Armance/Chapitre XVII

Calmann Lévy (p. 110-116).


XVII


What is a man,
If his chief good, and market of his time,
Be but to sleep, and feed : a beast, no more.
… Rightly to be great
Is, not to stir without great argument ;
But greatly to find quarrel in a straw,
When honour’s at the stake.

Hamlet, act. IV.


Il avait donc eu la faiblesse de violer les serments qu’il s’était faits tant de fois ! Un instant avait renversé l’ouvrage de toute sa vie. Il venait de perdre tous les droits à sa propre estime. Le monde désormais était fermé pour lui : il n’avait pas assez de vertu pour y vivre. Il ne lui restait que la solitude et l’habitation au fond de quelque désert. L’excès de la douleur et son arrivée imprévue auraient pu causer un peu de trouble à l’âme la plus ferme. Heureusement Octave vit à l’instant que s’il ne répondait pas rapidement et de l’air le plus calme à madame d’Aumale, la réputation d’Armance pouvait souffrir. Il passait sa vie avec elle, et le mot de madame d’Aumale avait été saisi par deux ou trois personnages qui le détestaient ainsi qu’Armance.

Moi, aimer ! dit-il à madame d’Aumale. Hélas ! c’est un avantage qu’apparemment le ciel m’a refusé ; je ne l’ai jamais mieux senti, ni plus vivement regretté. Je vois tous les jours et moins souvent que je ne le voudrais la femme la plus séduisante de Paris ; lui plaire est sans doute le plus beau projet que puisse former un jeune homme de mon âge. Sans doute elle n’eût pas accepté mes hommages ; mais enfin jamais je ne me suis senti le degré de folie qui m’eût rendu digne de les lui présenter. Jamais je n’ai perdu auprès d’elle le plus beau sang-froid. Après un tel trait de sauvagerie et d’insensibilité, je désespère de jamais perdre terre auprès d’aucune femme.

Jamais Octave n’avait tenu ce langage. Cette explication presque parlementaire fut adroitement prolongée et avidement écoutée. Il y avait là deux ou trois hommes faits pour plaire et qui croyaient souvent voir un rival heureux dans Octave. Celui-ci eut le bonheur de rencontrer quelques mots piquants. Il parla beaucoup, continua d’alarmer les amours-propres, et enfin eut lieu d’espérer que personne ne songeait plus au mot trop vrai qui venait d’échapper à madame d’Aumale.

Elle l’avait dit d’un air senti ; Octave pensa qu’il devait l’occuper fortement d’elle-même. Après avoir prouvé qu’il ne pouvait pas aimer, pour la première fois de sa vie il se permit avec madame d’Aumale des demi-mots presque tendres ; elle en fut étonnée.

À la fin de la soirée, Octave était tellement certain d’avoir éloigné tout soupçon, qu’il commença à avoir le temps de penser à lui. Il redoutait le moment où l’on se séparerait, et où il aurait la liberté de regarder son malheur en face. Il commençait à compter les heures que marquait l’horloge du château ; minuit était déjà sonné depuis longtemps, mais la soirée était si belle qu’on aimait à la prolonger. Une heure sonna, et madame d’Aumale renvoya ses amis.

Octave eut encore un moment de répit. Il fallait aller chercher le valet de chambre de sa mère pour lui dire qu’il allait coucher à Paris. Ce devoir rempli, il rentra dans le bois, et ici les expressions me manquent pour donner quelque idée de la douleur qui s’empara de ce malheureux. — J’aime, se dit-il d’une voix étouffée ! moi aimer ! grand Dieu ! et le cœur serré, la gorge contractée, les yeux fixes et levés au ciel, il resta immobile comme frappé d’horreur ; bientôt après il marchait à pas précipités. Incapable de se soutenir, il se laissa tomber sur le tronc d’un vieux arbre qui barrait le chemin, et dans ce moment il lui sembla voir encore plus clairement toute l’étendue de son malheur.

Je n’avais pour moi que ma propre estime, se dit-il ; je l’ai perdue. L’aveu de son amour qu’il se faisait bien nettement et sans trouver aucun moyen de le nier, fut suivi de transports de rage et de cris de fureur inarticulés. La douleur morale ne peut aller plus loin.

Une idée, ressource ordinaire des malheureux qui ont du courage, lui apparut bien vite ; mais il se dit : Si je me tue, Armance sera compromise ; toute la société recherchera curieusement pendant huit jours les plus petites circonstances de cette soirée, et chacun de ces messieurs qui étaient présents, sera autorisé à faire un récit différent.

Rien d’égoïste, rien de ce qui se rattache aux intérêts vulgaires de la vie ne se rencontra dans cette âme noble, pour s’opposer aux transports de l’affreuse douleur qui la déchirait. Cette absence de tout intérêt commun, capable de faire diversion en de tels moments, est une des punitions que le ciel semble prendre plaisir à infliger aux âmes élevées.

Les heures s’écoulaient rapidement sans diminuer le désespoir d’Octave. Quelquefois immobile pendant plusieurs minutes, il sentait cette affreuse douleur qui comble la torture des plus grands criminels : il se méprisait parfaitement lui-même.

Il ne pouvait pleurer. La honte dont il se trouvait si digne l’empêchait d’avoir pitié de lui-même, et séchait ses larmes. Ah ! s’écria-t-il dans un de ces instants cruels, si je pouvais en finir ! et il s’accorda la permission de savourer en idée le bonheur de cesser de sentir. Avec quel plaisir il se serait donné la mort, en punition de sa faiblesse et comme pour se faire réparation d’honneur ! — Oui, se disait-il, mon cœur est digne de mépris parce qu’il a commis une action que je m’étais défendue sous peine de la vie, et mon esprit est, s’il se peut, encore plus méprisable que mon cœur. Je n’ai pas vu une chose évidente : j’aime Armance, et je l’aime depuis que je me suis soumis à entendre les dissertations de madame de Bonnivet sur la philosophie allemande.

J’avais la folie de me croire philosophe. Dans ma présomption sotte, je m’estimais infiniment supérieur aux vains raisonnements de madame de Bonnivet, et je n’ai pas su voir dans mon cœur ce que la plus faible femme aurait lu dans le sien : une passion puissante, évidente, et qui dès longtemps a détruit tout l’intérêt que je prenais autrefois aux choses de la vie.

Tout ce qui ne peut pas me parler d’Armance est pour moi comme non existant. Je me jugeais sans cesse moi-même et je n’ai pas vu ces choses ! Ah que je suis méprisable !

La voix du devoir qui commençait à se faire entendre prescrivait à Octave de fuir mademoiselle de Zohiloff à l’instant ; mais loin d’elle, il ne pouvait voir aucune action qui valût la peine de vivre. Rien ne lui semblait digne de lui inspirer le moindre intérêt. Tout lui paraissait également insipide, l’action la plus noble comme l’occupation la plus vulgairement utile : marcher au secours de la Grèce, et aller se faire tuer à côté de Fabvier, comme faire obscurément des expériences d’agriculture au fond d’un département.

Son imagination parcourait rapidement toute l’échelle des actions possibles, pour retomber ensuite avec plus de douleur sur le désespoir le plus profond, le plus sans ressource, le plus digne de son nom ; ah ! que la mort eût été agréable dans ces instants !

Octave se disait à haute voix des choses folles et de mauvais goût, dont il observait curieusement le mauvais goût et la folie. À quoi bon m’abuser encore ? s’écria-t-il tout à coup, dans un moment où il se détaillait à lui-même des expériences d’agriculture à faire parmi les paysans du Brésil. À quoi bon avoir la lâcheté de m’abuser encore ? Pour comble de douleur, je puis me dire qu’Armance a de l’amour pour moi, et mes devoirs n’en sont que plus sévères. Quoi ! si Armance était engagée, l’homme à qui elle a promis sa main eût-il souffert qu’elle passât sa vie uniquement avec moi ? Et sa joie si calme en apparence, mais si profonde et si vraie, quand hier soir je lui ai révélé le plan de ma conduite avec madame d’Aumale, à quoi faut-il l’attribuer ? N’est-ce pas là une preuve plus claire que le jour ? Et j’ai pu m’abuser ! Mais j’étais donc hypocrite avec moi-même ? Mais j’étais donc sur le chemin qu’ont suivi les plus vils scélérats ? Quoi ! hier soir, à dix heures, je n’ai pas aperçu une chose qui, quelques heures plus tard, me semble de la dernière évidence ? Ah ! que je suis faible et méprisable !

Avec tout l’orgueil d’un enfant, en toute ma vie je ne me suis élevé à aucune action d’homme ; et non-seulement j’ai fait mon propre malheur, mais j’ai entraîné dans l’abîme l’être du monde qui m’était le plus cher. Ô ciel ! comment s’y prendrait-on pour être plus vil que moi ? Ce moment produisit presque le délire. La tête d’Octave était comme désorganisée par une chaleur brûlante. À chaque pas que faisait son esprit, il découvrait une nouvelle nuance de malheur, une nouvelle raison pour se mépriser.

Cet instinct de bien-être qui existe toujours chez l’homme, même dans les instants les plus cruels, même au pied de l’échafaud, fit qu’Octave voulut comme s’empêcher de penser. Il se serrait la tête des deux mains, il faisait comme des efforts physiques pour ne pas penser.

Peu à peu tout lui devint indifférent, excepté le souvenir d’Armance qu’il devait fuir pour toujours, et ne jamais revoir sous quelque prétexte que ce fût. L’amour filial même, si profondément empreint dans son âme, en avait disparu.

Il n’eut plus que deux idées, quitter Armance et ne jamais se permettre de la revoir ; supporter ainsi la vie un an ou deux, jusqu’à ce qu’elle fût mariée ou que la société l’eût oublié. Après quoi, comme on ne songerait plus à lui, il serait libre de finir. Tel fut le dernier sentiment de cette âme épuisée par les souffrances. Octave s’appuya contre un arbre et tomba évanoui.

Lorsqu’il revint à la vie, il éprouvait un sentiment de froid extraordinaire. Il ouvrit les yeux. Le jour commençait à poindre. Il se trouva soigné par un paysan qui tâchait de le faire revenir à lui, en l’inondant de l’eau froide qu’il allait prendre, dans son chapeau, à une source voisine. Octave eut un instant de trouble, ses idées n’étaient pas nettes : il se trouvait placé sur le revers d’un fossé, au milieu d’une clairière, dans un bois ; il voyait de grandes masses arrondies de brouillards qui passaient rapidement devant lui. Il ne reconnaissait point le lieu où il était.

Tout à coup tous ses malheurs se présentèrent à sa pensée. On ne meurt pas de douleur, ou il fût mort en cet instant. Il lui échappa quelques cris qui alarmèrent le paysan. La frayeur de cet homme rappela Octave au sentiment du devoir. Il ne fallait pas que ce paysan parlât. Octave prit sa bourse pour lui offrir quelque argent ; il dit à cet homme, qui paraissait avoir pitié de son état, qu’il se trouvait dans le bois à cette heure, par suite d’un pari imprudent, et qu’il était fort important pour lui qu’on ne sût pas que la fraîcheur de la nuit l’avait incommodé.

Le paysan avait l’air de ne pas comprendre : — Si l’on sait que je me suis évanoui, dit Octave, on se moquera de moi. — Ah ! j’entends, dit le paysan, comptez que je ne soufflerai mot, il ne sera pas dit que je vous ai fait perdre votre pari. Il est heureux pour vous cependant que je sois passé, car ma foi vous aviez l’air mort. Octave, au lieu de l’écouter, regardait sa bourse. C’était une nouvelle douleur, c’était un présent d’Armance ; il avait du plaisir à sentir sous ses doigts chacune des petites perles d’acier qui étaient attachées au tissu sombre.

Dès que le paysan l’eut quitté, Octave rompit une jeune tige de châtaignier, avec laquelle il fit un trou dans la terre ; il se permit de donner un baiser à la bourse, présent d’Armance, et il l’enterra au lieu même où il s’était évanoui. Voilà, se dit-il, ma première action vertueuse. Adieu, adieu, pour la vie, chère Armance ! Dieu sait si je t’ai aimée !