspirateurs de la restauration[3]. Aux premiers et timides essais tentés par quelques théoriciens pour faire passer l’égalité des biens naturels à la faveur de l’égalité des droits politiques, il répond par cette interrogation hautaine : « Si quelqu’un voit ici une révolution non pas politique, mais sociale, qu’il le dise[4]. » En un mot, le gouvernement naissant a en lui un serviteur dont le ton est parfois un peu rogue, mais dont le cœur est dévoué. Sur un seul point, il le désapprouve faute de le comprendre : il n’apprécie pas cette inspiration d’une générosité royale qui, au milieu d’une capitale en feu et avec une armée encore toute débandée, brava l’irritation populaire pour sauver la vie d’un ennemi vaincu. Carrel, comme la garde nationale de Paris, demanda la tête de M. de Polignac : « il ne voulait point, disait-il, qu’on fît la révolution niaise, sous prétexte de la garder pure. » Ainsi la soif de la vengeance, nourrie dans son cœur pendant quinze ans, n’était pas assouvie par la victoire, et Némésis ne lâchait pas sa proie. Heureusement d’autres conseils prévalurent, et le verdict de la chambre des pairs prononça dix-huit ans avant M. de Lamartine, et devant une foule plus irritée, l’abolition de la peine de mort en matière politique.

Ce ne fut point là pourtant ce qui brouilla Armand Carrel avec le gouvernement nouveau. Encore moins penserons-nous, comme on l’a beaucoup répété, que cette rupture vint du dépit de n’avoir pu trouver, par suite de quelques complications domestiques, une place à sa convenance parmi les soutiens officiels du pouvoir. Il faut chercher plus haut, et dans un motif plus simple, la cause de sa séparation. 1830 Savait détruit, à vrai dire, que la moindre partie de l’œuvre de 1815 : l’établissement politique était tombé; restaient les legs onéreux de la guerre et de la diplomatie. Restaient ces traités de Vienne, élevés comme autant de citadelles qui présentaient à l’horizon de toutes nos frontières les bouches de milliers de canons braqués contre la France. L’héritage que la royauté nouvelle était appelée à recueillir inopinément lui arrivait grevé de ces lourdes charges. Se tiendrait-elle pour obligée de les respecter? Subirait-elle ces entraves, ou bien se lancerait-elle tête baissée, pour les rompre, en dehors du droit public européen? Question pleine d’angoisse qui s’était dressée entre les piques et les fusils sur les barricades mêmes de juillet, et que Carrel n’hésita pas à résoudre en réclamant dès le premier jour la plus complète et la plus prompte revanche de Waterloo.

Au premier moment, tous les échos semblaient répondre à sa voix. Les souvenirs de la France et ses espérances, les vieux soldats et les jeunes gardes nationaux, les poitrines sillonnées de blessures et les cœurs de vingt ans, que le son du clairon fait battre, tout s’émut, tout vibrait à l’unisson. Puis au premier signal révolutionnaire parti des tours de Notre-Dame répondaient, comme autant de fusées, les insurrections de Bruxelles, de Bologne et de Varsovie. Partout des enfans perdus de la révolution se précipitaient pour lui ouvrir les voies dans le monde, comptant bien qu’elle accourrait sur leurs pas pour les défendre. Cet élan, qui avait d’abord semblé soulever toute la France, s’arrêta tout d’un coup devant une résistance dont Carrel ne comprit jamais bien la nature. Tout entier aux sentimens de sa jeunesse, l’imagination toujours pleine de guerre ou de politique, ayant passé sans interruption des camps dans les journaux, sans faire même un instant de station dans le comptoir paternel, il ne s’était point aperçu du changement qu’avait subi le tempérament de la France, changement qui résultait pourtant du développement naturel des principes mêmes de la révolution qu’il défendait. Pendant qu’il conspirait et qu’il écrivait, d’autres travaillaient et s’enrichissaient, et autour de lui s’était formée une société laborieuse et industrielle la moins belliqueuse, encore que la plus démocratique du monde. C’était bien la fille légitime de la démocratie française de 89, ou plutôt c’était elle-même, mais devenue, comme il arrive aux gens qui emploient bien la vie, à la fois plus riche et plus raisonnable. Elle avait pris en vieillissant le jugement plus mûr et le sang moins chaud. Elle avait gagné ce que les années donnent à ceux qui en font bon usage, des intérêts légitimes et de l’expérience; elle avait perdu ce que les années emportent, l’ardeur irréfléchie du dévouement. Du territoire morcelé par le code civil, du commerce et de l’industrie désormais émancipés, elle avait fait sortir, par un labeur opiniâtre, des capitaux très loyalement acquis, qu’elle préférait désormais à toutes les conquêtes et à tous les principes du monde, ou plutôt qu’elle considérait, non sans raison, comme une des plus nobles conquêtes dont les meilleurs principes peuvent s’applaudir. Avec cet argent si bien gagné dans sa poche, il n’y eut pas moyen de la décider à partir de nouveau, pieds nus et le sac sur le dos, pour aller faire le tour du monde. C’était folie de jeunesse qui ne convenait plus ni à sa situation ni à son âge. On eut beau lui montrer des nations insurgées qui lui tendaient les bras; elle se reculait d’un air froid, et répondait avec ce bon sens net et ce langage un peu cru ordinaires aux honnêtes gens qui ont fait fortune : « Chacun chez soi, chacun pour soi! J’ai bien su souffrir et faire mes affaires toute seule, tirez-vous d’embarras à votre tour ! »

Rien ne la fit sortir de là, et voilà comment la guerre ne se fit point en 1831. Ce n’était point le compte d’un tacticien littérateur qui avait refait à plusieurs reprises la carte de l’Europe dans son cabinet, et gagné sur le papier beaucoup de batailles de Jemmapes et de Valmy. Armand Carrel ne put se résoudre à abandonner si facilement ce rêve d’une guerre européenne; il se refusa, malgré l’évidence, à croire que cette résolution de ne plus rien mettre en jeu fût l’expression sincère de la volonté publique. Pour ne pas s’en prendre à la France, il s’en prit successivement à tout le monde : aux chambres d’abord, puis aux ministres, surtout à cet homme d’état improvisé qui éleva la résistance pacifique à la hauteur de l’héroïsme. Puis, quand les chambres eurent été plusieurs fois dissoutes et réélues, et que les ministres furent changés ou morts à la peine, la paix cependant durant toujours, Carrel n’eut plus d’autre ressource que d’en imputer la faute à la seule pièce fixe de la constitution, à la monarchie, et un matin le National annonçait à la France que l’épreuve était faite, que toute royauté était un obstacle à l’expression de la volonté nationale, et que Carrel se faisait républicain.

Lorsqu’un homme qu’un grand talent anime, ambitieux et ardent (comme l’est toujours tout ce que Dieu a destiné à s’élever), se décide à rompre avec le gouvernement légal de son pays, et, ajournant ses espérances au lendemain d’une révolution, se résigne à ne voir triompher sa cause qu’au prix du sang et sur des ruines, un grand déchirement doit s’opérer dans son âme. Si peu que l’on conserve de patriotisme, on tombe dans un délaissement pénible en songeant que la loi qui nous défendait hier nous condamne aujourd’hui, et qu’il faut désormais, si l’on ne veut languir oublié et enterré soi-même, lui passer hardiment sur le corps. Carrel dut ressentir d’autant plus profondément l’amertume qui suit une démarche si décisive qu’en se ralliant à la république il ne déclarait pas seulement la guerre à une institution politique en vigueur, il brisait en apparence avec la société tout entière. Telle était encore en effet, en 1833, la trace profonde et sanglante laissée par les souvenirs de 93, qu’aux yeux d’un Français ordinaire la république était moins une forme de gouvernement proprement dite que la commune ennemie de tout gouvernement régulier. Elle n’apparaissait aux imaginations qu’escortée de la guillotine et du maximum. Le petit noyau républicain auquel Carrel apportait l’appui inattendu de son talent, principalement recruté parmi de vieux conventionnels et de jeunes membres des sociétés secrètes, n’avait rien fait, il faut le dire, pour détruire cette formidable association d’idées. Tout son langage au contraire, parsemé d’arrogantes apologies de la terreur, de complaisances pour Danton et d’enthousiasmes mystiques pour Saint-Just et Robespierre, semblait destiné à agiter incessamment devant le public ce drapeau sanglant. Puis, bien que ces doctrines socialistes n’eussent point alors la précision et la rigueur qu’elles ont reçues depuis, bien que les idées de révolution sociale fussent encore très vagues dans toutes les têtes, il n’en est pas moins vrai que dès lors la principale préoccupation du petit parti qui se groupait sous l’étendard de la république était moins de changer les institutions politiques que d’altérer, par des mesures radicales, la distribution naturelle de la richesse entre les citoyens. L’espérance de pouvoir venir en aide à la misère des pauvres en disposant en leur faveur du superflu des riches y était hautement avouée et servait d’appui pour attirer et retenir la confiance des masses populaires. Il n’en fallait pas davantage pour qu’un républicain parût aux yeux de tous un homme qui en voulait non au trône, mais au repos domestique et aux intérêts privés de toutes les familles.

La tâche que Carrel s’imposait en acceptant ce nom suspect était donc ardue et complexe. Il fallait d’une part réhabiliter la république, lui faire reprendre au nombre des institutions régulières et dans l’estime des honnêtes gens la place qu’elle avait tenue dans les écrits de tous les publicistes de l’antiquité et du moyen âge, et que la terreur lui avait ôtée. Il fallait rompre la solidarité sanglante établie entre la république, l’échafaud et les assignats. Il fallait persuader aux Français que le jour où ils se coucheraient en république, ils pourraient encore dormir dans leur lit, qu’un républicain pouvait vivre, vendre, acheter, jouir même au besoin tout comme un autre; mais en rassurant ainsi les intérêts et les scrupules, on devait pourtant prendre garde de trop refroidir les espérances révolutionnaires. C’eût été se priver d’une force immense que d’enlever à l’idéal républicain ce prestige de l’inconnu, cet attrait mélangé de convoitise et de chimère qui s’attache au seul nom d’un grand changement social, et qui, miroitant aux yeux de la foule, entraîne le concours de tout ce qu’il y a d’ardent, de rêveur, de mécontent, de souffrant dans une société. Il fallait donc tracer le portrait d’une république qui n’effarouchât pas les gens timides et qui pût partout exalter les têtes ardentes. Il fallait lui prêter un langage qui séduisît les électeurs censitaires sans cesser d’avoir pour écho tous les gémissemens de la misère et tous les grondemens de l’insurrection.

Comment Carrel suffit pendant quatre années aux exigences contradictoires de ce double rôle, avec quel mélange d’énergie et d’adresse, avec quelle audace tempérée par quelle réserve, c’est ce qu’on ne saura jamais bien qu’en bravant la monotonie fastidieuse des répétitions, pour étudier de près dans la publication de M. Littré la série de ses polémiques. Si peu de sympathie qu’on éprouve pour le but même qu’il poursuivait, si peu disposé qu’on puisse être à souscrire à l’injustice souvent révoltante de ses appréciations sur les hommes publics, il est impossible de ne pas prendre un plaisir d’artiste à le voir marcher d’un pas si ferme sur la crête d’un chemin si glissant. Les ressources qu’il déploie pour faire prendre successivement à sa république et à lui-même une face conservatrice et une face révolutionnaire, sans se laisser pourtant jamais prendre en flagrant délit changeant de costume, sont infinies et inépuisables. Ses argumens varient sans se contredire avec une élasticité merveilleuse, suivant qu’il répond aux scrupules de la bourgeoisie, qu’il veut rassurer et convertir, ou à l’ardeur du parti républicain, qu’il veut contenter et contenir. Il est par exemple d’une malice impayable quand il entreprend de persuader aux Français que non-seulement ils peuvent devenir républicains, mais qu’ils le sont déjà, qu’ils en ont toute l’étoffe, et que par conséquent la république ne leur demande de rien changer à leurs habitudes. Rien n’est plus plaisant et par certain côté plus juste que sa division des Français en républicains d’opinion, qui ont conscience de ce qu’ils veulent, républicains de sentimens, qui tiennent au nom de la monarchie en la dépouillant de tout ce qui l’appuie et de tout ce qui l’honore, et républicains de fait, qui, à force d’avoir servi tant de monarchies différentes, ne peuvent plus croire à aucune, et prouvent le cas qu’ils font de leur idole par la rapidité même avec laquelle ils la brisent et la remplacent. La Bruyère ne désavouerait pas les portraits piquans que chacune de ces distinctions lui suggère, et dont tout lecteur croit avoir connu l’original. Il faut admirer aussi l’art avec lequel il tempère l’attaque la plus virulente, de manière à ménager les points sensibles chers aux intérêts conservateurs de tous les gouvernemens et de tous les partis. On dirait un chirurgien consommé qui sait exactement jusqu’où son couteau peut mordre dans les chairs sans causer au patient une de ces convulsions de douleur qui lui font repousser l’opérateur et l’instrument. Avec les impatiens de son nouveau parti, avec ceux qui en veulent moins au trône qu’à la société et demandent à la république d’établir le paradis sur la terre, il soutient du même ton une gageure d’une autre espèce. Il n’y a point d’effort qu’il ne fasse pour persuader à ceux-ci qu’un simple changement dans le pouvoir exécutif (la substitution d’un président électif à un roi héréditaire) doit suffire à lui seul pour opérer toute une révolution économique. La suppression de la liste civile, la réduction des traitemens de quelques gros fonctionnaires, quelques mesures de liberté commerciale, quelques remaniemens d’impôts, il n’en faudra pas davantage pour que la république calme par enchantement ce qu’il y a d’aigu dans la misère des classes souffrantes. Ainsi la république ne changera rien, et pourtant elle changera tout : les uns n’ont rien à en craindre, et les autres peuvent tout s’en promettre.

Mais ce qui est plus digne de remarque encore que ces tours d’artifice un peu subtils, c’est l’accent généreux et sincèrement libéral qui anime toute la polémique de Carrel. C’est par là, c’est par un goût cordial et un respect véritable pour la liberté que Carrel était vraiment novateur et s’écartait des habitudes de la doctrine républicaine. La république, on le sait en effet, n’avait jamais mis parmi nous la liberté en première ligne de ses préoccupations : sans lui refuser un culte nominal, elle lui faisait toujours prendre le pas derrière d’autres divinités plus exigeantes, derrière l’égalité d’abord, première passion d’un peuple démocratique, et ensuite derrière cette puissance mystérieuse et fatale qui habite sur des ruines et se nourrit de sacrifices humains, et qu’on appelle d’un nom vague, mais clairement commenté par les faits, la révolution. C’est au nom de la révolution et par l’organe de ses comités de salut public que la liberté avait reçu dans ses prérogatives essentielles, dans les droits d’être, de penser, de parler, de posséder, de se mouvoir, les plus mortelles blessures qui l’aient jamais atteinte. Il était de règle, il l’est encore malheureusement dans trop de cénacles républicains, que, dès que ce qu’on nomme la révolution est en cause ou seulement prend peur, elle a le droit de commander à la liberté de se voiler et de se taire. Carrel avait trop de préjugés à dissiper dans son propre esprit et à ménager dans son langage pour rompre complètement en visière avec cette tradition funeste; mais l’esprit général et comme le souffle de toute sa discussion attestait une inspiration différente. Sa république ne se présentait pas armée de bâillons et de menottes, de lois d’exception et de lois des suspects : elle appelait au contraire et bravait la contradiction; on voyait qu’elle n’avait pas eu son berceau placé entre la place de Grève et la Conciergerie; elle aspirait à humer l’air libre qui a fécondé les vastes solitudes du Nouveau-Monde. Assez peu sensible, on le voyait, aux bienfaits tant célébrés pourtant par ses amis de la centralisation administrative, il ne craignait point de demander sans relâche de vastes libertés communales, et le gouvernement du pays par lui-même à tous les degrés. Enfin, bien qu’obligé par le credo de son parti à poursuivre la souveraineté du peuple absolue comme but et l’extension illimitée du droit de suffrage comme moyen, il réservait avec soin et même avec une sorte de jalousie la liberté légitime de l’individu contre le despotisme anonyme et collectif de la foule. Il se sentait trop libre, trop fort, et, tranchons le mot, trop supérieur, pour se résigner à être jamais absorbé et confondu dans la masse. Toutes ces thèses diverses, soutenues avec persévérance et avec un talent croissant, entrecoupées par une intervention animée dans la politique quotidienne des chambres, relevées par des procès, des plaidoyers, par mille incidens dramatiques, honorées enfin par une loyauté constante, eurent bientôt fait de Carrel l’homme le plus important de la presse parisienne, et élevèrent même sa situation au-dessus de celle qui appartient ordinairement à un directeur de journal. Pour la première fois depuis le 18 brumaire, on se reprenait à estimer la république dans sa personne. Réussit-il cependant à créer autour de lui un parti républicain à sa guise et à en être le représentant véritable ? Le contraire apparaît très évidemment, même dans le tableau que nous présentent ceux de ses amis qui subirent le plus directement son influence. Au fond, Carrel, après avoir pris le change lui-même, cherchait à le donner à son tour. Un fonds de sophisme perçait dans son argumentation, une dissonance insensible sur chaque motif isolé, mais perçue dans l’ensemble par l’oreille la moins exercée. La république ne pouvait être à la fois si innocente et si efficace qu’il la peignait : avec ses deux chambres, son chef unique, son sénat propriétaire, la république américaine de Carrel ressemblait trop à une monarchie, et surtout à une monarchie créée la veille, pour que personne, satisfait ou mécontent du présent, se donnât la peine de lever le doigt pour changer. Ceux qui avaient quelque chose à perdre n’étaient nullement disposés à le risquer uniquement pour le plaisir d’avoir un chef rééligible à la place de celui qu’on venait d’élire, et quant à tous ces appétits faméliques qui se groupent autour d’une révolution en espérance, douze millions de liste civile n’étaient pas, quoi qu’on fît, une pâture suffisante à leur promettre. L’argumentation à double face de Carrel ne satisfaisait donc complètement personne et renvoyait tout le monde à vide : elle réfutait des objections plutôt qu’elle ne faisait naître des convictions, elle embarrassait des adversaires plutôt qu’elle n’enthousiasmait des amis.

Disons tout, les révélations de M. Littré nous font connaître que Carrel, estimé, apprécié, dont personne ne mettait la parole en doute et ne méconnaissait les services, n’inspirait pourtant pas de confiance à son parti; on le surveillait, on le chicanait, on le tenait en bride et en suspicion. C’est que (chose étrange) la loyauté seule ne fait pas naître la confiance dans les partis, c’est la sympathie surtout qui la produit. Les hommes ne s’abandonnent tout à fait qu’à ceux qui leur ressemblent. Il est des différences de nature qu’ils devinent très rapidement, par un instinct délicat, on dirait presque par un odorat subtil, et qui l’emportent sur toutes les communautés d’intérêt et d’opinion. Carrel, jeté dans le parti populaire, était l’homme le moins populaire du monde. Rien dans sa personne qui sentît le peuple, rien par conséquent qui l’attirât : des sentimens durables et comprimés, dans sa conduite plus de tenue que d’élan, dans son ambition plus d’orgueil que de vanité, dans ses haines plus de fiel que d’emportement, dans sa parole plus de nerf que de flamme, en un mot tout un ensemble de qualités bonnes et mauvaises, mais toujours fines et profondes, qu’est-ce que cela avait de commun avec le peuple, chez qui tout, bien ou mal, est toujours porté violemment à la surface? Carrel n’était pas un tribun, dit M. Littré. Je le crois sans peine. Un tribun parle à la foule, il en a le langage et l’accent, et par moment, quand sa voix gronde et quand sa poitrine se soulève, on ne sait si c’est lui qui parle ou elle qui répond. En lisant certaines harangues de Mirabeau ou d’O’Connell, qui ne se sent en pleine place publique? qui ne croit se sentir soulevé par les ondulations de la multitude ou assourdi par ses rugissemens? On n’a point de telles illusions en lisant les polémiques savantes d’Armand Carrel. La seule image qu’elles présentent à l’esprit est celle d’une lampe nocturne brûlant dans un cabinet. Rien même qu’à regarder le portrait très agréable qu’on nous présente en tête du second volume de cette collection, on ne s’imagine pas quel effet aurait produit à distance, sur une foule assemblée, cette figure fine, cette poitrine serrée d’où ne pouvaient sortir que de faibles sons, ces yeux voilés qui ne devaient laisser échapper que les étincelles d’un feu discret; on ne se figure pas Carrel monté sur une borne, dans la rue, pour haranguer une émeute.

Ce n’étaient pas seulement les dons ou, comme on dit au théâtre, les moyens de l’orateur populaire qui lui manquaient, c’était aussi l’âme et les entrailles. Depuis le tribun romain dépouillant la poitrine du vieux soldat poursuivi pour dettes pour en compter les blessures en plein Forum, la grande corde de l’éloquence populaire a toujours été une compassion ardente, et au besoin même un peu amère, pour les souffrances de l’indigent. La misère, c’est l’inépuisable ressource, le plus fécond des lieux oratoires pour un tacticien démocratique. C’est ce spectre livide que la parole du tribun fait apparaître dans la splendeur des fêtes du riche, et qui vient à sa voix secouer en sursaut le sommeil des heureux de ce monde. Réveiller ainsi par un terrible memento l’enivrement ou l’indifférence des sociétés florissantes, faire arriver le cri du pauvre aux oreilles qu’assourdit le bruit des affaires ou des plaisirs, c’est le métier, c’est le triomphe, je dis plus, c’est le devoir d’une opposition démocratique. C’est là son utilité sociale et son rôle dans un pays libre. Mais pour le remplir avec succès, pour être l’organe de la misère, et lui faire tenir sa place dans le concert des voix d’une grande nation, la première condition, c’est de la connaître, et pour la connaître, sinon de l’avoir éprouvée soi-même, au moins de l’avoir vue de près, sondée à fond, d’avoir frémi à son aspect jusque dans la moelle de ses os, et de prendre à y attacher ses regards un sombre plaisir de curiosité et de sympathie. A dire le vrai, j’ai rarement rencontré dans les publications démocratiques françaises cette préoccupation sincère du sort des pauvres qui seule peut produire des peintures vives et pathétiques. Sous ce rapport, d’autres nations moins démocratiques dans leurs institutions ont, si j’ose parler ainsi, l’imagination plus populaire. Il est tel roman d’une femme pieuse ou d’un ministre dissident d’Angleterre qui fait mieux ressortir la misère dans sa réalité poignante que les pamphlets ampoulés écrits en France sur le sort des travailleurs. C’est qu’il nous est resté de nos habitudes d’éducation classique, et malgré de récentes débauches littéraires, un certain goût de noblesse constante dans les images; or la misère, la misère vraie, avec les faiblesses qu’elle engendre et qu’elle excuse, avec les souillures où elle croupit, est ce qu’il y a au fond de plus digne d’intérêt en ce monde, mais aussi ce qu’il y a de plus triste, de plus terne, de moins poétique dans la forme. La plaie que portent aux flancs nos cités populeuses n’est pas une noble blessure d’où coule un sang généreux, c’est un ulcère fétide que des haillons recouvrent. Nos tribuns sont presque tous trop bien élevés pour arrêter leurs yeux sur de tels spectacles. Carrel en particulier avait le goût bien trop délicat. Le moins romantique des hommes, il n’avait jamais compris le rôle qu’on voulait faire jouer au laid dans les arts : il portait cette pruderie d’imagination en politique. Aussi, lors même qu’il plaidait la cause du pauvre, on voyait qu’il n’avait guère vécu avec lui. Il trouvait de bons argumens, mais pas un trait pathétique. Toutes les notes sensibles de son rôle manquaient à sa voix. Il était d’ailleurs, j’en suis convaincu, généreux et désintéressé: il donnait volontiers, et ne cherchait pas à gagner; mais il lui arrivait pourtant (comme c’est le fait de beaucoup d’âmes romanesques), en méprisant l’argent, d’aimer sans le savoir tout ce que l’argent procure. Il aimait l’élégance et le raffinement en toutes choses, en fait de meubles, de vêtemens, de repas même, et tout ce luxe de bon goût, joint à une grande réserve de manières, répandait sur sa personne un parfum aristocratique qui tenait à distance ceux qu’attiraient ses opinions.

Le résultat de cette incompatibilité d’humeur entre lui et les masses populaires était naturel, bien que singulier. Constamment chargé de les défendre, il n’acquit jamais assez d’ascendant pour leur commander. Quand on n’a pas les passions d’un parti, on peut être son avocat, on n’est pas réellement son chef. Carrel paraissait aux républicains excellent pour plaider la cause de la république devant un jury bourgeois ou devant la chambre des pairs. On lui payait ses honoraires en considération et en renommée; mais le procès fini, et le plus souvent gagné, le client disposait de sa propriété sans consulter son défenseur. A toute minute, des résolutions prises sans son aveu, des incartades inattendues, une levée de boucliers dans la rue, une manifestation de principes trop compromettante dans la presse, venaient jeter le désordre dans les manœuvres les plus savantes de sa tactique. Carrel protestait, se fâchait, se désolait, maudissait les enfans perdus qui compromettaient tout par d’imprudentes sorties, puis le lendemain se mettait à l’œuvre avec une patience infatigable pour réparer les brèches du camp. Tout ce manège, tout ce ménage intérieur d’un parti indocile, dans lequel se consumait le repos de ses nuits et se dépensaient les plus riches facultés de son talent, n’a point attendu, pour paraître au jour, la confession sincère de M. Littré. Du vivant même de Carrel, une descente faite par la police dans les papiers du National amena la publication d’une lettre intime, dans laquelle, poussé à bout par d’injustes attaques, Carrel traitait cavalièrement d’imbéciles et de furieux les héros mêmes d’un grand procès pour lesquels il s’escrimait dans ses colonnes. Le public, introduit ainsi dans les coulisses, se divertit beaucoup d’une petite pièce qui servait d’intermède à un grand drame. Hélas! il avait tort de rire. Le spectacle d’un grand esprit se débattant contre de mesquines passions, sur un terrain qui lui manque sous les pieds, est fait pour affliger plutôt que pour divertir. Et c’était d’ailleurs un fâcheux signe des temps de voir que dans aucun parti aucun service ne trouvait grâce devant l’implacable ostracisme de l’envie, et que nul sacrifice ne pouvait racheter un homme du tort impardonnable d’avoir une raison qui gêne et un mérite qui offusque.

Ce qui n’est pas moins douloureux, c’est de suivre d’année en année les efforts impuissans de Carrel pour lutter contre le flot montant du socialisme et lui disputer pied à pied la langue de terre étroite où était plantée sa tente républicaine. A mesure que l’attente se prolonge en effet, que les années passent, que, la république tardant à venir, les têtes travaillent dans le vide, et que la soif allumée par de longues privations devient plus ardente et plus vive, les principes aussi se développent ou se dénaturent et étreignent dans leurs redoutables conséquences, non plus la monarchie seulement, mais la société. Il s’agit de moins en moins de détrôner un roi, et de plus en plus de déposséder toute une classe de citoyens. Le peuple qui murmure dans les associations secrètes ou qui gronde dans les ateliers réclame le pouvoir politique non plus comme un but suprême, mais comme un moyen rapide pour conquérir le bien-être. Devant ce mouvement nouveau des esprits qu’il cherche longtemps à se dissimuler à lui-même, Carrel est très visiblement contrarié et déconcerté. Il se sent à la fois supplanté et entraîné. Toutes les cordes qu’il savait toucher et qui vibraient si puissamment dans sa main, la guerre, les traités de 1815, la haine de l’ancien régime, la liberté de la presse, tout cela ne rend plus que de faibles sons. Ce sont d’autres mots dont la portée l’effraie, l’organisation du travail, l’association du capital et du salaire, qui ont maintenant seuls le secret d’aller aux cœurs populaires. Un vent qu’il ne connaissait pas s’est élevé et menace les digues posées, par la main des ouvriers de 89 : le pilote est désorienté. On lui propose à souscrire des formulaires très nettement socialistes : il ne retrouve pour y répondre ni sa hauteur dédaigneuse, ni même toute sa franchise accoutumée. Il déplace les questions, il contourne les principes, il étude les conclusions. Cet embarras est visible principalement dans un long document intitulé Dossier d’un Prévenu, et destiné à répondre à un manifeste de la Société des Droits de l’homme, qui débutait par cette maxime de Robespierre : « Le droit de posséder est essentiellement subordonné au droit d’exister. » Carrel admet cette prémisse, qui contient en germe le socialisme tout entier; mais il se rattrape sur les conséquences : à force de déductions subtiles en effet, il en fait sortir quoi? Une des plus solides réfutations de l’impôt progressif que nous ayons mémoire d’avoir lues. En vérité les jurisconsultes et les théologiens de Byzance n’étaient pas plus habiles à escamoter les idées, et Pascal n’a pas fait d’autre reproche à Escobar. Quand la dialectique a reçu de pareils tours de reins, c’est un instrument faussé qui ne peut plus servir. Aussi le socialisme allait son train sans s’inquiéter d’accepter ou d’admettre les interprétations adoucies que Carrel mettait à son service, et quand il avait fait un pas, sous peine de rester seul il fallait bien le suivre. A peine d’échouer sur le bord, il fallait dériver avec le fleuve. C’est ce que M. Littré appelle le progrès de Carrel dans l’intelligence des questions sociales. Je crains qu’il n’ait pas suffisamment distingué ce qui sépare les concessions des conversions, et la différence qu’il y a entre se laisser vaincre et se laisser convaincre.

Dans cette lutte intestine, Carrel était vaincu en effet, vaincu à toute heure et sur toutes choses, non-seulement sur les idées, mais sur les actes, non-seulement sur les principes de sa cause, mais sur les moyens de la servir. Par nature, par sentiment de sa propre excellence, il aimait la discussion, il la voulait libre, presque illimitée; mais s’il n’était pas d’humeur à souffrir qu’on la supprimât par autorité, il n’éprouvait aucune impatience d’appuyer ses argumens par la force. Bien que placé par ses opinions en dehors de la légalité politique, il était resté trop libéral pour ne pas aimer la loi, et surtout pour avoir goûta l’insurrection, qui n’est, quoi qu’on fasse, que de l’arbitraire pris à rebours. En outre, il avait pour ce mode expéditif de terminer les différends une déplaisance d’imagination toute particulière qui datait de ses beaux jours de l’Ecole militaire et de régiment. L’appendice inévitable de toute insurrection triomphante, l’humiliation de l’armée devant la rue et de l’uniforme devant la blouse, lui causait une répugnance invincible. Son cœur dans une telle lutte était, par un irrésistible mouvement du sang, du côté de l’armée. La sauvage poésie que plus d’une nature d’artiste a goûtée dans une capitale en révolte, le plaisir de briser tous les liens de la société, et de la recevoir tout entière dans ses bras, effrénée, éperdue, palpitante, l’odeur de la poudre, les cris de la foule, en un mot toutes ces fumées du vin capiteux de la sédition qui ont égaré tant de têtes le laissaient parfaitement insensible. La fusillade d’un feu de file et la vue de beaux bataillons marchant au pas le touchaient bien davantage; aussi déconseilla-t-il toujours à son parti de prendre les armes, ce qui n’empêchait pas que, sous ses yeux et contre son avis, son parti ne cessait d’y courir. On s’insurgea nombre de fois, et à chaque fois sa résistance, toujours exprimée, devenait plus faible. Il blâma tout haut dans son journal la première révolte, excusa la seconde, exalta la troisième. Hélas! un petit groupe d’insensés le força de défendre bien autre chose, et le dernier article qui clôt ses œuvres est consacré à soutenir sur la tombe d’Alibaud cette thèse étrange, adoptée depuis par toute l’Italie, que l’assassinat politique peut être un crime, mais n’est pas un déshonneur. Ce sont les dernières lignes qu’il ait tracées d’une main que la mort allait frapper, et si ses éditeurs nous avaient épargné ce contraste, personne ne les accuserait, j’en suis sûr, d’avoir outrepassé les droits de l’amitié.

Où se serait arrêtée sur la pente du socialisme et de la révolution extrême cette descente graduelle, mais rapide? On comprend maintenant pourquoi nous ne nous permettons pas de répondre à cette question. Assurément Carrel avait l’intention de marquer son temps d’arrêt quelque part : il se proposait même très nettement, une fois la république établie, de la purger de tout alliage trop révolutionnaire. « Nous avons, écrivait-il, une monarchie à renverser : nous la renverserons, et puis il faudra lutter contre d’autres ennemis. » On ne pouvait prévoir plus juste ni de plus loin le 24 juin derrière le 24 février; mais quinze années devaient s’écouler encore avant l’accomplissement de la prédiction, et chacune de ces années aurait apporté en s’écoulant quelques concessions de paroles et quelque engagement d’honneur de plus. Et dès que Carrel avait fait un, pas, que ce fût de gré ou de force, il ne reculait point. Sur quel terrain l’aurait trouvé la marée de 1848?

Un coup imprévu mit fin à ces incertitudes. Armand Carrel, blessé dans un duel contre M. Emile de Girardin, succomba à trente-six ans, le 24 juillet 1836. A la douleur de voir s’éteindre dans son plein éclat une brillante intelligence vint s’ajouter la sombre impression produite par une fin obscure et sanglante. Nul intérêt en apparence dans la cause même du combat, et à ce moment nulle renommée encore chez l’adversaire : une simple dispute de concurrence sur le prix de deux journaux. C’était peu pour le sacrifice d’une telle vie dans une telle jeunesse. Et cependant derrière ce débat insignifiant se cachait, à l’insu peut-être des deux combattans, une querelle plus importante. Destinés à demeurer l’un et l’autre les deux réputations les plus populaires de la presse parisienne, ils en représentaient deux types différens et comme deux faces opposées. Pour Carrel, la presse n’avait pas cessé d’être avant tout un instrument de parti destiné à marquer fortement une ligne politique bien tranchée. C’était un sapeur qui frayait la voie d’une armée et un héraut qui la ralliait après le combat. L’activité fiévreuse de son jeune adversaire l’avait mis sur la trace d’un usage de la publicité tout différent. Une presse qui, au lieu de s’attacher au point fixe d’aucune conviction bien définie, s’adresserait au contraire à cette partie flottante du public dont l’opinion dispose, la séduirait par l’appât de l’économie, la réveillerait par l’étrangeté des paradoxes, saurait deviner ses caprices et les devancer, tel était le rôle nouveau que le bouillonnement d’un esprit aventureux avait eu le mérite d’imaginer et se sentait capable de remplir. De ces deux manières d’envisager la presse, celle de Carrel était plus relevée sans doute, mais déjà peut-être un peu surannée. Elle supposait aux croyances une fermeté, aux partis une consistance qu’ils ne peuvent guère prendre sur un sol comme le nôtre, tant de fois remué et rasé. Le novateur avait un sentiment plus juste de la mobilité ondoyante du flot démocratique. La presse de Carrel d’ailleurs, austère et un peu chagrine, ne sortait guère du cercle étroit des passions et des idées morales. L’autre presse, plus avenante et d’un esprit plus ouvert, devait comprendre plus aisément la place que les intérêts matériels tiennent dans la vie et dans le progrès des sociétés modernes. Tandis que l’une restait au pied de la tribune, l’autre ne devait pas faire difficulté d’entrer à la Bourse. Ainsi, dans le champ clos de Saint-Mandé, celui des deux champions qui comprenait sous son jour non pas le plus beau, mais le plus vrai, l’avenir de la démocratie nouvelle n’était pas le plus républicain. Il faut ajouter pourtant, pour compléter la bizarrerie du rapprochement, que ce n’était pas celui qui devait contribuer le moins efficacement à l’avènement de la république.


II.

On a vu ce qu’était Carrel : un libéral de nature, un républicain de circonstance, plus en sympathie sur bien des points avec le parti qu’il combattait qu’avec celui qu’il avait adopté. Cette situation, fausse en soi, qui diminuait son autorité, prête pourtant à ses écrits un genre d’intérêt particulier. D’ordinaire en effet les chefs de parti politique, engagés dans la vivacité de la lutte, parlent plus à leurs soldats pour les animer qu’à leurs adversaires pour les convertir. Sous l’empire d’une conviction très forte qui les pousse en avant vers leur but, ils ne perdent pas beaucoup de temps à lever des scrupules ou à réfuter des objections; ils ne discutent pas leurs idées, ils les imposent. Une partie de leur force vient précisément de ce qu’ils ne soupçonnent pas que, sans quelque faiblesse de cœur ou d’esprit, on puisse penser autrement qu’eux. De là aussi peu de profit que d’agrément à tirer de leurs écrits pour ceux que n’enflamme pas le même zèle. A côté d’eux, on se sent méprisé si on doute, et malmené si on réplique. Les écrits de Carrel au contraire ne sont qu’une discussion constante. Averti par ses propres incertitudes de la crainte vague que l’étiquette de son parti inspirait à l’auditoire qu’il voulait convaincre, connaissant, pour s’y être longtemps arrêté lui-même, les difficultés qui pouvaient empêcher son idéal républicain de passer à la pratique, c’est à dissiper tous ces nuages qu’il s’applique sans relâche. Il répond à toutes les objections qu’on peut lui faire, disons mieux, à celles qu’il se fait à lui-même, et ce sont ces réponses qu’il est curieux de comparer avec celles que les événemens nous ont faites. A chaque page qu’on lit, à chaque question qui se présente, on s’arrête pour se demander : Si cet esprit, après tout clairvoyant et sincère, était rappelé aujourd’hui sur la scène, qu’est-ce que lui auraient appris les grands coups de théâtre dont nous avons été les témoins ? Que penserait-il aujourd’hui lui-même de la valeur de ses argumens, du résultat de ses efforts, du fondement de ses craintes ou de ses espérances ?

Chose singulière, et qui frappe d’abord dans cet examen, le point sur lequel les événemens ont jeté le moins de lumière, c’est celui qui était ou du moins qui paraissait le principal il y a vingt ans. Entre la république et la monarchie, la fortune s’est prononcée à deux intervalles si rapprochés et dans des sens si contraires, que si on n’avait que son jugement pour se décider, on courrait risque en vérité de rester dans l’incertitude. Elle semble s’être proposé le but malicieux de donner tour à tour raison et tort à tout le monde. Il y avait à l’établissement d’une république en France des difficultés pressenties par l’instinct populaire et déduites dès longtemps par la raison, et c’est précisément contre ces écueils marqués d’avance sur toutes les cartes que la république est venue solennellement échouer. Mais Carrel dénonçait dans la monarchie qu’il combattait, et même dans toute monarchie possible en France, des faiblesses très réelles et qui en rendaient l’établissement très précaire parmi nous, et il faut convenir que c’est aussi par ces côtés faibles que la monarchie a péri.

« Vous ne fonderez point la république en France, disait-on à Armand Carrel. La France n’est pas républicaine ; ses goûts, ses pensées, ses souvenirs, ses sentimens, toute sa constitution sociale en un mot repousse le pouvoir collectif et appelle le gouvernement d’un seul. C’est à l’ombre d’un trône qu’elle a grandi, vécu, vieilli ; son magnifique développement social n’est qu’une plante grimpante dont la fécondité enlace un seul tronc par mille anneaux. Otez le tuteur, toute cette végétation luxuriante va languir et sécher. La France vit d’une centralisation forte, d’une armée de trois cent mille hommes, d’une capitale d’un million d’âmes, d’un pouvoir exécutif debout au centre, mais rayonnant partout, et toujours à l’œuvre. Que fera votre république d’un tel pouvoir ? Si elle le divise, elle l’annule, et la société s’affaisse avec lui ! Si elle le concentre, ce sera sur la tête d’un homme illustré par ses talens, ou désigné par la faveur populaire. Un tel homme, porté par le génie, ou par la popularité qui supplée au génie, fort d’un suffrage à qui rien ne résiste, s’élèvera comme une menace constante pour la république elle-même, qui courra grand risque de périr de la main de son premier enfant. Ainsi ont fini toutes les brillantes démocraties de ce monde, Athènes et Florence. Seulement, avec une puissance plus concentrée, des habitudes monarchiques et des soldats aguerris, vous aure2 des Pisistiate et des Médicis plus tôt, et à meilleur marché. » Il ne semble pas que la prévision ait été trompée, ni que la république ait trouvé en 1848 le secret, vainement cherché par ses devancières, d’inspirer la piété filiale aux nourrissons engraissés du lait de ses mamelles.

A cet exemple saisissant, Carrel, très entêté de sa nature, trouverait encore pourtant quelque réponse à faire. Il tirerait de nos faiblesses mêmes, sinon de quoi nous convaincre, au moins de quoi nous embarrasser et nous mettre plaisamment en contradiction avec nous-mêmes. Il dirait, avec plus de malice encore et plus de raison qu’il y a vingt ans, qu’une nation n’est pas monarchique parce qu’elle passe son temps à couronner et à détrôner des souverains, que changer si souvent le chef de l’état, c’est faire par la force ce que la république fait par loi; c’est être républicain de fait, sinon d’apparence, républicain moins la dignité et la liberté. Il raillerait avec une satire plus mordante tous ces gens qui se croient monarchiques parce qu’ils ne peuvent pas se passer d’un maître et d’une livrée, absolument comme des mauvais sujets qui se diraient bons maris parce qu’ils ne peuvent se passer d’être en ménage, comme si le sentiment monarchique n’était pas jaloux de sa nature tout aussi bien que le sentiment conjugal, et ne comptait pas au nombre des devoirs qu’il impose la fidélité, et en certain cas l’abstinence! Il ajouterait enfin, raisonnant ici très justement, que l’essence de la monarchie réside dans l’irresponsabilité de la personne royale, parce que, l’humanité étant faillible, on ne peut accorder à un homme un pouvoir inamovible qu’en s’engageant à ne pas lui demander compte de ses fautes. Or l’exemple de Louis XVI, de Napoléon, de Charles X et de Louis-Philippe, tous appréhendés au corps pour des crimes réels ou imaginaires, prouve que l’irresponsabilité royale, quand elle ne s’appuie plus sur le prestige populaire, est une fiction difficilement respectée par la vivacité française.

Tout cela sans doute ne fera pas que la France devienne républicaine; mais c’est assez pour expliquer pourquoi chacun est resté dans sa conviction, et pourquoi la France se trouve encore aujourd’hui divisée, comme avant 1848, en deux parts très inégales, formées l’une d’un petit nombre de républicains, l’autre d’une immense majorité de royalistes inconséquens. Bien plus, la constitution qui nous régit semble avoir pris acte de ces inconséquences pour les consacrer par la loi, car, en rétablissant le pouvoir monarchique, elle n’a point supprimé celui de ses articles qui déclare le chef de l’état responsable devant le peuple français[5]. Elle ne nous dit pas, à la vérité, comment cette responsabilité s’exerce, ni surtout comment elle s’accorde avec l’essence de la monarchie, et sans doute elle a raison. De telles contradictions du caractère national ne se concilient point par des articles de loi; c’est la force des choses qui les dénoue : Fata viam invenient.

Une autre question que les événemens ont fait grandir, — transformée, mais non résolue, — c’est celle-là même qui minait lentement le crédit de Carrel dans son parti, et qui troubla le sommeil de ses dernières nuits. Le socialisme, naissant en 1836, a depuis tenu la grande place dans la révolution de 1848. Pendant trois longues années, c’est lui presque seul qui s’est battu par la plume ; par la parole ou par les armes; il a noirci bien du papier et fait verser bien du sang. Vaincu, mais non écrasé dans cette lutte, il n’en est point sorti tel qu’il y était entré, ni tel qu’il apparut de très bonne heure à l’imagination alarmée d’Armand Carrel. Le socialisme est un phénomène complexe, mélangé de passions et de systèmes : passions anciennes comme le monde, systèmes nouveaux, ou du moins renouvelés. Ce n’est pas d’hier que l’inégale distribution des richesses, ce problème devant lequel le philosophe hésite et le chrétien s’incline, allume les ressentimens du pauvre et trouble le repos des cités. Du contact du luxe et de la misère, une flamme incendiaire a jailli de tout temps. De tout temps aussi, des rêveurs généreux ont bâti dans les airs l’édifice de sociétés imaginaires; mais presque jamais avant notre âge il ne s’était opéré d’alliance entre les systèmes des réformateurs et les passions soulevées de la multitude. Platon, Fénelon, Thomas Morus, n’ont jamais été chefs de faction; le nom de Salente ou d’Utopie n’a été inscrit sur aucun étendard d’insurrection. Ce qui a fait la force redoutable du socialisme de nos jours, c’est une forme intellectuelle et savante donnée aux éternelles convoitises du cœur humain; c’est par là qu’il a séduit de nobles cœurs et rangé sous son drapeau d’honnêtes infortunes. Quand une illusion sincère se mêle à des appétits violens, c’est un ferment qui fait lever toute la pâte. Carrel avait donc raison de redouter dans le socialisme une théorie ardente et armée.

C’est ce caractère que lui a enlevé la grande épreuve de 1848. Ce serait se flatter beaucoup d’imaginer que les passions socialistes aient cessé de souffler parmi nous parce qu’elles n’ébranlent plus les échos; elles ont reçu du vent des révolutions une trop forte impulsion pour ne pas gronder longtemps sous la main qui les comprime : 1848 a été pour les masses populaires une illusion noyée dans le sang. Jamais espoir plus inattendu ne fut suivi de plus cruelle déception. De cette fièvre d’espérances et de l’inflammation de cette blessure est restée une soif ardente qui ne saurait s’apaiser en un jour. Il y faut le temps; ce n’est pas assez : il y faut le traitement le plus délicat et le plus tendre, l’intelligence de toutes les souffrances réelles et la recherche de tous les progrès possibles. En revanche, si les passions durent encore, ardentes bien que silencieuses, la plupart des systèmes ont péri. Je prie qu’on me dise où en sont aujourd’hui l’organisation du travail de M. Louis Blanc, le phalanstère de M. Considérant, le crédit gratuit de M. Proudhon, et l’Icarie de M. Cabet ! Je ne doute pas que chacune de ces spéculations ne soit encore pieusement nourrie par son auteur ou ne reçoive l’encens discret de quelques disciples ; mais on m’avouera qu’elles font beaucoup moins de bruit dans le monde qu’il y a dix ans, et se produisent avec moins de confiance d’être bien venues. Il semble même reçu parmi les écrivains qui avoisinent le plus les doctrines sociales de ne plus s’expliquer jamais d’une façon nette sur le genre de régénération qu’ils espèrent pour le monde, et de glisser à la faveur d’une obscurité mystique dans la main du raisonneur indiscret qui voudrait les serrer de trop près. Toujours aussi disposé à courir aux armes, le socialisme aujourd’hui paraît beaucoup moins pressé de discuter.

Trois années de patiens, de lumineux débats à la tribune et dans la presse, nous ont valu cet avantage. Il est, à mon sens, plus grand et doit inspirer plus de confiance pour l’avenir que la victoire momentanée des canons sur les barricades. Je fais cas de la force, cet auxiliaire indispensable du droit, dont elle a le tort pourtant d’aimer à se passer trop souvent ; mais à la longue c’est l’intelligence qui gouverne le monde, et surtout qui termine les questions. Un système qui a renoncé à convaincre ne pourra pas longtemps combattre, et je place mon espérance pour la société dans la réfutation des théories plutôt que dans la déportation des théoriciens.

Si ces progrès peuvent paraître insuffisans pour le prix qu’ils nous ont coûté, il semble que nous ayons fait bien moins de chemin encore sur ces questions de politique étrangère et d’influence nationale si vivement agitées en 1831, et qui contribuèrent si puissamment à précipiter Armand Carrel dans le parti républicain. Les traités de 1815 subsistent encore, au moins au moment où j’écris, et la France ne semble pas songer à sortir de ses limites. La carte de l’Europe demeure comme elle fut tracée à Vienne par la plume de M. de Metternich. Rien n’est changé dans l’apparence extérieure des faits. J’ose dire pourtant que c’est sur ce point que s’est faite la plus pleine lumière. Le temps, par un irrévocable arrêt, a donné cause gagnée à cette politique pacifique qui fut le cauchemar d’Armand Carrel, et qui s’incarna pour lui non-seulement dans la personne royale, mais dans l’institution monarchique.

Lorsque Carrel demandait en effet à la France de 1830 de se lever brusquement pour exiger réparation des désastres de 1815, il n’oubliait qu’une seule chose, c’est qu’un événement comme Waterloo n’est point un effet sans cause. Une nation comme la France ne tombe point dans un tel abîme par un caprice de la fortune ou par la fraude de quelques traîtres. Il y avait en 1815 toutes les trahisons qui suivent, mais aucune de celles qui causent les grands revers, et quant à la fortune que nous lassions depuis si longtemps de nos exigences, bien loin de nous traiter sévèrement, elle s’était montrée pour nous d’une bienveillance longanime. A dire le vrai, la France avait succombé devant deux ordres de passions conjurées qu’une insigne folie avait provoquées à la fois. Une politique insensée, un enivrement inouï d’orgueil, de génie et de puissance, avaient réussi à tourner à la fois contre nous et tous les préjugés monarchiques de la vieille Europe et tous les ressentimens patriotiques des peuples. L’empire succédant à la république avait, par ses victoires mêmes, doublé le nombre de nos ennemis : à tous ceux qu’inquiétait déjà la contagion de nos principes, il avait donné pour alliés tous ceux qu’indisposait l’oppression de nos conquêtes. Nous étions déjà mal vus des rois, il nous avait fait haïr des peuples, et ainsi s’était dressée sur le Rhin par le souffle d’une même haine cette étrange coalition, où figuraient côte à côte toutes les vieilles rancunes et toutes les nouvelles aspirations du monde, les seigneurs féodaux, les Cosaques et les étudians d’universités, et que venaient seconder de l’autre côté des Pyrénées de vieux capucins aidés de jeunes philosophes et des disciples d’Aranda mêlés à des conseillers d’inquisition.

Un cri, un geste, une menace de la France en 1830 aurait fait sortir du sol à l’instant et mis sur pied toute cette armée à peine débandée, dont tous les cadres subsistaient encore. Bien qu’un peu divisées par la victoire et déjà mécontentes l’une de l’autre, l’Europe monarchique et l’Europe populaire mettaient encore en commun le souvenir de leur injure et l’orgueil de leur vengeance : l’une offrait les mêmes généraux, l’autre était prête à fournir les mêmes contingens. Carrel flattait la France quand il lui faisait croire, sur la foi de quelques brouillons isolés, qu’au seul aspect de son drapeau paraissant sur les rives du Rhin, un tressaillement de liberté soulèverait partout le sol. Non, ces nobles couleurs, traînées sur trop de champs de bataille, avaient perdu leur éclat : le sang, la neige, la flamme, en avaient effacé la devise. L’empreinte de l’oppression était partout trop fraîche encore : au foyer de chaque famille, les places vides n’étaient pas remplies, les armes suspendues n’étaient pas rouillées; avant de songer à venger l’empire, il fallait laisser aux peuples le temps de l’oublier.

Dix-huit années de politique modérée ont à peine suffi pour effacer cette trace sanglante, et pendant ces dix-huit années toutes les nations de l’Europe, cessant de se raidir et de se mettre en garde. se sont reprises de goût pour nos mœurs, pour nos principes, pour nous-mêmes. Du moment où l’Europe n’a plus eu la France à combattre, elle s’est remise, par une vieille habitude, à l’aimer et à l’imiter. A la faveur de la paix, aussi bien qu’à l’exemple de la France, une classe moyenne s’est partout élevée, laborieuse et modeste, mais aspirant à prendre dans les conseils de chaque état la place laissée vacante par le déclin des aristocraties vieillissantes. Un souffle venu de Paris n’a cessé de seconder cette marche ascendante. C’est l’essor de notre industrie, enfantée par la liberté, c’est le mouvement d’une pensée libérale, propagée par notre tribune, qui ont partout en Europe aidé une race nouvelle d’hommes d’état à gravir, sur les ruines des vieilles distinctions sociales, les degrés du pouvoir politique. Ainsi la France, sans sortir de son repos, par l’insensible et pacifique contagion de ses exemples et de ses idées, a vu croître, dans chaque nation, le nombre et l’influence de ses imitateurs prêts à devenir ses alliés; puis un jour, quand une provocation nouvelle est tombée du trône même du tsar qui avait dicté des lois à Paris, personne en Europe ne s’est trouvé pour servir de second à l’héritier d’Alexandre. Tout le monde au contraire a aidé la France à relever le gant. La coalition monarchique avait péri de vieillesse; la coalition des peuples s’était dissoute dans la sympathie des principes et la communauté des intérêts.

On aurait bien surpris Armand Carre! en lui annonçant que la paix, par sa propre force et la seule vertu de sa durée, devait enfanter de tels résultats. D’autres pourtant, et ceux-là mêmes qu’il combattait, portaient leurs regards assez loin pour discerner à l’horizon ces perspectives de l’avenir. Dès 1833, au moment même où le National s’escrimait le plus vivement et faisait blanc de son épée sur le Rhin, la Baltique et la Mer-Noire, un ministre des affaires étrangères associé à la politique que la France avait confiée à la sagesse du roi, interrogé par ses agens sur les difficultés naissantes qui déjà grondaient à l’orient de l’Europe, leur répondait ces paroles prophétiques : « L’essentiel ici est de gagner du temps, car si en Orient la force est pour la Russie, en Europe le flot coule pour la France. » Il a si bien coulé en effet, qu’un jour, débordant sur le Bosphore, un remous irrésistible est venu porter nos escadres jusqu’au pied des murs de Sébastopol.

C’était là ce que Carrel appelait une politique égoïste, empreinte d’un étroit esprit de famille, — si égoïste et si dynastique en vérité, qu’elle n’a triomphé que sur le tombeau du prince et après la ruine de sa race! Il avait raison pourtant, plus et autrement qu’il ne croyait. Il avait raison de penser qu’une politique qui demandait pour se développer du temps et de la patience était monarchique de sa nature, et ne pouvait s’accommoder de la précipitation républicaine. Les politiques à longue vue ne peuvent convenir aux pouvoirs à courtes échéances. Pour dominer l’avenir, il faut avant tout n’être pas pressé de l’escompter au profit d’une popularité présente. C’est la triste condition d’un chef de république de dépendre de l’opinion qui l’a élevé, et de ne pouvoir gouverner un jour sans la courtiser. Du haut d’un poste immobile, un roi est plus à son aise pour prévoir et attendre. Oui, sans doute, le roi Louis-Philippe, en maintenant de toute l’énergie de sa volonté la politique de la paix, songeait, en même temps qu’au bien de la France, à l’affermissement de son règne et à l’établissement de sa famille; mais c’est précisément l’excellence du principe monarchique de donner à l’exercice du pouvoir suprême quelque chose de cette perspicacité prudente qu’inspire le sentiment paternel. C’est sa vertu même de fondre si bien l’un dans l’autre l’intérêt d’un état et celui d’une famille, que le souverain et le père n’ont jamais de vœux différens à former, ni de but opposé à poursuivre. Quand de tels liens de solidarité existent entre une race et une nation, rien ne peut plus les rompre, ni le temps, ni l’exil. Les révolutions et les flots ont beau couler, rien ne peut empêcher les enfans proscrits de la grande famille d’applaudir de la rive étrangère aux fruits de la sagesse paternelle moissonnés par leurs frères d’armes.

Au dehors par conséquent et sur cette face de la politique qui regarde la frontière, j’ose le dire, c’est la monarchie qui a eu raison, et la république qui a eu tort, si bien que la république elle-même, pendant sa courte puissance, n’a pas cru pouvoir mieux faire que de suivre pas à pas les erremens de la diplomatie royale. En revanche, sur le point capital de la politique intérieure, c’est précisément le contraire qui est arrivé. La monarchie a engagé toute son existence pour maintenir dans les lois le principe de certaines restrictions apportées à l’exercice illimité des droits politiques. Ce principe a péri avec elle; mais, comme elle, il n’a pas revécu. C’est dans le principe opposé au contraire qu’un nouvel établissement royal est venu chercher appui et prendre naissance. Le suffrage universel, réclamé déjà par Carrel et proclamé par la république, demeure inscrit dans nos lois, et admis sans contestation à peu près par tous les partis. De tout ce qu’avait apporté le flux de 1848, c’est la seule chose que le reflux n’ait pas emportée. On doutait qu’il fût possible, il a marché; on doutait qu’il pût durer, il a survécu à toutes les institutions nées avec lui, et quoiqu’il soit bien jeune encore, l’enfant ne dépérit point.

Carrel ici, par conséquent, aurait pleine satisfaction, et pourtant je ne sais pourquoi j’imagine que son contentement ne serait pas sans mélange. Heureux sans doute d’avoir vaincu, je ne sais s’il aurait pour agréables tous les fruits de sa victoire. C’est que s’il n’y a sur le champ de bataille qu’une seule manière de vaincre, il y en a deux en politique, et la moindre des deux, c’est le succès matériel. Faire prévaloir ses principes dans les lois, c’est déjà quelque chose sans doute; mais ce n’est pas même la moitié du chemin : l’essentiel, c’est qu’une fois proclamés, ces principes répondent aux espérances de leurs amis et fassent mentir les craintes de leurs adversaires. Les grandes institutions politiques n’ont vraiment fait leurs preuves que quand elles ont fait taire par leurs bienfaits ceux qu’elles ont écrasés par leur puissance. Le suffrage universel a-t-il également satisfait à ces deux démonstrations? La seconde, de sa part, il faut l’avouer, aurait encore plus de valeur que la première, car, quand on a pour soi le grand nombre, il y a moins de mérite à être le plus fort qu’il n’y en aurait à être le plus sage.

Hâtons-nous de le dire : ici encore, si on s’en tenait à l’aspect extérieur et à la surface des faits, si on jugeait le suffrage universel en le regardant passer dans la rue, il aurait pleinement gagné son procès auprès de la raison comme auprès de la fortune. Son application répétée n’a produit dans nos cités aucune des scènes violentes que l’histoire nous avait appris à redouter de la multitude. Le peuple français a convaincu les plus incrédules qu’il pouvait descendre sur la place publique sans s’y enivrer ou s’y battre. Dans l’exercice d’un droit inespéré, il a déployé un calme inattendu. Mais la crainte des désordres populaires n’était ni la seule ni la plus pressante qui fît reculer les adversaires de Carrel devant l’extension illimitée du droit de suffrage. Des motifs plus sérieux les retenaient, ceux-là mêmes qui font hésiter encore aujourd’hui la noble Angleterre, bien que ses oreilles, faites au bruit de la tempête, ne s’effarouchent point des jeux bruyans de la liberté. Leur véritable crainte, c’était que le droit de suffrage accordé au hasard, prodigué à tout être humain, au seul titre de son existence, par le seul fait qu’il vit ou qu’il respire, ne laissât tomber le dépôt des libertés publiques en des mains peu soucieuses de le conserver et pressées de s’en défaire. Il importe ici, et grandement, pensaient-ils, de distinguer entre les bienfaits que la liberté donne et les devoirs qu’elle impose. Les bienfaits de la liberté, le droit de disposer de sa personne, de jouir de son travail, d’être respecté dans sa demeure et maître dans sa famille, c’est le patrimoine humain et comme la dot que Dieu a constituée à tout homme en l’envoyant en ce monde. Nul ne peut la lui ravir, et le despotisme qui la détient ou la dérobe est un état de vol permanent, contre lequel aucune prescription ne court. Aussi nombreux, aussi importans, mais plus complexes sont les devoirs de la liberté. Veiller à l’indépendance nationale contre la conquête, à l’indépendance intérieure contre l’usurpation, prendre soin de la grandeur et de la prospérité du pays, non-seulement défendre ses droits personnels, mais régler par la loi ceux d’autrui, c’est la tâche du citoyen, à laquelle participe quiconque, de près ou de loin, émet un vote politique. On appelle cela le droit, on a tort, c’est le devoir politique qu’il faut dire. Peut-on espérer que tout homme sans distinction et sans préparation en soit également capable, pauvre ou riche, enfant ou vieillard, ignorant ou instruit, laborieux ou fainéant, vagabond ou sédentaire? Et s’il arrivait par hasard que la société conviât à cette œuvre ceux qui n’auraient ni le loisir d’y travailler avec réflexion, ni l’intelligence assez faite pour en comprendre l’étendue, n’est-il pas à craindre qu’eux-mêmes ne prissent en dégoût un labeur ingrat et un pouvoir sans prix à leurs yeux? Ne chercheraient-ils pas quelque moyen de s’en acquitter tout ensemble et de s’en débarrasser une fois pour toutes? En général on tient peu en ce monde aux biens qu’on nous prodigue. Les hommes n’attachent de prix qu’à ce qu’ils ont peine à gagner ou chance de perdre. On sait ce qui arrive dans les pays aristocratiques à ces enfans gâtés de la fortune qui tiennent tout de leur naissance, et que la loi préserve de tous les coups du sort. Le suffrage universel est par excellence un grand seigneur qui s’est donné la peine de naître : sa première pensée pourrait bien être de chercher un intendant qui le décharge des soins de l’administration.

On ne peut nier qu’il n’y ait eu quelque vérité dans ce pressentiment, et que le suffrage universel n’ait montré chez nous beaucoup de penchant à constituer un procureur et à signer ensuite les blancs seings qu’on lui présente. Beaucoup de gens pensent que c’est à merveille, et qu’on réunit ainsi les avantages de l’intervention populaire et ceux de l’unité du pouvoir. Tout va bien en effet tant que la confiance est bien placée et pour ceux à qui le choix convient; mais ces optimistes oublient que les maîtres indolens sont assez généralement aussi des maîtres fantasques. Un propriétaire actif et qui fait ses affaires ne change ses agens qu’à bon escient, quand ils ont dévié ou démérité. Une contrariété ou un caprice suffit à un souverain fainéant pour disgracier ses favoris. Le suffrage universel, notre maître à tous, a fait, il est vrai, en rétablissant la monarchie, le ferme propos de ne céder jamais à aucun de ces retours d’humeur; mais, outre qu’on ne voit pas trop devant quel tribunal on le citerait s’il lui plaisait de manquer à ses engagemens, la loi lui réserve encore, dans l’élection des corps politiques, assez de moyens de se passer ses fantaisies aux dépens de la concorde intérieure et de l’harmonie des divers ressorts de l’état. Disons tout : la vraie, l’indispensable qualité politique, celle qui prépare tous les progrès et qui prévient tous les périls, c’est la vigilance; or vigilant, c’est précisément ce que le suffrage universel n’est pas. Veiller, c’est ce qui lui coûte le plus. Il a des léthargies profondes d’où il soit, par de brusques secousses. Quand il s’endort sur sa couche, il laisse tout échapper de ses mains; en se relevant en sursaut, il pourrait bien tout ébranler. Son sommeil est dangereux pour la liberté : c’est l’ordre que son réveil pourrait un jour mettre en péril.

Carrel lui-même ne pourrait donc se le dissimuler : si le suffrage universel a vaincu toutes les résistances, il n’a pas pour cela trompé toutes les craintes. Il lui a été plus facile d’emporter les obstacles qu’on lui opposait que d’éviter les écueils qu’on lui signalait. Ceux qui le combattaient de leurs efforts, comme ceux qui l’appelaient de leurs vœux, peuvent ainsi, chacun en certaine mesure, triompher de son résultat. Si les uns ont été meilleurs tacticiens, les autres en revanche furent meilleurs prophètes. Si les uns disent avec insolence : « Vous n’avez pas pu nous résister, et nous sommes vos maîtres! » les autres peuvent répondre avec une tristesse sardonique : « Maîtres tant qu’il vous plaira, mais singuliers maîtres qui n’ont pas su rester libres, et nous vous l’avions bien prédit! » Plaisir frivole, triomphe stérile des deux parts, et dont des âmes patriotiques ne peuvent se contenter longtemps ! La joie pessimiste d’avoir raison sur des ruines communes ne peut remplir des cœurs généreux. Des adversaires que des systèmes ont pu diviser, mais que réunit aujourd’hui un sentiment également vif et également inquiet d’indépendance et de dignité, ont, ce semble, quelque chose de mieux à faire que d’échanger entre eux des défis et des récriminations. Convenir ingénument, chacun pour son compte, de ses déceptions et chercher ensuite en commun quelque moyen de parer aux infirmités dont on souffre également, ce serait, nous le pensons, une conduite plus digne d’hommes sensés et plus conforme au bien général. Puisque la souveraineté populaire existe et qu’elle règne sans tempérament par l’organe du suffrage universel, il ne s’agit plus ni de la glorifier ni de la maudire. Le temps est passé de contester sa force et de discuter son principe : c’est à régler ses écarts qu’il faut prétendre. Il faut trouver quelque moyen de couper ses fièvres intermittentes et de soutenir ses défaillances inattendues. Tel est le problème que les révolutions nous ont posé, et qu’elles nous condamnent à résoudre.

La difficulté et l’embarras pèsent juste du même poids, il faut le dire, et sur ceux qui rêvent encore la république et sur ceux qui s’en tiennent à la monarchie; car, quel que soit l’édifice qu’on ait la prétention d’élever, il y a là une base commune et nécessaire à laquelle, si l’on ne veut toujours camper sous la tente, il faut enfin donner la consistance qui lui manque. Et non-seulement le problème est le même pour tous, mais j’incline à penser que tous doivent en chercher la solution dans les mêmes voies. Ce qui me porte à l’espérer, c’est que, malgré tant de dissentimens que je ne cherche point à dissimuler, j’ai cru plus d’une fois trouver le germe de cette solution dans quelques-unes des nobles inspirations d’Armand Carrel. C’est encore là un des fruits que j’ai tirés de cette lecture et que je recommande à l’appréciation du public. J’ai cru souvent y reconnaître comment, tout en restant fort différens sur des points capitaux d’organisation politique, d’bonnètes amis de la liberté et de la France pourraient encore, s’ils le voulaient, se rapprocher sur ce qui touche à la dignité individuelle et même aux conditions sociales du pays. Lorsque Carrel me développe ses plans de constitution républicaine, visiblement empruntés à l’Amérique, ces importations d’outre-mer, qui portent le cachet d’un autre monde, me laissent, je l’avoue, dans l’esprit une invincible défiance ; mais lorsque, laissant de côté cette mécanique constitutionnelle, il en vient à établir que la démocratie n’a dû sa paisible prospérité dans les États-Unis qu’à la forte éducation civique que la race anglo-saxonne sait donner à ses enfans, je me surprends à penser comme lui, et je connais, à la douleur que je ressens, que, tout en indiquant le véritable remède, il a mis le doigt sur notre véritable plaie.

Oui, qui que ce soit qui parle, il a raison celui qui soutient que, puisque nous avons imité l’Amérique dans le principe fondamental sur lequel reposent toutes ses institutions, il faut de toute nécessité l’imiter encore dans la manière dont elle apprend à ses citoyens à le manier. Il a raison celui qui soutient qu’une fois admis le principe de la souveraineté populaire, l’unique moyen de prévenir les contre-coups étranges auxquels cette souveraineté est sujette, ce n’est pas de la garrotter et de la restreindre, mais au contraire de façonner par une pratique constante, quotidienne et sérieuse, chaque membre du souverain collectif à l’exercice du droit dont il est revêtu. Pour l’Américain, la souveraineté n’est point une décoration vaine dont il se pare dans de rares solennités ; c’est une réalité qui pèse sur lui à toute heure de tout son poids. Dès qu’il a revêtu la robe virile, chacun de ses actes est un apprentissage du métier de souverain : il est souverain dans sa famille, où nulle loi ne s’ingère à lui dicter quelle éducation il doit donner à ses enfans, ni quel partage il doit faire entre eux de sa fortune. Il est souverain dans son village, dont il discute les intérêts, vote les impôts, trace les routes, sans jamais se sentir contrôlé par une administration tracassière, ou absorbé par une centralisation jalouse. Magistrat né de ses pairs, il exerce, par l’application constante du jury, le plus bel attribut de la souveraineté, le droit de justice. Il est souverain, pour son argent, dans ces grandes compagnies financières qui s’en vont, sans demander aucune subvention, ni subir aucun règlement, ouvrir de nouveaux réservoirs aux populations qui débordent et féconder le sein d’une nature vierge par le contact d’une savante industrie. C’est en souverain qu’il descend sur un frêle esquif ces fleuves qui n’ont pas de bords, ou qu’il traverse la moitié du monde, porté par deux étroites voies ferrées, au travers des racines entrelacées d’arbres gigantesques. Le jour où on lui demande d’élire un président ou un congrès, on ne lui cause aucune surprise. Il y a longtemps qu’il a appris à penser lui-même, à savoir ce qu’il veut, à faire son choix et à s’y tenir, à en supporter les conséquences et à en affronter les périls. Une immense liberté individuelle, de larges franchises communales, telles sont les deux colonnes qui appuient en Amérique la souveraineté populaire, et la préservent de trop brusques ébranlemens.

Notre suffrage universel est loin de marcher si bien appuyé. Tenu soigneusement en lisière pendant les jours ordinaires de la vie, ne pouvant sans permission supérieure ni bâtir une maison, ni couper un arbre, à peine admis à donner un avis sur les intérêts de clocher, ceux pourtant qui le touchent de plus près et qu’il comprend le mieux, c’est une fois tous les quatre ou cinq ans qu’à jour fixe on vient lui demander ce qu’il pense des plus hautes questions de la politique. Les mains et les yeux débandés de la veille, il n’est pas étonnant qu’il s’avance en tâtonnant. Sa souveraineté ressemble à s’y méprendre à celle de ces petits rois de douze ans qu’on enlevait de loin en loin aux bonnes et aux précepteurs, pour leur faire tenir un lit de justice. Il dit un mot à voix basse, et prie son chancelier d’achever sa phrase. Tant que ce régime singulier durera, la souveraineté populaire ne sera qu’un jouet dangereux, car avant d’être souverain il faut être homme, et c’est l’homme que cette minorité prolongée empêche de croître. Pour les monarchies comme pour les républiques, des hommes sont pourtant un élément indispensable. Il n’y a que les dictatures qui aiment mieux se servir d’outils et ne cherchent à fabriquer que des machines; mais la démocratie en particulier est plus intéressée qu’aucune autre forme sociale à presser de toute manière cette émancipation véritable du citoyen, que Carrel appelait de tous ses vœux, car si elle nous a tous faits égaux, c’est apparemment pour nous faire arriver tous à la virilité, et non pour faire retomber dans l’enfance ceux d’entre nous qui avaient eu déjà le bonheur de perdre l’habitude d’obéir. Elle a passé le niveau, soit; mais pour Dieu! que ce soit en élevant toutes les tailles, et non en abaissant tous les fronts. Elle assurera mieux par là son honneur, et même sa durée, qu’en se complaisant dans sa force et en comptant ses victoires matérielles. Ses flots, dont rien n’a pu arrêter le progrès, ont tout couvert autour de nous; mais les torrens les plus vulgaires emportent leurs digues : ils s’écoulent et sont oubliés. Les seuls fleuves dont les peuples bénissent les noms sont ceux dont le limon salutaire fertilise les champs qu’ils inondent.


ALBERT DE BROGLIE.

  1. Tome Ier, page 256.
  2. Ibid., page 174.
  3. Ibid., page 240.
  4. Ibid., page 256.
  5. Constitution du 14 janvier 1852, art. 5.