Calmann Lévy (p. 69-74).


IX


Que la paix habite dans ton sein, pauvre logis, qui te gardes toi-même.
Burns.


La veille, après une journée affreuse, et dont on ne pourrait se former qu’une faible idée en pensant à l’état d’un malheureux dépourvu de courage, et qui se prépare à subir une opération de chirurgie souvent mortelle, une idée était apparue à Armance : Je suis assez liée avec Octave pour lui dire qu’un ancien ami de ma famille songe à me marier. Si mes larmes m’ont trahie, cette confidence me rétablira dans son estime. Ce mariage prochain et les inquiétudes qu’il me cause, feront attribuer mes larmes à quelque allusion un peu trop directe à la situation où je me trouvais. S’il a un peu d’amour pour moi, hélas ! il s’en guérira, mais du moins je pourrai être son amie ; je ne serai pas exilée dans un couvent et condamnée à ne plus le voir, même une seule fois, dans toute ma vie.

Armance comprit, les jours suivants, qu’Octave cherchait à deviner quelle était la personne préférée. Il faut qu’il connaisse l’homme dont il s’agit, se dit-elle en soupirant ; mon cruel devoir s’étend jusque-là. Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut m’être permis de le voir encore.

Elle pensa au baron de Risset, ancien chef vendéen, personnage héroïque, qui paraissait assez souvent dans le salon de madame de Bonnivet, mais qui y paraissait pour se taire.

Dès le lendemain Armance parla au baron des Mémoires de madame de la Rochejaquelein ; elle savait qu’il en était jaloux ; il en parla fort mal et fort au long. Mademoiselle de Zohiloff aime-t-elle un neveu du baron, se dit Octave, ou serait-il possible que les hauts faits du vieux général fissent oublier ses cinquante-cinq ans ? Ce fut en vain qu’Octave essaya de faire parler le taciturne baron, encore plus silencieux et méfiant depuis qu’il se voyait l’objet de ces singulières prévenances.

Je ne sais quelle politesse trop marquée, qui fut adressée à Octave par une mère qui avait des filles à marier, effaroucha sa misanthropie et lui fit dire à sa cousine, qui faisait l’éloge de ces demoiselles, qu’eussent-elles une protectrice encore plus éloquente, il s’était, grâce à Dieu, interdit toute admiration exclusive jusqu’à l’âge de vingt-six ans. Ce mot imprévu frappa Armance comme un coup de foudre ; de sa vie elle n’avait été aussi heureuse. Dix fois peut-être depuis sa nouvelle fortune, Octave avait parlé devant elle de l’époque où il songerait à se marier. À la surprise que lui causa le mot de son cousin, elle s’aperçut qu’elle l’avait oublié.

Cet instant de bonheur fut délicieux. Tout occupée la veille de la douleur extrême que cause un grand sacrifice à faire au devoir, Armance avait entièrement oublié cette admirable source de consolation. C’étaient ces sortes d’oublis qui la faisaient accuser de manquer d’esprit par ces gens du monde à qui les mouvements de leur cœur laissent le loisir d’être attentifs à tout. Comme Octave venait d’avoir vingt ans, Armance pouvait espérer d’être sa meilleure amie encore pendant six années, et de l’être sans remords. Et qui sait, se disait-elle, j’aurai peut-être le bonheur de mourir avant la fin de ces six années ?

Une nouvelle manière d’être commença pour Octave. Autorisé par la confiance qu’Armance lui témoignait, il osait la consulter sur les petits événements de sa vie. Presque chaque soir il avait le bonheur de pouvoir lui parler sans être précisément entendu des voisins. Il vit avec délices que ses confidences, quelque minutieuses qu’elles fussent, n’étaient jamais à charge. Pour donner du courage à sa méfiance, Armance lui parlait aussi de ses chagrins, et il s’établit entre eux une intimité fort singulière.

L’amour le plus heureux a ses orages ; on peut même dire qu’il vit autant de ses terreurs que de ses félicités. Ni les orages, ni les inquiétudes ne troublèrent jamais l’amitié d’Armance et d’Octave. Il sentait qu’il n’avait aucun titre auprès de sa cousine ; il n’aurait pu se plaindre de rien.

Bien loin de s’exagérer la gravité de leurs relations, jamais ces âmes délicates ne s’étaient dit un mot à ce sujet ; le mot d’amitié même n’avait pas été prononcé entre elles depuis la confidence de mariage, faite auprès du tombeau d’Abailard. Comme, se voyant sans cesse, ils pouvaient se parler rarement sans être entendus, ils avaient toujours dans leurs courts moments de liberté tant de choses à s’apprendre, tant de faits à se communiquer rapidement, que toute vaine délicatesse était bannie de leurs discours.

Il faut convenir qu’Octave aurait difficilement pu trouver un sujet de plainte. Tous les sentiments que l’amour le plus exalté, le plus tendre, le plus pur, peut faire naître dans un cœur de femme, Armance les éprouvait pour lui. L’espoir de la mort, qui formait toute la perspective de cet amour, donnait même à son langage quelque chose de céleste et de résigné, tout à fait d’accord avec le caractère d’Octave.

Le bonheur tranquille et parfait dont le pénétrait la douce amitié d’Armance, fut si vivement senti par lui qu’il espéra changer de caractère.

Depuis qu’il avait fait la paix avec sa cousine, il n’était plus retombé dans des moments de désespoir tel que celui qui lui fit regretter de n’avoir pas été tué par la voiture qui débouchait au galop dans la rue de Bourbon. Il dit à sa mère : Je commence à croire que je n’aurai plus de ces accès de fureur qui te faisaient craindre pour ma raison.

Octave était plus heureux, il eut plus d’esprit. Il s’étonnait de voir dans la société bien des choses qui ne l’avaient jamais frappé auparavant, quoique depuis longtemps elles fussent sous ses yeux. Le monde lui semblait moins haïssable et surtout moins occupé de lui nuire. Il se disait qu’excepté dans la classe des femmes dévotes ou laides, chacun songeait beaucoup plus à soi, et beaucoup moins à nuire au voisin qu’il n’avait cru l’apercevoir autrefois.

Il reconnut qu’une légèreté de tous les moments rend tout esprit de suite impossible ; il s’aperçut enfin que ce monde qu’il avait eu le fol orgueil de croire arrangé d’une manière hostile pour lui, n’était tout simplement que mal arrangé. Mais, disait-il à Armance, tel qu’il est, il est à prendre ou à laisser. Il faut ou tout finir rapidement et sans délai par quelques gouttes d’acide prussique, ou prendre la vie gaiement. En parlant ainsi, Octave cherchait à se convaincre bien plus qu’il n’exprimait une conviction. Son âme était séduite par le bonheur qu’il devait à Armance.

Ses confidences n’étaient pas toujours sans péril pour cette jeune fille. Quand les réflexions d’Octave prenaient une couleur sombre ; quand il était malheureux par la perspective de l’isolement à venir, Armance avait bien de la peine à lui cacher combien elle eût été malheureuse de se figurer qu’un instant dans sa vie elle pourrait être séparée de lui.

Quand on n’a pas d’amis à mon âge, lui disait Octave, un soir, peut-on espérer d’en acquérir encore ? Aime-t-on par projet ? Armance qui sentait ses larmes prêtes à la trahir, fut obligée de le quitter brusquement. Je vois, lui dit-elle, que ma tante veut me dire un mot.

Octave, appuyé contre la fenêtre, continua tout seul le cours de ses réflexions sombres. Il ne faut pas bouder le monde, se dit-il enfin. Il est si méchant, qu’il ne daignerait pas s’apercevoir qu’un jeune homme, enfermé à double tour dans un second étage de la rue Saint-Dominique, le hait avec passion. Hélas ! un seul être s’apercevrait que je manque dans le monde, et son amitié en serait navrée ; et il se mit à regarder de loin Armance ; elle était assise sur sa petite chaise auprès de la marquise, et lui parut dans cet instant d’une beauté ravissante. Tout le bonheur d’Octave qu’il croyait si ferme et si bien assuré, ne tenait cependant qu’à ce seul petit mot amitié qu’il venait de prononcer. On échappe difficilement à la maladie de son siècle : Octave se croyait philosophe et profond.

Tout à coup mademoiselle de Zohiloff se rapprocha de lui avec l’air de l’inquiétude et presque de la colère : on vient de raconter à ma tante, lui dit-elle, une singulière calomnie sur votre compte. Une personne grave, et qui jusqu’ici ne s’est point montrée votre ennemie, est venue lui dire que souvent à minuit, quand vous sortez d’ici, vous allez finir la soirée dans d’étranges salons qui ne sont à peu près que des maisons de jeu.

Et ce n’est pas tout ; dans ces lieux où règne le ton le plus avilissant, vous vous distinguez par des excès qui étonnent leurs plus anciens habitués. Non seulement vous vous trouvez environné de femmes dont la vue est une tache, mais vous parlez, vous tenez le dé dans leur conversation. L’on est allé jusqu’à dire que vous brillez en ces lieux, et par des plaisanteries dont le mauvais goût passe toute croyance. Les gens qui s’intéressent à vous, car il s’en est rencontré même dans ces salons, vous ont d’abord fait l’honneur de prendre ces mots pour de l’esprit appris. Le vicomte de Malivert est jeune, se sont-ils dit ; il aura vu employer ces plaisanteries dans quelque réunion vulgaire pour raviver l’attention et faire briller le plaisir dans les yeux de quelques hommes grossiers. Mais vos amis ont remarqué avec douleur que vous vous donniez la peine d’inventer sur place vos mots les plus révoltants. Enfin le scandale incroyable de votre prétendue conduite vous aurait valu une célébrité malheureuse parmi ce que Paris renferme de jeunes gens du plus mauvais ton.

La personne qui vous calomnie, continua Armance, que le silence obstiné d’Octave commençait à déconcerter un peu, a fini par des détails que l’étonnement seul de ma tante l’a empêchée de contredire.

Octave remarquait avec délices que la voix d’Armance tremblait pendant ce long récit. Tout ce qu’on vous a raconté est vrai, lui dit-il enfin, mais ne le sera plus à l’avenir. Je ne reparaîtrai pas dans des lieux où jamais l’on n’aurait dû voir votre ami.

L’étonnement et l’affliction d’Armance furent extrêmes. Un instant elle éprouva un sentiment qui ressemblait à du mépris. Mais le lendemain, lorsqu’elle revit Octave, sa manière de voir sur ce qui est convenable dans la conduite d’un homme était bien changée. Elle trouvait dans le noble aveu de son cousin, et surtout dans ce serment si simple fait à elle, une raison de l’aimer davantage. Armance crut être assez sévère envers elle-même en faisant le vœu de quitter Paris et de ne jamais revoir Octave s’il reparaissait dans ces maisons si peu dignes de lui.