Ariane à Thésée, héroïde nouvelle


Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Ariane à Thésée.

ARIANE
À
THÉSÉE,
HÉROÏDE NOUVELLE ;
Par M. Gazon Dourxigné.

Le Prix eſt de quatre ſols.

À PARIS,
Chez la Veuve Valleyre, Libraire, Quai de
Gêvres, en entrant par le Pont-au-Change,
vis-à-vis la Vierge, à la Nouveauté.
M. DCC. LXII.
AVEC APPROBATION ET PERMISSION.

SUJET.

Androgée, fils de Minos Roi de Crète, & frère d’Ariane, ayant été tué par quelques jeunes gens d’Athènes & de Mégare, jaloux de ce qu’il remportoit toujours les Prix dans les Jeux, Minos pour ſe venger, déclara la guerre aux Habitans de ces Villes ; & les ayant vaincus, il les força d’expoſer chaque année à la cruauté du Minotaure, ſept jeunes filles & autant de jeunes hommes, pour lui ſervir de pâture : Théſée ayant été du nombre de ces derniers, tua le Monſtre dont il devoit être la proie, & ſortit du Labyrinthe par le moyen d’un fil qu’Ariane lui avoit donné. Enſuite cette Princeſſe s’en alla avec lui ; mais il l’abandonna dans l’îſle de Naxos, où après avoir long-tems pleurè ſon infortune, elle ſe fit Prêtreſſe de Bacchus.

ARIANE
À
THÉSÉE,
TRADUCTION LIBRE EN VERS
DE L’HÉROÏDE D’OVIDE
SUR LE MÊME SUJET.


N ON, il ne fut jamais Amant traître & ſans foi,
De tigre plus féroce & plus cruel que toi.
Lis cette Lettre, ingrat ; elle t’eſt adreſſée
De ce même rivage où tu m’as délaiſſée.
Près de toi, du ſommeil j’y goûtois la douceur,
Lorſque de me trahir ton ame eut la noirceur.
La nuit favoriſa ton coupable artifice,
Et de ta perfidie elle fut la complice.

Les rayons de l’Aurore éclatoient dans les Cieux ;
Et déja des Oiſeaux les chants harmonieux
Annonçoient le retour du Dieu de la lumiere ;
Je m’éveille, & ſoudain entr’ouvrant la paupiere,
Préoccupée encor d’un ſonge plein d’appas,
Avec empreſſement vers toi je tends les bras ;
Mais en vain, toute en proie à ma brûlante yvreſſe,
Je cherche à mes côtés l’objet de ma tendreſſe ;
Et croyant t’embraſſer, ô tranſports ſuperflus !
Je n’embraſſe qu’un lit, hélas ! où tu n’es plus.
Je me leve auſſitôt ſurprise de ta fuite ;
Et dans le triſte état où je me vois réduite,
Je déchire mon ſein, j’arrache mes cheveux,
Et venge ainsi ſur moi l’affront fait à mes feux.
Un mouvement plus doux ſuccédant à ma rage,
Après avoir des yeux parcouru le rivage,
Sur ſes bords dangereux je dirige mes pas ;
Les fatigues, les ſoins ne me rebutent pas :
Je vais, reviens ſans ceſſe ; & dans cette Iſle aride,
Le ſable en vain s’oppoſe à ma courſe rapide.
Épuiſée à la fin, je m’arrête ; & mes cris
Redemandent Théſée aux Rochers attendris :
L’Écho même touché de ma douleur extrême,
Prononce, ainſi que moi, le nom de ce que j’aime ;
Et plus que toi ſenſible à mes gémiſſemens,
Semble te reprocher ton crime & mes tourmens.
Là, d’un Mont dont la cime eſt preſque inabordable,
Pendoit en précipice un roc inébranlable ;
Toutefois, mon audace égalant mes revers,

J’y monte, & du ſommet examinant les mers,
J’apperçois ton Vaiſſeau, que, loin de ma préſence,
Entraîne un vent propice à ta lâche inconſtance.
Soit que je l’euſſe vû, soit que mes ſens trompés
Par une illuſion fuſſent alors frappés,
À cet aſpect funeſte, un froid mortel me glace :
Mais bientôt au dépit mon trouble ayant fait place,
Par de nouveaux accens j’implorois ton ſecours,
Infidéle Théſée ; & lorſque mes diſcours
Étoient interrompus par le cours de mes larmes,
Ma main, en me frappant, t’expliquoit mes allarmes ;
Et trop d’eſpace enfin te ſéparant de moi,
Par des geſtes encor je m’adreſſois à toi :
Des maux que j’éprouvois ils te traçoient l’image ;
Et pour te rappeller je mis tout en uſage.
Cependant ton Vaiſſeau diſparut, & mes yeux
S’occuperent long-tems à pleurer en ces lieux :
Eh ! quel plus doux emploi pouvois-je leur preſcrire,
Loin du parjure Amant qui cauſoit mon martyre ?
Tantôt d’une Bacchante imitant les fureurs,
Je cours & remplis l’air d’effroyables clameurs :
Tantôt laſſe d’errer, plus calme & plus tranquille,
Je m’étends ſur le roc, & j’y reſte immobile.
Quelquefois retournant vers ce malheureux lit,
Témoin du piége affreux que ton cœur me tendit,
Pour calmer mon ennui, je m’y jette, l’embraſſe ;
Je baigne de mes pleurs l’endroit où fut ta place ;
Et je m’écrie : « Ô toi, qui nous reçus tous deux,
« Lit fatal, qu’as-tu fait de l’objet de mes vœux ?

« Et pourquoi, n’écoutant qu’une ardeur inconſtante,
« L’ingrat eſt-il parti ſans ſa fidelle Amante ?
Que deviendrai-je ici ? Sur ces ſtériles bords
La Nature jamais n’étala ſes tréſors :
Aucun champ cultivé dans cette Iſle ſauvage,
Des ſoins du Laboureur n’offre à mes yeux l’ouvrage,
Et je n’y vois par-tout que d’horribles rochers ;
Je n’ai, pour en ſortir, ni Vaiſſeau ni Nochers ;
Et quand même j’aurois cette triſte reſſource,
En quels climats, ô Ciel ! bornerois-je ma courſe ?
Où fuir ? où me cacher ? quel ſeroit mon eſpoir !
Minos dans ſes États voudra-t’il me revoir ?
Hélas ! à mes déſirs la mer en vain docile,
Au bout de l’Univers m’ouvriroit un aſyle :
Exilée en tous lieux, un long banniſſement
Seroit toujours le prix de mon aveuglement.
Non, je ne verrai plus cette contrée heureuſe,
Par cent belles Cités, renommée & fameuſe,
Ce floriſſant Empire où regnoient mes Ayeux,
Et qui fut le berceau du Monarque des Dieux !
La Crète, où j’ai trahi mon devoir & mon pere,
Eſt pour moi déſormais une terre étrangere.
Quand ma main te donna ce fil qui, de tes jours,
Au milieu des dangers, conſerva l’heureux cours ;
« Oui, j’atteſte des Dieux la puiſſance immortelle,
« Que, tant que nous vivrons, je te ſerai fidelle ;
Diſois-tu : Nous vivons cependant, ſi pour moi
Ce ſoit vivre en effet que de vivre ſans toi.
Cruel ! que n’ai-je été par toi-même égorgée !
Ta foi par mon trépas eût été dégagée ;

Et dans l’affreux déſert où tu me fais languir,
Je n’aurois pas du moins mille morts à ſouffrir.
Depuis que dans ces lieux tu m’as abandonnée ;
Théſée, au moindre bruit, mon ame conſternée,
Croit voir de toutes parts, à ma perte animés,
Des Tigres, des Lions & des Loups affamés :
Des monſtres de la mer j’y crains auſſi la rage,
Ou de quelque brigand le téméraire outrage ;
Et que, pour achever de combler mes revers,
Une inſolente main ne me charge de fers.
Le Ciel qui juſqu’ici perſécuta ma vie,
M’auroit-il réſervée à cette ignominie ?
Moi ! je pourrois ſervir ! moi, fille de Minos,
Moi qui naquis du ſang des Dieux & des Héros,
Et qui m’étois flattée enfin que l’Hymenée
Pour jamais à ton ſort joindroit ma deſtinée !
Dieux ! privez-moi plutôt de la clarté du jour.
Hélas ! plus mes regards obſervent ce ſéjour,
Plus j’y vois de dangers qui me livrent la guerre ;
J’y redoute ſans ceſſe & la mer & la terre :
Tout ce qui m’environne augmente mon effroi ;
Et j’y crains juſqu’aux Cieux irrités contre moi.
Mais que dis-je ? cette Iſle eſt peut être habitée :
Ah ! je n’en ſuis encor que plus épouvantée.
Si ces lieux abhorrés cachent quelques mortels,
Ce ſont des Étrangers farouches & cruels :
Oſerois-je vers eux porter mes pas timides ?
Non, je ſçais trop combien les hommes ſont perfides.
Falloit-il, pour venger mon frere maſſacré,
Qu’une loi rigoureuſe à la mort t’eût livré ?

Et lorſque dans ſa vaſte & profonde retraite,
Ton bras du Minotaure eût délivré la Créte,
Pourquoi, trop généreuſe, armai-je alors tes mains
Du fil qui t’en fraya les tortueux chemins ?
Ce triomphe, après tout, honore peu Théſée.
Ce fut pour toi, cruel, une entrepriſe aiſée.
Du monſtre homme & taureau quel que fût le courroux,
Ton cœur te ſuffiſoit pour parer tous ſes coups.
Avec un cœur ſi dur il n’eſt point de victoire
Qu’on ne puiſſe obtenir ſans péril & ſans gloire.
Ô toi, de cet Ingrat confident odieux,
Sommeil, qui de ton ombre enveloppas mes yeux,
Afin de leur cacher ſa fuite criminelle ;
Que ne les couvris-tu d’une nuit éternelle ?
Vent, par qui ſon Vaiſſeau fut guidé ſur les flots,
Devois-tu protéger le plus noir des complots ?
Et toi, perfide Amant, par une ardeur trompeuſe
Falloit-il abuſer mon ame malheureuſe ?
Cette ardeur, le ſommeil & le vent à la fois,
Contre mon faible cœur conſpirerent tous trois.
Ainsi donc ſur ces bords je vais perdre la vie,
Sans pouvoir eſpérer qu’une Mere chérie,
En me fermant les yeux, ſoulage mes douleurs,
Et ſans voir mon trépas adouci par ſes pleurs !
Il faudra qu’en ces lieux, privé de ſépulture,
Des avides oiſeaux mon corps ſoit la pâture ;
Et mes Mânes errans y chercheront en vain,
Pour aſſurer leur ſort, quelque pieuſe main !

Pour toi, tu reverras Athène ; & ton courage
De mille adulateurs y recevra l’hommage :
Tu leur diras comment ton bras victorieux
Fit tomber ſous ſes coups un monſtre furieux ;
Et par quel art tu ſçus, prodiguant les miracles,
Du labyrinthe obscur franchir tous les obſtacles :
Mais vante-toi ſur-tout, à leurs yeux ſatisfaits,
D’avoir cauſé ma mort pour prix de mes bienfaits.
Ce merveilleux exploit vaut bien que tu t’en flattes :
La trahiſon doit plaire à des ames ingrates ;
Et tu vas bientôt voir de ſi beaux ſentimens
Multiplier pour toi leurs applaudiſſemens.
Non, d’Égée & d’Ethra tu n’as point reçu l’être ;
Un ſang ſi glorieux n’eût pas produit un traitre ;
Et la mer infidelle a pu ſeule enfanter
Un monſtre tel que toi né pour me tourmenter.
Que n’as-tu pu, Barbare, hélas ! de ton navire,
Être témoin des maux dont mon ame ſoupire ?
Ce ſpectacle, ſans doute, eût fléchi ta rigueur,
Et la compaſſion eût désarmé ton cœur.
Mais ſi ce n’eſt des yeux, vois du moins en idée
Les éternels ennuis dont je ſuis obſédée ;
Vois Ariane en pleurs, qui l’œil triſte, abattu,
Languit ſur un rocher par les vagues battu :
Vois tous ces ornemens qui relevoient mes charmes
Et mon voile flottant, arroſés de mes larmes.
Mon cœur cede aux tourmens dont il eſt accablé ;
Semblable à ces moiſſons, qu’en un champ déſolé,
Courbe d’un vent fougueux l’impétueuſe haleine,

Je friſſonne, mon corps ne ſe ſoutient qu’à peine ;
Et tes yeux en verront un ſigne trop certain
Dans ces traits mal formés par ma tremblante main.
C’en eſt fait, je renonce à la vaine eſpérance
D’inſpirer à ton cœur quelque reconnaiſſance :
Mais ſi par des bienfaits on ne peut l’émouvoir,
L’humanité ſur lui n’a-t’elle aucun pouvoir ?
C’eſt aſſez, d’être ingrat ; n’étens point ta furie
Juſqu’à donner la mort à qui ſauva ta vie :
Vois à travers les flots qui t’éloignent de moi,
Ces mains qu’avec effort je ſouleve vers toi :
Conſidere ce ſein enſanglanté par elles.
Rien n’égale l’excès de mes douleurs mortelles :
Quels cœurs, en les voyant, ne ſeroient pas touchés !
Preſque tous mes cheveux par moi-même arrachés
Sont de mon déſeſpoir une preuve funeſte :
Toi ſeul peux de ma rage en garantir le reſte.
Hâte-toi donc, Théſée ; & par un prompt ſecours,
Au glaive de la Mort viens dérober mes jours ;
Je ſens qu’elle s’approche, & déja ſes ténebres
Obſcurciſſent mes yeux de leurs vapeurs funebres ;
Mais ton retour ſuffit pour arrêter ſes coups.
Le vent change ; & flattant mes ſouhaits les plus doux,
À rentrer dans ce port ſon ſouffle heureux t’invite :
Répare les chagrins où m’a plongé ta fuite :
Que ta pitié pour moi te tienne lieu d’amour.
Reviens ; & ſi la mort prévenant ton retour,

A terminé les maux d’une Amante trop tendre,
Daigne, en plaignant mon ſort, prendre loin de ma cendre,
À mes os, du bûcher accorder les honneurs,
Et ſur ma Tombe enfin répandre quelques pleurs.


FIN.



Lû & approuvé ce 25 Juillet 1762. MARIN.


Vû l’Approbation, permis d’imprimer à la charge d’enregiſtrement à la Chambre Syndicale : ce 10 Août 1762. DE SARTINE.


Regiſtré ſur le Regiſtre des Permiſſions de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris, no 5055. conformément aux anciens Réglemens, confirmés par celui du 18 Février 1723. À Paris, ce 27 Août 1762. LEBRETON, Syndic.