Après les Elections

Après les Elections
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 78-109).
APRÈS LES ÉLECTIONS


I. — LE SCRUTIN DU 16 NOVEMBRE

La France a pour fonction historique en Europe de protéger la civilisation contre les grands asservissements. Par elle l’équilibre est maintenu : elle lutte cent ans, trente ans, sept ans, en un mot les années qu’il faut pour barrer le chemin aux dangereuses hégémonies. Au cours de ces luttes formidables, son territoire a été souvent envahi, parfois sa capitale occupée : mais elle a toujours eu raison de ses adversaires. Le monde germanique, le monde britannique, le monde ibérique, le monde slave ont été alternativement ses adversaires et ses alliés ; tous et chacun ont fini par s’apercevoir que mieux valait s’entendre avec elle dans la paix que de tenter d’écraser en elle les libertés européennes.

La France est un pays bien proportionné, harmonieusement assis sur le continent et sur l’océan. A l’extrémité de cette presqu’île si délicatement dentelée qu’est l’Europe, la France au triple rivage représente éminemment la politique des presqu’îles : ni la terre ni la mer exclusivement, mais les deux à la fois, et modérément. Quand elle a cherché d’autres voies, c’est qu’elle a pris ses guides hors d’elle-même. Revenue à ses instincts propres, elle se lient aux formules d’un Richelieu ou d’un Vergennes : ses limites naturelles lui assurent, selon l’expression même du ministre de Louis XVI, un « état d’arrondissement suffisant. »

Cette politique ne va pas sans difficultés intérieures et extérieures. On n’est pas toujours libre d’être sage. La politique est chose vivante ; elle subit les à-coups de !a vie. La France veut le bien ; mais souvent et même à son dam, elle cherche avec ardeur le mieux.

C’est à réaliser ces aspirations et à modérer ces chaleurs de l’âme qu’ont à s’employer ses gouvernements.

Après un long périple à travers les divers systèmes constitutionnels, royauté absolue, royauté avec charte, république, empire, la France s’est arrêtée au régime républicain, démocratique, fondé sur le suffrage universel. Dans les grandes crises nationales et internationales, ce système comporte des risques à faire trembler. On peut se demander comment le suffrage du plus grand nombre, troublé par les passions humaines, adultéré par les intérêts individuels, aveuglé par la poussière de l’intrigue et la violence des partis, saura trouver la bonne route aux grands carrefours de l’histoire. Beaucoup nient qu’il en soit capable. En fait, ce guide intérieur, l’instinct national suffit, le plus souvent, à le maintenir dans la voie droite.

Depuis la guerre de 1870-71, le peuple français a conduit ses affaires sagement selon un programme que les plus clairvoyants de ses chefs lui avaient dicté et qui se résume en quelques phrases et aphorismes célèbres :

— « Pensons-y toujours, n’en parlons jamais. » (GAMBETTA.)

— « Quand nous serons vainqueurs, nous verrons » (VICTOR HUGO.)

— « Piu ; je me sens Français, plus je me sens humain. » (SULLY PRUDHOMME.)

— « Il n’y a pas une question sociale, mais des questions sociales » (Gambetta) — « Ago quod ago. Je fais ce que je fais. » Oui, faisons ce que nous faisons, ne cherchons pas à tout résoudre, ne pensons pas qu’il existe un moyen de rendre uniforme le bonheur général, de résoudre tous les problèmes à la fois. Ago quod ago (Gambetta, d’après le général Hoche). C’est la formule opportuniste. Elle a été admirablement adaptée à la plus haute des responsabilités gouvernementales par Clemenceau : « JE FAIS LA GUERRE ! »


La guerre une fois faite, la France avant à reprendre, dans le système constitutionnel dont l’exercice n’a pas été d’ailleurs suspendu une seule minute, la conduite de ses destinées. Le suffrage universel avait à trancher les questions nationales et internationales les plus hautes à l’aide de cet instrument si extraordinairement simplifié, le bulletin de vote. Et la difficulté des résolutions à prendre se trouvait encore compliquée de ce fait que, par une suite de circonstances et d’engagements antérieurs même à la guerre, le suffrage universel avait à s’exprimer par un mode de scrutin nouveau et dont il ignorait le fonctionnement. Encore une fois, on pouvait tout craindre. Or, le suffrage universel s’est prononcé, dans des termes qui, parmi les difficultés de l’heure présente, peuvent passer pour suffisamment clairs, fermes et efficaces. Il a parlé et il a choisi. Ainsi, sa volonté tend à devenir action.

Il faut voir maintenant comment cette action, qui n’est encore qu’en puissance, va se réaliser dans les faits, comment, la France s’étant prononcée, elle va maintenant être gouvernée.


Essayons donc de dégager, d’abord, le sens profond des récentes élections.

On a beaucoup dit qu’elles étaient filles de la peur : le fantôme du bolchévisme ayant été agité devant les électeurs, ceux ci, d’un mouvement d’effroi, se seraient portés vers la réaction. L’observation est plutôt superficielle. Une énorme majorité s’est prononcée. Or, tout le monde n’a pas peur, et surtout tout le monde n’a pas peur en même temps. Les faubourgs ont voté. Les faubourgs n’ont pas peur. Est-il besoin d’ajouter que la France n’est pas un pays de poltrons ? Et puis, nous, nous n’en étions pas là. Les Soviets n’ont pas passé la Vistule : le bolchévisme n’est pas à nos portes. Ceux qui ont suivi le mouvement préparatoire des élections savent que les groupes de combattants y ont pris part avec une ardeur décisive : or, si quelqu’un tremble, ce n’est assurément pis ceux-là. La plupart d’entre eux se sont fait des réflexes solides et froids. Ayant vu la mort de près, les trognes, comme dit Montaigne, ne les effrayent pas.

C’est plutôt dans les sentiments de ces hommes revenus de l’armée, des combattants rentrés au foyer, qu’il faudrait chercher les caractéristiques du courant qui s’est si fortement manifesté d’un bout à l’autre du pays. Les élections sont d’abord un mouvement de jeunesse ; elles manifestent le goût profondément national pour le changement, — l’amour du nouveau. A d’autres électeurs, d’autres représentants. L’Histoire n’est rien autre chose que la lutte entre les jeunes qui veulent arriver et les vieux qui ne veulent pas s’en aller. Or, en quels temps une telle crise est-elle plus naturelle et je dirai plus nécessaire que dans ceux que nous vivons ? Des hommes qui ont passé quatre ans dans les tranchées, des hommes qui ont souffert de graves fautes commises, de lourdes imprévoyances, de vilains abandons du devoir, de laides camaraderies et d’embusquages honteux, des gens qui ont vu à quel point ces misères invétérées encrassaient le mécanisme national, ont pris le torchon et se sont décidés à nettoyer les rouages. Sous la pluie et sous les balles, ils ont eu tout le temps de réfléchir aux raisons des choses et aux véritables responsabilités. Ayant gardé dans la vie civile quelque chose de la discipline militaire, ils ont signifié leurs volontés aux profiteurs de la paix, précurseurs et continuateurs des profiteurs de la guerre. En somme, le principal moteur de cette révolution pacifique est une saine vigueur morale. Ce vote est, d’abord, un vote honnête, émis dans une volonté de clarté, de propreté et de lumière.

Et comme conséquence logique, il est optimiste.

Depuis que la victoire a été acquise, on ne cesse de répéter à la France qu’elle est en état de crise, presque d’infériorité, à la veille de la faillite. — Qu’elle prenne garde : elle glisse dans l’abime !... A ces insinuations ou piteuses ou perfides, le corps électoral a reconnu notre vieille connaissance, la propagande défaitiste. Porter atteinte au moral du pays, c’était le but suprême pendant la guerre, — et c’est encore le but après la paix. La France a crevé d’un vigoureux coup de pied cette toile assez laidement camouflée.

Que ceux qui feignent de s’apitoyer sur elle se regardent donc eux-mêmes ! Que les pangermanistes bon teint ou mal teints mesurent notre décadence au compas de leur fameuse supériorité ! La France préfère s’en rapporter à elle-même : elle a conscience de sa force, de sa raison et de son droit. Si elle a des leçons à prendre, elle saura se les donner à elle-même. Les soldats ont tenu et les civils tiennent.

Puisqu’on insinuait que ce peuple abattu et exsangue était couché impuissant et inactif, atteint de neurasthénie dolente, bercé par la vague de paresse sur son lit de lauriers, il se lève et marche. Une volonté clairement manifestée n’est-elle pas le plus puissant ressort de l’énergie ? Ces élections sont juste le contraire d’une défaillance.

Le plus simple est de reconnaître que le pays de Descartes a manifesté une fois de plus sa subordination aux lois de la raison. Après un effort inouï et une victoire incontestée, il n’a pas voulu, — sagement, — risquer de perdre le bénéfice de son labeur et de sa victoire. C’est tout simple : pourquoi chercher autre chose ?

Dans une heure de réflexion intérieure, ce peuple s’est réalisé lui-même. Ces élections le montrent tel qu’il est. Pays de petits propriétaires, de partage égal entre les enfants, de non privilégiés, il s’est montré farouche adversaire de toutes les inégalités, — même de celles dont la tyrannie s’exercerait par en bas. Les privilégiés, embusqués, spéculateurs sont visés à la fois. Comme tout s’est passé au grand jour, personne ne se trompe sur les choses et sur les hommes. On sait qui fut au front réellement et qui n’y fut pas ; on a déchiffré tous les systèmes D, on a pris la mesure des vrais dévouements et des vrais désintéressements Les moins bruyants ont recueilli l’honneur et les plus tapageurs la tape. Un très fin et très habile discernement a mis, en somme, hommes et choses à leur place.

Rien de plus significatif à ce point de vue que le souvenir de gratitude et la couronne tendue à l’armée et à ses chefs. Si les Castelnau et les Maud’huy sont nommés, cela a un sens ; si les Fabry et les Fonck sont élus, cela a un sens. On a dit, non sans quelque raison : ces élections se sont faites dans l’esprit de la bataille de la Marne : la France unie face à l’ennemi ! Eh bien ! oui. A noter que la plupart des adversaires du vainqueur de la Marne sont restés sur le carreau. Où est-il Maurice Viollette, enquêteur du maréchal Joffre. Où est-il Dalbiez ? Où est-il Longuet ?...

Comme il arrive toujours en France, quand une énergie cherche à se manifester, les yeux se sont tournés vers l’autorité gouvernementale. D’instinct, on s’en rapporte, pour agir, aux chefs qui ont en eux le sens pt la vibration de l’heure. Et c’est pourquoi les élections se sont faites sur le nom plus encore que sur le programme de Clemenceau. On a volé, si j’ose dire, au-dessus et au delà du discours de Strasbourg, pour saluer l’homme lui-même, le président du Conseil de la victoire. Il n’est pas un bulletin de la majorité sur lequel n’ait été écrit en traits invisibles ces deux mots : Alsace-Lorraine. Les sœurs retrouvées ont fait la famille apaisée. L’ordre maintenu dans le pays reconstitué, c’est la double palme dont la France a voulu saluer son gouvernement et dont elle s’est saluée elle-même.

En un mot, les élections indiquent surtout une continuation de l’esprit de guerre dans la paix. On sait que ce n’est pas fini. On sait que les grandes secousses ne sont pas apaisées, que si les luttes sanglantes sont localisées, les conflits d’intérêt, de prestige et d’honneur se prolongent ; on sait que la Conférence de la Paix n’est pas close, que le protocole reste ouvert, que nos ennemis n’ont pas désarmé, que le traité reste en l’air comme l’île de Lupata et que, s’il tombe définitivement, sa chute peut tout écraser. On sait que la France a ses plaies à panser et, en même temps, ses grands devoirs traditionnels à remplir.

La France donc ne s’est pas abandonnée ; elle continuera à remplir son devoir envers elle-même et envers les autres.

Courage, optimisme, raison, devoir, prudence, souci des grands problèmes de l’heure, avec une nuance de préoccupation, par-dessus tout du bon sens et de la réflexion, tel me parait être le sens profond des élections.


II. — LA POLITIQUE EXTÉRIEURE

L’électeur, en votant, avait, présents à l’esprit, les trois termes de notre politique extérieure : la guerre, la victoire et l’application du traité.

Jamais une Puissance victorieuse n’a été moins impérialiste que la France après la guerre de 1914-1918. Et c’est un des traits caractéristiques de la situation présente. Les peuples savent, comme ils ne l’ont jamais su, qu’ils finissent toujours par payer les fautes de leurs gouvernements, et l’opinion mise en garde ne se laisse plus griser.

Il y aurait un parallèle à faire entre l’Allemagne d’après 1871 et la France au lendemain de 1918. Les victoires trop faciles de 1866 et 1870 avaient enivré l’Allemagne : il en résulta cette mégalomanie qui devint, peu à peu, le grand péril européen.

Même après le traité de Francfort, même après le traité de Berlin, l’Allemagne resta armée jusqu’aux dents ; la « paix armée, » telle fut sa conception de l’ordre européen. Elle s’entraîna, par sa victoire, à l’idée de nouveaux triomphes et de nouvelles conquêtes. Rien de plus pénible, pour ceux qui l’ont vécue, que le souvenir de cette période de l’histoire diplomatique où Bismarck régentait les cabinets, distribuant alternativement, selon l’expression du baron de Courcel, « la douche chaude et la douche froide. » Je me souviens d’une conférence tenue en 1885 à Constantinople, dans les salons de l’Arsenal de Tophané où l’ambassadeur allemand Radowitz, renchérissant sur les pratiques de son maître, avait mis en fuite (à la lettre) tous les représentants des diverses Puissances européennes, — même les plus huppées ; — après un moment d’émoi, chacun d’eux entrebâillait à tour de rôle la porte du salon où l’ambassadeur irascible était resté seul pour essayer de lire sur son visage si la colère était apaisée et si l’on pouvait rentrer. L’empereur Guillaume, en son style « canaille, » nous donne une idée précise de ces étranges « traditions diplomatiques » par ses annotations en marge des documents publiés par Kautsky... Le monde a dû, par amour de la paix, supporter pendant quarante ans ces façons insolentes jusqu’à la démence qui ont fini par mener ceux qui s’y abandonnaient au point où ils en sont.

Je ne pense pas que ce mal, — ce haut mal, — soit celui qui menace, en ce moment, les Puissances victorieuses, ni surtout la France. On peut même se demander, après quatorze mois, si l’énergie nécessaire sera gardée par tous jusqu’à l’heure des entières et complètes exécutions.

Ce traité, le pays l’a accepté tel quel, — sans enthousiasme. — Jamais elle n’a été plus vraie qu’aujourd’hui, la parole prononcée par M. le président de la République, au jour de la signature : « La véritable paix sortira d’une création continue. »

Cette « création continue » sera l’œuvre de la nouvelle Chambre et celle du gouvernement qui représentera sa ou ses majorités.

J’ai dit ses majorités pour faire la part des caprices et sautes de vent parlementaires : mais je ne pense pas qu’il se produise dans la Chambre, en ce qui concerne les modes d’application du traité, des divergences profondes. Si l’union doit se faire et se maintenir, c’est sur ce sujet.

Les représentants de l’Alsace-Lorraine, les représentants des régions dévastées, les députés nommés sous l’inspiration du bloc national et des groupes de combattants, constituent une sorte de vieille garde, — les grognards de la victoire, — qui n’admettront pas facilement qu’on y porte atteinte. Ils savent très bien qu’il ne s’agit pas de la victoire d’un jour, mais d’une victoire de tous les jours et qui se prolongera dans les faits de telle sorte que les heures de la guerre deviennent, par des réalisations exactes et des transitions insensibles, celles de la paix.

Si les élections ont un sens, c’est celui-là : Garde au Rhin ! L’idée que l’Alsace et la Lorraine, après être rentrées spontanément au foyer, pourraient courir un risque quelconque du fait d’un impérialisme allemand rapidement reconstitué, l’idée que l’abominable forfait commis aux dépens de nos régions envahies ne serait pas, dans la mesure des forces humaines, réparé, l’idée que l’Allemagne pourrait refaire contre nous un bloc offensif, alors que nous aurions cru naïvement aux faux prophètes de la légende pacifiste, une telle appréhension, ou mieux une telle vague d’angoisse balaierait tout, si on lui donnait jamais l’occasion de se soulever.

C’est peut-être en ce point que se trouvera, dès le début, la fissure latente entre les Chambres et le gouvernement actuel ; Que celui-ci se méfie des apologies trop docilement répandues et applaudies. Les paroles coulent ; mais la blessure demeure. Si jamais une velléité quelconque venait à l’Allemagne de se dérober à ses engagements et si elle n’était pas ramenée immédiatement à l’innocuité, le sang ne ferait qu’un tour et l’on trouverait des hommes qui ne se laisseraient pas intimider. A l’heure où j’écris, nous en sommes encore aux polémiques épistolaires entre M. Clemenceau et. M. von Lersner. Après quatorze mois, l’heure des polémiques est close ; il faut passer aux actes. Nous avons assez lu de protocoles allemands. Le moindre sac d’écus ou le moindre sac de charbon feraient bien mieux notre affaire.

Il y avait, dans l’ancienne Chambre, un parti qui, par une singulière méconnaissance des véritables sentiments et intérêts populaires, avait adopté pour système une sorte de pacifisme international débordant d’une confiance candide et d’égards larmoyants vis-à-vis de toutes les duplicités, de tous les machiavélismes et des plus grossières brutalités. Ni les objurgations de ces habitants de la région du Nord qui avaient vécu sous la botte allemande, ni les attestations des prisonniers militaires et civils arrachés à leur geôle, ni l’exemple terrifiant de la Russie, rien ne pouvait leur ouvrir les yeux. Parmi ces sophistes, les plus déclarés ont été écartés par le suffrage universel.

Je pense que leurs successeurs avertis ne se livreront plus, sur ce point, à aucune surenchère.

Ainsi la Chambre pourra réfléchir et envisager de sang-froid les graves difficultés de l’heure présente. Au moment de la négociation, on a laissé faire. « De guerre lasse » (le mot n’a jamais été plus juste) on s’en est rapporté aux hommes que la destinée avait réunis, à l’heure de la victoire, dans les salons du quai d’Orsay... Le résultat est que Paris reste, sans protection territoriale effective, à quatre marches de la frontière, qu’Anvers et Bruxelles sont exactement dans la même situation stratégique qu’à la veille de la guerre et que l’Allemagne, plus une que jamais, constitue, au centre de l’Europe, un bloc territorial et économique (je ne dis pas militaire), qui peut, dans les balances de l’histoire future, peser d’un poids énorme, sans contrôle et sans contre-partie.

Cela même, on l’a accepté. Mais on n’acceptera plus rien désormais qui ressemble à une concession touchante l’équilibre des forces en Europe ; toute interprétation du traité qui aurait pour effet de grandir la Prusse en Allemagne et l’Allemagne en Europe serait barré d’un trait ferme. L’Europe veut être chez elle : elle entend qu’aucune force centrale ne soit désormais prépondérante en son sein. Que l’Allemagne ne se laisse pas entraîner, sur ce point, à la moindre tentation. La diplomatie recevrait du parlement des ordres formels, je n’en doute pas, et elle aura à trouver les moyens d’empêcher les choses de se gâter en vertu de l’axiome qu’elle connaît bien : principiis obsta.

On a vu, à des exemples récents, que toute sagesse et toute énergie n’appartenaient pas, par privilège, aux délibérations du Conseil suprême. D’Annunzio a su tenir en échec les décisions de la Conférence : le masque des augures a reçu de ce fait une nazarde qui l’a fortement endommagé. Il ne plaît pas non plus au public français que l’on brime la Roumanie et la Serbie au profit de la Bulgarie pour des motifs un peu théoriques et lointains, dont on ne lui a d’ailleurs pas fait confidence.

En ce qui concerne ses propres intérêts, la France a subi certaines conditions de la paix qui eussent pu être améliorées. Sans aller jusqu’à la rupture, nos intérêts de fond eussent mérité une plus ferme défense. Le Rhin pèse, dans la balance, au moins autant que l’Adriatique ; on s’est incliné un peu promptement devant des raisons qui ne nous ont point paru des plus claires. Puisque les maîtres de l’heure n’étaient pas plus sûrs de leurs affaires chez eux, comment étaient-ils si sûrs de nos affaires chez nous ?

L’Allemagne devra donc tenir compte, d’une mise au point, comme on dit, qui se produit de jour en jour dans les esprits et, si elle la bravait, elle n’aurait rien à y gagner.


Ceci m’amène à envisager les futurs rapports de la France et de l’Allemagne. Là-bas, on nous accuse, à ce qu’il semble, de haïr l’Allemagne. Or, si extraordinaire que cela paraisse, après tout ce que l’Allemagne nous a fait souffrir, la France est incapable d’une haine éternelle. Elle déteste un ennemi cruel, fourbe et méchant : mais, qu’il se transforme, et elle se résignera aux conditions normales d’une vie européenne commune. Jadis, nos penseurs, nos poètes, nos philosophes, nos romantiques tournaient des yeux énamourés vers l’Allemagne. Cousin, Renan, Taine en étaient encore, à la veille de la guerre de 1870, à élever des statues à l’apologiste de la force, Hegel. Disons, en deux mots, que l’Allemagne de Weimar et même l’Allemagne de 1848 paraissait à nos pères une compagnonne de vie internationale convenable. On en est revenu de ces illusions. Mais, puisque la race germanique parait vouloir s’organiser en démocratie libre, rien ne serait plus naturel que de lui voir prendre sa juste place dans la grande amphyctionie que dirigera la Société des Nations. Avec la politique d’un Guillaume, avec l’impérialisme des Universités et des Etats-majors, avec l’aveuglement et l’entêtement bureaucratique des Bethmann Hollweg, avec la suffisance désespérante d’un Bülow, un apaisement quelconque était impossible. Sans parler de l’Alsace-Lorraine qui restait la blessure inguérissable au droit et à la justice, il n’y avait pas un diplomate, un homme libre en Europe qui ne souffrit, chaque jour, de cette morgue, de cette insolence, de ces ingérences, de ces prétentions à l’hégémonie et du bruit que le moindre grimaud de boutique faisait avec le sabre impérial traînant sur le pavé. Fatalement ce sabre devait sortir du fourreau. Il en est sorti... L’Allemagne sait à quel prix pour elle-même et pour l’univers.

Si l’Allemagne a compris, si elle est animée de sentiments plus raisonnables, si sa défaite l’a induite à abandonner la dynastie aux 500 uniformes el les Etals-majors aux clous de bois, alors elle reprendra, aux yeux du monde, l’aspect d’une personnalité, peut-être encore encombrante el d’un tact douteux, mais avec laquelle, du moins, on essaiera de s’accommoder.

Tout dépend donc de l’Allemagne elle-même. La génération actuelle subit, nous l’admettons, les entraînements des passions qui ont provoqué les autres peuples et amené la guerre ; elle n’a pas échappé aux effets de la « manœuvre morale » qui, pendant quatre ans, lui a fait croire à la victoire quand la guerre était perdue depuis longtemps ; elle n’a pas encore réalisé sa défaite : cela même nous le comprenons. Mais la génération qui vient, que sera-t-elle ? Militariste ou pacifique ? en casque ou en chapeau melon ? entrera-t-elle dans l’histoire au pas de parade ou, simplement, au pas de marche. Toute la question est là.

En attendant, la France, quel que soit son gouvernement, est décidée à serrer de près les exécutions qui font sa sécurité et à ne rien abandonner de ses droits. Qu’on se le dise bien de l’autre côté.

Et que l’on comprenne aussi que nous ne sommes pas isolés et que, tout au contraire, notre République possède, en ce moment, une puissance de propagande incomparable. Elle a le prestige de la victoire ; mais ce n’est pas cela seulement : on la sent sage, modérée, bien ordonnée, — un peu exsangue peut-être, mais d’autant plus raisonnable. De toutes façons, on lui fait crédit et on croira des choses un peu ce qu’elle en dira. Ayant vu d’avance et de loin, seule parmi les Puissances, ce qui se préparait, elle serait écoutée plus que jamais, si elle dénonçait au monde un péril renaissant.

Quand je publiais, ici-même, en 1916, mes premiers articles sur « la Guerre et la Paix, » on rit beaucoup en Allemagne, et j’ai gardé dans mes petites archives, les commentaires des journaux répétant à qui mieux mieux : « On le croirait assuré de la victoire, M. Hanotaux !... » Parfaitement ; nous savions que l’Allemagne, dès lors, était battue et je l’affirmai dès novembre 1916 en ces termes sans ambiguïté : « Je le dis parce que je le sais ! » C’était l’époque où l’empereur Guillaume faisait ses premières démarches auprès du président Wilson. Nous savions que le monde allait se lever contre l’ennemi du monde. Et il en est arrivé ainsi que nous l’avions prévu et prédit. On ferait bien de ne plus rire si lourdement de la vérité, même pénible, en Allemagne.

A ce point de vue encore, les élections d’hier sont un avertissement : elles sont d’une portée mondiale, comme on dit. C’est encore un de leurs traits frappants ; elles se sont produites, — ce qui est tout à fait exceptionnel, — avec un programme extérieur parfaitement clair, de même que les élections anglaises, elles ont été à la fois sages et nationales. Encore est-il juste de faire observer que Lloyd George, en parfait technicien, avait choisi son heure au lendemain de la victoire et avant les premières déceptions de la paix La France au contraire, en pleine crise et en pleine obscurité, voyant se lever devant elle un brouillard d’inquiétude opaque, n’en a pas moins voté de telle façon qu’il n’y a pas un peuple au monde qui n’envie sa sagesse et son union. Sagesse et union qui se résolvent en force pour l’application du traité. La nouvelle Chambre a conscience de ce premier et de ce plus haut de ces devoirs, d’un de ces devoirs qui, parce qu’ils sont essentiels, consolident à leur tour l’union qui fait la force.


Il semble bien que l’Allemagne, malgré ce qu’il y a de clair dans ces avertissements, ait eu, il y a quelques jours, une certaine tentation de se dérober, ou du moins de tirer parti du retard que la discussion devant le Sénat américain a fait subir à la ratification définitive du traité.

Mais, d’ores et déjà, elle est avertie de son erreur. M. Franck Polk l’a déclaré au ministre allemand von Lersner, et cette déclaration doit être mise en vedette comme le pivot de toute la politique internationale, quoi qu’il arrive : « De toutes les erreurs que l’Allemagne a commises, il n’y en aurait pas de plus énorme et de plus funeste pour elle que celle qui consisterait à interpréter en sa faveur le retard dans le vote du Sénat... Je ne sais ce que le Sénat décidera, mais il y a une chose que je peux vous affirmer : c’est qu’il ne décidera jamais que vous n’avez pas à tenir vos engagements. »

En ce qui concerne particulièrement les relations des Etats-Unis avec la France, je suis en mesure de verser au débat un document traduisant la pensée de l’homme le plus qualifié peut-être parmi les adversaires du traité, M. Elihu Root : « Les Français qui connaissent les États-Unis ont bien compris que l’opposition acharnée faite en Amérique à la ratification du traité de Versailles vient d’un groupe des anciens amis de Roosevelt qui, comme Roosevelt lui-même, ont toujours aimé la France. Pendant la guerre, leur attitude n’a jamais été équivoque. Ils ne se sont pas décidés à défendre la cause de l’Entente pour des raisons politiques. Ils n’ont pas hésité, dès août 1914, à se déclarer contre l’Allemagne. Pendant la longue lutte, leur loyauté envers la France et leur dévouement à ses intérêts n’ont jamais fléchi. Aujourd’hui, lorsque le Sénat procède à l’examen de la question de la paix, ils distinguent nettement entre le traité de Versailles et l’engagement de soutenir la France en cas d’agression non provoquée. ILS APPROUVENT PLEINEMENT LE PACTE ANGLO-FRANCO-AMÉRICAIN ; ils ne songent pas à s’y opposer, ni pour des raisons personnelles, ni pour des raisons patriotiques... Au point de vue français, il n’y a aucune raison de s’alarmer de l’opposition faite par M. Root et ses amis aux « erreurs » de M. Wilson, Les hommes mêmes qui composent ce groupe resteront, comme ils l’ont été dès le début de la guerre, les amis fidèles de la France. »

Ainsi, munie des deux côtés à la fois, la France maintient sa confiance entière à ses amis des Etats-Unis, quel que soit le parti auquel ils appartiennent. Elle comprend parfaitement qu’il s’agit, non pas précisément d’une crise politique intérieure, mais d’une crise d’essence constitutionnelle Pour la première fois, l’opinion publique de la grande République est mise en présence d’une interprétation de la constitution et de la fameuse lettre du président Washington qui avait, en quelque sorte, force de loi et qui imposait à l’Amérique un système d’abstention dans les grandes affaires internationales et en particulier européennes. Quels sont, à ce sujet, les pouvoirs du président de la République ? Quels sont les pouvoirs du Sénat ?

Le président Wilson ne s’est-il pas hasardé en venant prendre part en personne aux négociations et en engageant l’avenir de son pays, sans consulter ? Nous n’avons rien à voir là-dedans et il appartient aux Américains d’en décider.

Et pour dire le fond de ma pensée, je trouve qu’on nous a fait une montagne de ces fameuses « réserves » américaines. En somme, elles reviennent toutes à ceci : personne n’a qualité pour jeter les États-Unis d’Amérique dans une guerre ou une complication quelconque sans leur assentiment. Eh bon Dieu ! Qui se fait la moindre illusion à ce sujet ? Qui donc pense qu’on attacherait ce puissant Gulliver avec les bouts de ficelle d’un traité ? Il faut avoir la vanité protocolaire poussée jusqu’au délire pour accumuler, à notre tour, des « réserves » sur ces « réserves. » A ce train, on n’en finira jamais.

J’ai peine à comprendre, quant à moi, l’attitude de certains hommes d’État anglais, qui, au lieu d’apaiser un différend purement formel, tendent à l’aggraver. De quelle pensée émane l’article de M. Winston Churchill : « L’Amérique nous abandonnera-t-elle ? » D’où vient la déclaration un peu réticente de M. Bonar Law aux Communes ? Pourquoi ce bruit répandu, venant d’on ne sait où, que l’on était décidé en Europe à se passer de l’Amérique ? Pourquoi, enfin, cette interview, attribuée à lord Robert Cecil, jetant par-dessus bord, non seulement le traité, mais l’alliance ? Quand on affecte ainsi de faire porter sur l’Amérique des responsabilités qui, grâce à Dieu, ne sont pas les siennes, on fait une question de ce qui, précisément, n’est pas en question. Quand on s’écrie dramatiquement : « Il ne reste plus qu’à laisser la France seule sur le Rhin en face de l’Allemagne et probablement plus tard en face de la Russie, » on agite un fantôme dont l’évocation, à elle seule, peut faire beaucoup de mal. On ne parlerait pas autrement si l’on voulait encourager l’Allemagne à la résistance.

La vérité est toute différente et je pense bien que l’Allemagne ne s’y trompera pas. Non seulement l’Alliance existe en fait, — et tout fait espérer qu’elle existera bientôt en droit, — mais la conviction des États-Unis, à ce point de vue, est si forte que si le moindre péril reparaissait du côté allemand, les États-Unis se lèveraient comme un seul homme contre un impérialisme avec lequel ils ne jouent, en quelque sorte, à l’heure présente, que parce qu’ils croient l’avoir définitivement abattu.

Nos amis d’Amérique qui sont parmi les plus opposés au traité m’écrivent : Nous cherchons ardemment un moyen de prouver à la France que tout ce qui se passe ici ne la vise ni ne la touche en quelque manière que ce soit. Venez donc, venez avec les victorieux et vous verrez comment nous saurons acclamer les vieux amis de l’Amérique, et surtout les hommes d’Etat et les chefs militaires qui ont sauvé la liberté du genre humain.


Au moment où ces lignes paraîtront, l’incident du protocole et de la « mise en demeure » adressée à l’Allemagne sera sans doute réglé. De toute façon, et en attendant que les grands accords soient ratifiés dans leur ensemble, il reste, en Europe même, pour tenir tête, s’il y a lieu, une combinaison de forces telle qu’elle est en mesure de parer aux premiers événements. Il ne peut être question assurément que l’alliance anglo-française se passe de la sanction américaine. Prenons garde de l’isoler et de lui supposer quelque velléité de transformer la triplice en duplice : ce serait la plus lourde et la plus gratuite des fautes. Ceci dit, l’alliance anglo-française existe en elle-même : elle repose sur des faits et sur des nécessités qu’aucune circonstance ou actuelle ou prochaine ne saurait, à mon avis, modifier.

Si l’Angleterre considère sa situation générale dans le monde, elle ne peut, à aucun point de vue, se passer du concours actif de la France, à plus forte raison si elle a perdu sa foi en l’adhésion américaine.

Les problèmes mondiaux sont tels en Asie, en Russie, en Turquie (ajoutons en Egypte, aux Indes, en Irlande), que la paix de l’Empire est toujours en question. Guillaume II a dit dans un accès de rage : « Que l’Allemagne périsse, mais que, du moins, l’Angleterre perde les Indes ! » L’organisation du monde colonial est une chose d’une telle importance pour l’Angleterre qu’elle ne peut songer à s’isoler de l’action simultanée et loyale de la France qui, partout, est sa voisine et qui, partout, est disposée à lui laisser de larges satisfactions économiques et politiques. C’est seulement sur cette base de confiance mutuelle que l’ordre mondial peut se consolider. Mais il s’agit de bien autre chose encore, il s’agit de la sécurité même de la métropole, de la sécurité de l’Archipel britannique. Mettons les points sur les i : il s’agit de la Belgique.

Je ne cesserai de le répéter, l’erreur capitale du traité est d’avoir, — contrairement aux avis du maréchal Foch, — rejeté le projet d’un puissant système militaire rhénan barrant définitivement la route aux convoitises prussiennes. Or, ce système avait pour axe de résistance une Belgique forte. L’Angleterre avait l’occasion de consolider, une fois pour toutes, le glacis qui protège Bruxelles et Anvers, c’est-à-dire qui protège l’Angleterre. Comment la campagne de 1914 ne lui a-t-elle pas ouvert les yeux ? L’Allemagne avait pour premier objectif stratégique de rafler Anvers, Dunkerque, Calais, le Havre, de façon à isoler, d’abord, l’Angleterre. C’est grâce à l’étonnante énergie et clairvoyance de la manœuvre offensive sur Charleroi que ce plan originel a été déjoué. Joffre a été véritablement, à cette heure, le sauveur de l’Angleterre. Toute la suite de la guerre a prouvé que le nach Calais était la raison suprême de la manœuvre allemande. Et c’est quand cette conviction devrait avoir pénétré jusqu’au cœur de l’Angleterre, quand elle devrait sentir jusque dans les dernières fibres de son être que son salut historique est en cause, c’est alors qu’elle néglige la maxime favorite de son grand roi Edouard VII : « Notre frontière est sur le Rhin ! »

L’histoire reconnaîtra sans doute, dans cet abandon, une de ces prodigieuses aberrations de l’entendement par lesquels la Destinée se plait à égarer les hommes et les peuples pour que le drame auquel elle se plaît ne se termine pas sitôt.

Il semble pourtant qu’en présence des premières résistances de l’Allemagne, une certaine évolution se fait dans les esprits en Angleterre et que l’on cherche à combler (ne fut-ce que par des moyens de fortune) la grande lacune du traité. On commence, visiblement, à se préoccuper du sort de la Belgique. Mais cette Puissance, — trop faible par elle-même, — ne peut être défendue contre une agression allemande que par un accord des Puissances intéressées et par la préparation d’une action éventuelle sur le Rhin par la combinaison de ces trois éléments : France, Belgique, Angleterre. Un tel accord et une telle préparation réclament un travail constant, une confiance réciproque, une discipline des volontés et des actes permanente et vigilante, en un mot, un haut commandement.

C’est dans ce sens que j’interprète, quant à moi, un fait considérable et exceptionnel s’il en fût : à savoir la nomination du maréchal Foch en qualité de maréchal des armées britanniques. Ce titre n’est pas un vain mot : le haut commandement de la triplice militaire est ainsi organisé en vue de n’importe quelles éventualités.

Si le traité n’est pas ratifié, si l’alliance à trois est retardée, si la Société des Nations ne fonctionne pas, du moins il reste ceci : une force existe qui peut se préparer et agir d’une minute à l’autre. Le maréchal Foch commande et son autorité est reconnue.

Il ne me semble pas que les choses aient été considérées par le public sous cet aspect et c’est pourtant le seul qui importe. Rien au monde ne peut valoir contre un fait. Le fond des sentiments de l’Angleterre s’éclaire par cette décision et une forte lumière est ainsi projetée sur l’avenir de l’Europe. Tant que le maréchal Foch commandera, il y aura un pouvoir exécutif des volontés de l’alliance. Il est en ce moment, comme disent les Anglais, l’homme du fait : et il serait substitué en un clin d’œil aux hommes des paroles, aux hommes des protocoles, aux hommes des promesses ou de la chimère. Tant que ce commandement unique existera, il y aura une alliance et il y aura une Europe.

La France a, ainsi, le grand honneur qui lui est revenu de droit par le cours normal des choses de disposer du pouvoir du « dernier mot. » Elle doit avoir, par conséquent, le sentiment profond qui découle naturellement de cette situation éminente, celui de sa responsabilité. Puisque la seule autorité militaire subsistante après la guerre appartient à un Français, la France ne doit s’en montrer que plus prudente, plus modérée, plus mesurée dans ses moindres gestes et mouvements. Elle a charge d’âmes, non pas seulement pour elle, mais pour les autres.


Et c’est parce que ce sentiment existe dans la nouvelle Chambre que le monde est disposé à lui faire confiance, et au Gouvernement qui la représentera.

Les élections qui l’ont désignée ont répondu à l’attente universelle : ce qui importe, maintenant, c’est que la Chambre elle-même ne manque pas à cette large et unanime confiance qui a salué son avènement. Jamais notre, pays n’a été davantage sur le devant de la scène. Qu’il soit lui-même ! Qu’il se montre en son naturel avec son esprit de mesure, sa modération, sa raison, son bon sens, et aussi avec ce quelque chose d’essentiellement libre et aisé, enjoué et élégant qui lui appartient en propre.

Je supplie la nouvelle Chambre, puisqu’elle se réunit à une heure historique et, si j’ose dire, sous les yeux du monde, de se garder avec un soin jaloux de ces tendances à la vulgarité qui gâtaient les mœurs de celles qui l’ont précédée. La camaraderie trop facile a causé la perte de la « République des camarades. » Il est de certaines accointances dont nos parlementaires feraient bien de se méfier. Des incidents récents ont averti les électeurs. Certaines exécutions sans bruit sont significatives. Le pays veut que sa représentation le représente bien : 1 500 000 Français ont payé de leur vie la noble idée que l’on se fait au dehors de notre pays et la haute situation qu’il occupe. Que les survivants se montrent dignes d’un si impressionnant héritage ! La République romaine, siégeant dans son Sénat, n’avait pas de devoirs plus hauts ni de responsabilités plus lourdes que celles qui incombent à la République française au milieu de l’Europe encore bouleversée.

Une France pacifique et ferme, confiante en ses amis et en ses alliés, ralliant l’Europe autour d’une conception généreuse et juste, protectrice des États faibles, gardienne vigilante des conventions, collaboratrice convaincue de la Société des Nations, attentive aux retours et aux égarements de ses ennemis, mais patiente, raisonnable, gardée par son sang-froid et par la grandeur même de ses sacrifices contre tout système d’ingérence dangereuse ou envahissante, en un mot une France qui soit juste à l’opposé de l’Allemagne de Bismarck, une France bonne européenne, tel me paraît être le rôle que nous devons adopter délibérément au point de vue des affaires extérieures, et que la nouvelle Chambre, d’après le vœu formel des électeurs, saura remplir. En deux mots : que la paix soit digne de la guerre !


III. — LA POLITIQUE INTÉRIEURE

En ce qui concerne les problèmes intérieurs, bien des hypothèses et des calculs sont permis. Nous sommes, dès le début, dans une phase d’incertitude et d’obscurité qui tient aux conditions dans lesquelles les votes ont été émis ; nouveau mode de scrutin, fonctionnement de la proportionnelle atténuée, substitution d’un nouveau personnel à l’ancien quelque peu usagé, tout contribue à rendre difficiles les pronostics. Les tableaux qui ont été donnés classant les nouveaux élus dans les anciens cadres et dans les vieux groupements politiques sont absolument faussés par le fait de la copénétration des listes, des programmes et des partis. Tel radical d’hier peut passer pour un modéré aujourd’hui. Tel « sectaire » enragé, selon l’ancien vocabulaire, s’est réclamé de la « tolérance » religieuse et a demandé le rétablissement de l’ambassade auprès du Vatican. La « liste » a fait de ces miracles ; mais la passion, les ambitions ministérielles, les combinaisons de couloir en feront d’autres.

On jure que toutes les querelles sont du passé ; on ne parle que d’union sacrée ; les plus sages résolutions sont prises par des groupes nouveaux, qui s’organisent pour le travail, les réformes économiques, la préparation des lois budgétaires et financières, etc., et qui se targuent de l’avènement des compétences. Oui, mais les chefs de ces groupes ont-ils fait abnégation de leurs légitimes désirs de sortir du rang ? Se contenteront-ils de la gloire modeste des « commissions ? » On remise les anciens présidents du conseil, les anciens ministres, les autorités établies. Se laisseront-elles remiser ? Et puis, si elles s’écartent gentiment, d’autres ne se mettront-elles pas sur les rangs ?

La Chambre nouvelle comprend 340 nouveaux élus. Or l’histoire a signalé les inconvénients des renouvellements trop hâtifs et trop absolus du personnel parlementaire. Elle a déploré la décision de l’Assemblée constituante d’écarter tous ses membres des candidatures à l’Assemblée législative. La nature ne procède pas par saut. Les diverses générations ont l’une après l’autre leur place dans l’existence des peuples. Un peu de sagesse et de patience ne messiérait pas à nos jeunes amis. Ils vantent le travail et la compétence. C’est fort bien ; mais il y a des « vieux » qui sont des travailleurs et qui ne manquent pas d’une certaine technique parlementaire et gouvernementale. Tout cela est à considérer. D’ailleurs la discussion publique se chargera de remettre bientôt hommes et choses à leur place.

A titre d’observation générale, il est permis de constater toutefois que deux ou trois décisions saillantes ont été intimées par le suffrage universel à ses commettants. Il a porté ses coups les plus rudes sur les groupes qui s’étaient habitués à s’emparer de la direction politique par le système de la surenchère. Le parti radical-socialiste et le parti socialiste ont été particulièrement éprouvés. Les raisons de diverse nature qui ont déterminé les électeurs à faire des coupes sombres dans leurs rangs peuvent se résumer en une seule : la France ne veut pas de révolution ; elle se satisfait du développement normal et régulier des institutions républicaines.

La République qui a su nous assurer des alliances, du crédit, une discipline civile et militaire dans la plus grande crise qu’ait traversée notre pays, et qui, enfin, a remporté la victoire, est au-dessus de toute discussion. On ne sait plus ce que c’est que le droit divin ; on a horreur de toutes les dictatures, soit d’en haut, soit d’en bas. Les « élites » n’ont droit qu’à leur place au soleil, et à la récompense de leur travail et de leur utilité. La démocratie, pleine d’indulgence pour les faiblesses humaines, — et c’est peut-être là son faible, — la démocratie exige que les larges assises populaires se confondent avec les bases mômes de l’ordre social. Ni coup d’Etat, ni coup de force. Les fauteurs de désordre, d’où qu’ils viennent, sont avertis : ils ne passeront pas !

Ceci dit, la nouvelle Chambre va se mettre résolument au travail. Oui, tous ces nouveaux députés, jeunes et vieux, brûlent d’envie de se consacrer à la grande œuvre de rénovation et de restauration que le pays leur a confiée. J’ai suivi la préparation électorale d’assez près pour pouvoir dire que les capacités et les compétences seront en grand nombre dans la future Chambre : et les orateurs n’y manqueront pas. Je vois mes amis de la nouvelle fournée arriver à la Chambre avec de gros dossiers sous le bras. Ils ne s’attarderont pas à la buvette. Ils se presseront dans les bureaux et dans les commissions : on verra surgir des hommes à idées, des hommes à systèmes, mais aussi d’excellents esprits animés d’excellentes méthodes. Ce sont les plus sages et ceux qui ont le plus d’avenir qui feront le moins de bruit au début. J’en vois beaucoup qui sont sortis de nos grandes Ecoles et qui sont déjà des hommes distingués. Qu’ils ne cherchent pas à briller : c’est le défaut national. Mais qu’ils marquent le pas en observant. Quand on est jeune, on a tout l’avenir devant soi, et dans la jeunesse elle-même, rien n’est plus savoureux qu’une goutte de maturité.

Le premier art des chefs de la majorité sera, comme disait Gambetta, de « sérier les questions. » A l’heure qu’il est, le programme du travail parlementaire me fait l’effet d’une bouteille que l’on renverse subitement. Le goulot est trop étroit pour que tout passe en même temps. Il faut donc faire place, d’abord, aux questions les plus urgentes.


Or, en tête de toutes, viendra celle dont on ne parle pas dans le programme : la question du personnel nouveau. Qui gouvernera la France ? C’est par là qu’il faudra commencer, et telle est l’exigence normale des situations. Un système gouvernemental cherche, d’abord, ses hommes. Le politicien est, par définition, l’homme qui croit que les choses ne peuvent être bien faites que par lui-même. S’il n’était pas ambitieux, il ne se jetterait pas dans la politique. Le choix du suffrage universel s’étant porté sur lui, il se trouve singulièrement confirmé dans cette bonne opinion qu’il a naturellement de lui-même. « Il s’admire s’il se compare. » Les équipes ministérielles sont d’ores et déjà en ligne pour fournir la course.

Cette ambition, dans le sens du mot latin ambitus, ne résulterait pas du cours normal des choses qu’elle serait incitée par les circonstances actuelles. M. Poincaré est au terme de son mandat. M. Clemenceau a déclaré qu’il renoncerait à ses fonctions actuelles aussitôt que le nouveau président de la République serait élu. Ainsi se trouve ouverte la course aux portefeuilles, cursus honorum.

Un autre fait qui aura aussi son influence sur la question du personnel se produira avant le mois de février, qui sera le mois des grands remplacements : il s’agit des élections sénatoriales.

Le Sénat, quoique son attitude actuelle soit un peu effacée, n’en est pas moins un organe essentiel du régime. Il est d’usage de confier un certain nombre de portefeuilles aux membres du Sénat dans les cabinets qui se constituent ; les sénateurs participent au scrutin pour l’élection du président de la République ; enfin, le Sénat vote les lois et il exerce d’ordinaire avec beaucoup de calme et de sang-froid l’office d’une sorte de contrepoids peu bruyant, mais efficace, dans le fonctionnement général de la Constitution. Aux élections sénatoriales, cette portion du suffrage qui s’est déjà habituée au maniement des affaires publiques par l’exercice des fonctions municipales, est appelée à se prononcer ; Gambetta appelait le Sénat « le Grand Conseil des communes de France ; » il insistait, ainsi, sur cette idée que le Sénat avait un rôle particulier, à savoir la sage adaptation du passé au présent et de l’innovation à l’organisation. A ce titre, le Sénat est un vigilant gardien non seulement des institutions, mais de l’ordre social. Par l’âge, par l’expérience, par la durée du mandat, les sénateurs représentent un élément de stabilité. Dans les circonstances actuelles, l’action du Sénat se trouvera sans doute d’accord avec l’esprit des élections législatives. La haute assemblée est naturellement opposée aux extrêmes. Sans doute, renforcée par de nouveaux élus, elle se trouvera étroitement à l’unisson avec la Chambre des députés. Par conséquent, le Sénat n’en prendra que plus d’autorité sur le développement du travail législatif futur. Je pronostique que le Sénat jouera un grand rôle durant la législature qui commence. Il a de l’autorité, de la capacité, de l’expérience ; il représente précisément cette partie du monde politique qui dure et qui prolonge son action en présence de la rupture un peu brusque qui vient de s’accomplir d’une Chambre à l’autre. Avant de juger des prochaines conditions de la vie publique, il n’est pas inutile d’attendre les décisions du corps électoral sénatorial.

Et c’est aussitôt après que les questions du personnel se poseront, d’abord celle de la succession à la présidence de la République.

M. Poincaré s’en va ; nous savons, d’ores et déjà, qu’il habitera rue Marbeau ; nous savons aussi qu’il se trouve trop jeune Pour abandonner la vie active, que lui aussi travaillera, qu’il sera probablement candidat au Sénat, qu’il mettra son expérience et son autorité au service de la République, que nous entendrons encore sa voix éloquente et que, selon sa spirituelle déclaration, il deviendra peut-être le président du Conseil de M. Clemenceau président de la République.

Tout se voit. De toutes façons la France ne laissera pas M. Poincaré rentrer dans la vie privée sans lui témoigner la gratitude immense qu’elle lui doit. Au cours de cette guerre, il a représenté la fermeté, la patience, la sagesse et le tact. Les peuples alliés lui ont rendu hommage. Nos ennemis eux-mêmes l’ont désigné par leur haine à notre reconnaissance. Si la Constitution de 1875 a besoin d’être défendue un jour, on tirera un excellent argument, pour la défendre, de la manière dont M. Poincaré a su l’appliquer. Je sais qu’il ne partage pas tout à fait mon avis à ce sujet ; il est beaucoup plus revisionniste que moi. Mais peut-être que, du dehors, je suis moins sensible que lui au jeu difficile des rouages et plus frappé par les heureux résultats obtenus. Sans insister et sans vouloir tomber dans l’apologie ou dans l’éloge académique, j’ajouterai seulement que, dans ces circonstances extraordinaires, la France a trouvé en elle-même des équipes remarquables et qu’elles ont toutes accepté la haute direction du président de la République qui restera, pour l’avenir, le président de la République de la Grande Guerre et de la Victoire.

M. Poincaré s’en va : par qui sera-t-il remplacé ? Est-il indiscret de se poser ici une question que tout le monde se pose. On parle, d’abord, d’une douce violence que se laisserait faire M. Clemenceau. Rien de plus naturel. Après les grands services, les démocraties n’ont pas beaucoup de moyens à leur disposition pour témoigner de leur reconnaissance à leurs grands serviteurs. Si nous étions à Rome, le Sénat se réunirait et proclamerait M. Clemenceau Père de la Patrie. Ces deux mots le mettraient à sa place dans le monde et devant l’histoire. Mais ces tempéraments actifs ne se nourrissent pas de formules creuses. Un homme de cette trempe a besoin d’exercer ses muscles intellectuels. Sa vitalité n’est pas épuisée ; je dirai même qu’elle s’achève et qu’elle grandit encore plutôt qu’elle ne décline. J’aime mieux le Clemenceau du Conseil suprême et du voyage à Londres que le Clemenceau des négociations. En un mot, il faut à de tels hommes l’occasion d’avoir leur avis, de le dire et d’exercer leur ascendant. Il m’est si difficile de concevoir M. Clemenceau dans la retraite, que je le vois parfaitement à l’Elysée.

Si M. Clemenceau décline toute candidature, nous rentrerons dans le cours normal des choses : nous aurons, sans doute, une candidature Deschanel, peut-être une candidature Viviani : on a parlé aussi de diverses candidatures sénatoriales, soit M. Antonin Dubost, soit M. Jonnart, soit M. Paras ; il a été très vaguement question de la candidature d’un grand chef militaire. Dans le monde et surtout dans les milieux politiques, les conversations vont leur train. Avant les élections sénatoriales, il est très difficile de se faire une opinion. Mais si je considère en particulier la Chambre, mon avis est que la future élection présidentielle répondra au courant de sagesse et de pondération qui a déterminé le scrutin du 16 novembre. Le pays veut être sage, il ne veut pas d’à-coups ; il préfère chercher l’expérience, la compétence, la tenue et la raison. Peut-être aurait-il une toute petite tendance chauvine, si on le prenait par son faible. Mais il la faudrait d’un chauvinisme tellement atténué qu’il fût pour ainsi dire invisible : un civil en bleu horizon.

Voici pour les « honneurs » de la République. Tout de suite, il faudra mettre à leur place les hommes d’action. Je ne fais que traduire le sentiment public en prononçant le nom de M. Millerand. Il est indispensable en Alsace : mais il est indispensable à Paris. Entre les deux devoirs, le plus lourd l’emportera, sans doute. M. Millerand sort de la démocratie, il a été un bon ministre de la guerre ; c’est un parlementaire impeccable ; sa volonté est forte et sa bonne volonté constante. Il est un peu rude, un peu taciturne, un peu obstiné. Mais ce sont des défauts, si ce sont des défauts, qui s’opposent naturellement aux défauts qui ont sonné le glas de la République des camarades. Dans l’énorme accablement d’affaires dont sera écrasé un président du Conseil et parmi le trouble universel qui agite le monde, je ne crains pas un personnage un peu réservé, et même un peu distant. M. Millerand aura l’autorité et le jugement nécessaires pour s’entourer immédiatement des hommes dont sa longue expérience a apprécié la valeur ; il n’est l’homme d’aucun parti ; il est éminemment le type représentatif de la liste bloc et de l’union sacrée. Tout cela lui donne une grande force. C’est une chance pour notre pays d’avoir immédiatement un chef d’équipe à substituer aux chefs d’équipe, si ceux-ci laissent la place. Un président du Conseil connaissant les affaires d’Alsace, c’est une grande garantie pour l’Alsace. Tout concourt au prochain avènement de M. Millerand.

Je n’insisterai pas davantage sur les questions de personne. La Chambre et le futur président du Conseil se prononceront selon les circonstances de l’heure. Il est à penser que les choix futurs auront à tenir compte de ce qu’un orateur appelait spirituellement au banquet de la IVe République le « millésime, » je veux dire que les générations qui ont fait la guerre trouveront place dans les futures combinaisons.

Quel que soit le procédé du « dosage, » ce qui importe, c’est de donner tout de suite au pays le sentiment de la stabilité ministérielle. Une majorité compacte et bien disciplinée, comme le suffrage universel l’a constituée, peut contracter avec le futur gouvernement, sur un programme débattu et accepté de part et d’autre, ce que j’appellerai un pacte de gouvernement. Si des ambitions trop pressées ou des intrigues retardataires nous faisaient assister au spectacle du kaléidoscope ministériel, le pays se fatiguerait vite et il trouverait le moyen de mettre le holà, ne fût-ce qu’en exigeant de nouvelles élections. C’est une question d’honneur pour la future Chambre que l’union sacrée ne soit pas un vain mot.


Reste donc cette question du programme du gouvernement. Qu’il soit de proportions modestes, de réalisations promptes et d’une franchise absolue. Avant tout, la France veut voir clair dans ses propres affaires. Elle a le sentiment, que depuis quatorze mois, on a laissé bien des solutions urgentes subir des retards graves et peut-être irréparables. Le public a personnifié cette procédure administrative en créant le type de M. Lebureau. Mais le bureau n’est pas le seul meuble du cabinet gouvernemental, il y a aussi le casier où les dossiers s’entassent, le fauteuil où l’on se prélasse, le poêle où les affaires se règlent quand elles sont trop compliquées.

N’est-il pas invraisemblable, en effet, que fin décembre les feuilles d’impôts sur le revenu n’aient pas encore été distribuées ? Je veux faire, à ce sujet, une simple observation, qui porte sur l’ensemble de notre situation financière. Le pays a payé l’année dernière 10 milliards d’impôts, sans qu’il ait reçu une seule « sommation sans frais, » c’est-à-dire le bout de papier vert que la plupart des contribuables attendent avant de faire un pas vers le percepteur. Je ne sais ce que pourraient rendre des impôts régulièrement perçus et contrôlés ; mais il est permis de penser que la somme de 10 milliards payée bénévolement par d’honnêtes citoyens qui, même en travaillant, pensent à la France, serait largement accrue, et peut-être doublée, si l’on ne laissait pas une telle négligence fiscale s’invétérer dans nos mœurs.

La France paiera ce qu’on lui demandera si on sait le faire avec sagesse, fermeté et douceur. Et alors quelle confiance elle inspirerait soudain à l’univers ! La baisse du change tient en grande partie à la veulerie dans le travail administratif. J’ai entendu un paysan tenir ce propos que je répète aussi bravement qu’il a été dit : « Pourquoi ne nous fait-on pas payer ? Nous avons gagné de l’argent et nous saurons prendre notre part des charges publiques. » Et l’ouvrier est-il si démuni de bon sens ? N’est-il pas patriote ? Se laisserait-il conduire par quelques meneurs ? Tout cela est affaire de mesure, d’équilibre et de sang-froid. On disait jadis : « Ni emprunt, ni impôt. » Et depuis quatorze mois l’on s’est incrusté dans des formules de cette sorte. Il est temps d’en sortir. Sinon, la France compromet sa fortune, et, ce qui est plus grave encore, son crédit.

On affecte de dire dans certains groupes que la question de nos relations avec la Papauté ne sera pas posée. Voilà une singulière dérobade, et ce serait un bien dangereux accroc au programme de l’union sacrée. Pour des raisons qui ont été répétées cent fois et sur lesquelles je ne reviendrai pas, des républicains éminents se sont prononcés pour le rétablissement des relations diplomatiques avec le Vatican. Ce serait un grand apaisement pour les catholiques et pour le pays lui-même. Il y a des problèmes trop pressants posés dans le monde auxquels les hiérarchies religieuses sont directement intéressées, ne serait-ce que la résurrection de la Pologne, le régime de l’Alsace et le maintien de notre protectorat catholique en Orient et en Extrême Orient, pour que nous hésitions à faire un sacrifice d’amour-propre et d’argent, bien minime en face des résultats à obtenir.

Je vais plus loin. Les circonstances me paraissent favorables à un bon règlement de la question des cultuelles, — ce qui serait, au fond, tout le règlement du conflit qui s’est élevé entre le gouvernement de la République et l’Eglise catholique à la suite du vote de la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Un seul mot à ce sujet : la jurisprudence du Conseil d’État reconnaît catégoriquement que les cultuelles ne peuvent exister que si elles sont conformes à l’approbation de la hiérarchie catholique, c’est-à-dire des évêques et de la Papauté. Nous discutons donc sur des pointes d’aiguille, puisque le Conseil d’Etat, par sa jurisprudence et en s’appuyant sur le texte de la loi, nous apporte une solution qui ne laisse subsister aucun dissentiment grave avec le point de vue romain. Le pape Benoit XV est un esprit conciliant et modéré ; son gouvernement n’a nul caractère offensif ; la grande majorité des évêques français a eu une attitude des plus loyales à l’égard du gouvernement de la République dans les dernières élections. La Chambre, dans son désir de paix et d’union, se montrera-t-elle plus intransigeante que la loi votée par les Chambres antérieures et appliquée par le Conseil d’État ?


La volonté très nette de la nouvelle majorité est d’aborder également les questions sociales dans un grand esprit de conciliation et d’apaisement. On comprend qu’une production intense est nécessaire à la restauration du pays, mais l’on comprend aussi que le travail a été surmené notamment depuis quelques années et qu’il faut le rémunérer largement. Une communion intime entre le travail et le capital doit être le but atteint dès la prochaine législature. Les dossiers sont prêts, ils ont été soigneusement constitués ; ils représentent une dose de travail immense. Le temps est venu d’aboutir. Il me semble que si patrons et ouvriers se penchaient simultanément sur ces dossiers, ils dissiperaient bien des malentendus.

A la conférence internationale du travail qui s’est réunie à Washington, l’accord s’est fait sur les données suivantes : adoption du principe de la journée de huit heures et de la semaine de quarante-huit heures, avec la réserve que, dans le cas où l’on ne travaille pas huit heures certains jours de la semaine, les heures où l’on n’a pas travaillé pourront être réparties sur d’autres jours ; mais aucune journée ne devra excéder neuf heures et dans les travaux continus la limite ne pourra pas excéder cinquante-six heures par semaine. Toutes les heures supplémentaires ne seront pas payées moins d’un quart en plus. La main-d’œuvre employée dans les régions dévastées de la France et de la Belgique sera considérée comme un cas spécial.

Il me semble qu’il y a là une base de discussion pour nos réglementations économiques. Sans insister sur les dérogations qui ont été l’objet d’âpres discussions, en particulier, au sujet des industries saisonnières, il convient de tenir compte de ces accords où l’influence de M. Gompers se fait visiblement sentir. Je ne change rien au point de vue que j’avais développé à ce sujet dans mon livre La Démocratie et le Travail : remettre le travail manuel en honneur et lui donner les sages satisfactions qui l’écarteront, une fois pour toutes, des doctrines anarchistes et révolutionnaires.

M. Millerand, dans son programme politique, a tracé une ligne de conduite que ses électeurs ont approuvée par leurs votes :

« L’existence de la nation ne peut risquer d’être chaque jour entravée ou compromise par l’arrêt soudain de services qui lui sont indispensables. L’arbitrage, nécessaire pour empêcher la guerre, ne l’est pas moins pour prévenir la grève.

La vie de notre pays dépend de sa capacité productive qui est, elle-même, fonction de l’entente entre les collaborateurs de la production.

Les lois sociales tiendront la première place dans le souci du législateur républicain. Associer l’employé à l’employeur dans l’organisation du travail, c’est servir l’intérêt de l’un et de l’autre, en même temps que de la paix sociale. »

La nouvelle Chambre, où les compétences sont en grand nombre, profitera des circonstances qui lui permettront de régler ces difficiles problèmes sans se trouver opprimée par l’intrigue des partis, par la violence de la rue, ou par les exigences hautaines des meneurs.


J’aborde, en finissant, un débat qui occupera sans doute de longues heures de travail et de réflexion dans la prochaine législature, la question de l’armée. Je la dédouble immédiatement : il y a l’armée d’hier et l’armée de demain. A l’armée d’hier, la France et le monde doivent une large reconnaissance. Avec elle, il ne s’agit pas de lésiner. Je n’apprendrai rien à personne en disant que le chiffre des indemnités et des pensions est, le plus souvent, dérisoire. Si je ne rougissais pas de le faire, je citerais ici le nom d’un des plus glorieux chefs de nos armées, un homme qui a exercé toujours et partout le commandement le plus impeccable, qui n’a pas connu un revers, qui fut toujours vainqueur même aux heures suprêmes, et qui a pris sa retraite avec son grade d’avant la guerre et avec une pension de retraite de 6 000 francs. L’Angleterre lui eût attribué une dotation considérable et un titre qui eût attiré vers lui le respect du monde entier. J’ai entendu, au sujet du sort des officiers, sous-officiers et soldats revenus de l’armée, des doléances à faire pleurer. La plupart se taisent ; le plus grand nombre a repris le travail ; quelques-uns se sont inscrits dans les groupes de combattants. On a rendu à ces braves gens leur casque. Que ce ne soit pas le casque de Bélisaire !

Pour l’organisation de l’armée future, des projets divers sont à l’étude. Les compétences ne manqueront pas à la Chambre pour les étudier et les mettre au point selon les nécessités d’aujourd’hui et de demain. L’Allemagne n’a pas désarmé. Elle est en train d’organiser un système de milices formidables. Il est à craindre qu’un jour ou l’autre la force française ne soit obligée de lui barrer la route. De bons alliés ne suffisent pas ; il faut une bonne organisation, un armement au complet et une discipline toujours soutenue et toujours forte. Je dirai que la future organisation militaire sera la pierre de touche de la future Chambre.

Dans cet examen rapide, qui ne peut que modérer les exigences à l’égard du futur parlement et du futur gouvernement en exposant la grandeur de leurs tâches, je n’ai pas dit un mot des questions les plus brûlantes, celles qui doivent attirer, sans perdre une seconde, l’attention des Chambres et du public : ce sont celles qui relèvent non point tant de l’action législative que de l’action gouvernementale proprement dite : la vie chère, la crise du charbon, la baisse du change, l’organisation des transports, la répression de la spéculation, des fraudes, des vols avec effraction, parfois à main armée, enfin toutes misères qui suivent, d’ordinaire, les grandes guerres et qui s’accroissent en raison des moyens d’action que la société moderne remet même à ses agresseurs. Grâce à Dieu, nous n’en sommes ni aux routiers ni aux chauffeurs, ni aux soviets. Mais la volonté du pays est de rendre à l’ordre social sa sécurité et sa stabilité.

Au fond, tous ces problèmes se résument en un seul : celui de la main-d’œuvre. L’accord avec le travail manuel est de toutes les solutions la plus désirable et elle sera la plus efficace. Mais, en attendant, il faut vivre.

J’entre ici pleinement dans les vues de la Commission internationale de Washington. La restauration des pays dévastés en France et en Belgique est un cas spécial. Il convient d’appliquer ce système à tous les cas urgents et de s’adresser aux travailleurs organisés pour que le travail soit à pied d’œuvre et pour que des secours étrangers soient appelés sans retard là où il est démontré qu’il s’agit d’une nécessité vitale.

Nous avons dans nos colonies, il y a en Italie, en Espagne, une main-d’œuvre que de sages enrôlements pourraient encore attirer sur notre territoire. Si l’on confiait à un grand chef désoccupé la mission de nous rendre de tels services en s’occupant de nos colonies d’Afrique, je ne doute pas qu’un bon système d’enrôlement avec solde avantageuse ne réussit rapidement. Il faut des hommes, il faut des bras ; cela prime tout. Sans travail, pas de charbon, pas de blé, pas de transport, pas de vie publique. C’est la dégringolade du change. Or, la France n’en est pas là. Une mauvaise organisation, un système de laisser-faire et laisser-passer, une négligence qui s’est répandue des plus petits aux plus grands est aussi la cause du mal.

De parti pris, on a écarté les autorités locales et les véritables compétences. Le jeu des vieux partis et des modernes jouisseurs s’est emparé de ce domaine où la pêche en eau trouble se trouvait enhardie par de véritables complicités morales. J’en ai gros sur le cœur en pensant à ce qu’ont souffert depuis quinze ans nos pays dévastés, et je tremble en pensant à ce qu’ils souffriront demain.

Paris, ni la politique, ni le parlement, ni l’éloquence, ni les belles carrières, ni les harangues enflammées, ni la victoire elle-même ne sont tout. Une nation comme la nation française, après les grands services qu’elle a rendus au monde, réclame autre chose.

Mais, encore une fois, tout ceci relève de l’action gouvernementale ; c’est du travail au jour le jour.

Un bon gouvernement, secondé par un bon Parlement, abordera avec franchise et avec décision ces problèmes « sériés » selon leur urgence. L’esprit de parti, nous l’espérons, ne comptera que peu dans, leur solution. Tout le monde aura en vue uniquement LA FRANCE...

La séance d’ouverture de la nouvelle Chambre n’a nul précédent dans l’histoire. Jamais on n’avait vu, devant l’appareil des lois, le principe de toute loi, c’est-à-dire le Droit, venir prendre séance lui-même et prouver, par sa seule présence, sa force immortelle.

L’Alsace et la Lorraine se jetant dans les bras de la France, et, après un demi-siècle de captivité et de martyre, retrouvant leur mère, ont donné à cette séance ce quelque chose de « sacré » qui planera jusqu’à la dernière heure sur les travaux de l’assemblée. Tel sera le caractère de la nouvelle Chambre : elle sera la Chambre de la Réparation. Ce mot dit tout.

De cette séance, je veux retenir seulement une phrase de la déclaration de M. François et une phrase de la déclaration de M. Clemenceau :

M. François a dit : « L’Alsace et la Lorraine reprennent la garde le long de la frontière du Rhin.... » Cela veut dire que ces vaillantes populations n’ignorant plus, maintenant, ce que c’est que d’être exposé, en première ligne, à la fureur d’un tel ennemi et d’un tel envahisseur, reprennent cependant leur poste et se dévouent, corps et bien, comme elles doivent le faire, pour la défense de la mère-patrie. Rien de plus grand, dans une plus parfaite simplicité... Mais, quels engagements ! Et quels engagements réciproques ne nous imposent-ils pas ?

M. Clemenceau a dit : « Le droit reconquis ne serait que « théâtre, » s’il n’en surgissait, pour l’accomplissement des tâches nouvelles, un important cortège DE NOUVEAUX DEVOIRS. »

Les nouveaux devoirs reliant l’accomplissement du passé à la grandeur de l’avenir, voici, précisément, ce qui incombe à la future Chambre. C’est là son mandat particulier. Elle sera grande et noble à jamais si elle l’accomplit.

Il lui appartient donc, dans cette période de recueillement qui précède sa véritable réunion, de réfléchir à cette double tâche, au dehors et au dedans.

Au dehors, la Chambre est en présence du traité de paix, couronnement de la guerre et de la victoire. Un homme d’État est venu d’Amérique qui, entouré de la gratitude universelle, a puisé dans sa bonne foi les inspirations qui lui faisaient entreprendre de fonder un nouvel ordre européen. Cette foi agissante s’est imposée autour de lui. Les hommes d’État alliés, par déférence pour cette mission quasi providentielle, ont laissé porter atteinte à certains principes avérés de ce même ordre européen. En fait, les considérations de personne avaient été prises en excessive considération au cours de ces premiers débats, et, après quatorze mois, l’œuvre solennelle n’a pu encore entrer en application.

Il est de toute évidence que les grandes améliorations qu’elle aura à supporter la rapprocheront des principes reconnus et de la considération de la volonté des peuples, et laisseront s’atténuer, en revanche, la considération des personnes. Avec une telle règle de conduite, on se retrouvera dans le vrai et le reste se produira par surcroit. Sur ces nouvelles bases, le traité pourrait, sans doute, être bientôt ratifié et exécuté.

Au dedans, la France a supporté tout ce qu’un peuple peut supporter d’une guerre atroce et sans merci. Eh bien ! ici aussi, il faut réparer.

L’Allemagne doit réparer. Tous les retards et les atermoiements sont épuisés (quatorze mois !) Maintenant, nous avons droit à des versements et à des apports réguliers, à date fixe, sans faux semblant, ni ambiguïté. Une solution brutale et immédiate est en perspective. Que la Chambre en délibère et se prononce nettement, si cela traîne de nouveau. On verra bien, par un tel vote, quelle est la volonté de la France ! Nos ennemis se sont habitués à l’idée que nous ne savons plus vouloir. Qu’ils prennent garde de se retrouver, soudain, en face d’une volonté debout et décidée, comme à la Marne.

Donc, l’Allemagne doit payer.

Quant à la France, elle sait qu’elle doit payer pour ce qui est des charges qui lui incombent.

Elle est prête. C’est un point que tant de malins qui en savent si long sur les affaires publiques, paraissent ignorer également. Que le pays soit mis en présence de son devoir fiscal, pourvu qu’il s’agisse de satisfaire aux nécessités urgentes de la vie française, et non de tomber aux mains des accapareurs, escompteurs, et autres spéculateurs sur le change, — il l’accomplira. Il le veut, et il le peut. Je ne veux rien dire de plus mainte- nant, sur un sujet, d’ailleurs inépuisable ; je crois avoir établi que la France en émettant, le 16 novembre dernier, un vote de discipline, d’ordre et de foi, s’est montré digne d’elle-même. Il appartient à la Chambre, sortie de ce scrutin, de se montrer digne de la France.


G. HANOTAUX.