Après le partage - la Silésie minière et industrielle

Louis de Launay
Après le partage - la Silésie minière et industrielle
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 416-440).
APRÈS LE PARTAGE

LA SILÉSIE
MINIÈRE ET INDUSTRIELLE

Le traité de Versailles, conçu dans l’idéal des théories et des rêves, interprété dans la réalité, entraîne de nombreux paradoxes économiques et sociaux qui contribuent à l’universelle misère, aux haines généralisées du temps présent. Avant que la logique ait repris tous ses droits, on verra bien d’autres dissentiments, bien d’autres souffrances, bien d’autres guerres. Parmi ces paradoxes, il en est qui n’apparaissent qu’à la réflexion et pour ainsi dire à l’usage ; ceux-là ne sont pas encore mis en pleine lumière. Mais d’autres sautent immédiatement aux yeux et, notamment, ceux qui résultent d’impossibles frontières insouciantes de la topographie, des besoins industriels, du passé. A voir une carte géographique de l’Europe actuelle, il semblerait qu’un mauvais génie se soit volontairement appliqué à multiplier les causes de conflit et d’incendie. Après une telle crise, on a fait tout le contraire de ces remembrements préconisés dans notre zone rouge du front. On a laissé courir sur le papier des tracés de frontières qui ressemblent à un peloton de fil embrouillé par un chat. La cause latente en est toujours dans des appétits contradictoires que l’on a essayé d’équilibrer ; mais ces appétits ont trouvé comme prétexte le droit légitime et incontestable des peuples à disposer d’eux-mêmes : droit qui peut toutefois conduire très loin si on le pousse à l’extrême et si, par exemple, on voulait un jour l’admettre pour tous les groupements allemands, irlandais, slaves, italiens et même français que comporte le Nouveau Monde. L’idéalisme a ses excès et le respect des minorités ne peut aller sans anarchisme jusqu’à libérer les minorités individuelles.

La Haute-Silésie est un de ces cas litigieux qui ont le plus attiré l’attention, le dissentiment entre l’Angleterre et la France ayant été, à ce propos, manifeste en un temps où nous n’y étions pas encore aussi accoutumés. Les juges ont rendu leur arrêt et, dans l’ensemble, cet arrêt peut être considéré, en droit, comme une interprétation relativement équitable d’un traité que nous avons le droit et le devoir de faire respecter. Maintenant il y a chose jugée et, malgré quelques incidents, les Allemands, comme les Polonais, paraissent avoir accepté le jugement sans résistance violente. Les tiers n’ont donc plus à discuter. Sans revenir sur le passé, nous voulons simplement, au moment où le partage vient d’être exécuté, nous borner à étudier, pour la Haute-Silésie et aussi pour la France, les conséquences industrielles.

On sait comment cette question s’est posée, alors que l’on envisageait et tranchait à la distance de Sirius (ou tout au moins à celle des Etats-Unis) nos problèmes européens. Il existe, sur les anciens confins de la Russie, de l’Allemagne et de l’Autriche, un grand bassin houiller et métallurgique, qui forme un tout naturel, à travers lequel les frontières d’avant-guerre traçaient des démarcations factices, auxquelles le temps avait accoutumé, puisqu’on finit toujours par s’habituer à un régime mauvais à la condition qu’il dure. La Haute-Silésie est une de ces larges agglomérations humaines, provoquées et créées par la houille profonde, comme l’oasis par la nappe d’eau souterraine que cachent les sables. Quand on veut comprendre ce qui s’est passé là il faut d’abord, et nous allons le faire tout à l’heure, examiner un instant une carte géologique. Il faut ensuite voir ce que l’effort humain a superposé d’énergie sur cette première énergie latente incluse dans le charbon. Par la géologie et par les hommes, une situation moderne s’est créée, pour l’interprétation de laquelle il est bien inutile de fouiller les archives et de remonter à la Grande Pologne du XIIIe siècle. Sur un point quelconque de l’Europe, les invasions se sont succédées, les guerres ont exercé leurs remous, les attaches politiques ont changé au cours des siècles. Toutes nos nationalités sont des mélanges confus de races et on ne saurait attribuer un pays quelconque à un peuple quelconque sans commettre une injustice à l’égard d’un peuple antérieur, fallût-il remonter à l’âge de pierre. A plus forte raison quand il s’agit d’un pays forgé récemment de toutes pièces par les initiatives humaines. Jusqu’au XIXe siècle, la Silésie, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, la Silésie industrielle n’existait pas. Il y avait là un autre pays, un pays agricole avec d’autres mœurs et d’autres besoins, auquel le pays actuel s’est superposé en le masquant à la façon d’une strate sédimentaire, sous laquelle on aperçoit à peine encore, dans quelques ravins, les strates plus anciennes. Un défaut de l’idéologie, qui a prétendu brusquement réaliser sur la terre l’équité céleste, est d’avoir oublié que, dans le ciel, vers lequel nous aspirons tous, il n’y a ni strates superposées, ni charbon de terre, ni hauts fourneaux, ni hommes ayant besoin de manger et, par conséquent, de se disputer leurs aliments.

Comme histoire politique, il nous suffira de savoir, — ce qui ne saurait guère être contesté, — qu’en Haute-Silésie, le fond de la population est polonais catholique et que, sur ce fond polonais, s’est établie, depuis un siècle, une immigration allemande protestante d’origine industrielle, particulièrement concentrée dans les villes. D’où le conflit de nationalités entre les villes et les campagnes qui a tant compliqué le partage. Il n’a pas été inexact de porter, comme on l’a fait, le litige sur le terrain démocratique, en disant que les paysans et ouvriers sont là en très grande majorité polonais, les dirigeants pour la plupart allemands. Puisqu’on est généralement convenu d’admettre, dans notre forme de gouvernements modernes, qu’un homme en vaut un autre, les Allemands n’avaient aucun droit à revendiquer un pays, dans lequel ils étaient à coup sûr les plus agissants, mais aussi les moins nombreux.


Ouvrons donc une carte géologique pour voir ce qu’a fait ici la nature, avant d’examiner le profit qu’en ont tiré les hommes. Ce nous sera, en même temps, une occasion de situer quelques noms géographiques, avec lesquels tous les articles récents sur la question silésienne n’ont peut-être pas réussi à nous familiariser.

L’ensemble de la Silésie est un vaste pays de plaines tertiaires, aux confins duquel se dressent, vers l’Ouest, avant d’arriver en Bohême, les chaînons montagneux qui relient le Riesengebirge aux Sudètes. Là vers la hauteur de Breslau, se trouve un autre bassin houiller dont nous n’aurons pas à parler, puisqu’il est resté sans discussion à l’Allemagne et à la Tchécoslovaquie, celui de la Basse-Silésie et de la Bohême, autour de Waldenburg, Schatzlar et Neurode. Vers le Sud-Est, au contraire, les terrains primaires, qui englobent le houiller, reparaissent, sans dénivellation orographique bien sensible, autour de Beuthen, Königshutte et Kattowitz ; c’est la Haute-Silésie, après laquelle, si on continuait vers le Sud, on entrerait dans un pays différent, celui des Carpathes.

Toute cette Haute-Silésie a l’air aujourd’hui bien calme et bien monotone. A parcourir ces plaines sableuses, à peine coupées de quelques humbles collines, parmi les maigres champs de céréales, les plantations de sapins et les bruyères, on ne se douterait pas qu’il s’est passé là autrefois des mouvements géologiques particulièrement violents et compliqués ; de même qu’on est généralement surpris envoyant combien sont vite redevenus tranquilles les grands champs de bataille de l’histoire. Le conflit géologique, qui, il y a plusieurs millions d’années, a précédé ici les disputes humaines, mais qui a exercé, comme toujours, son contre-coup lointain sur elles, remonte d’abord à cette époque primaire où se formèrent un peu partout les grandes accumulations de houille. Mais sa complication vient de ce qu’il s’y est superposé, longtemps après, un autre grand mouvement tertiaire.

En deux mots et sans abuser des mots savants, voici ce qui s’est passé.

On sait que, vers le milieu de l’époque dite carbonifère, il s’éleva, à travers l’Europe, une grande chaîne montagneuse, sur le flanc Nord de laquelle des fosses, en communication précaire avec la mer, se remplirent de sables, d’argiles et de végétaux bientôt transformés en houille. C’est dans une de ces fosses, très allongée, que l’on va aujourd’hui chercher les combustibles d’Angleterre, du Nord de la France, de Belgique, de Westphalie, de Silésie, du Donetz. Progressivement, le mouvement qui avait



CARTE GÉOLOGIQUE DE LA SILÉSIE MINIÈRE ET INDUSTRIELLE
fait surgir la chaîne montagneuse au Sud de ces fosses, continuait

à pousser en avant la lèvre méridionale de celles-ci et à charrier en les plissant les terrains houillers vers le Nord, Puis il y eut une période d’érosion, pendant laquelle la chaîne fut aplanie et arasée. Après quoi, la mer revint et quelques sédiments locaux commencèrent à recouvrir ces ruines. Enfin, longtemps après, pendant l’époque tertiaire, un nouvel effort de plissement montagneux fît surgir, un peu plus au Sud, une chaîne montagneuse plus jeune, celle des Carpathes. Il la poussa encore vers le Nord suivant la même loi, en lui faisant gravir un plan incliné. Car les montagnes, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ne sont pas surgies du sol verticalement comme une végétation monstrueuse de la Terre. Elles sont nées de la contraction terrestre qui, peu à peu, réduisant la superficie de la sphère, a déterminé une lutte pour l’espace analogue à la lutte pour la vie chez les êtres organisés. L’effort montagneux s’est produit dans le sens horizontal en faisant chevaucher les terrains les uns sur les autres, parfois jusqu’à des distances de 200 kilomètres. Un temps est arrivé ainsi où la nouvelle montagne tertiaire des Carpathes a passé par-dessus la montagne primaire des Sudètes, enfouissant, sous ses sommets et ses pentes, une partie de cette chaîne avec ses terrains houillers, devenus désormais invisibles.

Tirons de cet exposé la conclusion industrielle qui nous intéresse ; nous nous expliquerons comment le houiller de Haute-Silésie occupe aujourd’hui une vaste conque de direction N. E. — S. O. très large au Nord, plus réduite dans sa partie Sud, où elle se continue sous les Carpathes et n’est plus accessible que par des sondages profonds (voir notre carte). Dans cette conque, les terrains ont, de l’Ouest à l’Est, une inclinaison générale qui est celle de la chaîne carbonifère, avec un amincissement correspondant. Ils sont assez fortement plissés dans l’Ouest, mais s’aplanissent vers l’Est et tendent à y devenir horizontaux.

Cette conque qui, je l’ai dit, était, avant la dernière guerre, divisée entre les trois Empires d’Allemagne, d’Autriche et de Russie, occupe, d’après les derniers sondages, une étendue d’environ 8 500 kilomètres carrés, auxquels il faut ajouter toute la partie invisible sous les Carpathes, jusqu’à présent inutilisable. Même dans la partie réputée accessible, le terrain houiller n’affleure pas partout au jour ; il lui arrive d’être caché par un manteau de trias ou de tertiaire ; mais ce recouvrement est facile à percer. L’épaisseur des terrains contenant du charbon est très grande : environ 7 kilomètres dans l’Ouest, près de 3 kilomètres dans l’Est. Là se dissimulent les énormes ressources en houille qui rendent le bassin silésien presque comparable à celui de la Westphalie, sinon comme production actuelle, du moins comme possibilités d’avenir.

Ces ressources, on ne les a découvertes que peu à peu. On a, comme toujours, commencé par les régions où les couches de charbon se montrent au jour et sont souvent exploitables à ciel ouvert : c’est-à-dire par l’axe de Gleiwitz, Zabrze, Königshütte, qui reste encore aujourd’hui la principale région industrielle, en même temps que la plus ancienne. Puis on s’est progressivement enhardi et l’on a percé le sol d’innombrables sondages de plus en plus méridionaux. Ainsi les évaluations des réserves en combustibles, au lieu de s’abaisser au fur et à mesure de leur exploitation, ont grandi avec le temps jusqu’aux chiffres que nous résumerons tout à l’heure.

Dans peu de régions, les sondages à grande profondeur ont été aussi multipliés qu’en Haute-Silésie et, nulle part, ils n’ont atteint des profondeurs semblables. Pour en donner une idée, bornons-nous à signaler le sondage de Paruschowitz près de Rybnick, qui a été poussé jusqu’à deux kilomètres de la surface et qui, depuis 210 mètres, est resté constamment dans le terrain houiller, traversant successivement 83 couches de houille avec une épaisseur totale de 87 mètres en charbon. Celui de Czuchow est descendu plus bas encore, jusqu’à 2 239 mètres et a recoupé 163 couches de houille. On pourrait en noter une dizaine d’autres qui ont dépassé 1 200 mètres avec des résultats comparables. Chacun de ces sondages a été exécuté par le procédé dit au diamant qui permet de découper dans le sol et d’extraire au jour une longue tige de pierre, une « carotte », dont on peut ensuite à loisir observer toutes les particularités. L’ensemble du bassin, dans sa partie autrefois allemande et autrichienne, est donc très bien connu, et la richesse qu’on lui attribuait s’est trouvée très accrue. : Du côté russe seul, la formation est apparue plus limitée dans son extension, mais pourtant encore magnifiquement fournie de houille.

Comme conclusion, on admettait, il va quelques années, que l’Allemagne possédait, en superficie, 53 pour 100 du bassin ; l’Autriche 39 pour 100 et la Russie 8 pour 100. Par l’effet des derniers sondages et par le partage, la Pologne possède aujourd’hui 52 pour 100 ; l’Allemagne 33 pour 100 ; la Tchéco-Slovaquie 15 pour 100. On voit qu’il ne faut pas oublier les anciennes zones autrichienne et russe, comme on a quelque tendance à le faire, parce que, dans les litiges récents, elles ont eu le bonheur de n’avoir pas d’histoire.

Mais, bien plus que l’étendue superficielle, ce qui est intéressant, ce sont les réserves en houille, dont les explorations minutieuses ont permis d’établir le cubage avec une approximation très suffisante. Ces réserves peuvent être, d’après l’usage des mineurs, évaluées de deux manières : en réserves actuelles dès à présent reconnues et utilisables ; ou en probabilités et possibilités d’avenir. On compte, notamment, parmi les secondes, toutes les couches que leur profondeur empêcherait aujourd’hui d’exploiter avec bénéfice sans qu’il y ait impossibilité technique et de même celle qui, tout en dépassant une épaisseur de 30 centimètres considérée comme limite pratique, semblent présentement trop pauvres pour être travaillées avec avantage.

Les derniers calculs de 1913 donnaient, comme réserves actuelles de la Haute-Silésie allemande, 10 milliards de tonnes et 156 milliards de réserves probables ou possibles : les chiffres correspondants pour le bassin westphalien étant de 56 et 157. Il faut ajouter, pour la Pologne russe (bassin de Dombrowa) 2,5 milliards de tonnes et, pour le district autrichien de Märisch Ostrau, Karvin et Cracovie, 3 milliards prouvés, plus 25 milliards probables. En additionnant ces chiffres, on trouve là un bloc approximatif de 200 milliards de tonnes. Comme ces milliards ne représentent sans doute pas une idée très nette au lecteur malgré l’habitude que nous avons prise en finances de jongler avec les chiffres, j’ajouterai, à titre de comparaison, que toutes les ressources en houille de la France (lignites exclus) ont été, dans les mêmes conditions, évaluées à environ 16 milliards de tonnes (dont 4 milliards assurés et 12 probables). Autrement dit, la seule Haute-Silésie allemande atteinte par le dernier partage représente dix fois toute notre richesse en houille française et la Westphalie un peu plus. Ces chiffres, extraits de documents officiels allemands publiés à une époque où l’Allemagne étalait orgueilleusement sa richesse, ne correspondent pas précisément à l’impression de misère que l’on cherche à produire maintenant.

Si l’on prend une autre base de calcul, l’extraction a été, en 1913, de 43,8 millions de tonnes pour les 58 mines de la Haute-Silésie allemande ; plus 9,6 millions de tonnes (45 mines) en Autriche et 4,8 (31 mines) en Russie. A ce taux, l’extraction pourrait être continuée certainement pendant 274 ans et probablement pendant 4 000 ans, tandis que la France ne pourra pas subvenir à sa consommation actuelle, même sans l’augmentation normale, pendant 300 ans.

Il est inutile d’insister sur cette magnifique richesse ; mais il peut y avoir intérêt à la préciser. Nous avons vu que le bassin silésien remplit une vaste conque dont la largeur dépasse 80 kilomètres au Nord vers Tarnowitz et 40 au Sud vers Märisch Ostrau : la longueur visible étant d’environ 100 kilomètres. Dans ce bassin se sont superposés deux paquets de couches charbonneuses offrant des caractères différents : à la base, les couches du bord (Rand-gruppe) ; au sommet, les couches de la conque (Mulden-gruppe). Notre carte en montre la répartition. A la base du second système (le plus élevé), vient un faisceau d’une importance industrielle toute particulière : les couches de la selle (Sattel-flötze), qui forment un dôme autour de Königshütte, et qui ont contribué pour une très grande part aux exploitations, surtout autrefois. Dans l’ensemble, les dislocations sont restreintes et nullement comparables à celles qui affligent nos bassins houillers français. Cependant, à l’Ouest, les couches du bord sont séparées des couches de la conque par un grand accident, dit faille d’Orlau, que l’on a considéré comme un plan d’érosion.

Pratiquement, la disposition et la valeur des couches charbonneuses diffèrent dans ces deux groupes : l’inférieur d’origine marine, le supérieur saumâtre ou lacustre. Les couches du bord, les plus anciennes, contiennent des bancs d’excellent charbon à coke souvent minces, avec des grès fins et schistes sableux. Elles sont fréquemment un peu plissées. On y connaît 79 mètres de charbon, dont 52 exploitables, dans 221 couches. Puis viennent les couches de la selle qui, dans l’Ouest, sont au nombre de six, avec 27 mètres de bon charbon. Ce système prend son maximum d’extension dans une zone large d’environ 10 kilomètres, au nord de Kattowitz, où le charbon arrive près du jour et a donné naissance à toute la vieille industrie silésienne. Au-dessus de lui viennent enfin les couches de la conque généralement horizontales, où l’on rencontre encore un niveau dit de Ruda, qui contient à lui seul 38 mètres utilisables.

Au total, on compte, dans l’Ouest, 477 couches de charbon donnant une épaisseur totale de 272 mètres, dont 172 utilisables ; dans l’Est, 105 bancs formant 100 mètres de charbon, dont 62 immédiatement utiles. Les conditions d’exploitation sont parfaites. Peu de grisou dans la partie allemande et russe (bien que la partie autrichienne soit très grisouteuse) ; solidité permettant de réduire les boisages au minimum ; régularité complète. Avant les mouvements socialistes de ces dernières années, un mineur pouvait abattre, dans certaines mines, jusqu’à 6 et 8 tonnes de charbon par jour, mettant donc le prix de l’abattage à 0,50 franc et le prix de vente sur place à 3 ou à 4 francs par tonne. C’est la quantité de houille que nous avons payée dernièrement en France près de 100 fois plus cher. Par suite, les résultats techniques, tout en subissant la dépréciation générale, sont restés si favorables qu’on a pu songer un moment, il y a quelques mois, à faire venir chez nous du charbon polonais à travers toute l’Allemagne.

Mais cette richesse en houille n’est pas, malgré son importance, la seule ressource minérale de la Haute-Silésie. Avant de passer aux industries métallurgiques qui en sont la conséquence, il faut encore nous arrêter devant les minerais de zinc, de plomb et de fer, qui se présentent superposés au charbon sur une même verticale. Cette coexistence de deux richesses minérales entièrement distinctes et indépendantes, mais pourtant associées dans l’étendue d’une même concession, est un fait tout accidentel et, par conséquent, si exceptionnel qu’on pourrait à peine lui comparer, dans le monde, deux ou trois autres cas analogues : par exemple, le charbon exploité au-dessus de l’or à l’Est de Johannesburg au Transvaal. Je me suis trouvé parler incidemment d’un manteau peu épais recouvrant le houiller, à l’occasion duquel j’ai écrit le nom de trias. C’est dans les calcaires triasiques que se sont déposées en profondeur des imprégnations sulfurées de zinc, de plomb et de fer. Au voisinage de la surface, ces sulfures, sous l’influence des eaux superficielles, ont donné des amas de calamine (carbonate de zinc) et des poches de minerai de fer. Ou a pu ainsi constituer, sur le même lieu, plusieurs propriétés distinctes pour la houille, pour le zinc, pour le plomb. La houille est bien indépendante des métaux ; mais le plomb et le zinc sont enchevêtrés l’un dans l’autre et l’on imagine aisément le profit qu’en ont tiré les hommes de loi.

Cette métallisation se présente surtout dans un pli N. O. -S. E. du terrain houiller qui va de Tarnowilz dans la direction de Boleslav en Pologne russe. Tantôt le plomb domine comme à Tarnowitz ; tantôt le zinc comme à Beuthen ; tantôt le fer ; mais les trois métaux sont associés par leur origine. Nous citerons tout à l’heure quelques noms de mines quand nous nous occuperons de l’industrie. Vers le Sud, dans l’ancienne Autriche, la même zone se retrouve vers Trzebinia.


La juxtaposition, sur le même point, de richesses en houille aussi énormes avec des minerais aussi divers devait nécessairement donner lieu à toute une série d’industries : d’abord à la métallurgie du fer, du zinc et du plomb, puis à l’élaboration de ces métaux et à toutes les autres entreprises mécaniques ou chimiques, dans lesquelles le prix du charbon intervient comme un élément essentiel. Il nous serait facile, à ce propos, de multiplier les noms d’usines avec la description de leurs installations. Les Allemands ont publié, sur ce bassin, plusieurs ouvrages importants, auxquels pourront se reporter ceux que la question intéresse spécialement [1] ; mais je craindrais de lasser vite les autres par une énumération stérile et je vais plutôt chercher à montrer comment cette industrie a grandi en développant le pays et quelle est sa physionomie générale. Pour cela, nous allons commencer par faire un peu d’histoire industrielle, qui ne se confond que très incidemment avec l’histoire militaire.

Les auteurs allemands n’admettent pourtant pas cette distinction et ils font remonter orgueilleusement l’industrie silésienne à la conquête par Frédéric II en 1745 et surtout au troisième partage de la Pologne en 1795. Les dates sont exactes. Mais tous les gouvernements qui ont présidé à la fin du XVIIIe siècle et à la naissance du XIXe, ont eu beau jeu pour paraître exercer leur action bienfaisante sur le développement du commerce, de l’industrie et des communications, par le fait seul qu’ils sont arrivés au moment où l’on commençait à connaître la houille et la vapeur, à développer, sous toutes ses formes, la chimie et la science industrielle. Quoi qu’il en soit, c’est vers ce moment-là que sont nées, en Silésie, les industries de la houille, du fer et du zinc, qui ont, par conséquent, environ un siècle et quart.

Les chiffres que je vais donner montreront qu’on était arrivé, en 1913, à 43 millions de tonnes de houille occupant 121 000 mineurs, 1 800 000 tonnes de coke, 963 000 tonnes de fonte, 85 000 tonnes de blindages d’acier, 500 000 tonnes de minerais de zinc ou 82 000 tonnes de zinc brut, 42 000 tonnes de plomb, 7 300 kilogrammes d’argent, 160 000 tonnes d’acide sulfurique, etc.

Parallèlement à ce développement, on a vu grandir les villes comme une sorte de sous-produit métallurgique. Beuthen avait 22 000 âmes en 1880, 34 000 en 1892, 52 000 en 1905. Entre 1880 et 1905, Königshütte a passé de 27 500 âmes à 58 000 ; Tarnowitz de 7 000 à 11 000 ; Gleiwitz de 15 000 on 1880 à 52 000 en 1900 ; Kattowitz de 13 000 à 32 000 dans la même période, etc.

Examinons maintenant ces diverses industries l’une après l’autre, en nous bornant désormais à la Haute-Silésie allemande qu’intéresse seule le partage et dont les 1 263 entreprises mentionnées par le dernier annuaire silésien suffiront d’ailleurs amplement à nous occuper.

La première richesse minérale, à laquelle nous pensons aussitôt dans ce pays, est la houille. Son extraction n’a commencé qu’en 1754. En 1770, on produisait à peine 800 tonnes de houille et, en 1799, 38 000. Au cours du XIXe siècle, la production a suivi une marche accélérée. En 1871, on était à 6,5 millions de tonnes ; en 1911, à 37 millions ; en 1913, à 43,8 millions. Pendant la guerre, l’éloignement de la zone militaire a favorisé ce district où, après être tombé un instant à 37,4 millions de tonnes en 1914 par le départ des ouvriers, on est remonté, en 1917, à 43 millions (à peu près le chiffre de notre production française). En 1920, le nombre des mineurs y a atteint 166 000. Mais la production individuelle a beaucoup baissé là comme partout dans les dernières années. On est tombé de 355 tonnes par tête et par an en 1913, à 190 en 1920.

Sur les 43 millions de tonnes extraites, les mines elles-mêmes consomment 4 raillions. 3 millions vont aux fours à coke, 2 millions aux usines à fer, 1 million aux usines à zinc et à plomb. L’on exportait, avant la guerre, en Autriche et en Russie, environ 10 millions de tonnes et le surplus, soit à peu près la moitié du total, était expédié dans le reste de l’Allemagne. Avec le partage, le marché russe, qui était surtout polonais (industrie du fer et cotonnades), subsistera. Il n’y aura sans doute pas grand changement dans le sens autrichien. Seuls, les courants commerciaux allemands pourront être amenés à se modifier, mais après la période de quinze ans prévue par la décision de Genève et pour les régions éloignées : l’Est de l’Allemagne devant garder son avantage à se servir de charbon silésien. Il y aura donc peu de changement au total, si ce n’est que les mines restées à l’Allemagne accapareront sans doute davantage le marché allemand et les mines devenues polonaises le marché polonais.

On a produit, en 1913, 2,5 millions de tonnes de coke (chiffre qu’on a retrouvé en 1920 après avoir un moment bénéficié de la guerre). En même temps, on obtenait 32 000 tonnes de sulfate d’amoniaque, 26 000 de benzol, etc.

Cette production de charbon se répartissait de la manière suivante, en 1912 : mines fiscales, 16,87 pour 100 avec 21 000 ouvriers ; Héritiers Georg von Giesche, 10,17 pour 100 avec 12 000 ouvriers ; Société de Kattowitz, 10,17 pour 100 ; Association de Königs et de Laura hütte, 8,40 pour 100 ; Graefliche Schaffgottsche Werke, 6,44 pour 100 ; Hohenlohe, 5,51 pour 100 ; Comte de Ballenstrem, 5,47 pour 100 ; Prince de Donnersmarck, 5,47 pour 100 ; Comte Henckel von Donnersmarck, 5,06 ; Donnersmarckhütte, 4,48 ; Société de Rybnik, 4,04 ; Prince de Pless, 3,68, etc. On remarquera la proportion des mines appartenant à de grands propriétaires terriens. C’était un des caractères propres à la Silésie que cette persistance d’une féodalité peu à peu industrialisée.

Parmi les grandes mines, la Königsgrube a pris la tête en 1911 avec 2,8 millions de tonnes ; puis vient la Königin Luise Grube, etc... ;

L’industrie du fer est la filiale directe de l’industrie charbonnière. C’est, en grande partie, pour utiliser le charbon que l’on s’est mis à traiter les minerais de fer silésiens, d’une valeur d’ailleurs restreinte. Le premier haut fourneau silésien date de 1703. En 1754, sous Frédéric II, on mit en marche la première usine royale à Malapana. En 1786, il y avait quarante-quatre hauts fourneaux. Plus tard, l’établissement du Zollverein arrêta un moment l’essor silésien par la concurrence des usines de l’Ouest ; mais, à partir de 1833, le développement du chemin de fer fournit du travail aux usines. En 1835, le comte de Donnersmarck fonda la Laurahütte. De 1855 à 1860, le mouvement se précipita.

Puis, une autre phase prospère suivit la guerre de 1870 sous l’afflux de nos milliards qui, ceux-là furent payés. Alors se constituèrent les grandes sociétés de Bismarckhütte, Donnersmarckhütte, etc. . Bientôt les usines fiscales ne purent soutenir la concurrence contre les usines privées et durent être vendues. En 1865, on avait introduit le procédé Bessemer à Königshütte ; en 1884, le procédé Thomas pour minerais phosphoreux prit place à Friedenshütte et Königshütte. A la fin du XIXe siècle, on vit la grande sidérurgie silésienne se concentrer dans une zone étroite sur les couches de charbon les plus riches entre Gleiwitz à l’Ouest et Laurahütte à l’Est, sans dépasser Beuthen au Nord et Kattowitz au Sud. Mais, avant la guerre, on se plaignait, comme nous allons le voir, du manque de débouchés. La guerre, au contraire, vint déterminer une ère de prospérité.

La sidérurgie silésienne a été, je l’ai dit, provoquée par la présence, dans le pays, du fer à côté du charbon ; mais le rôle des minerais de fer indigènes s’est progressivement restreint. La production de ces minerais est tombée de 800 000 tonnes en 1880 à 138 000 en 1913 et 63 000 en 1920. En 1913, on avait dû importer près de 400 000 tonnes de minerais de fer de Scandinavie et 180 000 tonnes de Russie et d’Autriche, avec 48 000 tonnes de minerais de manganèse russes.

Pour traiter ces minerais, on a d’abord huit usines possédant 37 hauts fourneaux : Königshütte, Laurahütte, Friedenshütte, Julienhütte, Bethlen-Falva, Hubertshütte, Donnersmarckhütte. Borsigwerk à Zabrze (Hindenburg). La production de fonte a suivi là une marche ascendante un peu moins rapide que dans l’Ouest allemand : 231 000 tonnes en 1871, ou 14 pour 100 de la production allemande ; 963 000 tonnes en 1911, ou seulement 6,2 pour 100 de cette production.

Puis viennent 25 aciéries. La production d’acier coulé est montée à 100 000 tonnes pendant la guerre pour retomber à 35 000 en 1920. Enfin, il existe toute une série d’usines pour produits finis : tôleries, constructions, machines, etc. ; mais les produits finis et les spécialités sont cependant moins développés qu’en Westphalie.

En dehors du marché intérieur, l’exportation se faisait peu en Russie par suite des tarifs douaniers, mais surtout en Autriche.

L’industrie du fer occupait, en 1920, 18 757 hommes et 3 540 femmes.

L’industrie du zinc, à laquelle nous passons, est, pour la Silésie, presque aussi importante que celle du fer. Cette industrie date exactement de 1800, date où l’on installa la première usine à zinc sur le continent européen dans la verrerie abandonnée de Wessola, alors qu’auparavant on se bornait, comme les anciens, à employer un peu de calamine pour la fabrication du laiton. Cette utilisation d’une verrerie a, pendant longtemps, laissé son empreinte sur le type très spécial de la métallurgie silésienne. Le laminage du zinc fut inauguré en 1812. Puis, pendant longtemps, les usines à zinc gardèrent leur aspect archaïque ; mais, dans ces dernières années, le traitement du zinc a été complètement renouvelé par l’emploi du chauffage au gaz avec utilisation des charbons pauvres et générateurs Siemens, et par la construction de nouveaux fours perfectionnés.

La production du carbonate de zinc est tombée de 108 000 tonnes en 1913 à 37 000 en 1920 ; celle du sulfure de 400 000 à 228 000 ; celle des minerais de plomb de 52 000 à 22 000 ; celle des pyrites de fer de 8 000 à 3 000. La fin de la guerre a produit ici un recul très accentué qui constitue un phénomène mondial ; mais, déjà auparavant, les qualités riches de minerais tendaient à s’épuiser. La principale mine est la Blei Scharley de Giesche, qui produit à elle seule 24 à 30 000 tonnes de zinc, avec des minorais bruts à 8 pour 100 et peut-être cinquante ans d’avenir assuré.

Parmi les grandes usines à zinc, je citerai la Compagnie silésienne de mines et d’usines à zinc à Lipine et Jedlize ; la Société des usines à zinc de Haute-Silésie à Beuthen et Myslowitz ; les usines Hohenlohe ; Héritiers Georg von Giesche ; comte de Donnersmarck (Radzionkau et Antonienhütte) ; prince de Donnersmarck (Schlesiengrube). En 1920, on a produit 82 000 tonnes de zinc brut et 21 tonnes de cadmium. Ce total représentait, en 1913, pour le zinc, 17 p. 100 de la production mondiale et 60 p. 100 de la production allemande.

Enfin, le traitement du plomb argentifère, qui a été historiquement la plus ancienne industrie silésienne, n’est plus effectué que dans deux usines, la Friedrichshütte de Tarnowitz appartenant à l’État prussien et la Walter Cronek-Hütte d’Eichenau aux héritiers Georg von Giesche. La première a produit, en 1913, 31 600 tonnes de plomb et 6 400 kilogrammes d’argent ; la seconde 8 300 tonnes de plomb et 980 kilogrammes d’argent. En 1920, le total est descendu à 18 000 tonnes de plomb et 3 100 kilogrammes d’argent. Ce total représentait, en 1913, le quart de toute la production allemande.

Par cette énumération rapide des principales usines silésiennes, on aura pu voir assez leur caractère allemand ; mais la population qui y travaille est presque partout polonaise. Promenons-nous dans cette zone d’activité intense, où de toutes parts, les cheminées déversent leurs fumées ; en dehors des bureaux miniers ou des magasins, nous n’y rencontrons guère que des Polonais ou des Juifs. Les Polonais se sont groupés autour de leur religion catholique, comme l’ont fait si souvent les peuples soumis à un envahisseur de religion différente : la forme de sujétion la plus impossible à supporter et presque la seule qui ne soit pas rapidement prescrite par le temps. Avant la guerre, les Polonais s’étaient à peu près réconciliés avec les Autrichiens, eux aussi catholiques ; mais chacun sait la profondeur de haine qu’ils gardaient pour les Russes ou les Prussiens. Chacun se rappelle également combien furent là violentes les luttes du Kulturkampf et combien énergiques, combien bru- taux les efforts des Prussiens pour germaniser. Quant aux Juifs, ce sont ceux que l’on observe sur toute la longueur des Carpathes et que nous ont si bien décrits les frères Tharaud : les longues lévites, les casquettes noires, les cheveux en tirebouchon, les barbes abondantes, les manières tour à tour obséquieuses ou hautaines.

Passons au côté commercial de ces entreprises. Les immenses richesses naturelles et le développement industriel, sur lesquels nous venons d’insister, ne doivent pas nous faire méconnaître les difficultés réelles d’une situation que le partage ne va pas améliorer. C’est une vérité bien élémentaire, mais aisément oubliée, qu’en industrie il ne suffit pas de produire ou de posséder des stocks : il faut les vendre. Avant la guerre, la Silésie était gênée à cet égard pour augmenter, autant que ses mines l’auraient permis, la production de houille et celle de fer. A cette époque, elle souffrait de se trouver reléguée dans une encoignure de l’Empire allemand, entre deux autres Empires, qui, produisant à peu près les mêmes substances, pouvaient se passer d’elle. Il avait fallu lui créer, un peu artificiellement, sa place sur le marché intérieur allemand pour qu’elle put y soutenir la concurrence contre les produits beaucoup mieux placés et sensiblement moins coûteux de la Westphalie. Après le partage, la distance à la mer reste la même et les communications ne sont pas plus faciles pour devoir emprunter ce bizarre couloir de Dantzig, une des curiosités de la carte géographique actuelle. La Pologne, en gagnant d’anciennes mines allemandes, conserve aussi les siennes, qui lui suffisaient presque et qui vont souffrir de ne plus être protégées par une barrière douanière. La Tchéco-slovaquie va rester à peu près fermée comme l’était l’Autriche.

Pour les usines à fer, le mal est particulièrement grave ; car elles sont à la fois mal placées pour se procurer des minerais à bon compte et désavantagées pour l’exportation de l’acier ; il leur reste seulement l’avantage du charbon économique. C’est, on l’a vu, la présence des minerais de fer silésiens qui a suscité jadis cette sidérurgie ; mais il est arrivé là ce qui s’est produit en tant d’autres points, notamment dans le centre de la France. Avec le temps, les minerais locaux se sont réduits, quoiqu’ils suffisent encore à alimenter les usines de Dombrowa. Eussent-ils même subsisté qu’ils seraient devenus insuffisants en face de besoins très accrus et d’une métallurgie nouvelle. On a été amené à acheter des minerais de plus en plus loin. Autrefois, c’était en Hongrie, en Syrie ou en Bohême, puis jusqu’à Krivoirog en Russie, à plus de 1 200 kilomètres (dont les Polonais aspirent aujourd’hui à reprendre les importations). Les chiffres que j’ai donnés montrent que la Suède est actuellement le principal fournisseur et, à l’intérieur, on a été, grâce à des tarifs réduits, jusqu’à franchir mille kilomètres pour chercher du minerai de fer près du Rhin, sur la Lahn ou près de Dill. C’est là un véritable paradoxe économique, pour l’explication duquel il y a cependant de très bonnes raisons : utilisation d’un charbon qu’on aurait eu peine à vendre, les propriétaires des charbonnages étant aussi ceux des usines ; existence d’une grande population ouvrière ; enfin, côté à ne pas oublier, avantage pour l’Allemagne de conserver là dans une position excentrique et par conséquent mieux protégée, plus tranquille, un important arsenal de guerre.

Ce rôle militaire de la Silésie date de loin, du jour même où Frédéric le Grand, ayant conquis la Silésie, y créa immédiatement des usines à fer pour en tirer des armes. On l’a retrouvé en 1813 quand la Silésie, d’après les auteurs allemands, fournit les principaux moyens de lutte contre Napoléon. Enfin, le même fait s’est renouvelé pendant la dernière guerre. C’est une des raisons pour lesquelles la paix future de l’Europe était intéressée à ce que cette industrie menaçante passât sous le contrôle de la Pologne.

Quant à l’industrie du zinc, elle a beaucoup moins à souffrir de sa situation géographique, le prix du charbon étant ici un élément tout à fait prédominant. La métallurgie du zinc silésienne, qui est, avec la belge, la plus vieille du continent européen, a pu continuer à fournir le sixième de la production mondiale. Néanmoins, les minéraux locaux s’appauvrissent ou s’épuisent : dans ce cas encore et, un jour ou l’antre, il faudra, comme en Belgique, recourir aux minerais d’outremer.

Pour toutes ces causes, l’amélioration des communications avec la Mer Baltique est, pour l’industrie silésienne, une question capitale. Aussi ne faut-il pas s’étonner si de grands projets sont à l’étude : par exemple, certain canal qui, de Myslowice, gagnerait Czenstochova, desservirait Lodsz et, par la Vistule régularisée, gagnerait Dantzig. Le malheur est qu’il faut, pour l’exécuter, pas mal de temps et beaucoup d’argent ; denrée particulièrement rare en Pologne.


Arrivons maintenant aux conséquences du partage, en nous bornant, pour des incidents politiques que tout le monde connait, à rappeler quelques dates.

On sait que le Traité de Versailles devait d’abord donner toute la Haute-Silésie à la Pologne ; et que, devant l’hostilité anglaise, la possession de ce pays fut soumise à un plébiscite. Le vote eut lieu le 20 mars 1921. Après quoi, les discussions commencèrent pour son interprétation et, finalement, le Conseil des Nations fut saisi le 12 août ; le 22 octobre 1921, sa décision fut homologuée et rendue définitive par les Alliés. Elle est en exécution. C’est sous ce régime que, jusqu’à nouvel ordre, la Haute-Silésie va vivre. Indiquons-en les clauses principales.

La « décision des principales Puissances alliées et associées, » interprétant l’article 88, dernier alinéa, du Traité de Versailles, commence par déterminer la frontière que l’on verra tracée sur la carte ci-jointe. Celle frontière passe à travers le bassin industriel, en décrivant autour de Beuthen une boucle bizarre que la délégation française proposait de supprimer et qui a pour résultat de laisser en Allemagne l’ancien centre de toute la région, Beuthen (désormais remplacé par Kallowiz), avec les grosses affaires groupées autour de Gleiwitz et de Zabrze. En revanche, les importantes usines de Königshütte, Laurahütte, Friedenshütte, Eintrachthütte et Bismarckhütte deviennent polonaises. On a pu annoncer comme un succès franco-polonais que les trois quarts du charbon, avec 86 pour 100 du zinc et 75 pour 100 du plomb, passaient ainsi à la Pologne.

Mais, comme compensation, les Gouvernements allemands et polonais ont clé invités à conclure, dans le plus bref délai possible et par application de l’article 92, dernier alinéa, du traité de paix, une convention économique à l’effet de consacrer un certain nombre de dispositions relatives aux chemins de fer, à l’eau, à l’électricité, au régime monétaire et douanier, au charbon et aux produits miniers, aux assurances sociales et à la circulation d’un pays à l’autre. Ces dispositions se justifient par l’impossibilité d’établir brusquement une cloison entre deux parties d’une vaste agglomération compacte, où tout auparavant était solidaire.

En deux mots, elles ont pour résultat de maintenir, pendant quinze ans, la Haute-Silésie dans l’orbite allemande, d’assurer aux Allemands, pendant quinze ans, la possession paisible de leurs mines et usines que permettait d’exproprier le traité de paix. Cette restriction a beaucoup contribué à calmer l’indignation provoquée en Allemagne par la décision de Genève. Pour la Pologne, l’effet en a pu être atténué par une situation financière qui aurait forcé le Gouvernement à demander au dehors les fonds destinés à payer les affaires ainsi acquises. Ainsi, pour les chemins de fer à voie étroite, il est stipulé que l’unité d’exploitation sera maintenue quinze ans au profit de la Schlesische Kleinbahn Aktiengesellschaft, avec tarifs uniformes et comptabilité unique. Tour les canalisations et réserves d’eau, il est établi une servitude réciproque et les Oberschlesische Elcktricitätswerke gardent leur activité. Pendant quinze ans aussi, le mark allemand restera la seule unité monétaire légale dans le territoire plébiscité ; et l’on connaît l’influence capitale de la monnaie dans les tendances séparatistes d’un peuple ; on se rappelle quel rôle, en particulier, la supériorité relative du mark allemand sur le mark polonais avait joué dans le plébiscite [2]. De même, pendant quinze ans, les produits naturels originaires et en provenance de l’une des deux zones du territoire plébiscité, destinés à être consommés ou utilisés dans l’autre zone, franchiront la frontière en franchise. Pendant quinze ans aussi, les produits bruts, demi-bruts et demi-fabriques, pourront passer librement, à la condition d’être réimportés, après transformation, dans leur pays d’origine. En ce qui concerne le charbon et les produits miniers, la Pologne» renoncera, pendant quinze ans, au bénéfice de l’article 92 en ce qui concerne l’expropriation d’établissements industriels, mines ou gisements. »

L’Allemagne continuera donc à profiter, comme précédemment, du charbon silésien et tout le territoire plébiscité va rester, avec quelques gênes, dans l’orbite allemande, sauf à ne pouvoir fabriquer en Pologne, à l’insu du Gouvernement polonais, de l’armement pour l’Allemagne. Du moins, en ce qui concerne notre créance, cette solution a l’avantage de fort peu changer d’ici longtemps les conditions économiques de l’Allemagne.

Assurément ; ce régime doit être considéré comme transitoire. Mais quinze ans sont un long délai dans un temps où l’on a supprimé toute notion de stabilité et d’avenir. Avant quinze ans, avec la faiblesse que nous montrons à l’égard des vaincus, la Silésie sera peut-être redevenue, même politiquement, allemande.

Néanmoins, la situation actuelle a provoqué, dans l’industrie silésienne, un état d’incertitude et de trouble, auquel les Allemands se sont efforcés de parer par des assurances internationales. Nous avons vu que les très nombreuses affaires silésiennes, à peu près toutes germaniques, sont, en dehors des mines fiscales, groupées, pour la. plupart, autour de quelques seigneurs féodaux ou de puissantes sociétés financières qui ont pris leur place. Avant le plébiscite, un mouvement très net s’était produit dans ces groupes en vue d’y introduire des éléments français, sur lesquels on se serait appuyé ensuite, en cas d’attribution à la Pologne, pour se défendre contre le Gouvernement polonais.

Les intéressés insinuaient, en outre, qu’ils ne seraient pas faciles, même si la Silésie restait allemande, de pouvoir ainsi se faire protéger un peu contre les menaces fiscales et les tendances socialistes de leur propre Gouvernement. A voir la manière dont les intérêts vitaux des Français sont protégés en Allemagne, on peut penser que cette dernière considération doit sembler quelque peu illusoire. Quoi qu’il en soit, on nous offrait une participation dans les principales affaires privées (Hobenlohe, comte de Donnersmarck, Schafgottsche, Ballenstrem, etc. ), qui représentent à peu près la moitié de la production houillère. Des propositions, financièrement séduisantes à certains égards en raison de la dépréciation du mark, mais un peu dangereuses aussi par la possibilité de son avilissement futur, se sont heurtées à des difficultés diverses, dont celle d’assurer aux Français, dans la direction des affaires, une prépondérance nécessaire vis-à-vis des Allemands, sans cependant nous forcer h acheter une majorité que, d’ailleurs, on ne nous offrait pas. Les pourparlers, en vue desquels le Gouvernement français exerçait, au su de tous, une pression discrète sur nos groupements miniers, métallurgiques et bancaires, ont ainsi traîné jusqu’au plébiscite, qui en a changé l’orientation.

C’est alors que des négociations analogues paraissent s’être engagées en Angleterre et avec le principal propriétaire de Haute-Silésie. Le comte Henckel von Donnersmarck, a, parait-il, vendu à une société germano-britannique ses 62 mines ou usines, avec l’ensemble de ses domaines de Beuthen et de Tarnowitz, en exceptant les usines de Zabrze, restées en Allemagne. D’après les précisions qui ont été fournies, il s’agissait bien, comme dans les tractations avec la France, d’une participation au capital avec droit de contrôle, mais cette fois sans intervention du Gouvernement polonais puisque le droit d’expropriation de celui-ci a été suspendu. Un peu plus tard, la même nouvelle a été répandue pour la Bismarckhütte.

Il reste, cependant, toujours fortement question que des sociétés françaises, ou franco-polonaises, achètent, en des conditions analogues, une participation dans diverses autres affaires, comme cela a été déjà exécuté pour les mines Hohenlohe et pour les anciennes mines fiscales (4 à 5 millions de tonnes de houille annuelles) : mines passées au Gouvernement polonais et que celui-ci a amodiées à une Société franco-polonaise afin de se procurer leur fonds de roulement.

Telles sont les dernières évolutions de la situation économique et nous ne les critiquons pas. Au moment où des centaines de millions français se portent vers la Pologne, il ne nous déplaît pas que quelques millions de livres sterling s’y engagent aussi. Cet enchevêtrement d’intérêts internationaux ne constitue pas, à coup sûr, une garantie absolue ; on le voit de reste en Russie ; mais il préserve néanmoins de certains dangers. Nous pouvons gagner à avoir des intérêts connexes avec ceux de nos anciens alliés britanniques. Les Anglais ont eu, jusqu’ici, l’habitude d’employer toute leur force à protéger leurs nationaux, à faire respecter, dans les deux mondes, leur Civis Romanus sum. Les ministres anglais ne craignent même pas d’agir avec énergie en faveur d’une affaire où ils se trouvent être personnellement engagés. Dans le cas de la Silésie, on a vu ainsi, par une coïncidence évidemment tout accidentelle, l’attitude du ministère anglais s’adoucir à partir du moment où se sont produites les négociations dont l’une vient d’être citée plus haut.

Il est permis d’envisager avec moins de satisfaction le maintien et même la pénétration des Allemands en Pologne. Un mouvement, que nous serions naïfs d’ignorer, va peut-être nous amener à nous réveiller un beau jour en face d’une Pologne germanisée. Du côté allemand, l’intention est évidente. Les Allemands, avec cette persistance qu’ils apportent dans la réalisation de leurs desseins à travers les événements contraires, cherchent actuellement à coloniser la Russie et la Pologne, comme ils commencent à reconquérir l’empire commercial des mers. J’ai dit qu’ils attribuaient volontiers une certaine part dans leurs affaires silésiennes aux Anglais et aux Français, à titre d’assurance contre un mouvement hostile, toujours à prévoir. Mais ce n’est nullement pour se procurer des capitaux et les faire rentrer en Allemagne, où cet argent serait exposé à alimenter la caisse des réparations. Non seulement, les capitaux allemands restent en Pologne, mais ils s’y grossissent d’afflux nouveaux et des affaires deviennent en partie allemandes qui, auparavant, ne l’étaient pas. Les fonctionnaires allemands, sachant le polonais, s’efforcent de se maintenir à leur poste, où ils fourniront des cadres tout préparés pour les événements futurs. En même temps qu’ils traitent avec les Anglais ou les Français, les industriels allemands (entent de négocier directement avec le Gouvernement polonais pour racheter de lui le droit d’expropriation au bout de quinze ans qui, autrement, resterait suspendu sur leur tête comme une épée de Damoclès. Enfin, dans les travaux de la Commission de délimitation, les Allemands très habilement ont réussi à reprendre des mines qu’on avait entendu leur enlever. Nous assistons là à tout un travail souterrain, dont on ne saurait encore préciser les manœuvres complexes, mais où l’on reconnaît assez que la Pologne est située dans l’Europe orientale.

Envisagée en elle-même et indépendamment de ces dangers, la question assez délicate de nos participations industrielle en Pologne ou, plus généralement, en Europe centrale, me parait présenter, politiquement aussi bien que financièrement, du pour et du contre et, comme la question est toujours pendante, je voudrais exposer en finissant ces arguments contradictoires.

Politiquement, on voit aussitôt le motif qui fait agir notre diplomatie. Nous avons un intérêt évident à ce qu’il existe une Pologne forte, soustraite à l’influence allemande et à ce que cette Pologne nous sache gré de services rendus. On pense avec raison que les capitaux investis dans un pays y représentent une puissance et que, si beaucoup de grandes affaires polonaises appartiennent, pour une forte part, à des Français, notre influence politique en sera accrue dans le pays. C’est le raisonnement qui nous a poussés jadis en Russie et en Turquie ; ces deux exemples suffisent à prouver que, même abstraction faite des pertes financières, il peut exposer à des disgrâces. Les peuples modernes sont, en vertu de leur mobilité parlementaire, peu respectueux de leurs engagements ; le hasard d’une élection, un changement de ministre, de président ou de régime suffit pour annuler des promesses ou des traités antérieurs, et le cœur humain est toujours facilement accessible au désir d’éliminer un créancier.

Financièrement, la question est encore plus discutable. Depuis la paix, c’est par centaines de millions que les capitaux français sont partis pour l’Europe centrale. Les pouvoirs publics y poussaient ; les particuliers se laissaient facilement convaincre dans un temps où les Sociétés métallurgiques notamment regorgeaient de capitaux. On a voulu montrer de l’initiative, de la hardiesse, une large conception de l’avenir, profiter des occasions favorables que procuraient la situation politique elle change. Les affaires de Pologne, de Bohème, de Roumanie, ont eu la vogue et les embarras actuels de certaines grandes trésoreries industrielles en résultent pour une bonne part. En dehors de ces difficultés passagères, il y a un danger évident à immobiliser trop de capitaux français dans des placements d’avenir à longue échéance, qui ne seront susceptibles d’aucune mobilisation rapide dans un avenir prochain. Il ne faut pas oublier que l’équilibre précaire de notre situation financière repose en grande partie sur la confiance que conservent les étrangers dans le relèvement rapide du franc. Nous devons beaucoup et nous avons l’habitude de payer nos dettes ; on nous doit bien plus encore, mais il est visible que, de concession en concession, nous arrivons à ne toucher à peu près rien. Une crise de confiance peut brusquement précipiter notre change comme cela s’est produit pour l’Allemagne. Méfions-nous d’acheter trop aisément tout ce qui nous parait à bon marché. Ces « occasions des Grands Magasins » sont souvent un leurre.

En ce qui concerne plus spécialement la Haute-Silésie, je crois avoir donné les principaux éléments d’appréciation. J’ai montré un gisement magnifique, une richesse en houille énorme, une superbe industrie du zinc, des conditions ouvrières qui furent très avantageuses et qui peuvent redevenir acceptables, mais aussi une position commerciale qui offre des difficultés et une situation politique scabreuse. La Pologne fournit de bons ouvriers ; elle donnera rapidement d’excellents ingénieurs, maintenant que les Russes ne sont plus là pour les paralyser, comme dans le temps très récent où, à l’École des Mines de Saint-Pétersbourg, on avait imposé une limite stricte à la réception des candidats polonais de peur que l’élimination des Russes au concours fût bientôt complète. Souhaitons qu’elle réussisse pareillement à trouver des hommes politiques sages et dont l’action soit durable.

Je ne voudrais pas que la conclusion de cet article parût un plaidoyer contre les affaires silésiennes : le début ayant été une description de leur richesse. J’ai essayé simplement de les montrer telles que je les vois, avec des arguments dans les deux sens, dont les uns ou les autres peuvent l’emporter pour chaque cas particulier. Je désirerais, en le faisant, mettre en garde contre des généralisations sentimentales dans le goût français et rappeler que, là comme ailleurs, il faut étudier intrinsèquement les affaires avec un esprit réaliste sans se laisser trop facilement séduire par le prestige des mots.


L. DE LAUNAY.

  1. Jahrbuch für den Oberbergamt Bezirk Breslau (Kattowitz, 1913). — Festschrift zum allgemeinen deutschen Bergmannstage in Breslau (1913). — Handbuch des Oberschlesischen Industrie Bezirkes, par Voltz, 1913. — Deutschlands Steinkohlenfelder, par Fritz Frech (Stuttgart, 1912), etc.
  2. Actuellement, on a, côte à côte, dans le même pays de Pologne, deux monnaies distinctes, le mark allemand et le mark polonais. Le relèvement du mark polonais, coïncidant avec la baisse du mark allemand, met les vieilles affaires polonaises dans une infériorité momentanée, mais notable, par rapport aux affaires silésiennes.