Aristippe, ou De la Cour/Texte entier


ARISTIPPE

OV
DE LA COVR.

AVANT-PROPOS.



LAnnée mille ſix cens dix-huit, Monſieur le Landgraue de Hesse, Ayeul de Monſieur le Landgraue d’aujourd’huy, fit vn voyage aux Eaux de Spâ, qui luy auoient eſté ordonnées par les Medecins. À ſon retour, ſe trouuant ſur la frontiere de France, & ayant ſceu que Monsieur Le Duc d’Espernon eſtoit, en ſon Gouuernement de Mets, il eut enuie de voir vn Homme, dont l’Histoire luy auoit tant parlé. Il auoit appris d’elle, que la Vertu auoit eſlevé cet Homme, & que la Fortune ne l’auoit pû abbaisser ; Que ses disgraces avoient eſté plus glorieuſes & plus éclatantes que ſa faueur ; Qu’il eut la force de reſiſter à vn Parti, qui faillit à renuerser l’Eſtat ; & qu’il merita les bonnes graces d’vn Roy, auquel il ne manquoit rien que d’eſtre né, en vn meilleur Siecle.

Monſieur le Landgraue, touché de l’admiration d’vne ſi longue & ſi durable vertu, iugea cet illuſtre Vieillard, digne de ſa curiosité, & luy fit l’honneur de le venir viſiter à Metz. Par malheur, la Goutte le prit le lendemain qu’il y arriva : Et quoy qu’elle euſt accouſtumé de le traiter aſſez doucement, eſtant pluſtoſt vn repos forcé, qu’vne veritable douleur, il falloit pourtant la receuoir en malade, & garder le lit, tant qu’elle duroit. Cette attache le retint plus qu’il ne penſoit, en vn lieu, où ſans cela il ne ſe fuſt pas ennuyé. Elle nous donna auſſi le moyen de le conſiderer de plus prés.

Comme il eſtoit Prince qui aymoit les Lettres, il employoit les heures de ſon loiſir, & les interualles mesmes de ses maux, ou à lire les bons Liures, ou à s’entretenir, auec les Sçauans, qui les entendoient. Alors il y en auoit un prés de ſon Alteſſe, dont elle faiſoit vne eſtime particuliere, & qui en effet n’eſtoit pas vn homme commun. D’ordinaire elle l’appelloit Son Aristippe, & quelquefois son sage sçavant, pour expliquer le nom d’Aristippe, qu’elle luy auoit donné.

C’eſtoit un Gentilhomme de iugement exquis, & d’experience conſommée ; Catholique de Religion, François de naiſſance, & originaire d’Allemagne ; âgé de cinquante-cinq ans ou enuiron. Il auoit le don de plaire, & sçavoit l’art de perſuader. Il ſçauoit de plus, la vieille & la nouuelle Cour ; & ayant obserué dans pluſieurs voyages qu’il auoit faits, les mœurs & le naturel des Princes & de leurs Miniſtres, on trouuoit en luy vn Threſor des choſes de noſtre Temps ; outre les autres connoiſſances qu’il auoit puiſées dans l’Antiquité, & acquiſes par la Meditation.

Ie fus ſi heureux que de faire d’abord amitié aueque luy. Il me preſenta à Monſieur le Landgraue, & dit du bien de moy à toute ſa Cour. Il fit meſme trouuer bon à ſon Alteſſe, que i’aſſiſtasse aux Conuersations qu’ils auoient enſemble, à l’iſſuë de son diſné. En partant d’Allemagne, ils auoient choisi Corneille Tacite, pour eſtre le compagnon de leur voyage, & ne s’en eſtoient pas mal trouuez. Il les auoit diuertis à Spâ, & par les chemins ; & lors qu’ils arriuerent à Mets, ils en eſtoient au commencement de l’Empire de Veſpaſien.

Ariſtippe eſtoit le Lecteur & l’Interprete : Apres auoir leû, il faiſoit des reflexions ſur les choſes qu’il venoit de lire ; quelquefois en peu de mots, & paſſant legerement ſur les choſes ; quelquefois auſſi en s’y arreſtant, & par des diſcours aſſez eſtendus ; ſelon que la matiere le deſiroit, ou que Monſieur le Landgraue l’exigeoit de luy. Il y auoit plaisir à ouïr vn Philoſophe parler de la Cour ; & ſi ce Sophiste qui ſe rendit ridicule deuant Annibal n’euſt pas plus mal-parlé de la Guerre, ie m’imagine qu’Annibal ne ſe fuſt pas moqué de luy.

Les affaires publiques ſont ſouuent ſales & pleines d’ordure : On ſe gaſte pour peu qu’on les touche : Mais la ſpeculation en eſt plus honneſte que le maniment : Elle ſe fait auec innocence & pureté. La Peinture des Dragons & des Crocodiles, n’ayant point de venin qui nuiſe à la veuë, peut auoir des couleurs qui reſiouïſſent les yeux ; Et ie vous auouë que le monde qui me deſplaiſt tant en luy-meſme, me ſembloit agreable & diuertiſſant, dans la conuerſation d’Ariſtippe.

En cette conuerſation, habile & ſçauante, comme dans vne Tour voiſine du Ciel, & baſtie sur le riuage, nous regardions en ſeureté, l’agitation & les tempeſtes du Monde. Nous eſtions Spectateurs des Pieces qui ſe ioüoient par toute l’Europe : Ariſtippe nous faiſoit les Argumens de celles qui ſe deuoient ioüer, & sa Prudence tant acquiſe que naturelle, ſçachant tout le Paſſé & tout le Preſent, nous apprenoit encore quelques nouuelles de l’Auenir. I’eſtois attaché à ſa bouche, depuis le commencement de la Conuerſation iusques à la fin, & ie l’eſcoutois auec vne attention ſi peu diuertie, qu’il ne m’eſchapoit pas vn ſeul mot de ce qu’il disoit. Mais pour faire place à ce qu’il deuoit dire le lendemain ; eſtant retiré en ma chambre, i’escriuois le ſoir les Diſcours que i’auois oüis l’apreſdinée, & me déchargeois ſur le papier, d’vn fardeau de perles & de diamans, comme les appelloit le bon Monſieur Coeffeteau, à qui ie les communiquois tous les matins.

En ce temps-là, i’auois autant de ſujet de me louer de la fidelité de ma memoire, que i’ay raiſon de me plaindre des ſupercheries, qu’elle me fait auiourd’huy. Seneque le Pere conte des miracles de la ſienne, dans la Preface de ſes Controuerſes. Ie ne vay pas ſi auant que luy, & ne veux rien auancer de moy, qui ſente le Charlatan. Mais il eſt tres-vray que, l’année mesme des Conuerſations d’Ariſtippe, ayant eſté à vn Sermon qui dura deux heures, ie l’eſcriuis tout entier, à mon retour de l’Egliſe ; veritablement ſans m’aſſuiettir aux paroles aueque ſcrupule, mais auſſi ſans perdre quoy que ce ſoit de la subſtance des choſes.

Il y a encore des teſmoins de ce que ie dis : I’en puis nommer d’eminente qualité, qui ſont pleins de vie ; Et perſonne ne doit trouuer eſtrange, qu’apres vn effort de memoire, qu’on crût n’eſtre pas petit, ie me ſois ſouuenu de ſept Diſcours de mediocre grandeur, qu’Ariſtippe fit, ſept iours de ſuite. Vne ligne de l’Hiſtoire de Veſpaſien luy ſeruit de Texte pour commencer, & les prieres de Monſieur le Landgraue l’obligerent à ne pas ſinir ſi-toſt.

De parler du merite des Diſcours, je ne penſe pas qu’il soit necessaire. Ie ne veux point alleguer l’approbation qu’ils ont euë, deçà & delà les Monts. Il me ſuffira de dire qu’ils ont eſté leûs par ceux qui corrigent les Edits & les Ordonnances, & que Monſieur le Cardinal de Richelieu, les ayant portez aveque luy en Italie, me les rendit à Paris, au retour du fatal voyage de Lyon. Ce fut non ſeulement auec des paroles tres-ciuiles, mais auſſi avec des Notes tres-obligeantes, dont il borda les marges du Manuſcrit. Voilà qui me plaiſt. Il ne ſe peut rien de plus ioly. Cecy ſe peut dire beau. Ie ſçay bien de qui il entend parler, etc.

Ces ſortes de marques, qu’il auoit accouſtumé de faire ſur les Compositions d’autruy ſont connuës de ceux qui le voyoient dans la vie ſecrette, & qui eſtoient receus en ſon Cabinet, aux heures de ſes diuertiſſemens. Tant y a que ſon Eminence eut la bonté de ne rien prendre pour ſoy, de tout ce qu’elle leût dans les ſept Diſcours : Elle diſtingua les temps & les lieux ; & me fit la grace de conſiderer, que quand Ariſtippe parloit à Mets, elle eſtoit encore Monſieur de Luçon, & que Monſieur de Luynes n’eſtoit pas encore Conneſtable.


MAis il n’eſt pas temps de raconter les Auantures des Diſcours, puis qu’elles ne ſont pas encore finies, & qu’il leur reste vn voyage à faire, aux dernieres parties du Septentrion. Leur Eloge, non plus, ne doit pas eſtre tiré du teſmoignage qu’on a rendu d’eux, en France & en Italie : Il faut l’attendre du iugement qu’en fera la Reine, à laquelle ie les enuoye en Suede. Eſtant eclairée au point qu’elle l’eſt, elle les connoiſtra mieux par leur monſtre que par le rapport d’autruy ; & preſuppoſé qu’elle les deſire, il vaut mieux contenter d’abord ſa curioſité, que de laſſer ſa patience dans vne longue Preface.

N’apportons point tant de façon à noſtre Preſent, & faiſons paroiſtre Ariſtippe deuant elle, le pluſtoſt que nous pourrons. Ne nous amuſons point à l’Inutile des Dialogues : Le plus ſouuent il embaraſſe le Necessaire. Il ſe pert trop de temps aux ciuilitez & aux complimens ; aux bons iours et aux bons ſoirs. I’ay crû qu’il ſeroit bon de retrancher toutes ces ſuperfluitez, & d’apporter icy les choſes pures & ſimples, comme ie les conseruay auec ſoin, dans mes papiers, apres les auoir recueillies, auec plaiſir, de la bouche d’Ariſtippe.

Mais auant que de paſſer outre, il n’y aura point de mal de faire ce que feroit Ariſtippe, s’il eſtoit au Monde, & qu’il fuſt luy meſme ſon Hiſtorien. Ayant commencé par vn nom, qui portera bonheur à noſtre Volume ; ſans differer dauantage, rendons luy les hommages qui luy ſont deûs. La vertu de Christine merite quelque choſe d’extraordinaire : Mais le Temps present eſt pauure, pour vne telle reconnoiſſance : Il faut luy chercher des honneurs dans la vieille Rome, & au Païs des Triomphes. Et pourquoy ne renouuellerons nous pas en cet endroit l’ancien vsage des Acclamations, qui eſtoient des Triomphes de tous les iours ? Ils ne demandent point de pompe, comme les autres, & la deſpense s’en peut faire par la Pauureté.

Qu’on loüe donc, qv’on benisse la Fille dv grand Gvstave, la grande l’incomparable Christine ; povr les bons exemples qv’elle donne a vn mavvais Siecle ; pour avoir acheveˈ la guerre, et pour avoir fait la paix, pour sçavoir regner, et pour n’ignorer rien de ce qui merite d’estre scev. C’est Christine qvi s’est opposeˈe a la barbarie, qvi revenoit, et qvi a retenv les Muses, qui s’enfuyoient. C’est elle qvi connoist sovverainement des Sciences et des Arts. Elle met le prix avx ovvrages de l’esprit. Comme elle reçoit des applavdissemens de tovs les pevples, elle rend des Oracles en tovtes les Langves. On ne pevt point appeller de ses opinions non pas mesme a la Posteriteˈ.

Si cela eſt, & ſi elle approuue mon Liure, où il ſera aſſeuré de l’approbation publique, où il n’en aura pas beſoin. Mais il ne faut pas faire ce tort au Public, de croire qu’il puiſſe eſtre d’un autre auis que Christine. Le Monde ne voudroit pas deſplaire à vne Perſonne, qui luy fait tant d’honneur, & qui l’embellit ſi fort ; en contrediſant la meſme Perſonne, qui iuge ſi ſainement, & qui opine ſi bien.

DISCOURS

PREMIER


CEst une opinion ſinguliere de certains Philoſophes affirmatifs, Que le Sage n’a beſoin de perſonne, & que tout ce qui eſt ſeparé de luy, ne luy ſert de rien. Par là ils oſtent l’Amitié du nombre des choſes neceſſaires, & luy donnent rang ſimplement, parmi celles qui sont agreables. Et neantmoins de plus honneſtes gens qu’eux, ie veux dire les Philoſophes de la Famille de Platon & de celle d’Ariſtote, ont crû que ſans l’Amitié, la Felicité eſtoit imparfaite & defectueuſe, & la Vertu foible & impuiſſante. Ils ont dit que les Amis eſtoient les plus vtiles, & les plus deſirables des Biens eſtrangers. Ils les ont conſiderez, non pas comme les ioüets & les amuſemens d’vn Sage en peinture, mais comme les aides & les appuis d’vn homme du Monde.

Il n’y a que Dieu ſeul, qui ſoit pleinement content de ſoy-meſme, & de qui il faille parler en termes ſi hauts & ſi magnifiques : Il n’y a que luy, qui, eſtant riche de ſa propre eſſence, iouïſſe d’vne Solitude bienheureuſe, & abondante en toutes ſortes de biens ; luy qui puiſſe operer ſans inſtrumens, comme il agit ſans trauail ; luy qui tire tout du dedans de ſa nature, parce que les choſes en ſont ſorties de telle façon, qu’elles ne laiſſent pas d’y demeurer. Les Hommes au contraire ne peuuent, ni viure, ni bien viure ; ni eſtre hommes, ni eſtre heureux, les vns ſans les autres. Ils ſont attachez enſemble, par vne commune neceſſité de commerce. Chaque Particulier n’eſt pas aſſez de n’eſtre qu’vn, s’il n’eſſaye de ſe multiplier en quelque ſorte, par le ſecours de pluſieurs ; Et à nous conſiderer tous en general, il ſemble que nous ne ſoyons pas tant des Corps entiers, que des Parties couppées que la Societé reünit.

Les Offenſez demandent iuſtice ; les Foibles ont beſoin de ſupport, les affligez de conſolation ; mais tous ont vniuerſellement beſoin de conſeil. C’est le grand Element de la Vie ciuile : Il n’est gueres moins neceſſaire que l’eau & le feu : & les deux moyens d’agir, que la Nature nous a fournis, ſe rapportent à cette fin ; la raison et la parole nous ayant eſté données principalement, pour le conseil. Les beſtes ſont emportées, par la ſubite impetuoſité de leur naturel, & par la preſence du premier objet. Les Hommes ſe conduiſent par la deliberation, & par le diſcours. Ayant le don de chercher, & de choiſir, ils peuuent paſſer d’abord du Preſent à l’Auenir, & du Premier au Second, pour s’y arreſter, s’ils s’y trouuent bien.

Les Pyrates ſe ſeruent de Conſeil : Le Conſeil eſt en vsage parmi les Sauuages ; À plus forte raiſon parmi les Peuples ciuiliſez. Mais par tout, il faut que les Sages l’empruntent d’autruy, parce que leur Sageſſe leur doit eſtre ſuſpecte, aux choſes qui les regardent. L’Homme eſt ſi proche de ſoy-mesme, qu’il ne peut trouuer d’entre-deux, ni d’eſpace libre, pour le debit du conſeil qu’il ſe veut donner : il ne ſçauroit empeſcher que les deux Raiſons, qui deliberent en luy, ne ſe confondent dans la communication, celle qui propoſe eſtant trop meslée, auec celle qui conclut.

Il faut donc que celuy qui conſeille, soit vne perſonne à part, & diſtincte de celuy qui eſt conseillé. Il faut qu’il y ait vne diſtance proportionnée, entre les objets, & les facultez qui en iugent ; Et comme les yeux les plus aigus ne ſe peuuent voir eux-mesmes, auſſi les jugemens les plus vifs manquent de clarté, en leurs propres intereſts. Quelque connoiſſance naturelle que nous ayons, & quelque lumiere qui nous vienne de plus haut, nous ne deuons point reietter les moyens humains, ni meſpriſer ce ſurcroiſt de raiſon, & ce plus grand eſclairciſſement de verité, qui ſe tire de la Conference.

Reconnoiſſons l’imperfection de l’Homme, ſeparé de l’Homme, & l’auantage qu’a la Societé, ſur la Solitude. Puis que l’Amy de Dieu, & le Conducteur du Peuple de Dieu, bien qu’vne Nuée miraculeuſe marchaſt le iour deuant luy ; bien que la nuit vne Colonne de feu fiſt la meſme chose, & qu’elles ſe posaſſent au lieu où il falloit camper, ne laiſſa pas de prendre vn Guide, pour s’en ſeruir aux autres difficultez qui pouuoient ſuruenir en ſon voyage ; y aura-t’il quelqu’vn, apres cela, qui ne demande des guides, & qui ne cherche des aides ? Qui ſe fiera de telle ſorte aux auantages de ſa naiſſance ? qui s’endormira ſi negligemment ſur les faueurs qu’il attend du Ciel, que de s’imaginer que l’aſſistance d’autruy luy soit inutile, que de croire que ſa ſeule fortune, & ſa ſeule ſageſſe luy ſuffiſent, pour bien gouuerner, & pour bien conduire ?

Ceux qui ſe ſont eſleuez au delà de la commune condition des hommes, y ſont montez par quelques degrez : Ce n’est pas le Hazard qui les a iettez, au deſſus des autres ; Ce n’est pas auſſi leur Vertu qui a tout fait ; Les Seruices de quelqu’un ſe rencontrent ordinairement, parmi les Merueilles de leur vie ; & il eſt visible par la ſuite de tous les temps, que les Princes qui ont le plus gaigné, ſont ceux qui ont eſté le mieux ſecondez. De tant d’exemples, dont il y a foule dans les Hiſtoires, ie ne veux que celuy, ſur lequel nous nous arreſtaſmes hier, & qui obligea ſon Alteſſe à me faire parler auiourd’huy.


VEſpaſien avoit veſcu ſous la Tyrannie, & s’eſtoit ſauué par miracle des mains de Neron. Mais il ne ſe contenta pas de ſon propre ſalut, apres la mort de ce Monſtre : Il prit du cœur, & entreprit dauantage, pour le Bien Public. Voyant que d’autres Nerons menaçoient le Monde, & que de nouueaux Monſtres ſe deschaiſnoient, il ſe hazarda de conſeruer le Monde, en ſe ſaiſiſſant de l’Empire. Il embraſſa la protection du Peuple Romain, dont la fleur eſtoit presque toute tombée, par le glaiue, ou par le poiſon ; & le demeurant s’eſpuiſoit chaque jour, à remplir les Iſles et les Cachots. Il en fuſt pourtant demeuré à ſa bonne volonté, & à ſes bonnes intentions : Il euſt veû acheuer d’eſteindre toutes les lumieres du Senat, & perir la Republique deuant ſes yeux, ſans les puiſſantes ſollicitations, & les viues pourſuites de Mucien, qui luy mit, comme par force, la Couronne sur la teſte, et le fit Empereur, en deſpit de luy.

Il eſbranla premierement l’eſprit de Veſpaſien, qui ſe tenoit aux choſes preſentes, bien qu’il ne les approuuaſt pas, & n’oſoit eſtre autheur du changement qu’il deſiroit. Et apres l’auoir ietté dans l’irreſolution, il le preſſa de tant de raiſons, & le combatit de tant d’eloquence, qu’il fut à la fin contraint de faire le reſte du chemin, & de s’engager, dans la Cauſe Publique, par vne ouuerte declaration.

Or il est beſoin de ſçauoir, que ce Mucien n’eſtoit pas homme à n’apporter dans vn Parti, que de belles paroles, & de bons deſirs. D’abord il fortifia Veſpaſien d’hommes & d’argent ; Il luy acquit des Prouinces, & luy amena des Legions. Il n’eſpargna point ſa perſonne, quand il crut qu’il faloit payer de la vie, & voulut eſtre l’Executeur de la pluſpart des choſes, dont il avoit eſté le Conseiller.

Les Princes à faire ne peuuent ſe passer de ces gens-là, & les Princes faits en ont grand beſoin. Il n’y en a iamais eu de ſi fort, qui de ſa ſeule force ait pû porter le faix de tout le Gouuernement ; Iamais eu de ſi jaloux de ſon authorité, qui ait pû regner tout ſeul, & eſtre veritablement Monarque, à prendre le mot, dans la rigueur de ſa ſignification. Auſſi eſt-ce vn ieu & vne inuention des Platoniciens, pour flater la Royauté, & la mettre au deſſus de la condition humaine, de dire que Dieu donnoit deux eſprits aux Rois, pour bien gouuerner. Platon ſe iouë souvent de la sorte : Il philoſophe poëtiquement, & meſle la Fable dans la Theologie. Ce double Eſprit eſt de ſa façon ; Et il vaut encore mieux l’expliquer de l’Eſprit du Roy, & de celuy de ſon Confident, que d’auoir recours aux Miracles, qu’il ne faut employer qu’en cas de neceſſité, non pas meſme pour l’honneur & pour la gloire des Rois.

Il eſt certain qu’ils ont vn fardeau ſi diſproportionné à la foibleſſe d’vn Seul, que s’ils ne s’appuyoient sur pluſieurs, ils feroient vne cheute, des le premier pas qu’ils voudroient faire. S’ils n’appelloient leurs Amis à leur secours, & s’ils ne diuiſoient la maſſe du Monde, ils seroient bien-toſt punis de la temerité de leur ambition, & accablez de la peſanteur de leur fortune. La multitude des ſoins qui leur viennent de toutes parts, ne leur laiſſeroit pas la respiration libre : la foule des affaires les eſtoufferoit, à la premiere audience qu’ils voudroient donner.

Il y a diuers degrez de Seruiteurs, qui trouuent tous leur place, dans l’adminiſtration de l’Eſtat. Il y a des Eſprits d’vne mediocre capacité, qui defrichent, qui preparent, qui entament les affaires. Ils sont bons à commencer la beſogne. Ils font les chemins, & oſtent les difficultez, qui ſont à l’entour des choſes. Le Prince met ces Eſprits à tous les iours, & ſe deſcharge ſur eux, des plus groſſieres fonctions de la Royauté.

Il y a d’autres eſprits d’vne plus haute elevation, à qui il peut fier de plus importans emplois, & donner vne plus noble part en ſes deſſeins. Ceux-cy gouuernent ſous luy, & aueque luy, & ne ſont pas mauuais Pilotes, dans les Saiſons douces, & ſur les Mers peu agitées.

Mais que le Prince eſt heureux & que le Ciel l’aime, s’il ſe rencontre, en ſon temps, des Esprits du premier Ordre ; des Âmes egales aux Intelligences, en lumiere, en force, en ſublimité ; des Hommes que Dieu crée expres, & qu’il enuoye extraordinairement, pour preuenir, ou pour forcer les maux de leur Siecle ; pour empeſcher ou pour calmer les orages de leur patrie.

Ce ſont les Anges tutelaires des Royaumes, & les Eſprits familiers des Rois. Ce ſont les ſeconds des Alexandres & des Ceſars. Ils ſoulagent le Prince, dans ſes grands trauaux : Ils partagent aueque luy les ſalutaires inquietudes, ſans leſquelles le Monde n’auroit point de tranquillité. Si dans les Eſtats où nous viuons, nous auons de ces gens là, beniſſons leurs Veilles, qui sont ſi neceſſaires au Repos public, & ſous la protection deſquelles nous dormons ſeurement, & à noſtre aiſe. Ces excellentes Veilles ne ſeroient-elles point cause, Monseigneur, que les Poëtes Grecs ont donné à la Nuit le nom de sage et de conseillere ? Ie viens de me l’imaginer ; & les Grammairiens donnent bien quelques fois aux Poëtes des explications plus eloignées.

Les Poëtes, Vostre Altesse le ſçait mieux que moy, ont eſté les plus anciens Precepteurs du genre humain. Ils luy ont enſeigné les premiers principes de la Politique & de la Morale. Icy donc, comme ailleurs, ils ont deſcouuert & marqué du doigt la Verité : Les Philoſophes l’ont depuis eſtalée & miſe en ſon iour. Ayant reconnu cette neceſſité de Societé, & ce defaut qui ſe trouve dans la Solitude, outre leur Jupiter Conſeiller, & leur Minerve Conſeillere ; outre les Dieux & les Demons, dont ils ont accompagné leurs Heros, ils leur ont encore donné des Hommes, pour les aſſister en leurs entrepriſes, ou d’autres Heros, pour entreprendre & pour agir auec eux.

À mesure qu’Hercule coupe les teſtes de l’Hydre, Iolas y applique le feu, afin de les empeſcher de renaiſtre. Diomede ne fait rien, ſans Vlysse. Les actions d’Agamemnon naiſſent des conseils de Neſtor : Et ce Prince, ayant à faire vn souhait, qui comprenne tous les autres, ne deſire, ni de plus puiſſantes forces que les ſiennes, ni des richeſſes qu’il n’auoit pas, ni la deſtruction de l’Empire d’Aſie, ni l’accroiſſement de celuy de Grece, mais ſeulement dix hommes qui fuſſent ſemblables à Neſtor : Agamemnon nous monſtrant, par là, que dans la crainte qu’il auoit de perdre Neſtor, veû l’extreme vieilleſſe où il eſtoit, il apprehendoit de manquer de gens, pour mettre en ſa place ; & Homere nous faiſant voir, qu’vn Neſtor ſe peut quelquesfois trouuer en un Siecle, mais que dix Neſtors ne ſe peuuent que ſouhaiter.

Ce ſouhait n’a point fait de tort à la bonne renommée d’Agamemnon : La Grece ne luy a point reproché de s’eſtre laissé gouuerner à Neſtor : Pour cela le Roy des Rois n’a pas eſté eſtimé moins ſage, ni moins digne de la souueraine Authorité. Au contraire, c’eſt vn Axiome dans la Politique, qui paſſe pour une propoſition d’eternelle verité, & qui est auſſi vieux que la Politique meſme, Qu’un Prince mal-habile ne sçavroit estre, ni bien conseilleˈ, ni bien servi.

Que ſi receuoir conseil, preſuppoſe quelque auantage du coſté de celuy qui le donne ; l’inferiorité de la part de celuy qui le reçoit, ne laiſſe pas d’auoir ſon merite. Il eſt à ſon tour le Superieur : Il reprend la premiere place, quand il met la main à l’œuvre, & que, par l’execution des choſes deliberées, il change les regles en exemples, & les belles paroles en bons effets. Car quoy qu’on ait dit autrefois à Rome, que Laelius eſtoit le Poëte, & que Scipion eſtoit l’Acteur, & qu’il ſoit vray que celuy qui compoſe les vers agit plus noblement que celuy qui les recite ; il n’est pas pourtant vray que la Perſonne, qui execute les entrepriſes glorieuſes, produiſe vne operation moins releuée que celle, qui ſeulement les conſeille. Le Conſeiller ne conserue ſon auantage, que dans les commencemens des Choſes, mais il le perd dans l’euenement : Et, dans les commencemens meſmes, il ne l’a pas tout entier ; celuy qui est conseillé, ne demeurant pas inutile & ſans mouuement, tandis que dure l’action de celuy qui le conſeille.

La Nature ſemble nous monſtrer ce que nous diſons, & en a formé ie ne ſçay quel crayon dans l’ame de l’Homme, où l’Intellect, qu’on nomme patient, & qui eſt le siege de la doctrine, quoy qu’il ſoit eclairé, par la lumiere de l’Intellect qui agit, ne ſouffre pas neantmoins de telle ſorte, que de ſon chef aussi il n’agisse. Il juge de la connoiſſance qu’il a reçeuë : Il tourne, il remuë, il deſplie, il estale en luy-meſme cette connoiſſance. Apres l’auoir comparée aux autres, il en recueille des conſequences & des concluſions. Et ainſi on peut dire, qu’il trauaille en compagnie : Et s’il pâtit, c’eſt de la plus belle eſpece de paſſion, qui ne gaſte & ne corrompt pas, comme celle d’vne playe, ou d’une bruſlure, mais qui acheue & qui perfectionne, comme celle de l’illumination en l’Air, & de la reception des images dans les yeux.

Parlons moins ſubtilement, & d’vne maniere plus populaire. Concluons qu’il est neceſſaire d’auoir des mains, pour s’aider vtilement des outils ; & d’auoir de la prudence, pour vser comme il faut de celle d’autruy. La Sageſſe elle-meſme eſt irreſoluë & peu aſſeurée, quand elle manque d’approbation, & qu’elle eſt reduitte à ſon propre teſmoignage. Le raisonnement concerté ne nuit point à la premiere apprehenſion que nous auons de la verité des choſes ; & nostre Ariſtote dit là deſſus, que le ſel ne fait point de mal au poiſſon de mer, & que l’huile aſſaiſonne les olives. Le Courtiſan eſtourdi & intereſſé, met toutes les affaires en deſordre, & ruïne au lieu d’edifier : Mais le Miniſtre ſage & fidele, qui diuise egalement son affection, entre le Roy & l’Eſtat, rend de tres-grands ſeruices à l’vn & à l’autre, & se peut dire, à mon auis, aueque raiſon, le temperament de la pvissance d’vn sevl, & le bien commvn de la Repvblique.

Mais mon opinion particuliere ſeroit peu de choſe, & n’auroit pas aſſez de force, pour former & conclure ce Diſcours, ſi ie ne la confirmois par la reconnoiſſance publique, enuers des personnes ſi vtiles au bien general du Monde, & par les preuues eclatantes d’affection & d’eſtime, que les Princes ont renduës eux-mesmes, à la ſageſſe, & à la fidelité de leurs Miniſtres.

Ie laiſſe la Grece, où ils ont regné aueque les Rois ; Ie laiſſe la Perſe, où les Rois ont regné par eux, & où ils eſtoient nommez les yeux du Roy ; c’est-à-dire, comme l’explique vn excellent homme, les yeux du Roy, touſiours ouuers & touſiours veillans, pour le ſalut du Royaume ; qui regardent en meſme temps, deuant, derriere, à droit, & à gauche.

Ie m’arreste à Rome, où les Empereurs voulant corriger l’amertume qui ſe trouue dans les mots de ſeruitude & de ſuietion, ont honnoré pareils Seruiteurs du titre d’Amis. Ils les ont appellez leurs Compagnons ; quelquesfois les Compagnons de leurs peines, les Compagnons de leurs guerres, & de leurs victoires, & ont meſme trouué bon que le Peuple les appellaſt ainſi.

Ils leur ont fait eriger des Statuës, vis à vis des leurs. Ils les ont fait depoſitaires de leur Eſpée, avec permission de s’en servir contre eux-meſmes, si le bien de l’Eſtat le requeroit, & s’ils ſe rendoient indignes de leur puissance. Ils ont fait battre de la monnoye, où eſtoit l’Image d’vn General de leurs Armées, & ces paroles à l’entour, Belizaire la gloire des Romains : & on voit encore auiourd’huy vne Medaille d’argent, d’vn coſté de laquelle est repreſentée la figure de Valentinien, & de l’autre coſté celle d’vn de ses Suiets, aſſis dans la Chaire Consulaire, tenant des papiers en la main droitte, & en la gauche vn baſton, avec vn Aigle perché deſſus. On peut voir aussi dans l’Histoire Auguſte, ce ſuperbe Monument, consacré à la memoire d’vn grand Ministre, à Misitheˈe le Pere des Princes, & le Tvteur de la Repvblique.

L’Inſcription est ſinguliere, & la qualité de Pere du Prince n’eſt pas commune, pour ce temps-là, le ſiege de l’Empire n’ayant pas encore eſté transferé de Rome à Conſtantinople ; car apres que cela fut, cette qualité fut comme erigée en titre d’office, & on appelloit vulgairement ceux qui auoient la principale direction des affaires, les Peres de l’Empire, et de l’Emperevr.

L’Histoire eſcritte, depuis Constantin, ne parle d’autre choſe que de cette Dignité du Patriciat. La Poësie meſme ne s’en eſt pas teuë ; & il y a encore des Vers moqueurs, que fit le Poëte Claudien, contre l’Eunuque Eutropius, Consul & Patrice de l’Empire. Sa cheute eſt celebre dans les Liures de ce Siecle-là, & Saint Iean Chryſoſtome en a fait un Homilie preſque toute entiere. Les Vers moqueurs marquent particulierement la confiscation de ſon bien, & en voicy le ſens à peu pres, si ma memoire ne me trompe. Pourquoy pleures-tu la perte de tes richeſſes, qui tomberont entre les mains de ton Fils ? L’Empereur ſera ton Heritier, & ce n’eſt que de cette ſorte qu’il faloit que tu fuſſes le Pere de l’Empereur. Mais ma memoire m’eſt reuenuë, & le François m’a fait trouuer le Latin ;


Direptas quid plangis opes, quas Natus habebis ?
Non aliter poteras Principis eſſe Pater

Surquoy me reſſouuenant que la Croix de Iesvs-Christ avoit pris la place des Aigles Romaines, & qu’alors les Empereurs eſtoient deuenus domeſtiques de la Foy, & membres de l’Egliſe, d’Eſtrangers & de Persecuteurs qu’ils eſtoient auparavant ; i’ay pensé qu’ils pouuoient auoir emprunté ce terme des Lettres Saintes, & du Diſcours du Patriarche Ioseph.

Ce grand Ministre ſe glorifie, dans la Geneſe, que Dieu l’a donne′ pour Pere à Pharaon, (quoy que peut eſtre il fuſt plus ieune que luy) qu’il a eſte′ eſtabli Prince de tovte la Maison Royale, et Seignevr de tout le païs d’Egypte : Et les meſmes Lettres Saintes nous apprennent, vn peu deuant, que Pharaon tira ſa bague de ſon doigt, & la mit en celuy de Ioſeph ; qu’il le fit monter sur vn Chariot de triomphe ; qu’il fit faire commandement par vn cri public, que tout le monde se prosternaſt devant luy ; qu’il luy dit en pleine & generale assemblée, tu es, ne plvs, ne moins qve Pharaon, et ie n’ay rien qve mon Nom, et mon Throsne plvs que toy.

Il ne se peut rien adiouſter à vn si illustre teſmoignage du reſſentiment d’vn Prince bien conseillé : Et ie vous prie, qu’y a-t’il à dire & à s’imaginer, apres cela ? Vous voyez que la plus haute idée, que i’avois pû conceuoir de la dignité du Miniſtere, eſt authoriſée par le plus ancien de tous les exemples de cette nature. Il n’y a pas moyen d’aller plus loin, dans l’Hiſtoire ; & ie vous auouë, Monseigneur, que ie ſens quelque tentation de vaine-gloire, de ce qu’vn grand Prophete m’explique par la

bouche d’vn grand Roy.

DISCOURS

DEUXIESME


CEtte Verité eſtablie, que les Rois ne ſçauroient regner ſans Miniſtres ; il est presque auſſi vray, qu’ils ne ſçauroient viure, ſans Fauoris. Le Bien ne s’arreſte pas au lieu de ſa ſource : il veut couler & s’eſpandre ; Et ce n’eſt qu’vn Bien commencé, s’il ne croiſt par la communication, & s’il ne s’acheue, en ſe dilatant. Mais adiouſtons quelque choſe de plus eſtrange & d’auſſi certain. On nous a aſſuré il y a long temps, de la part de la Raiſon, que ſi vn Homme eſtoit tout ſeul dans le Ciel, & qu’il ne fuſt pas en sa puiſſance d’en faire part à vn autre, il s’ennuyeroit de ſa propre felicité, & voudroit deſcendre du Ciel en Terre.

Je dis donc ſur ce fondement, que les plus ſages Princes qui ſoient au Monde ; que les Augustes & les Antonins, s’ils y revenoient ; que les Constantins & les Theodoſes, peuuent auoir de legitimes affections, & aimer raiſonnablement celuy-cy plus que celuy-là.

Qve ce soit vostre pevple, qvi soit vostre Favori : Cet auis fut donné autresfois à vn grand Prince, mais par vn Philoſophe vn peu trop ſeuere. De deffendre aux Rois le plus doux vſage de la volonté, & de les deſpoüiller de la plus humaine des paſſions, ce ſeroit estre Tyran des Rois, & ne leur permettre pas qu’ils fuſſent hommes : ce seroit les lier à la grandeur de leur condition, & les cloüer sur le Throſne. Quelle rigueur, de vouloir qu’ils n’apparoiſſent iamais, ſous vne forme semblable à la noſtre ? qu’ils ne puiſſent jamais ſe deſfaire d’une grauité qui les incommode ? Eſt-ce vn crime d’auoir vn Confident, dans la compagnie duquel on vienne chercher du repos apres le trauail, & des diuertiſſemens apres les aſſaires ?

La Vertu n’a garde d’eſtre auſtere & farouche à ce point là : Elle ne deſtruit pas la Nature ; Elle en corrige ſeulement l’imperfection ; Elle ſçait rendre iuſtice ; mais elle ſçait auſſi faire grace : Elle donne rang dans la Charité à qui que ce ſoit ; L’Eſtranger y eſt receu comme l’Hoſte, & le Barbare comme le Grec ; Mais elle reserue l’Amitié pour le petit nombre : Elle n’eſpouſe pas tout ce qu’elle embraſſe.

Dans le Ciel, où ſe trouuent les Idées & les premieres formes des choſes, n’y a-t’il pas des regards bien-faiſans, & des inclinations fauorables, pluſtoſt pour ceux-cy, que pour ceux-là, d’où naiſſent sur la Terre les Predeſtinez & les Eleus ? N’y a-t’il pas eu vne Nation choiſie, qui a eſté preferée à toutes les autres Nations ? Elle a eſté nommée la part & l’heritage du Seigneur : le Seigneur luy a dit, ie seray ton Diev, et tv seras mon Pevple. Dans la Maison des Patriarches, cette preference eſt touſiours tombée d’vn coſté, à l’excluſion de tout le reſte. Les Cadets ont emporté le droit d’Aiſneſſe, & les auantages de la Nature ont fait place aux ordres de Dieu.

Et quand le Fils de Dieu luy-meſme eſt venu au Monde, outre les ſoixante & douze Diſciples qui eſtoient de ſa ſuite, & qui s’auoüoient à luy, il a appellé douze Apoſtres, pour luy rendre vne plus particuliere ſuietion, & eſtre plus proches de ſa Perſonne. Entre ceux-là meſme, il y en a eu trois, à qui il s’eſt ouuert plus familierement qu’aux autres : Il leur a montré des marques de ſa Diuinité, qu’il auoit cachées à leurs Compagnons : Il leur communiqua beaucoup de ſecrets de l’Auenir, dans l’agitation de ſa prochaine mort, & parmi les inquietudes de ſes dernieres pensées.

Encore a-t’il teſmoigné plus de tendreſſe pour l’vn des trois, que pour les deux autres. Saint Iean ne fait point de difficulté de ſe nommer le Cher & le Fauori de son Maiſtre. Il se glorifie par tout de cette faueur ; & il me semble qu’il en vsa auec aſſez de liberté, lors qu’il s’endormit, dans le ſein d’un Maiſtre ſi grand & ſi redoutable. Considerez-le dans le Tableau de la ſainte Cene, & voyez comme il repose ſa teſte negligemment, ſur vn lieu, où les Seraphins portent leurs regards, auec reuerence.

Puis, donc, que l’Autheur et le Consommateur de la Vertu, aussi bien que de la Foy, a eu ſes inclinations & ſes amitiez, & n’a pas touſiours voulu commander à la Nature ; le Prince ne doit point craindre d’aimer, apres vn Exemple de telle authorité, qui luy en donne toute permiſſion ; & par les principes d’vne plus ſage Philoſophie, que n’eſt celle de Zenon & de Chryſippe, il peut eſtre ſenſible, ſans qu’on le puiſſe dire Intemperant.

Il faut ſeulement que les mouuemens de ſon ame ſoient iustes & bien reglez. Qu’il face du bien ; mais qu’il garde de la proportion & de la meſure, en la diſtribution du bien qu’il fait ; Qu’il ne pouſſe pas incontinent, dans le Conſeil, ceux qui luy auront eſté agreables, dans la Conuerſation. Il doit faire difference, entre les personnes qui plaisent, & celles qui ſont vtiles ; entre les recreations de ſon Eſprit, & les neceſſitez de son Eſtat ; Et s’il n’apporte vne grande attention, dans l’examen des differens ſuiets qu’il employe, il fera des Equiuoques, dont ſon Siecle pâtira, & qui luy ſeront reprochez, par les Siecles à venir.

Les Courtiſans ſont la matiere, & le Prince eſt l’Artiſan, qui peut bien rendre cette matiere plus belle, mais non pas meilleure qu’elle n’eſt : Il peut y aiouſter des couleurs & de la façon, par le deſſus ; mais non pas luy donner aucune bonté interieure : Il en peut faire vne Idole, & vn faux Dieu ; mais il n’en peut pas faire vn Eſprit, ni vn habile homme.

Il ſe voit de ces Idoles, en païs meſme de Chreſtienté. Il y a touſiours eu d’indignes Heureux ; touſiours des Guenuches careſſées dans le Cabinet des Rois, & veſtuës de toile d’or. Il y a eu en Égypte des beſtes ſur les Autels : Il y a eu par tout des defauts & des vices adorez. Ce que ie m’en vais dire à voſtre Alteſſe, ie l’ay appris d’elle, & ie le trouue digne de l’eſprit de Marc Antonin le Philoſophe. Il y a vne Authorité aueugle & müete, qui ne connoiſt, ni n’entend ; qui paroiſt ſeulement & qui ebloüit ; qui eſt toute pure authorité ; ſans aucun meſlange de Vertu, ni de Raiſon. Il y a des Grands qui ne ſont remarquables, que par leur Grandeur, & leur Grandeur eſt toute au dehors, & toute ſeparée de leur perſonne.

Ces Grands, Monſeigneur, me font ſouuenir de certaines Montagnes infructueuſes, que i’ay veuës autrefois, allant par le Monde. Elles ne produiſent, ni herbe, ni plante : Elles touchent le Ciel, & ne ſeruent de rien à la Terre : leur ſterilité fait maudire leur eleuation. Ceux-cy, de meſme, ne sont pas moins inutiles, qu’ils sont grands ; Et ie les regarde, comme de vaines monſtres du pouuoir & de la magnificence des Rois ; comme des Coloſſes qu’ils ont eleuez, & des Pyramides qu’ils ont baſties. Ce sont des fardeaux, & des empeſchemens de leurs Royaumes, qui peſent à toutes les parties de l’Eſtat. Ce ſont des ſuperfluïtez, qui occupent plus de place que toutes les choſes neceſſaires. Cela s’entend à les conſiderer, dans vne foibleſſe encore innocente, & auant qu’ils ayent adiouſté l’iniuſtice de leurs actions, à l’indignité de leur perſonne.

Voilà les beaux ouurages de la Fortune ; Voilà les meſpriſes & les extrauagances de cette Deeſſe, sans yeux & ſans iugement, à qui Rome a donné tant de Noms, & a dedié tant d’Autels. Vous auez bien ouï parler de quelques Reines hipocondriaques, qui ont eu de l’amour, pour vn Nain, & pour vn Maure, voire pour vn Taureau, & pour vn Cheval : La Fortune est à peu pres de l’humeur de ces Princeſſes mal-ſages ; Elle choiſit d’ordinaire le plus laid & le plus mal-fait : En la demande de la Preture, elle prefere les eſcrouëlles de Vatinius à la Vertu de Caton : Pour ne rien dire de pis, elle fait des profuſions, & ne paye pas ſes debtes.

Mais nous parlons d’un Fantoſme, lors que nous parlons de la Fortune : La force des Aſtres, & la neceſſité du Deſtin sont encore d’autres Fantoſmes, que l’opinion des Hommes ſe forme, & apres leſquels ie ne ſuis pas d’auis de courir. Cherchons quelque cauſe plus apparente de cette faueur qui ſemble n’auoir point de cause, & voyons à peu pres quelle eſt la naiſſance de cette mauuaiſe Authorité.

Ce que nous cherchons ſeroit-ce point vn tranſport de paſſion, qui ſort ſans raiſonnement, de la partie animale, & s’arreſte au premier objet qui plaiſt, & à la premiere ſatisfaction de la volonté.

Seroit-ce point vn jeu, & vne fantaiſie de la Puiſſance ; vn exercice, & vne occupation de la Royauté, qui prend plaiſir à faire des choſes eſtranges ; à eſtonner le Monde par des Prodiges ; à changer le deſtin des Petits & des Miſerables ; à peindre & à dorer de la bouë ?

N’eſt-ce point, au contraire, vne erreur ſerieuse & deliberée, vne tromperie de bonne foy, faitte à ſoy-meſme par ſoy-meſme ; aidée par l’impoſture de l’apparence, qui desguiſe quelquefois les hommes de telle sorte, qu’ils ne ſont reconnoiſſables qu’à Dieu ? Il eſt certain que le plus ſouuent ils portent des marques ſi douteuſes, & ce qui paroiſt d’eux eſt ſi faux, qu’il n’y a que Celuy qui les a faits, qui ſçache leur veritable prix.

Mais l’Effet, que nous auons tant de peine à tirer de l’obſcurité des Cauſes, ne ſeroit-ce point vn preſent de l’Occaſion ? Car d’ordinaire elle offre aux Princes des Seruiteurs ; Elle les oblige à prendre ce qu’ils trouuent à leur main, & ce qui leur paſſe deuant les yeux. Leur impatience ne pouuant ſouffrir de retardement, & leur molleſſe eſtant ennemie de toute ſorte de peine ; pour s’eſpargner les longueurs de la recherche, & les difficultez du choix, ils mettent en œuure les inſtrumens les plus proches, & gardent, par couſtume, ceux qu’ils n’auoient pris que, par rencontre.

Pour concluſion, cette Faueur qui s’esleue ſi haut, ſans auoir de fondement, ne ſeroit-ce point pluſtoſt vn effet de l’amour propre, & vne complaiſance, que perſonne ne refuſe à ſes opinions ? Ne ſeroit-ce point noſtre honneur, que nous croyons engagé, dans la perfection de noſtre Ouurage ? Ne ſeroit-ce point vn leuain de cet orgueil naturel, caché dans l’eſprit des hommes, & qui enfle particulierement le cœur des Rois, quand il eſt queſtion de maintenir vne faute qu’ils ont faitte, & de ne pas auouër qu’ils peuuent faillir ?

Quoy que puiſſe eſtre cette Faueur, ce n’eſt point vne creature de la Vertu ; non pas meſme de la Vertu du Sang : Le merite n’y a point de part ; non pas meſme le merite de la Race. Les Affranchis de Claudius, les Valets des Enfans de Constantin, les Gouuerneurs des Enfans de Theodose, les Euſebes & les Eutropes ne ſont point de legitimes Fauoris, & beaucoup moins de legitimes Miniſtres. Et certes, i’ay pitié de l’Empire, & i’ay honte pour l’Empereur, quand je voy l’Empire & l’Empereur, dans ces mains ſeruiles & mercenaires.

Ie voy, auec horreur, ces vilains ſpectacles des Regnes infortunez, ces productions monſtrüeuſes des mauuais Temps. Temps aueugles, & pleins de tenebres ; Malheureux en Princes, & ſteriles d’Hommes. Et, à voſtre auis, y a-t’il eu de Solitaire ſi eloigné de la Cour, & prenant ſi peu de part aux choſes du Monde, qui ait pû regarder, ſans deſpit, les choſes tellement hors de leur place, & le Monde renuerſé de cette ſorte ? Y a-t’il eu de ſi tranquille Contemplatif, qui ait pû voir ſans emotion, des gens de neant s’emparer de la conduite des grands Eſtats, & s’asseoir au Timon ; bien qu’ils ne deuſſent eſtre qu’à la Rame ? Cela s’est veû neantmoins, & aſſez ſouuent. Le Consulat a eſté profané plus d’vne fois, par des perſonnes infames : Et tel, qui ſous vn autre Regne euſt eſté caché, parmi le Bagage, a eu le commandement de l’Armée.

Mais outre les Euſebes, & les Eutropes, l’Histoire de l’Empire d’Orient ne manque pas de ces Exemples honteux. Elle nous monſtre de miſerables Eunuques, qui n’auoient appris qu’à peigner des femmes, & à filer, erigez tout d’vn coup en Chefs du Conseil, & en Capitaines Generaux. Et d’autres Hiſtoires plus recentes nous produiſent des Barbiers, des Tailleurs, des Valets de chambre, changez du ſoir au matin en Chambellans, en Ambaſſadeurs, &c. employez aux plus importantes negociations & aux plus illuſtres Charges de leur Païs. Ainſi quoy que puiſſe dire noſtre Homme, qui admire tant la Cour, & l’Art de la Cour, l’Ignorance audacieuſe a ſouuent presidé à la conduite des choſes humaines : Quoy qu’il iure qu’il a veû des rayons ſur le viſage de Monſieur le Duc de * * *, cette fauſſe lumiere eſt vne beveuë de ſes yeux, & vne illusion de ſon esprit. Les Sots ont ſouuent tenu la place des Sages, & vn temps a eſté, où ceux qui deuoient dicter les Loix, & prononcer les Oracles, ne ſçauoient, ni lire, ni écrire.

Ce n’eſt pas que leur ſens commun fuſt plus net, pour n’eſtre enueloppé d’aucune connoiſſance eſtrangere. Ils n’auoient, ni les biens naturels, ni les biens acquis : Ils auoient ſeulement ce qui ſuit d’ordinaire les biens naturels & les biens acquis ; ie veux dire la bonne opinion de ſoy-meſme, accompagnée du meſpris d’autruy. Quoy que ce ne ſoit pas la couſtume de ſçauoir les affaires, par reuelation, & qu’il faille les apprendre, par experience, ou deuancer l’experience, par la force du raiſonnement ; ils ſe perſuadoient que l’Authorité ſuppleoit à tout cela, & qu’immediatement apres leur Promotion, Dieu eſtoit obligé de leur enuoyer de l’eſprit, pour bien gouuerner, & de faire valoir l’election du Prince, par la ſubite illumination de ſes Miniſtres.

Il n’en va pas toutefois ainſi : C’eſt tout ce que Dieu a voulu faire, pour les Miniſtres de son Fils vnique, deſquels nous auons dit quelque chose, au commencement de ce Diſcours. Par là il s’eſt moqué de la ſuperbe Philoſophie. Il a confondu la Prudence humaine ; prenant ces Ames neuues & groſſieres, pour eſtre les Confidentes de ſes ſecrets ; les rempliſſant beaucoup, comme dit vn Ancien Chreſtien, parce qu’il y trouua beaucoup de vuide. Il a tiré des cabanes & des boutiques, ceux qu’il vouloit faire Rois & Docteurs des Nations. Il ne faut pas que les autres Ignorans pretendent d’eſtre eſclairez de la ſorte ; ni qu’au lieu de l’eſprit de Prophetie, de l’explication des Eſcritures, & du don des Langues, ils attendent du Ciel, la connoiſſance des choſes paſſées, la penetration dans celles de l’Auenir, la lumiere qui débroüille les intrigues de la Cour, la ſcience de faire la Guerre, & la dexterité de traiter la Paix.

Auſſi d’ordinaire ils reüſiſſent tres-mal, en vne profeſſion qu’ils n’ont point appriſe, & dans l’exercice de laquelle ils ſe ſont iettez indiſcrettement, ſans y apporter aucune preparation de diſcipline ; ſans faire aucun fonds d’experience ; ſans connoiſtre les premiers elemens de la Sageſſe ciuile. Il faut de l’adreſſe & de la methode, pour conduire vn Batteau, & pour mener vn Chariot. Il faut auoir appris les chemins, pour pouuoir ſeruir de Guide. I’ay veû des regles & des preceptes, pour ſe bien acquiter de la charge de Portier, & de celle de Concierge, quoy que ce ſoient deux meſtiers, qui ne sont pas extremement difficiles. Il faut donc apprendre tous les Meſtiers, & eſtudier tous les Arts, iuſques aux moindres, & aux plus aisez ; Et celuy, de conduire le genre humain, n’aura point beſoin d’instruction ? On gouuernera le Monde, au hazard & à l’auanture ? On iouëra, à trois dez, le ſalut des Peuples & des Royaumes ?

C’eſt bien tenir indignement la place de Dieu : C’eſt bien faire le Phaëton en ce Monde, & diſpenſer inegalement la lumiere & la chaleur, ſur la face de la Terre : C’eſt courir fortune d’en brûler vne partie, & de laiſſer geler l’autre. Les Fauoris ignorans courent chaque iour cette fortune, & ſont en ce perpetüel danger ; ie dis de ſe perdre, & de perdre leur Païs, lors meſme qu’ils ont rafiné leur ignorance, par l’vsage de la Cour, & que deux ou trois bons ſuccez, qui viennent de la pure liberalité de Dieu, leur donnent bonne opinion d’eux meſmes, & leur font accroire, qu’ils ont fait le bien qu’ils ont receu.

Toutes leurs actions sont alors des Contre-temps ; ſont de fauſſes meſures d’vne fauſſe regle. Au lieu de ſe ſçauoir arreſter à ce Poinct de l’Occaſion, ſi recherché par les Sages, & ſi necessaire pour la perfection des affaires, ils vont touſiours deuant ou apres : Ou ils le paſſent, ou ils n’y arriuent pas. Aujourd’huy ils declarent la Guerre, par colere ; demain ils demandent la Paix, par laſcheté. Ils flattent les Ennemis naturels de la Patrie, & offensent les anciens Alliez de la Couronne. En Eſpagne ils voudroient donner liberté de conſcience ; en France ils voudroient introduire l’Inquiſition. La Frontiere est nuë, & deſarmée ; & ils fortifient le cœur de l’Eſtat : Il leur prend enuie de raser la Citadelle d’Amiens, & d’en baſtir vne à Orleans.

Mais les Elections qu’ils font des autres, ſont bien dignes de celle qui a eſté faite d’eux. Pour l’Ambaſſade de Rome, ils propoſent au Prince vn bon Capitaine de cheuaux legers, & qui s’eſt signalé en pluſieurs combats. À leur recommandation, on met dans les Finances vn vieux Prodigue, qui en sa ieuneſſe a fait ceſſion de biens, mais qui parle admirablement de l’œconomie. Ils demandent la premiere Charge de la Iuſtice, pour vn homme veritablement de robbe longue, mais celebre, par le peu de connoiſſance qu’il a des Lettres ; mais de la Claſſe de celuy que nos Peres virent à Paris, quand les Ambaſſadeurs de Pologne y arriuerent. Ils firent à cet Homme leur compliment en Latin, & il les pria de l’excuſer, s’il ne leur reſpondoit pas, parce qu’il n’auoit iamais eu la curioſité d’apprendre le Polonnois.

Vous ſouſriez, Monseigneur, & vous vous eſtonnez de la grande Litterature de cet homme de robbe longue. Il faiſoit bien d’autres equiuoques, & on en conte quelques vns, qui ne me ſemblent pas mal-plaisans. Ce fut luy qui crût que Seneque eſtoit vn Docteur de Droit Canon, & que, dans ſes Liures des Benefices, il auoit traitté, à plein fonds, des Matieres Beneficiales. Vn * * * de ce temps-là luy fit accroire, que la Morée eſtoit le Païs des Mores ; & il n’eſt rien de ſi vray, qu’il chercha, dans la Carte, vn iour tout entier la Democratie, & l’Ariſtocratie, penſant les y trouuer, comme la Dalmatie, & la Croatie.

Il fait bon eſtre ſçauant, sous ces Regnes-là, & les Muſes ont beaucoup à eſperer de la protection de pareils Miniſtres. Mais paſſons outre, & ne conſiderons point l’intereſt des Muses, dont le deſtin eſt d’eſtre pauures & mal-traitées, sous toutes ſortes de Regnes, & par toutes ſortes de Ministres.

Ceux-cy ſe connoiſſent en hommes & en affaires, comme vous voyez. Apres auoir diſſipé le revenu de l’Eſtat, en des deſpenses mauuaiſes, ou ridicules ; afin de paroiſtre bons Menagers, ils laiſſent perdre vne occasion importante, faute de cinquante eſcus, qu’ils ne veulent pas qu’on baille, pour faire partir vn Courrier expres. Ils attendent le iour de l’Ordinaire, & s’imaginent que l’Occaſion l’attendra, auſſi bien qu’eux. Vn Docteur Politique qui les a ſifflez, & qui leur a mis, dans la teſte, cinq ou ſix mots de noſtre Tacite, pour les alleguer cent fois le iour ; ſur toutes choses, leur a recommandé le Secret, & la Dissimulation. Cette leçon faitte, ils font myſtere de tout ; ils ne s’expliquent que par des clins d’œil, & par des mouuemens de teſte. Au moins ils ne parlent plus qu’à l’oreille, non pas meſme quand ils loüent leur Maiſtre, & qu’ils diſent, que c’eſt le plus grand Prince de la Terre.

Cette religion du Silence eſt paſſée dans leur eſprit, iuſqu’à vne telle ſuperſtition, qu’ils font ſcrupule de donner les ordres neceſſaires, à ceux qui les doiuent executer ; tant ils ont peur de deſcouurir ce qui a eſté reſolu au Conseil. Ils eſcoutent attentiuement vn Alchimiste, qui leur promet des montagnes d’or : Ils reçoiuent à bras ouuerts vn Banni, qui leur fait aiſée la conqueſte de ſon Païs : Et, ſe repoſant sur la foy de l’vn et de l’autre, ils s’embarquent, dans vne grande Entrepriſe, & commencent vne groſſe Guerre, dont ils ſont las, des le ſecond iour. Ils font mille autres choſes ſemblables. Et ſi ces exemples ne ſont de ce Siecle, ils ſont des Siecles paſſez : S’il n’y a pas eu en France, & en Allemagne, de ces Ignorans preſomptueux, de ces ridicules Tout-puiſſans, il y en a eu en Eſpagne, & en Italie.

La miſere du Temps (il vaut mieux accuſer le Temps que le Prince) Cette miſere publique, qui a fait faire de la monnoye de fer & de cuir ; qui a donné du prix aux plus viles choſes, a mis auſſi en vsage ces gens-là, & les a introduits dans le Cabinet des Rois, où ils ont traiſné auec eux, toutes les ordures de leur naiſſance, & toutes les habitudes vicieuſes, dont les ames seruiles ſont capables. Car c’eſt icy vn Chapitre de leur Hiſtoire, que nous ne deuons pas oublier ; & il eſt certain que leur innocence n’a gueres plus duré à la Cour, que celle du premier Homme, dans le Paradis terreſtre.

D’abord, quoy que peut-eſtre ils ne fuſſent pas nez meſchans, ils ont crû qu’il falloit le deuenir, & ſe ſont desfaits de leur conſcience, pour trauailler, auec moins d’empeſchement, aux affaires de l’Eſtat. Ils ont penſé d’ailleurs, que l’orgueil eſtoit bienſeant à la dignité, que, s’ils paroiſſoient les meſmes qu’auparauant, leur condition ne ſeroit pas tout à fait changée, & que la courtoiſie les remettroit, dans l’egalité, de laquelle ils s’eſtoient tirez, auec tant de peine. Ainſi ils n’ont point apprehendé de tomber, dans la haine, pour euiter le meſpris. Ils ſe ſont fait craindre, ne pouuant ſe faire reſpecter. Ils ont eſtimé, qu’il n’y auoit point de moyen d’effacer la memoire de leur ancienne baſſeſſe, que par l’objet preſent de leur tyrannie ; ni d’empeſcher le Peuple de rire de leurs infirmitez, qu’en l’occupant à pleurer ſes propres maux, & à ſe plaindre de leur cruauté.

Auec ces belles Maximes, & cette Antipolitique, que ie vous ay vn peu eſbauchée, ils ont gouuerné le Monde ; mais ils l’ont gouuerné d’une eſtrange ſorte. Ils ont renuerſé ce qu’ils vouloient ſouſtenir ; Ils ont rompu ce qu’ils auoient deſſein de noüer ; Ils ont fait autant de ruïnes, qu’ils deſiroient faire d’eſtablissemens ; Ils ont gaſté autant de choses, qu’ils en ont maniées. Les cheutes des Princes, & les pertes des Eſtats ont eſté le ſuccez de leur Adminiſtration. S’eſtant ſaiſis de la Puiſſance souueraine, (ie les conſidere derechef, dans leur innocente infirmité) ils en ont vſé, comme les Enfans ſe ſeruent de leurs couteaux, qui s’en bleſſent le plus ſouuent, & en offenſent leurs Meres, & leurs Nourrices.


QVe ſi la temerité de ces gens-là n’a pas touſjours eſté malheureuſe : S’ils ſont arriuez au port, tenant vne route, qui apparemment les en eloignoit ; (car il est certain qu’il ſe voit de ces Miracles, & i’en connois quelques vns qui ſe ſont ſauuez, par des actions qui les deuoient perdre.) Il ne faut pas ſe fier pourtant à cette Felicité aueugle, qui les a guidez : Il faut les regarder, comme des Perſonnes tranſportées d’vne violente imagination, qui paſſent les riuieres en dormant, ſans ſçauoir nager, & courent par les precipices, sans faire vn faux pas. Il faut les admirer, Comme des bestes divines, & ne les pas imiter, comme des personnes raisonnables. Ie tiens ce mot du bon-homme Alexandre Picolomini, lors que ie le fus voir, paſſant à Siene, & que ie le trouuay ſur le lit verd, dont parle Monſieur de Thou.

Si vous eſtes jamais Fauoris (auec la permission de son Alteſſe, i’adreſſeray ma parole à ces deux ieunes Gentilshommes qui m’eſcoutent) ne vous propoſez point de pareils exemples : Ils ſont tres-dangereux, quoy qu’ils ſoient tres-eclatans. Ce sont des Flambeaux allumez ſur les Eſcueils : Ils font faire naufrage aux nouueaux Pilotes. Ce sont des Adreſſes, qui meinent à la mort ceux qui les ſuiuent ; qui ne ſeruent qu’à piper la Poſterité ; qu’à apprendre aux hommes à faillir ; qu’à donner du credit & de la reputation à

l’Imprudence.

DISCOURS

TROISIESME


COmme ceux que nous laiſſaſmes hier, manquent de la capacité requiſe, & ont l’intelligence fort courte, & fort limitée ; il s’en trouue d’autres, qui l’ont trop vague, & trop eſtenduë, & qui raiſonnent auec excez. Ie parle de ces Speculatifs, qui visent d’ordinaire au delà du but ; qui quittent les chemins, pour prendre les routes ; qui s’égarent, pour arriuer pluſtoſt où ils vont.

Appellons-les, s’il vous plaiſt, des tireurs d’eſſences. Ils mettent leurs auis à l’alambic, & les reduiſent à neant, à force de les ſubtiliſer : ils evaporent en fumée les plus ſolides affaires. Disons que ce ſont des Heretiques d’Eſtat, qui veulent faire dans la Politique, ce qu’Origene a fait dans la Religion. Ils ſuiuent les ombres, & les images des choſes, au lieu de s’attacher à leur corps, & à leur realité. Ils embraſſent la Vray semblance, parce qu’ils l’ont peinte & embellie à leur mode ; mais ils rejettent la Verité, à cauſe qu’elle n’est pas de leur inuention, & qu’elle a ſon fondement en elle-meſme.

Ces Meſſieurs ſe figurent que, par tout, il y a du deſſſein & de la fineſſe, & que toutes les actions des hommes ſont meditées. Rien ne leur paſſe devant les yeux, dont ils ne cherchent le sens myſtique, & l’allegorique. Ils ne s’arrestent iamais à la lettre, ces ſubtils Interpretes des penſées d’autruy. Et quand deux Princes s’attaquent de toute leur force, & de toute la puiſſance de leurs Eſtats, ils croyent qu’ils s’entendent enſemble, pour tromper les autres Princes. Ils font des iugemens preſque auſſi plaiſans que ceux, qui diſoient à Athenes, qu’on ne ſe fiast pas à la mort du Roy Philippe, & qu’il s’eſtoit fait tüer tout expres, pour attraper les Atheniens.

On voit par ce mauſais mot iusqu’où peut aller la mauvaiſe ſubtilité, & quel eſt l’eſprit de la Grece, & de ces Speculatifs. Mais il y a eu des Speculatifs en tout Païs. Il y a touſiours eu des Alchimistes, & des Souffleurs, qui ont diſtillé les choſes humaines ; qui ont donné plus de liberté qu’ils ne deuoient, à leurs coniectures, & à leurs ſoupçons. Parce que Iunius Brutus contrefit le Sot, ils ont eu de la deſfiance de tous les Sots : Ils ſe ſont figurez, que tous les Niais imitoient Brutus ; que la ſimplicité apparente eſtoit vn artifice caché ; que ceux qui ne sçauoient rien, diſſimuloient leur ſcience, que le ſilence de ceux qui ne diſoient mot, couuroit de dangereuſes penſées.

C’eſtoit l’opinion qu’auoit vn Prince Romain d’vn certain Imbecille de ſon temps, que les Pages ſiffloient, & que personne n’eſtimoit que luy. L’Histoire rapporte qu’il en apprehendoit les vertus ſecrettes ; & que le meſpris vniuersel de la Cour, & vingt-cinq ans d’impertinences, ou faites, ou dites, à la face du grand Monde, ne l’auoient pû aſſurer de cet homme-là.

Du meſme Principe, de fauſſe ſubtilité, ſont nées ces Viſions, que noſtre homme trouue si ingenieuſes, & qui me ſemblent ſi ridicules ; que les Docteurs admirent, & que ie ne puis souffrir. En cet endroit Aristippe adreſſant ſa parole aux deux Gentilshommes, qui l’eſcoutoient ; Penſez-vous, leur dit-il, comme ces Docteurs ſubtils, qu’Annibal ne voulut pas prendre Rome, de peur de n’eſtre plus utile à Carthage, & de ſe voir obligé, par là, à finir la guerre, qu’il avoit deſſein de perpetüer ? À voſtre auis, Auguste choiſit-il Tibere pour son Succeſſeur, afin de ſe faire regretter, & rechercher de la gloire apres ſa mort, par la comparaiſon d’vne Vie, qui deuoit eſtre ſi differente de la ſienne ? Vous imaginez-vous que le conſeil qu’on trouua dans ſes Memoires, de mettre des bornes à l’Empire, fust vn effet de ſon enuie, contre ſa Poſterité ? Auoit-il peur, qu’vn jour un autre Homme fuſt plus grand Seigneur que luy, & commandaſt à plus de Sujets ? Est-il croyable que le meſme Auguste ne faiſoit l’amour, que par maxime d’Eſtat, & ne voyoit les dames de Rome, que pour apprendre le ſecret de leurs Maris ? Y a-t’il de l’apparence, que ſon ame ne ſe remüaſt que par reigle, & par compas ; que toutes ſes actions fuſſent ſi guindées, & tous ſes vices ſi eſtudiez ?

À mon auis, c’eſt faire le Monde plus fin qu’il n’eſt. C’eſt interpreter les Princes, comme quelques Grammairiens expliquent Homere : Ils y trouvent ce qui n’y eſt pas, & l’accuſent d’eſtre Philoſophe & Medecin, en des endroits, où il n’eſt que Faiſeur de contes & de chanſons. Contentons nous quelquefois du ſens litteral. Ne cherchons pas vn Sacrement ſous chaque ſyllabe, & ſous chaque point. Ne ſoyons pas ſi indulgens à noſtre eſprit, ni ſi curieux, dans celuy d’autruy. Il ne faut pas aller querir ſi loin la Verité, ni prendre les choſes de ſi haut. Il ne faut pas rapporter à des cauſes reculées, & aux Conſeils du Siecle paſſé, des ſuccez, ou arriuez fortuitement, ou à qui vne legere occaſion aura donné lieu.

Les Stoïques, qui n’ont pas voulu, qu’une feüille d’arbre ſe remuaſt, sans ordre particulier de la Prouidence, ni que le Sage levaſt le doigt, ſans congé de la Philoſophie ; ne iugeoient pas plus auantageuſement de Dieu, & de la Personne plus proche de Dieu, que ces Rafineurs preſument d’vn Homme, qui est ſouuent moins que mediocre ; qui n’a que le quart, ou la moitié de la partie raiſonnable ; qui de ſa vie ne ſongea à eſtre Sage, ni à s’approcher de Dieu. Il n’y a point de moyen, qu’ils ajuſtent leurs opinions à noſtre commune capacité : Ils ne peuvent deſcendre iuſques à nous. Dans le iugement qu’ils font des hommes, ils ne peuvent preſuppoſer une infirmité humaine, c’eſt à dire, vn principe d’erreurs & de fautes ; vne maladie de la naissance, de laquelle Alexandre & Ceſar ne ſont pas exempts ; vn defaut qui traiſne apres ſoy tant d’autres defauts, en la Perſonne des plus Parfaits ; en la conduitte des plus Sages ; & en celle de Salomon meſme, ſi vous le voulez.

Les Grands euenemens ne ſont pas touſjours produits, par les grandes cauſes. Les reſſorts ſont cachez, & les machines paroiſſent : & quand on vient à deſcouvrir ces reſſorts, on s’eſtonne de les voir ſi foibles & ſi petits. On a honte de la haute opinion qu’on en auoit euë. Vne ialouſie d’amour, entre des perſonnes particulieres, a eſté la matiere d’vne guerre generale. Des Noms baillez ou pris par hazard ; les Verds & les Rouges des Ieux du Cirque, ont formé les Partis & les Factions, qui ont dechiré l’Empire. Le mot ou le corps d’une Devise ; la façon d’vne Liurée ; le rapport d’un Domestique ; un conte fait au Couché du Roy ne ſont rien en apparence ; & par ce Rien commencent les Tragedies, dans leſquelles on versera tant de sſang, & on verra ſauter tant de teſtes. Ce n’est qu’vn nüage qui paſſe, & vne tache en vn coin de l’air, qui s’y perd pluſtoſt qu’elle ne s’y arreſte. Et neantmoins, c’eſt cette legere vapeur, c’eſt cette nuée preſque imperceptible, qui excitera les fatales tempeſtes que les Eſtats ſentiront, & qui ebranlera le Monde, iuſqu’aux fondemens. On s’eſt imaginé autrefois que c’eſtoient les intereſts des Maiſtres, qui mettoient en feu toute la Terre, & c’eſtoient les paſſions des Valets.

Ie ne doute point que le Roy de Perſe ne priſt des pretextes tres-ſpecieux, pour iuſtifier ſes armes, quand il vint en Grece, & que ſes Manifestes ne diſſent merueilles de ſes intentions. Il ne manqua pas de Pretenſions ni de Droits. Il n’oublia pas, que le grand Roy ne venoit que pour chaſtier les petits Tyrans ; & qu’il apportoit aux Peuples vne riche & abondante liberté, au lieu de leur maigre & ſterile ſeruitude. Il falſifia ſon deſſein, en pluſieurs autres façons, & iura, peut-eſtre, que ce deſſein luy avoit eſté inſpiré immediatement des Dieux immortels, & que le Soleil en eſtoit le premier autheur. Cependant quelques Manifeſtes qu’il fiſt voler, & quelque couleur de Iuſtice & de Religion qu’il donnaſt à ſon Entrepriſe, voicy la verité de la choſe.

Vn Medecin Grec, domeſtique de la Reine, ayant enuie de revoir le Port de Pyrée, & de manger des figues d’Athenes, mit cette fantaiſie de guerre, dans la teſte de ſa Maistresse, & la porta à y faire reſoudre ſon Mary. Si bien que le Roy des Rois, le puiſſant & redoutable Xerxes ne leua une armée de trois cens mille Combattans, ne coupa les Montagnes, ne tarit les Riuieres, ne combla la Mer, que pour conduire vn Charlatan en ſon Païs. Il me semble que ce galant-homme pouuoit bien faire ſon voyage à moins de frais, & en plus petite compagnie.

Mais il me vient de ſouuenir, Monſeigneur, d’vne autre choſe qui merite d’eſtre ſçeuë, & que vous ne trouuerez pas mal-plaisante. Elle arriua au Royaume de Macedoine, plus de quatre-vingts ans, deuant la naiſſance du Roy Philippe ; au temps de cette fameuſe Coniuration, qui d’vn Eſtat en fit deux, & qui partagea la Cour, les Villes, & les Familles.

Ce fut la femme de Meleagre, Gouuerneur d’vne Place frontiere, & General de la Cauallerie, qui ietta son Mari dans la reuolte, & certes pour vn fort digne ſuiet. Sur le rapport qui fut fait au Roy de l’eſprit & de la galanterie de cette Femme, il luy prit enuie de la voir vn iour en particulier : Il ne luy fut pas difficile d’obtenir d’elle, une faueur qu’elle accordoit aiſément à de moins grands Seigneurs, & de moins honneſtes gens que luy. Elle n’auoit pas accouſtumé de laſſer la conſtance de ſes Amans, ni de faire mourir perſonne de deseſpoir. Le Roy s’eſtant donc rendu à l’aſſignation qu’elle luy donna, &, par malheur, ne l’ayant pas trouuée telle qu’il ſe l’eſtoit figurée, il luy teſmoigna d’abord ſon desgouſt, & ſe ſepara d’elle, preſque auſſi toſt, avec peu de ſatiſfaction. Cet affront fut ſenti ſi vivement par celle qui le reçeut, & qui n’auoit pas mauvaiſe opinion de ſon merite, qu’elle proteſta à l’heure meſme de s’en vanger. Et ne le pouuant mieux faire qu’en corrompant la fidelité de ſon Mari, & le deſbauchant du ſeruice de ſon Maiſtre, elle vsa pour cela de tous les charmes de ſon eſprit, & de ſon visage. Elle employa, sur vne ame credule, les plus ſubtiles inuentions, dont eſt capable vne ame artificieuſe. Et ne doutez point que dans la chaleur de ſa vengeance, elle n’euſt voulu auoir vne infinité de Maris, pour faire vne infinité d’Ennemis au Roy, & pour tirer raiſon, auec plus d’eſpées, de l’offense qu’elle croyoit en auoir reçeuë.

Ainſi Meleagre quitta le ſeruice du Roy, & s’embarqua dans le Parti du Tyran, ſans ſçauoir par quel mouuement il y eſtoit pouſſé, ni quelle paſſion il vengeoit. Il ioüoit vn perſonnage qu’il n’entendoit point : Il eſtoit le Soldat de ſa Femme, & penſoit eſtre vn des principaux Chefs de la Ligue. Par là on peut voir, qu’il eſt aiſé de ſe tromper, dans le iugement qu’on fait des actions des hommes, puis que les hommes meſmes, qui les font, y ſont les premiers trompez ; puis qu’ils n’en ſçauent pas touſiours la vraye cauſe. Ils ſont ſouuent inſtrumens aueugles, & ſans connoiſſance, de l’intereſt, ou de la paſſion d’autruy.

Les Speculatifs de Macedoine ne manquerent pas de publier de plauſibles, & de ſpecieuſes raiſons, de la reuolte de Meleagre. Les vns dirent, qu’vn reproche, que le Roy luy auoit fait, en preſence des Ambaſſadeurs de Theſſalie, luy entra si auant dans le cœur, & y fit vne ſi profonde playe, qu’il ne pût jamais en guerir, que les careſſes & les faueurs, qu’il receut, depuis ce temps-là, furent d’inutiles appareils, ſur ce cœur bleſſé, & que la memoire d’vne injure luy oſta le ſentiment de mille bienfaits. D’autres alleguerent le refus d’vne Charge, qu’il auoit demandée, pour ſon Fils, & que veritablement on ne donna pas à vn autre, mais qui fut ſupprimée, afin qu’elle n’entraſt pas en ſa Maiſon. Il y en eut qui excuſerent ſon changement, ſur l’amour de la Patrie, & ſur le zele de l’ancienne Religion, de laquelle le Tyran prenoit le pretexte, pour faire la guerre au Roy.

Tous les Historiens exercerent là deſſus leur ſubtilité, & tous furent ſubtils, & ingenieux à faux. Ils chercherent la ſource du Mal, qui d’vn coſté, qui d’vn autre, & pas vn ne la trouva : Pas vn ne parla du deſpit de la Femme de Meleagre, qui fut la ſeule cauſe de la defection de ſon Mari, & qu’on ne deſcouurit qu’en vn autre Siecle, & long temps apres la mort du Roy, du Tyran, & de Meleagre.


CEs deux courſes que nous auons faites, en Grece, & en Macedoine, eſtoient ſur noſtre chemin, & ie veux croire qu’elles n’auront pas eſté deſagreables à Voſtre Alteſſe. Mais ie croy de plus qu’elle iuge auſſi bien que moy, qu’il vaut encore mieux debiter des viſions, dans l’Hiſtoire que dans le Conseil, & que la mauuaise ſubtilité eſt moins dangereuſe, quand on raconte des choſes faittes, que quand on delibere des choſes à faire. Icy, pour ne rien dire de pis, elle eſt cause que les choſes ne ſe font point.

Les gens d’Athenes sont trop habiles, pour tromper les gens de Thebes : Ceux-là tendent leurs filets ſi haut, & ceux-cy volent ſi bas, qu’il faudroit qu’ils fiſſent un effort, pour y eſtre pris. Ie dis dauantage. Les Atheniens employent quelquefois leur fineſſe, à s’en faire accroire, & à ſe tromper eux-meſmes. De leurs faux principes, ils ne peuuent tirer que de fauſſes concluſions, & n’ont garde de negocier heureuſement, ni d’amener iamais leurs Aduerſaires de leur coſté ; se tenant touſjours en des termes ſi eloignez d’eux, & s’en approchant ſi peu, que bien loin de ſe pouuoir ioindre, ils ne ſe peuvent pas reconnoiſtre.

Il eſt mal-aiſé d’ouïr de plus beaux Parleurs, & de voir mieux debattre des Opinions. Mais auſſi n’en demandez pas dauantage : Ils mettent en cela tout leur ſoin, & toute leur induſtrie. Ils y apportent autant d’eſtude, que ſi le diſcours eſtoit la principale fin de la deliberation, & quelque choſe de plus que l’action meſme. Ils aimeroient mieux faire paroiſtre leur eloquence, en perdant l’Eſtat, que de le conserver, sans dire mot. Ils eſtiment que c’eſt bien davantage, d’emporter le deſſus au Conseil, ſur leurs Compagnons, que de battre à la Campagne les Ennemis. Si bien qu’ils content, quaſi pour rien, les diſgraces de la Guerre, eſperant touſiours d’en auoir leur reuanche au premier Traitté. Et là neantmoins ils rencontreront quelque Eſprit de fer, incapable de perſuaſion, qui couppera ce qu’il ne pourra desfaire ; &, par vne ferme & conſtante negative, briſera tous leurs filets, & toutes leurs ruſes, ſans prendre la peine de les demeſler.

Teſmoin ce Gouuerneur de Figeac, qui ſe trouua à vne Conference, qu’eut la Reine Catherine, avec les deputez du Roy de Nauarre, & du Parti Huguenot. C’eſtoit pour leur faire quiter, deuant le temps accordé, les Places de seureté, qui leur auoient eſté miſes, entre les mains. Elle auoit amené de Paris, vn homme tout-puissant en paroles, & à la Rhetorique duquel rien n’auoit eſté impossible, iuſques alors. D’abord il ſe fit admirer à l’Aſſemblée : Il excita en ſuite de plus douces paſſions, dans le cœur des Deputez : Apres auoir vaincu leur eſprit, il gaigna leur volonté. Et deſia les plus deſfians auoient oublié le Massacre, & ne vouloient plus de Places de ſeureté. On se contentoit de la parole du Roy, & le Traitté s’alloit conclurre, à la satisfaction de la Reine ; quand en vn moment tout ſon trauail fut gaſté, & toute l’eloquence de ſon Orateur renuersée, par la bruſque reſponse que luy fit le Gouuerneur de Figeac.

Cette Princeſſe s’eſtant addreſſée à luy, avec une mine de triomphante, & luy ayant demandé, (pluſtoſt pour couronner vne choſe faitte, et avoir des applaudiſſemens, que penſant auoir besoin de ſon opinion) ce qui luy ſembloit de la Harangue qu’il avoit ouïe : Madame, luy reſpondit-il, avec une parole ſi forte, qu’elle caſſa les articles du Traitté à demi-conclu, Il me semble qve Monsievr que voilà a bien estvdieˈ, mais mes compagnons ni moy ne sommes pas d’avis de payer ses estvdes, de nos testes.

Ce Monſieur neantmoins, dont je vous parleray une autre fois, eſtoit un tres-habile Negociateur : Il auoit reüssi ailleurs tres-heureuſement ; Et quoy qu’il regnaſt en l’Art de bien dire, il n’eſtoit pas pourtant de nos gens, qui ne ſçauent que parler : Il faiſoit ſervir cette ſcience à une meilleure, & ne preferoit pas, comme eux, la gloire de ſon eſprit, au bien du ſeruice de son Maiſtre.

Nos gens en effet ſont pluſtoſt Declamateurs que Miniſtres, pluſtoſt Sophiſtes que Conſeillers. Ils ne ſont point ſi faſchez du mauuais ſuccez des affaires, qu’ils ſont aises de l’honneur qui leur reuient, d’auoir bien harangué, ſur chaque propoſition debatuë, & de s’eſtre fait admirer aux Deputez, & à l’Aſſemblée. Leur vanité les console aiſément de leur malheur. Ce leur eſt aſſez, de traitter le Genre Deliberatif, ſelon les preceptes de Quintilien, & de ſçauoir manier les choſes, par tous les endroits que monſtre Ariſtote. Voilà la borne de leur ambition. Ils ſont ſatisfaits, s’ils n’ont point peché, contre les regles de l’Art ; Et ie les trouue, en cela, ſemblables à vn Medecin de Milan, que i’ay connu à Padoüe. Cet homme content de la poſſeſſion de ſa Science, et, comme il parloit, de la ioüiſſance de la Verité, ne cherchoit point particulierement, dans la Medecine, la gueriſon des Malades : Il se glorifioit meſme vne fois, d’en auoir tué vn, auec la plus belle methode du monde : è morto, diſoit-il, canonicamente, è con tutti gli ordini.

Dans les affaires aiſées, ils ſement des eſpines, pour les cueillir. Dans la moindre occurrence qui ſe preſente, ils font naiſtre mille difficultez ; Ils trouuent autant d’expediens, & ne forment, le plus ſouuent, aucune reſolution. Le grand nombre des choſes qu’ils voyent, en chaque ſuiet, leur oſtant la liberté du choix, & l’abondance les rendant pauures, ils s’embarraſſent, dans la multitude de leurs raiſons, & s’arreſtent d’ordinaire à la plus mauuaise, & voicy pourquoy : C’est parce que la plus mauuaise eſt le dernier effort de leur imagination deſia lasse, & que l’ayant eſté chercher, hors du ſens commun, qui eſt deſia eſpuiſé, il ſemble qu’elle ſoit plus à eux que les autres, qui ſont tirées de cette ſource publique, ou qu’ils ont priſes de l’experience.

À ce conte-là, la bonne choſe que c’est que cette Sobrieté de ſçauoir & de connoiſtre, ſi eſtimée par les Lettres Saintes ? Auoüons-le, à la honte de la Raison humaine, & de la ſubtilité des Sophiſtes : Vn grand Eſprit, tout ſeul, eſt vn grand inſtrument à faire des fautes ; Et ſi le iugement necessaire ne l’appeſantit, & ne l’emouſſe, pour l’aſſuietir à l’vſage, & l’accommoder à l’exemple & à la pratique, ſans doute cette viuacité penetrante ſera beaucoup plus propre à agiter des queſtions de Metaphyſique, qu’à donner de bons conſeils, qu’à bien entreprendre, & qu’à bien agir. En effet, les actions humaines veulent eſtre maniées humainement, c’eſt à dire par des moyens poſſibles & familiers ; d’vne façon, qui tienne du corps, comme de l’eſprit ; auec des raiſons, qui tombent quelquesfois, ſous les ſens, & ne demeurent pas touſjours, dans la haute region de l’ame.

Les Raffineurs, qui agiſſent autrement, ſont bons à troubler les Negociations, & ne valent rien à conclurre les Affaires. Ce ſont d’excellens Broüillons, pour remüer vn Eſtat, & de mauvais Miniſtres, pour le gouuerner. Ils reüſſiſſent dans le deſordre ; & comme les Demons de l’Air, ils ſe meſlent parmi le Tonnerre : Mais ils n’ont plus de force, ſi toſt que le calme eſt venu ; & cette pointe qui nous ebloüit, n’eſtant qu’vne lumiere d’Eclairs, il est tres-dangereux de prendre vne pareille adreſſe, dans la varieté des accidens, & dans les diuers deſtours de la Vie ciuile.

Mais quand ce ſeroit une veritable & continüelle lumiere, de laquelle ils ſeroient guidez ; quand ce ſeroit le Soleil luy-meſme, qui les conduiroit, ce n’eſt pas à dire, qu’ils trouuaſſent touſiours la fin qu’ils cherchent, & qu’ils arriuaſſent, où ils vont. Et de cela, Monſeigneur, i’aurois encore quelque choſe à dire, ſi le bruit d’vn carosse & de pluſieurs voix que ie viens d’oüir, ne m’auertiſſoit que voicy l’heure de l’audience, que Monsieur Le Duc d’Eſpernon a enuoyé demander à voſtre Alteſſe.

DISCOURS QUATRIESME.



MOnsieur le Landgrave ne manqua pas de se faire porter, le lendemain, à l’heure ordinaire, dans la Chambre de la Conversation. Apres avoir tesmoigné à Aristippe, la satisfaction qu’il avoit euë du dernier Discours, il le pria de ne passer point à une nouvelle matiere, sans achever celle qu’il avoit laissée imparfaitte. Aristippe luy obeït, & parla à peu pres en cette sorte.
On ne sçauroit croire, combien la Raison s’égare ; Je parle de la plus droitte, & de la mieux eclairée ; & combien les Hommes se trompent ; Je dis les plus habiles, & les plus intelligens. Qu’il y a loin des paroles à la chose, & que ce n’est pas tout un, de produire que de concevoir ; d’executer que de discourir !

Dans la conception, & dans le discours, il semble que tout rit, & que tout veut plaire : Il n’y a que de la joye, & du chatoüillement, pour l’esprit, qui fait un exercice agreable, en cherchant ce qu’il desire, & croyant avoir trouvé ce qu’il cherche. En cet estat là, il reçoit comme les premiers plaisirs de l’amour : Il gouste les douceurs, qui naissent des nouvelles Opinions, & de la descouverte de la Verité, ou de quelque chose qui luy ressemble. Tant que l’esprit pense, & tant qu’il raisonne, personne ne le trouble, en la possession de son objet : Il est maistre des desseins, & des entreprises : Il court apres de belles idées, qui se laissent prendre,

comme il veut ; & ne rencontrant, ni de contradiction, ni de resistance, il joüit de la pureté du bien intellectuel, qui ne s’est point encore alteré, par l’action.

Mais ce n’est pas tout que cela ; Il faut enfin quitter ces lieux enchantez, & sortir de ces espaces vagues, pour entrer dans le veritable Monde. Il faut mettre la main à l’œuvre, & agir, apres avoir medité. Et c’est alors que les choses prennent une nouvelle face, & qu’elles ne sont plus si belles, ni si aisées. C’est alors, que l’ame est dans le travail, & dans les tranchées de l’enfantement ; C’est en ce temps-là que les penibles effets succedent aux raisonnemens voluptueux, & que ce qui paroissoit ami & favorable, dans la penseé, se revolte, & devient contraire, dans l’operation. Ce n’est plus le Marchand au Port, qui trafique sur la Carte, & se propose des gains sans danger, & une navigation sans orage : C’est un Faiseur de vœux, au milieu de la tempeste ; qui se repent d’estre parti du logis ; qui jette sa marchandise, en la Mer ; qui cherche une planche, pour sauver sa vie.

Les Vents ne se levent point, contre les paroles, & les deliberations ne vont point donner, contre les Escueils. Le Cabinet est un lieu de paix & de repos, où l’on trace, & où l’on figure tout ce qu’on veut : Mais d’ordinaire, on y trace, & on y figure des choses, qui sont absentes, & des objets qui sont esloignez. D’ailleurs, la peinture a beau representer la chose, ce n’est pas elle pourtant : Il y a tousjours de la difference : Et il ne faut qu’un commencement de passion, qu’un foible boüillon de cholere, qu’une legere teinture de honte, qu’une petite grimace, pour gaster toute la ressemblance, & pour faire une autre chose, voire une chose contraire, de celle qu’on estimoit la mesme, ou pour le moins la semblable.

Je laisse, Monseigneur, à vostre pensée, la seconde partie de cette comparaison ; & conclus que les affaires ont des jours, des biais & des postures, qui ne se voyent, & ne se remarquent que dans les Affaires ; qui broüillent tous les traits, & toutes les notions, qu’on s’en estoit formées, hors de là. Ce sont certains mouvemens, & certains temps, qui nous rendent mesconnoissable nostre propre connoissance : L’estude ne sçauroit les prevenir ; Le discours ne les peut separer de l’action : Ils y tiennent & s’y attachent si fort, qu’il n’y a point de moyen de les en desprendre ; & d’autre part, ils passent si viste, & si imperceptiblement, qu’il est impossible de les copier.

Les Romains ont voulu le dire, quand ils ont dit, qu’on devoit deliberer avec l’Occasion, & en la presence des Affaires ; qu’on se devoit conseiller avec l’Ennemy, & se resoudre sur sa mine, & sur sa contenance ; que le Gladiateur prenoit conseil, dans l’Amphitheatre ; que quelquefois il faloit ravir le conseil, plustost que le prendre.

Cela s’entend principalement à la Guerre, & des actions militaires : Mais il y a de la guerre, qui le croira ? mesme dans les actions paisibles & desarmées : Il faut combattre, par tout, de façon ou d’autre ; Et la Doute, l’Objection, la Raison contraire ne nous attaquent pas tousjours de front, ni a descouvert ; Elles sont souvent aux aguets, & aux embusches.

Les difficultez qui s’estoient cachées à nostre esprit, se presentent subitement à nos yeux. Le temps fait naistre ses empeschemens ; les Hommes les leurs. Une seule circonstance change toute la nature de l’Occasion. Apres avoir conclu, il arrivera cecy ou cela ; ni cecy ni cela n’arrive ; mais un troisiesme evenement, qui met la Prevoyance en desordre, & les Conjectures en confusion.

Le deffaut est dans l’estoffe, & non pas dans l’Entrepreneur : L’Art sera bien entendu, & le dessein bien conduit ; Mais les instrumens seront mauvais ; mais le marbre & le bronze seront gastez. D’ailleurs, mille accidens, je ne sçay quels, peuvent sortir de, je ne sçay où. Il peut venir des malheurs du Ciel, & de dessous Terre : Un esclat de foudre peut ruïner les materiaux : Un vent renfermé peut faire sauter le travail en l’air. Et s’il en faut croire un ancien Poëte, les Dieux se veulent quelquefois ebattre : Ils prennent leur plaisir & leur passetemps, à se joüer des pensées des hommes.


LA bonne, & la mauvaise Politique sont egalement sujettes à ces derniers inconveniens, & rien ne se peut asseurer, contre le Ciel. Mais sans que le Ciel s’en mesle, la Politique, de laquelle nous parlons, ne laisse pas d’estre malheureuse. Elle voit les cheutes, & les ruïnes de ses Ouvrages, en les bastissant ; ou plustost elle n’en voit que les plans & les projets, parce qu’elle desseigne plustost qu’elle ne bastit. Elle se figure des Affaires & des Entreprises, comme on s’est figuré autresfois des Republiques, & des Princes ; qui n’estoient qu’en esprit, & ne pouvoient estre que par miracle. Que sont-ce en effet, ces Affaires, & ces Entreprises, que de hardis, & de magnifiques songes, qui flattent la Partie imaginative, & amusent inutilement la Raison ? Que sont-ce que des contes admirables, & des Histoires impossibles ?

Les Speculatifs composent ainsi des Romans, dans les Conseils, & font des Propositions à peu pres semblables à celles de cet Artisan, si fameux dans l’Histoire d’Alexandre. Comme vous sçavez, il trouva les Colosses petits, & les Pyramides basses. Il voulut tailler une Statuë, qui dans une de ses mains porteroit une Ville, & verseroit une Riviere de l’autre.

Ceux-cy resvent aussi magnifiquement, & leurs pensées ne sont pas moins vastes, ni moins desreglées. Il n’y a point de proportion de la grandeur de ce qu’ils conçoivent, à la mediocrité de ce qui est faisable. Les matieres ne sont point capables de leurs formes, & leurs pieces ne se peuvent joüer, parce qu’elles ne se peuvent accommoder au Theatre. Il y faut trop d’engins, & trop de machines. Pour de telles pieces, il n’y a point d’Acteurs, en toute l’Europe : La representation en seroit difficile au Roy de Perse, & ils prennent, pour cela, le Prince de la Mirande.

Ne vous imaginez pas, Monseigneur, que je veüille rire. Au premier voyage que je fis en Italie, je vis un de ces beaux Esprits, qui proposa la conqueste de la Grece, à un Prince qui n’estoit gueres plus puissant que celuy, que je viens de vous nommer. Mais vostre Altesse remarquera, s’il luy plaist, en passant, que le Pere de ce bel Esprit estoit de Naples, & sa Mere de Florence, & qu’ils avoient eu soin, de le faire nourrir à la Cour de Rome. N’est-il pas vray qu’il choisissoit un moyen bien proportionné à sa fin ; & qu’il suscitoit un grand Ennemy au grand Turc ? Ne faloit-il pas qu’il fust asseuré de beaucoup de Miracles, pour penser faire quelque chose de si peu de forces ?

Il faut pourtant avoüer la verité, à son avantage ; Je ne vis jamais d’imagination si fertile, ni si chaude, que la sienne. Il ne se pouvoit voir de raisonnement plus viste, ni qui courust plus de païs, ni qui revinst plus difficilement au logis. Mais cette fertilité, & cette estenduë ne faisoient que fournir matiere à l’extravagance, & donner plus d’espace à des pensées folles. Plus sa raison alloit loin, plus elle s’eloignoit de son but.

Apres une longue Conference, que j’eus aveque luy, je reconnus que ce grand dessein, qu’il appelloit l’Interest de Dieu, & l’Affaire de la Vierge Marie ; & qu’il alloit solliciter à la Cour des Princes, n’avoit, pour fondement, que le desir d’une intelligence avec les Cosaques, l’esperance de quelque revolte en quelque lieu, la parole d’un Hermite Grec, & la vision d’un Melancholique. C’estoit neantmoins, comme je vous ay dit d’abord, un fort bel Esprit. Il y avoit grand plaisir à l’escouter ; & hors de Constantinople, & de la Grece, autour de laquelle tournoit son

extravagance, il ne laissoit pas d’estre Sage, sur d’autres matieres. Je luy ay oüi rendre des Oracles, & dire des choses qui me sembloient revelées ; tant je les trouvois au dessus de la portée ordinaire de l’esprit humain.

Il pechoit seulement en subtilité : Il avoit trop de ce qui eleve, & qui remuë, & trop peu de ce qui fonde, & qui affermit ; Son repos mesme estoit agité : Il dictoit des depesches, en disnant : il dormoit les yeux ouverts : Et je vous feray dire, Monseigneur, par un de ses Domestiques, qui vit encore, & qui couchoit d’ordinaire dans sa chambre, que de ces yeux ouverts, il sortoit des rayons si affreux, que souvent il en eut peur, & qu’il ne s’y accoustuma jamais bien.

A un Homme fait de cette sorte, on pourroit donner, pour bien gouverner, le mesme advis qu’on donna à cet autre, pour se bien porter. Il faudroit luy dire, s’il vouloit laisser parler le monde, « Espaississez vous un peu le sang. Temperez vostre feu, par vostre flegme. N’usez pas de toute vostre raison : Ne soyez pas tout intelligence, & tout lumiere. Faites-vous beste quelquefois, ou pour le moins semblable à la beste : c’est à dire arrestez-vous au plus proche objet, & joüissez, d’aujourd’huy, sans vous tourmenter tant de, demain. Ne vous laissez point accabler l’esprit à cette Prevoyance infinie, qui va chercher les maux, jusqu’au bout du Monde, & jusques dans la derniere Posterité, qui se jette si avant dans l’Avenir, qu’elle en quitte le Present, & abandonne les choses qui sont, pour celles qui peuvent estre. »

N’avez-vous point oüi parler de l’ame de ce Philosophe, laquelle d’ordinaire sortoit de son corps, pour aller faire des courses, & des voyages ? Un jour que cette ame vagabonde voulut retourner, comme de coustume, elle ne trouva plus de corps, qui fust en estat de la recevoir, parce que le sien avoit esté assassiné, dans l’intervalle qu’elle s’estoit éloignée de luy. Si la Grece n’est pas menteuse, ce pauvre Philosophe medita plus long temps qu’il ne faloit, & sa meditation luy cousta la vie.

Mais voicy le sens moral de la Fable : Elle veut dire que si nous voulons vivre, il ne faut pas nous destacher tout à fait du corps, ni nous separer de la matiere. Il ne faut pas que nostre raison s’eloigne de nostre interest present, & de l’affaire dont il s’agit : Il ne faut pas qu’elle pense courir à tout, & emporter tout ; ni qu’elle s’imagine de battre le Turc, avec des paroles, & de conquerir le Monde, par subtilité.

En certaines occasions, prenons une ame du Septentrion, où il entre plus de terre que de feu, & quittons cet esprit d’Orient, dont le feu est si subtil, qu’il semble plustost estre illusion que verité. Desfions nous de l’eloquence d’Athenes, & de la sagesse de Florence : Celle-cy n’a de rien servi à ceux qui l’ont pratiquée, & ses Docteurs sont devenus esclaves, en l’enseignant. Je vay bien plus avant ; Ce qui s’appelle, delà les Monts, la Furie Françoise, a plus d’une fois reüssi tres-utilement, delà les Monts : Je ne dis pas à la Campagne, & à la Guerre : Je dis à Rome, Je dis dans le Conclave ; qui est la grande Affaire de Rome ; qui est le Champ de la Politique ; qui est le Theatre de la Prudence.

Mais voicy dequoy bien estonner la subtilité perpetuelle, & le raisonnement sans fin de nos Distillateurs des Maximes de Tacite : Voicy quatre paroles, sans plus, pour opposer à tout le babil de cette insolente Politique, qui en despit du Destin, & à l’exclusion de Jupiter, voudroit presider au Gouvernement des choses humaines.

C’est la Prudence elle-mesme, qui nous conseille de ne prendre pas tousjours ses conseils. Elle nous avertit qu’elle ne se mesle point de regler les Extremitez, ni de conduire le Desespoir ; Elle nous dispense, en quelques rencontres, de ce qu’elle nous avoit ordonné, en d’autres : Sans l’offenser, nous pouvons aller à travers champ, quand il y a du peril, à droit & à gauche ; & essayer si un excez nous guerira, quand les remedes ont mal operé ; & nous jetter, entre les bras de son Ennemie, quand elle n’est pas assez forte, pour nous defendre.

Ainsi, comme vous voyez, on peut estre imprudent, du consentement de la Prudence. Et à ce propos, il n’y aura point de mal que je die à vostre Altesse, ce qui m’arriva un jour traittant avec un Seigneur François, qui jusques alors avoit esté extremement heureux, & qui neantmoins avoit de la peine à prendre parti, dans une occasion, où il faloit un peu hazarder. Estant pressé de conclure, & de se resoudre, Ouy, dit-il, mais si je le fais, je donneray beaucoup à la Fortune. Je ne pûs pas m’empescher de luy respondre ; Vous devez tant à la Fortune, Monsieur, vous avez tant receu d’elle : Ce ne sera donc pas luy donner beaucoup, ce ne sera que luy rendre quelque chose.

Et de fait, comme la Fortune va d’ordinaire, où elle a accoustumé d’aller, & ne veut pas perdre ses premiers bienfaits, elle veut aussi que ceux qu’elle favorise se fient en elle ; Elle veut qu’ils fassent quelques avances, & qu’ils ne luy demandent pas raison de toutes les choses qu’elle fait. Il ne faut pas estre tousjours si regulier, & si methodique : Il faut estre hardi, pour estre heureux. Mais ce ne sont pas proprement ceux, dont nous parlons aujourd’huy, qui manquent de courage, & de hardiesse. Nous verrons ces Sages timides, dans nostre premiere Conference, où j’essayeray de faire leur portrait, de memoire. Vostre Altesse me l’a ainsi ordonné : Elle veut absolument que je me souvienne de tout ce que je voulois oublier.

DISCOURS CINQUIESME.



LA Cour a esté gouvernée, par une autre sorte de gens, & il y a encore aujourd’huy de ces gens-là. Le Peuple les appelle Sages : Et en effet, ils n’ont pas faute de bon sens, & d’experience : Ils connoissent la nature des Affaires, & la possibilité de chaque chose : Mais d’ordinaire leur connoissance demeure cachée, dans leur esprit, & n’y produit qu’une vaine & oisive contemplation : Elle n’est fertile qu’en pensées steriles : C’est une vertu qui finit en elle-mesme ; c’est une puissance, qui ne se reduit jamais en acte ; Soit qu’ils ne se sentent pas assez forts, pour entreprendre le bien qu’ils voyent, & qu’ils ayent les yeux meilleurs que le cœur ; Soit que leur avantage estant plus certain, dans le Present, ils le preferent à un bien, qui n’est pas encore venu.

Quoy qu’il en soit, ils se conseillent eux-mesmes, au lieu de conseiller leur Maistre : Ils respondent à leurs sentimens, & non pas à ses demandes ; Et s’ils craignent la rigueur du temps, & l’incommodité des chemins, ils n’ont garde de luy proposer un voyage, au mois de Janvier, ni de luy persuader de passer les Alpes, s’ils ont des affaires à Paris. Leurs avis sortent tous de la partie inferieure ; sont tous terrestres & materiels. L’Interest l’emporte tousjours, sur l’Honneur, & sur la Raison. Ne sentant point en leur ame de plus noble tentation que celle du gain, ils opinent avec la mesme bassesse, & les mesmes considerations, que feroit un Fermier, ou un Receveur, s’il estoit assis en la mesme place.

Que le Vaisseau, qui les porte, perisse s’il veut, & que le Public y coure fortune, ils se consolent aisément du naufrage de l’Estat, pourveû qu’il y ait un Esquif, dans lequel ils puissent gaigner le bord, & mettre leur Famille en seureté. Nous nous tromperions bien, si nous les prenions pour ces zelez violens, qui veulent estre Anathemes, pour leurs Freres ; & qui demandent avec instance, qu’on les efface du Livre de Vie, & qu’on pardonne à la Nation.

Toutefois il ne se peut pas dire absolument, qu’ils ayent de mauvais desseins, contre l’Estat, & qu’ils en desirent la ruïne. Ils se reservent seulement leurs premieres, & leurs plus tendres affections : Hors de leur interest, je pense que celuy de leur Maistre leur seroit fort cher. Mais le malheur est qu’ils ne sont jamais absens de leur interest, non plus que d’eux-mesmes. Ils se trouvent, en quelque lieu qu’ils jettent la veuë : Leur utilité particuliere se presente par tout à eux, comme à cet ancien Malade, sa propre figure, qu’il voyoit perpetuellement devant luy. Ils ne se peuvent separer des Affaires, pour les regarder, avec quelque liberté de jugement. Ils ne peuvent tirer de leur ame, leur raison toute simple, & toute pure, sans la mesler, dans leurs passions : De sorte qu’encore qu’ils descouvrent une Conjuration qui se forme, ils ne s’y opposent pas neantmoins, de peur d’offencer les Conjurez, & de laisser de puissans Ennemis à leurs Enfans. Ils n’ont pas le courage de proferer une verité hardie, si elle est tant soit peu dangereuse, à l’establissement de leur fortune, quoy qu’elle soit tres-importante, au service de leur Maistre.

Infirme & miserable Prudence ! Ils ne considerent pas qu’un Espion, qui donne des avis, ne nuit pas davantage qu’une Sentinelle qui ne dit mot ; & qu’ils sont aussi bien cause de la perte du Prince, par leur silence, que les autres, par leur trahison : Ils ne considerent pas que le laissant dans le peril, d’où ils le pourroient tirer, ils ne contribuënt pas moins à sa ruïne, que ceux qui le poussent, & le precipitent. Ils ne voyent pas que l’Infidelité ne fait point de mal, que la Foiblesse ne soit capable de faire.

Cela estant, Monseigneur, ne seroit-ce point d’eux, que l’Esprit de Dieu voudroit parler, au vingt-deuxiesme Chapitre de l’Apocalypse, quand il met les Timides au nombre des Empoisonneurs, des Assassins, & des autres hommes execrables ? quand il les condamne tous à la seconde Mort, à cette Mort si terrible, & si estrange, à ce Lac ardent de feu, & de souffre ?

Je ne sçay point la vraye intention du Saint Esprit, & ne veux pas asseurer qu’ils soient compris, dans une si rigoureuse Sentence. Mais je voy bien pourtant que ce sont les derniers, & les pires de tous les lasches, & qu’il n’est point si honteux de fuïr dans le combat, que de donner un conseil timide. Car pour le moins, si on tombe, dans ce malheur, à la guerre, on peut s’excuser, ou sur le desavantage du lieu, ou sur le nombre des Ennemis, ou sur la faute des Siens. Et comme le plus souvent la poussiere, le vent, & le Soleil meritent la gloire du Victorieux, aussi sont-ils coupables de la perte du Vaincu. Au pis aller, on se justifie, en accusant la Fortune, qui de tout temps a esté estimée Maistresse des Evenemens, & Arbitre souveraine des Batailles.

Il n’en est pas ainsi des Assemblées Politiques, où cette Puissance aveugle n’a point d’entrée ; où l’Esprit agit librement, & sans contrainte ; où la Prudence exerce ses operations en repos, & ne trouve aucun de ces obstacles, & de ces empeschemens, qui s’opposent aux effets de la Valeur. C’est pourquoy toutes les excuses des Soldats, & des Capitaines, n’ont point de lieu, pour les Conseillers, & pour les Ministres : Un homme sage ne peut pas garantir les Succes ; mais il doit respondre de ses intentions, & de ses Avis.

Il n’est donc point de pareille lascheté à celle qui commence des le Logis, & qui ne s’emeut pas, simplement, par les approches, & par la presence du Peril, mais qui n’en peut souffrir la seule imagination ; mais qui fremit au moindre recit, qui luy en est fait. Et sans mentir, il faut bien qu’elle procede de l’entier aneantissement de la liberté, qui naist avec l’homme, & d’une derniere corruption de ce Principe de generosité, & de ce sentiment d’honneur, que nous avons tous, puis qu’elle est cause qu’on refuse mesme son adveu, & son consentement à la Verité, puisqu’en cet estat là on n’est pas seulement capable de la proposition du Bien difficile. Il n’y a pas seulement moyen d’obtenir d’eux, qu’ils fassent bonne mine, en un lieu de seureté ; qu’ils se declarent, sans danger, pour la Patrie ; qu’ils disputent ses droits, dans une chaire, & la servent de la langue. Chose estrange ! Ils aiment mieux accepter la Servitude, sous le titre de la Paix, que de conclure à une defense, qui se doit faire, avec les bras, & le sang d’autruy.

Encore voyons-nous des Gens, qui attendent pour s’estonner, que la mauvaise fortune soit venuë : ils ont l’esprit hardi, quoy qu’ils ayent l’ame timide. Ces gens-là parlent hautement, quand il y a du Temps, & de la Terre, entre le Danger & eux. Ciceron estoit courageux de cette sorte de courage : Il ne luy echappa jamais un mot, qui ne fust digne de la grandeur de la Republique ; Il estoit vaillant, pour le moins dans le Senat ; & il proteste, ce me semble, en quelqu’une de ses Lettres, que si on l’eust convié au Festin des Ides de Mars, il n’y fust rien demeuré de reste.

Un semblable Citoyen n’est pas propre à se battre en düel : Il n’iroit pas volontiers en pourpoint aux harquebusades. Il a plus de soin que les autres, de la conservation de sa Vie, parce qu’il croit qu’elle vaut plus que la leur, & qu’il n’est pas messeant, de craindre la perte d’une chose precieuse. Il redoute la Mort ; Ou pour mieux parler, la Nature la redoute en luy : Mais il ne redoute point l’Envie, ni la Haine ; Mais il mesprise egalement les menaces des Grands, & le murmure du Peuple. Si ses forces ne sont pas suffisantes, pour abbatre la Tyrannie, il employe sa voix, & son haleine, pour exciter les autres au recouvrement de la liberté. Il crie pour le moins aux armes, le plus fort qu’il peut, & contredit au Mal, s’il ne peut y resister. Toutes ses opinions vont à la grandeur, & à la gloire de son Maistre. Il fait profession d’inimitié, avec tous les Ennemis de l’Estat. La desfaveur, & la Pauvreté ne luy sont point facheuses, quand il les souffre pour la bonne Cause : Et la Mort mesmes ne le surprenant pas, & luy donnant loisir de la bien considerer, il se resout enfin à la recevoir en homme de bien, & fait vaillance de necessité. Par une longue & serieuse meditation, il se forme un courage acquis, qui n’est pas moins ferme que le naturel.

Nos Prudens ne viennent point jusques là. Outre la Mort, ils admettent tant d’autres sortes d’extremitez, qu’il s’en rencontre tousjours quelqu’une, qui les arreste, des le premier pas qu’ils font, vers le Bien. Ils desesperent, avant qu’il faille seulement craindre. Ils ont tousjours de tres-grands motifs, de tres-fortes considerations, de tres-importantes causes (ce sont les termes dont ils se servent) pour ne se pas acquiter de leur devoir. Et parce qu’il n’y a point de Maxime, dans la Politique, qui ne soit combatuë par une autre Maxime, aussi certaine, & aussi probable qu’elle ; & que l’Avenir a autant de formes, & de visages, que nostre Imagination luy en veut donner, ils ne le tournent, pour le regarder, que du costé qui peut faire peur, & se defendent, par la Raison, contre la Raison.

Ils considerent tousjours que les actions

des hommes sont exposées à beaucoup d’inconveniens, & ne considerent jamais, que tout le mal qui peut arriver n’arrive pas : soit que Dieu le destourne, par sa grace ; soit que nous l’esquivions, par nostre addresse ; soit que l’imprudence du Parti contraire en rompe le coup ; estant tres-vray que nos fautes nous jettent souvent, en des perils, d’où celles de nos Ennemis nous tirent. Mais eux prenant les choses au pis, & presupposant, pour certains, tous les accidens qui sont douteux, ils reglent leurs deliberations, comme s’ils devoient tous avenir, & d’ordinaire n’agissent point, pour vouloir agir trop seurement.

Au moins n’enfoncent-ils gueres les affaires, & ne les conduisent que rarement à leur dernier point. Ils se contentent d’une legere mediocrité de succes, & du commencement de leur bonheur. Ils n’osent s’en promettre la continuation, jusqu’à la fin de la moindre chose. Tellement qu’avec leur froide, & leur pesante sagesse, ils peuvent differer la cheute, mais ils ne l’évitent pas : Ils appuyent les ruïnes, qu’ils ne sont pas capables de relever : Ils gaignent pour le plus, quelques jours, ou quelques semaines, & tiennent les Affaires en estat, en attendant que de plus hardis qu’eux y viennent travailler efficacement.

C’est une remarque d’Aristote, que comme la vivacité de l’esprit d’Alcibiade devint extravagance, en la personne de ses Enfans, la solidité de l’esprit de Phocion, se changea en pesanteur, quand elle descendit de luy à sa Race. Mais disons plus qu’Aristote : Disons que la sagesse de ces Ministres n’attend pas si long-temps à degenerer, en foiblesse, en langueur, en lascheté : Avant que de passer ainsi corrompuë à leurs Enfans, & à leur Posterité, elle se gaste des la sortie de leur ame, & sans en venir à l’action ; Elle paroist foible en leurs propositions, & en leurs conseils, qu’on ne peut appeller, ni prudens, ni sages, sans parler improprement, sans faire tort à de si beaux noms, sans offenser la veritable Sagesse.

Quelle erreur ! de s’imaginer que la Sagesse ne puisse jamais estre courageuse ; qu’elle doive tousjours craindre, & tousjours trembler. Ces nouveaux Sages connoissent les Sages de l’Antiquité : Ils ont leû Aristote aussi bien que nous, & n’ont pas fait neantmoins leur profit de ce vieux Oracle, rapporté par Aristote, Qu’il faut appeller le peril au secours du peril, et sortir d’un mal, par un autre mal.

Quelque deplorable que soit la condition presente des choses, ils ne peuvent se resoudre à la nouveauté, & au changement : Ils aiment mieux souffrir le changement, que le faire, & l’attendre, que le prevenir. Au lieu d’obeïr à l’Oracle, & de tenter le second peril, ils s’accoustument, & se familiarisent avec le premier. Au lieu de faire un effort, pour se tirer du mauvais pas, où ils sont tombez, ils y cherchent une posture supportable, pour y sejourner. Ils se trouvent bien dans le Mal, pourveû que le Mal ne les presse pas, & qu’ils en reculent la derniere extremité. Ce leur est assez que la Mort soit remise à une autre fois, & que cependant, on les laisse jouïr de quelque intervalle de mauvaise Vie. Sans doute ils seroient de l’opinion du Poëte Espagnol, qui disoit que la Fievre quarte estoit une bonne chose ; parce qu’avec elle, on estoit asseuré de vivre un an ; pour le moins de vivre six mois ; pour le moins de ne mourir pas de mort subite.

Ce n’est donc pas regner, ce n’est pas vaincre, ce n’est pas triompher, ce qu’ils font : C’est seulement vivre, & encore vivre d’une estrange sorte. C’est passer du matin à l’apresdisnée ; c’est se traisner jusqu’au lendemain. Leur gouvernement n’est ni paix, ni guerre, ni trefve : C’est un repos de paresse ; c’est un somme d’assoupissement, qu’ils procurent au Peuple par artifice, & qui n’est, ni bon, ni naturel.

Ils ne sçavent point guerir ; ils sçavent seulement farder les Malades, & leur faire le visage bon. Ils veulent apprivoiser la Rebellion, en la caressant : Ils la saoulent de bienfaits, & de gratifications ; Mais par là ils la rendent plus puissante, & non pas meilleure ; Ils augmentent sa force, & ne diminuënt point sa malice. Quelquesfois ils luy ostent quelques hommes, qui sont à vendre, & des avantages qui ne luy servent de rien ; & ne voyent pas que c’est cultiver le desordre, que de toucher ainsi legerement à ses branches, & à ses rejettons ; & ne mettre point le fer à son tronc, & à sa racine.

Toute leur Experience n’est qu’une Histoire de malheurs, arrivez à ceux qui osent, & qui entreprennent. Tout ce qui n’est pas aisé, ils le nomment impossible ; Et la Peur leur grossissant les objets, & leur multipliant, presque à l’infini, chaque individu ; quand trois Malcontens se retirent de la Cour, aveque leur train, ils se figurent une armée d’Ennemis, à la Campagne, qui entraisne les Villes, & les Communautez apres elle, sans trouver de resistance. Apres quoy, ils ne se mettent point en devoir de les chastier, mais ils taschent de les adoucir ; & au lieu de les aller visiter avec des canons, & des soldats, ils leur envoyent des gens de robbe longue, chargez d’offres, & de conditions, & leur promettent beaucoup plus, qu’ils ne pourroient esperer de la Victoire.

Ainsi ils obligent le Prince à descendre de son Throsne, pour traitter aveque ses Sujets. D’un Souverain, ils font une Personne privée, & d’un Legislateur, un Advocat. Par cette breche, ils rompent l’Entre-deux qui le separe du Peuple, & changent la Puissance en Egalité. Les Coupables montent sur le Tribunal, & deliberent de leur propre fait, aveque leur Juge. Ils nomment le lieu de la Conference, & on l’accepte : Ils choisissent pour conferer, les Personnes en qui ils ont plus de confiance, & on les leur donne. Et là il ne se parle, ni de pardon, ni de grace : Ce seroient des termes trop rudes, & qui leur feroient mal aux oreilles ; Mais le Maistre offensé declare solennellement, que tout a esté fait, pour le bien de son service, & sçait bon gré, à ses Serviteurs infideles, des injures qu’il a receuës d’eux.

Enfin le dessein de nos Gens n’estant que de congedier la Compagnie, & de separer les Alliez ; ils leur accordent plus qu’ils ne demandent. Ils sont prodigues de la Foy publique : Ils ne menagent point le nom du Roy ; Et de cette sorte, ils le mettent sur le bord de deux extremitez egalement dangereuses : Car soit qu’il veüille tenir sa parole, en ruinant ses Affaires, soit qu’il restablisse ses Affaires, en violant sa parole, il est tousjours reduit à une deplorable election ; ou de hazarder son Estat, pour estre fidele ; ou de manquer à son honneur, pour demeurer Roy.

Mais si, avant tout cela, & les choses estant encore entieres, il desire prendre une resolution genereuse, & digne de luy : s’il ne veut plus, que sa bonté soit une rente, & un revenu certain aux Rebelles ; s’il se lasse d’espuiser ses coffres, pour souldoyer les armées de ses Ennemis, & de payer tous les jours une chose qu’il n’acquiert jamais : Alors ces habiles Conseillers luy viennent representer, avec beaucoup de mines & de grimaces, qu’il ne faut pas aigrir les Affaires ; que les Sages cedent à la violence du Temps, comme les Dieux à la necessité du Destin ; que les Princes, qui ont regné devant luy, n’ont osé remüer cette pierre ; qu’il y auroit de la presomption, à vouloir mieux faire que ses Peres ; que la Guerre est un mauvais moyen, de reformer les Estats ; que de mettre un Corps en pieces, pour le rajeunir, c’est un remede de Magicien ; que de brusler sa Maison pour la nettoyer, c’est un conseil d’Ennemi, c’est une resolution de Furieux.

Ce n’est pas tout que cela. Ils estalent en suite de grands Lieux-communs, sur les loüanges de la Paix & du Repos. Ils employent tout l’art des Rhetoriciens, à luy exagerer les miseres de la Guerre. Ils n’oublient pas la profanation des Temples ; les Loix divines & humaines violées ; afin de faire couler leur propre lascheté, dans son esprit, sous ces termes specieux, & de luy persuader qu’ils ont raison, ne voulant pas luy avoüer qu’ils ont peur. Ils vivent ainsi aupres du Prince, & se maintiennent, entre Luy, & les Rebelles, par le commun besoin qu’on a de leur entremise, à conduire ce sale traffic, & à conserver deux Partis en un Estat, sans que l’un puisse destruire tout-à-fait l’autre.

Ils sont aussi le plus souvent bons Amis des Estrangers. Que sert-il de le dissimuler ? Ils apprehendent beaucoup plus de desplaire au Roy leur Voisin, que de desservir le Roy leur Maistre. De sorte qu’il ne faut point parler sous leur Ministere, de proteger les Foibles, contre l’oppression des plus Forts, de resveiller les Pretentions qui dorment ; d’entreprendre rien hors du Royaume ; quelque justice, quelque Bien-seance, quelque Facilité, qui semble persuader telles Entreprises. Ils condamnent la memoire de Charles huitiesme, & maudissent les voyages d’Italie : ils se moquent mesme de ceux de la Terre Sainte, jusqu’à offenser la pieté des Siecles passez ; Ne craignant point de redire apres un Impie de celuy-cy, que c’estoient des fievres du Temps, & des maladies Populaires ; que c’estoient des jeunesses de nos Princes, & des chaleurs de foye de leurs Conseillers. Un de ces gens-là m’a soustenu qu’Alexandre n’avoit jamais esté ; que son Histoire estoit un roman ; que celuy d’Amadis n’estoit pas plus fabuleux, ni plus esloigné de la Vray-semblance.

Que si la mollesse de leurs Conseils ne prevaut pas tousjours à la vigueur & aux bonnes inclinations de leur Maistre : si quelque injure sensible, & qui ne se peut dissimuler, oblige l’Estat à un ressentiment public ; Alors ne pouvant pas blasmer la chose, dans son principe, ils la descrient tant qu’ils peuvent, dans les suittes, & par ses effets. Et comme si la Victoire ne valoit pas les frais de la Guerre, quand une Ville a esté prise sur l’Ennemi ; C’est perdre, disent-ils, que de gaigner de la sorte. Tant de gens de bien sacrifiez à la vanité d’un seul (ce seul sera peut-estre un Prince du Sang, ou un Fils de France ; ) Tant de Millions sortis du Royaume, pour l’acquisition d’une Bicocque ! La seule despense de l’Artillerie acheveroit de nous ruiner, si nous faisions une seconde Conqueste.

Pareils Ministres ne pouvoient se consoler à Carthage des victoires d’Annibal en Italie : ils crioient dans le Conseil, quand on apportoit de bonnes nouvelles, & qu’on versoit à pleins boisseaux les bagues des Chevaliers Romains, qui avoient esté tuez à la Guerre ; Qu’il garde ses Anneaux de fer, & ses Trophées de papier, & qu’il nous rende nos Hommes, & nostre Argent. Jamais les affaires de la Republique ne furent ni plus fleurissantes, ni plus ruinées : Elle n’eut jamais, ni plus de reputation au dehors, ni plus de misere, dans ses entrailles.

Pareils Ministres ont esté cause de la fin des deux Empires, & ont perdu Rome & Constantinople, par la fatale mollesse de leurs conseils. Ils ont ouvert la porte à tous les Barbares : ils ont honteusement acheté la Paix, soit des Goths, soit des Vandales, soit des autres Peuples de l’Aquilon, d’où tout le Mal devoit venir, dans le Monde. Ils ont conté pour rien ce deshonneur de l’Empire, & cette infamie du Nom Romain, pourveu que par la douceur du Mot, ils pussent corriger l’amertume de la Chose, & que quand ils payoient Tribut à leurs Ennemis, il leur fust permis de dire qu’ils donnoient Pension à leurs Alliez. Ils ne se sont point souciez de la fortune de l’Avenir, & de ce que deviendroit la Posterité, pourveu qu’ils pussent autant vivre, que l’Estat qu’ils gouvernoient pourroit durer.

Faisons leur grace neantmoins encore une fois, & ne les accusons point de trahison. Je croy qu’ils ne voudroient pas vendre, & livrer leur Maistre ; Mais ils ne sont pas faschez que le Monde sçache qu’ils le peuvent faire : Ils ne font point de difficulté de le mettre à prix, en certaines occasions : Ils souffrent qu’on le marchande ; Ils baillent mesmes des eschantillons aux Marchands, quoy qu’ils ne se veüillent pas dessaisir de la Piece entiere. C’est une de leurs Maximes, Qu’on peut tromper quelquesfois le prince, pour son propre bien : & quand ils s’entendent avec les Ministres des autres Princes, ils appellent cela, travailler au bien general de la Chrestienté, & maintenir la paix entre les Couronnes.

N’a-t-on pas bien crû du temps de nos Peres, que Barberousse, & André Dorie, n’estoient pas en mauvaise intelligence ? On ne pouvoit pas dire pourtant, que l’un ne fust bon Serviteur de Soliman, & l’autre de Charles : mais ils avoient besoin l’un de l’autre, pour faire valoir leurs services, aupres de leurs Maistres, & pour bien garder la place qu’ils y tenoient. Le Turc loüoit le Chrestien, & en parloit comme du seul homme, qui luy donnoit de la peine : le Chrestien rendoit la pareille au Turc, par des paroles aussi obligeantes, & aussi avantageuses. Et un Esclave d’Alger dit, sur ce sujet, assez plaisamment au Vice-Roy de Sicile, que jamais un Corbeau ne creve les yeux à un autre Oyseau de son espece ; & que si Dorie estoit ruïné, Barberousse auroit peu de credit, à la Porte du Grand Seigneur ; comme aussi Dorie descendroit de plus d’un degré, à la Cour de l’Empereur, par la ruïne de Barberousse.

Ils s’aidoient donc, & se favorisoient reciproquement, dans la continüation de la Guerre, qui estoit leur Mestïer, & leur Affaire. Et puisque des Hommes ambitieux, par consequent qui aimoient honneur ont esté capables d’un pareil trafic, je vous laisse à penser, si des Hommes qui n’aiment que leur interest, & qui ne connoissent point d’autre Honneste que l’Utile, ne seront pas bien aises de conserver leur authorité par un semblable commerce. Ne voudront-ils pas, à vostre avis, se rendre necessaires pour durer ? Ne feront-ils pas pour la Paix, qui leur doit estre une moisson d’or, & une moisson qui ne manque point, ce que les autres faisoient pour la Guerre, dont la recolte est si incertaine, & les fruits sont si aigres & si amers ?


TEl est le procedé de nos Sages dans l’Administration de l’Estat, & dans la haute Region du Ministere. Mais quand ils descendent plus bas, & que leurs devoirs sont plus aisez ; pour cela ils ne s’acquitent pas mieux de ce qu’ils doivent. Les affaires des Particuliers, qui dependent d’eux, prennent mesme train que les Publiques. En des Occasions seures & faciles, où ils pourroient monstrer de la force à bon marché, ils ne peuvent s’empescher de faire voir leur naturelle foiblesse. Ils ne voudroient pas perdre l’amitié de ceux, dont ils ravissent le bien ; & en mesme temps, ils craignent & offensent les mesmes personnes. Ils s’entretiennent avec tout le monde, par des responses generales, & qui n’obligent point precisément. On ne part jamais mal satisfait d’aupres d’eux. Ils ne bravent, ni ne rebutent jamais personne. Ils ne donnent que de belles paroles, & de bonnes esperances.

A celuy qui leur demande justice, ils font des civilitez, & des complimens : ils presentent des roses & des violettes à qui a besoin de pain. Apres vous avoir tenu un an en longueur, vous promettant de jour à autre, de vous donner contentement ; à la fin quand vous les pressez de la conclusion, ils vous prient de leur dire ce que c’est, & vous font voir que toutes les fois que vous avez parlé à eux, ils n’ont jamais eu dessein de vous escouter.

Un Pretendant en Cour de Rome, y ayant esté traitté de cette sorte, & s’en retournant chez soy, comme il en estoit venu, trouva un gibet à la sortie de Bologne (la Cour de Rome y estoit alors) & s’estant arresté quelque temps devant ce gibet, à regarder un Pendu qu’on venoit d’y mettre, on dit qu’il s’escria, tout d’un coup, à haute voix, Que je t’estime heureux, mon Ami, de n’avoir point affaire au lieu d’où je viens ? Vous voyez à qui ils sont cause que les gens d’affaires portent envie, & en quel lieu ils obligent d’aller chercher la felicité. Et en effet, Mort pour Mort, & Bourreau pour Bourreau, il vaudroit encore mieux une prompte Mort, & un Bourreau diligent.

Ils sçavent ainsi lasser la patience des Solliciteurs ; ainsi ils se vengent de l’importunité des Supplians, & ne se mettent point en cholere, pour les mettre au desespoir. En quoy, à dire le vray, leur procedé est je ne sçay quoy de bien rare, & bien digne de nostre consideration. Rien ne se peut imaginer de plus doux, ni de plus tranquille que leur malice. Il entre dans leur poison, autant de sucre que d’arsenic ; & l’egalité de leur humeur est semblable au calme de cette Riviere, où les corps les plus legers vont à fonds, sans qu’il paroisse une nuée, en l’air, ni qu’il y ait une haleine de vent, qui la pousse.

Un Homme de cette sorte, est un sçavant Artisan de Calomnies : Il ne manque jamais de plastre, ni de couleurs ; Il sçait preparer & polir admirablement les mauvais offices. Il blasme avec des Eloges, & non pas avec des Invectives. En apparence, il rend tesmoignage au grand Merite, & en effet, il donne des soupçons de la grande Reputation. Vous diriez qu’il plaint ceux qu’il accuse, & qu’il a pitié de ceux qu’il veut ruïner. La Rhetorique apprend à mesdire grossierement ; Il a trouvé une façon bien plus delicate de faire la mesme chose. Cela s’appelle frapper sans lever le bras : C’est blesser, sans qu’il coule de sang de la playe, ni qu’il paroisse de coup. Il se desguise en Ami, pour haïr, avec plus de seureté. Et afin qu’il soit crû charitable, dans le moment mesme qu’il assassine, il ne tuë personne, dont premierement il ne face l’Oraison funebre.

« Tous les yeux, dit-il au Prince, sont tournez sur luy. Les Soldats l’appellent leur Pere, & le Peuple pense que c’est son Intercesseur, envers vostre Majesté. Il ne tient qu’à luy, qu’il ne se prevale de cette faveur universelle, & que de la possession de tant de Cœurs, il ne forme un Parti qui porte son nom. Je croy neantmoins qu’il ne voudroit pas manquer à son devoir, & qu’il n’a que de bonnes intentions. Les Astrologues & les Poëtes luy promettent bien un Royaume ; Mais outre que ce sont gens, qui ne tiennent pas ce qu’ils promettent, c’est peut-estre un Royaume d’outre-mer ; Il doit peut-estre l’aller conquerir aux dernieres extremitez de la Terre. Cependant il y a de l’apparence qu’il se contentera de la place, que vostre Majesté luy donne, apres elle. Son ambition sera plus sage & plus modeste, que celle des autres Ambitieux. Il se peut, Sire, que ses desseins respecteront la Couronne de son Maistre, & les Loix de sa Patrie. »

La jalousie du Prince s’allumant, par ces excuses magnifiques, & par cette douceur apparente, meslée de cette raillerie amere ; la desfiance entre en son ame, aveque l’estime. Mais il reste encore quelque chose à faire. Le travail est heureusement commencé ; mais il n’en doit pas demeurer là, & le Courtisan dissimulé passe plus avant. Il adjouste, « que quoy qu’on puisse dire, & quelque crime qu’on allegue, il ne sçauroit conclure à la condannation d’un Homme, qui autrefois a si bien servi ; qu’il faut que Philippe ou Alexandre se conseille, en cecy, avec soy-mesme, & avec les Dieux Immortels ; qu’il considere s’il y a plus de dommage, à se desfaire d’un Serviteur de ce merite, qu’il n’y a de peril, à ne s’en desfaire pas. Vous ne pouvez le perdre, sans un notable interest de vostre Estat ; Vous ne le pouvez conserver, sans un danger evident de vostre Personne : Regardez, Sire, lequel des deux vous est le plus proche, ou vostre Estat, ou vostre Personne. Voyez s’il vaut mieux vous desfier tousjours de cet Homme là, ou vous en assurer par le seul moyen que vous en avez. Un Souverain peut-il estre en seureté, tant qu’il y aura un Particulier qui peut corrompre le Senat, desbaucher des Legions, & faire revolter les Peuples ? »

De cette sorte, sans faire de hautes exclamations, ni employer les figures violentes, il persuade une Ame timide, & pousse la Crainte, dans la cruauté. Ainsi la Cruauté fait la douce, & paroist officieuse, & bien-faisante. Par des loüanges empoisonnées, & pires mille fois que la mesdisance toute seche, il opine à la mort, en disant qu’il ne veut pas opiner. Il se descharge de l’envie du meurtre, par le biais dont il se sert, pour en faire la proposition. Il defere son Ennemy, en evitant le nom odieux d’Accusateur. Achevant de le destruire, luy donnant le dernier coup, il dissimule encore sa haine ; il fait encore le bon, & le pitoyable.

Mais avec tout cela, il a si grand’peur qu’il ne meure pas, & que la Ligue soit la plus forte, qu’apres avoir jetté, ou Philippe, ou Alexandre, dans des resolutions extremes, il fait joüer un autre jeu de l’autre costé. Il avertit Celuy qu’il a entrepris de ruïner, « qu’il n’y a plus de moyen de le servir au Palais, contre une infinité d’Ennemis secrets, qui luy rendent de mauvais offices : Que pour luy, il ne connoist plus le Present, & ne sçait que penser de l’Avenir, voyant le Prince dans des humeurs si estranges, & si eloignées de la premiere douceur de son Naturel ; Qu’il estime heureux ceux qui sont retirez, en leur Maison, & qui ont quitté une Cour, où les Gens de bien ont perdu leur place, n’y pouvant plus estre que tesmoins de la violence des Meschans. Qu’il est sur le point de demander son congé, afin qu’il ne semble pas approuver, par sa presence, le Mal qu’il ne sçauroit empescher, par ses conseils ; & que, ni ses yeux mesmes, ni ses oreilles, n’ayent aucune part aux choses qui se preparent.


VOilà une petite Monstre de ce grand Commerce de Piperie, que l’on exerce à la Cour. Et c’est à peu pres ce que vouloit dire, apres nostre Tacite, l’Histoire manuscrite que nous avons veuë, par son, pessimum inimicorum genus laudantes. C’est l’explication, ou la paraphrase du passage d’Ammian Marcellin, quand il parle de la Cour de l’Empereur Constance ; & ce sera encore, si vous le voulez, le commentaire de ces deux Vers de la divine Jerusalem, que le feu Roy Henri Le Grand trouvoit si beaux, & si dignes de Monsieur le ****

Gran Fabbro di calunnie, adorne in modi
Noui, che fono accuse, & paion lodi.

C’est particulierement au Païs de ces deux Vers, où il se trouve de ces excellens Trompeurs ; & il me souvient d’un des principaux Ministres de la premiere Cour de la Chrestienté, qui estoit passé Maistre en cette belle science. De si loin qu’il voyoit un homme, à qui il venoit de rendre un mauvais office, il luy crioit à haute voix, l’ho servita Signor. Et avec ces maximes de Piperie, il a gouverné fort long temps le Monde : Il est parvenu à une extreme vieillesse, en ne refusant, ni n’accordant rien ; en ne disant, ni ouy, ni non ; en recevant les deux Parties, avec la mesme serenité de visage. Qu’il meure donc, quand il luy plaira, ce Romain si peu digne de la vieille Rome ; si esloigné de la candeur, & de la sincerité de l’ancien Fabrice ; on pourra mettre, sur son Tombeau, avec verité, Qu’il a menti soixante & dix ans, & que la Comedie, qu’il a joüée, a duré toute sa vie.

Il est vray que nous apprenons de quelques exemples, qu’on a vescu autresfois assez heureusement, sous ces molles & languissantes Dominations, & qu’elles n’ont pas tousjours esté funestes à la Patrie. Mais il faut prendre garde dans l’Histoire, si l’Administration que nous loüons, n’est point la suite d’un meilleur Regne, si ce n’est point la chaleur qui reste d’un feu qui n’est plus, & le mouvement du branle qui a cessé. Il faut remarquer si ce ne sont point les vertus des Peres, qui soustiennent l’infirmité des Enfans, & leur espargne qui fournit à leurs desbauches. Car en effet, apres un long ordre, les Affaires vont presque d’elles-mesmes, & la Police ne peut pas si tost recevoir d’alteration, se ressentant encore de la bonne impression que quelque grand Prince y aura laissée. D’ailleurs, c’est le naturel des choses du Monde, de demander du temps, & d’avoir de la peine à passer d’un estat à l’autre. De sorte que s’il est arrivé, que la Republique soit demeurée ferme, sous telles Puissances, foibles, debiles, mal asseurées, elle estoit peut-estre obligée de son repos, aux bons & solides fondemens, qui avoient esté posez de longue-main, quoy qu’on ne mist au dessus, que du chaume, ou de la terre. Ce n’estoit pas tant un fruit du Gouvernement present, que les restes de l’heureuse Conduite du passé.

DISCOURS SIXIESME.



A Cette scrupuleuse & défiante Sagesse, il se peut opposer une certaine Vertu brutale, s’il m’est permis de la nommer de la sorte. Mais pour la faire mieux reconnoistre, & pour la définir en la descrivant, ne la nommerions nous point une Probité passionnée, indocile, impetüeuse ; qui suit plustost la fougue de la Nature, que la discipline de la Raison ; qui a plus de courage que d’addresse ?

Au commencement il semble que ce soit vigueur, & ce n’est que dureté ; On la prendroit pour force, & ce n’est que violence ; dans laquelle l’esprit se fixe, pensant se roidir, & devient immobile, pour vouloir estre trop ferme. Or est-il qu’il importe de sçavoir tourner & plier l’esprit, selon l’exigence des occasions, & la varieté des sujets qui se presentent. Si on ne le rend souple & maniable ; s’il n’est capable de diverses formes, dans un Monde si changeant que celuy-ci, son Usage qui doit estre universel, & n’avoir point d’objet defini, trouve des bornes, des l’entrée de la carriere ; s’arreste à quelques rencontres, qu’il luy faut choisir ; ne s’estend qu’à un tres-petit nombre de choses. Et ces choses arrivant assez rarement ; les Ministres au contraire devant agir châque jour, il ne se peut pas que d’une seule drogue, ils facent toutes sortes d’operations, & que du mesme feu qu’ils eschauffent, ils puissent encore rafraischir.

J’avoüe bien qu’ils ont beaucoup de cœur, & que leurs intentions peuvent estre bonnes ; Mais il n’y a point d’art ni de methode, pour conduire ces avantages de la naissance. Ils sont faits tout d’une piece : Et s’il est question de passer par quelque ouverture difficile ; au lieu qu’ils doivent baisser la teste, il leur faudroit hausser la muraille : Il faudroit contraindre le Temps, les Hommes & les Affaires, de leur obeïr, & de les suyvre. Ainsi ne voulant jamais entrer, dans le sens d’autruy ; ne pouvant jamais changer de place, ne connoissant point d’autre Raison que la leur, ils ne sont pas fort propres à gouverner les Estats, où il est besoin de prendre de nouveaux avis, sur la nouveauté des accidens qui arrivent, & où quelquesfois le Pilote peut apprendre quelque chose des Passagers.

Quelle malheureuse regularité, pour vouloir aller tout droit, de ne se destourner pas d’un Abysme, qui est au milieu du chemin ; de donner à travers des Escueils, pour avoir l’honneur de ne point gauchir ; de rejetter la bonne resolution, parce qu’un autre l’a proposée ? Cependant les Genereux imprudens tombent à toute heure dans ces Abysmes, & heurtent sans cesse contre ces Escueils : Ne pouvant parvenir à la premiere gloire de la Vertu, qui seroit de ne point faillir ; ils negligent la seconde, qui est de sçavoir r’habiller ses fautes : Ne pouvant estre parfaits, ils ne veulent point estre penitens.

Quelque cause, bonne ou mauvaise, qu’ils ayent embrassée d’abord, ils apportent une obstination aveugle à la soustenir, & disputent aussi violemment pour le moindre de leurs sentimens, que pour la Religion de leurs Peres. Volontiers ils seroient Martyrs de leurs Opinions. Ils continüent tousjours le Mal commencé, pour monstrer qu’ils entreprennent, avec jugement, ce qu’ils font, avec perseverance.

Si une proposition qu’ils ont mise en avant, par maniere de discours, & qu’ils ne croyent point veritable, vient à estre contestée, des là ils s’interessent à la defendre : Apres, ils se la persuadent à demi : Dans le progres du raisonnement, ils la tiennent tout à fait asseurée ; & ne la quittent point, que de Question problematique qu’elle estoit, pour le plus, au commencement de la Conference, ils n’en ayent fait un poinct de Foy, en sa conclusion.

Si on les prie de considerer que les Ennemis sont puissans, & en grand nombre ; ils respondent qu’il y a beaucoup de gens, & peu de Soldats ; que ce ne sont point de vrais Ennemis, que c’est de la Canaille mutinée. Si on leur remontre que le passage de l’Armée ne se peut faire, par l’endroit qu’ils se sont imaginez ; ils s’agitent, & se tourmentent là dessus de telle façon, qu’il semble qu’ils pretendent de l’y faire passer, par la seule force de leurs paroles.

Je ne me figure point icy des choses qui ne sont point. Je ne fais point des Hommes artificiels : J’en connois, Monseigneur, & je vous les pourrois nommer, qui agissent de cette sorte, dans les Conseils ; qui ne se rendent, ni à la Raison evidente, ni à la Coustume establie, ni à l’Usage receu. Ils opposent la singularité de leur Opinion au consentement des Peuples, & à la foule des Exemples. Les Brefs, & les Bulles des Papes ; les Edits, & les Declarations des Rois sont pour les autres, & non pas pour eux. Ils cassent tous les Actes publics, quand ils ne s’accordent pas, aveque leur sens particulier.

N’avons-nous pas veû en Flandre, premierement, & depuis en Italie, un Ministre Espagnol, qui estoit de cette humeur ? Il ne pût jamais se resoudre à reconnoistre pour Roy de France, le feu Roy Henry Le Grand : Il ne le pût jamais appeller que le Bearnois, ou le prince de Bearn, lors qu’il vouloit luy faire faveur. La Ligue estoit morte, & sans esperance de ressusciter. La Paix de Vervins avoit esté publiée, & tous ses Articles executez. La Reconciliation du Roy s’estoit faite solennellement avec le Saint Siege. Le Roy d’Espagne luy envoyoit des Ambassadeurs, & en recevoit de luy. Tout cela neantmoins ne flechissoit point l’esprit du Ministre. Il vouloit estre plus contraire à la France, que l’Espagne, & plus Catholique, que l’Eglise. Son opiniastreté excommunioit celuy, que le Pape avoit absous. Et il en estoit encore en ces termes, l’année mil six cens dix, à la veille que le Bearnois s’alloit rendre Maistre d’une bonne partie de l’Europe. Et que sçait-on s’il n’eust pas commencé, par la Duché de Milan, dont ce Ministre estoit Gouverneur, afin de luy faire changer de stile ?


LEs Sages, dont nous fismes hier l’examen, n’asseurent quoy que ce soit ; n’oseroient juger, qu’il soit jour en plein midy ; ne sont point certains, si les choses qu’ils voyent, sont ou Objets ou Illusions. Quand on leur demande leur sentiment, ils disent tousjours, je pense, & jamais je sçay ; & dans les affaires les plus claires, on ne peut tirer d’eux que, peut-estre, il se peut faire, et il faudra voir. Ce qui procede, selon l’avis d’Aristote, d’une opinion generalement mauvaise, qu’ils ont conceuë du Monde, & des apparences. De sorte qu’ils se peuvent tromper quelquefois ; mais on ne les trompe que rarement. S’ils perdent, ce n’est que pour vouloir trop bien joüer : C’est d’eux-mesmes, & de leur malheur, qu’ils se doivent plaindre, & non pas de l’avantage, & de la piperie de leur Ennemy. Aussi cherchent-ils premierement la seureté, & en suite le profit. Ils se gouvernent, par le discours de la Raison, qui conclud à l’Utile, & au Certain ; & ne vivent pas, selon l’Institution Morale, qui se propose l’Honneste, & le Hazardeux.

Imaginez vous tout le contraire des autres, dont il s’agit, qui ne s’expriment qu’en termes affirmatifs ; qui decident les matieres les plus douteuses, & les plus embroüillées, par un, cela est, il ne peut estre autrement, il faut de necessité absolüe qu’il arrive ainsi. D’ordinaire ils quittent le plus grand de leurs interests, pour la moindre de leurs passions. Ils preferent les loüanges aux presens, & les remerciemens aux recompenses. Ils se promettent merveilles de l’Avenir, & de la Fortune. Ils font valoir leurs doutes, leurs soupçons, leurs esperances, jusqu’à l’infini.

Avoüons pourtant la verité, à l’avantage des Gens d’aujourd’huy : Ils valent mieux que les Gens d’hier. Au jugement d’Aristote, les Timides sont defectueux, en ce qu’ils n’aspirent pas aux choses, dont est digne le Magnanime, & en ce qu’ils n’aspirent pas mesmes à celles, dont ils sont dignes. Mais les Audacieux ne sont excessifs, qu’en ce qu’ils aspirent aux choses, dont est digne le Magnanime, & non pas eux ; je parle de la Magnanimité, comme vous voyez, dans la rigueur des Philosophes, & non pas dans la licence des Poëtes ; qui appelleroient bien Magnanimes nos gens d’ aujourd’huy, puisqu’ils appellent ainsi leurs Geans, leur Phaëton, & leur Capanée.

Il est certain que cette Audace & cette Fierté ne desplaisent pas tousjours au Monde : en quelques rencontres elles ont eu de l’approbation, & des loüanges : Elles ont esté estimées, & ont reüssi en la personne de ce Romain, qui semble si honneste homme à Monsieur Le Duc d’Espernon, & à Monsieur Le Mareschal Desdiguieres. Vostre Altesse veut bien que je la face souvenir du stile, dont il escrivoit à l’Empereur.

La fidelité de ce Romain estoit sans reproche : Et neantmoins il fut accusé, en son absence, & trouva un Delateur à la Cour. Il commandoit une Armée en Allemagne, & avoit beaucoup de creance & d’autorité, dans sa Province, & parmi les Gens de guerre. Estant averti de ce qui se passoit à Rome, & des mauvais offices qu’on luy rendoit au palais, il escrivit à l’Empereur une Lettre hardie & superbe, dont voicy à peu pres les derniers mots. « Ma fidelité a esté pure & entiere, jusques icy, & je ne changeray point, si on ne m’y force. Mais quiconque viendra pour succeder à ma Charge, je suis resolu de le recevoir, comme ayant entrepris sur ma vie. Accordons nous, s’il vous plaist, Cesar. A vous tout l’Empire, et a moy mon Gouvernement. »

Ces Gens là difficilement s’entendent, avec l’Ennemy, mais ils se cabrent aisément, contre leur Maistre. Ils ne sont jamais rebelles, de dessein formé, & par inclination au mal ; mais ils le peuvent estre, par despit, & par ressentiment. Ils ne manquent point de fidelité, pourveû qu’on se fie en eux. Ils ne desservent point, mais ils veulent servir à leur mode. Ils veulent estre Arbitres de leur devoir, & de leur obeïssance.

Un de ces Gens là (vous le connoissez, Monseigneur) me voulut prouver il n’y a pas long temps, qu’il servoit son Maistre, en luy desobeïssant. Ce fut dans un entretien, de pres de quatre heures, que j’eus aveque luy, lors que je le fus visiter, en son Gouvernement, de la part de vostre Altesse. Par une plaisante distinction qu’il faisoit du Roy, & de l’Estat, il me dit que de fraische datte, & dans une occasion, qui n’estoit pas encore passée, il avoit esté tout droit au bien de l’Estat, sans avoir escouté plusieurs differentes voix, qui le vouloient arrester par les chemins, en luy alleguant le nom du Roy. A quoy il ajoustoit, se fondant sur un principe, qu’il prenoit un peu de haut ; que le Roy son premier Maistre, Pere du Roy d’à present, luy avoit commandé, avant sa mort, que s’il venoit un tel temps, & qu’il arrivast un tel accident, il ne manquast pas à faire une telle chose, quelque ordre contraire qu’on luy apportast de la Cour, pour l’en empescher. Qu’il avoit crû estre obligé, en conscience, de suivre les intentions du plus grand, & du plus sage Prince du Monde, qu’il n’avoit pas apprehendé de pouvoir faillir, se conformant aux sentimens de Celuy, qui ne faisoit point de fautes.

Mais allez, je vous prie, verifier ce commandement secret, qui n’est venu à la connoissance de personne ; non pas mesme de la Reine veusve du feu Roy. Pour sçavoir au vray ce qui en est, il faudroit employer les charmes de la Magie : Il faudroit evoquer l’Ame du plus grand, & du plus sage Prince du Monde ; de celuy qui ne faisoit point de fautes ; & luy demander, si le Ministre qui l’allegue, ne l’allegue point à faux. C’est une raillerie de penser estre encore à Philippe, sous le Regne d’Alexandre ; de vouloir persuader à son Maistre, qu’on a raison de desobeïr ; que l’opiniastreté a du merite ; qu’il suffit de bien servir, quoy que ce soit contre le gré de Celuy qu’on sert.

Que ces Gens là, qui servent ainsi à leur mode, soient tousjours, s’il y a moyen, à deux cens lieuës de la Cour ; Qu’on les employe, s’il est possible, en des lieux obscurs, où les mauvais exemples, n’estant pas si regardez, ne sont pas si dangereux. Mais il seroit mal de les appeller, aupres de la personne du Prince, où le respect n’est pas moins necessaire, que le service, & où ils voudroient estre ses Tuteurs, plustost que ses Conseillers.

Ce sont d’excellens Hommes, je ne le nie pas ; mais cette excellence n’est pas bien en sa place, sous la puissance d’un autre. Ils aiment l’Estat & la Patrie ; mais ils haïssent la Dependance, & la Sujetion. Leur fin est droite ; mais leurs moyens sont obliques, & semblent contraires à leur fin. Car ayant, pour objet, le bien de la Monarchie, ils usent de toute la licence, qui pourroit avoir lieu, dans le Gouvernement Populaire : Encore plus que cela : Voulant servir, ils veulent servir, en Souverains. Ils m’ont dit eux-mesmes, dans nostre entretien, de pres de quatre heures, qu’ils estoient trop Vieux, pour se remettre aux premiers elemens de leur devoir ; Et moy en sousriant, à ce qu’ils disoient, je leur ay dit de plus, qu’ils estoient trop grands, pour apprendre cette leçon, qu’un Docteur de Cour donne à son Fils, dans l’Histoire Grecque, mon enfant fais toy petit. Bons Gouverneurs de Province, bons Gardiens de la Frontiere, bons Portiers du Royaume, tant qu’il vous plaira ; Mais bons Ministres d’Estat, & bons Courtisans, je ne l’accorde pas, de la mesme sorte.

Il y a des Affaires, dans lesquelles il se peut prendre divers Partis ; & de plusieurs biais qui s’offrent, on doit choisir le plus propre, pour les bien manier. En telles Affaires, ils apportent la mesme passion, & se laissent aller aux mesmes emportemens, que nous avons desja remarquez sur le sujet des Nouvelles. On ne sçauroit les voir que dans l’une, ou dans l’autre extremité. Ils aiment mieux tomber, que descendre. Ils desirent avoir Tout, ou Rien. Ils demandent, ou la Mort, ou la Victoire ; Quoy que neantmoins il me semble que ce soit beaucoup d’emporter les trois quarts, quand on ne peut obtenir le Tout ; & qu’entre la Mort & la Victoire, il y ait la Paix, qui est un Bien de valeur inestimable, & qui doit estre recherché des Vaincus, & desiré des Victorieux.

Mais ce qui nous semble ne les persuade pas, & ils n’ont point d’oreilles, pour nos remontrances. Il n’y a pas moyen de divertir leur imagination de son objet, & de luy faire changer de visée. Ils sont ennemis de tout accommodement, & si attachez aux regles qu’ils se prescrivent, & à la rigueur de l’exacte Justice, dont ils se picquent, qu’il est impossible de les rendre capables de l’Equité. Il n’est pas possible de leur faire prendre recompense d’une chose, quand elle est perduë : Ils veulent le mesme, & non le semblable : Ils combattent le sens de la Loy, par les termes de la Loy, & se font injure, en se faisant droit : Ils me font souvenir de ces Freres si Celebres dans l’Histoire, qui, ayant à partager egalement une succession, casserent un verre, pour le diviser, & couperent un habillement en deux, afin que chacun en eust la moitié.

Si ceux-cy ne vont pas jusques-là, & si c’est en dire trop ; disons à tout le moins que, dans les Affaires, ils ne connoissent point ces temperamens de si grand usage, & qu’on employe si utilement, pour la perfection des Affaires, pour joindre les choses esloignées, pour faciliter les difficiles. Ils ne connoissent point ces Relaschemens, ces Ajustemens, comme on parle aujourd’huy en Italie ; ce necessaire Milieu, qui semble souvent venir du Ciel, & dont on a besoin, pour conclurre les marchez, avec les Particuliers ; à plus forte raison les Traitez de Paix, entre les Princes, les Ligues offensives & deffensives, les Negociations, où il y va du salut des Peuples, & de la fortune des Royaumes.

Nos Farouches vertueux ne veulent point de ces Temperamens, & de ce Milieu : Dans un Estat qui meurt de vieillesse, ils voudroient faire la mesme chose, que s’ils gouvernoient, dans une Republique nouvellement establie ; qui seroit encore, dans la pureté de son institution, & dans la vigueur de ses premiers ordres. Ils ne parlent que du Pouvoir absolu, que de l’Authorité du Senat, que de la Force des Loix ; bien que ce soient choses qui vieillissent, comme les autres choses, & qui s’affoiblissent, en vieillissant.

Escoutez Caton, qui opine dans la Cause de Cesar. « Il faut, dit-il, le charger de chaisnes (il ne dit point : Il faut s’en saisir premierement.) Il faut l’envoyer, en cet estat là, à nos Alliez qu’il a offensez ; afin qu’ils se facent raison eux mesmes, & qu’il soit puni de ses Victoires injustes. Ces, il faut sont assez difficiles à executer, si la Faveur l’emporte sur la Raison. Il faut, continuë-t’il, qu’il vienne plaider sa Cause en personne, & qu’il nous rende compte de ses Neuf années de Commandement. Il faut que tout se passe, selon les Loix » ; c’est à dire, selon mon interpretation, il faut hazarder toutes les Loix, pour observer les Formalitez.

Vostre Altesse blasme, je m’asseure, cet austere Republicain, quoy que jamais homme ne fut plus loüé que luy. Ciceron n’estoit pas seulement son Amy particulier, il estoit son Admirateur public. Apres sa mort, il fit quelque chose de plus que son Oraison funebre, & ce qu’il fit donna occasion aux deux Anticatons de Cesar. Ciceron neantmoins parlant confidemment à Pomponius Atticus, avoüe que la Vertu de cet Homme, qu’il admiroit tant, estoit inutile à la Patrie. Il confesse que cet Homme divin, car ainsi le nommoit-il, estoit hors d’usage, & ne sçavoit pas s’accommoder à la portée de son Siecle ; que quand il opinoit au Conseil, il pensoit estre, dans la Republique de Platon, & non pas, dans la lie du Peuple de Romulus.

Ce mot de Ciceron explique un Vers de Virgile, auquel les gens de l’Eschole ne prennent pas garde, & qui merite la reflexion des gens de la Cour. Dans la description du Bouclier de son Heros, où diverses figures sont gravées, ayant voulu representer cette partie des Enfers, qui est habitée, par les Ames Saintes, il y fait presider Caton, avec souveraine authorité, & luy donne jurisdiction, sur ce Peuple de Justes, & de Bien-heureux ;

Secretosque Pios, his dantem jura Catonem ;

Et comme l’a traduit un Poëte de nos Amis,

Aux Justes assemblez Caton donne des Loix.

A prendre la chose à la lettre, la Maison des Cesars estoit offensée, par ces paroles, & leur Ennemy ne pouvoit estre beatifié, que leur Cause ne fust condamnée. Mais, à mon avis, Virgile s’entendoit en cecy, avec les Cesars. Sans doute il avoit descouvert à Auguste le secret de sa Fiction, qui loüe en apparence, & qui se moque en effet ; qui fait voir que la Vertu de Caton estoit de l’autre Monde, & non pas de celuy-cy. Virgile vouloit dire finement, & d’une maniere figurée, qu’il faloit chercher à Caton des Citoyens tout bons, & tout vertueux ; qu’il falloit luy faire un Peuple tout expres, pour estre digne de luy ; que Caton ne pouvoit trouver sa place, que dans une Societé, qui ne se trouve point, sur la Terre.

Voilà en effet, où il faut que les Catons aillent pratiquer leurs Paradoxes, & debiter leurs Maximes genereuses. Icy nous ne vivons pas en ce Païs-là. Nous ne sommes pas au Païs des Idées, & de la Perfection ; où les Ames sont deschargées de leurs Corps, sont gueries des Passions, sont purgées des autres infirmitez humaines. Qui vit jamais de Republique composée de Philosophes, beaucoup moins de Philosophes Stoïques ?

Le Monde a perdu son innocence, il y a long temps. Nous sommes dans la corruption des Siecles, & dans la caducité de la Nature. Tout est foible, tout est malade, dans les Assemblées des Hommes. Si vous voulez donc gouverner heureusement ; si vous voulez travailler au bien de l’Estat, avec succes, accommodez vous au deffaut, & à l’imperfection de vostre matiere. Desfaites-vous de cette vertu incommode, dont vostre Siecle n’est pas capable. Supportez ce que vous ne sçauriez reformer. Dissimulez les fautes qui ne peuvent estre corrigées. Ne touchez point à des Maux qui descouvriront l’impuissance des Remedes ; qui descrieront la Medecine, qui rendront ridicules les Medecins. Respectez ces fatales Maladies, qui sont envoyées d’en haut, & où il se remarque quelque chose d’estranger, & d’inconnu. Quand le doigt de Dieu paroist, il faut qu’il face peur à la main des Hommes.

A la bonne heure, contentez, s’il se peut, l’honneur & la dignité de la Couronne. Mais ne perdez pas la Couronne, pour en vouloir conserver l’honneur & la dignité. Ne vous attachez pas de telle sorte à cet Honneste, sauvage, rigoureux, & philosophique ; que vous ne le quitiez, si la necessité l’exige de vous, pour un autre Honneste, plus humain, plus doux, & plus populaire. Souvenez-vous que la Raison est beaucoup moins pressée, dans la Politique, que dans la Morale ; qu’elle a son estenduë plus large & plus libre, sans comparaison, quand il s’agit de rendre les Peuples heureux, que quand il ne s’agit que de rendre gens de bien les Particuliers. Il y a des Maximes, qui ne sont pas justes de leur nature, mais que leur usage justifie. Il y a des Remedes sales ; Ce sont pourtant des remedes : Dans ces salutaires Compositions, il entre du sang humain ; il entre de l’ordure, & d’autres vilaines choses : Mais la Santé est encore plus belle, que toutes ces choses ne sont vilaines. Le venin guerit en quelque rencontre, &, en ce cas-là, le venin n’est pas mauvais.

Messieurs les Catons, ne soyez pas trop honnestes, ni trop justes. Ne decernez point de prise de corps, contre ce Coupable, qui a une armée, pour se defendre de vos Sergens ; D’un Mutin, n’en faites point un desesperé. Au nom de Dieu ne forcez point ce nouveau Cesar, à passer le Rubicon ; à se rendre Maistre de sa Patrie, à dire ces paroles remarquables, en regardant les Morts d’une bataille, qu’il aura gaignée, ils ont voulu leur propre malheur ; Apres avoir fait de si grandes choses, on m’eust donné des Commissaires, si je ne me fusse servi de mes Soldats : J’eusse esté condamné, si mon Innocence n’eust esté armée : On me menaçoit de chaisnes, & de prison. On m’eust livré aux Barbares, si ma Cause n’eust esté aussi forte, qu’elle estoit bonne.

C’est un Monstre, je vous l’avoüe ; C’est un Prodige moral, que de voir un Citoyen, qui impose des Loix à sa Ville ; que de voir un Sujet qui traitte aveque son Prince. Mais souvent pareils Prodiges ne peuvent estre expiez, que par la dissimulation, & par l’indulgence. Quand on ne peut dompter ces sortes de Monstres, il faut essayer de les aprivoiser. S’il ne tient qu’à donner à un Victorieux, qui est armé, un aveu des choses passées, pour luy faire poser les armes ; ne vous opiniastrez point, à luy faire prendre une Abolition. Ne pointillez point sur les Formes, & sur les Paroles. Envoyez luy son Aveu, aussi ample, & aussi avantageux qu’il le pourra desirer ; Que ce soit luy qui le dicte, & que ce soit vous qui l’escriviez ; qu’il soit escrit en Papier doré ; qu’il soit tout peint, & tout parfumé de ses loüanges.

J’ay leû autrefois, avec quelque sorte d’indignation, une Lettre de Jean Mathieu Giberti, Evesque de Veronne, & Dataire du Pape Clement septiesme. Elle est adressée au Nonce de son Maistre, aupres du Roy de Hongrie ; Et par cette Lettre, il luy tesmoigne, « Que le Pape desire extremement la reconciliation du Royaume de Boheme, avec le Saint Siege ; Mais que luy, Dataire, prevoit un tres-grand empeschement, qui peut combattre l’extreme desir de sa Sainteté ; C’est qu’il n’est pas de la grandeur & de la dignité de l’Eglise, de rechercher, ni les Rois, ni les Royaumes ; & que, dans une Affaire de si grande reputation, l’ordre ne doit pas estre renversé, ni la bien-seance violée ; Que pour cet effet, il seroit à propos de trouver quelque moyen, qui obligeast les Bohemes à commencer les premiers cette pratique, & à faire les avances : Que se presentant au Cardinal Campege (qui estoit Legat en Allemagne) ils seront receus à bras ouverts, mais que ne se presentant pas, le Legat ne peut point aller au devant d’eux, ni le Juge solliciter les Parties ; Qu’il faut leur accorder ce qu’ils demandent, mais qu’il ne faut pas leur offrir ce qu’ils ne demandent pas. » N’est-il pas vray que voilà un grand Mesnager du Point d’honneur ? Cette espargne ridicule me desplaist, dans le procedé de Jean Mathieu Giberti, qui estoit d’ailleurs un excellent Homme.

Il me fasche encore, & j’ay despit, que nostre Demosthene ait esté de ces gens là. Je voudrois de bon cœur que ce fust un autre que luy, qui eust, dit dans le Conseil d’Athenes, sur le sujet d’une petite Isle, voisine de Samothrace, qui estoit contestée entre les Atheniens, & le Roy Philippe ; « Si le Roy vous veut rendre l’Isle, & que le mot de rendre soit porté par le Traitté, je vous conseille de la recevoir ; mais non pas s’il pretend de la vous donner, & s’il appelle Bien-fait la restitution de ce qui a esté usurpé sur vous. »

Vous voyez, par là, que les grands Personnages se sont amusez à des vetilles, & que celuy-ci faisoit plus de cas de la vanité du Mot que de la solidité de la Chose. Si l’Empereur Charles eust voulu faire un present de la Duché de Milan, à nos derniers Rois, & que Demosthene eust esté de leur conseil, il leur eust conseillé de refuser le present, de peur de faire tort aux Droits, qu’ils avoient sur la Duché. Il eust mieux aimé garder de justes pretensions, & se consoler par l’esperance de l’Avenir, que de joüir de l’avantage des choses presentes, & d’accepter la possession d’une seconde Couronne, avec des termes, qu’il n’eust pas crû estre de la dignité de la premiere.

En ce mauvais Monde, où nous vivons, quand on nous fait justice, imaginons-nous qu’on nous fait grace. Ne soyons point avares des termes, & des apparences, pourveû que l’essentiel nous demeure. Qu’on emporte quelques Tableaux, & quelques Giroüettes, pourveu qu’on nous laisse les Murailles & le Toit. Qu’on die que c’est Present, que c’est Grace, que c’est Aumosne, si on le veut : Quand la Piece sera nostre, il nous sera aisé de luy donner un plus beau Nom, & qui nous plaira davantage. Ayons avec honneur les Isles, qui nous appartiennent ; mais ayons-les, à quelque prix que ce soit. Loüons-nous d’un petit tort qu’on nous fait, plustost que de nous plaindre à la Posterité, d’une grande injustice qu’on nous a faite.

Il vaut mieux n’avoir pas la veuë si bonne & si penetrante, dans la discussion de ses Droits, de peur d’y descouvrir trop de justice. Il vaut mieux n’estre pas si habile, dans son propre fait, de peur d’en estre trop persuadé. Ce sentiment si subtil, & si delicat, des injures qu’on a receuës, n’est pas une chose bien commode, quand il s’agit de la reparation, qu’on en veut avoir. Une si haute opinion du merite de sa Cause, se sousmet difficilement au jugement, & à la decision d’autruy. Tout cela ne sert qu’à rendre impossible ce qu’on a dessein de faire, qu’à s’amuser dans des lieux, d’où il faut sortir, le plus promptement qu’il est possible. Ce ne sont pas des moyens d’agir ; ce sont des empeschemens de l’action ; ce ne sont pas des outils, pour applanir les difficultez de la Carriere ; ce sont des pierres au devant du But. Ce sont en effet des qualitez relevées, qui accompagnent d’ordinaire la Noblesse de cœur, & la generosité : Mais d’ordinaire elles nuisent plus qu’elles ne profittent : Pour le moins on ne les doit pas mettre à tous les jours, & les Foibles ne s’en peuvent pas servir utilement, contre les plus Forts.

Je ne sçay pas comme ils l’entendent. Mais il me semble qu’un Traitté ne sçauroit se conclurre plus malheureusement, & avoir un plus triste succes, pour une des deux Parties, que quand apres une longue Negociation ; apres une infinité de paroles jettées au vent, & d’Escrits qu’il faut mettre dans le feu, elle est obligée d’en appeller à un autre Siecle, & qu’elle rapporte au logis toute sa raison, & tout son honneur. On feroit bien mieux de quiter quelque chose de cette raison, & de cet honneur. Pourquoy non consentir à un accommodement, qui sera raisonnable, par la consideration de l’Utile ; & qui ne sera pas deshonneste, dans la necessité du Temps, à laquelle la generosité mesme, & la noblesse de cœur se doivent accommoder ?


NE nous laissons donc point ebloüir, à la reputation de la Sagesse des Grecs. Que les Orateurs d’Athenes ne nous persuadent pas plus les uns que les autres. Le Païs, l’Antiquité, le Merite de ceux qui ont failli, au lieu de justifier les fautes, les rend seulement plus visibles, & plus remarquables. Une fois en nostre vie, servons-nous de la liberté de nostre Jugement, qui ne doit pas tousjours estre subalterne, de celuy des Grecs, & des Romains. C’est un sujet de consolation, pour nostre pauvre Humanité, de voir qu’il y a eu de l’homme, dans les Heros.

Que cela me fait de bien, me disoit autrefois un excellent Homme, de voir que les Heros ont fuy ; que les sages ont fait des sotises ; que ce grand Orateur s’est servi d’un mauvais Mot ; que ce grand Politique a esté d’une mauvaise Opinion. Ces Exemples de Foiblesse & d’Infirmité, estoient les Spectacles, & les Passe-temps, qui divertissoient quelquefois cet excellent Homme. Il se mocquoit de Demosthene, & de son ridicule Point d’honneur : Mais il se mocquoit encore plus de Cleon, & de son extravagante probité.

Celuy-ci ayant esté appellé au Gouvernement de la Republique, voulut signaler l’entrée de sa Charge, par je ne sçay quoy de bien nouveau, & de bien estrange. Le lendemain de sa promotion, il envoya prier ses amis de venir chez luy, où estant tous arrivez, & chacun avec esperance d’avoir bonne part à sa fortune, il leur tint un discours, auquel pas un d’eux ne s’attendoit, & qui faillit à les faire tomber de leur haut. Il leur dit, qu’il les avoit assemblez en sa maison, pour les en chasser, & pour leur declarer que veritablement estant Personne privée, il avoit esté leur ami ; mais qu’estant devenu Magistrat, il croyoit estre obligé de renoncer à leur amitié. Il s’imagina que cette declaration estoit un original de vertu ; un acte de probité heroïque, la plus belle chose qui se fust faitte à Athenes, depuis la fondation de la Ville ; depuis Thesée jusques à Cleon. Il crut qu’il faloit qu’un homme d’Estat fust un Ennemy public ; que pour la premiere espreuve de sa vigueur, il se desfist de toutes ses inclinations, & de toutes ses amitiez ; qu’il rompist tous les liens de la Nature, & de la Societé.

J’ay veû de ces faux Justes, deça & delà les Monts. J’en ay veû, qui, pour faire admirer leur integrité, & pour obliger le Monde de dire, que la Faveur ne peut rien sur eux, prenoient l’interest d’un Estranger, contre celuy d’un Parent, ou d’un Ami, encore que la Raison fust du costé du Parent, ou de l’Ami. Ils estoient ravis de faire perdre la Cause qui leur avoit esté recommandée, par leur Neveu, ou par leur Cousin germain ; & le plus mauvais office qui se pouvoit rendre à une bonne affaire, estoit une semblable recommandation. Lors que plusieurs Competiteurs pretendoient à une mesme Charge, ils la demandoient, pour celuy qu’ils ne connoissoient point, & non pas, pour celuy qu’ils en jugeoient digne.

Je proteste icy derechef, que je n’amplifie point les choses. Je ne suis point exagerateur, comme celuy qui ne racontoit que des prodiges à vostre Altesse, & n’avoit rien veû de ce qu’il luy racontoit. Je vous rends raison, Monseigneur, de ma propre experience, & je pourrois nommer ceux de qui je parle. J’en ay veû qui avoient si grand’peur de favoriser quelqu’un, qu’ils desapprouvoient, qu’ils blasmoient, qu’ils condamnoient tout le monde, & le plus souvent, sans sçavoir pourquoy. C’estoit, en eux, plustost bizarrerie que cruauté ; plustost intemperance de langue, & bile qui s’exhaloit, que malice meditée, & dessein de nuire, conceu dans l’esprit, & digeré par le Temps, & par le Discours. Ils eussent appellé Jules Cesar, Yvrogne, une heure apres avoir dit de luy, qu’un Sobre estoit venu ruiner la Republique.

Vostre Altesse a oüi parler de ce Conseiller, qui opinoit ordinairement à la mort, & qui s’endormoit quelquefois aussi sur les Fleurs-de-Lis. Un jour le President de sa Chambre, recueillant les voix de la Compagnie, & luy ayant demandé la sienne, il luy respondit en sursaut, & n’estant pas encore bien resveillé, qu’il estoit d’avis, qu’on fist coupper le cou à cet Homme là. Mais c’est un Pré, dont est question, dit le President : Qu’il soit donc fauché, repliqua le Conseiller.

Encore une fois, ce n’est ni malice, ni cruauté ; c’est fantaisie, c’est chagrin, c’est bile, qui domine dans le temperament de ces Conseillers, & qui noircit de sa fumée, leurs premiers mouvemens, & leurs premieres paroles. Cette Humeur aduste imprime, sur leur front, une negative perpetüelle, avec laquelle ils vont estouffer les prieres, jusques dans le cœur des Supplians. Ils refusent les choses, qu’on ne leur a pas demandées, & qu’on n’a pas mesme dessein de leur demander.

Ces Conseillers ne sont pas ceux qui doivent estre appellez au Conseil des Rois. Quand ils seroient le contraire de ce qu’ils paroissent, ils ne seroient pas pourtant à loüer, d’avoir si peu de soin du dehors de la Vertu, & de l’apparence du Bien. Quand ils auroient l’ame bien-faisante, leur mine gasteroit tousjours leurs bienfaits : leur mauvaise humeur ruïneroit tout le merite de leurs bonnes actions. Voyez comme ils se remparent, d’une severité affreuse, & inaccessible ; comme ce Fantosme de severité rebute, & espouvente le Monde. Voyez comme ils s’estudient à se desfigurer l’exterieur ; comme ils portent ce vilain masque, aux Nopces mesmes, & aux Festins, où ils affectent aussi bien qu’ailleurs, de se montrer terribles, & redoutables.

S’il a esté dit autresfois d’un Grec, tres-homme de bien, & tres-vertueux, qu’il n’avoit pas sacrifié aux Graces ; il se peut dire de ces Espagnols, ou de ces François, tres gens de bien aussi, & tres-vertueux, que non seulement ils sont plus indevots que ce Grec ; mais que passant de l’indevotion à l’Impieté, bien loin de sacrifier aux Graces, ils en ont abbatu les Autels ; ils ont mis le feu au Temple de ces bonnes Deesses, ils s’efforcent d’en abolir tout à fait le culte. Achevons de faire leur Eloge, & de representer dans l’Espece, les Individus que vostre Altesse a remarquez, en diverses Cours, où elle a esté.

Il est impossible de s’approcher d’eux, sans se piquer : ils jettent des pointes, & des aiguillons, de tout le corps : Leurs loüanges mordent ; Leurs caresses egratignent : Et comme il y a certains Maladroits, qui choquent les Visages, qu’ils veulent baiser ; eux de mesme ne sçauroient obliger qu’en desobligeant : Ils ne sçauroient promettre, qu’avec des yeux & des sourcils, qui menacent. Ils accordent les faveurs, & les courtoisies, du mesme ton que les autres les refusent.

DISCOURS SEPTIESME.



JUsques icy nous n’avons attaqué personne, qui ne se puisse defendre. Et, si Vostre Altesse le trouve bon, excusons mesme ceux que nous avons accusez. Ne reprochons point aux hommes les vices de leur naissance. Soyons indulgens à l’infirmité humaine. Donnons quelque chose au temperament du corps, qui peut marquer l’esprit de ses taches. Compâtissons à la foiblesse des Esprits, puis que nous les recevons tels qu’on nous les baille, & que nous ne les prenons pas à nostre choix.

La subtilité de l’Intelligence, la solidité du Jugement, la Prudence courageuse, la Hardiesse considerée, ne sont pas des choses volontaires : Elles ne dépendent pas plus de nostre election, que la santé, & la belle taille. Nous sommes responsables de nos fautes, & non pas de celles de la Nature. Il n’y a personne qui soit tenu d’estre Habile ; Mais il n’y en a point qui ne soit obligé d’estre Bon : Et si nous ne pouvons fournir, à la gloire du Public, de la Valeur, & de la Sagesse, nous devons, pour le moins, contribüer de l’Innocence, au repos de la commune Societé.

Que dirons-nous donc de ces Heureux Insolens, qui combattent, à enseignes desployées, l’authorité des Loix, & de la Justice ; qui apportent au Gouvernement des Estats, un dessein formé de les ruïner ; qui prennent leur graisse, & leur embonpoint, du suc, & de la substance des Provinces espuisées ; qui bastissent leur Maison, du debris, & de la dissipation de tout un Royaume ?

Que dirons nous de ces Valets insupportables, qui vangent leurs moindres querelles, avec les bras & les armes de leur Maistre ; qui declarent Criminels de Leze-Majesté, tous ceux qui ne se prosternent pas devant eux ; qui par une Paix sanglante & crüelle, noire de deüil, & de funerailles, portent les Peuples au desespoir, reduisent les plus gens de bien, à ne pouvoir se sauver que dans la Revolte ?

Que dirons-nous enfin de ces lasches Courtisans, qui sont les Triomphateurs, & n’ont pas esté les Victorieux ; qui joüissent dans l’oisiveté, des peines, & des süeurs des grands Capitaines ; qui attendent à la Comedie, & au Bal, les nouvelles du gain des Batailles, & de la prise des Villes, dont il faut que les Generaux leur rendent conte ?

Regardez-les dans l’ancienne Histoire, & dans la Moderne. Voyez comme tout leur est butin, & tout leur est proye ; comme ils se paissent de tous les corps morts (ainsi parloit-on autrefois à Rome) & ne laissent que la perte, & l’affliction aux Familles desolées ; aux Orphelins, & aux Veuves. Car quoy qu’estant sortis de la bouë, ils ne soient, à bien dire, Parens de personne, ils croyent estre Heritiers de tout le Monde. Il n’est point d’Officier de la Couronne, point de Gouverneur de Place, dont ils ne pretendent que la succession leur appartienne. Ils ne pensent point estre en seureté, tant qu’il y a un Trou, & un Precipice, qui soit en la puissance d’un Autre.

Vostre altesse me fait signe que cette Description luy a plû : C’est qu’elle aime la Verité, quelque negligée, & en quelque desordre qu’elle puisse estre : Elle l’auroit trouvée belle, & les pieces de la Description seroient placées plus justement, si j’avois pris garde, de plus pres, aux Regles de l’Art. Mais la foule des choses rompt souvent les compas, & les mesures. Je represente, sans avoir dessein d’ajuster, ni d’embellir. Le Monde me fournit tout ce que je debite, qui ne desplaist pas à Vostre Altesse. Consultons encore, Monseigneur, la longue experience de ce vieux Monde, une experience, qui embrasse tant de Siecles, & tant de Païs. Demandons luy des nouvelles plus particulieres de ceux qui l’ont gouverné, en despit de luy ; de ces Gens, qui ont regné, sans Couronne, sans Droit, & sans Merite.

Telles Gens s’introduisent ordinairement à la Cour, par des moyens bas, & quelquesfois peu honnestes : Ils doivent quelquesfois le commencement de leur fortune, à une sarabande bien dancée, à l’agilité de leur corps, & à la beauté de leur visage : Ils se font valoir par des services honteux, & dont le payement ne se peut demander en public : Ils se mettent en credit, par la seule recommandation du Vice.

Leur dessein n’estant que de faire des propositions agreables, ils ne regardent point s’ils profitent, ou s’ils nuisent : Pourveu qu’ils plaisent, ce leur est assez. Et pour establir cét estroit commerce, qu’ils meditent, aveque le Prince, ils s’insinuënt dans son esprit, par l’intelligence qu’ils taschent d’avoir, aveque ses passions. Mais s’estant une fois emparez de son esprit, ils en saisissent toutes les avenuës, & n’y laissent pas seulement d’entrée à son Confesseur. Quelque foible & tendre que soit l’inclination qu’il a au Mal, ils l’arrosent, & la cultivent, avec tant de soin, que bien-tost il se forme un gros arbre, d’une petite semence, & une habitude violente & opiniastre, d’une legere disposition.

Ce sont des Petrones, & des Tigellins aupres de Neron : Ce sont des Advocats de la Volupté, qui plaident sa Cause, contre la Vertu, & y reüssissent beaucoup mieux que ne fit la Volupté elle-mesme, quand elle se presenta au jeune Hercule, & le harangua dans le Carrefour.

Il n’est pas croyable de combien de charmes ils se servent, sans employer ceux de la Magie, dont le Peuple ne laisse pas de les accuser. Bon Dieu ! combien sont-ils ingenieux à inventer de nouveaux plaisirs à une Ame saoule, & desgoustée ! Avec quelles poïntes, & quels aiguillons sçavent-ils resveiller la convoitise endormie, languissante, & qui n’en peut plus ! Pour cela ils ne manquent pas d’appetits extravagans, d’objets estrangers, & de viandes inconnuës. Ils en iroient plustost chercher, jusqu’au bout du Monde ; jusqu’au delà des bornes de la Nature ; jusques dans la licence des Fables. A leur dire, les Sybarites ont esté de grossiers Voluptueux : en matiere de delices, Naples, & Capoüe, les Corruptrices d’Annibal, n’y entendoient rien.

Toutefois, ils ne se rendent pas les Maistres, du premier coup : la Vertu & Eux disputent quelque temps de la Faveur, à la Cour d’un Prince de dix-huit ans : Tantost elle a le dessus, & tantost elle leur cede. Ils partagent, avec elle, les affections, l’esprit, & les heures. Burrhus est escouté ; Mais ils empeschent qu’il ne soit cru. Ils sont comme le contrepoids de Seneque ; Mais à la fin ils emportent tout à eux. Les Epicuriens destruisent autant, en trois jours, que le Stoïque avoit basti, en cinq ans. Au moins peut-on dire, qu’ayant pris la Place, ils desfont les Travaux piece à piece. Ils attaquent les bonnes parties de leur Maistre, l’une apres l’autre. Des pechez veniels, où ils ont trouvé cette jeune Ame, rendant du combat, & faisant de la resistance, ils la conduisent, de degré en degré, à la Tyrannie, & aux Sacrileges.

Au commencement, ils se contentent de luy souffler aux oreilles, qu’il n’est pas necessaire au Prince, d’estre si homme de bien ; qu’il suffit qu’il ne soit pas meschant ; Qu’il auroit trop de peine, à se faire aimer ; qu’il s’empesche seulement de se faire haïr ; Que la Probité solide & perpetuelle est trop pesante & trop difficile ; mais que son Image, qui ne charge point, a le mesme eclat que l’Original, & produit le mesme effet. Que, de temps en temps, un acte vertueux, qui ne couste gueres, fait bien à propos, peut entretenir la reputation. De là ils vont plus avant, & ne le laissent pas en si beau chemin : Apres luy avoir fait passer le Bien, pour indifferent, ils luy font trouver le Mal raisonnable : Ils donnent au Vice la couleur de la Vertu.

S’il luy prend envie de se desfaire d’un de ses parens, contre la defense expresse de la Religion de l’Estat, qui ne veut pas qu’on verse le sang de l’Empire, ils luy conseillent de le faire estrangler, avec la corde d’un arc, afin qu’il ne s’en perde pas une goutte, & que la Religion soit satisfaitte. S’il a un Inceste en teste, & que cet Inceste soit combatu de quelques remors ; ils viennent incontinent au secours de son esprit travaillé. Ils soulagent ses peines, par une subtilité merveilleuse ; luy representant, que veritablement il n’y a point de Loy, qui permette au Frere de coucher avec sa Sœur ; mais qu’il y a une Loy fondamentale de la Monarchie, & Maistresse de toutes les Loix, qui permet au Prince de faire ce qu’il luy plaist.

Pour authoriser les grandes fautes, ils ne manquent pas de grands Exemples. « Ce n’est pas en Turquie, luy disent-ils, & chez les Barbares, qu’il faut chercher des exemples : Le Peuple de Dieu, la Nation Sainte, vous en fournira plus qu’il n’en faut. Le Roy qui a basti le Temple, a esté aussi le Fondateur du Serrail, & on ne voit aujourd’huy, à Constantinople, que la copie de ce qu’on a veû autresfois, en Jerusalem. Vous vous contentez d’une seule femme ; Et le Sage par excellence, le Sage Salomon en a eu six cens, que l’Escriture Sainte nomme legitimes, sans compter celles, qui ne l’estoient pas. Mais vous avez bien oüi parler de la derniere volonté de David son Pere, & des belles choses qu’il ordonna, par son Testament. Je ne veux point vous exagerer ces choses : Considerez seulement par combien de Morts il conseilla à son Fils d’asseurer sa Vie.

Dans la Loy de Grace vous ne trouverez pas plus de douceur. Vous hesitez ; vous apprehendez de chasser un Frere, de mettre en prison un Cousin germain. Le Grand Constantin, ce tres-saint, tres-religieux, & tres-divin Empereur, comme il a esté appellé, par la bouche des Conciles, a bien fait plus, sans deliberer. Ne sçavez-vous pas qu’il fit mourir son propre Fils, au premier soupçon qu’on luy en donna ? Il est vray qu’il eut regret de sa mort, & qu’il reconnut son innocence : mais cette reconnoissance vint un peu tard, & son regret ne dura que vingt-quatre heures. Il crût en estre quitte, pour faire eriger, au Defunt, une Statuë, avec cette Inscription, à mon fils crispus, que j’ay fait mourir injustement.

Faites difficulté, apres cela, de vous descharger d’un fardeau, qui vous incommode ; d’oster de vostre chemin, un homme qui vous presse, dans le Monde, & qui vous marche, sur les talons ; un Cousin au troisiesme, ou au quatriesme degré ; qui a dessein de sauter tous ces degrez, pour se mettre en vostre place ?

Vous avez quelque consideration, pour le charactere & pour la personne des Ecclesiastiques, qui ne veulent pas vous rendre une obeïssance aveugle. Charlesmagne, qui est un des Saints de nostre Eglise, & un des Predecesseurs des Rois de France, n’eut pas le mesme respect que vous. Il tua de sa propre main un abbé revestu à l’autel, & prest de dire la Messe, qui luy avoit refusé je ne sçay quoy.

Vous espargnez l’Authorité absolüe ; Vous n’osez user de force, quand le bien de vos affaires vous le demande ; L’exemple du mesme Charlesmagne vous oste tout le scrupule, que vostre conscience vous pourroit donner. Quoy qu’on vous die de ses Capitulaires, il ne connoissoit point de meilleur, ni de plus grand droit que celuy des Armes : Le pommeau de son espée luy servoit de sceau, & de cachet. Ne pensez pas que j’en veüille faire accroire. Cecy est historique, & doit estre pris à la lettre : On trouve encore aujourd’huy des Privileges accordez, & des Donations de Terres faittes par ce bon & orthodoxe Empereur, presens Roland, & Olivier, qui sont seellées du pommeau de son espée, & qu’il promet de garantir, par le tranchant de la mesme espée. »

Il y a eu des Favoris ; je ne dis pas où, mais il y en a eu, qui ont fait au Prince ces dangereuses Leçons ; & je le sçay des Docteurs mesmes, qui leur avoient recueilli ces belles histoires.

S’ennuyant enfin de defendre des Crimes, qui n’ont point de Juge, & d’excuser une cruauté toute-puissante, ils ont dit franchement au Prince, que lors qu’il n’y avoit point d’exemple de quelque chose, il en faloit faire, que ce qui estoit inoüi, ne le seroit plus, quand il seroit fait ; qu’il estoit honteux à l’Authorité souveraine, de rendre raison de quoy que ce soit ; & messeant à qui a des Flottes, & des Armées, pour maintenir ses actions, de chercher des paroles, & des pretextes pour les deguiser.

Il n’y a point d’homme (c’est le langage des Sejans, & des Plautians) qui soit innocent en toutes les parties de sa vie, & qui en son ame ne haïsse ses Superieurs. Par consequent, le Prince ne sçauroit condamner que des Coupables, ni frapper que sur des Ennemis : Par consequent, il gratifie celuy à qui il oste le bien, de ce qu’il ne luy oste pas l’honneur, & de ce qu’il luy laisse la vie. Selon leurs Principes la Loyauté est une vertu de Marchand, & non pas de Souverain. Ils alleguent de je ne sçay quel Poëte, que dans le Ciel on met en mesme balance les sermens des Princes, & des Amants ; Que les Dieux se rient egalement des uns & des autres ; Que Jupiter commande qu’on les jette au vent, comme choses viles, & de nulle consequence.

Ainsi en bouffonnant, & en alleguant les Fables, ils persuadent tout de bon au Prince, qu’il n’est point obligé à sa parole, apres luy avoir persuadé qu’il n’est pas sujet, non plus, aux fantaisies, & aux visions des Legislateurs ; Ils soustiennent que c’est à luy à definir de nouveau aux Hommes, ce qui est bon & mauvais ; à declarer au Monde, ce qu’il veut qui soit juste & injuste à l’avenir ; à mettre le prix & l’estimation à chaque chose, aussi bien dans la Morale, que dans la Police.


VOilà comme se font les Tyrans. De ce germe, s’engendrent les Monstres. De ces commencemens, on vient à mettre le feu à Rome ; à faire une boucherie du Senat ; à deshonnorer la Nature, par ses desbauches, & à luy declarer la guerre par ses parricides. Les Complaisans sont les premieres causes de tant de malheurs ; & si ces Vents ne souffloient point, nous ne verrions point de ces tempestes. Ce n’est donc pas sans sujet, que nous en parlons avec quelque emotion, & qu’estant en bon estat de ce costé là, par la bonne conduite de Vostre Altesse, l’Humanité nous convie à compâtir aux peines des Estats malades, & des Peuples affligez. Mais ne nous contentons pas de les plaindre ; Revenons de la pitié à l’indignation.

Puisque, dans le Monde, il n’est point de bien de si grand usage, & qui se communique si unïversellement, qu’un bon Prince, ni de mal qui s’espande plus au long, & qui nuise davantage, qu’un mauvais Prince ; il n’y a point assez de supplices en toute l’estenduë de la Justice humaine, pour ceux qui changent ce Bien en Mal, & qui corrompent une chose si salutaire & si excellente. Il vaudroit beaucoup mieux qu’ils empoisonnassent tous les Puis, & toutes les Fontaines de leur Païs : Quand ils infecteroient mesme les Rivieres, on pourroit faire venir de l’eau d’ailleurs, & le Ciel en fourniroit tousjours quelques gouttes : Mais il faut boire icy de necessité, soit de l’eau, soit du venin. Contre ces maux domestiques, il n’est pas permis de se servir de remedes estrangers. Nous sommes obligez de demeurer miserables, par les Loix de nostre Religion, & d’obeïr aux Furieux, & aux Enragez, non seulement par la crainte, mais aussi par la conscience.

C’est pourquoy, puisque les personnes des Princes, quels qu’ils soient, nous doivent estre inviolables, & saintes, & que les characteres du doigt de Dieu font une impression, qu’il faut reverer, sur quelque matiere qu’elle soit gravée ; tournons nostre haine contre leurs Flateurs, qui nous jettent dans ces miseres sans ressource : Prenons nous-en aux mauvais Conseillers, qui nous donnent les mauvais Princes, & qui excitent les Innocens à tüer, & les Meurtriers à brusler les Temples. Car en effet leurs avis pernicieux encherissent tousjours, sur les resolutions qui ont esté prises. Leurs Maximes de feu & de sang asseurent & fortifient la Malice, quand elle est encore craintive & douteuse. Ils aiguisent ce qui couppe ; Ils precipitent ce qui panche ; Ils encouragent les Violens, quand ils courent à la proye : Ils eschauffent les Avares, apres nostre bien, & les Impudiques, apres nos femmes.


QUe s’ils rencontrent des naturels peu susceptibles de ces fortes passions, & esloignez en pareil degré du Vice, & de la Vertu ; s’il leur tombe, entre les mains, de ces Princes doux, qui n’ont ni pointe, ni aiguillon ; & qui ne sçauroient se porter au mal, parce qu’ils ne sçauroient remüer, de sa place, leur inclination paresseuse : Alors encore pis, pour les Peuples, qui ont à vivre sous eux : Car, abusant de la simplicité d’un Maistre facile, & de l’avantage que leur esprit a sur le sien, ils regnent eux-mesmes à descouvert ; Et ne le gardant que comme le Droit, & le Tiltre de leur injuste Domination, ils adjoustent à la pesanteur de la Tyrannie, la honte qu’il y a de la souffrir d’un Particulier.

Vous ne sçauriez vous imaginer les ruses & les artifices, dont ils s’avisent, pour en venir là, & pour s’assujettir tout-à-fait le Prince. Premierement la methode est de le picquer de gloire, en l’establissement de leur fortune. Ils luy font entendre, par diverses Sarbatanes, que ses Predecesseurs, qui n’estoient pas plus puissans que luy, ont bien fait de plus grandes Creatures ; Qu’il vaut beaucoup mieux elever des Gens nouveaux, qui n’ont point de dependance, & qui ne tiendront qu’à sa Majesté, que de se servir de Personnes de bonne naissance, & de probité connuë, qui ont desja leurs affections, & leur Parti : Qu’il y va de son honneur, de ne laisser pas ses Ouvrages imparfaits ; de travailler à leur embellissement, apres avoir establi leur solidité ; Qu’il doit les mettre en estat, de ne pouvoir estre desfaits que par luy. Que s’il cede aux desirs des Grands, qui ne veulent point de Compagnons ; & s’il contente les plaintes du Peuple, qui est ennemi de toutes les Grandeurs naissantes, il n’aura pas à l’avenir la liberté de faire du bien ; il sera contraint d’assembler les Estats generaux, pour disposer de la moindre Charge de son Royaume. Qu’apres tout, il ne peut abandonner une Personne qui luy a esté chere, sans condanner la conduite de plusieurs années, & rendre un tesmoignage public, ou de son aveuglement passé, ou de sa legereté presente.

Il est certain qu’ayant commencé d’aimer quelque chose, pour l’amour d’elle-mesme, le Temps adjouste incontinent nostre propre interest, au merite de la chose. Le desir que nous avons que le Monde croye, que toutes nos elections sont bonnes, apporte de la necessité à une action, qui estoit volontaire auparavant. De sorte que ce qui s’est fait, contre la raison, ne pouvant estre justifié que par la constance, nous ne pensons jamais en faire assez : Et sur cette creance que nous avons, quand nous serions resolus de ne continüer pas nostre affection, il semble que nous sommes obligez de deffendre nostre jugement.

Or si ces considerations peuvent esbranler les Esprits fermes, & font quelquesfois faillir les Sages, il n’y a pas dequoy s’estonner, si elles renversent aisément un Prince foible, qui n’use que de raison empruntée, & qui se laissera tousjours persuader, à une fort mediocre eloquence, pourveu qu’elle favorise son inclination.

Le voilà donc engagé, dans l’agrandissement du Sujet qu’il aime : Il n’en parle plus que comme de son Entreprise, & de sa Fin. Le voilà Idolatre, sans y penser : Il adore ce qu’il a fait, & fait comme les Statüaires d’Athenes, qui faisoient leurs Dieux de leurs Ouvrages. Ses pensées, qui ne devroient s’occuper qu’à la Gloire, & n’avoir pour objet que le salut du Public, aboutissent toutes à ce beau Dessein. Il luy ouvre ses coffres, & luy verse ses thresors, autant pour faire despit aux autres, que pour luy faire du bien. Il luy a desja donné toutes les charges de son Royaume, & tous les ornemens de sa Couronne : Il ne luy reste plus que sa propre personne, à luy, donner. Ce qu’il fait finalement, avec une si absoluë & si entiere resignation, qu’il n’est point d’exemple, dans les Monasteres, d’une volonté plus sousmise, & d’un plus parfait renoncement de soy-mesme.

On ne le montre que quand on a besoin de sa presence, pour authoriser les conseils, ausquels il n’a point eu de part ; & il est content de ne paroistre que pour cela. On l’amuse à de petits divertissemens, indignes de sa condition, & de son âge ; Mais si on luy bailloit des poupées, pour se joüer, il ne s’en offenseroit pas. On luy change tous les jours ses Domestiques, & il le trouve bon : On oste d’aupres de luy tout ce qui parle, & il ne songe point à quel dessein : On luy fait une Cour toute neuve, & il la reçoit : On ruïne sous divers pretextes, ce qu’il y a d’Eminent & de Vertueux en son Estat, & il y preste son consentement.

Contre les moins endurans, & les plus difficiles au joug, on employe les armes & la force ouverte : on attaque les Riches & les Paisibles, par des Accusateurs & des Calomnies. A ceux que les services maintiennent, & dont la fidelité est sans reproche, on donne des Commissions ruïneuses, ou de meschantes Armées, pour aller attaquer de bonnes Places, afin qu’ils perdent leur reputation, ou qu’ils se perdent eux-mesmes. On chasse les uns, par un commandement absolu de se retirer ; on bannit les autres, par une Ambassade ; et, en la place de tous tant qu’ils sont, le Courtisan ambitieux met des personnes à sa devotion, qui ne regardent jamais au delà de leur Bienfaiteur, & s’arrestent à la plus proche cause de leur fortune.

Ainsi le pauvre Prince demeure à la merci, & à la discretion de son Favori, ne jette pas un souspir, dont un Espion ne luy rende conte, ne profere pas une parole, qui ne luy soit rapportée. Si bien qu’au milieu de la Cour, il est dans les ennuis de la Solitude. Il ne voit plus rien à l’entour de sa Personne, qui soit de sa connoissance, & n’a pas une oreille fidele, à qui il puisse dire, Je souffre. Mais aussi il est engagé si avant, qu’il n’y a point de moyen de s’en desdire. L’autre luy a rendu tout le Monde, ou ennemi, ou suspect, afin qu’il ne se puisse fier qu’en luy. Par une longue possession des affaires, dont il n’a fait part à personne, n’y ayant plus que luy seul qui les entende, & qui connoisse l’Estat, il devient enfin un Mal necessaire, & dont le Prince ne se peut guerir, que par un remede dangereux.

De cette façon en pleine paix, estant bien avec tous ses Voisins ; ne paroissant aucun Ennemi estranger, sur la Frontiere, sans avoir donné un coup d’espée, ni s’estre hazardé plus loin que du Palais à la Ruë, il se voit miserablement tombé en la puissance d’autruy, qui est le pis qui luy pourroit arriver, apres la perte d’une Bataille. Le moment malheureux auquel il a commencé d’aimer, & de croire plus qu’il ne faloit, l’a reduit à cette deplorable extremité. Et, à parler sainement, la Journée de Pavie ne fut pas si funeste à François premier, ni la prise de Rome à Clement septiesme. Car si leur disgrace fut grande, pour le moins elle ne fut pas volontaire : S’ils perdirent leur liberté, ils conserverent, dans leur affliction, la grandeur de leur courage ; & s’ils furent faits prisonniers, ce fut d’un grand Empereur leur Ennemi, & non pas d’un de leurs petits Sujets. Il n’est point de si miserable, de si sale, de si infame captivité, que celle du prince, qui se laisse prendre dans son Cabinet, & par un des Siens : Il ne sçauroit exercer une plus lasche patience, ni estre malheureux plus honteusement.

Je dis bien davantage. Lors qu’un Roy mange son Peuple, jusques aux os, & qu’il vit en son Estat, comme en Terre d’Ennemi, il ne s’eloigne point tant du devoir de sa Charge, que quand il obeït à un autre. La Tyrannie est bien differente, de la Royauté ; Toutesfois elle luy ressemble beaucoup plus, que ne fait la Servitude. C’est au moins quelque forme de Gouvernement, & une façon de commander aux hommes, encore qu’elle ne soit pas la plus parfaitte de toutes. Mais si un Souverain se donne en proye à trois ou quatre petites gens, & ne se reserve, ni la disposition de sa volonté, pour suyvre ses inclinations, ni l’usage de son esprit, pour connoistre ses affaires ; En ce cas là, je ne sçay pas quel nom luy bailler, & il n’y a point de plus miserable Interregne que sa Vie, durant laquelle il ne fait rien, & fait tous les maux qui arrivent à son Peuple.

En cét estat là, il est mort civilement, & s’est comme deposé soy-mesme, Ce n’est plus que son Effigie que l’on sert en public, à qui on rend quelques devoirs de parade, & de coustume ; à qui on fait force reverences inutiles. On ne s’attache plus à la Puissance legitime & naturelle : On en suit une autre, qui est estrangere, & usurpatrice ; qui est née de la premiere, par une voye violente, & comme par adultere. On quitte la Royauté, pour courir apres la Faveur, de laquelle les Arabes disent, que c’est une Fille, qui tuë bien souvent sa propre Mere.

La belle chose que c’estoit, de voir autrefois un Roy de Castille, qui n’osoit aller à la promenade, ni prendre un habillement neuf, sans la permission d’Alvare de Lune ! Il faloit qu’il obtinst de luy, toutes les graces que luy demandoient les autres : Le plus qu’il pouvoit, c’estoit de recommander ses Serviteurs à son Favori, & de faire office pour ceux qu’il aimoit. La belle chose que ce seroit, de voir un Courtisan, comme celuy-là, qui revoquast les Elections du Prince, & redonnast les Charges, que son Maistre auroit desja données ! La belle chose, s’il trouvoit mauvais que son Maistre voulust lire, une fois en sa vie, un papier, qu’il luy auroit presenté à signer ; s’il se plaignoit que c’est offenser sa fidelité, & oublier ses services !

Mais ce seroit bien une plus belle & plus excellente chose, si cét Homme qui regne, dans l’esprit du Prince, & qui commande souverainement à ses Sujets, obeïssoit luy-mesme à une Maistresse. Que seroit-ce, si l’Amour gouvernoit la Politique, & si la fortune de tout un Royaume estoit le joüet d’une Femme desbauchée ? Car il est vray que telles personnes se sont moquées estrangement de l’authorité des Loix, & de la majesté des Empires. Plus d’une fois elles ont mis sous leurs pieds les Couronnes & les Sceptres ; Elles ont pris leur plaisir, & leur passe-temps du violement de la justice, de l’exercice de la Cruauté, des miseres & des afflictions du Genre humain.

Laissons pour ce coup les Histoires qui font horreur, & qui blessent l’imagination par la memoire : Ne parlons point du sang que ces Femmes ont fait verser : Supprimons le Terrible & l’Espouventable de leurs Tragedies, & ne disons que ce petit mot de leur belle humeur. Il s’en est veû une il n’y a pas long temps, montée à un si haut degré d’insolence, qu’ayant esté sollicitée pour quelque affaire, qu’on luy representoit juste & facile, afin qu’elle s’y employast plus volontiers, elle respondit avec une fierté digne de sa Nation, & du païs d’où nous sont venus les Rodomontades, qu’elle n’usoit point si foiblement de son credit, qu’un autre pourroit servir en cette occasion, & faire les choses justes & possibles ; que pour elle, elle n’avoit accoustumé d’entreprendre que les injustes, & les impossibles.

Combien de malheurs, à vostre opinion, en suite de celuy-là ? Combien se commettent de violences à l’ombre de cette injuste Fortune ? Et le Courtisan a-t’il un Valet, qui ne croye avoir droit de mal-traitter les personnes libres, & d’estre impunément outrageux, en alleguant le nom de son Maistre ? Y a-t’il des gens aupres de luy, qui pour le moins ne pillent, s’ils s’abstiennent de tüer ; qui ne vendent sa veüe & ses audiences ; qui ne s’enrichissent que du rebut de son avarice, & des superfluitez de sa Maison ?

Cependant le Prince ne peche point, & ne laisse pas d’estre le Coupable : Son ignorance ne luy peut point estre pardonnée : Sa patience n’est point une vertu ; & le desordre, ou qu’il ne sçait pas, ou qu’il endure, luy est imputé devant Dieu, tout de mesme que s’il le faisoit. Et partant, avec beaucoup de raison, le Prince, qui a esté selon le cœur de Dieu, luy demande, en termes expres, & dans la ferveur de ses plus ardentes prieres, qu’il le nettoye des choses cachées ; qu’il le delivre des pechez d’autruy. Ce dernier mot ne veut-il pas dire que les Rois ne se doivent pas contenter d’une innocence personnelle, & particuliere ; qu’il ne leur sert de rien d’estre justes, s’ils se perdent par l’injustice de leurs Ministres ?

Et à ce propos, je ne veux pas oublier une saillie assez bonne, que fit, du temps de nos Peres, un Religieux Italien, preschant devant un Prince du mesme païs. Estant au milieu de son Sermon, où il avoit traitté du devoir des Souverains ; & s’ennuyant de demeurer trop long temps, dans la These generale, il en sortit tout d’un coup, par ces paroles, qu’il adressa à celuy qui l’escoutoit.

« J’ay eu, luy dit-il Monseigneur, une estrange vision la nuit passée. Il m’a semblé que la Terre s’est ouverte devant moy, & que je voyois distinctement, jusques dans son centre. J’ay consideré les peines de l’autre Vie, & tout ce terrible attirail de la Justice de Dieu, dont mon imagination n’est pas encore bien rassurée. Parmi les Meschans des Siecles passez, j’en ay reconnu quantité de celui-ci. Les Calomniateurs, les Meurtriers, les Impies, les Hipocrites y accouroient, à grosses trouppes, & se pressoient au bord de l’Abisme. Mais ayant observé en leur vie de visibles marques de leur reprobation, je n’ay point trouvé estrange de les voir arrivez, où je les avois veû s’acheminer. Ce qui me donna un estonnement extreme, ce fut, Monseigneur, que je vous apperceus dans cette malheureuse foule, qui se perdoit ; Et comme tout saisi, & tout interdit que j’estois, par la nouveauté d’une rencontre si peu attenduë, je m’escriay à votre Altesse ; Est-il possible qu’on se damne, en priant Dieu, & que vous alliez en Enfer, vous, Monseigneur, qui estes le meilleur & le plus religieux Prince du Monde, Votre Altesse me respondit là dessus en souspirant, Je n’y vais pas, mon pere, mais on m’y meine. »


LA fertilité de cette matiere est si grande, qu’elle nous fourniroit dequoy parler, toute la semaine prochaine. Mais il faut finir avec celle-cy, & conclurre, Qu’il y a assez de distance, entre le Souverain & les Personnes privées, pour les elever bien haut, & les laisser tousjours au dessous de luy. Il est bon que le plus proche du Prince, en soit extremement eloigné : il est a propos qu’il y ait quantité de choses, que le plus aimé ne puisse pas.

La Justice souffre la Faveur ; nous l’avons avoüé il y a long temps. La Raison ne destruit point l’Humanité ; ne s’oppose point aux affections honnestes ; ne condamne point la familiarité, & la confidence. La Philosophie, & le Christianisme s’accordent en tout cela avec la Nature, & le Fils de Dieu, quand il s’est fait Homme, a authorisé tout cela, par son exemple. Qu’il y ait donc un Favori, à la Cour ; le Ciel & la Terre le permettent : Qu’il y ait un Homme, nous le voulons bien, qui soit le Confident du Prince ; mais qu’il n’y ait point d’Homme, qui obsede jour & nuit le Prince ; qui se l’approprie, par une violente usurpation ; qui voulant avoir, luy seul, un bien qui doit estre à tout le monde, exerce la mesme injustice, que s’il cachoit le Soleil à tout le monde ; que s’il fermoit les Temples à tout le monde.

Que le Prince envoye, tant qu’il luy plaira, une reflexion de sa Grandeur, sur les Sujets, qui ont trouvé grace devant ses yeux ; Qu’il leur communique des rayons de sa puissance : Mais qu’il ne la transfere pas toute entiere, en leur personne ; Mais qu’il ne se desface jamais du Globe de la Lumiere : Que sa liberalité enrichisse les Particuliers, pourveû qu’elle n’appauvrisse pas son Royaume : Que ses bien-faits decoulent abondamment, en quelques endroits, pourveû qu’il soit Maistre de la Source.

Voicy la Response que me rendit, sur ce sujet, l’Oracle des Païs-Bas, le sçavant & sage Juste Lipse, lors que je le consultay à Louvain.

« Faut-il que le Roy, & celuy qui regne soient tousjours deux Personnes differentes ? Faut-il corriger tous les Edits, & changer un mot, en toutes leurs dattes ? Où il y a de nostre Regne le dixiesme, le quinziesme, effacera-t’on nostre Regne, pour y mettre nostre servitude, ou pour le moins nostre sujetion ? Ce n’a pas esté l’intention de Celuy, qui a fondé les Monarchies, qu’on abusast si vilainement de la Souveraineté, qu’on la remüast ainsi de sa place ; qu’elle ne fust jamais, où elle doit estre. La Puissance souveraine est de la nature de ces choses, qui sont à nous de telle façon, que nous ne les pouvons donner à autruy, ni les separer de nous-mesmes. Elle est legitime, tant qu’elle demeure dans les mains de ceux qui l’ont receuë de la Loy de l’Estat ; Mais la mesme Loy veut qu’elle ne puisse passer d’une personne à l’autre, que par le moyen de la naissance, ou par l’election des Peuples. » Ici finit la response de l’Oracle de Louvain.

Nos sages Predecesseurs ont esté sages en cecy, aussi bien qu’au reste. Comme ils n’ont pas fait la Couronne eslective, en faveur d’eux-mesmes, ils ne l’ont pas voulu rendre proprietaire, en faveur du Roy, ni la luy commettre si absolument, qu’il fust en sa puissance d’institüer un heritier, comme on en voit des Exemples, dans les Histoires des autres Païs : Ils n’ont pas voulu que le Roy peust resigner le Royaume à son plaisir, & à qui bon luy sembleroit ; qu’il le peust leguer en tout, ou en partie. Mais au contraire, par une Loy, qui est de mesme âge, & de mesme force que la Salique, ils ont ordonné qu’il seroit inalienable, & indivisible.

Et les Politiques qui se sont le plus licentiez, ces Docteurs insolens & temeraires, qui ont faït le proces à leurs Juges, ayant eu la hardiesse de toucher, par leurs Escrits, aux Oints du Seigneur, & de traitter de la deposition des Rois ; mettent expressement ce cas, auquel les Sujets ne sont plus tenus de reconnoistre le Prince ; quand luy-mesme, disent-ils, reconnoist une authorité Estrangere, & se fait Tributaire de quelqu’un. Tant ils ont estimé toute sorte de sujetion, & de dependance, peu compatible aveque la Royauté. Et qu’est la Royauté, adjoustent-ils, que la vaine magnificence d’une Feste, & qu’une monstre de Ceremonie, si celuy qui l’exerce a un Superieur, ou un Compagnon ?

Pour moy je ne vay pas si avant. Je me contente de dire qu’il y a quelque chose de plus noble, dans la Presomption, que dans la Foiblesse ; & que pareils exces sont moins à blasmer que pareils defauts. Ceux qui marchent à l’avanture, dans un Païs inconnu, & qui s’attachent trop à leur opinion, valent encore mieux que ceux qui suyvent des guides aveugles, & qui tombent, par docilité. Il y a dans les Fables, des Heros qui ont esté Furieux ; Mais il n’y en a point qui ayent esté Imbecilles ; On y voit quelquesfois le desbordement de leurs passions, mais il ne s’y parle jamais de la stupidité de leur esprit.

Que seroit-ce en effet, Monseigneur, d’estre en mesme temps au plus haut degré des choses humaines, & au dernier estage des hommes ; de s’appeller Sa Majesté, & Son Altesse, & de n’avoir rien que de petit & de bas ; d’avoir besoin d’un Curateur, sur le Throsne, & d’un Pedagogue, dans le Conseil.

Dieux, envoyez ce Mal aux Peuples de l’Asie ;

Mais il faut parler plus Chrestiennement, & plus charitablement. Finissons par une priere, qui comprenne l’Asie, comme l’Europe, & qui embrasse le bien general du Monde. Destournez, Seigneur, de tous les Estats un mal, qui est cause de tant d’autres maux : Ne refusez pas aux Souverains cet esprit de commandement, et de conduitte, qui leur est necessaire, pour gouverner : Donnez leur assez d’intelligence, pour se bien conseiller eux-mesmes, ou pour bien choisir leurs Conseillers.


FIN.