Aristippe, ou De la Cour/Texte entier


ARISTIPPE
OU
DE LA COUR.


AVANT-PROPOS.



LAnnée mille six cens dix-huit, Monsieur le Landgrave de Hesse, Ayeul de Monsieur le Landgrave d’aujourd’huy, fit un voyage aux Eaux de Spâ, qui luy avoient esté ordonnées par les Medecins. A son retour, se trouvant sur la frontiere de France, & ayant sceu que Monsieur Le Duc d’Espernon estoit, en son Gouvernement de Mets, il eut envie de voir un Homme, dont l’Histoire luy avoit tant parlé. Il avoit appris d’elle, que la Vertu avoit eslevé cet Homme, & que la Fortune ne l’avoit pû abbaisser ; Que ses disgraces avoient esté plus glorieuses & plus éclatantes que sa faveur ; Qu’il eut la force de resister à un Parti, qui faillit à renverser l’Estat ; & qu’il merita les bonnes graces d’un Roy, auquel il ne manquoit rien que d’estre né, en un meilleur Siecle.

Monsieur le Landgrave, touché de l’admiration d’une si longue & si durable vertu, jugea cet illustre Vieillard, digne de sa curiosité, & luy fit l’honneur de le venir visiter à Metz. Par malheur, la Goutte le prit le lendemain qu’il y arriva : Et quoy qu’elle eust accoustumé de le traiter assez doucement, estant plustost un repos forcé, qu’une veritable douleur, il falloit pourtant la recevoir en malade, & garder le lit, tant qu’elle duroit. Cette attache le retint plus qu’il ne pensoit, en un lieu, où sans cela il ne se fust pas ennuyé. Elle nous donna aussi le moyen de le considerer de plus prés.

Comme il estoit Prince qui aymoit les Lettres, il employoit les heures de son loisir, & les intervalles mesmes de ses maux, ou à lire les bons Livres, ou à s’entretenir, avec les Sçavans, qui les entendoient. Alors il y en avoit un prés de son Altesse, dont elle faisoit une estime particuliere, & qui en effet n’estoit pas un homme commun. D’ordinaire elle l’appelloit Son Aristippe, & quelquefois son sage sçavant, pour expliquer le nom d’Aristippe, qu’elle luy avoit donné.

C’estoit un Gentilhomme de jugement exquis, & d’experience consommée ; Catholique de Religion, François de naissance, & originaire d’Allemagne ; âgé de cinquante-cinq ans ou environ. Il avoit le don de plaire, & sçavoit l’art de persuader. Il sçavoit de plus, la vieille & la nouvelle Cour ; & ayant observé dans plusieurs voyages qu’il avoit faits, les mœurs & le naturel des Princes & de leurs Ministres, on trouvoit en luy un Thresor des choses de nostre Temps ; outre les autres connoissances qu’il avoit puisées dans l’Antiquité, & acquises par la Meditation.

Je fus si heureux que de faire d’abord amitié aveque luy. Il me presenta à Monsieur le Landgrave, & dit du bien de moy à toute sa Cour. Il fit mesme trouver bon à son Altesse, que j’assistasse aux Conversations qu’ils avoient ensemble, à l’issuë de son disné. En partant d’Allemagne, ils avoient choisi Corneille Tacite, pour estre le compagnon de leur voyage, & ne s’en estoient pas mal trouvez. Il les avoit divertis à Spâ, & par les chemins ; & lors qu’ils arriverent à Mets, ils en estoient au commencement de l’Empire de Vespasien.

Aristippe estoit le Lecteur & l’Interprete : Apres avoir leû, il faisoit des reflexions sur les choses qu’il venoit de lire ; quelquefois en peu de mots, & passant legerement sur les choses ; quelquefois aussi en s’y arrestant, & par des discours assez estendus ; selon que la matiere le desiroit, ou que Monsieur le Landgrave l’exigeoit de luy. Il y avoit plaisir à ouïr un philosophe parler de la Cour ; & si ce Sophiste qui se rendit ridicule devant Annibal n’eust pas plus mal parlé de la Guerre, je m’imagine qu’Annibal ne se fust pas moqué de luy.

Les affaires publiques sont souvent sales & pleines d’ordure : On se gaste pour peu qu’on les touche : Mais la speculation en est plus honneste que le maniment : Elle se fait avec innocence & pureté. La Peinture des Dragons & des Crocodiles, n’ayant point de venin qui nuise à la veuë, peut avoir des couleurs qui resjouïssent les yeux ; Et je vous avouë que le monde qui me desplaist tant en luy-mesme, me sembloit agreable & divertissant, dans la conversation d’Aristippe.

En cette conversation, habile & sçavante, comme dans une Tour voisine du Ciel, & bastie sur le rivage, nous regardions en seureté, l’agitation & les tempestes du Monde. Nous estions Spectateurs des Pieces qui se joüoient par toute l’Europe : Aristippe nous faisoit les Argumens de celles qui se devoient joüer, & sa Prudence tant acquise que naturelle, sçachant tout le Passé & tout le Present, nous apprenoit encore quelques nouvelles de l’Avenir. J’estois attaché à sa bouche, depuis le commencement de la Conversation jusques à la fin, & je l’escoutois avec une attention si peu divertie, qu’il ne m’eschapoit pas un seul mot de ce qu’il disoit. Mais pour faire place à ce qu’il devoit dire le lendemain ; estant retiré en ma chambre, j’escrivois le soir les Discours que j’avois oüis l’apresdinée, & me déchargeois sur le papier, d’un fardeau de perles & de diamans, comme les appelloit le bon Monsieur Coeffeteau, à qui je les communiquois tous les matins.

En ce temps-là, j’avois autant de sujet de me louer de la fidelité de ma memoire, que j’ay raison de me plaindre des supercheries, qu’elle me fait aujourd’huy. Seneque le Pere conte des miracles de la sienne, dans la Preface de ses Controverses. Je ne vay pas si avant que luy, & ne veux rien avancer de moy, qui sente le Charlatan. Mais il est tres-vray que, l’année mesme des Conversations d’Aristippe, ayant esté à un Sermon qui dura deux heures, je l’escrivis tout entier, à mon retour de l’Eglise ; veritablement sans m’assujettir aux paroles aveque scrupule, mais aussi sans perdre quoy que ce soit de la substance des choses.

Il y a encore des tesmoins de ce que je dis : J’en puis nommer d’eminente qualité, qui sont pleins de vie ; Et personne ne doit trouver estrange, qu’apres un effort de memoire, qu’on crût n’estre pas petit, je me sois souvenu de sept Discours de mediocre grandeur, qu’Aristippe fit, sept jours de suite. Une ligne de l’Histoire de Vespasien luy servit de Texte pour commencer, & les prieres de Monsieur le Landgrave l’obligerent à ne pas finir si-tost.

De parler du merite des Discours, je ne pense pas qu’il soit necessaire. Je ne veux point alleguer l’approbation qu’ils ont euë, deçà & delà les Monts. Il me suffira de dire qu’ils ont esté leûs par ceux qui corrigent les Edits & les Ordonnances, & que Monsieur le Cardinal de Richelieu, les ayant portez aveque luy en Italie, me les rendit à Paris, au retour du fatal voyage de Lyon. Ce fut non seulement avec des paroles tres-civiles, mais aussi avec des Notes tres-obligeantes, dont il borda les marges du Manuscrit. Voilà qui me plaist. Il ne se peut rien de plus joly. Cecy se peut dire beau. Je sçay bien de qui il entend parler, etc.

Ces sortes de marques, qu’il avoit accoustumé de faire sur les Compositions d’autruy sont connuës de ceux qui le voyoient dans la vie secrette, & qui estoient receus en son Cabinet, aux heures de ses divertissemens. Tant y a que son Eminence eut la bonté de ne rien prendre pour soy, de tout ce qu’elle leût dans les sept Discours : Elle distingua les temps & les lieux ; & me fit la grace de considerer, que quand Aristippe parloit à Mets, elle estoit encore Monsieur de Luçon, & que Monsieur de Luynes n’estoit pas encore Connestable.


MAis il n’est pas temps de raconter les Avantures des Discours, puis qu’elles ne sont pas encore finies, & qu’il leur reste un voyage à faire, aux dernieres parties du Septentrion. Leur Eloge, non plus, ne doit pas estre tiré du tesmoignage qu’on a rendu d’eux, en France & en Italie : Il faut l’attendre du jugement qu’en fera la Reine, à laquelle je les envoye en Suede. Estant eclairée au point qu’elle l’est, elle les connoistra mieux par leur monstre que par le rapport d’autruy ; & presupposé qu’elle les desire, il vaut mieux contenter d’abord sa curiosité, que de lasser sa patience dans une longue Preface.

N’apportons point tant de façon à nostre Present, & faisons paroistre Aristippe devant elle, le plustost que nous pourrons. Ne nous amusons point à l’Inutile des Dialogues : Le plus souvent il embarasse le Necessaire. Il se pert trop de temps aux civilitez & aux complimens ; aux bons jours et aux bons soirs. J’ay crû qu’il seroit bon de retrancher toutes ces superfluitez, & d’apporter icy les choses pures & simples, comme je les conservay avec soin, dans mes papiers, apres les avoir recueillies, avec plaisir, de la bouche d’Aristippe.

Mais avant que de passer outre, il n’y aura point de mal de faire ce que feroit Aristippe, s’il estoit au Monde, & qu’il fust luy mesme son Historien. Ayant commencé par un nom, qui portera bonheur à nostre Volume ; sans differer davantage, rendons luy les hommages qui luy sont deûs. La vertu de Christine merite quelque chose d’extraordinaire : Mais le Temps present est pauvre, pour une telle reconnoissance : Il faut luy chercher des honneurs dans la vieille Rome, & au Païs des Triomphes. Et pourquoy ne renouvellerons nous pas en cet endroit l’ancien usage des Acclamations, qui estoient des Triomphes de tous les jours ? Ils ne demandent point de pompe, comme les autres, & la despense s’en peut faire par la Pauvreté.

Qu’on loüe donc, qu’on benisse la Fille du grand Gustave, la grande l’incomparable Christine ; pour les bons exemples qu’elle donne a un mauvais Siecle ; pour avoir achevé la guerre, et pour avoir fait la paix, pour sçavoir regner, et pour n’ignorer rien de ce qui merite d’estre sceu. C’est Christine qui s’est opposée a la barbarie, qui revenoit, et qui a retenu les Muses, qui s’enfuyoient. C’est elle qui connoist souverainement des Sciences et des Arts. Elle met le prix aux ouvrages de l’esprit. Comme elle reçoit des applaudissemens de tous les peuples, elle rend des Oracles en toutes les Langues. On ne peut point appeller de ses opinions non pas mesme a la Posterité.

Si cela est, & si elle approuve mon Livre, où il sera asseuré de l’approbation publique, où il n’en aura pas besoin. Mais il ne faut pas faire ce tort au Public, de croire qu’il puisse estre d’un autre avis que Christine. Le Monde ne voudroit pas desplaire à une Personne, qui luy fait tant d’honneur, & qui l’embellit si fort ; en contredisant la mesme Personne, qui juge si sainement, & qui opine si bien.

DISCOURS PREMIER.



CEst une opinion singuliere de certains Philosophes affirmatifs, Que le Sage n’a besoin de personne, & que tout ce qui est separé de luy, ne luy sert de rien. Par là ils ostent l’Amitié du nombre des choses necessaires, & luy donnent rang simplement, parmi celles qui sont agreables. Et neantmoins de plus honnestes gens qu’eux, je veux dire les Philosophes de la Famille de Platon & de celle d’Aristote, ont crû que sans l’Amitié, la Felicité estoit imparfaite & defectueuse, & la Vertu foible & impuissante. Ils ont dit que les Amis estoient les plus utiles, & les plus desirables des Biens estrangers. Ils les ont considerez, non pas comme les joüets & les amusemens d’un Sage en peinture, mais comme les aides & les appuis d’un homme du Monde.

Il n’y a que Dieu seul, qui soit pleinement content de soy-mesme, & de qui il faille parler en termes si hauts & si magnifiques : Il n’y a que luy, qui, estant riche de sa propre essence, jouïsse d’une Solitude bienheureuse, & abondante en toutes sortes de biens ; luy qui puisse operer sans instrumens, comme il agit sans travail ; luy qui tire tout du dedans de sa nature, parce que les choses en sont sorties de telle façon, qu’elles ne laissent pas d’y demeurer. Les Hommes au contraire ne peuvent, ni vivre, ni bien vivre ; ni estre hommes, ni estre heureux, les uns sans les autres. Ils sont attachez ensemble, par une commune necessité de commerce. Chaque Particulier n’est pas assez de n’estre qu’un, s’il n’essaye de se multiplier en quelque sorte, par le secours de plusieurs ; Et à nous considerer tous en general, il semble que nous ne soyons pas tant des Corps entiers, que des Parties couppées que la Societé reünit.

Les Offensez demandent justice ; les Foibles ont besoin de support, les affligez de consolation ; mais tous ont universellement besoin de conseil. C’est le grand Element de la Vie civile : Il n’est gueres moins necessaire que l’eau & le feu : & les deux moyens d’agir, que la Nature nous a fournis, se rapportent à cette fin ; la raison et la parole nous ayant esté données principalement, pour le conseil. Les bestes sont emportées, par la subite impetuosité de leur naturel, & par la presence du premier objet. Les hommes se conduisent par la deliberation, & par le discours. Ayant le don de chercher, & de choisir, ils peuvent passer d’abord du Present à l’Avenir, & du Premier au Second, pour s’y arrester, s’ils s’y trouvent bien.

Les Pyrates se servent de Conseil : Le Conseil est en usage parmi les Sauvages ; A plus forte raison parmi les Peuples civilisez. Mais par tout, il faut que les Sages l’empruntent d’autruy, parce que leur Sagesse leur doit estre suspecte, aux choses qui les regardent. L’Homme est si proche de soy-mesme, qu’il ne peut trouver d’entre-deux, ni d’espace libre, pour le debit du conseil qu’il se veut donner : il ne sçauroit empescher que les deux Raisons, qui deliberent en luy, ne se confondent dans la communication, celle qui propose estant trop meslée, avec celle qui conclut.

Il faut donc que celuy qui conseille, soit une personne à part, & distincte de celuy qui est conseillé. Il faut qu’il y ait une distance proportionnée, entre les objets, & les facultez qui en jugent ; Et comme les yeux les plus aigus ne se peuvent voir eux-mesmes, aussi les jugemens les plus vifs manquent de clarté, en leurs propres interests. Quelque connoissance naturelle que nous ayons, & quelque lumiere qui nous vienne de plus haut, nous ne devons point rejetter les moyens humains, ni mespriser ce surcroist de raison, & ce plus grand esclaircissement de verité, qui se tire de la Conference.

Reconnoissons l’imperfection de l’Homme, separé de l’Homme, & l’avantage qu’a la Societé, sur la Solitude. Puisque l’Amy de Dieu, & le Conducteur du Peuple de Dieu, bien qu’une Nuée miraculeuse marchast le jour devant luy ; bien que la nuit une Colonne de feu fist la mesme chose, & qu’elles se posassent au lieu où il falloit camper, ne laissa pas de prendre un Guide, pour s’en servir aux autres difficultez qui pouvoient survenir en son voyage ; y aura-t’il quelqu’un, apres cela, qui ne demande des guides, & qui ne cherche des aides ? Qui se fiera de telle sorte aux avantages de sa naissance ? qui s’endormira si negligemment sur les faveurs qu’il attend du Ciel, que de s’imaginer que l’assistance d’autruy luy soit inutile, que de croire que sa seule fortune, & sa seule sagesse luy suffisent, pour bien gouverner, & pour bien conduire ?

Ceux qui se sont eslevez au delà de la commune condition des hommes, y sont montez par quelques degrez : Ce n’est pas le Hazard qui les a jettez, au dessus des autres ; Ce n’est pas aussi leur Vertu qui a tout fait ; Les Services de quelqu’un se rencontrent ordinairement, parmi les Merveilles de leur vie ; & il est visible par la suite de tous les temps, que les Princes qui ont le plus gaigné, sont ceux qui ont esté le mieux secondez. De tant d’exemples, dont il y a foule dans les Histoires, je ne veux que celuy, sur lequel nous nous arrestasmes hier, & qui obligea son Altesse à me faire parler aujourd’huy.


VEspasien avoit vescu sous la Tyrannie, & s’estoit sauvé par miracle des mains de Neron. Mais il ne se contenta pas de son propre salut, apres la mort de ce Monstre : Il prit du cœur, & entreprit davantage, pour le Bien Public. Voyant que d’autres Nerons menaçoient le Monde, & que de nouveaux Monstres se deschaisnoient, il se hazarda de conserver le Monde, en se saisissant de l’Empire. Il embrassa la protection du Peuple Romain, dont la fleur estoit presque toute tombée, par le glaive, ou par le poison ; & le demeurant s’espuisoit chaque jour, à remplir les Isles et les Cachots. Il en fust pourtant demeuré à sa bonne volonté, & à ses bonnes intentions : Il eust veû achever d’esteindre toutes les lumieres du Senat, & perir la Republique devant ses yeux, sans les puissantes sollicitations, & les vives poursuites de Mucien, qui luy mit, comme par force, la Couronne sur la teste, et le fit Empereur, en despit de luy.

Il esbranla premierement l’esprit de Vespasien, qui se tenoit aux choses presentes, bien qu’il ne les approuvast pas, & n’osoit estre autheur du changement qu’il desiroit. Et apres l’avoir jetté dans l’irresolution, il le pressa de tant de raisons, & le combatit de tant d’eloquence, qu’il fut à la fin contraint de faire le reste du chemin, & de s’engager, dans la Cause Publique, par une ouverte declaration.

Or il est besoin de sçavoir, que ce Mucien n’estoit pas homme à n’apporter dans un Parti, que de belles paroles, & de bons desirs. D’abord il fortifia Vespasien d’hommes & d’argent ; Il luy acquit des Provinces, & luy amena des Legions. Il n’espargna point sa personne, quand il crut qu’il faloit payer de la vie, & voulut estre l’Executeur de la pluspart des choses, dont il avoit esté le Conseiller.

Les Princes à faire ne peuvent se passer de ces gens-là, & les Princes faits en ont grand besoin. Il n’y en a jamais eu de si fort, qui de sa seule force ait pû porter le faix de tout le Gouvernement ; Jamais eu de si jaloux de son authorité, qui ait pû regner tout seul, & estre veritablement Monarque, à prendre le mot, dans la rigueur de sa signification. Aussi est-ce un jeu & une invention des Platoniciens, pour flater la Royauté, & la mettre au dessus de la condition humaine, de dire que Dieu donnoit deux esprits aux Rois, pour bien gouverner. Platon se jouë souvent de la sorte : Il philosophe poëtiquement, & mesle la Fable dans la Theologie. Ce double Esprit est de sa façon ; Et il vaut encore mieux l’expliquer de l’Esprit du Roy, & de celuy de son Confident, que d’avoir recours aux Miracles, qu’il ne faut employer qu’en cas de necessité, non pas mesme pour l’honneur & pour la gloire des Rois.

Il est certain qu’ils ont un fardeau si disproportionné à la foiblesse d’un Seul, que s’ils ne s’appuyoient sur plusieurs, ils feroient une cheute, des le premier pas qu’ils voudroient faire. S’ils n’appelloient leurs Amis à leur secours, & s’ils ne divisoient la masse du Monde, ils seroient bien-tost punis de la temerité de leur ambition, & accablez de la pesanteur de leur fortune. La multitude des soins qui leur viennent de toutes parts, ne leur laisseroit pas la respiration libre : la foule des affaires les estoufferoit, à la premiere audience qu’ils voudroient donner.

Il y a divers degrez de Serviteurs, qui trouvent tous leur place, dans l’administration de l’Estat. Il y a des Esprits d’une mediocre capacité, qui defrichent, qui preparent, qui entament les affaires. Ils sont bons à commencer la besogne. Ils font les chemins, & ostent les difficultez, qui sont à l’entour des choses. Le Prince met ces Esprits à tous les jours, & se descharge sur eux, des plus grossieres fonctions de la Royauté.

Il y a d’autres esprits d’une plus haute elevation, à qui il peut fier de plus importans emplois, & donner une plus noble part en ses desseins. Ceux-cy gouvernent sous luy, & aveque luy, & ne sont pas mauvais Pilotes, dans les Saisons douces, & sur les Mers peu agitées.

Mais que le Prince est heureux & que le ciel l’aime, s’il se rencontre, en son temps, des Esprits du premier Ordre ; des Ames egales aux Intelligences, en lumiere, en force, en sublimité ; des Hommes que Dieu crée expres, & qu’il envoye extraordinairement, pour prevenir, ou pour forcer les maux de leur Siecle ; pour empescher ou pour calmer les orages de leur patrie.

Ce sont les Anges tutelaires des Royaumes, & les Esprits familiers des Rois. Ce sont les seconds des Alexandres & des Cesars. Ils soulagent le Prince, dans ses grands travaux : Ils partagent aveque luy les salutaires inquietudes, sans lesquelles le Monde n’auroit point de tranquillité. Si dans les Estats où nous vivons, nous avons de ces gens là, benissons leurs Veilles, qui sont si necessaires au Repos public, & sous la protection desquelles nous dormons seurement, & à nostre aise. Ces excellentes Veilles ne seroient-elles point cause, Monseigneur, que les Poëtes Grecs ont donné à la Nuit le nom de sage et de conseillere ? Je viens de me l’imaginer ; & les Grammairiens donnent bien quelquefois aux Poëtes des explications plus esloignées.

Les Poëtes, Vostre Altesse le sçait mieux que moy, ont esté les plus anciens Precepteurs du genre humain. Ils luy ont enseigné les premiers principes de la Politique & de la Morale. Icy donc, comme ailleurs, ils ont descouvert & marqué du doigt la Verité : Les Philosophes l’ont depuis estalée & mise en son jour. Ayant reconnu cette necessité de Societé, & ce defaut qui se trouve dans la Solitude, outre leur Jupiter Conseiller, & leur Minerve Conseillere ; outre les Dieux & les Demons, dont ils ont accompagné leurs Heros, ils leur ont encore donné des Hommes, pour les assister en leurs entreprises, ou d’autres Heros, pour entreprendre & pour agir avec eux.

A mesure qu’Hercule coupe les testes de l’Hydre, Jolas y applique le feu, afin de les empescher de renaistre. Diomede ne fait rien, sans Ulysse. Les actions d’Agamemnon naissent des conseils de Nestor : Et ce Prince, ayant à faire un souhait, qui comprenne tous les autres, ne desire, ni de plus puissantes forces que les siennes, ni des richesses qu’il n’avoit pas, ni la destruction de l’Empire d’Asie, ni l’accroissement de celuy de Grece, mais seulement dix hommes qui fussent semblables à Nestor : Agamemnon nous montrant, par là, que dans la crainte qu’il avoit de perdre Nestor, veû l’extreme vieillesse où il estoit, il apprehendoit de manquer de gens, pour mettre en sa place ; & Homere nous faisant voir, qu’un Nestor se peut quelquesfois trouver en un Siecle, mais que dix Nestors ne se peuvent que souhaiter.

Ce souhait n’a point fait de tort à la bonne renommée d’Agamemnon : La Grece ne luy a point reproché de s’estre laissé gouverner à Nestor : Pour cela le Roy des Rois n’a pas esté estimé moins sage, ni moins digne de la souveraine Authorité. Au contraire, c’est un Axiome dans la Politique, qui passe pour une proposition d’eternelle verité, & qui est aussi vieux que la Politique mesme, qu’un Prince mal-habile ne sçauroit estre, ni bien conseillé, ni bien servi.

Que si recevoir conseil, presuppose quelque avantage du costé de celuy qui le donne ; l’inferiorité de la part de celuy qui le reçoit, ne laisse pas d’avoir son merite. Il est à son tour le Superieur : Il reprend la premiere place, quand il met la main à l’œuvre, & que, par l’execution des choses deliberées, il change les regles en exemples, & les belles paroles en bons effets. Car quoy qu’on ait dit autrefois à Rome, que Laelius estoit le Poëte, & que Scipion estoit l’Acteur, & qu’il soit vray que celuy qui compose les vers agit plus noblement que celuy qui les recite ; il n’est pas pourtant vray que la Personne, qui execute les entreprises glorieuses, produise une operation moins relevée que celle, qui seulement les conseille. Le Conseiller ne conserve son avantage, que dans les commencemens des Choses, mais il le perd dans l’evenement : Et, dans les commencemens mesmes, il ne l’a pas tout entier ; celuy qui est conseillé, ne demeurant pas inutile & sans mouvement, tandis que dure l’action de celuy qui le conseille.

La Nature semble nous montrer ce que nous disons, & en a formé je ne sçay quel crayon dans l’ame de l’Homme, où l’Intellect, qu’on nomme patient, & qui est le siege de la doctrine, quoy qu’il soit eclairé, par la lumiere de l’Intellect qui agit, ne souffre pas neantmoins de telle sorte, que de son chef aussi il n’agisse. Il juge de la connoissance qu’il a reçeuë : Il tourne, il remuë, il desplie, il estale en luy-mesme cette connoissance. Apres l’avoir comparée aux autres, il en recueille des consequences & des conclusions. Et ainsi on peut dire, qu’il travaille en compagnie : Et s’il pâtit, c’est de la plus belle espece de passion, qui ne gaste & ne corrompt pas, comme celle d’une playe, ou d’une bruslure, mais qui acheve & qui perfectionne, comme celle de l’illumination en l’Air, & de la reception des images dans les yeux.

Parlons moins subtilement, & d’une maniere plus populaire. Concluons qu’il est necessaire d’avoir des mains, pour s’aider utilement des outils ; & d’avoir de la prudence, pour user comme il faut de celle d’autruy. La Sagesse elle-mesme est irresoluë & peu asseurée, quand elle manque d’approbation, & qu’elle est reduitte à son propre tesmoignage. Le raisonnement concerté ne nuit point à la premiere apprehension que nous avons de la verité des choses ; & nostre Aristote dit là dessus, que le sel ne fait point de mal au poisson de mer, & que l’huile assaisonne les olives. Le Courtisan estourdi & interessé, met toutes les affaires en desordre, & ruïne au lieu d’edifier : Mais le Ministre sage & fidele, qui divise egalement son affection, entre le Roy & l’Estat, rend de tres-grands services à l’un & à l’autre, & se peut dire, à mon avis, aveque raison, le temperament de la puissance d’un seul, & le bien commun de la Republique.

Mais mon opinion particuliere seroit peu de chose, & n’auroit pas assez de force, pour former & conclure ce Discours, si je ne la confirmois par la reconnoissance publique, envers des personnes si utiles au bien general du Monde, & par les preuves eclatantes d’affection & d’estime, que les Princes ont renduës eux-mesmes, à la sagesse, & à la fidelité de leurs Ministres.

Je laisse la Grece, où ils ont regné aveque les Rois ; Je laisse la Perse, où les Rois ont regné par eux, & où ils estoient nommez les yeux du Roy ; c’est-à-dire, comme l’explique un excellent homme, les yeux du Roy, tousjours ouvers & tousjours veillans, pour le salut du Royaume ; qui regardent en mesme temps, devant, derriere, à droit, & à gauche.

Je m’arreste à Rome, où les Empereurs voulant corriger l’amertume qui se trouve dans les mots de servitude & de sujetion, ont honnoré pareils Serviteurs du titre d’Amis. Ils les ont appellez leurs Compagnons ; quelquesfois les Compagnons de leurs peines, les Compagnons de leurs guerres, & de leurs victoires, & ont mesme trouvé bon que le Peuple les appellast ainsi.

Ils leur ont fait eriger des Statuës, vis à vis des leurs. Ils les ont fait depositaires de leur Espée, avec permission de s’en servir contre eux-mesmes, si le bien de l’Estat le requeroit, & s’ils se rendoient indignes de leur puissance. Ils ont fait battre de la monnoye, où estoit l’Image d’un General de leurs Armées, & ces paroles à l’entour, Belizaire la gloire des Romains : & on voit encore aujourd’huy une Medaille d’argent, d’un costé de laquelle est representée la figure de Valentinien, & de l’autre costé celle d’un de ses Sujets, assis dans la Chaire Consulaire, tenant des papiers en la main droitte, & en la gauche un baston, avec un Aigle perché dessus. On peut voir aussi dans l’Histoire Auguste, ce superbe Monument, consacré à la memoire d’un grand Ministre, a Misithée le Pere des Princes, & le Tuteur de la Republique.

L’Inscription est singuliere, & la qualité de Pere du Prince n’est pas commune, pour ce temps-là, le siege de l’Empire n’ayant pas encore esté transferé de Rome à Constantinople ; car apres que cela fut, cette qualité fut comme erigée en titre d’office, & on appelloit vulgairement ceux qui avoient la principale direction des affaires, les Peres de l’Empire, et de l’Empereur.

L’Histoire escritte, depuis Constantin, ne parle d’autre chose que de cette Dignité du Patriciat. La Poësie mesme ne s’en est pas teuë ; & il y a encore des Vers moqueurs, que fit le Poëte Claudien, contre l’Eunuque Eutropius, Consul & Patrice de l’Empire. Sa cheute est celebre dans les Livres de ce Siecle-là, & Saint Jean Chrysostome en a fait un Homilie presque toute entiere. Les Vers moqueurs marquent particulierement la confiscation de son bien, & en voicy le sens à peu pres, si ma memoire ne me trompe. Pourquoy pleures-tu la perte de tes richesses, qui tomberont entre les mains de ton Fils ? L’Empereur sera ton Heritier, & ce n’est que de cette sorte qu’il faloit que tu fusses le Pere de l’Empereur. Mais ma memoire m’est revenuë, & le François m’a fait trouver le Latin ;

Direptas quid plangis opes, quas Natus habebis ?
Non aliter poteras Principis esse Pater

Surquoy me ressouvenant que la Croix de Jesus-Christ avoit pris la place des Aigles Romaines, & qu’alors les Empereurs estoient devenus domestiques de la Foy, & membres de l’Eglise, d’Estrangers & de Persecuteurs qu’ils estoient auparavant ; j’ay pensé qu’ils pouvoient avoir emprunté ce terme des Lettres Saintes, & du Discours du Patriarche Joseph.

Ce grand Ministre se glorifie, dans la Genese, que Dieu l’a donné pour Pere à Pharaon, (quoy que peut estre il fust plus jeune que luy) qu’il a esté establi Prince de toute la Maison Royale, et Seigneur de tout le païs d’Egypte : Et les mesmes Lettres Saintes nous apprennent, un peu devant, que Pharaon tira sa bague de son doigt, & la mit en celuy de Joseph ; qu’il le fit monter sur un Chariot de triomphe ; qu’il fit faire commandement par un cri public, que tout le monde se prosternast devant luy ; qu’il luy dit en pleine & generale assemblée, tu es, ne plus, ne moins que Pharaon, et je n’ay rien que mon Nom, et mon Throsne plus que toy.

Il ne se peut rien adjouster à un si illustre tesmoignage du ressentiment d’un Prince bien conseillé : Et je vous prie, qu’y a-t’il à dire & à s’imaginer, apres cela ? Vous voyez que la plus haute idée, que j’avois pû concevoir de la dignité du Ministere, est authorisée par le plus ancien de tous les exemples de cette nature. Il n’y a pas moyen d’aller plus loin, dans l’Histoire ; & je vous avouë, monseigneur, que je sens quelque tentation de vaine-gloire, de ce qu’un grand Prophete m’explique par la bouche d’un grand Roy.

DISCOURS DEUXIESME.



CEtte Verité establie, que les Rois ne sçauroient regner sans Ministres ; il est presque aussi vray, qu’ils ne sçauroient vivre, sans Favoris. Le Bien ne s’arreste pas au lieu de sa source : il veut couler & s’espandre ; Et ce n’est qu’un Bien commencé, s’il ne croist par la communication, & s’il ne s’acheve, en se dilatant. Mais adjoustons quelque chose de plus estrange & d’aussi certain. On nous a assuré il y a longtemps, de la part de la Raison, que si un Homme estoit tout seul dans le Ciel, & qu’il ne fust pas en sa puissance d’en faire part à un autre, il s’ennuyeroit de sa propre felicité, & voudroit descendre du Ciel en Terre.

Je dis donc sur ce fondement, que les plus sages Princes qui soient au Monde ; que les Augustes & les Antonins, s’ils y revenoient ; que les Constantins & les Theodoses, peuvent avoir de legitimes affections, & aimer raisonnablement celuy-cy plus que celuy-là.

Que ce soit vostre peuple, qui soit vostre Favori : Cet avis fut donné autresfois à un grand Prince, mais par un Philosophe un peu trop severe. De deffendre aux Rois le plus doux usage de la volonté, & de les despoüiller de la plus humaine des passions, ce seroit estre Tyran des Rois, & ne leur permettre pas qu’ils fussent hommes : ce seroit les lier à la grandeur de leur condition, & les cloüer sur le Throsne. Quelle rigueur, de vouloir qu’ils n’apparoissent jamais, sous une forme semblable à la nostre ? qu’ils ne puissent jamais se desfaire d’une gravité qui les incommode ? Est-ce un crime d’avoir un Confident, dans la compagnie duquel on vienne chercher du repos apres le travail, & des divertissemens apres les affaires ?

La Vertu n’a garde d’estre austere & farouche à ce point là : Elle ne destruit pas la Nature ; Elle en corrige seulement l’imperfection ; Elle sçait rendre justice ; mais elle sçait aussi faire grace : Elle donne rang dans la Charité à qui que ce soit ; L’Estranger y est receu comme l’Hoste, & le Barbare comme le Grec ; Mais elle reserve l’Amitié pour le petit nombre : Elle n’espouse pas tout ce qu’elle embrasse.

Dans le Ciel, où se trouvent les Idées & les premieres formes des choses, n’y a-t’il pas des regards bien-faisans, & des inclinations favorables, plustost pour ceux-cy, que pour ceux-là, d’où naissent sur la Terre les Predestinez & les Eleus ? N’y a-t’il pas eu une Nation choisie, qui a esté preferée à toutes les autres Nations ? Elle a esté nommée la part & l’heritage du Seigneur : le Seigneur luy a dit, je seray ton Dieu, et tu seras mon Peuple. Dans la Maison des Patriarches, cette preference est tousjours tombée d’un costé, à l’exclusion de tout le reste. Les Cadets ont emporté le droit d’Aisnesse, & les avantages de la Nature ont fait place aux ordres de Dieu.

Et quand le Fils de Dieu luy-mesme est venu au Monde ; outre les soixante & douze Disciples qui estoient de sa suite, & qui s’avoüoient à luy, il a appellé douze Apostres, pour luy rendre une plus particuliere sujetion, & estre plus proches de sa Personne. Entre ceux-là mesme, il y en a eu trois, à qui il s’est ouvert plus familierement qu’aux autres : Il leur a montré des marques de sa Divinité, qu’il avoit cachées à leurs Compagnons : Il leur communiqua beaucoup de secrets de l’Avenir, dans l’agitation de sa prochaine mort, & parmi les inquietudes de ses dernieres pensées.

Encore a-t’il tesmoigné plus de tendresse pour l’un des trois, que pour les deux autres. Saint Jean ne fait point de difficulté de se nommer le Cher & le Favori de son Maistre. Il se glorifie par tout de cette faveur ; & il me semble qu’il en usa avec assez de liberté, lors qu’il s’endormit, dans le sein d’un Maistre si grand & si redoutable. Considerez-le dans le Tableau de la sainte Cene, & voyez comme il repose sa teste negligemment, sur un lieu, où les Seraphins portent leurs regards, avec reverence.

Puis, donc, que l’Autheur et le Consommateur de la Vertu, aussi bien que de la Foy, a eu ses inclinations & ses amitiez, & n’a pas tousjours voulu commander à la Nature ; le Prince ne doit point craindre d’aimer, apres un Exemple de telle authorité, qui luy en donne toute permission ; & par les principes d’une plus sage Philosophie, que n’est celle de Zenon & de Chrysippe, il peut estre sensible, sans qu’on le puisse dire Intemperant.

Il faut seulement que les mouvemens de son ame soient justes & bien reglez. Qu’il face du bien ; mais qu’il garde de la proportion & de la mesure, en la distribution du bien qu’il fait ; Qu’il ne pousse pas incontinent, dans le Conseil, ceux qui luy auront esté agreables, dans la Conversation. Il doit faire difference, entre les personnes qui plaisent, & celles qui sont utiles ; entre les recreations de son Esprit, & les necessitez de son Estat ; Et s’il n’apporte une grande attention, dans l’examen des differens sujets qu’il employe, il fera des Equivoques, dont son Siecle pâtira, & qui luy seront reprochez, par les Siecles à venir.

Les Courtisans sont la matiere, & le Prince est l’Artisan, qui peut bien rendre cette matiere plus belle, mais non pas meilleure qu’elle n’est : Il peut y ajouster des couleurs & de la façon, par le dessus ; mais non pas luy donner aucune bonté interieure : Il en peut faire une Idole, & un faux Dieu ; mais il n’en peut pas faire un Esprit, ni un habile homme.

Il se voit de ces Idoles, en païs mesme de Chrestienté. Il y a tousjours eu d’indignes Heureux ; tousjours des Guenuches caressées dans le Cabinet des Rois, & vestuës de toile d’or. Il y a eu en Égypte des bestes sur les Autels : Il y a eu par tout des defauts & des vices adorez. Ce que je m’en vais dire à vostre Altesse, je l’ay appris d’elle, & je le trouve digne de l’esprit de Marc Antonin le Philosophe. Il y a une Authorité aveugle & müete, qui ne connoist, ni n’entend ; qui paroist seulement & qui ebloüit ; qui est toute pure authorité ; sans aucun meslange de Vertu, ni de Raison. Il y a des Grands qui ne sont remarquables, que par leur Grandeur, & leur Grandeur est toute au dehors, & toute separée de leur personne.

Ces Grands, Monseigneur, me font souvenir de certaines Montagnes infructueuses, que j’ay veuës autrefois, allant par le Monde. Elles ne produisent, ni herbe, ni plante : Elles touchent le Ciel, & ne servent de rien à la Terre : leur sterilité fait maudire leur elevation. Ceux-cy, de mesme, ne sont pas moins inutiles, qu’ils sont grands ; Et je les regarde, comme de vaines monstres du pouvoir & de la magnificence des Rois ; comme des Colosses qu’ils ont elevez, & des Pyramides qu’ils ont basties. Ce sont des fardeaux, & des empeschemens de leurs Royaumes, qui pesent à toutes les parties de l’Estat. Ce sont des superfluïtez, qui occupent plus de place que toutes les choses necessaires. Cela s’entend à les considerer, dans une foiblesse encore innocente, & avant qu’ils ayent adjousté l’injustice de leurs actions, à l’indignité de leur personne.

Voilà les beaux ouvrages de la Fortune ; Voilà les mesprises & les extravagances de cette Deesse, sans yeux & sans jugement, à qui Rome a donné tant de Noms, & a dedié tant d’Autels. Vous avez bien ouï parler de quelques Reines hipocondriaques, qui ont eu de l’amour, pour un Nain, & pour un Maure, voire pour un Taureau, & pour un Cheval : La Fortune est à peu pres de l’humeur de ces Princesses mal-sages ; Elle choisit d’ordinaire le plus laid & le plus mal-fait : En la demande de la Preture, elle prefere les escrouëlles de Vatinius à la Vertu de Caton : Pour ne rien dire de pis, elle fait des profusions, & ne paye pas ses debtes.

Mais nous parlons d’un Fantosme, lors que nous parlons de la Fortune : La force des Astres, & la necessité du Destin sont encore d’autres Fantosmes, que l’opinion des Hommes se forme, & apres lesquels je ne suis pas d’avis de courir. Cherchons quelque cause plus apparente de cette faveur qui semble n’avoir point de cause, & voyons à peu pres quelle est la naissance de cette mauvaise Authorité.

Ce que nous cherchons seroit-ce point un transport de passion, qui sort sans raisonnement, de la partie animale, & s’arreste au premier objet qui plaist, & à la premiere satisfaction de la volonté.

Seroit-ce point un jeu, & une fantaisie de la Puissance ; un exercice, & une occupation de la Royauté, qui prend plaisir à faire des choses estranges ; à estonner le Monde par des Prodiges ; à changer le destin des Petits & des Miserables ; à peindre & à dorer de la bouë ?

N’est-ce point, au contraire, une erreur serieuse & deliberée, une tromperie de bonne foy, faitte à soy-mesme par soy-mesme ; aidée par l’imposture de l’apparence, qui desguise quelquefois les hommes de telle sorte, qu’ils ne sont reconnoissables qu’à Dieu ? Il est certain que le plus souvent ils portent des marques si douteuses, & ce qui paroist d’eux est si faux, qu’il n’y a que Celuy qui les a faits, qui sçache leur veritable prix.

Mais l’Effet, que nous avons tant de peine à tirer de l’obscurité des Causes, ne seroit-ce point un present de l’Occasion ? Car d’ordinaire elle offre aux Princes des Serviteurs ; Elle les oblige à prendre ce qu’ils trouvent à leur main, & ce qui leur passe devant les yeux. Leur impatience ne pouvant souffrir de retardement, & leur mollesse estant ennemie de toute sorte de peine ; pour s’espargner les longueurs de la recherche, & les difficultez du choix, ils mettent en œuvre les instrumens les plus proches, & gardent, par coustume, ceux qu’ils n’avoient pris que, par rencontre.

Pour conclusion, cette Faveur qui s’esleve si haut, sans avoir de fondement, ne seroit-ce point plustost un effet de l’amour propre, & une complaisance, que personne ne refuse à ses opinions ? Ne seroit-ce point nostre honneur, que nous croyons engagé, dans la perfection de nostre Ouvrage ? Ne seroit-ce point un levain de cét orgueil naturel, caché dans l’esprit des hommes, & qui enfle particulierement le cœur des Rois, quand il est question de maintenir une faute qu’ils ont faitte, & de ne pas avouër qu’ils peuvent faillir ?

Quoy que puisse estre cette Faveur, ce n’est point une creature de la Vertu ; non pas mesme de la Vertu du Sang : Le merite n’y a point de part ; non pas mesme le merite de la Race. Les Affranchis de Claudius, les Valets des Enfans de Constantin, les Gouverneurs des Enfans de Theodose, les Eusebes & les Eutropes ne sont point de legitimes Favoris, & beaucoup moins de legitimes Ministres. Et certes, j’ay pitié de l’Empire, & j’ay honte pour l’Empereur, quand je voy l’Empire & l’Empereur, dans ces mains serviles & mercenaires.

Je voy, avec horreur, ces vilains spectacles des Regnes infortunez, ces productions monstrüeuses des mauvais Temps. Temps aveugles, & pleins de tenebres ; Malheureux en Princes, & steriles d’Hommes. Et, à vostre avis, y a-t’il eu de Solitaire si eloigné de la Cour, & prenant si peu de part aux choses du Monde, qui ait pû regarder, sans despit, les choses tellement hors de leur place, & le Monde renversé de cette sorte ? Y a-t’il eu de si tranquille Contemplatif, qui ait pû voir sans emotion, des gens de neant s’emparer de la conduite des grands Estats, & s’asseoir au Timon ; bien qu’ils ne deussent estre qu’à la Rame ? Cela s’est veû neantmoins, & assez souvent. Le Consulat a esté profané plus d’une fois, par des personnes infames : Et tel, qui sous un autre Regne eust esté caché parmi le Bagage, a eu le commandement de l’Armée.

Mais outre les Eusebes, & les Eutropes, l’Histoire de l’Empire d’Orient ne manque pas de ces Exemples honteux. Elle nous monstre de miserables Eunuques, qui n’avoient appris qu’à peigner des femmes, & à filer, erigez tout d’un coup en Chefs du Conseil, & en Capitaines Generaux. Et d’autres Histoires plus recentes nous produisent des Barbiers, des Tailleurs, des Valets de chambre, changez du soir au matin en Chambellans, en Ambassadeurs, &c. employez aux plus importantes negociations & aux plus illustres Charges de leur Païs. Ainsi quoy que puisse dire nostre Homme, qui admire tant la Cour, & l’Art de la Cour, l’Ignorance audacieuse a souvent presidé à la conduite des choses humaines : Quoy qu’il jure qu’il a veû des rayons sur le visage de Monsieur le Duc de ***, cette fausse lumiere est une beveuë de ses yeux, & une illusion de son esprit. Les Sots ont souvent tenu la place des Sages, & un temps a esté, où ceux qui devoient dicter les Loix, & prononcer les Oracles, ne sçavoient, ni lire, ni écrire.

Ce n’est pas que leur sens commun fust plus net, pour n’estre enveloppé d’aucune connoissance estrangere. Ils n’avoient, ni les biens naturels, ni les biens acquis : Ils avoient seulement ce qui suit d’ordinaire les biens naturels & les biens acquis ; je veux dire la bonne opinion de soy-mesme, accompagnée du mespris d’autruy. Quoy que ce ne soit pas la coustume de sçavoir les affaires, par revelation, & qu’il faille les apprendre, par experience, ou devancer l’experience, par la force du raisonnement ; ils se persuadoient que l’Authorité suppleoit à tout cela, & qu’immediatement apres leur Promotion, Dieu estoit obligé de leur envoyer de l’esprit, pour bien gouverner, & de faire valoir l’election du prince, par la subite illumination de ses Ministres.

Il n’en va pas toutefois ainsi : C’est tout ce que Dieu a voulu faire, pour les Ministres de son Fils unique, desquels nous avons dit quelque chose, au commencement de ce Discours. Par là il s’est moqué de la superbe Philosophie. Il a confondu la Prudence humaine ; prenant ces Ames neuves & grossieres, pour estre les Confidentes de ses secrets ; les remplissant beaucoup, comme dit un Ancien Chrestien, parce qu’il y trouva beaucoup de vuide. Il a tiré des cabanes & des boutiques, ceux qu’il vouloit faire Rois & Docteurs des Nations. Il ne faut pas que les autres Ignorans pretendent d’estre esclairez de la sorte ; ni qu’au lieu de l’esprit de Prophetie, de l’explication des Escritures, & du don des Langues, ils attendent du Ciel, la connoissance des choses passées, la penetration dans celles de l’Avenir, la lumiere qui débroüille les intrigues de la Cour, la science de faire la Guerre, & la dexterité de traiter la Paix.

Aussi d’ordinaire ils reüsissent tres-mal, en une profession qu’ils n’ont point apprise, & dans l’exercice de laquelle ils se sont jettez indiscrettement, sans y apporter aucune preparation de discipline ; sans faire aucun fonds d’experience ; sans connoistre les premiers elemens de la Sagesse civile. Il faut de l’adresse & de la methode, pour conduire un Batteau, & pour mener un Chariot. Il faut avoir appris les chemins, pour pouvoir servir de Guide. J’ay veû des regles & des preceptes, pour se bien acquiter de la charge de Portier, & de celle de Concierge, quoy que ce soient deux mestiers, qui ne sont pas extremement difficiles. Il faut donc apprendre tous les Mestiers, & estudier tous les Arts, jusques aux moindres, & aux plus aisez ; Et celuy, de conduire le genre humain, n’aura point besoin d’instruction ? On gouvernera le Monde, au hazard & à l’avanture ? On jouëra, à trois dez, le salut des Peuples & des Royaumes ?

C’est bien tenir indignement la place de Dieu : C’est bien faire le Phaëton en ce Monde, & dispenser inegalement la lumiere & la chaleur, sur la face de la Terre : C’est courir fortune d’en brûler une partie, & de laisser geler l’autre. Les Favoris ignorans courent chaque jour cette fortune, & sont en ce perpetüel danger ; je dis de se perdre, & de perdre leur Païs, lors mesme qu’ils ont rafiné leur ignorance, par l’usage de la Cour, & que deux ou trois bons succez, qui viennent de la pure liberalité de Dieu, leur donnent bonne opinion d’eux-mesmes, & leur font accroire, qu’ils ont fait le bien qu’ils ont receu.

Toutes leurs actions sont alors des Contre-temps ; sont de fausses mesures d’une fausse regle. Au lieu de se sçavoir arrester à ce Poinct de l’Occasion, si recherché par les Sages, & si necessaire pour la perfection des affaires, ils vont tousjours devant ou apres : Ou ils le passent, ou ils n’y arrivent pas. Aujourd’huy ils declarent la Guerre, par colere ; demain ils demandent la Paix, par lascheté. Ils flattent les Ennemis naturels de la Patrie, & offensent les anciens Alliez de la Couronne. En Espagne ils voudroient donner liberté de conscience ; en France ils voudroient introduire l’Inquisition. La Frontiere est nuë, & desarmée ; & ils fortifient le cœur de l’Estat : Il leur prend envie de raser la Citadelle d’Amiens, & d’en bastir une à Orleans.

Mais les Elections qu’ils font des autres, sont bien dignes de celle qui a esté faite d’eux. Pour l’Ambassade de Rome, ils proposent au Prince un bon Capitaine de chevaux legers, & qui s’est signalé en plusieurs combats. A leur recommandation, on met dans les Finances un vieux Prodigue, qui en sa jeunesse a fait cession de biens, mais qui parle admirablement de l’œconomie. Ils demandent la premiere Charge de la Justice, pour un homme veritablement de robbe longue, mais celebre, par le peu de connoissance qu’il a des Lettres ; mais de la Classe de celuy que nos Peres virent à Paris, quand les Ambassadeurs de Pologne y arriverent. Ils firent à cet Homme leur compliment en Latin, & il les pria de l’excuser, s’il ne leur respondoit pas, parce qu’il n’avoit jamais eu la curiosité d’apprendre le Polonnois.

Vous sousriez, Monseigneur, & vous vous estonnez de la grande Litterature de cet homme de robbe longue. Il faisoit bien d’autres equivoques, & on en conte quelques uns, qui ne me semblent pas mal-plaisans. Ce fut luy qui crût que Seneque estoit un Docteur de Droit Canon, & que, dans ses Livres des Benefices, il avoit traitté, à plein fonds, des Matieres Beneficiales. Un *** de ce temps-là luy fit accroire, que la Morée estoit le Païs des Mores ; & il n’est rien de si vray, qu’il chercha, dans la Carte, un jour tout entier la Democratie, & l’Aristocratie, pensant les y trouver, comme la Dalmatie, & la Croatie.

Il fait bon estre sçavant, sous ces Regnes-là, & les Muses ont beaucoup à esperer de la protection de pareils Ministres. Mais passons outre, & ne considerons point l’interest des Muses, dont le destin est d’estre pauvres & mal-traitées, sous toutes sortes de Regnes, & par toutes sortes de Ministres.

Ceux-cy se connoissent en hommes & en affaires, comme vous voyez. Apres avoir dissipé le revenu de l’Estat, en des despenses mauvaises, ou ridicules ; afin de paroistre bons Menagers, ils laissent perdre une occasion importante, faute de cinquante escus, qu’ils ne veulent pas qu’on baille, pour faire partir un Courrier expres. Ils attendent le jour de l’Ordinaire, & s’imaginent que l’Occasion l’attendra, aussi bien qu’eux. Un Docteur Politique qui les a sifflez, & qui leur a mis, dans la teste, cinq ou six mots de nostre Tacite, pour les alleguer cent fois le jour ; sur toutes choses, leur a recommandé le Secret, & la Dissimulation. Cette leçon faitte, ils font mystere de tout ; ils ne s’expliquent que par des clins d’œil, & par des mouvemens de teste. Au moins ils ne parlent plus qu’à l’oreille, non pas mesme quand ils loüent leur Maistre, & qu’ils disent, que c’est le plus grand Prince de la Terre.

Cette religion du Silence est passée dans leur esprit, jusqu’à une telle superstition, qu’ils font scrupule de donner les ordres necessaires, à ceux qui les doivent executer ; tant ils ont peur de descouvrir ce qui a esté resolu au Conseil. Ils escoutent attentivement un Alchimiste, qui leur promet des montagnes d’or : Ils reçoivent à bras ouverts un Banni, qui leur fait aisée la conqueste de son Païs : Et, se reposant sur la foy de l’un et de l’autre, ils s’embarquent, dans une grande Entreprise, & commencent une grosse Guerre, dont ils sont las, des le second jour. Ils font mille autres choses semblables. Et si ces exemples ne sont de ce Siecle, ils sont des Siecles passez : S’il n’y a pas eu en France, & en Allemagne, de ces Ignorans presomptueux, de ces ridicules Tout-puissans, il y en a eu en Espagne, & en Italie.

La misere du Temps (il vaut mieux accuser le Temps que le Prince) Cette misere publique, qui a fait faire de la monnoye de fer & de cuir ; qui a donné du prix aux plus viles choses, a mis aussi en usage ces gens-là, & les a introduits dans le Cabinet des Rois, où ils ont traisné avec eux, toutes les ordures de leur naissance, & toutes les habitudes vicieuses, dont les ames serviles sont capables. Car c’est icy un Chapitre de leur Histoire, que nous ne devons pas oublier ; & il est certain que leur innocence n’a gueres plus duré à la Cour, que celle du premier Homme, dans le Paradis terrestre.

D’abord, quoy que peut-estre ils ne fussent pas nez meschans, ils ont crû qu’il falloit le devenir, & se sont desfaits de leur conscience, pour travailler, avec moins d’empeschement, aux affaires de l’Estat. Ils ont pensé d’ailleurs, que l’orgueil estoit bienseant à la dignité, que, s’ils paroissoient les mesmes qu’auparavant, leur condition ne seroit pas tout à fait changée, & que la courtoisie les remettroit, dans l’egalité, de laquelle ils s’estoient tirez, avec tant de peine. Ainsi ils n’ont point apprehendé de tomber, dans la haine, pour eviter le mespris. Ils se sont fait craindre, ne pouvant se faire respecter. Ils ont estimé, qu’il n’y avoit point de moyen d’effacer la memoire de leur ancienne bassesse, que par l’objet present de leur tyrannie ; ni d’empescher le Peuple de rire de leurs infirmitez, qu’en l’occupant à pleurer ses propres maux, & à se plaindre de leur cruauté.

Avec ces belles Maximes, & cette Antipolitique, que je vous ay un peu esbauchée, ils ont gouverné le Monde ; mais ils l’ont gouverné d’une estrange sorte. Ils ont renversé ce qu’ils vouloient soustenir ; Ils ont rompu ce qu’ils avoient dessein de noüer ; Ils ont fait autant de ruïnes, qu’ils desiroient faire d’establissemens ; Ils ont gasté autant de choses, qu’ils en ont maniées. Les cheutes des Princes, & les pertes des Estats ont esté le succez de leur Administration. S’estant saisis de la Puissance souveraine, (je les considere derechef, dans leur innocente infirmité) ils en ont usé, comme les Enfans se servent de leurs couteaux, qui s’en blessent le plus souvent, & en offensent leurs Meres, & leurs Nourrices.


QUe si la temerité de ces gens-là n’a pas tousjours esté malheureuse : S’ils sont arrivez au port, tenant une route, qui apparemment les en eloignoit ; (car il est certain qu’il se voit de ces Miracles, & j’en connois quelques uns qui se sont sauvez, par des actions qui les devoient perdre.) Il ne faut pas se fier pourtant à cette Felicité aveugle, qui les a guidez : Il faut les regarder, comme des Personnes transportées d’une violente imagination, qui passent les rivieres en dormant, sans sçavoir nager, & courent par les precipices, sans faire un faux pas. Il faut les admirer, Comme des bestes divines, & ne les pas imiter, comme des personnes raisonnables. Je tiens ce mot du bon-homme Alexandre Picolomini, lors que je le fus voir, passant à Siene, & que je le trouvay sur le lit verd, dont parle Monsieur De Thou.

Si vous estes jamais Favoris (avec la permission de son Altesse, j’adresseray ma parole à ces deux jeunes Gentilshommes qui m’escoutent) ne vous proposez point de pareils exemples : Ils sont tres-dangereux, quoy qu’ils soient tres-eclatans. Ce sont des Flambeaux allumez sur les Escueils : Ils font faire naufrage aux nouveaux Pilotes. Ce sont des Adresses, qui meinent à la mort ceux qui les suivent ; qui ne servent qu’à piper la Posterité ; qu’à apprendre aux hommes à faillir ; qu’à donner du credit & de la reputation à l’Imprudence.

DISCOURS TROISIESME.



COmme ceux que nous laissasmes hier, manquent de la capacité requise, & ont l’intelligence fort courte, & fort limitée ; il s’en trouve d’autres, qui l’ont trop vague, & trop estenduë, & qui raisonnent avec excez. Je parle de ces Speculatifs, qui visent d’ordinaire au delà du but ; qui quittent les chemins, pour prendre les routes ; qui s’égarent, pour arriver plustost où ils vont.

Appellons-les, s’il vous plaist, des tireurs d’essences. Ils mettent leurs avis à l’alambic, & les reduisent à neant, à force de les subtiliser : ils evaporent en fumée les plus solides affaires. Disons que ce sont des Heretiques d’Estat, qui veulent faire dans la Politique, ce qu’Origene a fait dans la Religion. Ils suivent les ombres, & les images des choses, au lieu de s’attacher à leur corps, & à leur realité. Ils embrassent la Vray semblance, parce qu’ils l’ont peinte & embellie à leur mode ; mais ils rejettent la Verité, à cause qu’elle n’est pas de leur invention, & qu’elle a son fondement en elle-mesme.

Ces Messieurs se figurent que, par tout, il y a du dessein & de la finesse, & que toutes les actions des hommes sont meditées. Rien ne leur passe devant les yeux, dont ils ne cherchent le sens mystique, & l’allegorique. Ils ne s’arrestent jamais à la lettre, ces subtils Interpretes des pensées d’autruy. Et quand deux Princes s’attaquent de toute leur force, & de toute la puissance de leurs Estats, ils croyent qu’ils s’entendent ensemble, pour tromper les autres Princes. Ils font des jugemens presque aussi plaisans que ceux, qui disoient à Athenes, qu’on ne se fiast pas à la mort du Roy Philippe, & qu’il s’estoit fait tüer tout expres, pour attraper les Atheniens.

On voit par ce mauvais mot jusqu’où peut aller la mauvaise subtilité, & quel est l’esprit de la Grece, & de ces Speculatifs. Mais il y a eu des Speculatifs en tout Païs. Il y a tousjours eu des Alchimistes, & des Souffleurs, qui ont distillé les choses humaines ; qui ont donné plus de liberté qu’ils ne devoient, à leurs conjectures, & à leurs soupçons. Parce que Junius Brutus contrefit le Sot, ils ont eu de la desfiance de tous les Sots : Ils se sont figurez, que tous les Niais imitoient Brutus ; que la simplicité apparente estoit un artifice caché ; que ceux qui ne sçavoient rien, dissimuloient leur science, que le silence de ceux qui ne disoient mot, couvroit de dangereuses pensées.

C’estoit l’opinion qu’avoit un Prince Romain d’un certain Imbecille de son temps, que les Pages siffloient, & que personne n’estimoit que luy. L’Histoire rapporte qu’il en apprehendoit les vertus secrettes ; & que le mespris universel de la Cour, & vingt-cinq ans d’impertinences, ou faites, ou dites, à la face du grand Monde, ne l’avoient pû assurer de cet homme-là.

Du mesme Principe, de fausse subtilité, sont nées ces Visions, que nostre homme trouve si ingenieuses, & qui me semblent si ridicules ; que les Docteurs admirent, & que je ne puis souffrir. En cet endroit Aristippe adressant sa parole aux deux Gentilshommes, qui l’escoutoient ; Pensez-vous, leur dit-il, comme ces Docteurs subtils, qu’Annibal ne voulut pas prendre Rome, de peur de n’estre plus utile à Carthage, & de se voir obligé, par là, à finir la guerre, qu’il avoit dessein de perpetüer ? A vostre advis, Auguste choisit-il Tibere pour son Successeur, afin de se faire regretter, & rechercher de la gloire apres sa mort, par la comparaison d’une Vie, qui devoit estre si differente de la sienne ? Vous imaginez-vous que le conseil qu’on trouva dans ses Memoires, de mettre des bornes à l’Empire, fust un effet de son envie, contre sa Posterité ? Avoit-il peur, qu’un jour un autre Homme fust plus grand Seigneur que luy, & commandast à plus de Sujets ? Est-il croyable que le mesme Auguste ne faisoit l’amour, que par maxime d’Estat, & ne voyoit les dames de Rome, que pour apprendre le secret de leurs Maris ? Y a-t’il de l’apparence, que son ame ne se remüast que par reigle, & par compas ; que toutes ses actions fussent si guindées, & tous ses vices si estudiez ?

A mon avis, c’est faire le Monde plus fin qu’il n’est. C’est interpreter les Princes, comme quelques Grammairiens expliquent Homere : Ils y trouvent ce qui n’y est pas, & l’accusent d’estre Philosophe & Medecin, en des endroits, où il n’est que Faiseur de contes & de chansons. Contentons-nous quelquefois du sens litteral. Ne cherchons pas un Sacrement sous chaque syllabe, & sous chaque point. Ne soyons pas si indulgens à nostre esprit, ni si curieux, dans celuy d’autruy. Il ne faut pas aller querir si loin la Verité, ni prendre les choses de si haut. Il ne faut pas rapporter à des causes reculées, & aux Conseils du Siecle passé, des succez, ou arrivez fortuitement, ou à qui une legere occasion aura donné lieu.

Les Stoïques, qui n’ont pas voulu, qu’une feüille d’arbre se remuast, sans ordre particulier de la Providence, ni que le Sage levast le doigt, sans congé de la Philosophie ; ne jugeoient pas plus avantageusement de Dieu, & de la Personne plus proche de Dieu, que ces Rafineurs presument d’un Homme, qui est souvent moins que mediocre ; qui n’a que le quart, ou la moitié de la partie raisonnable ; qui de sa vie ne songea à estre Sage, ni à s’approcher de Dieu. Il n’y a point de moyen, qu’ils ajustent leurs opinions à nostre commune capacité : Ils ne peuvent descendre jusques à nous. Dans le jugement qu’ils font des hommes, ils ne peuvent presupposer une infirmité humaine, c’est à dire, un principe d’erreurs & de fautes ; une maladie de la naissance, de laquelle Alexandre & Cesar ne sont pas exempts ; un defaut qui traisne apres soy tant d’autres defauts, en la Personne des plus Parfaits ; en la conduitte des plus Sages ; & en celle de Salomon mesme, si vous le voulez.

Les Grands evenemens ne sont pas tousjours produits, par les grandes causes. Les ressorts sont cachez, & les machines paroissent : & quand on vient à descouvrir ces ressorts, on s’estonne de les voir si foibles & si petits. On a honte de la haute opinion qu’on en avoit euë. Une jalousie d’amour, entre des personnes particulieres, a esté la matiere d’une guerre generale. Des Noms baillez ou pris par hazard ; les Verds & les Rouges des Jeux du Cirque, ont formé les Partis & les Factions, qui ont dechiré l’Empire. Le mot ou le corps d’une Devise ; la façon d’une Livrée ; le rapport d’un Domestique ; un conte fait au Couché du Roy ne sont rien en apparence ; & par ce Rien commencent les Tragedies, dans lesquelles on versera tant de sang, & on verra sauter tant de testes. Ce n’est qu’un nüage qui passe, & une tache en un coin de l’air, qui s’y perd plustost qu’elle ne s’y arreste. Et neantmoins, c’est cette legere vapeur, c’est cette nuée presque imperceptible, qui excitera les fatales tempestes que les Estats sentiront, & qui ebranlera le Monde, jusqu’aux fondemens. On s’est imaginé autrefois que c’estoient les interests des Maistres, qui mettoient en feu toute la Terre, & c’estoient les passions des Valets.

Je ne doute point que le Roy de Perse ne prist des pretextes tres-specieux, pour justifier ses armes, quand il vint en Grece, & que ses Manifestes ne dissent merveilles de ses intentions. Il ne manqua pas de Pretentions ni de Droits. Il n’oublia pas, que le grand Roy ne venoit que pour chastier les petits Tyrans ; & qu’il apportoit aux Peuples une riche & abondante liberté, au lieu de leur maigre & sterile servitude. Il falsifia son dessein, en plusieurs autres façons, & jura, peut-estre, que ce dessein luy avoit esté inspiré immediatement des Dieux immortels, & que le Soleil en estoit le premier autheur. Cependant quelques Manifestes qu’il fist voler, & quelque couleur de Justice & de Religion qu’il donnast à son Entreprise, voicy la verité de la chose.

Un Medecin Grec, domestique de la Reine, ayant envie de revoir le Port de Pyrée, & de manger des figues d’Athenes, mit cette fantaisie de guerre, dans la teste de sa Maistresse, & la porta à y faire resoudre son Mary. Si bien que le Roy des Rois, le puissant & redoutable Xerxes ne leva une armée de trois cens mille Combattans, ne coupa les Montagnes, ne tarit les Rivieres, ne combla la Mer, que pour conduire un Charlatan en son Païs. Il me semble que ce galant-homme pouvoit bien faire son voyage à moins de frais, & en plus petite compagnie.

Mais il me vient de souvenir, Monseigneur, d’une autre chose qui merite d’estre sçeuë, & que vous ne trouverez pas mal-plaisante. Elle arriva au royaume de Macedoine, plus de quatre-vingts ans, devant la naissance du Roy Philippe ; au temps de cette fameuse conjuration, qui d’un Estat en fit deux, & qui partagea la Cour, les Villes, & les Familles.

Ce fut la femme de Meleagre, Gouverneur d’une Place frontiere, & General de la Cavallerie, qui jetta son Mari dans la revolte, & certes pour un fort digne sujet. Sur le rapport qui fut fait au Roy de l’esprit & de la galanterie de cette Femme, il luy prit envie de la voir un jour en particulier : Il ne luy fut pas difficile d’obtenir d’elle, une faveur qu’elle accordoit aisément à de moins grands Seigneurs, & de moins honnestes gens que luy. Elle n’avoit pas accoustumé de lasser la constance de ses Amans, ni de faire mourir personne de desespoir. Le Roy s’estant donc rendu à l’assignation qu’elle luy donna, &, par malheur, ne l’ayant pas trouvée telle qu’il se l’estoit figurée, il luy tesmoigna d’abord son desgoust, & se separa d’elle, presque aussi tost, avec peu de satisfaction. Cet affront fut senti si vivement par celle qui le receut, & qui n’avoit pas mauvaise opinion de son merite, qu’elle protesta à l’heure mesme de s’en vanger. Et ne le pouvant mieux faire qu’en corrompant la fidelité de son Mari, & le desbauchant du service de son Maistre, elle usa pour cela de tous les charmes de son esprit, & de son visage. Elle employa, sur une ame credule, les plus subtiles inventions, dont est capable une ame artificieuse. Et ne doutez point que dans la chaleur de sa vengeance, elle n’eust voulu avoir une infinité de Maris, pour faire une infinité d’Ennemis au Roy, & pour tirer raison, avec plus d’espées, de l’offense qu’elle croyoit en avoir reçeuë.

Ainsi Meleagre quitta le service du Roy, & s’embarqua dans le Parti du Tyran, sans sçavoir par quel mouvement il y estoit poussé, ni quelle passion il vengeoit. Il joüoit un personnage qu’il n’entendoit point : Il estoit le Soldat de sa Femme, & pensoit estre un des principaux Chefs de la Ligue. Par là on peut voir, qu’il est aisé de se tromper, dans le jugement qu’on fait des actions des hommes, puis que les hommes mesmes, qui les font, y sont les premiers trompez ; puis qu’ils n’en sçavent pas tousjours la vraye cause. Ils sont souvent instrumens aveugles, & sans connoissance, de l’interest, ou de la passion d’autruy.

Les Speculatifs de Macedoine ne manquerent pas de publier de plausibles, & de specieuses raisons, de la revolte de Meleagre. Les uns dirent, qu’un reproche, que le Roy luy avoit fait, en presence des Ambassadeurs de Thessalie, luy entra si avant dans le cœur, & y fit une si profonde playe, qu’il ne pût jamais en guerir, que les caresses & les faveurs, qu’il receut, depuis ce temps-là, furent d’inutiles appareils, sur ce cœur blessé, & que la memoire d’une injure luy osta le sentiment de mille bienfaits. D’autres alleguerent le refus d’une Charge, qu’il avoit demandée, pour son Fils, & que veritablement on ne donna pas à un autre, mais qui fut supprimée, afin qu’elle n’entrast pas en sa Maison. Il y en eut qui excuserent son changement, sur l’amour de la Patrie, & sur le zele de l’ancienne Religion, de laquelle le Tyran prenoit le pretexte, pour faire la guerre au Roy.

Tous les Historiens exercerent là dessus leur subtilité, & tous furent subtils, & ingenieux à faux. Ils chercherent la source du Mal, qui d’un costé, qui d’un autre, & pas un ne la trouva : Pas un ne parla du despit de la Femme de Meleagre, qui fut la seule cause de la defection de son Mari, & qu’on ne descouvrit qu’en un autre Siecle, & long temps apres la mort du Roy, du Tyran, & de Meleagre.


CEs deux courses que nous avons faites, en Grece, & en Macedoine, estoient sur nostre chemin, & je veux croire qu’elles n’auront pas esté desagreables à Vostre Altesse. Mais je croy de plus qu’elle juge aussi bien que moy, qu’il vaut encore mieux debiter des visions, dans l’Histoire que dans le Conseil, & que la mauvaise subtilité est moins dangereuse, quand on raconte des choses faittes, que quand on delibere des choses à faire. Icy, pour ne rien dire de pis, elle est cause que les choses ne se font point.

Les gens d’Athenes sont trop habiles, pour tromper les gens de Thebes : Ceux-là tendent leurs filets si haut, & ceux-cy volent si bas, qu’il faudroit qu’ils fissent un effort, pour y estre pris. Je dis davantage. Les Atheniens employent quelquefois leur finesse, à s’en faire accroire, & à se tromper eux-mesmes. De leurs faux principes, ils ne peuvent tirer que de fausses conclusions, & n’ont garde de negocier heureusement, ni d’amener jamais leurs Adversaires de leur costé ; se tenant tousjours en des termes si eloignez d’eux, & s’en approchant si peu, que bien loin de se pouvoir joindre, ils ne se peuvent pas reconnoistre.

Il est mal-aisé d’ouïr de plus beaux Parleurs, & de voir mieux debattre des Opinions. Mais aussi n’en demandez pas davantage : Ils mettent en cela tout leur soin, & toute leur industrie. Ils y apportent autant d’estude, que si le discours estoit la principale fin de la deliberation, & quelque chose de plus que l’action mesme. Ils aimeroient mieux faire paroistre leur eloquence, en perdant l’Estat, que de le conserver, sans dire mot. Ils estiment que c’est bien davantage, d’emporter le dessus au Conseil, sur leurs Compagnons, que de battre à la Campagne les Ennemis. Si bien qu’ils content, quasi pour rien, les disgraces de la Guerre, esperant tousjours d’en avoir leur revanche au premier Traitté. Et là neantmoins ils rencontreront quelque Esprit de fer, incapable de persuasion, qui couppera ce qu’il ne pourra desfaire ; &, par une ferme & constante negative, brisera tous leurs filets, & toutes leurs ruses, sans prendre la peine de les demesler.

Tesmoin ce Gouverneur de Figeac, qui se trouva à une Conference, qu’eut la Reine Catherine, avec les deputez du Roy de Navarre, & du Parti Huguenot. C’estoit pour leur faire quiter, devant le temps accordé, les Places de seureté, qui leur avoient esté mises, entre les mains. Elle avoit amené de Paris, un homme tout-puissant en paroles, & à la Rhetorique duquel rien n’avoit esté impossible, jusques alors. D’abord il se fit admirer à l’Assemblée : Il excita en suite de plus douces passions, dans le cœur des Deputez : Apres avoir vaincu leur esprit, il gagna leur volonté. Et desja les plus desfians avoient oublié le Massacre, & ne vouloient plus de Places de seureté. On se contentoit de la parole du Roy, & le Traitté s’alloit conclurre, à la satisfaction de la Reine ; quand en un moment tout son travail fut gasté, & toute l’eloquence de son Orateur renversée, par la brusque response que luy fit le Gouverneur de Figeac.

Cette Princesse s’estant addressée à luy, avec une mine de triomphante, & luy ayant demandé, (plustost pour couronner une chose faitte, et avoir des applaudissemens, que pensant avoir besoin de son opinion) ce qui luy sembloit de la Harangue qu’il avoit ouïe : Madame, luy respondit-il, avec une parole si forte, qu’elle cassa les articles du Traitté à demi-conclu, Il me semble que Monsieur que voilà a bien estudié, mais mes compagnons ni moy ne sommes pas d’avis de payer ses estudes, de nos testes.

Ce Monsieur neantmoins, dont je vous parleray une autre fois, estoit un tres-habile Negociateur : Il avoit reüssi ailleurs tres-heureusement ; Et quoy qu’il regnast en l’Art de bien dire, il n’estoit pas pourtant de nos gens, qui ne sçavent que parler : Il faisoit servir cette science à une meilleure, & ne preferoit pas, comme eux, la gloire de son esprit, au bien du service de son maistre.

Nos gens en effet sont plustost Declamateurs que Ministres, plustost Sophistes que Conseillers. Ils ne sont point si faschez du mauvais succez des affaires, qu’ils sont aises de l’honneur qui leur revient, d’avoir bien harangué, sur chaque proposition debatuë, & de s’estre fait admirer aux Deputez, & à l’Assemblée. Leur vanité les console aisément de leur malheur. Ce leur est assez, de traitter le Genre Deliberatif, selon les preceptes de Quintilien, & de sçavoir manier les choses, par tous les endroits que montre Aristote. Voilà la borne de leur ambition. Ils sont satisfaits, s’ils n’ont point peché, contre les regles de l’Art ; Et je les trouve, en cela, semblables à un Medecin de Milan, que j’ay connu à Padoüe. Cet homme content de la possession de sa Science, et, comme il parloit, de la joüissance de la Verité, ne cherchoit point particulierement, dans la Medecine, la guerison des Malades : Il se glorifioit mesme une fois, d’en avoir tué un, avec la plus belle methode du monde : è morto, disoit-il, canonicamente, è con tutti gli ordini.

Dans les affaires aisées, ils sement des espines, pour les cueillir. Dans la moindre occurrence qui se presente, ils font naistre mille difficultez ; Ils trouvent autant d’expediens, & ne forment, le plus souvent, aucune resolution. Le grand nombre des choses qu’ils voyent, en chaque sujet, leur ostant la liberté du choix, & l’abondance les rendant pauvres, ils s’embarrassent, dans la multitude de leurs raisons, & s’arrestent d’ordinaire à la plus mauvaise, & voicy pourquoy : C’est parce que la plus mauvaise est le dernier effort de leur imagination desja lasse, & que l’ayant esté chercher, hors du sens commun, qui est desja espuisé, il semble qu’elle soit plus à eux que les autres, qui sont tirées de cette source publique, ou qu’ils ont prises de l’experience.

À ce conte-là, la bonne chose que c’est que cette Sobrieté de sçavoir & de connoistre, si estimée par les Lettres Saintes ? Avoüons-le, à la honte de la Raison humaine, & de la subtilité des Sophistes : Un grand Esprit, tout seul, est un grand instrument à faire des fautes ; Et si le jugement necessaire ne l’appesantit, & ne l’emousse, pour l’assujetir à l’usage, & l’accommoder à l’exemple & à la pratique, sans doute cette vivacité penetrante sera beaucoup plus propre à agiter des questions de Metaphysique, qu’à donner de bons conseils, qu’à bien entreprendre, & qu’à bien agir. En effet, les actions humaines veulent estre maniées humainement, c’est à dire par des moyens possibles & familiers ; d’une façon, qui tienne du corps, comme de l’esprit ; avec des raisons, qui tombent quelquesfois, sous les sens, & ne demeurent pas tousjours, dans la haute region de l’ame.

Les Raffineurs, qui agissent autrement, sont bons à troubler les Negociations, & ne valent rien à conclurre les Affaires. Ce sont d’excellens Broüillons, pour remüer un Estat, & de mauvais Ministres, pour le gouverner. Ils reüssissent dans le desordre ; & comme les Demons de l’Air, ils se meslent parmi le Tonnerre : Mais ils n’ont plus de force, si tost que le calme est venu ; & cette pointe qui nous esbloüit, n’estant qu’une lumiere d’Eclairs, il est tres-dangereux de prendre une pareille adresse, dans la varieté des accidens, & dans les divers destours de la Vie civile.

Mais quand ce seroit une veritable & continüelle lumiere, de laquelle ils seroient guidez ; quand ce seroit le Soleil luy-mesme, qui les conduiroit, ce n’est pas à dire, qu’ils trouvassent tousjours la fin qu’ils cherchent, & qu’ils arrivassent, où ils vont. Et de cela, Monseigneur, j’aurois encore quelque chose à dire, si le bruit d’un carosse & de plusieurs voix que je viens d’oüir, ne m’avertissoit que voicy l’heure de l’audience, que Monsieur Le Duc d’Espernon a envoyé demander à vostre Altesse.

DISCOURS QUATRIESME.



MOnsieur le Landgrave ne manqua pas de se faire porter, le lendemain, à l’heure ordinaire, dans la Chambre de la Conversation. Apres avoir tesmoigné à Aristippe, la satisfaction qu’il avoit euë du dernier Discours, il le pria de ne passer point à une nouvelle matiere, sans achever celle qu’il avoit laissée imparfaitte. Aristippe luy obeït, & parla à peu pres en cette sorte.
On ne sçauroit croire, combien la Raison s’égare ; Je parle de la plus droitte, & de la mieux eclairée ; & combien les Hommes se trompent ; Je dis les plus habiles, & les plus intelligens. Qu’il y a loin des paroles à la chose, & que ce n’est pas tout un, de produire que de concevoir ; d’executer que de discourir !

Dans la conception, & dans le discours, il semble que tout rit, & que tout veut plaire : Il n’y a que de la joye, & du chatoüillement, pour l’esprit, qui fait un exercice agreable, en cherchant ce qu’il desire, & croyant avoir trouvé ce qu’il cherche. En cet estat là, il reçoit comme les premiers plaisirs de l’amour : Il gouste les douceurs, qui naissent des nouvelles Opinions, & de la descouverte de la Verité, ou de quelque chose qui luy ressemble. Tant que l’esprit pense, & tant qu’il raisonne, personne ne le trouble, en la possession de son objet : Il est maistre des desseins, & des entreprises : Il court apres de belles idées, qui se laissent prendre,

comme il veut ; & ne rencontrant, ni de contradiction, ni de resistance, il joüit de la pureté du bien intellectuel, qui ne s’est point encore alteré, par l’action.

Mais ce n’est pas tout que cela ; Il faut enfin quitter ces lieux enchantez, & sortir de ces espaces vagues, pour entrer dans le veritable Monde. Il faut mettre la main à l’œuvre, & agir, apres avoir medité. Et c’est alors que les choses prennent une nouvelle face, & qu’elles ne sont plus si belles, ni si aisées. C’est alors, que l’ame est dans le travail, & dans les tranchées de l’enfantement ; C’est en ce temps-là que les penibles effets succedent aux raisonnemens voluptueux, & que ce qui paroissoit ami & favorable, dans la penseé, se revolte, & devient contraire, dans l’operation. Ce n’est plus le Marchand au Port, qui trafique sur la Carte, & se propose des gains sans danger, & une navigation sans orage : C’est un Faiseur de vœux, au milieu de la tempeste ; qui se repent d’estre parti du logis ; qui jette sa marchandise, en la Mer ; qui cherche une planche, pour sauver sa vie.

Les Vents ne se levent point, contre les paroles, & les deliberations ne vont point donner, contre les Escueils. Le Cabinet est un lieu de paix & de repos, où l’on trace, & où l’on figure tout ce qu’on veut : Mais d’ordinaire, on y trace, & on y figure des choses, qui sont absentes, & des objets qui sont esloignez. D’ailleurs, la peinture a beau representer la chose, ce n’est pas elle pourtant : Il y a tousjours de la difference : Et il ne faut qu’un commencement de passion, qu’un foible boüillon de cholere, qu’une legere teinture de honte, qu’une petite grimace, pour gaster toute la ressemblance, & pour faire une autre chose, voire une chose contraire, de celle qu’on estimoit la mesme, ou pour le moins la semblable.

Je laisse, Monseigneur, à vostre pensée, la seconde partie de cette comparaison ; & conclus que les affaires ont des jours, des biais & des postures, qui ne se voyent, & ne se remarquent que dans les Affaires ; qui broüillent tous les traits, & toutes les notions, qu’on s’en estoit formées, hors de là. Ce sont certains mouvemens, & certains temps, qui nous rendent mesconnoissable nostre propre connoissance : L’estude ne sçauroit les prevenir ; Le discours ne les peut separer de l’action : Ils y tiennent & s’y attachent si fort, qu’il n’y a point de moyen de les en desprendre ; & d’autre part, ils passent si viste, & si imperceptiblement, qu’il est impossible de les copier.

Les Romains ont voulu le dire, quand ils ont dit, qu’on devoit deliberer avec l’Occasion, & en la presence des Affaires ; qu’on se devoit conseiller avec l’Ennemy, & se resoudre sur sa mine, & sur sa contenance ; que le Gladiateur prenoit conseil, dans l’Amphitheatre ; que quelquefois il faloit ravir le conseil, plustost que le prendre.

Cela s’entend principalement à la Guerre, & des actions militaires : Mais il y a de la guerre, qui le croira ? mesme dans les actions paisibles & desarmées : Il faut combattre, par tout, de façon ou d’autre ; Et la Doute, l’Objection, la Raison contraire ne nous attaquent pas tousjours de front, ni a descouvert ; Elles sont souvent aux aguets, & aux embusches.

Les difficultez qui s’estoient cachées à nostre esprit, se presentent subitement à nos yeux. Le temps fait naistre ses empeschemens ; les Hommes les leurs. Une seule circonstance change toute la nature de l’Occasion. Apres avoir conclu, il arrivera cecy ou cela ; ni cecy ni cela n’arrive ; mais un troisiesme evenement, qui met la Prevoyance en desordre, & les Conjectures en confusion.

Le deffaut est dans l’estoffe, & non pas dans l’Entrepreneur : L’Art sera bien entendu, & le dessein bien conduit ; Mais les instrumens seront mauvais ; mais le marbre & le bronze seront gastez. D’ailleurs, mille accidens, je ne sçay quels, peuvent sortir de, je ne sçay où. Il peut venir des malheurs du Ciel, & de dessous Terre : Un esclat de foudre peut ruïner les materiaux : Un vent renfermé peut faire sauter le travail en l’air. Et s’il en faut croire un ancien Poëte, les Dieux se veulent quelquefois ebattre : Ils prennent leur plaisir & leur passetemps, à se joüer des pensées des hommes.


LA bonne, & la mauvaise Politique sont egalement sujettes à ces derniers inconveniens, & rien ne se peut asseurer, contre le Ciel. Mais sans que le Ciel s’en mesle, la Politique, de laquelle nous parlons, ne laisse pas d’estre malheureuse. Elle voit les cheutes, & les ruïnes de ses Ouvrages, en les bastissant ; ou plustost elle n’en voit que les plans & les projets, parce qu’elle desseigne plustost qu’elle ne bastit. Elle se figure des Affaires & des Entreprises, comme on s’est figuré autresfois des Republiques, & des Princes ; qui n’estoient qu’en esprit, & ne pouvoient estre que par miracle. Que sont-ce en effet, ces Affaires, & ces Entreprises, que de hardis, & de magnifiques songes, qui flattent la Partie imaginative, & amusent inutilement la Raison ? Que sont-ce que des contes admirables, & des Histoires impossibles ?

Les Speculatifs composent ainsi des Romans, dans les Conseils, & font des Propositions à peu pres semblables à celles de cet Artisan, si fameux dans l’Histoire d’Alexandre. Comme vous sçavez, il trouva les Colosses petits, & les Pyramides basses. Il voulut tailler une Statuë, qui dans une de ses mains porteroit une Ville, & verseroit une Riviere de l’autre.

Ceux-cy resvent aussi magnifiquement, & leurs pensées ne sont pas moins vastes, ni moins desreglées. Il n’y a point de proportion de la grandeur de ce qu’ils conçoivent, à la mediocrité de ce qui est faisable. Les matieres ne sont point capables de leurs formes, & leurs pieces ne se peuvent joüer, parce qu’elles ne se peuvent accommoder au Theatre. Il y faut trop d’engins, & trop de machines. Pour de telles pieces, il n’y a point d’Acteurs, en toute l’Europe : La representation en seroit difficile au Roy de Perse, & ils prennent, pour cela, le Prince de la Mirande.

Ne vous imaginez pas, Monseigneur, que je veüille rire. Au premier voyage que je fis en Italie, je vis un de ces beaux Esprits, qui proposa la conqueste de la Grece, à un Prince qui n’estoit gueres plus puissant que celuy, que je viens de vous nommer. Mais vostre Altesse remarquera, s’il luy plaist, en passant, que le Pere de ce bel Esprit estoit de Naples, & sa Mere de Florence, & qu’ils avoient eu soin, de le faire nourrir à la Cour de Rome. N’est-il pas vray qu’il choisissoit un moyen bien proportionné à sa fin ; & qu’il suscitoit un grand Ennemy au grand Turc ? Ne faloit-il pas qu’il fust asseuré de beaucoup de Miracles, pour penser faire quelque chose de si peu de forces ?

Il faut pourtant avoüer la verité, à son avantage ; Je ne vis jamais d’imagination si fertile, ni si chaude, que la sienne. Il ne se pouvoit voir de raisonnement plus viste, ni qui courust plus de païs, ni qui revinst plus difficilement au logis. Mais cette fertilité, & cette estenduë ne faisoient que fournir matiere à l’extravagance, & donner plus d’espace à des pensées folles. Plus sa raison alloit loin, plus elle s’eloignoit de son but.

Apres une longue Conference, que j’eus aveque luy, je reconnus que ce grand dessein, qu’il appelloit l’Interest de Dieu, & l’Affaire de la Vierge Marie ; & qu’il alloit solliciter à la Cour des Princes, n’avoit, pour fondement, que le desir d’une intelligence avec les Cosaques, l’esperance de quelque revolte en quelque lieu, la parole d’un Hermite Grec, & la vision d’un Melancholique. C’estoit neantmoins, comme je vous ay dit d’abord, un fort bel Esprit. Il y avoit grand plaisir à l’escouter ; & hors de Constantinople, & de la Grece, autour de laquelle tournoit son

extravagance, il ne laissoit pas d’estre Sage, sur d’autres matieres. Je luy ay oüi rendre des Oracles, & dire des choses qui me sembloient revelées ; tant je les trouvois au dessus de la portée ordinaire de l’esprit humain.

Il pechoit seulement en subtilité : Il avoit trop de ce qui eleve, & qui remuë, & trop peu de ce qui fonde, & qui affermit ; Son repos mesme estoit agité : Il dictoit des depesches, en disnant : il dormoit les yeux ouverts : Et je vous feray dire, Monseigneur, par un de ses Domestiques, qui vit encore, & qui couchoit d’ordinaire dans sa chambre, que de ces yeux ouverts, il sortoit des rayons si affreux, que souvent il en eut peur, & qu’il ne s’y accoustuma jamais bien.

A un Homme fait de cette sorte, on pourroit donner, pour bien gouverner, le mesme advis qu’on donna à cet autre, pour se bien porter. Il faudroit luy dire, s’il vouloit laisser parler le monde, « Espaississez vous un peu le sang. Temperez vostre feu, par vostre flegme. N’usez pas de toute vostre raison : Ne soyez pas tout intelligence, & tout lumiere. Faites-vous beste quelquefois, ou pour le moins semblable à la beste : c’est à dire arrestez-vous au plus proche objet, & joüissez, d’aujourd’huy, sans vous tourmenter tant de, demain. Ne vous laissez point accabler l’esprit à cette Prevoyance infinie, qui va chercher les maux, jusqu’au bout du Monde, & jusques dans la derniere Posterité, qui se jette si avant dans l’Avenir, qu’elle en quitte le Present, & abandonne les choses qui sont, pour celles qui peuvent estre. »

N’avez-vous point oüi parler de l’ame de ce Philosophe, laquelle d’ordinaire sortoit de son corps, pour aller faire des courses, & des voyages ? Un jour que cette ame vagabonde voulut retourner, comme de coustume, elle ne trouva plus de corps, qui fust en estat de la recevoir, parce que le sien avoit esté assassiné, dans l’intervalle qu’elle s’estoit éloignée de luy. Si la Grece n’est pas menteuse, ce pauvre Philosophe medita plus long temps qu’il ne faloit, & sa meditation luy cousta la vie.

Mais voicy le sens moral de la Fable : Elle veut dire que si nous voulons vivre, il ne faut pas nous destacher tout à fait du corps, ni nous separer de la matiere. Il ne faut pas que nostre raison s’eloigne de nostre interest present, & de l’affaire dont il s’agit : Il ne faut pas qu’elle pense courir à tout, & emporter tout ; ni qu’elle s’imagine de battre le Turc, avec des paroles, & de conquerir le Monde, par subtilité.

En certaines occasions, prenons une ame du Septentrion, où il entre plus de terre que de feu, & quittons cet esprit d’Orient, dont le feu est si subtil, qu’il semble plustost estre illusion que verité. Desfions nous de l’eloquence d’Athenes, & de la sagesse de Florence : Celle-cy n’a de rien servi à ceux qui l’ont pratiquée, & ses Docteurs sont devenus esclaves, en l’enseignant. Je vay bien plus avant ; Ce qui s’appelle, delà les Monts, la Furie Françoise, a plus d’une fois reüssi tres-utilement, delà les Monts : Je ne dis pas à la Campagne, & à la Guerre : Je dis à Rome, Je dis dans le Conclave ; qui est la grande Affaire de Rome ; qui est le Champ de la Politique ; qui est le Theatre de la Prudence.

Mais voicy dequoy bien estonner la subtilité perpetuelle, & le raisonnement sans fin de nos Distillateurs des Maximes de Tacite : Voicy quatre paroles, sans plus, pour opposer à tout le babil de cette insolente Politique, qui en despit du Destin, & à l’exclusion de Jupiter, voudroit presider au Gouvernement des choses humaines.

C’est la Prudence elle-mesme, qui nous conseille de ne prendre pas tousjours ses conseils. Elle nous avertit qu’elle ne se mesle point de regler les Extremitez, ni de conduire le Desespoir ; Elle nous dispense, en quelques rencontres, de ce qu’elle nous avoit ordonné, en d’autres : Sans l’offenser, nous pouvons aller à travers champ, quand il y a du peril, à droit & à gauche ; & essayer si un excez nous guerira, quand les remedes ont mal operé ; & nous jetter, entre les bras de son Ennemie, quand elle n’est pas assez forte, pour nous defendre.

Ainsi, comme vous voyez, on peut estre imprudent, du consentement de la Prudence. Et à ce propos, il n’y aura point de mal que je die à vostre Altesse, ce qui m’arriva un jour traittant avec un Seigneur François, qui jusques alors avoit esté extremement heureux, & qui neantmoins avoit de la peine à prendre parti, dans une occasion, où il faloit un peu hazarder. Estant pressé de conclure, & de se resoudre, Ouy, dit-il, mais si je le fais, je donneray beaucoup à la Fortune. Je ne pûs pas m’empescher de luy respondre ; Vous devez tant à la Fortune, Monsieur, vous avez tant receu d’elle : Ce ne sera donc pas luy donner beaucoup, ce ne sera que luy rendre quelque chose.

Et de fait, comme la Fortune va d’ordinaire, où elle a accoustumé d’aller, & ne veut pas perdre ses premiers bienfaits, elle veut aussi que ceux qu’elle favorise se fient en elle ; Elle veut qu’ils fassent quelques avances, & qu’ils ne luy demandent pas raison de toutes les choses qu’elle fait. Il ne faut pas estre tousjours si regulier, & si methodique : Il faut estre hardi, pour estre heureux. Mais ce ne sont pas proprement ceux, dont nous parlons aujourd’huy, qui manquent de courage, & de hardiesse. Nous verrons ces Sages timides, dans nostre premiere Conference, où j’essayeray de faire leur portrait, de memoire. Vostre Altesse me l’a ainsi ordonné : Elle veut absolument que je me souvienne de tout ce que je voulois oublier.

DISCOURS CINQUIESME.



LA Cour a esté gouvernée, par une autre sorte de gens, & il y a encore aujourd’huy de ces gens-là. Le Peuple les appelle Sages : Et en effet, ils n’ont pas faute de bon sens, & d’experience : Ils connoissent la nature des Affaires, & la possibilité de chaque chose : Mais d’ordinaire leur connoissance demeure cachée, dans leur esprit, & n’y produit qu’une vaine & oisive contemplation : Elle n’est fertile qu’en pensées steriles : C’est une vertu qui finit en elle-mesme ; c’est une puissance, qui ne se reduit jamais en acte ; Soit qu’ils ne se sentent pas assez forts, pour entreprendre le bien qu’ils voyent, & qu’ils ayent les yeux meilleurs que le cœur ; Soit que leur avantage estant plus certain, dans le Present, ils le preferent à un bien, qui n’est pas encore venu.

Quoy qu’il en soit, ils se conseillent eux-mesmes, au lieu de conseiller leur Maistre : Ils respondent à leurs sentimens, & non pas à ses demandes ; Et s’ils craignent la rigueur du temps, & l’incommodité des chemins, ils n’ont garde de luy proposer un voyage, au mois de Janvier, ni de luy persuader de passer les Alpes, s’ils ont des affaires à Paris. Leurs avis sortent tous de la partie inferieure ; sont tous terrestres & materiels. L’Interest l’emporte tousjours, sur l’Honneur, & sur la Raison. Ne sentant point en leur ame de plus noble tentation que celle du gain, ils opinent avec la mesme bassesse, & les mesmes considerations, que feroit un Fermier, ou un Receveur, s’il estoit assis en la mesme place.

Que le Vaisseau, qui les porte, perisse s’il veut, & que le Public y coure fortune, ils se consolent aisément du naufrage de l’Estat, pourveû qu’il y ait un Esquif, dans lequel ils puissent gaigner le bord, & mettre leur Famille en seureté. Nous nous tromperions bien, si nous les prenions pour ces zelez violens, qui veulent estre Anathemes, pour leurs Freres ; & qui demandent avec instance, qu’on les efface du Livre de Vie, & qu’on pardonne à la Nation.

Toutefois il ne se peut pas dire absolument, qu’ils ayent de mauvais desseins, contre l’Estat, & qu’ils en desirent la ruïne. Ils se reservent seulement leurs premieres, & leurs plus tendres affections : Hors de leur interest, je pense que celuy de leur Maistre leur seroit fort cher. Mais le malheur est qu’ils ne sont jamais absens de leur interest, non plus que d’eux-mesmes. Ils se trouvent, en quelque lieu qu’ils jettent la veuë : Leur utilité particuliere se presente par tout à eux, comme à cet ancien Malade, sa propre figure, qu’il voyoit perpetuellement devant luy. Ils ne se peuvent separer des Affaires, pour les regarder, avec quelque liberté de jugement. Ils ne peuvent tirer de leur ame, leur raison toute simple, & toute pure, sans la mesler, dans leurs passions : De sorte qu’encore qu’ils descouvrent une Conjuration qui se forme, ils ne s’y opposent pas neantmoins, de peur d’offencer les Conjurez, & de laisser de puissans Ennemis à leurs Enfans. Ils n’ont pas le courage de proferer une verité hardie, si elle est tant soit peu dangereuse, à l’establissement de leur fortune, quoy qu’elle soit tres-importante, au service de leur Maistre.

Infirme & miserable Prudence ! Ils ne considerent pas qu’un Espion, qui donne des avis, ne nuit pas davantage qu’une Sentinelle qui ne dit mot ; & qu’ils sont aussi bien cause de la perte du Prince, par leur silence, que les autres, par leur trahison : Ils ne considerent pas que le laissant dans le peril, d’où ils le pourroient tirer, ils ne contribuënt pas moins à sa ruïne, que ceux qui le poussent, & le precipitent. Ils ne voyent pas que l’Infidelité ne fait point de mal, que la Foiblesse ne soit capable de faire.

Cela estant, Monseigneur, ne seroit-ce point d’eux, que l’Esprit de Dieu voudroit parler, au vingt-deuxiesme Chapitre de l’Apocalypse, quand il met les Timides au nombre des Empoisonneurs, des Assassins, & des autres hommes execrables ? quand il les condamne tous à la seconde Mort, à cette Mort si terrible, & si estrange, à ce Lac ardent de feu, & de souffre ?

Je ne sçay point la vraye intention du Saint Esprit, & ne veux pas asseurer qu’ils soient compris, dans une si rigoureuse Sentence. Mais je voy bien pourtant que ce sont les derniers, & les pires de tous les lasches, & qu’il n’est point si honteux de fuïr dans le combat, que de donner un conseil timide. Car pour le moins, si on tombe, dans ce malheur, à la guerre, on peut s’excuser, ou sur le desavantage du lieu, ou sur le nombre des Ennemis, ou sur la faute des Siens. Et comme le plus souvent la poussiere, le vent, & le Soleil meritent la gloire du Victorieux, aussi sont-ils coupables de la perte du Vaincu. Au pis aller, on se justifie, en accusant la Fortune, qui de tout temps a esté estimée Maistresse des Evenemens, & Arbitre souveraine des Batailles.

Il n’en est pas ainsi des Assemblées Politiques, où cette Puissance aveugle n’a point d’entrée ; où l’Esprit agit librement, & sans contrainte ; où la Prudence exerce ses operations en repos, & ne trouve aucun de ces obstacles, & de ces empeschemens, qui s’opposent aux effets de la Valeur. C’est pourquoy toutes les excuses des Soldats, & des Capitaines, n’ont point de lieu, pour les Conseillers, & pour les Ministres : Un homme sage ne peut pas garantir les Succes ; mais il doit respondre de ses intentions, & de ses Avis.

Il n’est donc point de pareille lascheté à celle qui commence des le Logis, & qui ne s’emeut pas, simplement, par les approches, & par la presence du Peril, mais qui n’en peut souffrir la seule imagination ; mais qui fremit au moindre recit, qui luy en est fait. Et sans mentir, il faut bien qu’elle procede de l’entier aneantissement de la liberté, qui naist avec l’homme, & d’une derniere corruption de ce Principe de generosité, & de ce sentiment d’honneur, que nous avons tous, puis qu’elle est cause qu’on refuse mesme son adveu, & son consentement à la Verité, puisqu’en cet estat là on n’est pas seulement capable de la proposition du Bien difficile. Il n’y a pas seulement moyen d’obtenir d’eux, qu’ils fassent bonne mine, en un lieu de seureté ; qu’ils se declarent, sans danger, pour la Patrie ; qu’ils disputent ses droits, dans une chaire, & la servent de la langue. Chose estrange ! Ils aiment mieux accepter la Servitude, sous le titre de la Paix, que de conclure à une defense, qui se doit faire, avec les bras, & le sang d’autruy.

Encore voyons-nous des Gens, qui attendent pour s’estonner, que la mauvaise fortune soit venuë : ils ont l’esprit hardi, quoy qu’ils ayent l’ame timide. Ces gens-là parlent hautement, quand il y a du Temps, & de la Terre, entre le Danger & eux. Ciceron estoit courageux de cette sorte de courage : Il ne luy echappa jamais un mot, qui ne fust digne de la grandeur de la Republique ; Il estoit vaillant, pour le moins dans le Senat ; & il proteste, ce me semble, en quelqu’une de ses Lettres, que si on l’eust convié au Festin des Ides de Mars, il n’y fust rien demeuré de reste.

Un semblable Citoyen n’est pas propre à se battre en düel : Il n’iroit pas volontiers en pourpoint aux harquebusades. Il a plus de soin que les autres, de la conservation de sa Vie, parce qu’il croit qu’elle vaut plus que la leur, & qu’il n’est pas messeant, de craindre la perte d’une chose precieuse. Il redoute la Mort ; Ou pour mieux parler, la Nature la redoute en luy : Mais il ne redoute point l’Envie, ni la Haine ; Mais il mesprise egalement les menaces des Grands, & le murmure du Peuple. Si ses forces ne sont pas suffisantes, pour abbatre la Tyrannie, il employe sa voix, & son haleine, pour exciter les autres au recouvrement de la liberté. Il crie pour le moins aux armes, le plus fort qu’il peut, & contredit au Mal, s’il ne peut y resister. Toutes ses opinions vont à la grandeur, & à la gloire de son Maistre. Il fait profession d’inimitié, avec tous les Ennemis de l’Estat. La desfaveur, & la Pauvreté ne luy sont point facheuses, quand il les souffre pour la bonne Cause : Et la Mort mesmes ne le surprenant pas, & luy donnant loisir de la bien considerer, il se resout enfin à la recevoir en homme de bien, & fait vaillance de necessité. Par une longue & serieuse meditation, il se forme un courage acquis, qui n’est pas moins ferme que le naturel.

Nos Prudens ne viennent point jusques là. Outre la Mort, ils admettent tant d’autres sortes d’extremitez, qu’il s’en rencontre tousjours quelqu’une, qui les arreste, des le premier pas qu’ils font, vers le Bien. Ils desesperent, avant qu’il faille seulement craindre. Ils ont tousjours de tres-grands motifs, de tres-fortes considerations, de tres-importantes causes (ce sont les termes dont ils se servent) pour ne se pas acquiter de leur devoir. Et parce qu’il n’y a point de Maxime, dans la Politique, qui ne soit combatuë par une autre Maxime, aussi certaine, & aussi probable qu’elle ; & que l’Avenir a autant de formes, & de visages, que nostre Imagination luy en veut donner, ils ne le tournent, pour le regarder, que du costé qui peut faire peur, & se defendent, par la Raison, contre la Raison.

Ils considerent tousjours que les actions

des hommes sont exposées à beaucoup d’inconveniens, & ne considerent jamais, que tout le mal qui peut arriver n’arrive pas : soit que Dieu le destourne, par sa grace ; soit que nous l’esquivions, par nostre addresse ; soit que l’imprudence du Parti contraire en rompe le coup ; estant tres-vray que nos fautes nous jettent souvent, en des perils, d’où celles de nos Ennemis nous tirent. Mais eux prenant les choses au pis, & presupposant, pour certains, tous les accidens qui sont douteux, ils reglent leurs deliberations, comme s’ils devoient tous avenir, & d’ordinaire n’agissent point, pour vouloir agir trop seurement.

Au moins n’enfoncent-ils gueres les affaires, & ne les conduisent que rarement à leur dernier point. Ils se contentent d’une legere mediocrité de succes, & du commencement de leur bonheur. Ils n’osent s’en promettre la continuation, jusqu’à la fin de la moindre chose. Tellement qu’avec leur froide, & leur pesante sagesse, ils peuvent differer la cheute, mais ils ne l’évitent pas : Ils appuyent les ruïnes, qu’ils ne sont pas capables de relever : Ils gaignent pour le plus, quelques jours, ou quelques semaines, & tiennent les Affaires en estat, en attendant que de plus hardis qu’eux y viennent travailler efficacement.

C’est une remarque d’Aristote, que comme la vivacité de l’esprit d’Alcibiade devint extravagance, en la personne de ses Enfans, la solidité de l’esprit de Phocion, se changea en pesanteur, quand elle descendit de luy à sa Race. Mais disons plus qu’Aristote : Disons que la sagesse de ces Ministres n’attend pas si long-temps à degenerer, en foiblesse, en langueur, en lascheté : Avant que de passer ainsi corrompuë à leurs Enfans, & à leur Posterité, elle se gaste des la sortie de leur ame, & sans en venir à l’action ; Elle paroist foible en leurs propositions, & en leurs conseils, qu’on ne peut appeller, ni prudens, ni sages, sans parler improprement, sans faire tort à de si beaux noms, sans offenser la veritable Sagesse.

Quelle erreur ! de s’imaginer que la Sagesse ne puisse jamais estre courageuse ; qu’elle doive tousjours craindre, & tousjours trembler. Ces nouveaux Sages connoissent les Sages de l’Antiquité : Ils ont leû Aristote aussi bien que nous, & n’ont pas fait neantmoins leur profit de ce vieux Oracle, rapporté par Aristote, Qu’il faut appeller le peril au secours du peril, et sortir d’un mal, par un autre mal.

Quelque deplorable que soit la condition presente des choses, ils ne peuvent se resoudre à la nouveauté, & au changement : Ils aiment mieux souffrir le changement, que le faire, & l’attendre, que le prevenir. Au lieu d’obeïr à l’Oracle, & de tenter le second peril, ils s’accoustument, & se familiarisent avec le premier. Au lieu de faire un effort, pour se tirer du mauvais pas, où ils sont tombez, ils y cherchent une posture supportable, pour y sejourner. Ils se trouvent bien dans le Mal, pourveû que le Mal ne les presse pas, & qu’ils en reculent la derniere extremité. Ce leur est assez que la Mort soit remise à une autre fois, & que cependant, on les laisse jouïr de quelque intervalle de mauvaise Vie. Sans doute ils seroient de l’opinion du Poëte Espagnol, qui disoit que la Fievre quarte estoit une bonne chose ; parce qu’avec elle, on estoit asseuré de vivre un an ; pour le moins de vivre six mois ; pour le moins de ne mourir pas de mort subite.

Ce n’est donc pas regner, ce n’est pas vaincre, ce n’est pas triompher, ce qu’ils font : C’est seulement vivre, & encore vivre d’une estrange sorte. C’est passer du matin à l’apresdisnée ; c’est se traisner jusqu’au lendemain. Leur gouvernement n’est ni paix, ni guerre, ni trefve : C’est un repos de paresse ; c’est un somme d’assoupissement, qu’ils procurent au Peuple par artifice, & qui n’est, ni bon, ni naturel.

Ils ne sçavent point guerir ; ils sçavent seulement farder les Malades, & leur faire le visage bon. Ils veulent apprivoiser la Rebellion, en la caressant : Ils la saoulent de bienfaits, & de gratifications ; Mais par là ils la rendent plus puissante, & non pas meilleure ; Ils augmentent sa force, & ne diminuënt point sa malice. Quelquesfois ils luy ostent quelques hommes, qui sont à vendre, & des avantages qui ne luy servent de rien ; & ne voyent pas que c’est cultiver le desordre, que de toucher ainsi legerement à ses branches, & à ses rejettons ; & ne mettre point le fer à son tronc, & à sa racine.

Toute leur Experience n’est qu’une Histoire de malheurs, arrivez à ceux qui osent, & qui entreprennent. Tout ce qui n’est pas aisé, ils le nomment impossible ; Et la Peur leur grossissant les objets, & leur multipliant, presque à l’infini, chaque individu ; quand trois Malcontens se retirent de la Cour, aveque leur train, ils se figurent une armée d’Ennemis, à la Campagne, qui entraisne les Villes, & les Communautez apres elle, sans trouver de resistance. Apres quoy, ils ne se mettent point en devoir de les chastier, mais ils taschent de les adoucir ; & au lieu de les aller visiter avec des canons, & des soldats, ils leur envoyent des gens de robbe longue, chargez d’offres, & de conditions, & leur promettent beaucoup plus, qu’ils ne pourroient esperer de la Victoire.

Ainsi ils obligent le Prince à descendre de son Throsne, pour traitter aveque ses Sujets. D’un Souverain, ils font une Personne privée, & d’un Legislateur, un Advocat. Par cette breche, ils rompent l’Entre-deux qui le separe du Peuple, & changent la Puissance en Egalité. Les Coupables montent sur le Tribunal, & deliberent de leur propre fait, aveque leur Juge. Ils nomment le lieu de la Conference, & on l’accepte : Ils choisissent pour conferer, les Personnes en qui ils ont plus de confiance, & on les leur donne. Et là il ne se parle, ni de pardon, ni de grace : Ce seroient des termes trop rudes, & qui leur feroient mal aux oreilles ; Mais le Maistre offensé declare solennellement, que tout a esté fait, pour le bien de son service, & sçait bon gré, à ses Serviteurs infideles, des injures qu’il a receuës d’eux.

Enfin le dessein de nos Gens n’estant que de congedier la Compagnie, & de separer les Alliez ; ils leur accordent plus qu’ils ne demandent. Ils sont prodigues de la Foy publique : Ils ne menagent point le nom du Roy ; Et de cette sorte, ils le mettent sur le bord de deux extremitez egalement dangereuses : Car soit qu’il veüille tenir sa parole, en ruinant ses Affaires, soit qu’il restablisse ses Affaires, en violant sa parole, il est tousjours reduit à une deplorable election ; ou de hazarder son Estat, pour estre fidele ; ou de manquer à son honneur, pour demeurer Roy.

Mais si, avant tout cela, & les choses estant encore entieres, il desire prendre une resolution genereuse, & digne de luy : s’il ne veut plus, que sa bonté soit une rente, & un revenu certain aux Rebelles ; s’il se lasse d’espuiser ses coffres, pour souldoyer les armées de ses Ennemis, & de payer tous les jours une chose qu’il n’acquiert jamais : Alors ces habiles Conseillers luy viennent representer, avec beaucoup de mines & de grimaces, qu’il ne faut pas aigrir les Affaires ; que les Sages cedent à la violence du Temps, comme les Dieux à la necessité du Destin ; que les Princes, qui ont regné devant luy, n’ont osé remüer cette pierre ; qu’il y auroit de la presomption, à vouloir mieux faire que ses Peres ; que la Guerre est un mauvais moyen, de reformer les Estats ; que de mettre un Corps en pieces, pour le rajeunir, c’est un remede de Magicien ; que de brusler sa Maison pour la nettoyer, c’est un conseil d’Ennemi, c’est une resolution de Furieux.

Ce n’est pas tout que cela. Ils estalent en suite de grands Lieux-communs, sur les loüanges de la Paix & du Repos. Ils employent tout l’art des Rhetoriciens, à luy exagerer les miseres de la Guerre. Ils n’oublient pas la profanation des Temples ; les Loix divines & humaines violées ; afin de faire couler leur propre lascheté, dans son esprit, sous ces termes specieux, & de luy persuader qu’ils ont raison, ne voulant pas luy avoüer qu’ils ont peur. Ils vivent ainsi aupres du Prince, & se maintiennent, entre Luy, & les Rebelles, par le commun besoin qu’on a de leur entremise, à conduire ce sale traffic, & à conserver deux Partis en un Estat, sans que l’un puisse destruire tout-à-fait l’autre.

Ils sont aussi le plus souvent bons Amis des Estrangers. Que sert-il de le dissimuler ? Ils apprehendent beaucoup plus de desplaire au Roy leur Voisin, que de desservir le Roy leur Maistre. De sorte qu’il ne faut point parler sous leur Ministere, de proteger les Foibles, contre l’oppression des plus Forts, de resveiller les Pretentions qui dorment ; d’entreprendre rien hors du Royaume ; quelque justice, quelque Bien-seance, quelque Facilité, qui semble persuader telles Entreprises. Ils condamnent la memoire de Charles huitiesme, & maudissent les voyages d’Italie : ils se moquent mesme de ceux de la Terre Sainte, jusqu’à offenser la pieté des Siecles passez ; Ne craignant point de redire apres un Impie de celuy-cy, que c’estoient des fievres du Temps, & des maladies Populaires ; que c’estoient des jeunesses de nos Princes, & des chaleurs de foye de leurs Conseillers. Un de ces gens-là m’a soustenu qu’Alexandre n’avoit jamais esté ; que son Histoire estoit un roman ; que celuy d’Amadis n’estoit pas plus fabuleux, ni plus esloigné de la Vray-semblance.

Que si la mollesse de leurs Conseils ne prevaut pas tousjours à la vigueur & aux bonnes inclinations de leur Maistre : si quelque injure sensible, & qui ne se peut dissimuler, oblige l’Estat à un ressentiment public ; Alors ne pouvant pas blasmer la chose, dans son principe, ils la descrient tant qu’ils peuvent, dans les suittes, & par ses effets. Et comme si la Victoire ne valoit pas les frais de la Guerre, quand une Ville a esté prise sur l’Ennemi ; C’est perdre, disent-ils, que de gaigner de la sorte. Tant de gens de bien sacrifiez à la vanité d’un seul (ce seul sera peut-estre un Prince du Sang, ou un Fils de France ; ) Tant de Millions sortis du Royaume, pour l’acquisition d’une Bicocque ! La seule despense de l’Artillerie acheveroit de nous ruiner, si nous faisions une seconde Conqueste.

Pareils Ministres ne pouvoient se consoler à Carthage des victoires d’Annibal en Italie : ils crioient dans le Conseil, quand on apportoit de bonnes nouvelles, & qu’on versoit à pleins boisseaux les bagues des Chevaliers Romains, qui avoient esté tuez à la Guerre ; Qu’il garde ses Anneaux de fer, & ses Trophées de papier, & qu’il nous rende nos Hommes, & nostre Argent. Jamais les affaires de la Republique ne furent ni plus fleurissantes, ni plus ruinées : Elle n’eut jamais, ni plus de reputation au dehors, ni plus de misere, dans ses entrailles.

Pareils Ministres ont esté cause de la fin des deux Empires, & ont perdu Rome & Constantinople, par la fatale mollesse de leurs conseils. Ils ont ouvert la porte à tous les Barbares : ils ont honteusement acheté la Paix, soit des Goths, soit des Vandales, soit des autres Peuples de l’Aquilon, d’où tout le Mal devoit venir, dans le Monde. Ils ont conté pour rien ce deshonneur de l’Empire, & cette infamie du Nom Romain, pourveu que par la douceur du Mot, ils pussent corriger l’amertume de la Chose, & que quand ils payoient Tribut à leurs Ennemis, il leur fust permis de dire qu’ils donnoient Pension à leurs Alliez. Ils ne se sont point souciez de la fortune de l’Avenir, & de ce que deviendroit la Posterité, pourveu qu’ils pussent autant vivre, que l’Estat qu’ils gouvernoient pourroit durer.

Faisons leur grace neantmoins encore une fois, & ne les accusons point de trahison. Je croy qu’ils ne voudroient pas vendre, & livrer leur Maistre ; Mais ils ne sont pas faschez que le Monde sçache qu’ils le peuvent faire : Ils ne font point de difficulté de le mettre à prix, en certaines occasions : Ils souffrent qu’on le marchande ; Ils baillent mesmes des eschantillons aux Marchands, quoy qu’ils ne se veüillent pas dessaisir de la Piece entiere. C’est une de leurs Maximes, Qu’on peut tromper quelquesfois le prince, pour son propre bien : & quand ils s’entendent avec les Ministres des autres Princes, ils appellent cela, travailler au bien general de la Chrestienté, & maintenir la paix entre les Couronnes.

N’a-t-on pas bien crû du temps de nos Peres, que Barberousse, & André Dorie, n’estoient pas en mauvaise intelligence ? On ne pouvoit pas dire pourtant, que l’un ne fust bon Serviteur de Soliman, & l’autre de Charles : mais ils avoient besoin l’un de l’autre, pour faire valoir leurs services, aupres de leurs Maistres, & pour bien garder la place qu’ils y tenoient. Le Turc loüoit le Chrestien, & en parloit comme du seul homme, qui luy donnoit de la peine : le Chrestien rendoit la pareille au Turc, par des paroles aussi obligeantes, & aussi avantageuses. Et un Esclave d’Alger dit, sur ce sujet, assez plaisamment au Vice-Roy de Sicile, que jamais un Corbeau ne creve les yeux à un autre Oyseau de son espece ; & que si Dorie estoit ruïné, Barberousse auroit peu de credit, à la Porte du Grand Seigneur ; comme aussi Dorie descendroit de plus d’un degré, à la Cour de l’Empereur, par la ruïne de Barberousse.

Ils s’aidoient donc, & se favorisoient reciproquement, dans la continüation de la Guerre, qui estoit leur Mestïer, & leur Affaire. Et puisque des Hommes ambitieux, par consequent qui aimoient honneur ont esté capables d’un pareil trafic, je vous laisse à penser, si des Hommes qui n’aiment que leur interest, & qui ne connoissent point d’autre Honneste que l’Utile, ne seront pas bien aises de conserver leur authorité par un semblable commerce. Ne voudront-ils pas, à vostre avis, se rendre necessaires pour durer ? Ne feront-ils pas pour la Paix, qui leur doit estre une moisson d’or, & une moisson qui ne manque point, ce que les autres faisoient pour la Guerre, dont la recolte est si incertaine, & les fruits sont si aigres & si amers ?


TEl est le procedé de nos Sages dans l’Administration de l’Estat, & dans la haute Region du Ministere. Mais quand ils descendent plus bas, & que leurs devoirs sont plus aisez ; pour cela ils ne s’acquitent pas mieux de ce qu’ils doivent. Les affaires des Particuliers, qui dependent d’eux, prennent mesme train que les Publiques. En des Occasions seures & faciles, où ils pourroient monstrer de la force à bon marché, ils ne peuvent s’empescher de faire voir leur naturelle foiblesse. Ils ne voudroient pas perdre l’amitié de ceux, dont ils ravissent le bien ; & en mesme temps, ils craignent & offensent les mesmes personnes. Ils s’entretiennent avec tout le monde, par des responses generales, & qui n’obligent point precisément. On ne part jamais mal satisfait d’aupres d’eux. Ils ne bravent, ni ne rebutent jamais personne. Ils ne donnent que de belles paroles, & de bonnes esperances.

A celuy qui leur demande justice, ils font des civilitez, & des complimens : ils presentent des roses & des violettes à qui a besoin de pain. Apres vous avoir tenu un an en longueur, vous promettant de jour à autre, de vous donner contentement ; à la fin quand vous les pressez de la conclusion, ils vous prient de leur dire ce que c’est, & vous font voir que toutes les fois que vous avez parlé à eux, ils n’ont jamais eu dessein de vous escouter.

Un Pretendant en Cour de Rome, y ayant esté traitté de cette sorte, & s’en retournant chez soy, comme il en estoit venu, trouva un gibet à la sortie de Bologne (la Cour de Rome y estoit alors) & s’estant arresté quelque temps devant ce gibet, à regarder un Pendu qu’on venoit d’y mettre, on dit qu’il s’escria, tout d’un coup, à haute voix, Que je t’estime heureux, mon Ami, de n’avoir point affaire au lieu d’où je viens ? Vous voyez à qui ils sont cause que les gens d’affaires portent envie, & en quel lieu ils obligent d’aller chercher la felicité. Et en effet, Mort pour Mort, & Bourreau pour Bourreau, il vaudroit encore mieux une prompte Mort, & un Bourreau diligent.

Ils sçavent ainsi lasser la patience des Solliciteurs ; ainsi ils se vengent de l’importunité des Supplians, & ne se mettent point en cholere, pour les mettre au desespoir. En quoy, à dire le vray, leur procedé est je ne sçay quoy de bien rare, & bien digne de nostre consideration. Rien ne se peut imaginer de plus doux, ni de plus tranquille que leur malice. Il entre dans leur poison, autant de sucre que d’arsenic ; & l’egalité de leur humeur est semblable au calme de cette Riviere, où les corps les plus legers vont à fonds, sans qu’il paroisse une nuée, en l’air, ni qu’il y ait une haleine de vent, qui la pousse.

Un Homme de cette sorte, est un sçavant Artisan de Calomnies : Il ne manque jamais de plastre, ni de couleurs ; Il sçait preparer & polir admirablement les mauvais offices. Il blasme avec des Eloges, & non pas avec des Invectives. En apparence, il rend tesmoignage au grand Merite, & en effet, il donne des soupçons de la grande Reputation. Vous diriez qu’il plaint ceux qu’il accuse, & qu’il a pitié de ceux qu’il veut ruïner. La Rhetorique apprend à mesdire grossierement ; Il a trouvé une façon bien plus delicate de faire la mesme chose. Cela s’appelle frapper sans lever le bras : C’est blesser, sans qu’il coule de sang de la playe, ni qu’il paroisse de coup. Il se desguise en Ami, pour haïr, avec plus de seureté. Et afin qu’il soit crû charitable, dans le moment mesme qu’il assassine, il ne tuë personne, dont premierement il ne face l’Oraison funebre.

« Tous les yeux, dit-il au Prince, sont tournez sur luy. Les Soldats l’appellent leur Pere, & le Peuple pense que c’est son Intercesseur, envers vostre Majesté. Il ne tient qu’à luy, qu’il ne se prevale de cette faveur universelle, & que de la possession de tant de Cœurs, il ne forme un Parti qui porte son nom. Je croy neantmoins qu’il ne voudroit pas manquer à son devoir, & qu’il n’a que de bonnes intentions. Les Astrologues & les Poëtes luy promettent bien un Royaume ; Mais outre que ce sont gens, qui ne tiennent pas ce qu’ils promettent, c’est peut-estre un Royaume d’outre-mer ; Il doit peut-estre l’aller conquerir aux dernieres extremitez de la Terre. Cependant il y a de l’apparence qu’il se contentera de la place, que vostre Majesté luy donne, apres elle. Son ambition sera plus sage & plus modeste, que celle des autres Ambitieux. Il se peut, Sire, que ses desseins respecteront la Couronne de son Maistre, & les Loix de sa Patrie. »

La jalousie du Prince s’allumant, par ces excuses magnifiques, & par cette douceur apparente, meslée de cette raillerie amere ; la desfiance entre en son ame, aveque l’estime. Mais il reste encore quelque chose à faire. Le travail est heureusement commencé ; mais il n’en doit pas demeurer là, & le Courtisan dissimulé passe plus avant. Il adjouste, « que quoy qu’on puisse dire, & quelque crime qu’on allegue, il ne sçauroit conclure à la condannation d’un Homme, qui autrefois a si bien servi ; qu’il faut que Philippe ou Alexandre se conseille, en cecy, avec soy-mesme, & avec les Dieux Immortels ; qu’il considere s’il y a plus de dommage, à se desfaire d’un Serviteur de ce merite, qu’il n’y a de peril, à ne s’en desfaire pas. Vous ne pouvez le perdre, sans un notable interest de vostre Estat ; Vous ne le pouvez conserver, sans un danger evident de vostre Personne : Regardez, Sire, lequel des deux vous est le plus proche, ou vostre Estat, ou vostre Personne. Voyez s’il vaut mieux vous desfier tousjours de cet Homme là, ou vous en assurer par le seul moyen que vous en avez. Un Souverain peut-il estre en seureté, tant qu’il y aura un Particulier qui peut corrompre le Senat, desbaucher des Legions, & faire revolter les Peuples ? »

De cette sorte, sans faire de hautes exclamations, ni employer les figures violentes, il persuade une Ame timide, & pousse la Crainte, dans la cruauté. Ainsi la Cruauté fait la douce, & paroist officieuse, & bien-faisante. Par des loüanges empoisonnées, & pires mille fois que la mesdisance toute seche, il opine à la mort, en disant qu’il ne veut pas opiner. Il se descharge de l’envie du meurtre, par le biais dont il se sert, pour en faire la proposition. Il defere son Ennemy, en evitant le nom odieux d’Accusateur. Achevant de le destruire, luy donnant le dernier coup, il dissimule encore sa haine ; il fait encore le bon, & le pitoyable.

Mais avec tout cela, il a si grand’peur qu’il ne meure pas, & que la Ligue soit la plus forte, qu’apres avoir jetté, ou Philippe, ou Alexandre, dans des resolutions extremes, il fait joüer un autre jeu de l’autre costé. Il avertit Celuy qu’il a entrepris de ruïner, « qu’il n’y a plus de moyen de le servir au Palais, contre une infinité d’Ennemis secrets, qui luy rendent de mauvais offices : Que pour luy, il ne connoist plus le Present, & ne sçait que penser de l’Avenir, voyant le Prince dans des humeurs si estranges, & si eloignées de la premiere douceur de son Naturel ; Qu’il estime heureux ceux qui sont retirez, en leur Maison, & qui ont quitté une Cour, où les Gens de bien ont perdu leur place, n’y pouvant plus estre que tesmoins de la violence des Meschans. Qu’il est sur le point de demander son congé, afin qu’il ne semble pas approuver, par sa presence, le Mal qu’il ne sçauroit empescher, par ses conseils ; & que, ni ses yeux mesmes, ni ses oreilles, n’ayent aucune part aux choses qui se preparent.


VOilà une petite Monstre de ce grand Commerce de Piperie, que l’on exerce à la Cour. Et c’est à peu pres ce que vouloit dire, apres nostre Tacite, l’Histoire manuscrite que nous avons veuë, par son, pessimum inimicorum genus laudantes. C’est l’explication, ou la paraphrase du passage d’Ammian Marcellin, quand il parle de la Cour de l’Empereur Constance ; & ce sera encore, si vous le voulez, le commentaire de ces deux Vers de la divine Jerusalem, que le feu Roy Henri Le Grand trouvoit si beaux, & si dignes de Monsieur le ****

Gran Fabbro di calunnie, adorne in modi
Noui, che fono accuse, & paion lodi.

C’est particulierement au Païs de ces deux Vers, où il se trouve de ces excellens Trompeurs ; & il me souvient d’un des principaux Ministres de la premiere Cour de la Chrestienté, qui estoit passé Maistre en cette belle science. De si loin qu’il voyoit un homme, à qui il venoit de rendre un mauvais office, il luy crioit à haute voix, l’ho servita Signor. Et avec ces maximes de Piperie, il a gouverné fort long temps le Monde : Il est parvenu à une extreme vieillesse, en ne refusant, ni n’accordant rien ; en ne disant, ni ouy, ni non ; en recevant les deux Parties, avec la mesme serenité de visage. Qu’il meure donc, quand il luy plaira, ce Romain si peu digne de la vieille Rome ; si esloigné de la candeur, & de la sincerité de l’ancien Fabrice ; on pourra mettre, sur son Tombeau, avec verité, Qu’il a menti soixante & dix ans, & que la Comedie, qu’il a joüée, a duré toute sa vie.

Il est vray que nous apprenons de quelques exemples, qu’on a vescu autresfois assez heureusement, sous ces molles & languissantes Dominations, & qu’elles n’ont pas tousjours esté funestes à la Patrie. Mais il faut prendre garde dans l’Histoire, si l’Administration que nous loüons, n’est point la suite d’un meilleur Regne, si ce n’est point la chaleur qui reste d’un feu qui n’est plus, & le mouvement du branle qui a cessé. Il faut remarquer si ce ne sont point les vertus des Peres, qui soustiennent l’infirmité des Enfans, & leur espargne qui fournit à leurs desbauches. Car en effet, apres un long ordre, les Affaires vont presque d’elles-mesmes, & la Police ne peut pas si tost recevoir d’alteration, se ressentant encore de la bonne impression que quelque grand Prince y aura laissée. D’ailleurs, c’est le naturel des choses du Monde, de demander du temps, & d’avoir de la peine à passer d’un estat à l’autre. De sorte que s’il est arrivé, que la Republique soit demeurée ferme, sous telles Puissances, foibles, debiles, mal asseurées, elle estoit peut-estre obligée de son repos, aux bons & solides fondemens, qui avoient esté posez de longue-main, quoy qu’on ne mist au dessus, que du chaume, ou de la terre. Ce n’estoit pas tant un fruit du Gouvernement present, que les restes de l’heureuse Conduite du passé.

DISCOURS SIXIESME.



A Cette scrupuleuse & défiante Sagesse, il se peut opposer une certaine Vertu brutale, s’il m’est permis de la nommer de la sorte. Mais pour la faire mieux reconnoistre, & pour la définir en la descrivant, ne la nommerions nous point une Probité passionnée, indocile, impetüeuse ; qui suit plustost la fougue de la Nature, que la discipline de la Raison ; qui a plus de courage que d’addresse ?

Au commencement il semble que ce soit vigueur, & ce n’est que dureté ; On la prendroit pour force, & ce n’est que violence ; dans laquelle l’esprit se fixe, pensant se roidir, & devient immobile, pour vouloir estre trop ferme. Or est-il qu’il importe de sçavoir tourner & plier l’esprit, selon l’exigence des occasions, & la varieté des sujets qui se presentent. Si on ne le rend souple & maniable ; s’il n’est capable de diverses formes, dans un Monde si changeant que celuy-ci, son Usage qui doit estre universel, & n’avoir point d’objet defini, trouve des bornes, des l’entrée de la carriere ; s’arreste à quelques rencontres, qu’il luy faut choisir ; ne s’estend qu’à un tres-petit nombre de choses. Et ces choses arrivant assez rarement ; les Ministres au contraire devant agir châque jour, il ne se peut pas que d’une seule drogue, ils facent toutes sortes d’operations, & que du mesme feu qu’ils eschauffent, ils puissent encore rafraischir.

J’avoüe bien qu’ils ont beaucoup de cœur, & que leurs intentions peuvent estre bonnes ; Mais il n’y a point d’art ni de methode, pour conduire ces avantages de la naissance. Ils sont faits tout d’une piece : Et s’il est question de passer par quelque ouverture difficile ; au lieu qu’ils doivent baisser la teste, il leur faudroit hausser la muraille : Il faudroit contraindre le Temps, les Hommes & les Affaires, de leur obeïr, & de les suyvre. Ainsi ne voulant jamais entrer, dans le sens d’autruy ; ne pouvant jamais changer de place, ne connoissant point d’autre Raison que la leur, ils ne sont pas fort propres à gouverner les Estats, où il est besoin de prendre de nouveaux avis, sur la nouveauté des accidens qui arrivent, & où quelquesfois le Pilote peut apprendre quelque chose des Passagers.

Quelle malheureuse regularité, pour vouloir aller tout droit, de ne se destourner pas d’un Abysme, qui est au milieu du chemin ; de donner à travers des Escueils, pour avoir l’honneur de ne point gauchir ; de rejetter la bonne resolution, parce qu’un autre l’a proposée ? Cependant les Genereux imprudens tombent à toute heure dans ces Abysmes, & heurtent sans cesse contre ces Escueils : Ne pouvant parvenir à la premiere gloire de la Vertu, qui seroit de ne point faillir ; ils negligent la seconde, qui est de sçavoir r’habiller ses fautes : Ne pouvant estre parfaits, ils ne veulent point estre penitens.

Quelque cause, bonne ou mauvaise, qu’ils ayent embrassée d’abord, ils apportent une obstination aveugle à la soustenir, & disputent aussi violemment pour le moindre de leurs sentimens, que pour la Religion de leurs Peres. Volontiers ils seroient Martyrs de leurs Opinions. Ils continüent tousjours le Mal commencé, pour monstrer qu’ils entreprennent, avec jugement, ce qu’ils font, avec perseverance.

Si une proposition qu’ils ont mise en avant, par maniere de discours, & qu’ils ne croyent point veritable, vient à estre contestée, des là ils s’interessent à la defendre : Apres, ils se la persuadent à demi : Dans le progres du raisonnement, ils la tiennent tout à fait asseurée ; & ne la quittent point, que de Question problematique qu’elle estoit, pour le plus, au commencement de la Conference, ils n’en ayent fait un poinct de Foy, en sa conclusion.

Si on les prie de considerer que les Ennemis sont puissans, & en grand nombre ; ils respondent qu’il y a beaucoup de gens, & peu de Soldats ; que ce ne sont point de vrais Ennemis, que c’est de la Canaille mutinée. Si on leur remontre que le passage de l’Armée ne se peut faire, par l’endroit qu’ils se sont imaginez ; ils s’agitent, & se tourmentent là dessus de telle façon, qu’il semble qu’ils pretendent de l’y faire passer, par la seule force de leurs paroles.

Je ne me figure point icy des choses qui ne sont point. Je ne fais point des Hommes artificiels : J’en connois, Monseigneur, & je vous les pourrois nommer, qui agissent de cette sorte, dans les Conseils ; qui ne se rendent, ni à la Raison evidente, ni à la Coustume establie, ni à l’Usage receu. Ils opposent la singularité de leur Opinion au consentement des Peuples, & à la foule des Exemples. Les Brefs, & les Bulles des Papes ; les Edits, & les Declarations des Rois sont pour les autres, & non pas pour eux. Ils cassent tous les Actes publics, quand ils ne s’accordent pas, aveque leur sens particulier.

N’avons-nous pas veû en Flandre, premierement, & depuis en Italie, un Ministre Espagnol, qui estoit de cette humeur ? Il ne pût jamais se resoudre à reconnoistre pour Roy de France, le feu Roy Henry Le Grand : Il ne le pût jamais appeller que le Bearnois, ou le prince de Bearn, lors qu’il vouloit luy faire faveur. La Ligue estoit morte, & sans esperance de ressusciter. La Paix de Vervins avoit esté publiée, & tous ses Articles executez. La Reconciliation du Roy s’estoit faite solennellement avec le Saint Siege. Le Roy d’Espagne luy envoyoit des Ambassadeurs, & en recevoit de luy. Tout cela neantmoins ne flechissoit point l’esprit du Ministre. Il vouloit estre plus contraire à la France, que l’Espagne, & plus Catholique, que l’Eglise. Son opiniastreté excommunioit celuy, que le Pape avoit absous. Et il en estoit encore en ces termes, l’année mil six cens dix, à la veille que le Bearnois s’alloit rendre Maistre d’une bonne partie de l’Europe. Et que sçait-on s’il n’eust pas commencé, par la Duché de Milan, dont ce Ministre estoit Gouverneur, afin de luy faire changer de stile ?


LEs Sages, dont nous fismes hier l’examen, n’asseurent quoy que ce soit ; n’oseroient juger, qu’il soit jour en plein midy ; ne sont point certains, si les choses qu’ils voyent, sont ou Objets ou Illusions. Quand on leur demande leur sentiment, ils disent tousjours, je pense, & jamais je sçay ; & dans les affaires les plus claires, on ne peut tirer d’eux que, peut-estre, il se peut faire, et il faudra voir. Ce qui procede, selon l’avis d’Aristote, d’une opinion generalement mauvaise, qu’ils ont conceuë du Monde, & des apparences. De sorte qu’ils se peuvent tromper quelquefois ; mais on ne les trompe que rarement. S’ils perdent, ce n’est que pour vouloir trop bien joüer : C’est d’eux-mesmes, & de leur malheur, qu’ils se doivent plaindre, & non pas de l’avantage, & de la piperie de leur Ennemy. Aussi cherchent-ils premierement la seureté, & en suite le profit. Ils se gouvernent, par le discours de la Raison, qui conclud à l’Utile, & au Certain ; & ne vivent pas, selon l’Institution Morale, qui se propose l’Honneste, & le Hazardeux.

Imaginez vous tout le contraire des autres, dont il s’agit, qui ne s’expriment qu’en termes affirmatifs ; qui decident les matieres les plus douteuses, & les plus embroüillées, par un, cela est, il ne peut estre autrement, il faut de necessité absolüe qu’il arrive ainsi. D’ordinaire ils quittent le plus grand de leurs interests, pour la moindre de leurs passions. Ils preferent les loüanges aux presens, & les remerciemens aux recompenses. Ils se promettent merveilles de l’Avenir, & de la Fortune. Ils font valoir leurs doutes, leurs soupçons, leurs esperances, jusqu’à l’infini.

Avoüons pourtant la verité, à l’avantage des Gens d’aujourd’huy : Ils valent mieux que les Gens d’hier. Au jugement d’Aristote, les Timides sont defectueux, en ce qu’ils n’aspirent pas aux choses, dont est digne le Magnanime, & en ce qu’ils n’aspirent pas mesmes à celles, dont ils sont dignes. Mais les Audacieux ne sont excessifs, qu’en ce qu’ils aspirent aux choses, dont est digne le Magnanime, & non pas eux ; je parle de la Magnanimité, comme vous voyez, dans la rigueur des Philosophes, & non pas dans la licence des Poëtes ; qui appelleroient bien Magnanimes nos gens d’ aujourd’huy, puisqu’ils appellent ainsi leurs Geans, leur Phaëton, & leur Capanée.

Il est certain que cette Audace & cette Fierté ne desplaisent pas tousjours au Monde : en quelques rencontres elles ont eu de l’approbation, & des loüanges : Elles ont esté estimées, & ont reüssi en la personne de ce Romain, qui semble si honneste homme à Monsieur Le Duc d’Espernon, & à Monsieur Le Mareschal Desdiguieres. Vostre Altesse veut bien que je la face souvenir du stile, dont il escrivoit à l’Empereur.

La fidelité de ce Romain estoit sans reproche : Et neantmoins il fut accusé, en son absence, & trouva un Delateur à la Cour. Il commandoit une Armée en Allemagne, & avoit beaucoup de creance & d’autorité, dans sa Province, & parmi les Gens de guerre. Estant averti de ce qui se passoit à Rome, & des mauvais offices qu’on luy rendoit au palais, il escrivit à l’Empereur une Lettre hardie & superbe, dont voicy à peu pres les derniers mots. « Ma fidelité a esté pure & entiere, jusques icy, & je ne changeray point, si on ne m’y force. Mais quiconque viendra pour succeder à ma Charge, je suis resolu de le recevoir, comme ayant entrepris sur ma vie. Accordons nous, s’il vous plaist, Cesar. A vous tout l’Empire, et a moy mon Gouvernement. »

Ces Gens là difficilement s’entendent, avec l’Ennemy, mais ils se cabrent aisément, contre leur Maistre. Ils ne sont jamais rebelles, de dessein formé, & par inclination au mal ; mais ils le peuvent estre, par despit, & par ressentiment. Ils ne manquent point de fidelité, pourveû qu’on se fie en eux. Ils ne desservent point, mais ils veulent servir à leur mode. Ils veulent estre Arbitres de leur devoir, & de leur obeïssance.

Un de ces Gens là (vous le connoissez, Monseigneur) me voulut prouver il n’y a pas long temps, qu’il servoit son Maistre, en luy desobeïssant. Ce fut dans un entretien, de pres de quatre heures, que j’eus aveque luy, lors que je le fus visiter, en son Gouvernement, de la part de vostre Altesse. Par une plaisante distinction qu’il faisoit du Roy, & de l’Estat, il me dit que de fraische datte, & dans une occasion, qui n’estoit pas encore passée, il avoit esté tout droit au bien de l’Estat, sans avoir escouté plusieurs differentes voix, qui le vouloient arrester par les chemins, en luy alleguant le nom du Roy. A quoy il ajoustoit, se fondant sur un principe, qu’il prenoit un peu de haut ; que le Roy son premier Maistre, Pere du Roy d’à present, luy avoit commandé, avant sa mort, que s’il venoit un tel temps, & qu’il arrivast un tel accident, il ne manquast pas à faire une telle chose, quelque ordre contraire qu’on luy apportast de la Cour, pour l’en empescher. Qu’il avoit crû estre obligé, en conscience, de suivre les intentions du plus grand, & du plus sage Prince du Monde, qu’il n’avoit pas apprehendé de pouvoir faillir, se conformant aux sentimens de Celuy, qui ne faisoit point de fautes.

Mais allez, je vous prie, verifier ce commandement secret, qui n’est venu à la connoissance de personne ; non pas mesme de la Reine veusve du feu Roy. Pour sçavoir au vray ce qui en est, il faudroit employer les charmes de la Magie : Il faudroit evoquer l’Ame du plus grand, & du plus sage Prince du Monde ; de celuy qui ne faisoit point de fautes ; & luy demander, si le Ministre qui l’allegue, ne l’allegue point à faux. C’est une raillerie de penser estre encore à Philippe, sous le Regne d’Alexandre ; de vouloir persuader à son Maistre, qu’on a raison de desobeïr ; que l’opiniastreté a du merite ; qu’il suffit de bien servir, quoy que ce soit contre le gré de Celuy qu’on sert.

Que ces Gens là, qui servent ainsi à leur mode, soient tousjours, s’il y a moyen, à deux cens lieuës de la Cour ; Qu’on les employe, s’il est possible, en des lieux obscurs, où les mauvais exemples, n’estant pas si regardez, ne sont pas si dangereux. Mais il seroit mal de les appeller, aupres de la personne du Prince, où le respect n’est pas moins necessaire, que le service, & où ils voudroient estre ses Tuteurs, plustost que ses Conseillers.

Ce sont d’excellens Hommes, je ne le nie pas ; mais cette excellence n’est pas bien en sa place, sous la puissance d’un autre. Ils aiment l’Estat & la Patrie ; mais ils haïssent la Dependance, & la Sujetion. Leur fin est droite ; mais leurs moyens sont obliques, & semblent contraires à leur fin. Car ayant, pour objet, le bien de la Monarchie, ils usent de toute la licence, qui pourroit avoir lieu, dans le Gouvernement Populaire : Encore plus que cela : Voulant servir, ils veulent servir, en Souverains. Ils m’ont dit eux-mesmes, dans nostre entretien, de pres de quatre heures, qu’ils estoient trop Vieux, pour se remettre aux premiers elemens de leur devoir ; Et moy en sousriant, à ce qu’ils disoient, je leur ay dit de plus, qu’ils estoient trop grands, pour apprendre cette leçon, qu’un Docteur de Cour donne à son Fils, dans l’Histoire Grecque, mon enfant fais toy petit. Bons Gouverneurs de Province, bons Gardiens de la Frontiere, bons Portiers du Royaume, tant qu’il vous plaira ; Mais bons Ministres d’Estat, & bons Courtisans, je ne l’accorde pas, de la mesme sorte.

Il y a des Affaires, dans lesquelles il se peut prendre divers Partis ; & de plusieurs biais qui s’offrent, on doit choisir le plus propre, pour les bien manier. En telles Affaires, ils apportent la mesme passion, & se laissent aller aux mesmes emportemens, que nous avons desja remarquez sur le sujet des Nouvelles. On ne sçauroit les voir que dans l’une, ou dans l’autre extremité. Ils aiment mieux tomber, que descendre. Ils desirent avoir Tout, ou Rien. Ils demandent, ou la Mort, ou la Victoire ; Quoy que neantmoins il me semble que ce soit beaucoup d’emporter les trois quarts, quand on ne peut obtenir le Tout ; & qu’entre la Mort & la Victoire, il y ait la Paix, qui est un Bien de valeur inestimable, & qui doit estre recherché des Vaincus, & desiré des Victorieux.

Mais ce qui nous semble ne les persuade pas, & ils n’ont point d’oreilles, pour nos remontrances. Il n’y a pas moyen de divertir leur imagination de son objet, & de luy faire changer de visée. Ils sont ennemis de tout accommodement, & si attachez aux regles qu’ils se prescrivent, & à la rigueur de l’exacte Justice, dont ils se picquent, qu’il est impossible de les rendre capables de l’Equité. Il n’est pas possible de leur faire prendre recompense d’une chose, quand elle est perduë : Ils veulent le mesme, & non le semblable : Ils combattent le sens de la Loy, par les termes de la Loy, & se font injure, en se faisant droit : Ils me font souvenir de ces Freres si Celebres dans l’Histoire, qui, ayant à partager egalement une succession, casserent un verre, pour le diviser, & couperent un habillement en deux, afin que chacun en eust la moitié.

Si ceux-cy ne vont pas jusques-là, & si c’est en dire trop ; disons à tout le moins que, dans les Affaires, ils ne connoissent point ces temperamens de si grand usage, & qu’on employe si utilement, pour la perfection des Affaires, pour joindre les choses esloignées, pour faciliter les difficiles. Ils ne connoissent point ces Relaschemens, ces Ajustemens, comme on parle aujourd’huy en Italie ; ce necessaire Milieu, qui semble souvent venir du Ciel, & dont on a besoin, pour conclurre les marchez, avec les Particuliers ; à plus forte raison les Traitez de Paix, entre les Princes, les Ligues offensives & deffensives, les Negociations, où il y va du salut des Peuples, & de la fortune des Royaumes.

Nos Farouches vertueux ne veulent point de ces Temperamens, & de ce Milieu : Dans un Estat qui meurt de vieillesse, ils voudroient faire la mesme chose, que s’ils gouvernoient, dans une Republique nouvellement establie ; qui seroit encore, dans la pureté de son institution, & dans la vigueur de ses premiers ordres. Ils ne parlent que du Pouvoir absolu, que de l’Authorité du Senat, que de la Force des Loix ; bien que ce soient choses qui vieillissent, comme les autres choses, & qui s’affoiblissent, en vieillissant.

Escoutez Caton, qui opine dans la Cause de Cesar. « Il faut, dit-il, le charger de chaisnes (il ne dit point : Il faut s’en saisir premierement.) Il faut l’envoyer, en cet estat là, à nos Alliez qu’il a offensez ; afin qu’ils se facent raison eux mesmes, & qu’il soit puni de ses Victoires injustes. Ces, il faut sont assez difficiles à executer, si la Faveur l’emporte sur la Raison. Il faut, continuë-t’il, qu’il vienne plaider sa Cause en personne, & qu’il nous rende compte de ses Neuf années de Commandement. Il faut que tout se passe, selon les Loix » ; c’est à dire, selon mon interpretation, il faut hazarder toutes les Loix, pour observer les Formalitez.

Vostre Altesse blasme, je m’asseure, cet austere Republicain, quoy que jamais homme ne fut plus loüé que luy. Ciceron n’estoit pas seulement son Amy particulier, il estoit son Admirateur public. Apres sa mort, il fit quelque chose de plus que son Oraison funebre, & ce qu’il fit donna occasion aux deux Anticatons de Cesar. Ciceron neantmoins parlant confidemment à Pomponius Atticus, avoüe que la Vertu de cet Homme, qu’il admiroit tant, estoit inutile à la Patrie. Il confesse que cet Homme divin, car ainsi le nommoit-il, estoit hors d’usage, & ne sçavoit pas s’accommoder à la portée de son Siecle ; que quand il opinoit au Conseil, il pensoit estre, dans la Republique de Platon, & non pas, dans la lie du Peuple de Romulus.

Ce mot de Ciceron explique un Vers de Virgile, auquel les gens de l’Eschole ne prennent pas garde, & qui merite la reflexion des gens de la Cour. Dans la description du Bouclier de son Heros, où diverses figures sont gravées, ayant voulu representer cette partie des Enfers, qui est habitée, par les Ames Saintes, il y fait presider Caton, avec souveraine authorité, & luy donne jurisdiction, sur ce Peuple de Justes, & de Bien-heureux ;

Secretosque Pios, his dantem jura Catonem ;

Et comme l’a traduit un Poëte de nos Amis,

Aux Justes assemblez Caton donne des Loix.

A prendre la chose à la lettre, la Maison des Cesars estoit offensée, par ces paroles, & leur Ennemy ne pouvoit estre beatifié, que leur Cause ne fust condamnée. Mais, à mon avis, Virgile s’entendoit en cecy, avec les Cesars. Sans doute il avoit descouvert à Auguste le secret de sa Fiction, qui loüe en apparence, & qui se moque en effet ; qui fait voir que la Vertu de Caton estoit de l’autre Monde, & non pas de celuy-cy. Virgile vouloit dire finement, & d’une maniere figurée, qu’il faloit chercher à Caton des Citoyens tout bons, & tout vertueux ; qu’il falloit luy faire un Peuple tout expres, pour estre digne de luy ; que Caton ne pouvoit trouver sa place, que dans une Societé, qui ne se trouve point, sur la Terre.

Voilà en effet, où il faut que les Catons aillent pratiquer leurs Paradoxes, & debiter leurs Maximes genereuses. Icy nous ne vivons pas en ce Païs-là. Nous ne sommes pas au Païs des Idées, & de la Perfection ; où les Ames sont deschargées de leurs Corps, sont gueries des Passions, sont purgées des autres infirmitez humaines. Qui vit jamais de Republique composée de Philosophes, beaucoup moins de Philosophes Stoïques ?

Le Monde a perdu son innocence, il y a long temps. Nous sommes dans la corruption des Siecles, & dans la caducité de la Nature. Tout est foible, tout est malade, dans les Assemblées des Hommes. Si vous voulez donc gouverner heureusement ; si vous voulez travailler au bien de l’Estat, avec succes, accommodez vous au deffaut, & à l’imperfection de vostre matiere. Desfaites-vous de cette vertu incommode, dont vostre Siecle n’est pas capable. Supportez ce que vous ne sçauriez reformer. Dissimulez les fautes qui ne peuvent estre corrigées. Ne touchez point à des Maux qui descouvriront l’impuissance des Remedes ; qui descrieront la Medecine, qui rendront ridicules les Medecins. Respectez ces fatales Maladies, qui sont envoyées d’en haut, & où il se remarque quelque chose d’estranger, & d’inconnu. Quand le doigt de Dieu paroist, il faut qu’il face peur à la main des Hommes.

A la bonne heure, contentez, s’il se peut, l’honneur & la dignité de la Couronne. Mais ne perdez pas la Couronne, pour en vouloir conserver l’honneur & la dignité. Ne vous attachez pas de telle sorte à cet Honneste, sauvage, rigoureux, & philosophique ; que vous ne le quitiez, si la necessité l’exige de vous, pour un autre Honneste, plus humain, plus doux, & plus populaire. Souvenez-vous que la Raison est beaucoup moins pressée, dans la Politique, que dans la Morale ; qu’elle a son estenduë plus large & plus libre, sans comparaison, quand il s’agit de rendre les Peuples heureux, que quand il ne s’agit que de rendre gens de bien les Particuliers. Il y a des Maximes, qui ne sont pas justes de leur nature, mais que leur usage justifie. Il y a des Remedes sales ; Ce sont pourtant des remedes : Dans ces salutaires Compositions, il entre du sang humain ; il entre de l’ordure, & d’autres vilaines choses : Mais la Santé est encore plus belle, que toutes ces choses ne sont vilaines. Le venin guerit en quelque rencontre, &, en ce cas-là, le venin n’est pas mauvais.

Messieurs les Catons, ne soyez pas trop honnestes, ni trop justes. Ne decernez point de prise de corps, contre ce Coupable, qui a une armée, pour se defendre de vos Sergens ; D’un Mutin, n’en faites point un desesperé. Au nom de Dieu ne forcez point ce nouveau Cesar, à passer le Rubicon ; à se rendre Maistre de sa Patrie, à dire ces paroles remarquables, en regardant les Morts d’une bataille, qu’il aura gaignée, ils ont voulu leur propre malheur ; Apres avoir fait de si grandes choses, on m’eust donné des Commissaires, si je ne me fusse servi de mes Soldats : J’eusse esté condamné, si mon Innocence n’eust esté armée : On me menaçoit de chaisnes, & de prison. On m’eust livré aux Barbares, si ma Cause n’eust esté aussi forte, qu’elle estoit bonne.

C’est un Monstre, je vous l’avoüe ; C’est un Prodige moral, que de voir un Citoyen, qui impose des Loix à sa Ville ; que de voir un Sujet qui traitte aveque son Prince. Mais souvent pareils Prodiges ne peuvent estre expiez, que par la dissimulation, & par l’indulgence. Quand on ne peut dompter ces sortes de Monstres, il faut essayer de les aprivoiser. S’il ne tient qu’à donner à un Victorieux, qui est armé, un aveu des choses passées, pour luy faire poser les armes ; ne vous opiniastrez point, à luy faire prendre une Abolition. Ne pointillez point sur les Formes, & sur les Paroles. Envoyez luy son Aveu, aussi ample, & aussi avantageux qu’il le pourra desirer ; Que ce soit luy qui le dicte, & que ce soit vous qui l’escriviez ; qu’il soit escrit en Papier doré ; qu’il soit tout peint, & tout parfumé de ses loüanges.

J’ay leû autrefois, avec quelque sorte d’indignation, une Lettre de Jean Mathieu Giberti, Evesque de Veronne, & Dataire du Pape Clement septiesme. Elle est adressée au Nonce de son Maistre, aupres du Roy de Hongrie ; Et par cette Lettre, il luy tesmoigne, « Que le Pape desire extremement la reconciliation du Royaume de Boheme, avec le Saint Siege ; Mais que luy, Dataire, prevoit un tres-grand empeschement, qui peut combattre l’extreme desir de sa Sainteté ; C’est qu’il n’est pas de la grandeur & de la dignité de l’Eglise, de rechercher, ni les Rois, ni les Royaumes ; & que, dans une Affaire de si grande reputation, l’ordre ne doit pas estre renversé, ni la bien-seance violée ; Que pour cet effet, il seroit à propos de trouver quelque moyen, qui obligeast les Bohemes à commencer les premiers cette pratique, & à faire les avances : Que se presentant au Cardinal Campege (qui estoit Legat en Allemagne) ils seront receus à bras ouverts, mais que ne se presentant pas, le Legat ne peut point aller au devant d’eux, ni le Juge solliciter les Parties ; Qu’il faut leur accorder ce qu’ils demandent, mais qu’il ne faut pas leur offrir ce qu’ils ne demandent pas. » N’est-il pas vray que voilà un grand Mesnager du Point d’honneur ? Cette espargne ridicule me desplaist, dans le procedé de Jean Mathieu Giberti, qui estoit d’ailleurs un excellent Homme.

Il me fasche encore, & j’ay despit, que nostre Demosthene ait esté de ces gens là. Je voudrois de bon cœur que ce fust un autre que luy, qui eust, dit dans le Conseil d’Athenes, sur le sujet d’une petite Isle, voisine de Samothrace, qui estoit contestée entre les Atheniens, & le Roy Philippe ; « Si le Roy vous veut rendre l’Isle, & que le mot de rendre soit porté par le Traitté, je vous conseille de la recevoir ; mais non pas s’il pretend de la vous donner, & s’il appelle Bien-fait la restitution de ce qui a esté usurpé sur vous. »

Vous voyez, par là, que les grands Personnages se sont amusez à des vetilles, & que celuy-ci faisoit plus de cas de la vanité du Mot que de la solidité de la Chose. Si l’Empereur Charles eust voulu faire un present de la Duché de Milan, à nos derniers Rois, & que Demosthene eust esté de leur conseil, il leur eust conseillé de refuser le present, de peur de faire tort aux Droits, qu’ils avoient sur la Duché. Il eust mieux aimé garder de justes pretensions, & se consoler par l’esperance de l’Avenir, que de joüir de l’avantage des choses presentes, & d’accepter la possession d’une seconde Couronne, avec des termes, qu’il n’eust pas crû estre de la dignité de la premiere.

En ce mauvais Monde, où nous vivons, quand on nous fait justice, imaginons-nous qu’on nous fait grace. Ne soyons point avares des termes, & des apparences, pourveû que l’essentiel nous demeure. Qu’on emporte quelques Tableaux, & quelques Giroüettes, pourveu qu’on nous laisse les Murailles & le Toit. Qu’on die que c’est Present, que c’est Grace, que c’est Aumosne, si on le veut : Quand la Piece sera nostre, il nous sera aisé de luy donner un plus beau Nom, & qui nous plaira davantage. Ayons avec honneur les Isles, qui nous appartiennent ; mais ayons-les, à quelque prix que ce soit. Loüons-nous d’un petit tort qu’on nous fait, plustost que de nous plaindre à la Posterité, d’une grande injustice qu’on nous a faite.

Il vaut mieux n’avoir pas la veuë si bonne & si penetrante, dans la discussion de ses Droits, de peur d’y descouvrir trop de justice. Il vaut mieux n’estre pas si habile, dans son propre fait, de peur d’en estre trop persuadé. Ce sentiment si subtil, & si delicat, des injures qu’on a receuës, n’est pas une chose bien commode, quand il s’agit de la reparation, qu’on en veut avoir. Une si haute opinion du merite de sa Cause, se sousmet difficilement au jugement, & à la decision d’autruy. Tout cela ne sert qu’à rendre impossible ce qu’on a dessein de faire, qu’à s’amuser dans des lieux, d’où il faut sortir, le plus promptement qu’il est possible. Ce ne sont pas des moyens d’agir ; ce sont des empeschemens de l’action ; ce ne sont pas des outils, pour applanir les difficultez de la Carriere ; ce sont des pierres au devant du But. Ce sont en effet des qualitez relevées, qui accompagnent d’ordinaire la Noblesse de cœur, & la generosité : Mais d’ordinaire elles nuisent plus qu’elles ne profittent : Pour le moins on ne les doit pas mettre à tous les jours, & les Foibles ne s’en peuvent pas servir utilement, contre les plus Forts.

Je ne sçay pas comme ils l’entendent. Mais il me semble qu’un Traitté ne sçauroit se conclurre plus malheureusement, & avoir un plus triste succes, pour une des deux Parties, que quand apres une longue Negociation ; apres une infinité de paroles jettées au vent, & d’Escrits qu’il faut mettre dans le feu, elle est obligée d’en appeller à un autre Siecle, & qu’elle rapporte au logis toute sa raison, & tout son honneur. On feroit bien mieux de quiter quelque chose de cette raison, & de cet honneur. Pourquoy non consentir à un accommodement, qui sera raisonnable, par la consideration de l’Utile ; & qui ne sera pas deshonneste, dans la necessité du Temps, à laquelle la generosité mesme, & la noblesse de cœur se doivent accommoder ?


NE nous laissons donc point ebloüir, à la reputation de la Sagesse des Grecs. Que les Orateurs d’Athenes ne nous persuadent pas plus les uns que les autres. Le Païs, l’Antiquité, le Merite de ceux qui ont failli, au lieu de justifier les fautes, les rend seulement plus visibles, & plus remarquables. Une fois en nostre vie, servons-nous de la liberté de nostre Jugement, qui ne doit pas tousjours estre subalterne, de celuy des Grecs, & des Romains. C’est un sujet de consolation, pour nostre pauvre Humanité, de voir qu’il y a eu de l’homme, dans les Heros.

Que cela me fait de bien, me disoit autrefois un excellent Homme, de voir que les Heros ont fuy ; que les sages ont fait des sotises ; que ce grand Orateur s’est servi d’un mauvais Mot ; que ce grand Politique a esté d’une mauvaise Opinion. Ces Exemples de Foiblesse & d’Infirmité, estoient les Spectacles, & les Passe-temps, qui divertissoient quelquefois cet excellent Homme. Il se mocquoit de Demosthene, & de son ridicule Point d’honneur : Mais il se mocquoit encore plus de Cleon, & de son extravagante probité.

Celuy-ci ayant esté appellé au Gouvernement de la Republique, voulut signaler l’entrée de sa Charge, par je ne sçay quoy de bien nouveau, & de bien estrange. Le lendemain de sa promotion, il envoya prier ses amis de venir chez luy, où estant tous arrivez, & chacun avec esperance d’avoir bonne part à sa fortune, il leur tint un discours, auquel pas un d’eux ne s’attendoit, & qui faillit à les faire tomber de leur haut. Il leur dit, qu’il les avoit assemblez en sa maison, pour les en chasser, & pour leur declarer que veritablement estant Personne privée, il avoit esté leur ami ; mais qu’estant devenu Magistrat, il croyoit estre obligé de renoncer à leur amitié. Il s’imagina que cette declaration estoit un original de vertu ; un acte de probité heroïque, la plus belle chose qui se fust faitte à Athenes, depuis la fondation de la Ville ; depuis Thesée jusques à Cleon. Il crut qu’il faloit qu’un homme d’Estat fust un Ennemy public ; que pour la premiere espreuve de sa vigueur, il se desfist de toutes ses inclinations, & de toutes ses amitiez ; qu’il rompist tous les liens de la Nature, & de la Societé.

J’ay veû de ces faux Justes, deça & delà les Monts. J’en ay veû, qui, pour faire admirer leur integrité, & pour obliger le Monde de dire, que la Faveur ne peut rien sur eux, prenoient l’interest d’un Estranger, contre celuy d’un Parent, ou d’un Ami, encore que la Raison fust du costé du Parent, ou de l’Ami. Ils estoient ravis de faire perdre la Cause qui leur avoit esté recommandée, par leur Neveu, ou par leur Cousin germain ; & le plus mauvais office qui se pouvoit rendre à une bonne affaire, estoit une semblable recommandation. Lors que plusieurs Competiteurs pretendoient à une mesme Charge, ils la demandoient, pour celuy qu’ils ne connoissoient point, & non pas, pour celuy qu’ils en jugeoient digne.

Je proteste icy derechef, que je n’amplifie point les choses. Je ne suis point exagerateur, comme celuy qui ne racontoit que des prodiges à vostre Altesse, & n’avoit rien veû de ce qu’il luy racontoit. Je vous rends raison, Monseigneur, de ma propre experience, & je pourrois nommer ceux de qui je parle. J’en ay veû qui avoient si grand’peur de favoriser quelqu’un, qu’ils desapprouvoient, qu’ils blasmoient, qu’ils condamnoient tout le monde, & le plus souvent, sans sçavoir pourquoy. C’estoit, en eux, plustost bizarrerie que cruauté ; plustost intemperance de langue, & bile qui s’exhaloit, que malice meditée, & dessein de nuire, conceu dans l’esprit, & digeré par le Temps, & par le Discours. Ils eussent appellé Jules Cesar, Yvrogne, une heure apres avoir dit de luy, qu’un Sobre estoit venu ruiner la Republique.

Vostre Altesse a oüi parler de ce Conseiller, qui opinoit ordinairement à la mort, & qui s’endormoit quelquefois aussi sur les Fleurs-de-Lis. Un jour le President de sa Chambre, recueillant les voix de la Compagnie, & luy ayant demandé la sienne, il luy respondit en sursaut, & n’estant pas encore bien resveillé, qu’il estoit d’avis, qu’on fist coupper le cou à cet Homme là. Mais c’est un Pré, dont est question, dit le President : Qu’il soit donc fauché, repliqua le Conseiller.

Encore une fois, ce n’est ni malice, ni cruauté ; c’est fantaisie, c’est chagrin, c’est bile, qui domine dans le temperament de ces Conseillers, & qui noircit de sa fumée, leurs premiers mouvemens, & leurs premieres paroles. Cette Humeur aduste imprime, sur leur front, une negative perpetüelle, avec laquelle ils vont estouffer les prieres, jusques dans le cœur des Supplians. Ils refusent les choses, qu’on ne leur a pas demandées, & qu’on n’a pas mesme dessein de leur demander.

Ces Conseillers ne sont pas ceux qui doivent estre appellez au Conseil des Rois. Quand ils seroient le contraire de ce qu’ils paroissent, ils ne seroient pas pourtant à loüer, d’avoir si peu de soin du dehors de la Vertu, & de l’apparence du Bien. Quand ils auroient l’ame bien-faisante, leur mine gasteroit tousjours leurs bienfaits : leur mauvaise humeur ruïneroit tout le merite de leurs bonnes actions. Voyez comme ils se remparent, d’une severité affreuse, & inaccessible ; comme ce Fantosme de severité rebute, & espouvente le Monde. Voyez comme ils s’estudient à se desfigurer l’exterieur ; comme ils portent ce vilain masque, aux Nopces mesmes, & aux Festins, où ils affectent aussi bien qu’ailleurs, de se montrer terribles, & redoutables.

S’il a esté dit autresfois d’un Grec, tres-homme de bien, & tres-vertueux, qu’il n’avoit pas sacrifié aux Graces ; il se peut dire de ces Espagnols, ou de ces François, tres gens de bien aussi, & tres-vertueux, que non seulement ils sont plus indevots que ce Grec ; mais que passant de l’indevotion à l’Impieté, bien loin de sacrifier aux Graces, ils en ont abbatu les Autels ; ils ont mis le feu au Temple de ces bonnes Deesses, ils s’efforcent d’en abolir tout à fait le culte. Achevons de faire leur Eloge, & de representer dans l’Espece, les Individus que vostre Altesse a remarquez, en diverses Cours, où elle a esté.

Il est impossible de s’approcher d’eux, sans se piquer : ils jettent des pointes, & des aiguillons, de tout le corps : Leurs loüanges mordent ; Leurs caresses egratignent : Et comme il y a certains Maladroits, qui choquent les Visages, qu’ils veulent baiser ; eux de mesme ne sçauroient obliger qu’en desobligeant : Ils ne sçauroient promettre, qu’avec des yeux & des sourcils, qui menacent. Ils accordent les faveurs, & les courtoisies, du mesme ton que les autres les refusent.

DISCOURS SEPTIESME.



JUsques icy nous n’avons attaqué personne, qui ne se puisse defendre. Et, si Vostre Altesse le trouve bon, excusons mesme ceux que nous avons accusez. Ne reprochons point aux hommes les vices de leur naissance. Soyons indulgens à l’infirmité humaine. Donnons quelque chose au temperament du corps, qui peut marquer l’esprit de ses taches. Compâtissons à la foiblesse des Esprits, puis que nous les recevons tels qu’on nous les baille, & que nous ne les prenons pas à nostre choix.

La subtilité de l’Intelligence, la solidité du Jugement, la Prudence courageuse, la Hardiesse considerée, ne sont pas des choses volontaires : Elles ne dépendent pas plus de nostre election, que la santé, & la belle taille. Nous sommes responsables de nos fautes, & non pas de celles de la Nature. Il n’y a personne qui soit tenu d’estre Habile ; Mais il n’y en a point qui ne soit obligé d’estre Bon : Et si nous ne pouvons fournir, à la gloire du Public, de la Valeur, & de la Sagesse, nous devons, pour le moins, contribüer de l’Innocence, au repos de la commune Societé.

Que dirons-nous donc de ces Heureux Insolens, qui combattent, à enseignes desployées, l’authorité des Loix, & de la Justice ; qui apportent au Gouvernement des Estats, un dessein formé de les ruïner ; qui prennent leur graisse, & leur embonpoint, du suc, & de la substance des Provinces espuisées ; qui bastissent leur Maison, du debris, & de la dissipation de tout un Royaume ?

Que dirons nous de ces Valets insupportables, qui vangent leurs moindres querelles, avec les bras & les armes de leur Maistre ; qui declarent Criminels de Leze-Majesté, tous ceux qui ne se prosternent pas devant eux ; qui par une Paix sanglante & crüelle, noire de deüil, & de funerailles, portent les Peuples au desespoir, reduisent les plus gens de bien, à ne pouvoir se sauver que dans la Revolte ?

Que dirons-nous enfin de ces lasches Courtisans, qui sont les Triomphateurs, & n’ont pas esté les Victorieux ; qui joüissent dans l’oisiveté, des peines, & des süeurs des grands Capitaines ; qui attendent à la Comedie, & au Bal, les nouvelles du gain des Batailles, & de la prise des Villes, dont il faut que les Generaux leur rendent conte ?

Regardez-les dans l’ancienne Histoire, & dans la Moderne. Voyez comme tout leur est butin, & tout leur est proye ; comme ils se paissent de tous les corps morts (ainsi parloit-on autrefois à Rome) & ne laissent que la perte, & l’affliction aux Familles desolées ; aux Orphelins, & aux Veuves. Car quoy qu’estant sortis de la bouë, ils ne soient, à bien dire, Parens de personne, ils croyent estre Heritiers de tout le Monde. Il n’est point d’Officier de la Couronne, point de Gouverneur de Place, dont ils ne pretendent que la succession leur appartienne. Ils ne pensent point estre en seureté, tant qu’il y a un Trou, & un Precipice, qui soit en la puissance d’un Autre.

Vostre altesse me fait signe que cette Description luy a plû : C’est qu’elle aime la Verité, quelque negligée, & en quelque desordre qu’elle puisse estre : Elle l’auroit trouvée belle, & les pieces de la Description seroient placées plus justement, si j’avois pris garde, de plus pres, aux Regles de l’Art. Mais la foule des choses rompt souvent les compas, & les mesures. Je represente, sans avoir dessein d’ajuster, ni d’embellir. Le Monde me fournit tout ce que je debite, qui ne desplaist pas à Vostre Altesse. Consultons encore, Monseigneur, la longue experience de ce vieux Monde, une experience, qui embrasse tant de Siecles, & tant de Païs. Demandons luy des nouvelles plus particulieres de ceux qui l’ont gouverné, en despit de luy ; de ces Gens, qui ont regné, sans Couronne, sans Droit, & sans Merite.

Telles Gens s’introduisent ordinairement à la Cour, par des moyens bas, & quelquesfois peu honnestes : Ils doivent quelquesfois le commencement de leur fortune, à une sarabande bien dancée, à l’agilité de leur corps, & à la beauté de leur visage : Ils se font valoir par des services honteux, & dont le payement ne se peut demander en public : Ils se mettent en credit, par la seule recommandation du Vice.

Leur dessein n’estant que de faire des propositions agreables, ils ne regardent point s’ils profitent, ou s’ils nuisent : Pourveu qu’ils plaisent, ce leur est assez. Et pour establir cét estroit commerce, qu’ils meditent, aveque le Prince, ils s’insinuënt dans son esprit, par l’intelligence qu’ils taschent d’avoir, aveque ses passions. Mais s’estant une fois emparez de son esprit, ils en saisissent toutes les avenuës, & n’y laissent pas seulement d’entrée à son Confesseur. Quelque foible & tendre que soit l’inclination qu’il a au Mal, ils l’arrosent, & la cultivent, avec tant de soin, que bien-tost il se forme un gros arbre, d’une petite semence, & une habitude violente & opiniastre, d’une legere disposition.

Ce sont des Petrones, & des Tigellins aupres de Neron : Ce sont des Advocats de la Volupté, qui plaident sa Cause, contre la Vertu, & y reüssissent beaucoup mieux que ne fit la Volupté elle-mesme, quand elle se presenta au jeune Hercule, & le harangua dans le Carrefour.

Il n’est pas croyable de combien de charmes ils se servent, sans employer ceux de la Magie, dont le Peuple ne laisse pas de les accuser. Bon Dieu ! combien sont-ils ingenieux à inventer de nouveaux plaisirs à une Ame saoule, & desgoustée ! Avec quelles poïntes, & quels aiguillons sçavent-ils resveiller la convoitise endormie, languissante, & qui n’en peut plus ! Pour cela ils ne manquent pas d’appetits extravagans, d’objets estrangers, & de viandes inconnuës. Ils en iroient plustost chercher, jusqu’au bout du Monde ; jusqu’au delà des bornes de la Nature ; jusques dans la licence des Fables. A leur dire, les Sybarites ont esté de grossiers Voluptueux : en matiere de delices, Naples, & Capoüe, les Corruptrices d’Annibal, n’y entendoient rien.

Toutefois, ils ne se rendent pas les Maistres, du premier coup : la Vertu & Eux disputent quelque temps de la Faveur, à la Cour d’un Prince de dix-huit ans : Tantost elle a le dessus, & tantost elle leur cede. Ils partagent, avec elle, les affections, l’esprit, & les heures. Burrhus est escouté ; Mais ils empeschent qu’il ne soit cru. Ils sont comme le contrepoids de Seneque ; Mais à la fin ils emportent tout à eux. Les Epicuriens destruisent autant, en trois jours, que le Stoïque avoit basti, en cinq ans. Au moins peut-on dire, qu’ayant pris la Place, ils desfont les Travaux piece à piece. Ils attaquent les bonnes parties de leur Maistre, l’une apres l’autre. Des pechez veniels, où ils ont trouvé cette jeune Ame, rendant du combat, & faisant de la resistance, ils la conduisent, de degré en degré, à la Tyrannie, & aux Sacrileges.

Au commencement, ils se contentent de luy souffler aux oreilles, qu’il n’est pas necessaire au Prince, d’estre si homme de bien ; qu’il suffit qu’il ne soit pas meschant ; Qu’il auroit trop de peine, à se faire aimer ; qu’il s’empesche seulement de se faire haïr ; Que la Probité solide & perpetuelle est trop pesante & trop difficile ; mais que son Image, qui ne charge point, a le mesme eclat que l’Original, & produit le mesme effet. Que, de temps en temps, un acte vertueux, qui ne couste gueres, fait bien à propos, peut entretenir la reputation. De là ils vont plus avant, & ne le laissent pas en si beau chemin : Apres luy avoir fait passer le Bien, pour indifferent, ils luy font trouver le Mal raisonnable : Ils donnent au Vice la couleur de la Vertu.

S’il luy prend envie de se desfaire d’un de ses parens, contre la defense expresse de la Religion de l’Estat, qui ne veut pas qu’on verse le sang de l’Empire, ils luy conseillent de le faire estrangler, avec la corde d’un arc, afin qu’il ne s’en perde pas une goutte, & que la Religion soit satisfaitte. S’il a un Inceste en teste, & que cet Inceste soit combatu de quelques remors ; ils viennent incontinent au secours de son esprit travaillé. Ils soulagent ses peines, par une subtilité merveilleuse ; luy representant, que veritablement il n’y a point de Loy, qui permette au Frere de coucher avec sa Sœur ; mais qu’il y a une Loy fondamentale de la Monarchie, & Maistresse de toutes les Loix, qui permet au Prince de faire ce qu’il luy plaist.

Pour authoriser les grandes fautes, ils ne manquent pas de grands Exemples. « Ce n’est pas en Turquie, luy disent-ils, & chez les Barbares, qu’il faut chercher des exemples : Le Peuple de Dieu, la Nation Sainte, vous en fournira plus qu’il n’en faut. Le Roy qui a basti le Temple, a esté aussi le Fondateur du Serrail, & on ne voit aujourd’huy, à Constantinople, que la copie de ce qu’on a veû autresfois, en Jerusalem. Vous vous contentez d’une seule femme ; Et le Sage par excellence, le Sage Salomon en a eu six cens, que l’Escriture Sainte nomme legitimes, sans compter celles, qui ne l’estoient pas. Mais vous avez bien oüi parler de la derniere volonté de David son Pere, & des belles choses qu’il ordonna, par son Testament. Je ne veux point vous exagerer ces choses : Considerez seulement par combien de Morts il conseilla à son Fils d’asseurer sa Vie.

Dans la Loy de Grace vous ne trouverez pas plus de douceur. Vous hesitez ; vous apprehendez de chasser un Frere, de mettre en prison un Cousin germain. Le Grand Constantin, ce tres-saint, tres-religieux, & tres-divin Empereur, comme il a esté appellé, par la bouche des Conciles, a bien fait plus, sans deliberer. Ne sçavez-vous pas qu’il fit mourir son propre Fils, au premier soupçon qu’on luy en donna ? Il est vray qu’il eut regret de sa mort, & qu’il reconnut son innocence : mais cette reconnoissance vint un peu tard, & son regret ne dura que vingt-quatre heures. Il crût en estre quitte, pour faire eriger, au Defunt, une Statuë, avec cette Inscription, à mon fils crispus, que j’ay fait mourir injustement.

Faites difficulté, apres cela, de vous descharger d’un fardeau, qui vous incommode ; d’oster de vostre chemin, un homme qui vous presse, dans le Monde, & qui vous marche, sur les talons ; un Cousin au troisiesme, ou au quatriesme degré ; qui a dessein de sauter tous ces degrez, pour se mettre en vostre place ?

Vous avez quelque consideration, pour le charactere & pour la personne des Ecclesiastiques, qui ne veulent pas vous rendre une obeïssance aveugle. Charlesmagne, qui est un des Saints de nostre Eglise, & un des Predecesseurs des Rois de France, n’eut pas le mesme respect que vous. Il tua de sa propre main un abbé revestu à l’autel, & prest de dire la Messe, qui luy avoit refusé je ne sçay quoy.

Vous espargnez l’Authorité absolüe ; Vous n’osez user de force, quand le bien de vos affaires vous le demande ; L’exemple du mesme Charlesmagne vous oste tout le scrupule, que vostre conscience vous pourroit donner. Quoy qu’on vous die de ses Capitulaires, il ne connoissoit point de meilleur, ni de plus grand droit que celuy des Armes : Le pommeau de son espée luy servoit de sceau, & de cachet. Ne pensez pas que j’en veüille faire accroire. Cecy est historique, & doit estre pris à la lettre : On trouve encore aujourd’huy des Privileges accordez, & des Donations de Terres faittes par ce bon & orthodoxe Empereur, presens Roland, & Olivier, qui sont seellées du pommeau de son espée, & qu’il promet de garantir, par le tranchant de la mesme espée. »

Il y a eu des Favoris ; je ne dis pas où, mais il y en a eu, qui ont fait au Prince ces dangereuses Leçons ; & je le sçay des Docteurs mesmes, qui leur avoient recueilli ces belles histoires.

S’ennuyant enfin de defendre des Crimes, qui n’ont point de Juge, & d’excuser une cruauté toute-puissante, ils ont dit franchement au Prince, que lors qu’il n’y avoit point d’exemple de quelque chose, il en faloit faire, que ce qui estoit inoüi, ne le seroit plus, quand il seroit fait ; qu’il estoit honteux à l’Authorité souveraine, de rendre raison de quoy que ce soit ; & messeant à qui a des Flottes, & des Armées, pour maintenir ses actions, de chercher des paroles, & des pretextes pour les deguiser.

Il n’y a point d’homme (c’est le langage des Sejans, & des Plautians) qui soit innocent en toutes les parties de sa vie, & qui en son ame ne haïsse ses Superieurs. Par consequent, le Prince ne sçauroit condamner que des Coupables, ni frapper que sur des Ennemis : Par consequent, il gratifie celuy à qui il oste le bien, de ce qu’il ne luy oste pas l’honneur, & de ce qu’il luy laisse la vie. Selon leurs Principes la Loyauté est une vertu de Marchand, & non pas de Souverain. Ils alleguent de je ne sçay quel Poëte, que dans le Ciel on met en mesme balance les sermens des Princes, & des Amants ; Que les Dieux se rient egalement des uns & des autres ; Que Jupiter commande qu’on les jette au vent, comme choses viles, & de nulle consequence.

Ainsi en bouffonnant, & en alleguant les Fables, ils persuadent tout de bon au Prince, qu’il n’est point obligé à sa parole, apres luy avoir persuadé qu’il n’est pas sujet, non plus, aux fantaisies, & aux visions des Legislateurs ; Ils soustiennent que c’est à luy à definir de nouveau aux Hommes, ce qui est bon & mauvais ; à declarer au Monde, ce qu’il veut qui soit juste & injuste à l’avenir ; à mettre le prix & l’estimation à chaque chose, aussi bien dans la Morale, que dans la Police.


VOilà comme se font les Tyrans. De ce germe, s’engendrent les Monstres. De ces commencemens, on vient à mettre le feu à Rome ; à faire une boucherie du Senat ; à deshonnorer la Nature, par ses desbauches, & à luy declarer la guerre par ses parricides. Les Complaisans sont les premieres causes de tant de malheurs ; & si ces Vents ne souffloient point, nous ne verrions point de ces tempestes. Ce n’est donc pas sans sujet, que nous en parlons avec quelque emotion, & qu’estant en bon estat de ce costé là, par la bonne conduite de Vostre Altesse, l’Humanité nous convie à compâtir aux peines des Estats malades, & des Peuples affligez. Mais ne nous contentons pas de les plaindre ; Revenons de la pitié à l’indignation.

Puisque, dans le Monde, il n’est point de bien de si grand usage, & qui se communique si unïversellement, qu’un bon Prince, ni de mal qui s’espande plus au long, & qui nuise davantage, qu’un mauvais Prince ; il n’y a point assez de supplices en toute l’estenduë de la Justice humaine, pour ceux qui changent ce Bien en Mal, & qui corrompent une chose si salutaire & si excellente. Il vaudroit beaucoup mieux qu’ils empoisonnassent tous les Puis, & toutes les Fontaines de leur Païs : Quand ils infecteroient mesme les Rivieres, on pourroit faire venir de l’eau d’ailleurs, & le Ciel en fourniroit tousjours quelques gouttes : Mais il faut boire icy de necessité, soit de l’eau, soit du venin. Contre ces maux domestiques, il n’est pas permis de se servir de remedes estrangers. Nous sommes obligez de demeurer miserables, par les Loix de nostre Religion, & d’obeïr aux Furieux, & aux Enragez, non seulement par la crainte, mais aussi par la conscience.

C’est pourquoy, puisque les personnes des Princes, quels qu’ils soient, nous doivent estre inviolables, & saintes, & que les characteres du doigt de Dieu font une impression, qu’il faut reverer, sur quelque matiere qu’elle soit gravée ; tournons nostre haine contre leurs Flateurs, qui nous jettent dans ces miseres sans ressource : Prenons nous-en aux mauvais Conseillers, qui nous donnent les mauvais Princes, & qui excitent les Innocens à tüer, & les Meurtriers à brusler les Temples. Car en effet leurs avis pernicieux encherissent tousjours, sur les resolutions qui ont esté prises. Leurs Maximes de feu & de sang asseurent & fortifient la Malice, quand elle est encore craintive & douteuse. Ils aiguisent ce qui couppe ; Ils precipitent ce qui panche ; Ils encouragent les Violens, quand ils courent à la proye : Ils eschauffent les Avares, apres nostre bien, & les Impudiques, apres nos femmes.


QUe s’ils rencontrent des naturels peu susceptibles de ces fortes passions, & esloignez en pareil degré du Vice, & de la Vertu ; s’il leur tombe, entre les mains, de ces Princes doux, qui n’ont ni pointe, ni aiguillon ; & qui ne sçauroient se porter au mal, parce qu’ils ne sçauroient remüer, de sa place, leur inclination paresseuse : Alors encore pis, pour les Peuples, qui ont à vivre sous eux : Car, abusant de la simplicité d’un Maistre facile, & de l’avantage que leur esprit a sur le sien, ils regnent eux-mesmes à descouvert ; Et ne le gardant que comme le Droit, & le Tiltre de leur injuste Domination, ils adjoustent à la pesanteur de la Tyrannie, la honte qu’il y a de la souffrir d’un Particulier.

Vous ne sçauriez vous imaginer les ruses & les artifices, dont ils s’avisent, pour en venir là, & pour s’assujettir tout-à-fait le Prince. Premierement la methode est de le picquer de gloire, en l’establissement de leur fortune. Ils luy font entendre, par diverses Sarbatanes, que ses Predecesseurs, qui n’estoient pas plus puissans que luy, ont bien fait de plus grandes Creatures ; Qu’il vaut beaucoup mieux elever des Gens nouveaux, qui n’ont point de dependance, & qui ne tiendront qu’à sa Majesté, que de se servir de Personnes de bonne naissance, & de probité connuë, qui ont desja leurs affections, & leur Parti : Qu’il y va de son honneur, de ne laisser pas ses Ouvrages imparfaits ; de travailler à leur embellissement, apres avoir establi leur solidité ; Qu’il doit les mettre en estat, de ne pouvoir estre desfaits que par luy. Que s’il cede aux desirs des Grands, qui ne veulent point de Compagnons ; & s’il contente les plaintes du Peuple, qui est ennemi de toutes les Grandeurs naissantes, il n’aura pas à l’avenir la liberté de faire du bien ; il sera contraint d’assembler les Estats generaux, pour disposer de la moindre Charge de son Royaume. Qu’apres tout, il ne peut abandonner une Personne qui luy a esté chere, sans condanner la conduite de plusieurs années, & rendre un tesmoignage public, ou de son aveuglement passé, ou de sa legereté presente.

Il est certain qu’ayant commencé d’aimer quelque chose, pour l’amour d’elle-mesme, le Temps adjouste incontinent nostre propre interest, au merite de la chose. Le desir que nous avons que le Monde croye, que toutes nos elections sont bonnes, apporte de la necessité à une action, qui estoit volontaire auparavant. De sorte que ce qui s’est fait, contre la raison, ne pouvant estre justifié que par la constance, nous ne pensons jamais en faire assez : Et sur cette creance que nous avons, quand nous serions resolus de ne continüer pas nostre affection, il semble que nous sommes obligez de deffendre nostre jugement.

Or si ces considerations peuvent esbranler les Esprits fermes, & font quelquesfois faillir les Sages, il n’y a pas dequoy s’estonner, si elles renversent aisément un Prince foible, qui n’use que de raison empruntée, & qui se laissera tousjours persuader, à une fort mediocre eloquence, pourveu qu’elle favorise son inclination.

Le voilà donc engagé, dans l’agrandissement du Sujet qu’il aime : Il n’en parle plus que comme de son Entreprise, & de sa Fin. Le voilà Idolatre, sans y penser : Il adore ce qu’il a fait, & fait comme les Statüaires d’Athenes, qui faisoient leurs Dieux de leurs Ouvrages. Ses pensées, qui ne devroient s’occuper qu’à la Gloire, & n’avoir pour objet que le salut du Public, aboutissent toutes à ce beau Dessein. Il luy ouvre ses coffres, & luy verse ses thresors, autant pour faire despit aux autres, que pour luy faire du bien. Il luy a desja donné toutes les charges de son Royaume, & tous les ornemens de sa Couronne : Il ne luy reste plus que sa propre personne, à luy, donner. Ce qu’il fait finalement, avec une si absoluë & si entiere resignation, qu’il n’est point d’exemple, dans les Monasteres, d’une volonté plus sousmise, & d’un plus parfait renoncement de soy-mesme.

On ne le montre que quand on a besoin de sa presence, pour authoriser les conseils, ausquels il n’a point eu de part ; & il est content de ne paroistre que pour cela. On l’amuse à de petits divertissemens, indignes de sa condition, & de son âge ; Mais si on luy bailloit des poupées, pour se joüer, il ne s’en offenseroit pas. On luy change tous les jours ses Domestiques, & il le trouve bon : On oste d’aupres de luy tout ce qui parle, & il ne songe point à quel dessein : On luy fait une Cour toute neuve, & il la reçoit : On ruïne sous divers pretextes, ce qu’il y a d’Eminent & de Vertueux en son Estat, & il y preste son consentement.

Contre les moins endurans, & les plus difficiles au joug, on employe les armes & la force ouverte : on attaque les Riches & les Paisibles, par des Accusateurs & des Calomnies. A ceux que les services maintiennent, & dont la fidelité est sans reproche, on donne des Commissions ruïneuses, ou de meschantes Armées, pour aller attaquer de bonnes Places, afin qu’ils perdent leur reputation, ou qu’ils se perdent eux-mesmes. On chasse les uns, par un commandement absolu de se retirer ; on bannit les autres, par une Ambassade ; et, en la place de tous tant qu’ils sont, le Courtisan ambitieux met des personnes à sa devotion, qui ne regardent jamais au delà de leur Bienfaiteur, & s’arrestent à la plus proche cause de leur fortune.

Ainsi le pauvre Prince demeure à la merci, & à la discretion de son Favori, ne jette pas un souspir, dont un Espion ne luy rende conte, ne profere pas une parole, qui ne luy soit rapportée. Si bien qu’au milieu de la Cour, il est dans les ennuis de la Solitude. Il ne voit plus rien à l’entour de sa Personne, qui soit de sa connoissance, & n’a pas une oreille fidele, à qui il puisse dire, Je souffre. Mais aussi il est engagé si avant, qu’il n’y a point de moyen de s’en desdire. L’autre luy a rendu tout le Monde, ou ennemi, ou suspect, afin qu’il ne se puisse fier qu’en luy. Par une longue possession des affaires, dont il n’a fait part à personne, n’y ayant plus que luy seul qui les entende, & qui connoisse l’Estat, il devient enfin un Mal necessaire, & dont le Prince ne se peut guerir, que par un remede dangereux.

De cette façon en pleine paix, estant bien avec tous ses Voisins ; ne paroissant aucun Ennemi estranger, sur la Frontiere, sans avoir donné un coup d’espée, ni s’estre hazardé plus loin que du Palais à la Ruë, il se voit miserablement tombé en la puissance d’autruy, qui est le pis qui luy pourroit arriver, apres la perte d’une Bataille. Le moment malheureux auquel il a commencé d’aimer, & de croire plus qu’il ne faloit, l’a reduit à cette deplorable extremité. Et, à parler sainement, la Journée de Pavie ne fut pas si funeste à François premier, ni la prise de Rome à Clement septiesme. Car si leur disgrace fut grande, pour le moins elle ne fut pas volontaire : S’ils perdirent leur liberté, ils conserverent, dans leur affliction, la grandeur de leur courage ; & s’ils furent faits prisonniers, ce fut d’un grand Empereur leur Ennemi, & non pas d’un de leurs petits Sujets. Il n’est point de si miserable, de si sale, de si infame captivité, que celle du prince, qui se laisse prendre dans son Cabinet, & par un des Siens : Il ne sçauroit exercer une plus lasche patience, ni estre malheureux plus honteusement.

Je dis bien davantage. Lors qu’un Roy mange son Peuple, jusques aux os, & qu’il vit en son Estat, comme en Terre d’Ennemi, il ne s’eloigne point tant du devoir de sa Charge, que quand il obeït à un autre. La Tyrannie est bien differente, de la Royauté ; Toutesfois elle luy ressemble beaucoup plus, que ne fait la Servitude. C’est au moins quelque forme de Gouvernement, & une façon de commander aux hommes, encore qu’elle ne soit pas la plus parfaitte de toutes. Mais si un Souverain se donne en proye à trois ou quatre petites gens, & ne se reserve, ni la disposition de sa volonté, pour suyvre ses inclinations, ni l’usage de son esprit, pour connoistre ses affaires ; En ce cas là, je ne sçay pas quel nom luy bailler, & il n’y a point de plus miserable Interregne que sa Vie, durant laquelle il ne fait rien, & fait tous les maux qui arrivent à son Peuple.

En cét estat là, il est mort civilement, & s’est comme deposé soy-mesme, Ce n’est plus que son Effigie que l’on sert en public, à qui on rend quelques devoirs de parade, & de coustume ; à qui on fait force reverences inutiles. On ne s’attache plus à la Puissance legitime & naturelle : On en suit une autre, qui est estrangere, & usurpatrice ; qui est née de la premiere, par une voye violente, & comme par adultere. On quitte la Royauté, pour courir apres la Faveur, de laquelle les Arabes disent, que c’est une Fille, qui tuë bien souvent sa propre Mere.

La belle chose que c’estoit, de voir autrefois un Roy de Castille, qui n’osoit aller à la promenade, ni prendre un habillement neuf, sans la permission d’Alvare de Lune ! Il faloit qu’il obtinst de luy, toutes les graces que luy demandoient les autres : Le plus qu’il pouvoit, c’estoit de recommander ses Serviteurs à son Favori, & de faire office pour ceux qu’il aimoit. La belle chose que ce seroit, de voir un Courtisan, comme celuy-là, qui revoquast les Elections du Prince, & redonnast les Charges, que son Maistre auroit desja données ! La belle chose, s’il trouvoit mauvais que son Maistre voulust lire, une fois en sa vie, un papier, qu’il luy auroit presenté à signer ; s’il se plaignoit que c’est offenser sa fidelité, & oublier ses services !

Mais ce seroit bien une plus belle & plus excellente chose, si cét Homme qui regne, dans l’esprit du Prince, & qui commande souverainement à ses Sujets, obeïssoit luy-mesme à une Maistresse. Que seroit-ce, si l’Amour gouvernoit la Politique, & si la fortune de tout un Royaume estoit le joüet d’une Femme desbauchée ? Car il est vray que telles personnes se sont moquées estrangement de l’authorité des Loix, & de la majesté des Empires. Plus d’une fois elles ont mis sous leurs pieds les Couronnes & les Sceptres ; Elles ont pris leur plaisir, & leur passe-temps du violement de la justice, de l’exercice de la Cruauté, des miseres & des afflictions du Genre humain.

Laissons pour ce coup les Histoires qui font horreur, & qui blessent l’imagination par la memoire : Ne parlons point du sang que ces Femmes ont fait verser : Supprimons le Terrible & l’Espouventable de leurs Tragedies, & ne disons que ce petit mot de leur belle humeur. Il s’en est veû une il n’y a pas long temps, montée à un si haut degré d’insolence, qu’ayant esté sollicitée pour quelque affaire, qu’on luy representoit juste & facile, afin qu’elle s’y employast plus volontiers, elle respondit avec une fierté digne de sa Nation, & du païs d’où nous sont venus les Rodomontades, qu’elle n’usoit point si foiblement de son credit, qu’un autre pourroit servir en cette occasion, & faire les choses justes & possibles ; que pour elle, elle n’avoit accoustumé d’entreprendre que les injustes, & les impossibles.

Combien de malheurs, à vostre opinion, en suite de celuy-là ? Combien se commettent de violences à l’ombre de cette injuste Fortune ? Et le Courtisan a-t’il un Valet, qui ne croye avoir droit de mal-traitter les personnes libres, & d’estre impunément outrageux, en alleguant le nom de son Maistre ? Y a-t’il des gens aupres de luy, qui pour le moins ne pillent, s’ils s’abstiennent de tüer ; qui ne vendent sa veüe & ses audiences ; qui ne s’enrichissent que du rebut de son avarice, & des superfluitez de sa Maison ?

Cependant le Prince ne peche point, & ne laisse pas d’estre le Coupable : Son ignorance ne luy peut point estre pardonnée : Sa patience n’est point une vertu ; & le desordre, ou qu’il ne sçait pas, ou qu’il endure, luy est imputé devant Dieu, tout de mesme que s’il le faisoit. Et partant, avec beaucoup de raison, le Prince, qui a esté selon le cœur de Dieu, luy demande, en termes expres, & dans la ferveur de ses plus ardentes prieres, qu’il le nettoye des choses cachées ; qu’il le delivre des pechez d’autruy. Ce dernier mot ne veut-il pas dire que les Rois ne se doivent pas contenter d’une innocence personnelle, & particuliere ; qu’il ne leur sert de rien d’estre justes, s’ils se perdent par l’injustice de leurs Ministres ?

Et à ce propos, je ne veux pas oublier une saillie assez bonne, que fit, du temps de nos Peres, un Religieux Italien, preschant devant un Prince du mesme païs. Estant au milieu de son Sermon, où il avoit traitté du devoir des Souverains ; & s’ennuyant de demeurer trop long temps, dans la These generale, il en sortit tout d’un coup, par ces paroles, qu’il adressa à celuy qui l’escoutoit.

« J’ay eu, luy dit-il Monseigneur, une estrange vision la nuit passée. Il m’a semblé que la Terre s’est ouverte devant moy, & que je voyois distinctement, jusques dans son centre. J’ay consideré les peines de l’autre Vie, & tout ce terrible attirail de la Justice de Dieu, dont mon imagination n’est pas encore bien rassurée. Parmi les Meschans des Siecles passez, j’en ay reconnu quantité de celui-ci. Les Calomniateurs, les Meurtriers, les Impies, les Hipocrites y accouroient, à grosses trouppes, & se pressoient au bord de l’Abisme. Mais ayant observé en leur vie de visibles marques de leur reprobation, je n’ay point trouvé estrange de les voir arrivez, où je les avois veû s’acheminer. Ce qui me donna un estonnement extreme, ce fut, Monseigneur, que je vous apperceus dans cette malheureuse foule, qui se perdoit ; Et comme tout saisi, & tout interdit que j’estois, par la nouveauté d’une rencontre si peu attenduë, je m’escriay à votre Altesse ; Est-il possible qu’on se damne, en priant Dieu, & que vous alliez en Enfer, vous, Monseigneur, qui estes le meilleur & le plus religieux Prince du Monde, Votre Altesse me respondit là dessus en souspirant, Je n’y vais pas, mon pere, mais on m’y meine. »


LA fertilité de cette matiere est si grande, qu’elle nous fourniroit dequoy parler, toute la semaine prochaine. Mais il faut finir avec celle-cy, & conclurre, Qu’il y a assez de distance, entre le Souverain & les Personnes privées, pour les elever bien haut, & les laisser tousjours au dessous de luy. Il est bon que le plus proche du Prince, en soit extremement eloigné : il est a propos qu’il y ait quantité de choses, que le plus aimé ne puisse pas.

La Justice souffre la Faveur ; nous l’avons avoüé il y a long temps. La Raison ne destruit point l’Humanité ; ne s’oppose point aux affections honnestes ; ne condamne point la familiarité, & la confidence. La Philosophie, & le Christianisme s’accordent en tout cela avec la Nature, & le Fils de Dieu, quand il s’est fait Homme, a authorisé tout cela, par son exemple. Qu’il y ait donc un Favori, à la Cour ; le Ciel & la Terre le permettent : Qu’il y ait un Homme, nous le voulons bien, qui soit le Confident du Prince ; mais qu’il n’y ait point d’Homme, qui obsede jour & nuit le Prince ; qui se l’approprie, par une violente usurpation ; qui voulant avoir, luy seul, un bien qui doit estre à tout le monde, exerce la mesme injustice, que s’il cachoit le Soleil à tout le monde ; que s’il fermoit les Temples à tout le monde.

Que le Prince envoye, tant qu’il luy plaira, une reflexion de sa Grandeur, sur les Sujets, qui ont trouvé grace devant ses yeux ; Qu’il leur communique des rayons de sa puissance : Mais qu’il ne la transfere pas toute entiere, en leur personne ; Mais qu’il ne se desface jamais du Globe de la Lumiere : Que sa liberalité enrichisse les Particuliers, pourveû qu’elle n’appauvrisse pas son Royaume : Que ses bien-faits decoulent abondamment, en quelques endroits, pourveû qu’il soit Maistre de la Source.

Voicy la Response que me rendit, sur ce sujet, l’Oracle des Païs-Bas, le sçavant & sage Juste Lipse, lors que je le consultay à Louvain.

« Faut-il que le Roy, & celuy qui regne soient tousjours deux Personnes differentes ? Faut-il corriger tous les Edits, & changer un mot, en toutes leurs dattes ? Où il y a de nostre Regne le dixiesme, le quinziesme, effacera-t’on nostre Regne, pour y mettre nostre servitude, ou pour le moins nostre sujetion ? Ce n’a pas esté l’intention de Celuy, qui a fondé les Monarchies, qu’on abusast si vilainement de la Souveraineté, qu’on la remüast ainsi de sa place ; qu’elle ne fust jamais, où elle doit estre. La Puissance souveraine est de la nature de ces choses, qui sont à nous de telle façon, que nous ne les pouvons donner à autruy, ni les separer de nous-mesmes. Elle est legitime, tant qu’elle demeure dans les mains de ceux qui l’ont receuë de la Loy de l’Estat ; Mais la mesme Loy veut qu’elle ne puisse passer d’une personne à l’autre, que par le moyen de la naissance, ou par l’election des Peuples. » Ici finit la response de l’Oracle de Louvain.

Nos sages Predecesseurs ont esté sages en cecy, aussi bien qu’au reste. Comme ils n’ont pas fait la Couronne eslective, en faveur d’eux-mesmes, ils ne l’ont pas voulu rendre proprietaire, en faveur du Roy, ni la luy commettre si absolument, qu’il fust en sa puissance d’institüer un heritier, comme on en voit des Exemples, dans les Histoires des autres Païs : Ils n’ont pas voulu que le Roy peust resigner le Royaume à son plaisir, & à qui bon luy sembleroit ; qu’il le peust leguer en tout, ou en partie. Mais au contraire, par une Loy, qui est de mesme âge, & de mesme force que la Salique, ils ont ordonné qu’il seroit inalienable, & indivisible.

Et les Politiques qui se sont le plus licentiez, ces Docteurs insolens & temeraires, qui ont faït le proces à leurs Juges, ayant eu la hardiesse de toucher, par leurs Escrits, aux Oints du Seigneur, & de traitter de la deposition des Rois ; mettent expressement ce cas, auquel les Sujets ne sont plus tenus de reconnoistre le Prince ; quand luy-mesme, disent-ils, reconnoist une authorité Estrangere, & se fait Tributaire de quelqu’un. Tant ils ont estimé toute sorte de sujetion, & de dependance, peu compatible aveque la Royauté. Et qu’est la Royauté, adjoustent-ils, que la vaine magnificence d’une Feste, & qu’une monstre de Ceremonie, si celuy qui l’exerce a un Superieur, ou un Compagnon ?

Pour moy je ne vay pas si avant. Je me contente de dire qu’il y a quelque chose de plus noble, dans la Presomption, que dans la Foiblesse ; & que pareils exces sont moins à blasmer que pareils defauts. Ceux qui marchent à l’avanture, dans un Païs inconnu, & qui s’attachent trop à leur opinion, valent encore mieux que ceux qui suyvent des guides aveugles, & qui tombent, par docilité. Il y a dans les Fables, des Heros qui ont esté Furieux ; Mais il n’y en a point qui ayent esté Imbecilles ; On y voit quelquesfois le desbordement de leurs passions, mais il ne s’y parle jamais de la stupidité de leur esprit.

Que seroit-ce en effet, Monseigneur, d’estre en mesme temps au plus haut degré des choses humaines, & au dernier estage des hommes ; de s’appeller Sa Majesté, & Son Altesse, & de n’avoir rien que de petit & de bas ; d’avoir besoin d’un Curateur, sur le Throsne, & d’un Pedagogue, dans le Conseil.

Dieux, envoyez ce Mal aux Peuples de l’Asie ;

Mais il faut parler plus Chrestiennement, & plus charitablement. Finissons par une priere, qui comprenne l’Asie, comme l’Europe, & qui embrasse le bien general du Monde. Destournez, Seigneur, de tous les Estats un mal, qui est cause de tant d’autres maux : Ne refusez pas aux Souverains cet esprit de commandement, et de conduitte, qui leur est necessaire, pour gouverner : Donnez leur assez d’intelligence, pour se bien conseiller eux-mesmes, ou pour bien choisir leurs Conseillers.


FIN.