Aristippe, ou De la Cour/Discours quatriesme

Augustin Courbé (p. 87-88).

DISCOURS QUATRIESME.



MOnsieur le Landgrave ne manqua pas de se faire porter, le lendemain, à l’heure ordinaire, dans la Chambre de la Conversation. Apres avoir tesmoigné à Aristippe, la satisfaction qu’il avoit euë du dernier Discours, il le pria de ne passer point à une nouvelle matiere, sans achever celle qu’il avoit laissée imparfaitte. Aristippe luy obeït, & parla à peu pres en cette sorte.
On ne sçauroit croire, combien la Raison s’égare ; Je parle de la plus droitte, & de la mieux eclairée ; & combien les Hommes se trompent ; Je dis les plus habiles, & les plus intelligens. Qu’il y a loin des paroles à la chose, & que ce n’est pas tout un, de produire que de concevoir ; d’executer que de discourir !

Dans la conception, & dans le discours, il semble que tout rit, & que tout veut plaire : Il n’y a que de la joye, & du chatoüillement, pour l’esprit, qui fait un exercice agreable, en cherchant ce qu’il desire, & croyant avoir trouvé ce qu’il cherche. En cet estat là, il reçoit comme les premiers plaisirs de l’amour : Il gouste les douceurs, qui naissent des nouvelles Opinions, & de la descouverte de la Verité, ou de quelque chose qui luy ressemble. Tant que l’esprit pense, & tant qu’il raisonne, personne ne le trouble, en la possession de son objet : Il est maistre des desseins, & des entreprises : Il court apres de belles idées, qui se laissent prendre,

comme il veut ; & ne rencontrant, ni de contradiction, ni de resistance, il joüit de la pureté du bien intellectuel, qui ne s’est point encore alteré, par l’action.

Mais ce n’est pas tout que cela ; Il faut enfin quitter ces lieux enchantez, & sortir de ces espaces vagues, pour entrer dans le veritable Monde. Il faut mettre la main à l’œuvre, & agir, apres avoir medité. Et c’est alors que les choses prennent une nouvelle face, & qu’elles ne sont plus si belles, ni si aisées. C’est alors, que l’ame est dans le travail, & dans les tranchées de l’enfantement ; C’est en ce temps-là que les penibles effets succedent aux raisonnemens voluptueux, & que ce qui paroissoit ami & favorable, dans la penseé, se revolte, & devient contraire, dans l’operation. Ce n’est plus le Marchand au Port, qui trafique sur la Carte, & se propose des gains sans danger, & une navigation sans orage : C’est un Faiseur de vœux, au milieu de la tempeste ; qui se repent d’estre parti du logis ; qui jette sa marchandise, en la Mer ; qui cherche une planche, pour sauver sa vie.

Les Vents ne se levent point, contre les paroles, & les deliberations ne vont point donner, contre les Escueils. Le Cabinet est un lieu de paix & de repos, où l’on trace, & où l’on figure tout ce qu’on veut : Mais d’ordinaire, on y trace, & on y figure des choses, qui sont absentes, & des objets qui sont esloignez. D’ailleurs, la peinture a beau representer la chose, ce n’est pas elle pourtant : Il y a tousjours de la difference : Et il ne faut qu’un commencement de passion, qu’un foible boüillon de cholere, qu’une legere teinture de honte, qu’une petite grimace, pour gaster toute la ressemblance, & pour faire une autre chose, voire une chose contraire, de celle qu’on estimoit la mesme, ou pour le moins la semblable.

Je laisse, Monseigneur, à vostre pensée, la seconde partie de cette comparaison ; & conclus que les affaires ont des jours, des biais & des postures, qui ne se voyent, & ne se remarquent que dans les Affaires ; qui broüillent tous les traits, & toutes les notions, qu’on s’en estoit formées, hors de là. Ce sont certains mouvemens, & certains temps, qui nous rendent mesconnoissable nostre propre connoissance : L’estude ne sçauroit les prevenir ; Le discours ne les peut separer de l’action : Ils y tiennent & s’y attachent si fort, qu’il n’y a point de moyen de les en desprendre ; & d’autre part, ils passent si viste, & si imperceptiblement, qu’il est impossible de les copier.

Les Romains ont voulu le dire, quand ils ont dit, qu’on devoit deliberer avec l’Occasion, & en la presence des Affaires ; qu’on se devoit conseiller avec l’Ennemy, & se resoudre sur sa mine, & sur sa contenance ; que le Gladiateur prenoit conseil, dans l’Amphitheatre ; que quelquefois il faloit ravir le conseil, plustost que le prendre.

Cela s’entend principalement à la Guerre, & des actions militaires : Mais il y a de la guerre, qui le croira ? mesme dans les actions paisibles & desarmées : Il faut combattre, par tout, de façon ou d’autre ; Et la Doute, l’Objection, la Raison contraire ne nous attaquent pas tousjours de front, ni a descouvert ; Elles sont souvent aux aguets, & aux embusches.

Les difficultez qui s’estoient cachées à nostre esprit, se presentent subitement à nos yeux. Le temps fait naistre ses empeschemens ; les Hommes les leurs. Une seule circonstance change toute la nature de l’Occasion. Apres avoir conclu, il arrivera cecy ou cela ; ni cecy ni cela n’arrive ; mais un troisiesme evenement, qui met la Prevoyance en desordre, & les Conjectures en confusion.

Le deffaut est dans l’estoffe, & non pas dans l’Entrepreneur : L’Art sera bien entendu, & le dessein bien conduit ; Mais les instrumens seront mauvais ; mais le marbre & le bronze seront gastez. D’ailleurs, mille accidens, je ne sçay quels, peuvent sortir de, je ne sçay où. Il peut venir des malheurs du Ciel, & de dessous Terre : Un esclat de foudre peut ruïner les materiaux : Un vent renfermé peut faire sauter le travail en l’air. Et s’il en faut croire un ancien Poëte, les Dieux se veulent quelquefois ebattre : Ils prennent leur plaisir & leur passetemps, à se joüer des pensées des hommes.


LA bonne, & la mauvaise Politique sont egalement sujettes à ces derniers inconveniens, & rien ne se peut asseurer, contre le Ciel. Mais sans que le Ciel s’en mesle, la Politique, de laquelle nous parlons, ne laisse pas d’estre malheureuse. Elle voit les cheutes, & les ruïnes de ses Ouvrages, en les bastissant ; ou plustost elle n’en voit que les plans & les projets, parce qu’elle desseigne plustost qu’elle ne bastit. Elle se figure des Affaires & des Entreprises, comme on s’est figuré autresfois des Republiques, & des Princes ; qui n’estoient qu’en esprit, & ne pouvoient estre que par miracle. Que sont-ce en effet, ces Affaires, & ces Entreprises, que de hardis, & de magnifiques songes, qui flattent la Partie imaginative, & amusent inutilement la Raison ? Que sont-ce que des contes admirables, & des Histoires impossibles ?

Les Speculatifs composent ainsi des Romans, dans les Conseils, & font des Propositions à peu pres semblables à celles de cet Artisan, si fameux dans l’Histoire d’Alexandre. Comme vous sçavez, il trouva les Colosses petits, & les Pyramides basses. Il voulut tailler une Statuë, qui dans une de ses mains porteroit une Ville, & verseroit une Riviere de l’autre.

Ceux-cy resvent aussi magnifiquement, & leurs pensées ne sont pas moins vastes, ni moins desreglées. Il n’y a point de proportion de la grandeur de ce qu’ils conçoivent, à la mediocrité de ce qui est faisable. Les matieres ne sont point capables de leurs formes, & leurs pieces ne se peuvent joüer, parce qu’elles ne se peuvent accommoder au Theatre. Il y faut trop d’engins, & trop de machines. Pour de telles pieces, il n’y a point d’Acteurs, en toute l’Europe : La representation en seroit difficile au Roy de Perse, & ils prennent, pour cela, le Prince de la Mirande.

Ne vous imaginez pas, Monseigneur, que je veüille rire. Au premier voyage que je fis en Italie, je vis un de ces beaux Esprits, qui proposa la conqueste de la Grece, à un Prince qui n’estoit gueres plus puissant que celuy, que je viens de vous nommer. Mais vostre Altesse remarquera, s’il luy plaist, en passant, que le Pere de ce bel Esprit estoit de Naples, & sa Mere de Florence, & qu’ils avoient eu soin, de le faire nourrir à la Cour de Rome. N’est-il pas vray qu’il choisissoit un moyen bien proportionné à sa fin ; & qu’il suscitoit un grand Ennemy au grand Turc ? Ne faloit-il pas qu’il fust asseuré de beaucoup de Miracles, pour penser faire quelque chose de si peu de forces ?

Il faut pourtant avoüer la verité, à son avantage ; Je ne vis jamais d’imagination si fertile, ni si chaude, que la sienne. Il ne se pouvoit voir de raisonnement plus viste, ni qui courust plus de païs, ni qui revinst plus difficilement au logis. Mais cette fertilité, & cette estenduë ne faisoient que fournir matiere à l’extravagance, & donner plus d’espace à des pensées folles. Plus sa raison alloit loin, plus elle s’eloignoit de son but.

Apres une longue Conference, que j’eus aveque luy, je reconnus que ce grand dessein, qu’il appelloit l’Interest de Dieu, & l’Affaire de la Vierge Marie ; & qu’il alloit solliciter à la Cour des Princes, n’avoit, pour fondement, que le desir d’une intelligence avec les Cosaques, l’esperance de quelque revolte en quelque lieu, la parole d’un Hermite Grec, & la vision d’un Melancholique. C’estoit neantmoins, comme je vous ay dit d’abord, un fort bel Esprit. Il y avoit grand plaisir à l’escouter ; & hors de Constantinople, & de la Grece, autour de laquelle tournoit son

extravagance, il ne laissoit pas d’estre Sage, sur d’autres matieres. Je luy ay oüi rendre des Oracles, & dire des choses qui me sembloient revelées ; tant je les trouvois au dessus de la portée ordinaire de l’esprit humain.

Il pechoit seulement en subtilité : Il avoit trop de ce qui eleve, & qui remuë, & trop peu de ce qui fonde, & qui affermit ; Son repos mesme estoit agité : Il dictoit des depesches, en disnant : il dormoit les yeux ouverts : Et je vous feray dire, Monseigneur, par un de ses Domestiques, qui vit encore, & qui couchoit d’ordinaire dans sa chambre, que de ces yeux ouverts, il sortoit des rayons si affreux, que souvent il en eut peur, & qu’il ne s’y accoustuma jamais bien.

A un Homme fait de cette sorte, on pourroit donner, pour bien gouverner, le mesme advis qu’on donna à cet autre, pour se bien porter. Il faudroit luy dire, s’il vouloit laisser parler le monde, « Espaississez vous un peu le sang. Temperez vostre feu, par vostre flegme. N’usez pas de toute vostre raison : Ne soyez pas tout intelligence, & tout lumiere. Faites-vous beste quelquefois, ou pour le moins semblable à la beste : c’est à dire arrestez-vous au plus proche objet, & joüissez, d’aujourd’huy, sans vous tourmenter tant de, demain. Ne vous laissez point accabler l’esprit à cette Prevoyance infinie, qui va chercher les maux, jusqu’au bout du Monde, & jusques dans la derniere Posterité, qui se jette si avant dans l’Avenir, qu’elle en quitte le Present, & abandonne les choses qui sont, pour celles qui peuvent estre. »

N’avez-vous point oüi parler de l’ame de ce Philosophe, laquelle d’ordinaire sortoit de son corps, pour aller faire des courses, & des voyages ? Un jour que cette ame vagabonde voulut retourner, comme de coustume, elle ne trouva plus de corps, qui fust en estat de la recevoir, parce que le sien avoit esté assassiné, dans l’intervalle qu’elle s’estoit éloignée de luy. Si la Grece n’est pas menteuse, ce pauvre Philosophe medita plus long temps qu’il ne faloit, & sa meditation luy cousta la vie.

Mais voicy le sens moral de la Fable : Elle veut dire que si nous voulons vivre, il ne faut pas nous destacher tout à fait du corps, ni nous separer de la matiere. Il ne faut pas que nostre raison s’eloigne de nostre interest present, & de l’affaire dont il s’agit : Il ne faut pas qu’elle pense courir à tout, & emporter tout ; ni qu’elle s’imagine de battre le Turc, avec des paroles, & de conquerir le Monde, par subtilité.

En certaines occasions, prenons une ame du Septentrion, où il entre plus de terre que de feu, & quittons cet esprit d’Orient, dont le feu est si subtil, qu’il semble plustost estre illusion que verité. Desfions nous de l’eloquence d’Athenes, & de la sagesse de Florence : Celle-cy n’a de rien servi à ceux qui l’ont pratiquée, & ses Docteurs sont devenus esclaves, en l’enseignant. Je vay bien plus avant ; Ce qui s’appelle, delà les Monts, la Furie Françoise, a plus d’une fois reüssi tres-utilement, delà les Monts : Je ne dis pas à la Campagne, & à la Guerre : Je dis à Rome, Je dis dans le Conclave ; qui est la grande Affaire de Rome ; qui est le Champ de la Politique ; qui est le Theatre de la Prudence.

Mais voicy dequoy bien estonner la subtilité perpetuelle, & le raisonnement sans fin de nos Distillateurs des Maximes de Tacite : Voicy quatre paroles, sans plus, pour opposer à tout le babil de cette insolente Politique, qui en despit du Destin, & à l’exclusion de Jupiter, voudroit presider au Gouvernement des choses humaines.

C’est la Prudence elle-mesme, qui nous conseille de ne prendre pas tousjours ses conseils. Elle nous avertit qu’elle ne se mesle point de regler les Extremitez, ni de conduire le Desespoir ; Elle nous dispense, en quelques rencontres, de ce qu’elle nous avoit ordonné, en d’autres : Sans l’offenser, nous pouvons aller à travers champ, quand il y a du peril, à droit & à gauche ; & essayer si un excez nous guerira, quand les remedes ont mal operé ; & nous jetter, entre les bras de son Ennemie, quand elle n’est pas assez forte, pour nous defendre.

Ainsi, comme vous voyez, on peut estre imprudent, du consentement de la Prudence. Et à ce propos, il n’y aura point de mal que je die à vostre Altesse, ce qui m’arriva un jour traittant avec un Seigneur François, qui jusques alors avoit esté extremement heureux, & qui neantmoins avoit de la peine à prendre parti, dans une occasion, où il faloit un peu hazarder. Estant pressé de conclure, & de se resoudre, Ouy, dit-il, mais si je le fais, je donneray beaucoup à la Fortune. Je ne pûs pas m’empescher de luy respondre ; Vous devez tant à la Fortune, Monsieur, vous avez tant receu d’elle : Ce ne sera donc pas luy donner beaucoup, ce ne sera que luy rendre quelque chose.

Et de fait, comme la Fortune va d’ordinaire, où elle a accoustumé d’aller, & ne veut pas perdre ses premiers bienfaits, elle veut aussi que ceux qu’elle favorise se fient en elle ; Elle veut qu’ils fassent quelques avances, & qu’ils ne luy demandent pas raison de toutes les choses qu’elle fait. Il ne faut pas estre tousjours si regulier, & si methodique : Il faut estre hardi, pour estre heureux. Mais ce ne sont pas proprement ceux, dont nous parlons aujourd’huy, qui manquent de courage, & de hardiesse. Nous verrons ces Sages timides, dans nostre premiere Conference, où j’essayeray de faire leur portrait, de memoire. Vostre Altesse me l’a ainsi ordonné : Elle veut absolument que je me souvienne de tout ce que je voulois oublier.