Apulée magicien - Histoire d’une légende africaine

Apulée magicien - Histoire d’une légende africaine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 571-608).
APULÉE
MAGICIEN

HISTOIRE D’UNE LEGENDE AFRICAINE.

I. Apologie d’Apulée ou Livre sur la magie, édition Krüger. Berlin. — II. Métamorphoses d’Apulée ou l’Ane d’or, édition Eyssenhardt. Berlin. — III. Psyché et Cupidon, édition Otto Jahn. Leipzig. — IV. Éros et Psyché, par Zinzow. Halle, 1881. — V. Sur les monumens grecs et romains relatifs au mythe de Psyché, par Collignon. Paris, 1878. — VI. L’Ane, traduction de P.-L. Courier, nouvelle édition illustrée. Paris, 1887; Quantin.

Apulée, au second siècle de notre ère, a eu la bonne fortune d’interrompre un jour sa besogne ingrate d’érudit et d’écrire, par passe-temps, un petit chef-d’œuvre. Les gros livres sont morts ou dorment à l’aise sur les larges rayons des bibliothèques publiques : les Amours de Psyché survivent dans la mémoire des lettrés. Raphaël, Corneille, Molière, La Fontaine et bien d’autres, ont savouré, puis imité le charmant récit de l’auteur africain. La postérité, qui aime à simplifier les choses et les hommes, ne connaît plus dans les œuvres d’Apulée que le roman des Métamorphoses ou l’Ane d’or, et dans le roman elle ne lit plus guère que l’aventure de Psyché, C’est par cet ouvrage, composé sur ses vieux jours, qu’Apulée a pris de bonne heure et a toujours conservé une place importante dans les lettres latines. Déjà, presque du vivant de l’auteur, le rude Septime Sévère, candidat à l’empire, pouvait railler son compétiteur, l’Africain Albinus, « de perdre son temps à je ne sais quels contes de bonnes femmes et de vieillir au milieu des Milésiennes carthaginoises de son compatriote Apulée. » Albinus n’avait point si mauvais goût ; et, bien des siècles après, les contes milésiens du Carthaginois faisaient encore le régal de La Fontaine et de Courier. Peu d’auteurs anciens sont d’un accès aussi facile aux modernes : par sa fantaisie, son entrain et ses drôleries, par le pittoresque de son style, le réalisme de ses descriptions, le tour moqueur de son esprit et la liberté de ses peintures, Apulée est fait pour séduire les lecteurs les plus profanes de notre temps. On ne peut le placer parmi les écrivains du premier rang. Mais on entre volontiers dans une littérature comme dans un salon : tout en saluant les grands personnages, les classiques incontestés, on cherche de l’œil les gais compagnons : Apulée est du nombre.

Pourtant le joli roman des Métamorphoses n’est qu’un accident heureux dans la vie et dans l’œuvre d’Apulée. On aurait fort surpris ses contemporains et ses compatriotes en paraissant ne voir en lui qu’un joyeux conteur. Il a été, avant tout, le grand orateur, le savant encyclopédiste, le philosophe à la mode et l’idole de Carthage, la plus éclatante personnification de l’Afrique romaine. De ses bruyantes leçons, de ses tournées oratoires et de ses marches triomphales à travers les cités de l’Atlas, des applaudissemens enthousiastes dont les Carthaginois le saluaient au théâtre, il ne parvint aux siècles suivans qu’un écho affaibli. Mais par ses œuvres de philosophie, de grammaire et d’histoire naturelle, comme par ses fantaisies littéraires, Apulée fixa bien longtemps l’attention de ses compatriotes. Il resta leur auteur préféré jusqu’au jour où, sous les coups répétés des Vandales, des Byzantins et des Arabes, on vit sombrer sans retour la civilisation romaine de l’Afrique. Apulée est le premier en date des grands auteurs de son pays. Pendant des siècles, il a été considéré dans toutes les régions de l’Atlas comme le vrai classique de l’Afrique romaine. Il a joui de son vivant d’une immense popularité ; après sa mort, il a exercé encore une action décisive sur presque tous ses compatriotes, même sur les apôtres et les évêques chrétiens. Il faut tenir grand compte de ses œuvres, si l’on veut bien comprendre la littérature de cette contrée.

En même temps, par un capricieux retour de fortune, il s’est formé peu à peu dans l’Afrique romaine, autour du nom d’Apulée, une légende bizarre dont nous voulons étudier ici l’origine et le développement. Au IVe siècle de notre ère, l’imagination populaire avait bien métamorphosé le brillant orateur, le joyeux romancier. Les païens d’Afrique l’honoraient comme leur plus puissant thaumaturge ; les chrétiens le maudissaient comme un Antéchrist. Cette opinion était alors si bien accréditée que les grands évêques du temps, et à leur tête saint Augustin, ont sérieusement discuté la réalité des miracles d’Apulée, ont cherché à démontrer son imposture ou ses relations avec le diable. Comment avait pu naître cette singulière légende?

Du vivant même d’Apulée, son existence aventureuse, ses recherches mystérieuses dans son laboratoire, ses consultations médicales sur les maladies nerveuses, sa dévotion mystique, avaient déjà excité la curiosité méfiante des gens du peuple. D’un bout à l’autre de l’Afrique romaine avaient couru d’étranges rumeurs, habilement exploitées par les ennemis du philosophe. Enfin les soupçons flottans de la foule avaient pris corps dans un procès. Apulée avait eu gain de cause devant le proconsul, mais non devant la conscience populaire. Son plaidoyer même, où il discutait avec complaisance les opérations magiques qu’on lui avait attribuées, fournit un nouvel aliment à la crédulité publique : Qui s’excuse s’accuse, dit le proverbe. Mais tant que vivait Apulée, tant qu’on entendait au théâtre de Carthage sa vibrante éloquence et qu’on voyait passer sur les places sa bonhomie riante, la curiosité de la foule devait se contenter de vagues insinuations. Après la mort de l’orateur, la légende se précisa. On crut sérieusement au pouvoir magique d’Apulée ; partout, dans ses traités de philosophie et d’histoire naturelle comme dans ses poèmes et ses fantaisies littéraires, on chercha des preuves, et naturellement on en trouva. On identifia l’auteur des Métamorphoses et son héros. A vrai dire, le roman et la magie se mêlent si bien dans la vie et dans l’œuvre d’Apulée, qu’on s’explique la confusion : on prit au sérieux ses contes, et du romancier, qu’égayaient les histoires de magie, on fit un magicien. La légende une fois formée, chacun de l’interpréter à sa façon. C’était le temps des luttes religieuses en Afrique. Contemporain de Minutius Félix et de Tertullien, Apulée avait été élu pontife d’Esculape à Carthage et grand-prêtre de la religion nationale dans toute la province : il résumait en lui toutes les gloires et toutes les dévotions de l’Afrique païenne. Les défenseurs des vieilles divinités, les fidèles d’Eschmoun et de Tanit, ne doutèrent pas des miracles d’Apulée ; ils les opposèrent triomphalement à ceux du dieu crucifié. Les chrétiens attaquèrent en Apulée le plus populaire des païens d’Afrique ; ils nièrent ses miracles ou les attribuèrent à l’intervention du diable. Les partisans d’Eschmoun et les apôtres du Christ se lancèrent mutuellement à la face le nom du romancier, les uns pour l’adorer, les autres pour le maudire.


I.

La première fois que nous entendons parler des prétendues opérations magiques d’Apulée, il demeure dans la ville d’OEa, maintenant Tripoli de Barbarie. Il y était arrivé en modeste équipage. La maladie l’avait empêché de poursuivre sa route vers l’Egypte. Au bout de quelques jours, il s’était trouvé établi, presque à son corps défendant, chez Pudentilla, mère de Pontianus, un de ses anciens camarades à l’université d’Athènes. L’amabilité de ses hôtes, la beauté du pays, les jolies terrasses de la maison, d’où la vue s’étendait au loin sur la pleine mer, le bon goût des gens d’OEa, qui applaudissaient ses discours et lui élevaient une statue, tout cela avait retardé de jour en jour le départ du voyageur. Trois ans après, il habitait encore la ville d’OEa et la maison de Pudentilla. Tout en donnant des conférences à la basilique, il s’était remis à ses études favorites de philosophie et d’histoire naturelle. Sa réputation se répandait dans toute la province, mais en même temps la curiosité maligne de la foule surveillait ses moindres actes. On ne pouvait se persuader que cet étranger, si beau, si savant, si éloquent, fût un homme comme les autres ; il venait de si loin, il avait si longtemps couru l’Orient, le pays des merveilles ! Il se vantait volontiers d’être initié aux mystères de toutes les religions; il parlait si souvent de sa dévotion qu’on le soupçonnait d’avoir des intelligences avec les puissances supérieures du ciel et de l’enfer. Il en était alors d’OEa comme d’Alexandrie : tous les cultes de l’Afrique et de l’Asie s’y confondaient dans un monstrueux panthéon. Rien ne semblait impossible à ces imaginations ardentes, nourries de merveilleuses légendes, curieuses de l’avenir, affolées de mysticisme. Et l’on se répétait tout bas, dans les carrefours d’OEa, qu’on avait surpris « le beau philosophe » au milieu de ses opérations magiques.

Les témoignages ne manquaient pas. Apulée avait un esclave instruit, nommé Thémison, qui l’aidait dans ses études et était chargé d’approvisionner le laboratoire. On voyait souvent rôder Thémison dans le marché ou sur le port ; il donnait commission aux pêcheurs de la ville; il faisait mettre en réserve les poissons d’une espèce rare ou inconnue, en prenait lui-même la description, achetait les monstres et, s’il était possible, les rapportait vivans à son maître. On s’étonnait surtout d’entendre Thémison demander à tout venant un spécimen de « lièvre marin. » On épiait les moindres démarches de l’esclave, on commentait tous ses mots ; on faisait causer les citoyens, les étrangers qui avaient rendu visite à Apulée dans son laboratoire et avaient assisté à ses dissections. De tous ces faits, l’imagination populaire avait conclu qu’Apulée tirait des poissons les élémens de puissantes combinaisons magiques. Ainsi, pour les badauds d’OEa, l’achat des poissons prouvait les sortilèges du philosophe, et sa réputation d’enchanteur démontrait la vertu mystérieuse des poissons.

Une fois l’éveil donné, tout devint pour la foule une occasion de naïf étonnement et de vague inquiétude. En entrant dans le laboratoire d’Apulée, les visiteurs voyaient dans toutes les directions se réfléchir leur image. Des miroirs-plans la reproduisaient fidèlement ; des miroirs convexes et sphériques la rapetissaient; des miroirs concaves l’allongeaient outre mesure. Le bras droit du visiteur s’accrochait à son épaule gauche. L’image se formait tantôt en avant, tantôt en arrière. Parfois, quand un rayon de soleil frappait la surface de certain miroir, on voyait s’enflammer la boule de laine placée au foyer. Apulée vous exposait alors les idées d’Archimède, vous expliquait la théorie de l’arc-en-ciel, et trouvait tout simple qu’à certains jours le soleil se dédoublât dans les nuages. Tous ces instrumens, disait le philosophe, me servent à contrôler les assertions d’Épicure, de Platon, d’Archytas et des stoïciens. Mais les railleurs soutenaient que ces prétendues études d’optique étaient un prétexte imaginé par le philosophe pour contempler à toute heure sa jolie figure. Les gens superstitieux n’écoutaient pas les savantes explications de leur hôte, et, en sortant du laboratoire, ils se sentaient l’âme inquiète. On se racontait des faits nouveaux, qui confirmaient les soupçons. Apulée était arrivé dans la ville avec un seul serviteur; quelque temps après, disait-on, il avait en un jour affranchi trois esclaves : d’où lui venait cette fortune mystérieuse? Puis, le philosophe avait un talisman. Dans la bibliothèque où il travaillait, sur une table, était toujours posé un objet inconnu, dérobé à tous les regards, soigneusement enveloppé d’un mouchoir blanc: nul doute que ce ne fût un instrument de magie, et l’on frissonnait à cette pensée. Voici qui était plus grave encore. Apulée, disait-on, possédait un singulier cachet, destiné à ses pratiques de sorcellerie. Il l’avait fait fabriquer avec beaucoup de mystère, et d’un bois très rare. Il avait, ajoutait-on, une dévotion particulière pour cet horrible objet; il l’invoquait sous le nom grec de basileus (roi) : c’était une affreuse figurine, un squelette.

Du reste, bien des gens affirmaient avoir vu le magicien à l’œuvre. Les témoignages semblaient écrasans. Une étrange cérémonie avait été célébrée de nuit dans la maison de Junius Crassus, où un ami d’Apulée, nommé Appius Quintianus, avait loué un appartement. Au malin, Crassus, qui revenait d’un voyage à Alexandrie, s’était rendu droit à sa maison. Il la trouva vide, mais dans le vestibule il aperçut en quantité des plumes d’oiseaux ; de plus, les murailles étaient toutes noircies de fumée. Il interrogea l’esclave qui gardait la maison; le concierge lui révéla les sacrifices nocturnes accomplis par Quintianus et Apulée. Le propriétaire n’avait pas hésité à remettre aux mains des magistrats une déposition signée.

Enfin quelques opérations magiques, et des plus terribles, avaient été exécutées en public ou devant de nombreux témoins. Entre autres professions, Apulée pratiquait la médecine. Un jour, l’un de ses confrères d’OEa lui amena une malade. Le philosophe consentit à l’examiner; il lui demanda si les oreilles lui bourdonnaient, et, sur une réponse affirmative de la patiente, laquelle des deux oreilles lui bourdonnait le plus. La pauvre femme répondit qu’elle souffrait surtout de la droite. Mais au même moment, comme Apulée la regardait fixement, elle était tombée raide sur le sol, prise d’une attaque d’épilepsie. Ces crises du haut-mal, que les Grecs appelaient le mal divin, agissent toujours violemment sur l’imagination des foules : on ne doutait pas qu’Apulée eût ensorcelé la malheureuse.

C’était principalement sur les enfans que les enchantemens du philosophe produisaient un effet terrible. On ne se lassait pas de raconter l’histoire de Thallus. C’était un pauvre être malingre, au regard hébété, aux narines béantes, à la démarche incertaine; son front était couvert de contusions et sa figure d’ulcères. Apulée avait entrepris de le fasciner par ses sortilèges. La scène s’était passée à l’écart, auprès d’un petit autel, à la lueur d’une lampe. A peine le philosophe avait-il commencé ses enchantemens que l’enfant était tombé à terre sans connaissance. Longtemps après, Apulée l’avait rappelé à la vie. Mais plusieurs personnes avaient pu être témoins de la scène : on assurait même que quatorze esclaves y avaient assisté.

Telles sont les singulières histoires qu’on se répétait dans OEa sur le compte du brillant orateur. Ses ennemis et ses envieux fournissaient chaque jour un nouvel aliment à la crédulité populaire. Enfin, un jour qu’Apulée plaidait devant un tribunal, les avocats de la partie adverse osèrent lui jeter à la face les plus odieuses insinuations.

Il s’était décidé à épouser son hôtesse Pudentilla : aussitôt une puissante cabale s’était formée contre lui. Pontianus, le fils aîné de Pudentilla, était mort ; mais il laissait un jeune frère, nommé Pudens, que son beau-père Rufinus et son oncle Æmilianus maniaient à leur guise. Æmilianus et Rufinus entreprirent de perdre Apulée pour attirer à eux toute la fortune de la famille. Dans un procès qu’eut alors Pudentilla, le philosophe avait pris la parole, comme avocat de sa femme. Æmilianus soutenait les intérêts opposés; au cours des débats, il donnait à entendre qu’Apulée, par ses opérations magiques, avait causé la mort de Pontianus et séduit Pudentilla. Le philosophe somma Æmilianus de se déclarer partie civile. On fit signer l’acte d’accusation par le jeune Pudens. Et la nouvelle cause fut portée devant le tribunal du proconsul d’Afrique, le stoïcien Claudius Maximus.

Dans ce procès retentissant prirent corps toutes les anecdotes et les insinuations malveillantes sur les prétendus enchantemens d’Apulée. Ses adversaires groupèrent habilement dans leur dénonciation tous les commérages des carrefours d’OEa. Les nombreux témoignages qu’ils alléguaient pouvaient rendre vraisemblable, aux yeux de la foule, l’usage criminel qu’Apulée aurait fait de la magie pour séduire une riche veuve. L’accusation paraît bien singulière à des modernes, et l’on a d’abord peine à comprendre qu’un tel procès ait pu être plaidé solennellement, sous le règne de Marc-Aurèle, devant le premier magistrat de l’Afrique, lui-même un philosophe distingué. Mais on observe dans les cerveaux des anciens bien des replis bizarres. Les Romains, comme les Grecs, ont toujours cru que les incantations magiques pouvaient forcer l’amour. Rappelons seulement la ceinture de Vénus, les breuvages de Circé et de Médée, la magicienne de Théocrite, les cérémonies nocturnes des sorcières de Rome, dont Horace et Properce ont esquissé l’amusante caricature. Apulée lui-même, dans son Apologie, reconnaît parfaitement que les appels magiques peuvent agir sur les cœurs ; il nie seulement avoir employé ces moyens coupables. Tout le débat se ramenait donc à une question de fait.

Les accusateurs avaient déposé au dossier des pièces qui semblaient une charge accablante. Apulée déclare que plusieurs étaient controuvées, mais il admet l’authenticité d’une curieuse lettre de Pudentilla à son fils. Elle était écrite en grec, et les adversaires du philosophe triomphaient en montrant ce passage : « Apulée est un magicien : et j’ai été ensorcelée par lui. Oui, je l’aime; venez donc à moi, pendant que je n’ai pas encore perdu tout à fait la raison. » Nous savons que, la veille du procès, les accusateurs s’étaient promenés sur le forum pour faire voir à tout venant la pièce compromettante. Aussi Apulée dut-il entreprendre une réfutation en règle : « Supposons, dit-il, que Pudentilla m’ait traité positivement de magicien ; ne conçoit-on pas bien que, pour s’excuser auprès de son fils, elle ait pu prétexter mon ascendant plutôt que sa passion? Phèdre est-elle la seule qui ait écrit un faux billet pour servir son amour? Toutes les femmes, quand elles ont conçu un désir de ce genre, ne rusent-elles point et ne veulent-elles pas avoir l’air de céder par contrainte? Supposons même que Pudentilla m’ait cru de bonne foi un magicien : est-ce à dire que je serai magicien parce qu’elle l’aura écrit? Vous qui multipliez les argumens, les témoins, les paroles, vous ne pouvez parvenir à me convaincre de magie, et d’un mot elle y réussirait! Un acte d’accusation est, en somme, plus grave qu’une lettre privée : c’est par mes actions, et non avec les paroles d’autrui, qu’il faut me convaincre. À ce compte, bien des hommes seront traînés en jugement comme coupables de maléfices, si l’on regarde comme concluant tel ou tel passage d’une lettre dictée par l’amour ou par la haine. — Pudentilla écrit que vous êtes magicien, donc vous l’êtes. — Alors, si elle eût écrit que je suis consul, je serais donc consul? Si elle eût écrit que je suis peintre, ou médecin, enfin que je suis innocent, la croiriez-vous sur parole? Non, vraiment. Or il est souverainement injuste d’accepter contre un homme le témoignage qu’on récuserait pour sa justification: si une lettre peut perdre un homme, elle doit pouvoir aussi le sauver. — Mais elle était extrêmement agitée: elle était folle de vous. — Je l’accorde pour un moment. Est-ce à dire que tous les hommes aimés par des femmes seront magiciens parce qu’elles l’auront écrit? » Puis, Apulée reprend ligne par ligne la lettre incriminée et montre avec quelle habile perfidie on en a dénaturé le sens. On avait exploité adroitement l’opinion malveillante de la foule. On isolait la phrase citée plus haut et on la faisait lire à qui voulait; on cachait le reste de la lettre; c’étaient, disait-on, des turpitudes à ne pas montrer; on voulait seulement constater l’aveu de Pudentilla relatif aux maléfices du galant. Et Rufinus s’était démené sur la grande place, vociférant à pleins poumons, ouvrant la lettre à tout moment, demandant justice: « Apulée est un magicien, criait-il. Voici l’aveu de sa victime. Que faut-il de plus? » Heureusement, le philosophe avait pu faire prendre copie de la pièce; il se trouva que le contexte donnait un tout autre sens à la phrase de Pudentilla et justifiait pleinement l’accusé. On y lisait, en effet : « Je voulais donc, pour les raisons que j’ai dites, prendre un mari; c’est toi-même qui m’as engagée à préférer celui-ci à tout autre; tu parlais de lui avec admiration ; tu n’aspirais qu’à le faire entrer par moi dans notre famille. Mais, depuis que des gens pervers et malintentionnés vous ont tourné la tête, voilà tout à coup qu’Apulée est un magicien et que j’ai été ensorcelée par lui. Eh bien ! oui, je l’aime, venez donc à moi pendant que je n’ai pas encore perdu tout à fait la raison. »

La réplique était triomphante; l’examen du document incriminé tranchait la question. Ainsi s’écroulait tout l’échafaudage des ennemis d’Apulée. Mais l’orateur ne se tient pas pour satisfait s’il ne poursuit ses adversaires dans leurs dernières retraites. Il trace d’eux d’amusans portraits en charge. Rufinus est la fournaise d’où sortent toutes les calomnies. Son père, un escroc, tenait plus à l’argent de ses créanciers qu’à son honneur. Il ne pouvait plus faire un pas dans la rue sans être arrêté par tout le monde, comme un aliéné. « Faisons la paix, avait-il dit un jour à ses dupes; je ne puis payer; je vous abandonne mes anneaux d’or, tous les insignes de mon rang. Çà, mes créanciers, transigeons. » Il venait de placer tous ses biens au nom de sa femme. C’est ainsi que Rufinus avait reçu en héritage 3 millions de sesterces. Le glouton eut bientôt tout dévoré, comme s’il eût craint de rien devoir aux escroqueries de son père. Apulée nous conduit dans ce joli intérieur de famille. A peine né, Rufinus était connu au loin pour toutes sortes d’infamies. Enfant, du temps où il avait des cheveux, il avait pour les passans toutes les complaisances. Jeune homme, il figurait dans les pantomimes; sa danse flasque, sans goût et sans grâce, était celle d’un homme qui n’a ni os ni nerfs. On disait de lui : tout ce qu’il a de l’histrion, c’est l’impudicité. Maintenant, sa maison n’est qu’un infâme tripot. Jour et nuit, les jeunes gens s’y donnent de joyeux rendez-vous; on n’entend que coups de pied dans les portes, chansons aux fenêtres, tapage d’ivrognes. Le logis conjugal est ouvert à tous ; on peut entrer hardiment, à charge de payer une redevance au mari, qui met un impôt sur son déshonneur. Aussi quelle harmonie dans le ménage ! A-t-on bien payé? personne ne vous a vu, on sort quand on veut. Votre bourse était-elle trop plate? à un signal donné, quelqu’un crie à l’adultère; et, comme dans les écoles, on ne sort point avant de signer un papier. Peu à peu, cependant, la femme se fait vieille et se casse ; alors on compte sur la fille, sur le fard de sa figure, sur le vermillon de ses joues, sur le jeu de ses prunelles. Un beau jour, à la grande joie du quartier, la demoiselle épouse Pontianus, le fils de Pudentilla. Quand Pontianus meurt, on attire son jeune frère Pudens, qui prend la place, car il faut à tout prix garder la fortune conquise. Pudens est un innocent dont on joue comme d’une marionnette. Du jour où il a quitté la maison de sa mère, il a cessé de fréquenter les écoles. Il ne parle plus que la langue punique ; à peine s’il se rappelle quelques mots de grec; au cours du procès, interrogé par les magistrats, il a bégayé le latin d’une façon ridicule. En revanche, c’est lui qui commande dans la maison de son beau-père : il préside aux festins et aux débauches; il ne se plaît qu’avec les gens de bas étage. Il ne manque pas un combat de gladiateurs ; il connaît par leurs noms les lutteurs; il juge des coups et des blessures; il s’exerce lui-même dans ce beau métier. Voilà ce qu’est devenu le faible jeune homme entre les mains de coquins intéressés. Son oncle Emilianus dirige cette noble éducation et guette l’héritage. Celui-là a des façons d’épileptique. C’était naguère un pauvre homme qui, en trois jours, en compagnie d’un petit âne, labourait son misérable champ près de Zarath. Tout à coup il s’est enrichi, on ne sait comment, par la mort précipitée de plusieurs parens : il a recueilli si à propos leur fortune, il remplit si bien ses fonctions de pourvoyeur de l’enfer, que dans la ville on l’a surnommé Charon. Maintenant il pose pour l’esprit fort ; il prétend n’avoir jamais mis le pied dans un temple ; et, comme les gens d’OEa ont lu l’Enéide, on jette aussi à la tête de l’impie le nom de Mézence. Un coquin, un imbécile et un sacrilège : voilà les dignes personnages qui ont osé intenter à un honnête homme, à un philosophe, cet absurde procès de magie.

Aussi que d’erreurs et de mensonges ils ont entassés dans leur acte d’accusation ! Pourquoi donc Apulée aurait-il cherché à gagner par des moyens criminels l’affection de Pudentilla? Ce n’est point par intérêt : il a, au contraire, refusé les donations que sa femme voulait signer à son profit ; c’est lui qui a décidé la mère irritée à tester malgré tout en faveur du fils ingrat. Faut-il tant de mystères pour expliquer l’amour de Pudentilla? Il suffit de connaître un peu la vie pour comprendre la conduite de cette femme. Une veuve doit avoir bien des mérites pour qu’on lui pardonne son passé; « elle ne peut se façonner à votre gré; sa nouvelle demeure lui est aussi suspecte qu’elle doit l’être elle-même à cause de son premier mariage. Si c’est la mort qui l’a rendue veuve, il semble que ce soit une femme de fâcheux présage, dont l’union porte malheur et dont il ne faut pas rechercher la main. Si c’est le divorce, elle ne peut échapper au dilemme qui la proclame ou insupportable, puisqu’elle a été abandonnée de son premier mari, ou trop exigeante, puisqu’elle l’a abandonné. Ces considérations et d’autres expliquent pourquoi les veuves offrent des dots si considérables à qui veut bien les épouser. C’est ce qu’avec un autre prétendu aurait fait Pudentilla; mais elle a trouvé pour mari un philosophe, qui ne s’inquiétait pas de la dot. » Ainsi, non-seulement Apulée n’a pas fait sa cour par des incantations magiques, mais encore il n’avait aucun intérêt, aucun motif d’y recourir. La magie n’a donc rien à voir dans le mariage d’Apulée. Quant aux griefs secondaires, que les accusateurs ont ramassés aux quatre coins de la ville, on doit les considérer comme des rêveries de la populace ou des mensonges éhontés. Le philosophe achète et dissèque des poissons, cela est vrai ; mais ne sait-on pas qu’il s’occupe depuis longtemps de recherches scientifiques sur les poissons? Il contrôle les assertions d’Aristote et de Théophraste, il a le premier fait passer du grec au latin une foule de termes techniques; il a composé des ouvrages que connaissent bien les amateurs d’histoire naturelle, et il en cite des fragmens en plein tribunal. Il possède des miroirs, mais il n’a guère le temps de s’y regarder; ces instrumens lui servent à vérifier les lois de l’optique. Le prétendu talisman qu’on voit dans la bibliothèque est simplement une relique sacrée : l’orateur fait profession d’une grande piété ; naguère, dans un discours sur Esculape, que bien des lettrés savent par cœur, il a énuméré tous les mystères de l’Orient auxquels il est initié; ce qu’il conserve avec tant de soin et dont on fait si grand bruit, c’est le symbole d’une secte religieuse; Apulée ne peut trahir en public un secret confessionnel; mais, s’il se trouve dans l’assemblée un confrère, qu’il fasse le signe de reconnaissance, et l’orateur s’engage à lui montrer l’objet sacré. Quant au fameux squelette, dont la foule par le avec terreur, c’est une charmante œuvre d’art; Apulée va la mettre sous les yeux des juges; c’est une figurine en bois exécutée par Saturninus, un artiste d’OEa, taillée dans un petit meuble en ébène que Capitolina, une grande dame de la ville, a gracieusement offert au philosophe : il n’est pas difficile de reconnaître dans ce petit chef-d’œuvre une statuette de Mercure. L’histoire de ce squelette fait autant d’honneur au bon sens des accusateurs que les poissons, les miroirs et le talisman.

Pour ce qui est des prétendus sacrifices nocturnes, Apulée prend ses ennemis en flagrant délit de mensonge. Ce Junius Crassus, dont on invoque le témoignage, c’est un hideux pique-assiette, un glouton désespéré. Il faisait bombance dans Alexandrie à l’époque où les démons du philosophe auraient hanté sa maison. C’est du milieu de ses ragoûts qu’il argumentait en haruspice sur des plumes d’oiseaux apportées de chez lui. Plus malin qu’Ulysse, il a aperçu de loin la fumée de son logis ; plus fin que les chiens et les vautours, il a flairé de l’Egypte un goût de brûlé. C’est l’odeur de son vin, non celle de la fumée, qui lui arrivait à Alexandrie. Il est revenu exprès pour parler au tribunal de suie et de plumes : il faut que tout en lui, même ses témoignages, sente la cuisine. Il a signé une déposition ; pourtant il ne comparaît point : est-il occupé à essuyer ses murailles, ou a-t-il encore la tête alourdie par l’orgie de la veille ? D’ordinaire, à cette heure du jour, il est ivre et ronfle. On l’a vu naguère, en plein forum, répondre d’une façon assez distinguée aux hoquets d’Æmilianus : il était en train de vendre sa calomnie pour 3,000 sesterces. Maintenant, on n’ose même pas le traîner au tribunal : que penseraient les juges de son air hideux, de sa tête glabre, de sa mâchoire démantibulée, de ses yeux humides, de ses paupières gonflées, de ses mains tremblantes, de sa voix rauque, de ses lèvres écumeuses ? Le beau témoin qu’on a recruté là ! Cette trouvaille est digne des gens qui attribuent à la sorcellerie les chutes et les contorsions des épileptiques ; le mal divin relève de la médecine, non de la magie : en soignant des malades, Apulée n’a fait que remplir son devoir de médecin.

Voilà comme Apulée repousse dédaigneusement les absurdes accusations de ses ennemis et se moque des commérages de la ville. Le proconsul et ses assesseurs sont pleinement convaincus de son innocence. Et l’orateur termine fièrement son éloquent plaidoyer : « Répondez, vous qui affirmez qu’Apulée a voulu séduire l’âme de Pudentilla par des enchantemens magiques. Que voulait-il d’elle ? Pourquoi aurait-il agi de la sorte ? La recherchait-il pour sa beauté ? Non, dites-vous. Était-ce du moins pour sa fortune ? Non, répondent le contrat de mariage, l’acte de donation, le testament ; toutes ces pièces établissent que, loin d’avoir fait preuve d’avidité, il a repoussé énergiquement les offres généreuses de sa femme. Quel autre mobile l’a donc fait agir ?.. Vous devenez muets, vous ne soufflez mot. On dirait que vous avez oublié ce début terrible de la plainte portée par vous, au nom de mon beau fils : « J’entreprends, seigneur Maximus, d’accuser Apulée devant vous. » Pourquoi ne pas ajouter « d’accuser mon maître, mon beau-père, mon bienfaiteur ? » Je continue : « de l’accuser d’une foule de maléfices, tous plus évidens les uns que les autres. » Voyons donc un seul de ces maléfices ; je n’en demande qu’un, le moins évident ou le plus contestable de tous. Quant aux griefs que vous avez formulés, voyez si j’y réponds en deux mots :

« Tu brosses tes dents ? — j’ai le droit d’être propre.

« Tu regardes des miroirs ? — Un philosophe le doit.

« Tu fais des vers ? — C’est permis.

« Tu étudies les poissons ? — Aristote l’enseigne.

« Tu consacres du bois ? — Platon le conseille.

« Tu prends femme ? — Les lois l’ordonnent.

« Ta femme est ton aînée ? — C’est fréquent.

« Tu as agi par cupidité ? — Regarde le contrat de mariage, rappelle-toi la donation, lis le testament. »

II.

Apulée gagna sa cause devant le proconsul et les gens instruits mais avec toute son éloquence et tout son esprit, il ne réussit pas dissiper les étranges préventions de la foule. Un curieux incident d’audience montre bien que le public ne se tenait point pour satisfait et gardait sa méfiance hostile. L’orateur venait de prouver que, fût-il le plus grand sorcier du monde, il n’avait aucun intérêt à séduire Pudentilla par des incantations. Et il ajoutait : « Il ne me suffit pas de me justifier amplement de tous les griefs que vous m’imputez ; je veux encore vous empêcher d’établir sur la base la plus fragile le plus léger soupçon de magie. Reconnaissez combien je me sens fort de mon innocence, et combien je méprise les attaques. Trouvez un seul motif, même des plus frivoles, qui ait pu me faire rechercher la main de Pudentilla pour un intérêt personnel quelconque; prouvez qu’il soit résulté pour moi de ce mariage le moindre bénéfice, et alors je consens à passer pour un Carinondas, un Damigéron, un Moïse, un Jannès. un Apollonius, un Dardanus, ou n’importe quel magicien connu depuis Zoroastre et Hostanès... » À ces mots éclatent dans le public des vociférations assourdissantes, qui couvrent la voix de l’orateur ; il a suffi de nommer les enchanteurs célèbres pour réveiller tous les soupçons populaires. Enfin les magistrats parviennent à rétablir l’ordre; et Apulée, tout déconfit, désespérant de convaincre la foule, se tourne vers le proconsul : « Voyez, je vous prie, Maximus, quel vacarme ils ont fait, parce que j’ai énuméré les noms de quelques magiciens. Comment procéder avec des gens aussi grossiers, aussi barbares? Dois-je répéter encore que ces noms et bien d’autres ont été tirés par moi des plus illustres auteurs dont les bibliothèques publiques renferment les ouvrages? Faut-il leur prouver qu’autre chose est de connaître des noms, autre chose de se livrer aux mêmes pratiques, et que des citations dues à un peu de mémoire et d’érudition ne sauraient être considérées comme l’aveu d’un crime? Ne vaut-il pas bien mieux, Claudius Maximus, m’en rapporter simplement à vos lumières, à votre science, et dédaigner de répondre à ces clameurs de gens grossiers et ignorans? Oui, c’est ce parti que j’adopte. Qu’ils pensent ce qu’ils voudront, je ne m’en soucierai. » Ainsi, malgré l’issue favorable du procès, le peuple s’obstina dans sa croyance; son imagination enveloppa toujours d’un voile mystérieux l’existence du philosophe et du brillant conférencier de Carthage. La conviction du plus grand nombre finit par prévaloir; aux siècles suivans, même les païens les plus instruits et les évêques chrétiens ont admis la puissance magique d’Apulée. Quand les lettrés se furent rangés aussi à l’opinion commune, ils contribuèrent encore à fortifier la légende; car ils furent avec des yeux prévenus les différentes œuvres du philosophe et y découvrirent de nouvelles preuves de ses enchantemens. « Suis-je donc magicien, parce que je suis poète? » avait dit Apulée dans sa défense. Non, assurément; et pourtant, quand on étudie ses ouvrages, on s’explique encore que des lecteurs, convaincus de son pouvoir magique, y aient trouvé souvent la confirmation de leur croyance.

Il semble, d’ailleurs, que la même confusion s’était parfois produite dans l’esprit d’Apulée. Entre lui et la foule, le dissentiment ne portait guère que sur la question de fait. Les accusateurs avaient invoqué en général des griefs absurdes; mais peut-être, au fond, n’avaient-ils pas entièrement tort. Apulée paraît croire lui-même à la magie : il démontre seulement qu’il n’y a pas recouru. C’est pour lui une science criminelle, mais dont il est bien près d’admettre la réalité.

Souvent, dans son Apologie, il ne répond pas directement à la question posée. Il s’arrête longtemps aux griefs secondaires ; il discute avec complaisance certaines insinuations rapides de ses adversaires ; il parle avec esprit de sa belle prestance, de ses miroirs, de son orgueilleuse pauvreté. Quand il arrive à l’accusation même, il joue sur les mots : «J’ai, dit-il, grande envie de demander à ces savans avocats ce que c’est qu’un magicien. J’ai lu dans beaucoup d’auteurs que ce mot signifie dans la langue des Perses ce que le moi prêtre signifie dans la nôtre; en ce cas, quel crime est-ce donc d’être prêtre? » Et l’avocat retors cite un passage de Platon où la magie désigne le culte des dieux. C’était vraiment se moquer un peu des juges; le terme employé par les accusateurs désignait si nettement des pratiques coupables, qu’on le lisait, avec ce sens, dans les ouvrages des jurisconsultes romains, même dans la vieille loi des Douze tables. Apulée continue de tourner autour de la question et s’amuse de ses propres idées. « Maintenant, dit-il, prenons le mot dans le sens vulgaire ; entendons par magicien celui qui entretient un commerce avec les dieux et qui, par la force incroyable de ses enchantemens, accomplit tout ce qu’il veut : en ces conditions, accuser un homme de magie, c’est avouer qu’on ne l’en croit pas coupable; autrement, on redouterait sa colère, dont rien ne vous pourrait défendre. » Puis on l’entend plaisanter sur l’invraisemblance des opérations magiques qu’on lui attribue. Tout à coup, il se tait, sous prétexte qu’il est initié aux mystères de l’Orient et ne peut en trahir les secrets. Il fallait toutes ses habiletés d’avocat et tout le charme de son éloquence pour faire accepter des juges cette étrange tactique. Mais ce n’est pas ainsi qu’on satisfait la logique populaire.

Tel est, dans l’Apologie, le système de défense auquel s’en tient Apulée. Il accepte d’abord tous les faits allégués, vrais ou faux. Puis il entreprend de démontrer : 1° que la magie n’a rien à voir dans toutes ces histoires ; 2° que, fùt-il le plus grand magicien de la terre on n’a pu le prendre en flagrant délit de sortilèges. Il discute les enchantemens qu’on lui reproche, en homme qui les croit possibles.

Par exemple, on l’accuse d’avoir hypnotisé des enfans. Il déclare seulement pour sa défense qu’il n’avait aucune raison de le tenter et qu’il n’en aurait tiré aucun profit. « Pour compléter leur histoire dit-il mes ennemis auraient dû ajouter que ce même enfant a fait une foule de prédictions ; car on sait que le résultat ordinaire des enchantemens, ce sont les présages et la divination. Et ce n’est pas seulement par les croyances populaires, c’est encore sur le témoignage de savans hommes, que s’est confirmé ce miracle au sujet des enfans. » Et l’orateur emprunte à Varron le récit de plusieurs prodiges. Au temps de Mithridate, les gens de Tralles en Asie-Mineure inquiets sur le résultat probable de la guerre, demandèrent officiellement à la magie des révélations sur l’avenir ; un enfant contempla dans l’eau une image de Mercure, le dieu de l’enchantement, et prédit en cent soixante vers ce qui devait arriver. Un jour à Rome Fabius avait perdu cinq cents deniers. Il vint consulter Nigidius. Celui-ci ensorcela des enfans, qui, dans leur sommeil magnétique, révélèrent l’endroit où étaient enfouies une bourse et une partie de la somme. Le reste des écus avait été dispersé, et les magnétisés ajoutaient qu’une des pièces se trouvait entre les mains de Caton le philosophe. Fabius, n’en pouvant croire ses oreilles, alla voir Caton; celui-ci montra en effet le denier, qu’il avait reçu d’un de ses esclaves pour une offrande à Apollon. Aux enfans doués de cette seconde vue, les Romains donnaient le nom d’enfans magiques (magia pueri). « Ce don prophétique, ajoute Apulée, n’est accordé Qu’à des êtres gracieux, vierges, d’esprit éveillé, capables de s’exprimer avec aisance. Leur âme est comme un temple pur où réside la puissance divine ; elle est prompte à se dégager de la matière et se laisse reconquérir tout à coup par le principe sacré. Les enfans magiques n’ont rien de commun avec les épileptiques, êtres difformes et hébétés dont on détermine aisément les crises sans le secours des enchantemens ; il suffit pour cela d’enflammer et d’approcher de leur corps un morceau de la pierre que les Romains appelaient lapis gagates ; c’est le moyen qu’on emploie sur les marchés pour constater la bonne santé des esclaves ; on peut aussi provoquer un accès du haut-mal en imprimant un mouvement rapide à une roue de potier. Les épileptiques, conclut Apulée, relèvent uniquement de la médecine. » Quant aux enfans magiques, le philosophe avoue qu’il n’est pas éloigné d’admettre leur puissance prophétique. « Voilà, dit-il, ce que je lis dans plusieurs auteurs sur les enfans magiques. Mais j’hésite, quand il s’agit de déclarer si je crois ou non ces choses-là possibles. Sans doute, je pense avec Platon qu’entre les dieux et les hommes existent certaines puissances divines, intermédiaires par leur nature et par l’espace qu’elles occupent ; ce sont ces êtres qui président à toutes les divinations, à tous les prodiges de la magie. Il y a plus : je suis persuadé qu’une âme humaine, surtout l’âme saine d’un enfant, peut, au moyen de charmes qui la transportent, de parfums qui l’extasient, être entièrement soustraite à la conscience des choses de ce monde ; insensiblement elle peut oublier son corps, être ramenée, réduite à sa nature essentielle, qui est immortelle et divine ; alors, dans une espèce de sommeil, elle peut présager l’avenir. » Apulée croit donc aux merveilleux effets du sommeil magique, nous dirions magnétique ; il affirme seulement que les sujets traités par lui étaient des malades, des épileptiques ; on ne l’a jamais pris en flagrant délit d’opérations magiques sur des enfans. il admet que les mêmes sortilèges peuvent agir également sur le cœur des femmes ; mais il affirme ne l’avoir pas tenté sur Pudentilla ; et la principale preuve qu’il en donne, c’est qu’il n’avait aucune raison de le tenter.

Il est certain que ces questions d’hypnotisme et de suggestion, fort a la mode de nos jours, préoccupaient beaucoup Apulée. Il connaît à merveille toutes les histoires magiques, et dans un curieux passage de l’Apologie, il s’emporte avec une verve amusante contre les griefs invraisemblables et la maladresse ignorante de ses accusateurs. « Faut-il que vous soyez assez ignares, assez étrangers à toutes les fables les plus rebattues, pour ne pouvoir même donner quelque vraisemblance à toutes vos calomnies ! » Et il leur fait à ce propos une véritable leçon de magie, qui intéresse fort et les juges, et le public, et l’orateur. Il invoque avant tout l’autorité de Virgile, qui, on le sait, est devenu, dans l’imagination du moyen âge, un grand magicien : « Si tu avais lu Virgile, s’écrie l’orateur, tu saurais assurément qu’on a recours à d’autres objets pour les sortilèges. Ce poète, si je ne me trompe, énumère les bandelettes moelleuses, la grasse verveine, l’encens mâle, le fil de diverses couleurs ; il recommande encore le laurier fragile, l’argile durci, la cire fondue… J’aurais pu l’indiquer des passages analogues de Théocrite, d’Homère et d’Orphée ; j’aurais pu te renvoyer aux comiques, aux tragiques, aux historiens grecs ; mais je sais de longue date que tu n’as même pu lire une lettre écrite en grec par Pudentilla. Je ne te citerai donc plus qu’un seul auteur, et encore est-ce un poète latin; ceux qui ont lu Lévius (un poète du temps de Sylla), reconnaîtront ces vers :


On cherche partout des philtres puissans :
Herbes, roitelets, ongles et rubans,
Pierre d’antipathe aux facettes bleues,
Pour servir d’appât lézards à deux queues,
Racines, bourgeons et tiges de lin,
Et tumeur coupée au nez d’un poulain.


Voilà les ingrédiens magiques que les accusateurs d’Apulée auraient dû signaler dans son laboratoire, s’ils avaient eu seulement la moindre érudition ; ils auraient ainsi donné à leurs calomnies un air de vraisemblance. Mais des poissons ! à quoi peuvent-ils être bons, sinon à se faire cuire pour un banquet? Jamais certainement poisson ne servit à des magiciens ; et la preuve, c’est qu’un jour Pythagore, aux environs de Métaponte, acheta à des pêcheurs leur coup de filet, tout bonnement pour le plaisir de rejeter à l’eau les malheureux poissons. Or Pythagore, qui avait été disciple de Zoroastre, s’y connaissait en magie ; il n’eût pas perdu de gaîté de cœur une si bonne aubaine. Homère aussi s’est montré expert dans les sciences occultes : eh bien ! quand Protée change de figure, quand Ulysse creuse sa fosse, quand Éole gonfle ses soufflets, quand Hélène prépare sa coupe, ou Circé son breuvage, ou Vénus sa ceinture, est-il jamais question de la mer et des poissons? Mais les nigauds d’OEa ont changé tout cela : « Vous êtes de mémoire d’homme, conclut l’orateur, les seuls de votre espèce. Jusqu’ici, on attribuait la propriété magique aux herbes, aux racines, aux bourgeons, aux pierres précieuses. Mais voilà que vous bouleversez la nature. Vous faites descendre la magie du haut des montagnes dans la mer pour l’enfermer au ventre des poissons. Jusqu’ici, dans leurs cérémonies mystérieuses, les magiciens invoquaient Mercure comme intermédiaire des enchantemens ; Vénus, comme séductrice des âmes; la lune, comme complice des opérations nocturnes ; Trivia, comme reine des ombres. Mais grâce à votre liturgie nouvelle, on verra désormais Neptune, Salacie, Portune et tout le chœur des Néréides, au lieu de soulever des orages sur la mer, en soulever dans les âmes. » Dans cette singulière invective d’Apulée, on sent le mépris de l’initié pour le profane. Il écrase ses adversaires du poids de son érudition. Il déclare bien haut qu’il connaît tous les rites, et laisse voir clairement qu’il ne tiendrait qu’à lui de tenter la fortune des enchantemens. Il va jusqu’à réclamer fièrement pour les médecins le droit d’employer la magie dans le traitement des malades : « On sait, dit-il, que j’aime l’art de la médecine et que j’y ai quelque habileté. Eh bien ! qui vous a dit que je ne cherche pas des remèdes dans les poissons? La nature prévoyante a répandu et prodigué les remèdes dans toutes les autres substances : pourquoi n’en aurait-elle pas mis dans les poissons? La connaissance et la recherche des médicamens relèvent autant du magicien que du médecin, ou même, après tout, du philosophe; car il est guidé par l’amour, non du gain, mais de l’humanité. Dans les temps antiques, les médecins savaient que même les enchantemens guérissaient les blessures. Nous en avons pour garant le témoin par excellence en matière d’antiquités, je veux dire Homère : d’une blessure d’Ulysse le sang cesse de couler par la vertu d’un charme. Du moment qu’on se propose le bien de l’humanité, on ne saurait être coupable. » On croirait entendre un de nos jeunes médecins réclamer le droit de guérir les malades à l’aide de l’hypnotisme et de la suggestion.

Mais, évidemment, dans l’esprit d’Apulée, comme chez presque tous les anciens, rien ne marquait nettement la limite entre la science et le surnaturel. Seul peut-être dans l’antiquité, Aristote fait exception ; il a su proclamer et mettre en pratique le principe fondamental qui a permis aux modernes d’étendre dans toutes les directions le domaine de l’homme : est acquis à la science tout ce qui est rigoureusement démontré et par suite peut être vérifié ou contrôlé dans des circonstances données, le vrai savant ne devant rien nier ni rien accepter sans enquête. Ce principe, qui nous paraît si simple aujourd’hui, a été presque universellement méconnu dans l’antiquité. Voilà pourquoi l’on y constate de prodigieuses contradictions chez les plus grands hommes ; ils ont entrevu la plupart des vérités scientifiques, mais ils n’ont pu les conquérir définitivement, les contrôler par l’expérimentation, les séparer des vaines hypothèses. Pour la même raison, leur esprit, si ingénieux et si fertile, était sans défense contre toutes les séductions du surnaturel. La magie a envahi toutes les religions, même toutes les sciences de l’antiquité. De tout temps, la croyance aux sortilèges, à l’action mystérieuse des paroles et des philtres, a hanté l’imagination populaire. Mais les esprits cultivés de la Grèce avaient conservé longtemps une sorte de religion aristocratique, faite de piété sincère envers un dieu tout-puissant, de moralité, de rêveries poétiques, de raison et de philosophie. Sous l’empire romain, l’invasion des cultes mystiques et grossiers de l’Orient, la fusion des mythologies, l’affaiblissement de l’esprit critique, la stérilité des études philosophiques, que remplaça trop souvent une érudition confuse, ruinèrent presque complètement l’ancienne religion aristocratique des classes élevées. On n’eut plus de choix qu’entre la superstition et le scepticisme absolu. Or, rien n’égale la crédulité des sceptiques, de ceux du moins qui n’ont pas un point d’appui solide dans les principes d’une science positive. Les Romains les plus instruits finissaient par accepter, les yeux fermés, les cultes les plus bizarres, qui leur assuraient au moins la paix de l’âme. Quand on ne croit plus au bon Dieu et qu’on ne croit pas encore à la science, on n’est pas loin de croire au diable. Quand on ne domine point par la pensée les lois de la nature, on les subit, on s’abandonne au jeu de l’aveugle destin, ou l’on cherche à le forcer; de là sont nées la superstition et la magie. Dans l’Afrique romaine, tout le monde admettait la réalité des enchantemens. C’est la patrie de Manilius, qui, dans son singulier et puissant poème des Astronomiques, soumet la nature et l’homme tout entier à l’influence des astres. Même les évêques africains ont cru à l’efficacité des sortilèges ; ils les condamnaient avec d’autant plus d’emportement, comme des œuvres diaboliques. Apulée n’a pas échappé à la loi commune. Il a beau se réclamer sans cesse de l’autorité d’Aristote et invoquer ses recherches scientifiques; même dans son laboratoire, au milieu de ses instrumens, il ne connaissait pas la limite où cesse l’observation rigoureuse, où commence le rêve. Ce qui fait le savant, ce n’est pas le goût de la science, c’est la méthode. Apulée voulait tout étudier, tout embrasser. Cette ambition démesurée le rendait suspecta la foule, qui finit par voir en lui un sorcier. Et, de fait, cet ardent désir de s’instruire que ne réglait point le sens critique, devrait le livrer plus qu’un autre à toutes les rêveries du mysticisme et des sciences occultes.

Le trait le plus frappant dans l’existence et dans les ouvrages d’Apulée, c’est son immense et insatiable curiosité. Il voulait avoir tout vu et tout lu, pour être en état de parler de tout. Ce travers qu’il connaissait par expérience, il l’a prêté aux divers personnages de son roman des Métamorphoses, surtout à son héros. Pendant que Lucius traverse à cheval les gorges pittoresques du mont OEta, il écoute avec ravissement les merveilleux récits de ses compagnons sur les exploits des sorcières. Une fois en Thessalie, son imagination surexcitée ne connaît plus de frein : «Me voilà donc, disais-je, au milieu de cette Thessalie, terre classique des enchantemens, célèbre à ce titre dans le monde entier; en cette ville même où s’est passé l’événement que nous racontait, chemin faisant, ce brave Aristomène. Pourtant, je ne savais où diriger mes vœux et ma curiosité ; je considérais chaque chose avec une sorte d’inquiétude. De tout ce que j’apercevais dans la ville, rien ne me paraissait être tel que mes yeux me le montraient. Il me semblait que, par la puissance infernale de certaines incantations, tout devait avoir été métamorphosé. Si je rencontrais une pierre, mon imagination y reconnaissait un homme pétrifié ; si j’entendais des oiseaux, c’étaient des hommes couverts de plumes; les arbres du boulevard, c’étaient des hommes chargés de feuilles ; les fontaines, en coulant, s’échappaient de quelque corps humain. Je croyais que les portraits et les statues allaient marcher, les murailles parler, les bœufs et les bêtes du même genre annoncer l’avenir ; du ciel même, de l’orbite enflammé du soleil, devait descendre quelque oracle. Cet ébahissement me rendait stupide, et ma curiosité devenait une véritable maladie. Sans pouvoir fixer ni arrêter mon esprit sur rien, j’allais, je venais de tous côtés. Avec l’air de nonchalance d’un mauvais sujet et la démarche d’un ivrogne, j’errais de porte en porte, quand tout à coup, sans le savoir, j’arrivai sur le marché aux comestibles. » C’est pour avoir regardé une sorcière par le trou de la serrure et touché à ses onguens que Lucius se voit tout à coup métamorphosé en âne. Mais son aventure ne l’a point guéri; personne ne devine un homme sous la peau tannée de l’âne, personne ne se méfie de lui ; et Lucius ouvre toutes grandes ses longues oreilles évasées pour recueillir avidement toutes les confidences. Quand il revient de la meule, harassé, meurtri de coups, il oublie ses misères et quitte son râtelier pour observer les esclaves marqués de lettres au front et leurs pieds serrés d’un anneau de forçat. S’instruire et voir du nouveau, telle était la consolation suprême du philosophe condamné à braire: « Aux tourmens de mon existence, je ne trouvais de consolation que dans ma curiosité naturelle ; comme on tenait peu de compte de ma présence, on parlait et on agissait devant moi en toute liberté. Ce n’est pas sans raison que le divin créateur de la poésie antique chez les Grecs, pour caractériser un homme d’une sagesse consommée, rapporte qu’en parcourant beaucoup de cités et en étudiant beaucoup de peuples, il avait acquis un mérite surnaturel. Moi-même, en effet, je conserve à ma personne d’âne un souvenir reconnaissant ; caché sous son enveloppe, éprouvé par des fortunes diverses, je lui ai dû, sinon plus de sagesse, au moins plus de connaissances. » Et le philosophe rend grâce à la servante maladroite qui, voulant lui donner les ailes d’un oiseau, lui a donné les quatre pattes d’un baudet ; sous ce déguisement, rien, dans un rayon étendu, ne pouvait échapper à ses larges oreilles. Pourtant, sa maudite curiosité lui avait joué plus d’un tour. Un jour, il était caché au premier étage d’une maison ; on entendait dans la cour le vacarme des gens qui le cherchaient; le pauvre âne n’y tint pas et hasarda par une lucarne un coin de sa grosse tête ; son ombre tacha le mur ensoleillé; les soldats l’aperçurent et le tirèrent en bas le long d’une échelle; de là le proverbe: «Qui voit l’ombre, voit l’âne. » Mais aussi que de douces compensations ! Une fois, à Corinthe, le baudet, devenu célèbre, doit comparaître sur le théâtre et faire le galant avec une femme condamnée aux bêtes ; en attendant son tour, on l’a placé près de la porte, sur une pelouse; il a l’air de brouter, mais ses gros yeux écarquillés ne perdent pas une des péripéties de la représentation dramatique. Apulée est comme l’âne de son roman : il n’a jamais su maîtriser sa folle curiosité; il a dû à ce travers ses joies les plus vives et ses plus cruelles mésaventures.

Il a toujours été attiré par l’inconnu, par toutes les formes du mystère. De là son existence romanesque et ses tendances encyclopédiques. Dans ses études de philosophie, comme ailleurs, il a porté des préoccupations mystiques. « Apulée l’Africain, dit saint Augustin, a été, en grec et en latin, un illustre platonicien. » Ce qui le séduisait dans la doctrine des néo-platoniciens, c’étaient surtout les rêveries orientales dont les disciples avaient brodé l’œuvre du maître. Il ne met pas en doute un seul instant la réalité du démon de Socrate. Il croit à l’existence d’êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes; leur corps ressemble aux nuées. Parmi eux, il cite l’Amour, le Sommeil, les âmes des morts, celles mêmes des vivans. Chaque homme a son démon, arbitre de sa conduite, médiateur auprès des dieux ; l’ange gardien de Socrate ne se distingue des autres que par une science et une puissance plus grandes. Le néo-platonisme avait séduit Apulée, parce que c’était alors la plus mystique et la plus religieuse des philosophies.

Cet étrange philosophe se montrait en même temps sectateur fervent de tous les cultes, surtout des plus obscurs et des plus mystérieux. Comme prêtre d’Eschmoun-Ésculape, comme pontife suprême du temple de Rome et d’Auguste, il présidait à toutes les cérémonies saintes de Carthage et de la province. Un jour, dans un de ses discours publics d’OEa, il énuméra pompeusement tous les mystères de l’Orient auxquels il s’était fait initier: « En Grèce, disait-il, j’ai été admis dans presque toutes les sectes religieuses. Les prêtres m’en ont remis les différens lignes et symboles, que je conserve avec soin. Je ne dis là rien d’insolite ni d’extraordinaire; je fais appel seulement à ceux de mes auditeurs qui font partie de la confrérie de Bacchus. Ils savent quel objet ils gardent caché dans leur maison et vénèrent en silence loin de tout regard profane. Mais moi, comme je l’ai dit, j’ai connu une foule de religions, de pratiques et de cérémonies secrètes, et cela par amour de la vérité, par piété envers les dieux, «Partout où allait le philosophe, il emportait au milieu de ses livres et de ses notes quelque amulette, et les jours de fête, il lui offrait de l’encens, du vin pur, parfois des victimes.

Toutes les œuvres d’Apulée trahissent sa dévotion exaltée. De là sa colère et ses mordantes satires contre les charlatans qui exploitaient et déshonoraient les religions. Avec une verve intarissable, il poursuit de ses sarcasmes les prêtres de la déesse syrienne, qui couraient les marchés des grandes villes et les campagnes en jouant des cymbales, des castagnettes, du triangle, et associaient les images saintes à leur métier de mendians. Ils vont par les bourgs, travestis, vêtus de robes jaunes, barbouillés de lie, les yeux peints, la tête coiffée de petites mitres, poussant devant eux l’âne qui porte la déesse. Ils retroussent leurs manches jusqu’à l’épaule, jonglent avec des couteaux et des haches, bondissent comme des fous au son de la flûte ; ils hurlent, renversent la tête, tournent le cou, secouent en rond leurs cheveux flottans ; ils se mordent les chairs et de leurs couteaux à deux tranchans se percent le bras. Puis, quand le sang ruisselle, ils recueillent dans les plis de leurs robes les pièces de monnaie qu’on leur jette à l’envi. Ils acceptent tout de la foule : les injures, le vin, le lait, le fromage. Enfin ils s’enferment dans une grange ou dans un bouge, et gaspillent le fruit de leur quête en horribles orgies. Leur cynisme révolte jusqu’à leur âne ; l’honnête animal veut prévenir les dupes du faubourg ; mais il ne peut que braire un O formidable, dont l’écho se prolonge au bruit des coups de bâton. Tout l’épisode est des plus amusans et la satire des plus sanglantes. Mais on se tromperait fort, si l’on croyait y reconnaître la moquerie d’un sceptique ou d’un bel esprit. On y sent le mépris du dévot pour la confrérie voisine, de l’initié pour les cérémonies populaires. C’est ainsi que dans les Grenouilles d’Aristophane, après les scènes burlesques de la descente aux enfers, retentit tout à coup le chant grave et recueilli des élus. Dans le roman des Métamorphoses, on saisit d’ailleurs sur le vif la pensée d’Apulée. L’épisode de la déesse syrienne et toute la partie satirique sont imités, souvent traduits d’un original grec qu’on lit dans le recueil de Lucien. Toutes les pages, où le fond comme la forme appartient en propre à l’auteur africain, sont empreintes d’une dévotion profonde, poussée souvent jusqu’au mysticisme le plus exalté. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’un léger badinage, un sourire moqueur peuvent cacher des convictions et des passions ardentes. Quand il s’agit de ses croyances, Apulée n’entend pas raillerie. Tout le dernier livre de l’Ane d’or a été ajouté par lui au canevas grec. Voyez alors avec quelle gravité, quel recueillement, quelle simplicité éloquente il décrit la procession et les mystères d’Isis. Il est dans l’isthme de Corinthe, près du port de Cenchrées, au bord du golfe d’Égine. Il fait nuit. Tout à coup, il se réveille effrayé. Il voit autour de lui une lumière éblouissante: c’est la pleine lune, dont le disque radieux effleure la cime argentée des flots. « La nuit, le silence, la solitude, tout portait au recueillement. Je savais aussi que la lune, déesse souveraine, exerce un pouvoir incomparable et gouverne ici-bas toutes choses par sa providence. Je savais que non-seulement les animaux domestiques ou sauvages, mais encore les objets inanimés subsistent par la divine influence de sa lumière et de ses propriétés. Je savais que sur la terre, dans les cieux, au fond des eaux, l’accroissement ou le déclin des corps est soumis à ses lois. Puisque le destin, rassasié de mes longues et cruelles infortunes, m’offrait enfin un espoir de salut, je voulus implorer sous son emblème auguste la déesse que j’avais devant les yeux. » Alors il se lève, et sept fois, selon le précepte de Pythagore, il se purifie en plongeant sa tête sous les flots. Puis, en termes magnifiques, il invoque la lune, en qui il personnifie Cérés, Vénus, Phébé, Proserpine, toutes les grandes divinités féminines. Soudain, de la mer s’élève une forme étrange. C’est une femme d’une beauté merveilleuse; elle porte sur le front un cercle lumineux, une couronne de fleurs, de vipères et d’épis. Sa robe aux mille nuances a tour à tour l’éclat de l’albâtre, les reflets dorés du safran, l’incarnat de la rose. Elle est drapée d’un manteau noir, enguirlandé de fleurs et brodé d’étoiles. Elle est chaussée de feuilles de palmier. Elle tient à la main un vase d’or en forme de gondole, dont l’anse est surmontée d’un aspic, et un sistre d’airain traversé par trois lames qui s’entre-choquent avec un tintement aigu. Elle réunit dans une synthèse mystique tous les symboles des divinités d’Orient, zJe suis, dit-elle, la Nature, mère des choses, maîtresse de tous les élémens, origine et principe des siècles, souveraine des divinités, reine des mânes, la première entre les habitans du ciel, type commun des dieux et des déesses. C’est moi qui gouverne les voûtes lumineuses du ciel, les souffles salubres de la mer, le silence lugubre des enfers. Puissance unique, je suis par l’univers entier adorée sous mille formes, avec des cérémonies diverses et sous des noms différens... Les Égyptiens, si admirables par leur antique sagesse, m’honorent seuls du culte qui me convient ; seuls, ils m’appellent par mon véritable nom, la reine Isis... Si par un culte pieux, par une dévotion exemplaire, une chasteté inviolable, tu mérites ma protection, sache que seule j’ai le droit de prolonger ta vie au-delà du terme fixé par les destins. » Telle est la vraie divinité d’Apulée : c’est pour l’avoir trop honorée qu’il a encouru le soupçon de magie. C’est la déesse mystérieuse qu’on retrouve au fond de toutes les religions antiques, cette nature qu’ont invoquée les sorciers de tous les temps. Elle exige que son adorateur se consacre pour toujours à son culte.

Le jour paraît. La déesse, en se retirant, a laissé derrière elle une traînée de joie. «La nature entière me semblait respirer l’allégresse. Sur les animaux, autour des maisons, dans l’air même, je sentais se répandre comme une atmosphère de bonheur. La fraîcheur de la nuit avait fait place à une température douce et délicieuse. Les oiseaux, éveillés par les émanations printanières, entonnaient leurs cantiques; par leurs charmans accords, ils célébraient la mère des astres et des temps, la maîtresse de l’univers. Les arbres mêmes, les arbres fruitiers et les arbres stériles qui donnent seulement de l’ombrage, s’épanouissaient au souffle de l’Auster ; ils se paraient d’un feuillage naissant, et leurs bras doucement agités bruissaient avec un joli murmure. Le fracas étourdissant des tempêtes s’était apaisé ; la mer avait calmé ses flots et déferlait mollement sur la plage. Le ciel était pur de tout nuage; rien n’obscurcissait son éclat azuré. » Mais voilà que des portes de Corinthe sort la longue procession des adorateurs d’Isis. En avant marchent les gens du peuple, tout bariolés. Un homme, ceint d’un baudrier, représente un soldat; un autre, avec sa courte chiamyde, son petit sabre et ses épieux, figure un chasseur. En voici un qui porte des brodequins dorés, une robe de soie : à ses cheveux rattachés sur le haut de la tête, à sa marche traînante, on reconnaît de loin qu’il joue un rôle de femme. Celui-ci, chaussé de bottines, armé d’un bouclier, d’un casque et d’une épée, semble un gladiateur. Celui-là, précédé de faisceaux, contrefait le magistrat. Voici le philosophe, avec son manteau, son bâton, ses sandales et sa barbe de bouc. Puis, ce sont des oiseleurs avec leur glu, des pêcheurs avec leurs hameçons. On porte en litière un ours apprivoisé, vêtu en dame de qualité. Derrière elle sautille Ganyraède : c’est un singe, coiffé d’un bonnet brodé, vêtu d’une robe jaune. On s’amuse beaucoup à voir passer Pégase et Bellérophon : c’est un vieillard tout cassé, qui suit péniblement un âne au dos collé de plumes. Avec la gaieté populaire des masques contraste le recueillement des femmes, vêtues de blanc, qui forment le cortège particulier de la déesse. Tout enguirlandées de roses, elles jonchent le sol de petites fleurs et portent les attributs magiques d’Isis. Elles versent des parfums, ajustent avec leurs peignes d’ivoire les cheveux de la déesse, qui se regarde dans de grands miroirs accrochés au dos des dévotes. Autour d’elles, on agite des lanternes, des torches, des cierges; on joue du chalumeau et de la flûte. Des jeunes gens d’élite, habillés de blanc, psalmodient les hymnes sacrés. Des huissiers écartent les curieux devant la troupe sainte des initiés, éblouissans sous leurs robes de lin ; sur les cheveux parfumés des femmes flotte un voile transparent ; sur la tête rasée et le crâne luisant des hommes s’agitent des sistres d’airain, d’argent ou d’or. Enfin paraissent les prêtres, dont la robe blanche est serrée à la taille et tombe jusqu’aux talons ; leurs mains soutiennent les symboles divins, une lampe en forme de gondole, de petits autels, des rameaux d’or, le caducée de Mercure, un bras dont la main ouverte figure la justice, un vase en forme de mamelle. Les dieux mêmes ont voulu honorer de leur présence la fête de leur souveraine; à la suite de la reine Isis, ils daignent se laisser transporter sur les épaules des hommes. Voici Mercure avec une tête de chien, blanche d’un côté, noire de l’autre; puis la vache divine, dressée sur ses pieds de derrière ; enfin l’urne d’or, couverte d’hiéroglyphes, terminée par un long bec, ornée d’une anse ronde sur laquelle se dresse un aspic au cou gonflé. Et lentement, lentement, à travers la plaine, se déroule la longue procession de la déesse qui commande au destin. Apulée, comme le héros de son roman, va lui vouer un culte éternel.

Lucius comprend que son heure est venue. Il dévore une couronne de roses et recouvre la forme humaine. Aussitôt le grand-prêtre lui fait revêtir une robe de lin : « Que les impies voient, dit-il : qu’ils voient, et qu’ils reconnaissent leur erreur. » Puis le cortège arrive au port de Genchrées, où l’on bénit solennellement un vaisseau. On revient au temple. Le secrétaire de la confrérie des Pastophores monte en chaire, prend un gros livre et débite à haute voix des prières pour l’empereur, pour le sénat, pour les chevaliers, pour tout le peuple romain et la prospérité de la marine. Il termine en prononçant la formule d’usage : « Que les peuples se retirent. » Mais Lucius, qui dans ce récit représente Apulée, reste dans le parvis; il loue une loge dans l’enceinte sacrée, et par les prières, le jeûne et la méditation, il se prépare à la grande initiation. Il a plusieurs visions de la déesse, est admis par faveur au saint office. Enfin le grand-prêtre Mithras est chargé de l’initier, « parce que tous deux étaient nés sous le même astre. » Le pontife ouvre les livres sacrés, vrai grimoire comme ceux des magiciens. Après le bain qui purifie, il donne au fidèle des instructions que la voix humaine ne peut rendre et lui ordonne dix jours de jeûne. Au bout de ce temps, il couvre le novice de la robe de lin et le conduit dans l’intérieur du sanctuaire. Apulée ne peut révéler ce qu’il y a vu : « Peut-être, lecteur curieux, me demanderez-vous avec anxiété ce qui fut dit, ce qui fut fait ensuite. Je le dirais, si cela pouvait se dire; vous l’apprendriez, s’il vous était permis de l’entendre. Mais le crime serait égal et pour les oreilles et pour la langue qui se rendraient coupables d’une aussi téméraire indiscrétion... J’approchai des limites du trépas ; je foulai du pied le seuil de Proserpine, et j’en revins en passant par tous les élémens. Au milieu de la nuit, je vis le soleil briller de son éclat éblouissant. Je contemplai face à face les dieux de l’enfer, les dieux du ciel ; je les adorai de près. Voilà tout ce que je puis vous dire. Mais vous avez beau entendre ces paroles, vous ne pouvez les comprendre. » Au point du jour, le nouvel initié est revêtu de douze robes, autant qu’il y a de mois dans l’année. On tire le rideau qui le cachait aux yeux du public profane. Et tous admirent les broderies, les hiéroglyphes, les figures d’animaux dont il est chamarré. Avant de quitter Corinthe, Apulée adresse une prière suprême à la déesse qui force le destin. Il part pour Rome, où il devient un dévot du temple d’Isis. Celle-ci lui apparaît de nouveau pour lui ordonner de se faire initier encore aux mystères d’Osiris. Apulée a vu en songe un des prêtres, celui qui doit l’accueillir, et il le reconnaît dans le saint cortège. Pour payer les frais de la cérémonie, le philosophe doit vendre jusqu’à ses habits. Mais il est récompensé de sa piété, il est admis dans la confrérie des Pastophores, et remplit ses fonctions la tête rasée. Le grand dieu Osiris daigne à son tour lui parler, l’engage à persévérer dans sa carrière d’avocat, lui promet la fortune et le succès. Tout ce récit d’Apulée est grave ; on y sent une conviction profonde, il raconte sa propre initiation au culte de la nature. Cet épisode des Métamorphoses a certainement frappé l’imagination des lecteurs africains, et les a confirmés dans leur croyance à la magie d’Apulée.

C’est qu’en effet l’on tenait à bon droit pour suspects ces fervens adorateurs d’Isis et d’Osiris. Les cultes orientaux ont occupé dans l’imagination des Grecs et des Romains la même place que les sciences occultes dans les esprits du moyen âge. Toutes ces religions, venues de Chaldée ou d’Egypte, étaient imprégnées d’astrologie et de magie. L’Isis qu’adore Apulée est, nous dit-il, plus puissante que le destin même; elle peut modifier à son gré le sort des humains : or ce fut toujours la grande rêverie des sorciers. Entraîné par sa curiosité, Apulée demanda aux cultes mystérieux de l’Orient ce qu’il ne trouvait pas dans la religion ordinaire. Il céda à l’irrésistible attrait du surnaturel et de l’inconnu. On surprend cette préoccupation de l’écrivain presque à chaque page de son roman. Il a été séduit par les récits fantastiques du cycle milésien, où, depuis le temps de Circé, les enchantemens tenaient autant de place que l’amour. Il a pris le canevas de son livre dans un ouvrage hellénique, que nous possédons encore. Rien n’est plus instructif que la comparaison de l’auteur grec et de l’auteur africain. Apulée développe, commente à plaisir les épisodes merveilleux, les détails surnaturels. Presque tout ce qu’il ajoute se réduit à des histoires de sorcières et de magiciens.

La galerie en est des plus étranges et des plus variées. Le héros du roman croyait presque aux sortilèges sous sa peau d’homme ; il y croit tout à fait, et pour cause, sous sa peau d’âne. Avant de quitter Corinthe, il avait consulté un prophète chaldéen sur le succès de son voyage. En traversant les montagnes au sud de la Thessalie, il chemine avec deux gais compagnons, l’un sceptique, l’autre profondément convaincu. On se raconte les exploits d’une galante sorcière, la vieille cabaretière Méroé : « c’est une magicienne et une devineresse ; elle a le pouvoir d’abaisser la voûte des cieux, de suspendre la terre dans l’espace, d’endurcir les eaux, de détremper les montagnes, d’évoquer les mânes, de faire descendre les dieux sur la terre, d’éteindre les astres, d’illuminer le Tartare lui-même. » Inspirer une passion violente pour elle-même non-seulement aux gens du pays, mais à des Indiens, à des Éthiopiens, aux antipodes, c’est bagatelle pour Méroé. Elle a accompli bien d’autres tours de force, et devant de nombreux témoins. Un cabaretier voisin lui faisait concurrence : elle l’a métamorphosé en grenouille ; le malheureux vit maintenant dans la lie d’un de ses tonneaux et coasse pour appeler ses cliens. Un avocat avait plaidé contre elle : maintenant il arrive au tribunal avec des cornes de bélier. Une femme s’était permis quelques propos piquans : aussi elle est enceinte depuis dix ans, elle a le ventre tendu comme si elle allait accoucher d’un éléphant. Tous ces méfaits avaient excité l’indignation publique. On résolut d’assommer la vieille à coups de pierre. Pour déjouer la conspiration, il suffit à Méroé de jeter dans une fosse des onguens magiques. Tous les habitans de la ville se sont trouvés emprisonnés chez eux, sans pouvoir forcer ni serrures, ni portes, ni murailles. Enfin, la sorcière a bien voulu pardonner; seulement, une nuit, le chef du complot avec sa maison, les murs, le terrain, les fondations, s’est vu transporté à cent milles de là, au sommet d’une montagne. On tremble dans le pays au nom de Méroé ; on est hanté, la nuit, d’affreux cauchemars. Vous avez beau fermer à clé et barricader votre porte, la sorcière entre, vous coupe le cou, plonge sa main droite dans votre poitrine, en retire votre cœur, dont elle éponge le sang. Vous vous réveillez, le lendemain, la tête en place, mais le corps meurtri, l’esprit lourd, dans une atmosphère fétide.

Nous arrivons dans la vallée du Sperchios, à Hypata. Nous assistons à un banquet chez Byrrhène, une grande dame de la ville. On parle de choses et d’autres, de Rome, de la province, des monumens, des bains. Lucius avoue que les sorcières du pays gâtent pour lui le plaisir du voyage ; même les tombeaux ne sont pas respectés ; au moment des funérailles, de vieilles magiciennes vont arracher au mort des lambeaux de chair qui servent à leurs maléfices. « Il y a plus, s’écrie un mauvais plaisant ; ici, l’on n’épargne même pas les vivans. Je ne sais qui a été victime d’une aventure de ce genre ; il a été horriblement mutilé et défiguré. » À ces mots, tous les convives partent d’un grand éclat de rire. Les regards se tournent vers un homme qui se tient modestement couché dans un coin. Il va se fâcher, quand un mot aimable de la maîtresse de maison vient soudain le calmer. Il consent à raconter encore son histoire. Il se nomme Téléphron. Il est parti un jour de Milet pour assister aux jeux olympiques. Arrivé à Larissa, il a vu sa bourse vide et a dû se résigner à tout pour la remplir. Il a entendu un vieillard crier : « Qui veut garder un mort ? Faites votre prix. » Téléphron s’est approché. On lui a expliqué qu’en Thessalie les sorcières mutilent les cadavres ; pour arriver à leurs fins, elles se transforment en oiseaux, en chiens, en rats, en mouches ; aussi est-il nécessaire de veiller attentivement les morts, sans jamais succomber au sommeil ; si au matin le gardien ne rend pas le corps intact, on lui coupe au visage le morceau de chair correspondant à celui qu’a perdu le cadavre. Téléphron s’est décidé à accepter le marché. On le mène à la maison mortuaire, où le reçoit une veuve désolée. Le gardien chantonne pour se tenir éveillé. À minuit, il chasse une belette, qui s’est approchée du cadavre. Mais presque aussitôt il s’endort. Il se secoue au chant du coq, et d’un regard il interroge le mort : rien n’y manque. Il reçoit le prix convenu, mais a la maladresse d’offrir ses services pour la prochaine occasion, ce qui attire sur son dos une volée de coups. Cependant le cortège funèbre se met en marche. Tout à coup, un vieillard échevelé s’élance ; c’est le père du défunt ; il crie à l’assassinat, et accuse hautement la veuve. « Remettons, dit-il, à la divine Providence de faire connaître la vérité. Il y a ici un Égyptien, nommé Zachlas, prophète de premier ordre, qui, moyennant une somme très considérable, s’est engagé à ramener pour quelques instans l’âme des enfers et à ranimer le défunt. » Alors s’avance le devin, couvert d’une robe de lin, chaussé de feuilles de palmier, la tête rasée. Il applique à trois reprises une herbe sur la bouche du mort, en place une autre sur sa poitrine ; puis il se tourne vers l’orient et évoque le soleil. Téléphron monte sur une borne pour dominer la foule et contempler cette scène imposante. Voilà que la poitrine du défunt se soulève, et que son pouls commence à battre. Bientôt il peut parler: il dénonce le crime auquel il a succombé, puis il montre du doigt Téléphron : « Pendant que ce jeune homme veillait sur moi avec un zèle extrême, de vieilles sorcières ont voulu s’emparer de mes restes ; elles ont plusieurs fois, et toujours inutilement, changé de formes. Ne pouvant tromper sa vigilance, elles ont répandu sur lui les vapeurs du sommeil et l’ont engourdi. Puis elles m’ont appelé par mon nom; elles n’ont pas cessé leurs cris avant que mon corps raidi et mes membres glacés n’aient enfin commencé d’obéir à leur appel magique. Mon gardien que voici était vivant et seulement endormi ; il porte le même nom que moi : il se leva plus vite ; comme un fantôme, il alla machinalement se heurter contre la porte close de la chambre. Par une fente, les sorcières lui ont coupé le nez, puis les oreilles : il a subi ces opérations à ma place. Pour dissimuler leur larcin, les magiciennes ont façonné avec de la cire des oreilles et un nez semblables aux siens; elles les lui ont appliqués. » À ces mots, Téléphron, tout épouvanté, porte la main à son visage : le nez, les oreilles se détachent. Le malheureux s’enfuit au milieu des huées de la foule. Il n’a osé retourner ni dans sa patrie ni dans sa famille. Il est resté en Thessalie : il rabat ses cheveux sur le côté pour couvrir la place des oreilles; il s’est fait un nez avec du linge et un onguent.

L’imagination du romancier voit partout des magiciens et des histoires merveilleuses. Après le souper de Byrrhène, le héros se dirige vers la maison de son hôte. Trois hommes lui disputent le passage; il les tue tous les trois et se précipite dans la maison, tout effaré. Au matin, on vient l’arrêter, on le conduit solennellement au théâtre, où l’on instruit son procès. Mais, ce qui indigne beaucoup l’étranger, son malheur n’attendrit personne; il entend autour de lui des rires à peine contenus. Enfin l’on apporte les cadavres des victimes : ce sont trois outres de peau de bouc. La ville d’Hypata célébrait ce jour-là une fête en l’honneur du dieu du Rire, et Lucius avait payé les frais des réjouissances publiques. Les outres avaient été animées, la nuit précédente, par les sortilèges de son hôtesse Pamphile. C’est qu’il a reçu l’hospitalité dans la maison d’une magicienne; le maître du logis, un vieil avare, plaisante volontiers sur les sorcières; mais sa femme se change en oiseau pour aller trouver les galans. Lucius apprend tous ces détails de la servante Fotis. Il sent alors se réveiller sa maladive curiosité. Il tient donc enfin l’occasion attendue depuis si longtemps. Il va pouvoir observer de près les mystères de la magie. Par les fentes de la porte, il regarde avidement l’atelier et tous les mouvemens de la sorcière. Dès qu’elle s’est envolée, il se précipite sur la table aux onguens et prie la servante de le métamorphoser à son tour en oiseau. Fotis se trompe, et voilà comment le héros du roman est condamné à braire ; il ne dépouillera sa tête d’âne qu’après mille aventures. Mais que d’enchanteurs le baudet va encore rencontrer sur la route ! Dans une caverne de brigands, il entend l’histoire merveilleuse de Psyché ; la jeune fille est transportée par les vents, servie par des personnages invisibles dans son palais magique; après la fuite de l’Amour, elle est soumise par Vénus à de cruelles épreuves, dont elle triomphe par une série de prodiges. Plus loin, voici un vieillard qui à volonté se rend invisible et attire les voyageurs dans la gueule d’un dragon. Ailleurs, la femme d’un meunier appelle à son aide une sorcière pour se débarrasser de son mari. La vieille évoque le spectre d’une jeune fille, qui à midi se présente au moulin, met la main sur l’épaule de l’homme, fait mine d’avoir un secret à lui confier et l’entraîne dans une chambre. On s’inquiète de ne pas voir redescendre le maître; on monte, on enfonce la porte : la fille a disparu, mais on trouve le meunier pendu.

Apulée croyait-il à toutes ces bonnes histoires, dont il aimait à égayer ses ouvrages ? On ne sait trop. Les anciens ne se posaient jamais nettement ces sortes de questions : comme ils admettaient le surnaturel, rien pour eux ne marquait la limite entre le possible et l’impossible. Il est certain qu’Apulée se complaît dans les merveilleux récits des légendes et des miracles. Ses longs voyages aux pays mystérieux de l’Orient avaient encore exalté sa folle imagination africaine. Entraîné à la dérive par sa maladive curiosité, initié à toutes les religions secrètes, emportant partout avec lui quelque talisman, convaincu de l’existence des démons, il a toujours été captivé par les problèmes de la magie. Il en parle dans tous ses ouvrages, et il faut des invraisemblances démesurées, un charlatanisme bien avéré pour appeler en ce cas le sourire sur les lèvres. Il est comme beaucoup de nos contemporains qui, tout en raillant les tables tournantes, les font souvent tourner très sérieusement, pour voir; on se moque pour prévenir la moquerie des autres. Dans l’antiquité comme au moyen âge, on attendait des sorciers et des astrologues ce que ne pouvaient donner les prêtres des religions officielles ; on demandait aux diables l’explication des phénomènes sur lesquels Dieu et l’église restaient muets. Apulée a poussé la dévotion et la curiosité mystique jusqu’aux extrêmes limites. Il admet dans ses livres le pouvoir surnaturel de la magie. On ne sait s’il a tenté de l’exercer à son tour. Il s’en est défendu dans son Apologie, mais l’imagination populaire le soupçonnait déjà de son vivant, et il avait eu à se justifier devant le tribunal du premier magistrat d’Afrique. Il ne réussit pas à convaincre la foule. On se rappela toujours le mystère de son existence aventureuse, les préventions de ses contemporains, les débats de son procès, les guérisons miraculeuses qu’il opérait avec des plantes, ses livres philosophiques sur les démons, les singulières métamorphoses de son roman, et le long défilé de ses enchanteurs et de ses sorciers. La lecture de ses ouvrages confirmait aisément aux yeux de la postérité les soupçons des contemporains et donnait une autorité nouvelle aux accusateurs du philosophe. Il connaissait si bien la magie, il en parlait si volontiers, qu’il avait dû la pratiquer pour son compte. Ainsi conclut la logique populaire, et de là est née la légende d’Apulée magicien.


III.

Les commérages de la ville d’OEa, l’accusation intentée au philosophe et le procès plaidé devant le proconsul, les longs voyages d’Apulée en Orient, son initiation à tous les mystères, la dévotion ardente et les talismans qu’il en avait rapportés, l’immense popularité que lui valut son éloquence à Carthage et dans toute l’Afrique, la lecture de son Apologie, qui devint une arme contre lui, ses traités de médecine et d’histoire naturelle, son opuscule Sur le démon de Socrate, les jongleries d’enchanteurs et de sorciers qu’il avait accumulées à plaisir dans son roman de l’Ane d’or, enfin l’emportement crédule des imaginations africaines et ce besoin de surnaturel qui obsédait tous les esprits aux premiers siècles de notre ère, voilà tous les élémens de la légende d’Apulée. Il nous reste à expliquer la popularité de cette tradition, à déterminer les circonstances historiques qui en ont favorisé le développement.

Il faut du temps pour accréditer tout à fait une légende. Ce n’est pas au lendemain de sa mort qu’Apulée devint tout à coup un puissant enchanteur. Ni ses contemporains, ni les auteurs du siècle suivant ne mentionnent ses miracles; on n’en trouve pas trace dans l’Octavius de Minutius Félix, ni dans les traités de Tertullien, ni dans la correspondance de saint Cyprien, évêque de Carthage. Mais un siècle et demi plus tard, à l’époque de l’empereur Constantin, la légende est entièrement constituée. Lactance, qui était d’origine africaine et avait étudié dans sa jeunesse aux écoles de Carthage, connaît bien la mauvaise réputation de son compatriote. Il le mentionne, par exemple, dans son Traité des institutions divines, à propos d’une vive polémique contre un hérésiarque : « Cet impie, dit-il de son adversaire, dépréciait avec une merveilleuse subtilité ces prodiges opérés par Jésus-Christ, sans pourtant oser les nier. Il prétendait démontrer qu’Apollonius en avait accompli de pareils, sinon de plus éclatans. Je m’étonne qu’il ait omis Apulée, dont on a coutume de citer une foule de miracles. » Lactance admet d’ailleurs parfaitement l’efficacité des incantations magiques : « Tout l’art et toute la puissance des magiciens, dit-il, consistent à évoquer les anges déchus; ceux-ci répondent à l’appel, obscurcissent la pensée de l’homme et l’égarent par leurs images trompeuses. Alors on ne voit plus ce qui est ; on croit voir ce qui n’est pas. Ces esprits, dis-je, ces esprits souillés et perdus, errent par le monde entier et se consolent de leur déchéance en travaillant à faire déchoir les hommes. Ils remplissent donc l’univers de leurs embûches, de leurs tromperies, de leurs ruses, de leurs mensonges; ils s’attachent à chaque homme en particulier, ils vont de porte en porte. On leur donne le nom de génies : c’est le mot latin qui traduit le mot grec démon. » Tout en reconnaissant le pouvoir magique d’Apulée, Lactance conteste plusieurs des miracles qu’on lui prêtait. « Ce qui prouve, dit-il, la divinité du Christ, ce n’est pas son propre témoignage (comment se fier à une personne, quand elle parle d’elle-même?); c’est le témoignage des prophètes qui, longtemps à l’avance, ont prédit les actions et les souffrances du Christ. Ni Apollonius, ni Apulée, ni aucun magicien, n’a pu et ne saura jamais invoquer une telle autorité. » Lactance, et après lui plusieurs pères de l’église, unissent dans une même malédiction Apollonius de Tyane et Apulée de Madaura. Ces deux personnages, aux temps des luttes religieuses, ont joué à peu près le même rôle, l’un dans l’Asie-Mineure, l’autre en Afrique. Les païens ont incarné en eux leurs dernières espérances ; on a groupé autour de leurs noms des traditions merveilleuses, on leur a attribué mille prodiges ; on a fait d’eux, en face du christianisme grandissant, des prophètes du paganisme.

Au commencement du Ve siècle, la religion nouvelle l’emporte décidément en Afrique. Mais les évêques font de vains efforts pour déraciner dans l’esprit des foules la croyance aux miracles d’Apulée. La persistance de la légende est attestée surtout par les œuvres de saint Augustin. Thagaste, où naquit le futur évêque d’Hippone, est située à quelques kilomètres de Madaura, la patrie du romancier. Le jeune Augustin avait fait précisément ses études à Madaura, et il resta plus tard en correspondance suivie avec Maxime, un rhéteur de la ville. Il connaissait mieux que personne la popularité suspecte de son compatriote. Il avait lu et relu ses ouvrages. Il rendait d’ailleurs entièrement justice à son talent. Il admirait même l’opuscule Sur le démon de Socrate, quoiqu’il l’ait réfuté en détail. Dans sa correspondance, il cherche sans cesse à détruire le prestige étrange que le philosophe païen avait conservé sur les imaginations africaines. « Nos adversaires, dit-il, nous jettent à la tête leur Apollonius, leur Apulée et d’autres hommes experts en magie ; on leur prête les plus grands miracles. » L’évêque d’Hippone conteste naturellement beaucoup de ces prétendus exploits : « Sur le compte d’Apulée de Madaura et d’Apollonius de Tyane, on raconte bien des merveilles, que ne confirme aucun témoignage digne de foi. » Au temps d’Augustin, l’on continuait d’opposer Apulée au Christ. On lit dans une autre lettre : « Apollonius, Apulée et d’autres personnages versés dans les arts de la magie, voilà les hommes que l’on compare, même que l’on préfère au Christ! » Mais si l’évêque refusait d’admettre certains miracles d’Apulée, il croyait parfaitement à sa puissance magique. Chose curieuse, il tombe lui-même dans l’erreur populaire ; il identifie partout l’auteur et le héros des Métamorphoses. Il se demande sérieusement si Apulée n’a pas été réellement changé en âne. On lit dans la Cité de Dieu : « Nous aussi, quand nous étions en Italie, nous entendions des récits de ce genre sur certain endroit de la contrée. On racontait que des cabaretières expertes en ces maléfices servaient parfois aux voyageurs, dans le fromage, des ingrédiens qui les changeaient aussitôt en bêtes de somme. On faisait porter des fardeaux à ces malheureux, et, après un pénible service, ils reprenaient leur forme. Dans l’intervalle, leur âme n’était pas devenue celle d’une bête, ils avaient conservé la raison de l’homme. Apulée, dans l’ouvrage qu’il a intitulé : l’Ane d’or, rapporte que cette aventure lui est arrivée; par la vertu de certaine drogue, il fut changé en âne, tout en gardant son esprit d’homme. On ne sait si l’auteur consigne là un fait réel, ou un conte de sa façon. » Saint Augustin parle souvent, et en termes fort honorables, de l’Apologie d’Apulée : « Ce philosophe platonicien, dit-il, nous a laissé un long et éloquent discours par lequel il se défend d’être magicien ; afin de prouver son innocence, il nie les faits imputés ; car il ne pouvait les accepter sans s’avouer coupable. » Par une singulière erreur historique, qui trahit ses préoccupations religieuses, l’évêque d’Hippone croit qu’Apulée fut accusé devant des juges chrétiens : c’est mettre en pleine évidence l’opposition de la magie et de la religion nouvelle, des démons et de Dieu, d’Apulée et du Christ. Saint Augustin aime à se moquer de l’impuissance du philosophe, qui n’a su tirer de ses sortilèges aucun profit sérieux : « Arrêtons-nous de préférence, dit-il, sur Apulée, Africain comme nous, et qu’à ce titre nous connaissons mieux. Avec tous ses artifices, il ne put parvenir, je ne dis pas au souverain pouvoir, mais à la moindre charge judiciaire. Sa famille était pourtant l’une des plus honorables de son pays; il avait reçu une éducation libérale et était doué d’une grande éloquence. Peut-être, après tout, faisait-il profession d’un dédain philosophique et se trouvait-il grandement honoré d’être pontife d’une province, de faire célébrer des jeux, d’habiller des chasseurs. A l’occasion d’une statue qu’on voulut lui élever dans OEa, ville où était née sa femme, il porta la parole contre ses envieux ; afin que cette circonstance ne fût pas ignorée de la postérité, il a eu soin d’en consigner le souvenir en écrivant son discours. Ainsi, pour ce qui tient au bonheur de ce monde, il a été heureux autant qu’il l’a pu ; s’il n’a été rien de plus, ce n’est point qu’il ne le voulût pas, c’est qu’il ne le pouvait pas. Cependant, quand on lui intenta une accusation de magie, il se défendit avec une grande éloquence. »

Tout en rendant hommage au mérite de l’orateur et du philosophe, saint Augustin ne laisse échapper aucune occasion de railler ses exploits magiques et de combattre les préventions aveuglées de la foule. Un jour, on mit l’évêque en demeure de partir ouvertement en guerre contre le sorcier de Madaura. Marcellin écrivait à son ami: « Je joindrai en cette occasion mes prières à celles des fidèles; car je suis plein de confiance dans l’efficacité de vos ouvrages. Daignez dans votre zèle réfuter les impies; à les entendre, Notre-Seigneur n’a rien fait que n’aient pu faire d’autres hommes; et pour preuve ils nous présentent leur Apollonius, leur Apulée et d’autres magiciens habiles, dont ils prétendent que les miracles ont été plus surprenans.» Saint Augustin, dans ses réponses à Marcellin, discute la question : il conclut qu’il faut rire de ces prétentions sacrilèges. Et il invoque tous les miracles de l’ancien et du Nouveau-Testament. « Parlons, dit-il, de l’aventure de Jonas. En peut-on citer une semblable d’Apulée de Madaura, d’Apollonius de Tyane? On vante pourtant leurs prodiges, que ne démontre aucune autorité fidèle... Il est vrai que les démons peuvent accomplir quelques miracles, comme les saints anges; non par la vérité, mais par la plus insigne fourberie. Malgré cela, ose-t-on attribuer quelque merveille de ce genre à ces hommes qu’on croit honorer en les nommant philosophes ou magiciens? »

Mais les évêques africains eurent beau discuter et railler, l’imagination du peuple confondit de plus en plus l’auteur et les héros des Métamorphoses. On prêta au romancier toutes les aventures du roman, même celles dont le récit est simplement imité ou traduit de l’original grec. La légende a laissé une trace jusque dans les bibliothèques et la critique modernes. On lit sur les manuscrits, au milieu même du récit, les mots « philosophe de Madaura » ou « citoyen de Madaura, » qui sont une interpolation évidente. De même, on a longtemps inséré dans le recueil des œuvres d’Apulée divers traités mystiques qui touchent aux sciences occultes, par exemple un opuscule sur les vertus des plantes, un autre sur les remèdes, enfin un dialogue hermétique intitulé : Aselepius, où Eschmoun-Esculape, le grand dieu de Carthage, s’entretient avec Hermès Trismégiste sur le monde et les hommes. Enfin, dans mainte histoire moderne de la littérature latine, on lit encore d’étranges assertions sur la biographie d’Apulée : on s’est obstiné à identifier l’écrivain et les personnages de son livre. Ainsi s’est transmise d’âge en âge l’antique erreur des Africains.

La légende magique d’Apulée n’est pas restée confinée dans son pays natal. Saint Jérôme, dans ses commentaires sur les Psaumes, mentionne les prodiges du philosophe de Madaura: « Ce n’est pas, dit-il, un grand privilège que de faire des miracles : en Égypte, les magiciens en firent contre Moïse ; de même, Apollonius et Apulée. » Mais c’est seulement en Afrique que les miracles du romancier ont occupé les imaginations populaires. Son nom et le souvenir de ses exploits y sont restés vivans pendant des siècles, et la légende d’Apulée magicien mérite d’y fixer un instant l’attention des historiens du christianisme.

Chose curieuse, les païens et les chrétiens d’Afrique sont unanimes à considérer Apulée comme un grand enchanteur. Mais les uns exagèrent sa puissance surnaturelle et lui en font honneur ; les autres contestent quelques-uns de ses miracles et attribuent le reste à la collaboration des diables.

La tactique des païens s’explique aisément. C’est vers la fin du second siècle que le christianisme accomplit dans l’Afrique romaine de sérieux progrès. À cette époque et à ce pays appartiennent l’ouvrage apologétique de Minutius Félix et les traités orthodoxes de Tertullien : leurs voix retentissantes font sortir la religion nouvelle des obscurs réduits où elle végétait jusqu’alors, mêlée à tous les cultes orientaux ; elle quitte les faubourgs et les ruelles du port pour escalader l’acropole de Carthage et revendiquer sa place au soleil. Juste au moment où s’éveillaient les grandes ambitions des apôtres chrétiens, Apulée, dont la parole sonore emplissait le théâtre de Carthage, résumait en lui toutes les gloires du paganisme africain. De ce jour, entre les apôtres et le philosophe, la guerre éclata, d’abord sourde et latente, puis franche et acharnée.

La popularité d’Apulée et la colère des chrétiens contre lui grandirent d’âge en âge, à mesure que s’animait la lutte mortelle entre les deux religions. C’est que le paganisme se défendit longtemps dans la contrée. « Dans l’Afrique, dit Tertullien, on immolait ouvertement des enfans à Saturne. Ce scandale dura jusqu’au proconsulat de Tibère, qui fit mettre en croix les prêtres coupables. Mais maintenant encore, en secret, on accomplit ces horribles cérémonies. » Deux siècles et demi plus tard, Salvien constate avec douleur que les cultes païens sont encore fort honorés à Carthage ; dans les hautes classes de la société, on continue d’offrir des sacrifices à la déesse Céleste ; et dans les carrefours la populace poursuit les moines de ses sarcasmes. Dans les villes de l’intérieur, plus encore que dans la capitale, on reste fidèle aux anciens dieux. En Numidie, aux environs de Guelma, les magistrats de Thibilis continuent d’escalader solennellement le Djebel-Taïa : la procession s’arrête et les sacrifices s’accomplissent à l’entrée de la grotte du dieu Bacax, toujours populaire. Dans la patrie d’Apulée, presque toute la population s’obstine en sa foi païenne ; un des rhéteurs de la ville, Maxime de Madaura, est un des plus ardens champions des vieilles religions ; et dans les lettres qu’il adresse à ce Maxime, son ancien camarade et son loyal adversaire, saint Augustin avoue qu’à Hippone, sa ville épiscopale, il ne peut détrôner les anciens dieux. Sous le règne de Valentinien, le proconsul d’Afrique Hymettius tombe tout à coup en disgrâce, est traduit en justice et mis à la torture : on l’accuse d’avoir mandé un haruspice et d’avoir célébré dans son palais des sacrifices coupables ; on a saisi les papiers du gouverneur, on y a trouvé une lettre, écrite de sa main, où il priait le charlatan d’évoquer des ombres pour lui gagner la bienveillance de l’empereur chrétien.

Ce procès intenté au premier magistrat de l’Afrique romaine montre avec quelle énergie se défendaient, même longtemps après Constantin, les antiques superstitions. Les païens usèrent de toutes leurs armes dans cette guerre à mort. Ils combattaient, non-seulement pour les cultes traditionnels, mais encore pour le salut de la société romaine. La mythologie avait envahi tous les recoins des cerveaux : attaquer les dieux de l’Olympe ou des grottes, c’était menacer en même temps toute la civilisation du pays, les mœurs, les idées, les lettres, les arts. Les chrétiens ne s’en cachaient pas d’ailleurs. D’abord, à l’exemple de Tertullien, ils témoignaient hautement leur mépris pour toutes les joies de l’esprit, tous les triomphes de l’intelligence. Plus tard, ils poussèrent ce dédain jusqu’à la férocité. Salvien, dans son ouvrage Sur le gouvernement de Dieu, saint Augustin, dans la Cité de Dieu, saluent avec enthousiasme l’arrivée des barbares: ils battent des mains quand retentit en Afrique l’écho de la chute de Home : sur les ruines de la cité terrestre, ils vont pouvoir jeter les fondemens de leur cité céleste. La lutte mémorable qui s’était engagée en Italie entre Symmaque et saint Ambroise, à propos de l’autel de la Victoire, se continua longtemps en Afrique avec un acharnement terrible. Aussi n’est-il pas étonnant que les païens de ce pays, menacés dans toutes leurs fiertés et dans toutes leurs affections comme dans leur foi religieuse, aient appelé au secours de leurs dieux la civilisation antique tout entière. Ainsi s’explique l’usage qu’ils ont fait du nom d’Apulée. Cet écrivain fameux, enfant de la contrée, fortifié en Grèce et en Italie de toute la sève classique, à la fois poète, philosophe, médecin, naturaliste, orateur adoré du public, savant et romancier toujours populaire, réunissait en sa personne, avec un éclat incomparable, tout ce qui avait fait l’honneur et la joie de l’Afrique romaine. Il s’était montré en même temps un dévot fervent de toutes les religions menacées ; il avait été élu pontife du dieu Eschmoun-Esculape, dont le temple couronnait encore l’acropole de Byrsa: comme grand-prêtre de la province, il avait présidé à l’assemblée générale et à tous les cultes : il s’était rendu fameux par sa piété autant que par son talent. Maintenant que les chrétiens, pour gagner les foules, faisaient sonner haut les miracles de leur Christ et de leurs apôtres, il fallait frapper les imaginations par les mêmes moyens, opposer aux prodiges de Galilée d’autres prodiges plus éclatans, accomplis dans le pays même, sous les yeux des populations africaines. On se rappelait qu’Apulée, lui aussi, avait accompli bien des merveilles; ses contemporains avaient cru à sa puissance mystérieuse : il avait été accusé de magie; son discours, que tout le monde pouvait lire, en portait encore témoignage. Il était mort depuis deux siècles ; les traditions s’étaient grossies et précisées; personne ne doutait plus de ces miracles consacrés par le temps. Voilà comment les païens, de très bonne foi, furent amenés à opposer hardiment au dieu étranger des chrétiens le grand écrivain national.

C’était un adversaire dangereux pour les évêques africains. Apulée avait pour lui la foi naïve de la foule, non moins que l’engouement des lettrés. Il résumait avec une netteté singulière toutes ces gloires païennes dont on voulait dépeupler le monde. Au second siècle, quand Apulée emplissait le théâtre de Carthage de sa voix puissante et l’Afrique du bruit de son nom, les chrétiens du temps, Minutius Félix malgré ses élégances académiques, Tertullien malgré sa fougueuse originalité, passaient inaperçus le long des boulevards de Carthage ; leur renommée n’avait point franchi l’enceinte de la petite communauté. Mais au IVe et au Ve siècle, la situation respective était bien changée. Les chrétiens, soutenus par l’autorité impériale et les magistrats, cherchaient à forcer les derniers retranchemens du paganisme. Obligés par leurs dogmes mêmes de croire au merveilleux, ils admettaient la réalité des miracles d’Apulée et prenaient au sérieux les inventions de son roman; mais ils combattaient sa popularité avec d’autant plus d’acharnement. Dans un passage des Métamorphoses Apulée nous parait bien avoir raillé les chrétiens. On ne peut guère expliquer autrement le portrait satirique d’une singulière coquine dont s’égaie l’auteur : « C’était, dit-il, une ennemie de la foi, une ennemie de toute pudeur ; elle méprisait et foulait aux pieds nos divinités saintes; en revanche, elle était initiée à une certaine religion sacrilège, elle croyait à un dieu unique; par ses dévotions hypocrites et vaines, elle trompait tous les hommes. » Cette femme s’est éprise d’amour pour l’âne du roman, et sa passion l’entraîne aux plus étranges aventures. Or l’on sait qu’à Rome, dans leurs caricatures du Christ, les gens du peuple s’amusaient à le représenter avec une tête d’âne. Ne faut-il pas reconnaître une chrétienne dans cette dévote amoureuse d’un âne, et l’épisode ne renferme-t-il pas une satire cruelle du christianisme? Pour les évêques d’Afrique, c’était un grief de plus contre l’écrivain fameux que leurs adversaires transformaient en un prophète du paganisme. Orateur et prêtre, Apulée, aux yeux des Africains, avait le plus brillamment représenté l’ancienne civilisation au moment où les apôtres cherchaient à faire de Carthage une des capitales du christianisme. Adversaires et défenseurs personnifièrent en lui la société païenne. Les dieux vaincus avaient été relégués par les vainqueurs dans le cortège des diables : Apulée, leur prêtre et leur prophète, fut métamorphosé en sorcier.

Ainsi se résume la légende d’Apulée. Le conférencier chéri des Carthaginois, le romancier populaire de l’Afrique, a été déjà de son vivant soupçonné et accusé de magie. Après sa mort, des lecteurs prévenus ont trouvé dans ses ouvrages la confirmation de cette croyance. Le succès de la légende s’explique par les luttes religieuses qui ont passionné l’Afrique romaine. Tous ont cru aux miracles d’Apulée : les païens l’ont opposé au Christ comme un grand thaumaturge; les chrétiens ont poursuivi en lui un sorcier et un antéchrist.


PAUL MONCEAUX.