Ariane ou Le chemin de la paix éternelle/Chapitre 1

Édition Montaigne (p. 47-54).
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Une forêt de cèdres.

Le soir.

Sept jeunes hommes et sept jeunes filles marchaient, se tenant par la main.

Ils étaient venus de l’Attique, sur un navire aux voiles noires.

Et l’un d’eux était Thésée, fils d’Aegée, fils de Pandiôn, fils de Kekrôps, fils d’Erekhthée.

Palmes vertes ! couronnes de chêne ! cris ! triomphes ! lauriers ! mains tendues ! accompagnez le Héros…

Accompagnez le Héros…

Ils étaient venus de l’Attique sur un navire aux voiles noires.

Et tous, durant la traversée funèbre, ils s’étaient fiancés deux à deux pour se retrouver au delà de la mort dans les molles prairies d’asphodèles.

Au delà de l’horrible mort que leur destinait le Taureau humain, fruit de la honte de Pasiphaë.

Ils s’étaient fiancés. Cependant deux d’entre eux restaient solitaires : le héros Thésée, confiant en ses mains, et la vierge Myris qui marchait auprès de lui.

Et le soir montait de la terre.

Sous le feuillage horizontal des cèdres, à travers la forêt clair-plantée, les rayons allongés du couchant s’étendaient comme des lames d’épées impalpables et transparentes.

Les condamnés, deux à deux, traversaient lentement ces grandes armes du soleil. Ils savaient exactement combien ils en rencontreraient jusqu’à l’entrée du Labyrinthe. Et après la dernière ce serait la nuit terrible.

Du moins, ils le croyaient ainsi, mais Thésée, et Myris en lui, avaient d’autres certitudes.

Ils marchaient.

Ils marchaient.

Ils arrivèrent enfin.

Mais ils n’avaient pas encore dépassé le dernier rayon du soleil quand ils entendirent, en arrière, un pas rapide sur les feuilles mortes.

Ils se retournèrent : une femme était là, arrêtée.

Elle était de belle stature, bien chaussée de courroies étroites et vêtue de la tunique courte des suivantes d’Artémis. L’étoffe blanche, attachée aux épaules par deux agrafes d’or repoussé, était serrée à la ceinture et laissait découverts ses genoux délicats. Un diadème d’argent brillait sous le riche ornement de ses cheveux, dont les uns étaient tressés et coordonnés, les autres retroussés et noués à la Laconienne, avec plus de grâce que d’artifice. Et dans ses yeux, si bruns et si clairs tout ensemble, une telle fierté se laissait voir, qu’elle parut à tous être la princesse de Krête, Ariane, fille de Minos, et petite-fille du Soleil.

Elle fit un signe : Thésée s’approcha. Elle fit un autre signe : les autres s’écartèrent et revinrent un peu sur leurs pas, jusqu’à une trouée de flamme qui venait du plus rouge occident.

Elle, haletante encore et les joues chaudes, sourit en fermant les paupières à demi. Elle étendit les bras, écarta sur les tempes du Héros ses boucles noires trop amassées…

« Tu es beau », dit-elle avec joie. Il se tut.

Elle n’y prit pas garde et poursuivit : « Ah ! je sais bien que tu vas tuer le Minotaure et que tous les Dieux pèseront sur ta main quand tu fracasseras sur la pierre le mufle farouche et hargneux. Mais comment sortirais-tu de cette inextricable crypte ? Vainqueur et portant à poing haut la tête dégouttante du Solitaire, tu mourrais dans les avenues closes, entre deux murs toujours les mêmes, et ce que la Force aurait accompli, l’Oubli sourd le laisserait périr. Tu ne sais pas que ce palais est un tourbillon de pierre et que celui qui s’y engage ne peut plus s’en dégager. Mais j’ai pensé à toi, fils d’Aegée Pandionide, et dans l’intervalle de mes seins je t’apporte le salut ».

Elle glissa la main dans sa tunique, et en tira un peloton vert.

« Voici, dit-elle. C’est mon fil de Milet. Il est fin comme un de mes cheveux, et long comme le tour de l’île. Avec lui j’aurais tissé des chemises vertes pour toutes les nymphes de cette forêt, ou un voile flottant pour la mer. Prends-le. Tu le dévideras tout entier jusqu’au séjour reculé du Monstre. Et tu le suivras pour revenir vers le jour ».

Elle se tourna du côté des victimes.

« Allez, cria-t-elle. Vous êtes sauves ».

Elles s’enfuirent. Myris ne partit point.

Thésée reçut le peloton de fil et demanda :

« Qui es-tu ?

— Je suis à toi.

— Ne puis-je te nommer ?

— Ariane, sept fois fille de Dzeus par les aïeules de mon père qui est Minos, roi de la Krête. Mais si un autre nom te plaît, dis-le, ce sera le mien ».

Comme s’il se penchait sur l’orient, il regarda les yeux d’Ariane. Et sans parler davantage, il pénétra dans le labyrinthe.

« Thésée ! Thésée ! » Elle appelait.

« Thésée, arrête-toi ! je ne puis attendre ; je veux aller ! Je veux te voir ! Oh ! je suis curieuse d’assister à ta victoire sanglante. Entre ! C’est moi qui porterai le fil, et quand tu auras terrassée la Bête, je baiserai tes belles mains meurtries par les cornes et tu seras mon époux sur le lieu de ton triomphe ».

Quand elle entra sur ses pas dans la nuit dédalienne, elle fixa sur une roche le bout pendant du fil vert ; mais quand elle sortit au bras du Héros, laissant fuir le fil dans sa main fermée, la borne qui les rattachait à la vie était le pauvre corps de Myris étranglée.