Alphonse Lemerre, éditeur (p. 69-72).

CONTE DE FÉE


À Mademoiselle B. Frémaux.


Un vieux duc galant et folâtre,
Par-dessus tout qui m’idolâtre,
Fit répandre par ses valets
Lilas et roses effeuillées,
Dans les recoins et les allées
De ses jolis jardins anglais.

Or sur la route triomphale
Menant à la maison ducale,
Ayant des chanteurs devant moi,
Des pages qui couraient derrière,
J’avançai digne et sans émoi
Et je fis semblant d’être fière.


Les hauts talons de mes souliers
Et mes longs jupons dépliés
Battaient, écrasaient les fleurettes ;
Mais insensible je marchai,
Aux sons des tambours, des trompettes,
Des fifres et des coups d’archet.

Après un souper délectable,
Le lourd sommeil me prit à table
Tant j’avais l’esprit, le corps las.
Je dormis et rêvai ces choses :
Un régiment de blonds lilas
Passait avec un flot de roses.

Eux, livides comme des morts,
Corps sans têtes, têtes sans corps ;
Les roses en sang consternées
Me regardaient d’un œil éteint,
Je les avais si mal menées
Ces chères senteurs le matin.

Elles ont volé dans mon rêve
En me traitant de fille d’Ève,

D’impie au cœur indifférent !
Et depuis lors ces fleurs chagrines
Quand je les ai sous mes narines
N’ont plus leur parfum pénétrant.

Malgré ma baguette de fée
D’or et d’argent tout étoffée,
Je n’ai rien pu changer, hélas !
À ces tristes métamorphoses !
Ne me donnez jamais de roses,
Ne me donnez plus de lilas !